Au fil de l’eau

Les Mondes du Travail : suite et fin en 2024

C’est avec regret que nous annonçons la cessation de la parution de la revue Les Mondes du Travail. Le comité de rédaction a connu un conflit interne qui s’est étiré sur plusieurs mois au cours de l’année dernière. Ce conflit s’est développé dans un contexte marqué par une fragilisation de notre assise financière et une accumulation de problèmes organisationnels.

Même si la coordination des dossiers a été pris en charge collectivement, le travail de secrétariat et la gestion des abonnés a continué de façon bénévole, ce qui est révélateur d’un déficit d’appui institutionnel, alors même que la revue a gagné en reconnaissance et en visibilité depuis 2019.

Il faut dire aussi que le champ de l’édition scientifique s’est profondément transformé depuis une dizaine d’années. Le nombre de revues en ligne a explosé et leur économie organisationnelle repose, pour la plupart, sur la plateforme Revues.org sinon sur le portail payant de Cairn. Même si la publication d’une revue scientifique a gagné en «valeur d’échange» du point de vue de l’économie du champ et des carrières (passablement précaires), il est indéniable que sa «valeur d’usage» connait une érosion constante. La course à la publication génère une spirale inflationniste qui veut que la quantité d’articles publiés l’emporte sur la qualité ou leur pertinence. De manière générale, le sommaire global d’un numéro importe beaucoup moins que les articles consultables séparément, ce qui relativise autant la recherche d’une cohérence et réduit la disponibilité pour un dialogue entre chercheurs.

Nonobstant les vents contraires, nous avons réussi à maintenir, pendant près de 18 ans et 30 numéros parus à ce jour, une orientation ouverte et critique. Mais force est de constater qu’une telle orientation peut difficilement être soutenue par des structures tels que des laboratoires de recherche. Sachant que les mœurs organisationnelles du monde scientifique et l’engagement bénévole font mauvais ménage, il a semblé préférable de cesser la parution du titre et de redéployer nos ressources sur des objectifs plus réalistes et des projets en adéquation avec les principes qui ont présidé au lancement de la revue en 2006. Les abonnements individuels et institutionnels enregistrés pour l’année 2023 se clôturent donc avec le numéro 31 à paraître au printemps 2024.

Pour le Conseil d’administration,

Stéphen Bouquin

Directeur de publication

« Nous devons trouver un langage commun qui résonne au-delà des frontières et des expériences. »

Un compte-rendu de la conférence Allied Grounds à propos de la crise climatique et la justice sociale (Berlin, 5 – 7 octobre 2023)

par Stéphen Bouquin // article republié du site allemand tranversal.at

Allied Grounds ou terres alliées fut le titre d’une conférence internationale sur la justice sociale et la crise climatique qui s’est tenue début octobre à Berlin. La conférence était l’aboutissement d’un projet annuel de la Berliner Gazette (BG) qui explorait deux constellations voisines, mais rarement reliées : « Dans le Sud, les préoccupations environnementales font partie intégrante des mobilisations sociales contre l’expropriation, l’exploitation et l’extractivisme et cela depuis la conquête coloniale et capitaliste du Nouveau Monde. Dans le Nord, en revanche, l’environnementalisme de la classe laborieuse est apparu au 19ème siècle en réponse à l’industrialisation et à l’urbanisation, tandis que les mouvements syndicaux et environnementaux n’ont retrouvé leur potentiel d’alliance que ces dernières années ».

Expériences sur la forme

La conférence de trois jours était organisée autour d’une double temporalité. Les panels de la soirée étaient ouverts au grand public tandis que la journée avait lieu des ateliers / groups de travail qui rassemblaient des participants de pays aussi différents que l’Australie, la Bosnie-Herzégovine, le Canada, la Grèce, l’Italie, le Kenya, l’Iran, l’Inde, l’Indonésie, le Pérou, le Mexique, la Biélorussie, le Portugal, la Roumanie, le Sud-Soudan, l’Espagne et la Turquie. Organisée par Berliner gazette, un média indépendant fondé en 1999, la conférence a bénéficié du soutien d’un large éventail d’institutions et d’organisations. Les ateliers, en particulier, étaient uniques par leur forme et leur contenu. Pendant trois jours, cinq groupes de travail composés d’une dizaine de participants ont eu pour mission de discuter d’un résultat susceptible d’être diffusé sur plusieurs plateformes de communication. Cette méthode « en entonnoir », s’inspire de la méthode du hackathon (contraction de hacking et marathon) qui repose sur des séances de brainstorming respectant un équilibre délicat entre échanges horizontaux et la poursuite d’un objectif tangible à atteindre à la fin de la conférence.

Les séances de discussion ont permis d’identifier des problématiques communes et d’orienter les discussions vers un travail collaboratif qui devait déboucher sur une production ou une création collective ad hoc. Cinq thèmes ont été proposés au débat, mais sans définir la manière comment les aborder ni ce qui pourrait résulter de la discussion : 1) L’éco-internationalisme pour tous ; 2) ces Balkans qui (ne) travaillent (pas) ; 3) L’emploi contre la nature ; 4) l’environnementalisme de la classe laborieuse et enfin, 5) Démanteler l’écofascisme.

Pour aborder ces questions la rédaction de Berliner Gazette avait créé forum dans son journal en ligne qui se concentrait sur les questions clés du thématique de la conférence. Pendant la conférence, ce corpus a servi de référence, ce qui a certainement facilité le dialogue sur des questions très vastes et interconnectées. Tous les participants à la conférence étaient donc à la fois auditeurs, lecteurs, acteurs et modérateurs.

Entrecroisement de questions et de thèmes

Une des originalités de la conférence fut cette imbrication de questions et de thèmes qui sont le plus souvent abordés de manière divisée et juxtaposée dans les médias et le monde universitaire. La crise climatique a été abordée dans une perspective globale, reconnaissant l’existence d’une hiérarchie géographique et sociale des situations. La crise de subsistance dans les pays du Sud est amplifiée par la crise climatique et le développement destructeur d’un capitalisme globalisé. Quant aux phénomènes migratoires, ces derniers ne peuvent être compris sans prendre en compte la destruction des écosystèmes naturels, la mondialisation néolibérale et la crise systémique du capitalisme.

Comme on peut le constater dans bon nombre de pays du nord, l’écofascisme est une « réponse » qui suit la phase de déni de la crise climatique et écologique mais qui persiste dans le refus de remettre en question la nature systémique de la crise climatique. En cherchant à enfermer et à sécuriser les conditions d’existence des classes riches et blanches, l’écofascisme exprime également l’impasse du capitalisme vert. De fait, l’écofascisme avance en parallèle avec le capitalisme vert, l’autre grande utopie capitaliste, et cherche à contenir les luttes sociales et climatiques, à saboter les alliances entre travailleurs et à empêcher la justice environnementale.

Il n’est donc pas surprenant que l’ « écofascisme » ait été évoqué à plusieurs reprises lors de la conférence. C’est devenu un terme de combat de la droite, utilisé notamment comme hashtag dans les réseaux sociaux contre le « gouvernement éco-socialiste de Berlin », Fridays for Future et Elon Musk, entre autres. Tous sont accusés d’instaurer une « éco-dictature ». Cependant, il suffit d’écouter Marine Le Pen en France pour comprendre le sens de l’écofascisme. Comme d’autres personnalités de la droite extrême, Mme Le Pen prône un localisme écologique d’exclusion dans lequel les immigrés sont assimilés à des espèces étrangères envahissantes, tandis que son parti, proclame des slogans tels que « les frontières sont les meilleures alliées de l’environnement, c’est par elles que nous sauverons la planète ». Des discours similaires existent dans des pays aussi différents que les États-Unis et l’Autriche. La fétichisation de la nature par l’extrême droite, comme l’ont suggéré les discussions lors de la conférence, peut aussi se comprendre comme une « réponse » à la crise climatique qui suit la phase de déni, mais qui refuse toujours de remettre en question la nature systémique de la crise climatique. En cherchant à garantir les conditions d’existence des classes riches et privilégiées (principalement blanches) du capitalisme, l’extrême droite expose également les angles morts du capitalisme vert, qui cherche également à contenir (les liens entre) les luttes sociales et climatiques, à saboter les alliances entre les travailleurs et à empêcher la justice environnementale mondiale.

Mais la construction d’alliances durables est loin d’être facile ou spontanée. Alors que l’on prend de plus en plus conscience que les causes de la crise climatique sont le produit d’un « capitalocène racial » à la dérive (Françoise Vergès), il ne suffit pas de rassembler des luttes qui sont à la fois très dispersées et fragmentées. Pour Krystian Woznicki et Magdalena Taube, commissaires (curateurs) et principaux organisateurs de la conférence, c’est précisément ce qui justifie ces conférences et la méthodologie qu’elles mobilisent depuis près de 24 ans : « Pour former des alliances et s’unir, pour atteindre les personnes non convaincues et convaincre les hésitants, nous devons trouver un langage commun qui résonne au-delà des frontières et des expériences. Avant de pouvoir raconter une histoire commune, nous devons nous comprendre les uns les autres et être capables de se parler. Il s’agit avant tout d’une question pratique, et c’est sans doute la raison pour laquelle nous avons toujours rassemblé des personnes aussi diverses que des activistes, des chercheurs, des journalistes et des artistes créatifs. Le résultat n’est pas garanti, il est ouvert ».

Un exercice de créativité, de collaboration et d’écoute

Les résultats des ateliers, au terme de trois jours de discussions intenses, peuvent sembler modestes, mais ils ont un potentiel de multiplication considérable. Le groupe sur l’écofascisme, dont j’ai partagé les idées plus haut, a produit une série de flashcards qui combattent les principaux stéréotypes écofascistes. Le groupe sur l’environnementalisme des classes laborieuses a choisi de se concentrer sur une critique de « l’emploi durable » (sustainable employment) et a mis en place une ébauche d’archive en ligne qui rassemble toutes les ressources et expériences susceptibles de renforcer et d’élargir la dynamique autour de ces aspects. Citons à titre d’exemple, sans ordre particulier, la reconversion des usines récupérées et autogérées, les luttes pour la santé sur le lieu de travail et contre la toxicité de la production, tant pour les travailleurs que pour les habitants, les luttes des paysans pour la recommonisation des terres arables, les mobilisations pour le développement des transports publics dans les grandes agglomérations urbaines, etc.

Le groupe sur l’éco-internationalisme a travaillé sur un manifeste de la plate-forme, dont les premières lignes se lisent comme suit : « Ce manifeste appartient à la Plate-forme, un réseau imaginaire de plates-formes de forage squattées dans l’océan. La Plateforme est un corps vivant, habité par d’autres corps, qui cocréent leur réseau de dépendance. Les mauvaises herbes poussent ici, entre les panneaux solaires et le matériel. Les connexions au sein du réseau sont fragiles et instables. Derrière ce Manifeste, il y a un rêve éco-internationaliste pour tous ». Pendant ce temps, le groupe travaillant sur les luttes écologiques et ouvrières dans les Balkans a créé un modèle de mobilisation inspiré des camps climatiques afin de préparer rencontre de réseaux et de mouvements en juin prochain en Bosnie-Herzégovine. Un autre groupe, traitant de la contradiction entre emploi et environnement tel qu’il est imposé par le capitalisme, a quitté le bâtiment où se déroulait la conférence pour réaliser des entretiens de micro-trottoir, demandant aux passants leurs réactions par rapport à des slogans affichés sur des publicités en faveur de produits nocifs et destructeurs. L’action consistait à confronter les gens de passage avec la réalité de ces publicités polluantes tout en leur posant directement des questions telles que « Mais que voulez-vous produire avec votre travail ? ». En somme, un exercice de créativité, de collaboration, d’écoute et de dépassement des inhibitions symboliques et matérielles.

Espaces publics orientés vers le processus, le bricolage et l’opposition

Pour Krystian Woznicki et Magdalena Taube, deux principaux animateurs / curateurs de la conférence, chaque rencontre est à la fois une nouvelle expérience, différente des précédentes, et la poursuite d’une expérience créative qui n’a rien à voir avec un séminaire ou un colloque académique, mais exprime l’apparition éphémère d’un espace public dissident. Cette approche présente des affinités avec la création d’espaces publics oppositionnels prônée par les théoriciens de l’école de Francfort tels qu’Oskar Negt. Elle fait également écho à l’esprit des projets axés sur une exposition ou un happening comme la Documenta X de Kassel avec Catherine David comme curatrice. Elle s’inscrit aussi dans le prolongement la contre-culture underground Do It Yourself ou dit autrement « Fabrique ce qui n’existe pas alors que cela devrait l’être ». L’approche est donc non pré-formatée mais évolutive et, d’une certaine manière, ouverte et vivante ce qui fait que les traces qu’elle laisse (et les graines qui se répandent) sont certainement beaucoup plus amples que les signes immédiatement identifiables de tel ou tel projet, et c’est une très bonne chose.

Après deux jours de discussions, tant en séance plénière en atelier ou au cours des repas et les pauses, les participants commençaient à mieux se connaître, et les discussions rebondissaient les unes sur les autres ou se référaient à d’autres expériences. Les participants n’étaient pas là pour faire du réseautage ou de l’autopromotion, mais pour apprendre et partager leurs connaissances et leurs points de vue. À la fin de la journée, après les sessions de type hackathon et quelques pauses, les invités des ateliers se sont retrouvés pour des discussions publiques auxquelles le grand public était également convié.

Se débarrasser de la croissance, mais pas du capitalisme qui la produit ?

Le premier débat public, qui s’est tenu le 5 octobre, a porté sur les acteurs potentiels d’un changement systémique. Elle était animée par Claudia Núñez, journaliste d’origine mexicaine à la section « Migration et frontières » du Los Angeles Times et cofondatrice de MigraHack. Les échanges se sont concentrés sur les liens entre la crise climatique et les flux migratoires, sur la raison d’être des frontières (des frontières en papier aux barbelés) et sur la division internationale du travail qui en résulte. Jennifer Kamau, cofondatrice de l’Espace international des femmes à Berlin, une initiative de femmes migrantes et réfugiées, a expliqué comment la situation critique des populations rurales au Kenya est étroitement liée à l’adaptation de la production locale aux marchés européens. En effet, 60 % des fleurs vendues en Allemagne proviennent du Kenya. L’irrigation industrielle et la monoculture entraînent l’épuisement des sols et une énorme dépendance à l’égard des importations de céréales, notamment en provenance d’Ukraine et de Russie, ce qui accroît inévitablement les déplacements de populations et la pression migratoire.

Florin Poenaru, de Bucarest, a adopté le point de vue à la fois très critique et réaliste selon lequel il est peu probable que la situation actuelle s’améliore dans un avenir proche. Le « capitalisme vert » est une vision magique qui prétend résoudre le problème sans vouloir penser à la cause première. L’idée de la décroissance est tout aussi « magique », puisque nous voulons nous débarrasser de la croissance, mais pas du capitalisme qui la génère. N’est-ce pas reproduire le problème en prétendant y apporter la solution ? Une certaine forme d’environnementalisme radical-bourgeois est tout aussi futile : ceux qui prônent la désobéissance civile, le fait de crever les pneus des SUV ou de saboter d’un pipeline se tournent en réalité vers les élites. Leur action consiste à attirer l’attention des élites et à les convaincre de résoudre le problème… C’est encore de la magie !

Le vrai problème auquel nous sommes confrontés est qu’il aujourd’hui plus facile de s’imaginer la fin du monde plutôt que la fin ou la sortie du capitalisme. Pour dépasser ce sentiment d’impuissance, et la paralysie qui s’en suit, il n’y pas d’autre solution que de repolitiser la question de l’environnement, et de proposer des actions et des mesures visant restaurer ou à rétablir un équilibre naturel autant que possible, tout en prenant en charge l’avenir global de l’humanité, en donnant du pouvoir aux plus vulnérables et aux plus exploités que sont devenus la main-d’œuvre migrante et réfugiée.

Remettre en cause le Green New Deal européen

La deuxième conférence publique, le 6 octobre, était animée par Rositsa Kratunkova, membre de plusieurs collectifs travaillant sur des questions de justice sociale en Bulgarie, et portait sur l’environnementalisme de la classe laborieuse. Parmi les participants figuraient Svjetlana Nedimović, de Sarajevo, philosophe et activiste de Puls of Democracy – une publication en ligne pour l’analyse critique des Balkans ; Paola Imperatore, Turin, universitaire-activiste impliquée dans la lutte pour la conversion écologique de GKN à Florence ; et Francesca Gabbriellini, Bologne, historienne et chercheuse, également impliquée dans ces luttes. Les interventions, aussi riches que celles de la veille, ont porté sur les aspects contradictoires du Green New Deal en Europe.

Nedimović est revenue sur la crise environnementale et à la transition écologique en Bosnie-Herzégovine et en particulier ces régions où les communautés de mineurs sont capables d’exercer une pression très forte et de mener les luttes pour la justice économique et environnementale, mais semblent avoir perdu leur élan dans une situation où l’agenda européen exige des mesures environnementales tout en laissant se déployer les prédations extractivistes. L’expérience de GKN, un ancien fournisseur de pièces et de composants (arbres de transmission) pour l’industrie automobile, a gagné une valeur exemplaire à partir d’une occupation de l’entreprise occupée depuis l’été 2021 et dont le comité syndical de l’usine promeut une transition vers la production de pièces et de composants pour les transports publics (trains et bus). Cette expérience montre que les initiatives créatives et imaginatives de la base, lorsqu’elles sont basées sur des alliances fondées entre ceux qui sont directement affectés par le travail et l’emploi et des communautés plus larges d’habitants et d’usagers, peuvent avoir un impact qui va bien au-delà de la situation immédiate ou locale.

Conversation à travers les espaces, les échelles et les subjectivités

La troisième et dernière conférence publique du 7 octobre était animée par la chercheuse écoféministe Anna Saave et portait sur la question de la construction de passerelles entre les luttes. Dario Azzelini, New York et Mexico, a présenté sa vision critique des « emplois durables », qui peuvent être un axe de mobilisation mais à condition se poser la question du mode de production et de ses finalités. Lorenzo Feltrin, Birmingham, est revenu sur les luttes des travailleurs contre la toxicité au sens large, incluant la santé mentale et physique. Le dépassement du clivage entre production et reproduction est sans doute l’une des conditions nécessaires pour orienter les mobilisations dans une direction durable. Dans le même temps, les chaînes de valeur du capital se modifient et s’étendent d’une manière qui rend plus difficile l’identification et la création de liens entre les travailleurs en révolte.

Brett Neilson, Sydney, auteur de livres tels que The Politics of Operation, a axé sa présentation sur la question de la traduction et de la banalisation des langages de résistance. En réalité, cette question est tout sauf sémantique ou linguistique, mais avant tout sociale, en ce sens qu’elle nécessite un positionnement subalterne similaire par-delà les frontières territoriales ou culturelles. Une politique de la traduction doit permettre aux luttes et aux solidarités de s’articuler et d’entrer en conversation à travers les espaces, les échelles et les subjectivités. Savoir se décentrer est certainement une condition d’effectivité importante. Par exemple, la critique du travail animal est à la fois très centrée sur le Nord et exprime une sorte d’horizontalité ontologique qui confond toutes les formes d’êtres vivants. Par ailleurs, reconnaître la différence de nature entre les formes vivantes n’implique pas nécessairement une relation d’assujettissement ou d’exploitation.

La conférence Allied Grounds a été une expérience unique et éphémère. La joie se lisait dans les yeux de chacun. Tout en marquant les esprits par une création collective, cette nouvelle édition des conférences annuelles de la Berliner Gazette a été, comme les précédentes, mais sans doute différemment, une source d’inspiration et d’énergie. Ces trois jours ont démontré concrètement que l’intelligence collective, dans un contexte d’horizontalité et d’égalité, peut favoriser de l’imagination, générer de la confiance et amplifier de nouveaux récits qui devraient se diffuser d’autant plus facilement qu’ils répondent à un besoin réel.

La conférence était le point culminant du projet annuel de BG Allied Grounds, qui a engagé des chercheurs, des activistes et des travailleurs culturels dans une variété de formes et de rencontres dans le but de co-produire des ressources de connaissance, y compris des audios, des vidéos et des textes. Jetez un coup d’œil ici https://berlinergazette.de/projects/allied-grounds/

Ce que nous enseigne la lutte pour une reconversion industrielle durable de l’usine GKN en Italie

Paar Francesca Gabbriellini et Paola Imperatore // 

Le 9 juillet 2021, Melrose Industries – un fond spéculatif propriétaire de l’usine d’arbres à essieux GKN à Campi Bisenzio, près de Florence – a envoyé un simple courriel annonçant le licenciement de plus de 400 travailleurs. Ce licenciement avait été présenté comme l’aboutissement naturel d’une « transition verte ».

Les travailleurs de GKN ont immédiatement organisé une assemblée permanente, qui a pris la défense du site de l’usine depuis près de deux ans maintenant. Depuis juillet 2021, l’usine est occupée, les travailleurs de GKN s’organisent non seulement pour défendre leurs emplois, mais aussi une transition écologique ascendante qui exprime leur choix en faveur d’un renouveau écologique du secteur automobile. En menant des actions, des mobilisations, des manifestations, les travailleurs de la GKN mettent en lumière la question du rôle que la classe laborieuse peut d’ores et déjà jouer dans la transition écologique.

Il est vrai que l’Italie offre un cadre particulier pour de telles mobilisations, puisque depuis les années 1980, le rachat d’entreprises par les travailleurs est encadré par la loi dite Marcora datant de 1985 qui permet aux travailleurs d’entreprises en situation de faillite ou menacés de fermeture de devenir propriétaires sous la forme d’une coopérative. Aujourd’hui, cette forme particulière est considérée comme le meilleur moyen de donner une perspective aux travailleurs en leur donnant accès à un allégement du travail administratif, à des prêts sans intérêts et à une assistance dans l’élaboration de plans d’entreprise.

« Fin du mois, fin du monde, même combat ».

Alors que les travailleurs organisés dans le Collettivo di Fabbrica (Collectif d’usine) pouvait se focaliser sur des négociations avec les pouvoirs publics et un éventuel acquéreur, ils ont privilégié une stratégie de convergence entre les luttes du monde ouvrier et les luttes pour la justice climatique qui a porté un véritable mouvement social par-delà Florence et la communauté affecté par la fermeture de la GKN. En effet, le mouvement Insorgiamo (soulevons-nous) est devenu un trait d’union entre une multitude d’initiatives de bases contre le chômage et la précarité qui fait des ravages en Italie, mais aussi pour des emplois soutenables. Cette mobilisation sous la bannière de Insorgiamo a conduit à quatre marches nationales et à des centaines d’initiatives à travers l’Italie. Les alliances circonstancielles entre les deux mouvements, unis par le slogan « Fin du mois, fin du monde, même combat », ont permis de surmonter le paradigme dominant qui place les écologistes et les travailleurs aux antipodes les uns des autres.

Dans le même temps, un groupe de recherche interdisciplinaire sur la solidarité a été formé, avec de jeunes chercheurs de plusieurs disciplines de toute l’Italie travaillant avec le collectif de l’usine pour développer un plan de reconversion industrielle qui transformerait GKN en un pôle public de mobilité durable. Le plan de reconversion poursuit une approche écologique en s’appuyant sur les travailleurs, basée sur la synergie de l’usine avec le contexte socio-économique environnant et avec le territoire habité par les travailleurs. Partant d’une réflexion critique sur le rôle de l’entreprise et des institutions dans ce contexte, le plan présente le travailleur comme un acteur historique qui surmonte les différences syndicales et politiques au sein de l’usine et, en même temps, forme un collectif de travailleurs qui prend le contrôle démocratique du processus de production, donnant naissance à la vision de réactiver l’usine en tant qu’usine publique et socialement intégrée.

Ce plan marque plusieurs tournants. Tout d’abord, le développement du plan est basé sur l’harmonie entre les besoins des travailleurs et la protection du territoire et de l’environnement en général, surmontant l’extorsion du surtravail et exploitation de l’environnement dont le capital international a bénéficié jusqu’à présent – cette dernière, c’est-à-dire l’extorsion, est basée, comme on le sait, sur l’affirmation que l’on peut protéger soit le travailleur, soit l’environnement, mais pas les deux en même temps.

Le deuxième point concerne la décision de soumettre la production à l’utilité sociale, une vision qui était déjà au cœur des luttes ouvrières des années 1970, qui – en demandant « quoi, comment et combien produire » – revendiquaient le droit de décider de la production en fonction des besoins des travailleurs et de la communauté en général. Cette perspective s’inscrit dans l’idée que ce n’est qu’en produisant dans l’intérêt collectif que l’environnement – non pas en tant que catégorie abstraite extérieure à nous, mais en tant que contexte matériel dans lequel se déroule la vie quotidienne – peut véritablement être traité de manière durable.

La démocratie ouvrière contre le capitalisme vert

Le troisième point est lié à la question de la participation des travailleurs, qui deviennent les premiers protagonistes dans le processus de reconversion industrielle et l’organisation du processus de production. Dès le départ, le plan présenté par le collectif d’usine plaçait les travailleurs au centre du processus de prise de décision concernant l’avenir, ainsi que dans la supervision du processus de production lui-même.

Bien sûr, une base importante dans la réponse immédiate aux licenciements et la poursuite de la mobilisation telle qu’elle est reflétée dans le plan est une connaissance précise du processus de production et des droits sur le lieu de travail, ainsi que l’organisation capillaire des travailleurs dans l’usine. Cela favorise un modèle de démocratie ouvrière basé non seulement sur les formes traditionnelles et institutionnalisées d’organisation, telles que les syndicats et la RSU, mais surtout sur le collectif d’usine et les « délégués de liaison ».

Enfin, le plan de reconversion est basé sur la synergie et le dialogue égal entre les connaissances de la classe ouvrière et les connaissances scientifiques. Il s’agit d’un renversement de la logique selon laquelle seules les connaissances produites à l’université peuvent être considérées comme scientifiques et légitimes ; une logique qui a généré une approche technocratique faussement « neutre » des questions politiques et des décisions relatives à la production et à l’industrie. Aucun technicien ne peut connaître l’environnement de l’usine, les cycles de production, les risques de toxicité, les besoins et les demandes des travailleurs mieux que les travailleurs eux-mêmes. La mise en lumière de ces connaissances, qui ne proviennent pas d’une salle de cours ou d’un laboratoire en vase clos mais de l’expérience quotidienne, permet de repenser les relations entre les différentes formes et systèmes de connaissances qui ont longtemps été marginalisés au profit d’un paradigme techno-scientifique productiviste et centré sur la logique de profit.

Nouveaux défis et alliances inattendues

Quelques jours après la présentation de la première ébauche du plan – qui a depuis été publiée sous forme de livre électronique par la Fondation Feltrinelli – l’entrepreneur Francesco Borgomeo, nommé par le fond d’investissement Melrose en tant que consultant, est entré en scène et a déclaré son intention d’acheter l’usine, de garantir la continuité du travail et de réaliser un projet de reconversion industrielle. Borgomeo est devenu le nouveau propriétaire fin 2021, ouvrant une longue phase de négociations boycottées, de projets de réindustrialisation qui n’ont jamais été présentés, d’apaisements insignifiants à de diabolisation de l’assemblée permanente des travailleurs. Selon Borgomeo, les nouveaux investisseurs ne viendront jamais pas parce qu’ils ont peur des travailleurs de l’usine.

Jusqu’à présent, le plan des travailleurs n’a pas été pris en compte dans l’ensemble du processus de négociation. Dans ce contexte, la Società Operaia di Mutuo Soccorso (Société de Secours Mutuel des travailleurs) a été créée pour tenter un nouveau processus de redressement et de réindustrialisation du site de l’usine, car l’horizon de l’intervention publique devient de moins en moins envisageable, compte tenu également de la transition entre le gouvernement techno-libéral dirigé par l’ancien président de la BCE, Mario Draghi, et le gouvernement post-fasciste du Premier ministre Giorgia Meloni.

Il est donc d’autant plus valorisant pour tous les acteurs de la lutte que, fin décembre 2022, le Groupe de recherche solidaire a réussi à intéresser une start-up germano-italienne qui détient les brevets de nouveau matériau et de nouvelles machines capables de produire des panneaux photovoltaïques et des batteries sans utiliser de métaux de terres rares. Ce type de production s’inscrit pleinement dans le cadre de ce que l’on appelle la transition juste : d’une part, la nécessité de ne pas charger le Sud de l’approvisionnement en ressources et, d’autre part, la nécessité de passer à un modèle de mobilité durable.

Entre-temps, les travailleurs de GKN ont parcouru l’Italie pour rencontrer des fabricants de vélos-cargos afin de contribuer à la décarbonisation de la logistique à petite échelle, tant sur les lieux de travail que dans les villes italiennes, qui sont encore loin d’adopter uniformément des plans de mobilité durable. Le premier prototype de vélo-cargo a été réalisé en quelques mois et présenté en février 2022, avec des conceptions techniques issues du partage des connaissances avec des entreprises solidaires et des matériaux recyclés.

Les luttes ouvrières, une expérience pour l’avenir

Pour l’instant, le projet de réindustrialisation 2.0 durable n’est pas soutenu par des investisseurs directs, de sorte que les travailleurs doivent faire face à la question cruciale des capitaux à investir. Le Comité d’usine et le Groupe de travail pour la réindustrialisation ont donc mis en place une campagne de crowdfunding intitulée « ex-GKN FOR FUTURE », soutenue par la campagne internationale Fridays for Future, la banque BancaEtica (une institution bancaire éthique, proche du monde de la coopération et des mouvements sociaux) et les ARCI, le plus ancien réseau d’associations socio-culturelles et sportives en Italie. L’idée est de développer un actionnariat populaire pour soutenir le nouveau projet : le terrain sur lequel se trouve l’usine sera le premier actionnaire de cette petite éco-révolution. La première étape de la campagne vise à accumuler les fonds nécessaires au lancement concret de la coopérative de travailleurs. En moins d’un mois, avec la participation de centaines de citoyens et d’associations, la campagne de crowdfunding a déjà dépassé les 250 000 euros.

En conclusion, nous pouvons observer une multiplication d’événements cruciaux liés à l’expansion et à l’avenir des mouvements pour le climat et la justice sociale actuellement centrés dans la périphérie florentine. Tout d’abord, la connexion renouvelée entre les mouvements écologistes et féministes au sein des luttes ouvrières dépasse le récit du chantage aux intérêts particuliers. Deuxièmement, la coproduction de connaissances, qui vise à construire concrètement une alternative de réactivation productive dans une perspective écologique, en opposition à l’auto-limitation de l’action syndicale à la négociation de subventions publiques, qui sont trop souvent l’antichambre de nouveaux licenciements. Troisièmement, la création possible d’une grande entreprise récupérée d’Europe, un rêve d’autogestion et de redéfinition de la production, en contraste et en opposition totale avec la simple accumulation de « capital vert », sans vision à long terme.

« Nous nous sommes embarqués dans un voyage qui n’a jamais été entrepris auparavant, et qui provient des spécificités de cette lutte, mais aussi des processus capitalistes généraux. C’est l’occasion de faire l’expérience d’un nouveau mode de production qui ébranle complètement la façon habituelle de traiter les crises des entreprises », a déclaré le comité d’usine encore récemment.

Ce texte est une contribution à la série de textes « Allied Grounds » de la Berliner Gazette ; sa version allemande est disponible ici. Vous trouverez d’autres contenus sur le site web anglophone “Allied Grounds”. Consultez-le à l’adresse suivante : https://allied-grounds.berlinergazette.de

Paola ImperatoreFrancesca Gabbriellini – 17.04.2023 – Allied Grounds

 

Les travailleurs de l’automobile remportent une victoire historique aux Etats-Unis

par Stéphen Bouquin // 

Après quarante et un jours d’actions de grève, le syndicat UAW (United Automobile Workers) a obtenu une victoire historique sur les trois grands constructeurs Ford, General Motors et Stellantis (Chrysler). Cette victoire met fin à 43 ans de concessions et de défaites initiées en 1979, lorsque l’UAW avait accepté la suspension de toutes les conventions signées avec la direction de Chrysler alors en faillite. Au cours de cette longue période, près de 60 sites de production ont été fermés ou délocalisés vers le Mexique et le syndicat n’avait cessé d’accepter, certes à reculons, une modération salariale et la flexibilité productive en plus d’une catégorie de travailleurs effectuant les mêmes opérations, mais payés 10 ou 15 dollars/heure en moins appelés « second tier » (second segment). En même temps, le secteur de l’automobile s’est profondément transformé et connaît un regain d’activité. Employant aujourd’hui 1,2 million de travailleurs contre 850 000 en 1980, les constructeurs se sont diversifiés avec l’arrivée des marques allemandes (VW, Mercedes) ou japonaises (Toyota, Nissan, Honda) et plus récemment, le développement accéléré de sites de production de véhicules électriques.

Les avancées obtenues par l’UAW sont historiques à plusieurs égards. Outre une augmentation de 25 % échelonnée sur quatre ans (la durée de la convention collective), l’intégration des travailleurs temporaires dans la catégorie des permanents (CDI), c’est surtout l’abolition du système dualiste avec des travailleurs de second rang (second tier) qui représente une victoire sur la précarité et le surexploitation puisque ces travailleurs bénéficieront d’une augmentation pouvant atteindre, dans certains cas, 150 % du salaire horaire. Le syndicat a également obtenu la restauration de l’indexation des salaires sur le coût de la vie (appelé système Cola pour cost of living adjustment) qui avait été supprimé en 2008. Appliquée à l’ensemble des travailleurs syndiqués des Big Three (Ford, GM et Chrysler), la restauration de l’indexation devrait ajouter 8 % aux augmentations de salaires obtenues par ailleurs. Les intérimaires ayant plus de 90 jours d’ancienneté passeront immédiatement au statut de permanent. Les futurs intérimaires deviendront des travailleurs permanents au bout de neuf mois, qui compteront pour leur progression vers le taux supérieur de la grille salariale. Le seul bémol de cette victoire se situe au niveau des retraites même si Ford a accepté de réinjecter des ressources dans les fonds de pension, cela reste insuffisant pour garantir les mêmes droits de retraites à l’ensemble des catégories de travailleurs.

Comment une telle victoire a-t-elle été possible ?

Le changement de direction syndicale a joué un rôle déterminant dans cette victoire. Le nouveau président de l’UAW, Shawn Fain, a été élu après une rude bataille menée par une tendance de gauche, United All Workers for Democracy, qui s’était constituée il y a de cela un dizaine d’années. Il y a deux ans, cette tendance avait obtenu l’élection du président au suffrage direct, mais échouait de justesse à emporter le vote interne. Au cours de l’année suivante, la direction syndicale de l’UAW a été éclaboussée par une série de scandales de corruption et d’enrichissement personnel. Pendant cette période agitée, Shawn Fain a su gagner une reconnaissance comme syndicaliste de base opposé aux concessions et aux inégalités salariales. Au printemps 2023, Fain a mené une campagne interne autour du mot d’ordre « pas de corruption, pas de concessions et pas d’inégalités statutaires » (« no corruption, no concession, no tier »), emportant l’élection interne contre Ray Curry qui représentait une orientation plus modérée à l’égard des constructeurs.

Shawn Fain s’était affiché à plusieurs reprises avec Bernie Sanders et a mené une campagne médiatique dès son élection en annonçant le retour d’un syndicalisme capable d’apporter des avancées sociales. Articulant un discours centré sur la justice sociale avec une critique du mépris de classe envers ceux qui travaillent, Shawn Fain incarnait une volonté des membres d’obtenir de bons salaires et de retrouver une condition sociale assimilée à la classe moyenne. Adoptant le Green New Deal, le gouvernement s’était montré très généreux envers les constructeurs. Les subventions et les prêts sans intérêts pour financer la transition écologique atteignaient des montants considérables, de l’ordre de 25 à 30 milliards de dollars par constructeur. La nouvelle direction de l’UAW a pressenti que le moment pour mener une action offensive était advenu.

Peu après son élection, Shawn Fain a mobilisé la base en annonçant le retour d’un syndicalisme de combat qui n’a pas peur de s’engager dans un conflit avec la ferme conviction de pouvoir l’emporter. En annonçant un calendrier de grèves « stand-up » (debout), Fain mobilisait le puissant souvenir mémoriel des « sit-down strikes » (grèves assises) des années 1934-1937 qui avaient permis à l’UAW d’obtenir une reconnaissance syndicale[1].

Grève « assise » dans l’usine Fischer-GM à Cleveland (Ohio)

La campagne de grèves stand-up ciblait simultanément les trois constructeurs, ce qui représente une nouveauté par rapport à la période précédente. Auparavant, la tactique éprouvée consistait à cibler un seul constructeur pour ensuite étendre les avancées salariales vers les deux autres. Mais ce mode d’action était devenu désuet, sinon contre-productif. En effet, toute concession syndicale autour du temps de travail ou des salaires se soldait par des reculs symétriques chez les autres constructeurs. La délocalisation d’usines d’assemblage vers les États du Sud ou le Mexique, dépourvus de représentation syndicale, donnait une arme redoutable aux mains du management qui n’hésitait pas à s’en servir pour arracher des concessions dans les usines historiques dans le périmètre des Grands Lacs (Detroit-Flint-Chicago-Cleveland). Pour sortir de cette spirale de régression sociale, il fallait prendre les « Big Three » simultanément pour cible. Ce choix, audacieux et à certains égards risqué, exigeait la ferme garantie d’être en pleine capacité de mettre des sites à l’arrêt pendant une longue période. Début septembre, l’UAW annonçait un calendrier de quarante jours de grève échelonnés, mais sans divulguer les sites qui seraient mis à l’arrêt. De cette manière, le syndicat se donnait les moyens de démultiplier l’effet disruptif, en désorganisant l’approvisionnement et en créant un chaos dans les plannings de production.

Cette tactique de grève tire sa force de l’effet surprise par rapport à une organisation du procès de travail en réseau et en flux tendu. Ne sachant pas où le syndicat allait frapper, les constructeurs avaient empilé les stocks de moteurs et d’autres composants essentiels. Mais contre toute attente, le syndicat a choisi d’organiser des débrayages et des grèves ailleurs que dans les usines d’assemblage, en mettant à l’arrêt les centres de distribution avant de cibler les unités d’assemblage des véhicules de haut de gamme comme les 4 x 4 ou les modèles de luxe.

En alternant les grèves dans les centres de logistique, les usines d’assemblage, les unités de fabrication de composants essentiels, l’UAW a réussi à maximaliser les effets disruptifs des arrêts de travail tout en ménageant sa caisse de grève. Chaque usine affectée par un arrêt de travail l’était complètement et chaque affilié à l’UAW touchait une indemnité de 100 dollars par jour de grève…

Dans les sites non affectés par un arrêt de travail, les travailleurs avaient pour consigne de refuser les heures supplémentaires, de travailler de la manière la plus stricte possible, en respectant à la lettre les consignes techniques ou les normes de sécurité. Début octobre, l’UAW annonçait que la poursuite des actions de grève jusqu’à Thanksgiving ne posait aucun souci. Mi-octobre, General Motors et Ford ont commencé à concéder des hausses de salaires et le retour de l’indexation. Chrysler-Stellantis refusait encore d’embrayer le pas, ce qui a poussé l’UAW à concentrer les actions de grève chez ce constructeur, faisant de Carlos Tabares, dont le salaire annuel atteint 26 millions de dollars, l’incarnation de la vénalité managériale.

Arrêter la descente aux enfers

Quand Ford et General Motors ont commencé à faire des concessions sur l’un ou l’autre point du cahier de revendications, l’UAW a décidé d’enfoncer le clou en accentuant la pression sur Chrysler-Stellantis, le plus réticent des trois. Pris en tenaille par les concessions des autres constructeurs où la production reprenait et des grèves ciblant les véhicules les plus rentables, Stellantis a fini par accepter de rouvrir l’ancienne usine de Jeep Cherokee en y affectant la fabrication de batteries électriques et la création de 5 000 postes de travail, permettant la réembauche des 1 500 travailleurs licenciés fin 2022.

Walter Reuther au début de la grève de 113 jours des travailleurs de General Motors (1945-1946)

Cette décision représente un véritable tournant dans la tradition états-unienne des relations industrielles. En 1946, l’UAW avait mené une grève de cent dix jours chez General Motors pour obtenir un droit de regard sur la comptabilité de l’entreprise (« open the books ») et surtout un droit de veto sur toute décision affectant l’organisation de la production. Pour Walter Reuther, à l’époque dirigeant de l’UAW et militant socialiste formé à la doctrine du contrôle ouvrier [2], l’enjeu était d’importance stratégique. Voyant arriver les machines-outils à commande numérique, Reuther était convaincu qu’un syndicalisme autolimité aux revendications salariales serait tôt ou tard dépassé par les innovations technologiques. Mais pour General Motors, il était hors de question de concéder ne serait-ce qu’une parcelle de pouvoir managérial. Pour obtenir la paix sociale, la direction avait concédé des augmentations salariales et des garanties collectives (sécurité, assurance maladie, retraite) jamais vues auparavant. Après avoir été purgé des militants communistes pendant le maccarthysme, l’UAW s’était replié sur le périmètre convenu des relations industrielles, laissant au management toute latitude dans les décisions concernant l’organisation du travail et les investissements.

Selon Daniel Bell, alors journaliste de la revue Fortune, l’UAW n’avait emporté qu’une victoire à la Pyrrhus, et la montagne de dollars a surtout servi masquer l’émasculation d’un syndicalisme de contre-pouvoir. Si le raisonnement de Bell est loin d’être faux, pendant près de trois décennies, les ouvriers de l’automobile ont vu leur niveau de vie augmenter de manière constante jusqu’au point d’incarner la figure sociale de l’ouvrier appartenant à la classe moyenne. Mais la tendance s’inverse à partir des années 1980. Les ouvriers de l’automobile étaient de moins en moins bien payés et leur appartenance à la classe moyenne commençait à se déliter sérieusement. Il faut néanmoins reconnaître l’habilité de la nouvelle équipe dirigeante de l’UAW qui a su transformer le sentiment de déclassement en ressource de mobilisation, invoquant la nécessité d’une « réparation » salariale tout en se positionnant comme protagoniste pour la restauration du rêve américain. Cette approche est loin d’être « anticapitaliste » mais pour les centaines de milliers de travailleurs du secteur et le syndicat, il était devenu urgent de rompre le cycle interminable de défaites et de reculs sociaux.

Le retour inopiné du contrôle ouvrier

Ce qui est désormais chose faite, et pas seulement au niveau des salaires. Shawn Fain, rappelant à plusieurs reprises les combats historiques de Walter Reuther, la réouverture de l’usine de Belvidere de Stellantis est une victoire qui renoue avec le meilleur des traditions du contrôle ouvrier pratiqué dans l’entre-deux-guerres : « Pour la première fois dans l’histoire syndicale, nous avons obtenu la réouverture d’une usine sans devoir accepter des pertes de salaire ni sacrifier des emplois ailleurs. Mieux, nous avons obtenu que les montants des salaires, la couverture d’assurance maladie et les pensions seront identiques aux usines d’assemblage thermique, déjà couverts par les conventions collectives. »

Cette interprétation n’est pas exagérée. Pour Barry Eidlin, professeur en sociologie des relations industrielles à l’université McGill, la réouverture de l’usine de Belvidere marque un tournant car c’est la première fois que le syndicat obtient la réouverture d’une usine tout en pesant sur les choix d’investissements et d’organisation du procès de travail. Auparavant, l’UAW n’obtenait que l’ajournement d’une fermeture ou le maintien d’activité en faisant d’importantes concessions salariales ou statutaires.

La doctrine du contrôle ouvrier est également à la base d’une série d’actions qui visent à maintenir les activités liées à la production de véhicules à propulsion électrique au sein du périmètre historique de l’automobile. Début octobre, l’UAW obtenait que les 6 000 emplois prévus par GM dans le secteur électrique seront couverts par la convention-cadre générale plutôt qu’une convention distincte avec des salaires au rabais. Cette victoire concerne également des semi-filiales (entreprises en joint-venture) comme Ultium Cells de Lordstown, dans l’Ohio, où les 1 300 travailleurs verront leurs salaires ajustés à la hausse, passant de 16,50 dollars à 28 dollars/heure, une avancée qui sera étendue à sept autres unités de fabrication de composants pour les moteurs électriques.

General Motors à Spring Hill est un autre exemple illustrant l’actualité du contrôle ouvrier. Dans cette usine du Tennessee, GM avait décidé d’externaliser la peinture et le moulage en plastique dans une entreprise où les salaires commencent à 15 dollars et se terminent à 17 dollars après quatre ans. Bien que les véhicules électriques ne changent en rien l’activité de peinture et de plasturgie, les travailleurs couverts par les conventions d’entreprise de l’automobile avaient soudainement été licenciés. En obtenant l’extension des grilles salariales et des garanties collectives aux entreprises fabriquant les composants, l’UAW enlève tout avantage à externaliser certaines activités et évite la fragmentation des collectifs de travail suivant des clivages salariaux justifiés par des prétextes technologique. Désormais, être affecté à certaines activités spécialisées dans le secteur des véhicules électriques ne sera plus à l’origine d’une sous-rémunération, ce qui n’est pas rien par rapport à un marché en pleine croissance. En effet, sur les 14 millions de véhicules particuliers vendus chaque année aux Etats-Unis, la part du parc électrique augmente rapidement et atteint désormais un volume annuel de 800 000 unités, représentant 6 % du volume total, près du double des ventes en 2021.

Enjeux climatiques et électoraux

Pour le syndicat, ces multiples victoires sur les Big Three représentent de véritables trophées de guerre qui devraient lui permettre de forcer la porte pour entrer chez les des constructeurs employant des travailleurs non syndiqués. L’égalisation des salaires du secteur électrique sur ceux du secteur thermique est une victoire qui devrait faciliter l’adhésion des travailleurs, encore très sceptiques par rapport à la transition écologique. Pour Shawn Fain, l’alliance « Green-Blue » (entre le vert écologiste et le bleu des « cols bleus» ) est essentielle : « La crise climatique n’est pas une rumeur fantaisiste et il est essentiel que la transition écologique se fasse en respectant les principes de justice sociale. On ne peut pas accepter que des green jobs [emplois verts] soient créés en imposant des sous-salaires sans garanties collectives. »

L’enjeu est bien sûr de taille, y compris sur le plan politique puisque Donald Trump s’oppose à l’électrification du parc automobile « car ce sont des boulots mal payés ». Pour contrer le populisme réactionnaire de Trump, l’UAW a choisi de ne pas se jeter dans les bras du démocrate Joe Biden, mais d’exiger d’abord des garanties sur les salaires et la représentation syndicale. Cette tactique peut sembler très modérée, mais elle n’est pas sans effet puisque Joe Biden s’est présenté à un piquet de grève. Il est évident qu’il aura besoin du soutien des travailleurs de l’automobile du Midwest pour l’emporter dans ces Etats frappés par la désindustrialisation et une paupérisation de la classe laborieuse qui se croyait appartenir à la classe moyenne…

Sachant que les usines de Tesla sont toutes exemptes de présence syndicale et sans couverture conventionnelle, et que la plupart des constructeurs étrangers sont dans le même cas, la victoire syndicale sur les Big Three est sans doute aussi une concession inspirée par un certain opportunisme de la part des grands constructeurs historiques. Les parts de marché du trio General Motors, Ford et Chrysler a totalise 42 % contre 80 % il y a vingt ans… Pour les constructeurs états-uniens, il est essentiel de préserver leurs parts de marché et, pour atteindre cet objectif, ils ont tout intérêt à réduire l’écart de compétitivité face aux concurrents [3]. Ayant été contraints de concéder des hausses salariales substantielles et la fin du système dualiste, ils facilitent désormais les syndicats à entrer chez les concurrents pour empêcher ces derniers de profiter de leurs avantages compétitifs. Cela invite à prendre au sérieux Shawn Fain lorsqu’il annonce que l’UAW retournera à la table des négociations en 2028 pour négocier avec les Big Five ou les Big Six au lieu de se cantonner aux constructeurs historiques. Parce qu’elle initie une dynamique de progrès social, la victoire de la grève dans l’automobile est un tournant qui ouvre aussi une perspective pour l’ensemble des travailleurs de l’automobile, voire au-delà.

Vers un renouveau syndical ?

Vu de loin, cela semble peut-être anecdotique, mais l’UAW n’est pas seulement changé de direction et d’orientation mais est aussi un syndicat qui a élargi son périmètre d’action et a réussi à obtenir une reconnaissance syndicale dans des secteurs et des métiers très éloignés de l’automobile, comme les employés du casino de Chicago, des travailleurs de l’aéronautique, de l’agroalimentaire et même des enseignants-chercheurs universitaires, qui représentent désormais 10 % des affiliés du syndicat. Comment cela-t-il été possible ? D’abord en menant des campagnes d’affiliation incessantes suivant la méthode de l’organizing (parfois même du deep organizing), ce qui est une étape incontournable pour négocier des conventions collectives et représenter les travailleurs sur les questions de conditions de travail. Il faut rappeler ici que l’employeur est obligé de reconnaître une section syndicale comme interlocutrice dès lors que 30 % des travailleurs s’affilient à un syndicat, quel qu’il soit, et qu’une majorité des votants confirme ce choix lors d’une consultation [4].

Conclusion

En Europe, on avait pris l’habitude de considérer les syndicats états-uniens comme impuissants sinon comme extrêmement modérés, prêts à toutes sortes de concessions. La montée d’un nouveau syndicalisme enseignant avec des victoires dans plusieurs États (voir l’article de Wim Benda sur les grèves victorieuses dans l’éducation) avait quelque peu relativisé cette image caricaturale, mais bon nombre d’analystes continuaient à penser que dans le secteur privé et concurrentiel, le management restait seul maître à bord. Certes, il y avait quelques percées syndicales, comme chez Amazon à Staten Island [5] mais, au-delà, la situation semblait toujours aussi désespérante. À tort et la victoire des travailleurs l’automobile montre que la disponibilité pour « collectivisme » existe bel et bien et qu’un syndicalisme offensif peut emporter une épreuve de force contre trois multinationales à la fois [6]. Le regain de popularité du syndicalisme que l’on voit apparaître dans de nombreux endroits après la pandémie et que certaines enquêtes sociologiques avaient su identifier, notamment au niveau générationnel est confirmé par les faits. En même temps, des tels changements ne s’opèrent pas spontanément, mais résultent d’un effort prolongé de réseaux militants enracinés socialement pour renouveler le syndicalisme. Ce qui implique non seulement une orientation plus offensive, mais aussi la mobilisation des travailleurs autour de revendications unifiantes par-delà les clivages statutaires et les inégalités (ethno-raciales et de genre) et last but not least, l’audace d’utiliser des tactiques de mobilisation en rupture avec le jeu ritualisé d’un dialogue social où les employeurs dictent ce qui est négociable ou pas.

Le cas des États-Unis montre que de tels basculements sont possibles, même avec un syndicat extrêmement bureaucratisé, voire corrompu. Cela ne signifie pas que ce soit toujours et partout la seule voie à emprunter. Au Mexique, General Motors a longtemps bénéficié du soutien de la Confédération des travailleurs mexicains de Miguel Trujillo López. Mais après des années de tentatives pour démocratiser le CTM, les 6 232 travailleurs de GM à Silao (Etat du Guanajuato) ont fini par voter à 76 % en faveur de la reconnaissance d’un nouveau syndicat, le Sindicato Independiente Nacional de los Trabajadores y Trabajadoras de la Industria Automotriz (Sinttia). Il faut dire que l’ancien syndicat avait signé pour la énième fois une convention collective qui n’apportait aucune amélioration salariale et acceptait l’imposition de gains de productivité par la seule intensification du travail. Lorsque le gouvernement Mexicain a ouvert en 2019, par une réforme du code du travail, la voie à la démocratisation de la représentation des travailleurs, les travailleurs de GM au Mexique n’ont pas hésité à former un nouveau syndicat devenu majoritaire ; un exemple qui a été suivi par d’autres chez Goodyear ou Saint Gobain [7].

Certes, il existe beaucoup de différences entre la situation aux Etats-Unis et celle que l’on connaît en France. Outre la dispersion des forces syndicales et l’absence de caisse de grève, les syndicats sont confrontés à une négociation de plus en plus refermée sur la conception managérialiste du « dialogue social ». Mais par-delà ces différences et les obstacles que l’on peut identifier, il y a certainement des une convergence en termes de combativité ouvrière et une conscience critique à l’égard du management…

 

______________

 

Notes

[1].  En pleine crise économique, les grévistes avaient décidé d’occuper les ateliers, empêchant le lock-out et la mobilisation de briseurs de grève. Il aura fallu plusieurs grèves «sit down» au cours de 1936-1937 avant que General Motors et Chrysler concèdent enfin la reconnaissance syndicale et la négociation avec un comité regroupant des délégués d’atelier. Ford a continué à refuser le fait syndical, parfois avec violence, en mobilisant les Pinkerton – véritable milice patronale – et fait tirer à la mitrailleuse sur les piquets de grève. Chez Ford, l’UAW obtiendra la reconnaissance syndicale qu’en 1941, après l’introduction d’une nouvelle réglementation imposée par l’administration de Roosevelt en 1937 et l’entrée en guerre des Etats-Unis que l’UAW.

[2] Cette doctrine s’est formée au début du 20ème siècle à partir d’expériences concrètes dans plusieurs pays (Russie en 1905, Angleterre, Italie et Belgique en 1917-1922) où les syndicats  exerçaient un droit de véto sur toutes les décisions du management (horaires, conditions de travail, organisation du travail) tout en exigeant un droit de regard sur la gestion de l’entreprise (« ouverture des livres de compte »). Le contrôle ouvrier a été intégré dans la doctrine officielle de plusieurs confédérations syndicales et de certains partis sociaux-démocrates dans la période de l’entre deux-guerres. Après la seconde guerre mondiale, elle tend à s’institutionnaliser en RFA avec la Mitbestimmung ou co-détermination qui représente une variante plus modérée. Dans d’autres pays, tels que l’Italie, le Royaume-Uni ou la Belgique, elle reste centrale dans les doctrine syndicale. Il est important de ne pas confondre le « contrôle ouvrier » avec la cogestion ou le management participatif. Selon la doctrine originale, le syndicat doit garder toute son indépendance et considérer l’exercice d’un contrôle ouvrier comme une sorte de situation de double pouvoir qui forme en même temps une école préparant les travailleurs à l’autogestion ou la gestion ouvrière. Pour un aperçu des débats par rapport à la France, voir « Réforme de l’entreprise ou contrôle ouvrier ? Débat public entre François Bloch-Lainé, Ernest Mandel et Gilbert Mathieu», in Cahiers du C.E.S., n° 70-71, préfacé par J.-M. Vincent, E.D.I., Paris ; voir aussi Hélène Hatzfeld (2020), « Le “contrôle ouvrier” : diffusion et disparition d’un imaginaire », in Histoire Politique n°42 |  DOI : https://doi.org/10.4000/histoirepolitique.691 ; Jacques Béllanger (1986), « Le contrôle ouvrier sur l’organisation du travail: Étude de cas en Grande-Bretagne », in Relations Industrielles / Industrial Relations, Vol. 41, No. 4 (1986), pp. 704-719,  https://www.jstor.org/stable/23073111.   Pour une biographie de Walter Reuther, lire Nelson Lichtenstein (1996), The Most Dangerous Man in Detroit: Walter Reuther and the Fate of American Labor, Basic Books, NY ; voir aussi la recension critique de Jane Slaughter, co-fondatrice avec Kim Moody du journal Labor Notes, protagoniste du renouveau syndical au Etats-Unis depuis 1979.

[3]. Au premier semestre 2021, General Motors était le premier constructeur automobile en termes de parts de marché aux Etats-Unis, avec 16,48 % du marché des voitures et des véhicules utilitaires. Toyota arrive en deuxième position, avec une part de marché de 15,01 %. La troisième place est occupée par Ford, avec une part de marché de 11,92 %, suivie de près par Stellantis (11,48 %) et Honda (10,02 %).

[4]. Si une majorité de travailleurs souhaitent former un syndicat, ils peuvent choisir un syndicat de l’une des deux manières suivantes : si au moins 30 % des travailleurs signent des cartes ou une pétition indiquant qu’ils veulent un syndicat, le NLRB organise une élection. Si la majorité des votants choisissent ce syndicat, le NLRB certifiera le syndicat comme votre représentant pour les négociations collectives. Une élection n’est pas le seul moyen pour un syndicat de devenir votre représentant. L’employeur peut reconnaître volontairement un syndicat sur la base de preuves – généralement des cartes d’autorisation syndicales signées – qu’une majorité d’employés souhaitent qu’il les représente. Une fois le syndicat accrédité ou reconnu, l’employeur est tenu de négocier les conditions d’emploi avec le représentant du syndicat.

[5]. Mometti, Felice (2022), « Amazon aux Etats-Unis : de la défaite de Bessemer à la création d’un syndicat auto-organisé à New York », in Mouvements, vol. 110-111, n° 2-3, 2022, pp. 98-108. https://doi.org/10.3917/mouv.110.0098

[6] Pour une présentation de la théorie des mobilisations et du “collectivisme”, voir John Kelly (1998), Rethinking Industrial Relations, Mobilisations, Collectivism and Long Waves, Routlegde, Londres. Pour une note de lecture de J. Kelly, Stephen Bouquin, « Quand le collectivisme refait surface » in Les Mondes du Travail, n°30, pp. 210-217.

[7]. Grâce à cette réforme, l’élection déterminant le degré de représentation était devenu obligatoire et avait eu lieu en présence d’observateurs du Bureau international du travail et d’Industry ALL, la fédération organisant sur le plan mondial les travailleurs de l’automobile. Depuis l’introduction de la nouvelle loi, les nouveaux syndicats ont gagné leur reconnaissance dans une série impressionnante de firmes multinationales. Voir « Democratic Unions can Become a Reality », article publié le 25 mai 2022 Industry All .

 

n° 30 – « Travail, négociations, conflits : quelles recompositions? » (septembre 2023)

Sommaire du n° 30 – 220 pages – parution septembre 2023   Téléverser le n°30 (format pdf)

GRAND ENTRETIEN

Grèves et relations professionnelles en Grande-Bretagne et en Allemagne

Grand entretien avec Dave Lyddon et Martin Kuhlmann réalisé par Sophie Béroud, Delphine Corteel et Jérôme Pélisse

DOSSIER : TRAVAIL, NÉGOCIATIONS, CONFLITS : QUELLES RECOMPOSITIONS ?

Coordination par Sophie Béroud et Jérôme Pélisse

Introduction – La situation paradoxale des syndicats : entre affaiblissement et mobilisations

Sophie Béroud et Jérôme Pélisse

Effets et appropriations des réformes

 «Au plus près du terrain»? De la décentralisation des régulations à la concentration des pouvoirs

Camille Dupuy et Jules Simha

Des conflits ouverts au «dialogue social»: les stratégies patronales pour contourner les oppositions syndicales au travail de nuit et du dimanche dans le grand commerce parisien

Pauline Grimaud

Une diversité accrue des thèmes des négociations

De la prévention des risques professionnels. Le pouvoir d’agir syndical à l’épreuve des CSE 

Fabien Brugière, Lucie Goussard, Sabine Fortino, Guillaume Tiffon

La managérialisation de la question sociale dans une multinationale de la distribution sportive

Pierre Rouxel

La parentalité dans la négociation collective en France : un enjeu managérial plutôt que syndical?

Cécile Guillaume, Sophie Pochic

Le paradoxe du télétravail

Jens Thoemmes

Des acteurs aux prises avec les réformes

Les DRH face aux réformes du droit du travail

Chloë Biaggi

Les pratiques syndicales saisies par les logiques électorales

Timothy Hébert

Les conseillers du salarié, représentants syndicaux de ceux qui n’en ont pas. 

Gwendal Roblin

D’ICI ET D’AILLEURS

Néolibéralisme exacerbé au Brésil: dégradation sociale et dévastation de l’environnement

Andréia Galvão, José Marcos Nayme Novelli

NOTES DE LECTURE

Stephen Ackroyd et Paul Thompson, Organisational Misbehaviour, 2022, 322 p.

par Jan-Christian Karlsson

Matt Vidal, Management Divided. Contradictions of Labor Management, 2022, 350 p.

par Grégor Bouville

Olivia Foli, Les paroles de plainte au travail. Des maux indicibles aux conversations du quotidien, 2023, 265 p.

par Marc Loriol

John Kelly, Rethinking Industrial relations : Mobilisation, Collectivism and Long Waves, 1998, 189 p.

par Stéphen Bouquin

Catherine Pozzo di Borgo (1944-2022) : « dans le long crépuscule de la Terre, même les vaches sont bleues … »

Par Donald Nicholson-Smith // 

Catherine Pozzo di Borgo est une documentariste française qui a réalisé une série de films pionniers explorant l’impact des questions environnementales et sociales sur le lieu de travail. Son objectif constant était de donner la parole aux travailleurs ordinaires sans passer par des commentaires éditoriaux ou même militants. Née à Paris de parents de gauche, Pozzo di Borgo a passé du temps en Angleterre dans sa jeunesse, a séjourné dans un kibboutz et s’est rendue en Algérie pour observer des expériences d’autogestion. De retour à Paris dans les années soixante, elle suit des cours de sociologie et fréquente les situationnistes.

Ce n’est qu’après sept ans comme pigiste à l’Agence France-Presse que Pozzo di Borgo est venue à la réalisation. Envoyée à New York, elle est inspirée par le travail de Frederick Wiseman, notamment son film Meat. « Convaincue que j’avais enfin trouvé ma propre forme d’expression, j’ai abandonné le journalisme et me suis lancée dans l’aventure du cinéma direct. J’ai eu la chance de rencontrer le cinéaste américain Bob Machover » – membre dans les années soixante du collectif radical Newsreel et collaborateur de longue date de Robert Kramer – « qui m’a enseigné les bases du documentaire. Ensemble, nous avons réalisé trois films aux États-Unis ».

Le premier de ces films était Collection and Disposal : A Job for the Birds, un court métrage sur les éboueurs de la ville de New York et l’état lamentable de l’élimination des déchets dans la ville. Il a été suivi par Shop Talk (1980), qui présentait une assez grande imprimerie du New Jersey et les conflits entre les syndicats et la direction alors que l’entreprise déclinait sous l’impact des changements technologiques. Leur troisième et dernière collaboration a été The Great Weirton Stee(a)l. Weirton était la cinquième aciérie des États-Unis, mais dans le contexte de la désindustrialisation, les travailleurs ont fait grève pendant dix-huit mois lorsqu’ils ont été contraints de choisir entre la fermeture complète et l’acquisition de l’entreprise selon les termes d’un « plan d’actionnariat salarié » qui impliquait des réductions de salaire et des licenciements massifs.

Déjà dans son travail avec Machover, l’approche de Pozzo di Borgo, comme elle le dit, a toujours été « de permettre aux gens de parler, de raconter leur histoire, de ne pas intervenir et de ne pas leur imposer un programme ». En 1984, elle est retournée en France, où elle s’est lancée de manière indépendante dans une série remarquable d’études sur le monde du travail.

Il y a d’abord eu Les Vaches bleues de Salsigne, sélectionné au festival du documentaire de Lussas en 1991, qui enquêtait sur l’épidémie de cancer du poumon dans la dernière mine d’or de France, à Salsigne (Aude). Dissimulée pendant de nombreuses années, cette catastrophe écologique n’a été révélée qu’en 2021, bien après la fermeture de l’exploitation. En 2002, Pozzo di Borgo revient sur les conséquences désastreuses de la mine sur la population environnante avec Tout l’or de la montagne noire.

« J’ai toujours consacré beaucoup de temps à la recherche de mes sujets », se souvient Pozzo di Borgo. « J’ai réuni l’argent, choisi les techniciens et écrit le scénario. Elle a souvent travaillé en étroite collaboration avec des experts compétents et actifs dans le domaine des lieux de travail mortels ».

Son prochain sujet principal, en 1996, avec Arrêt de tranche : Les Trimardeurs du nucléaire, elle s’intéresse aux agents de maintenance exploités par la compagnie française d’électricité EDF. Ces employés itinérants, sans couverture sociale ni équipement antiradiation, étaient déplacés d’un poste à l’autre en fonction des arrêts planifiés dans les centrales nucléaires du pays.

Le film Tu seras manuel mon gars, sorti en 1998, suivait un groupe de garçons jugés arriérés en classe et envoyés dans une école professionnelle. Ces jeunes sont désabusés et n’ont aucune chance de trouver un emploi décent.

En 2003, Pozzo di Borgo réalise l’une de ses œuvres les plus prophétiques : Chômage et précarité. Basé comme d’habitude sur des témoignages de première main, ce film comparait le « problème du chômage » dans quatre pays, à savoir la France, le Royaume-Uni, la Belgique et l’Allemagne. Il reflétait également la dépendance croissante du capitalisme à l’égard de ce que l’on appelle aujourd’hui la gig economy : l’utilisation d’emplois « précaires » pour contribuer à éroder la responsabilité des entreprises en matière de protection des travailleurs. Ce film a donné lieu à un livre, édité par Pozzo di Borgo : Chômage et résistances (Dunkerque et Paris, 2005).

Il est arrivé que la conception qu’avait Pozzo di Borgo de sa tâche se heurte à une perspective militante qui exigeait un ton optimiste, mais elle est restée ferme, annonçant par exemple que parfois « les travailleurs préfèrent travailler dans un environnement dangereux plutôt que de ne pas avoir de travail du tout ». Selon elle, « mes films ne se terminent pas bien. Ils montrent la résilience, la résistance et la détermination des membres de la classe ouvrière, mais ils ne les montrent pas souvent en train de gagner ».

Son dernier film était peut-être un peu plus optimiste. Les Brebis font de la résistance évoque « la campagne réussie des petits agriculteurs du plateau du Larzac contre l’empiètement de l’armée sur leurs terres ». Elle s’est intéressée à une coopérative « dirigée par des gens extraordinaires. Ils étaient heureux dans leur travail et profondément attachés à l’agriculture durable ».

Dans l’ensemble, le travail de Pozzo di Borgo constitue une belle contribution à la lutte contre le néolibéralisme, le démantèlement de l’État-providence et l’absence délibérée de réponse au désastre environnemental. Voici son propre résumé, peut-être trop modeste : « L’héritage de ’68 pour moi était le désir de changer le monde. Nous devons maintenant laisser les choses aux nouveaux militants écologistes. Ils verront certainement que nous n’avons pas atteint nos principaux objectifs, à savoir renverser le capitalisme et mettre fin à l’injustice sociale, mais j’espère qu’ils reconnaîtront nos petites réussites et qu’ils poursuivront la lutte pour des lendemains meilleurs ».

La Cinematek (Bruxelles) consacre une rétrospective à Catherine Pozzo di Borgo (1944-2022). Catherine a été membre de la réaction de la revue Les Mondes du Travail (2006-2010) et enseignante PAST au département de sociologie de l’université Picardie Jules Verne. 

Article publié sur le site de la Cinematek et republié avec l’accord de l’auteur et de l’organisation.

Voici le programme de la rétrospective à la Cinématek (Bruxelles)

 

Notre Opéraïsme – Mario Tronti

Extrait de Noi Operaisti, de Mario Tronti (1931-2023)

Présentation

Alors que la plupart des traditions intellectuelles de la gauche européenne se sont propagées au-delà des frontières nationales, l’opéraïsme italien des années 1960 a largement constitue une expérience sui generis en son temps. Reconnu pour son impact intellectuel significatif dans son pays, il a transformé la sociologie italienne, grâce à son projet d’enquêtes ouvrières, et a donné naissance à une récolte abondante, bien qu’évanescente, de revues théoriques : Quaderni Rossi, Classe operaia – il a eu moins de répercussions immédiates a l’étranger que le courant plus large autour du quotidien Il Manifesto, dont l’ampleur culturelle et la cohérence politique n’était pas du même ordre. L’existence de l’opéraïsme a été conditionnée par l’expansion industrielle spectaculaire des années 1950, au sein d’une culture déjà profondément colorée par deux partis de gauche de masse, chacun doté d’une vie intellectuelle animée. Le Partito Comunista Italiano comptait quelque deux millions de membres, tandis que le Partito Socialista Italiano des décennies d’après-guerre était bien plus à gauche que la social-démocratie de l’Europe du nord. L’opéraïsme se caractérise par une hostilité gramscianisme dilué de la perspective « nationale-populaire » du PCI (« la résistance comme second Risorgimento »), et par une pratique combinant enquête ouvrière et dialogue avec les acteurs des luttes. Les premiers penseurs de l’opéraïsme provenaient principalement de la gauche du PSI, dont le mot d’ordre d’ « autonomie » – à l’origine avec une connotation de « pour soi » – est reste un terme clef. Figure emblématique, Raniero Panzieri (1921-1964) a dirigé la revue theorique Mondo operaio de 1957 a 1959 ; marginalise par la direction de Parti, il est allé travailler pour Einaudi à Turin en y lançant Quaderni Rossi en 1961, Panzieri a pu s’appuyer sur des penseurs partageant les mêmes idées tels que Luciano Della Mea à milan, Antonio Negri et Massimo Cacciari à Padoue et Mario Tronti à Rome. Né à Rome en 1931 dans une famille communiste de la classe ouvrière, Tronti a rejoint le PCI au début des années 1950, alors qu’il étudiait la philosophie à l’université de Rome. Rompant avec les Quaderni Rossi en 1964, il a ensuite édité Classe Operaia, avant de revenir au PCI en 1967 pour poursuivre le projet operaïste dans ses rangs et développer le concept d’ « autonomie du politique ». Nous publions ici un extrait de Noi operaisti, tiré des mémoires de Tronti sur le mouvement opéraïste (2009) et publié en français en 2013 par les éditions d’en-bas. A la fois polémique et personnel, Tronti y établit une distinction nette entre l’opéraïsme classique et son écho lointain, l’autonomisme, qui a persisté dans les milieux contre-culturels des grandes villes européennes à partir de la fin des années 1970, pour émerger à nouveau sous une forme plus hygiénique après la publication de l’ouvrage Empire d’Antonio Negri et Michael Hardt.

Alors que la plupart des formes et traditions politiques de la gauche européenne se sont librement propagées au-delà des frontières nationales, l’opéraïsme italien des années 1960 a largement constitué une expérience sui generis en son temps. Reconnu pour son impact intellectuel significatif dans son pays, il a transformé la sociologie italienne, grâce à son projet d’enquêtes sur les travailleurs, et a donné naissance à de nombreuses revues théoriques : Quaderni rossi, Classe operaia, Angelus Novus, Contropian – il a eu moins de répercussions immédiates à l’étranger que le courant plus large autour du journal Il Manifesto, dont l’ampleur culturelle et la cohérence politique étaient d’un autre ordre. L’existence de l’opéraïsme a été conditionnée par l’expansion industrielle spectaculaire dans l’Italie des années 1950, au sein d’une culture déjà profondément colorée par deux partis ouvriers de masse, chacun doté d’une vie intellectuelle animée. Le Parti Communiste italien comptait quelque deux millions de membres, tandis que le Parti Socialiste des décennies d’après-guerre était très à gauche par rapport à la social-démocratie de la guerre froide ; tous deux ont été revitalisés par le dégel qui a suivi le discours secret de Khrouchtchev. L’opéraïsme se caractérise par une hostilité à l’égard d’un gramscianisme dilué de la perspective « nationale-populaire » du PCI («la Résistance comme second Risorgimento »), et par un engagement dans des méthodologies scientifiques anti-historiques. Les premiers penseurs de l’opéraïsme provenaient principalement de la gauche du PSI, dont le mot d’ordre d’ « autonomie » – à l’origine avec une connotation de « pour soi » – est resté un terme clé. Figure emblématique, Raniero Panzieri (1921-64) a dirigé la revue théorique de l’ISP Mondo operaio de 1957 à 59 ; marginalisé par la direction de Nenni, il est allé travailler pour l’éditeur Einaudi à Turin. En y lançant Quaderni rossi en 1961, Panzieri a pu s’appuyer sur des penseurs partageant les mêmes idées que Luciano Della Mea à Milan, Antonio Negri et Massimo Cacciari en Vénétie et Mario Tronti à Rome. Né à Rome en 1931 dans une famille communiste de la classe ouvrière, Tronti a rejoint le PCI au début des années 1950, alors qu’il étudiait la philosophie à l’université de Rome. Rompant avec les Quaderni rossi en 1964, il a ensuite édité le journal Classe Operaia avant de revenir au PCI en 1967 pour poursuivre le projet opéraïste dans ses rangs et développer un concept d’  « autonomie du politique ». Dans ce numéro, nous publions un extrait édité des mémoires de Mario Tronti (Noi operaisti, publié par Derive Approdi en 2009 avec une traduction française publiée en 2013). À la fois polémique et personnel, il offre un contraste éclairant entre le printemps de 1956 et l’automne chaud de 1969, et établit une distinction nette entre l’opéraïsme classique et son écho lointain, l’autonomisme, qui a persisté dans les marges contre-culturelles des villes européennes à partir de la fin des années 1970, pour émerger sous une forme plus hygiénique dans l’Empire de Hardt et Negri au début des années 2000.

 

Notre opéraïsme

MARIO TRONTI

L’opéraïsme italien des années 1960 commence avec la naissance des Quaderni rossi et s’arrête avec la mort de la Classe operaia. Fin de l’histoire. Tel est l’argument. Ou bien – le grain ne meurt – l’opéraïsme se reproduit autrement, se réincarne, se transforme, se corrompt et… se perd. Ce texte est né de l’envie de clarifier la distinction intellectuelle entre l’opéraïsme  [1] et le post-opéraïsme, ou les mouvements autonomes de la fin des années 1970 et d’après. La mémoire capricieuse a fait le reste. Il appartiendra aux lecteurs de juger si ce « reste » est de bon goût et d’une quelconque utilité aujourd’hui. C’est ma vérité, basée sur ce que je croyais à l’époque et que je vois beaucoup plus clairement aujourd’hui. Je ne veux pas donner une interprétation canonique de l’opéraïsme, mais une des lectures possibles, suffisamment unilatérale pour soutenir la bonne vieille idée d’une recherche partisane, cette pratique théorique du « point de vue » qui nous a formés.

Je dis « nous », parce que je crois pouvoir parler au nom d’une poignée de personnes inséparablement liées par un lien d’amitié politique, qui partageaient un nœud commun de problèmes en tant que « pensée vécue ». Pour nous, la distinction classique « ami/ennemi politique » n’était pas seulement un concept de l’ennemi, mais aussi une théorie et une pratique de l’ami. Nous sommes devenus et sommes restés amis parce que nous avons découvert, politiquement, un ennemi commun en face de nous ; cela a eu des conséquences qui ont déterminé les décisions intellectuelles de l’époque et les horizons qui ont suivi. J’essaierai de parler simplement, en évitant le langage littéraire. Mais il faut dire que l’opéraïsme des années 1960 a forgé son propre « haut style » d’écriture, ciselé, lucide, conflictuel, où l’on croyait saisir le rythme des ouvriers en lutte contre les patrons. Chaque période historique est marquée par sa propre forme de représentation symbolique. Les partisans semi-lettrés confrontés aux bourreaux nazis ont produit les Lettere di condannati a morte della Resistenza, une œuvre d’art [2] tandis que les jeunes qui se présentaient devant les portes de l’usine Fiat Mirafiori de Turin au petit matin rentraient chez eux le soir pour lire l’Âme et la Forme du jeune Lukács. Une pensée forte exige une écriture forte. Le sens de la grandeur du conflit a éveillé en nous une passion pour le style nietzschéen : parler dans un registre noble, au nom de ceux qui sont en dessous.

Je n’ai jamais oublié la leçon que nous avons apprise aux portes des usines, lorsque nous arrivions avec nos tracts prétentieux, invitant les travailleurs à rejoindre la lutte anticapitaliste. La réponse, toujours la même, venait des mains qui acceptaient nos chiffons de papier. Ils riaient et disaient : « Qu’est-ce que c’est ? De l’argent ? ». Ils étaient de cette « race païenne brutale », en effet. Ce n’était pas le mot d’ordre bourgeois « enrichissez-vous ! », c’était le mot salaire, présenté comme une réponse objectivement antagoniste au mot profit. L’Opéraïsme a retravaillé la brillante phrase de Marx – le prolétariat atteignant sa propre émancipation libérera l’humanité entière – pour lire : la classe ouvrière [3], en suivant ses propres intérêts partiels, crée une crise générale au sein des rapports sociaux capitalistes. L’opéraïsme a marqué une façon de penser politiquement. La pensée et l’histoire se rencontrent dans un choc direct, immédiat et frontal. Ce qui est doit être exposé à l’analyse, à la réflexion, à la critique et au jugement. Ce qui a été dit et écrit à son sujet est venu bien plus tard.

Le récit biographique qui suit conserve un élément d’ambivalence entre le registre personnel et le registre générationnel. Mais je dois dire d’emblée que mon opéraïsme était de type communiste. Les membres du parti n’ont jamais été majoritaires au sein de l’opéraïsme italien, ni été dominants au sein des revues Quaderni rossi ou Classe operaia et la combinaison était peut-être mon problème personnel. Je décrirai ici les Lehrjahre – les années d’apprentissage formatrices – des operaisti, une fraction générationnelle limitée mais significative. En tant qu’historien maladroit des événements et des idées, j’essaierai d’expliquer les premières tentatives complexes d’argumentation de l’opéraïsme, ainsi que certaines des positions adoptées par la suite.

Rupture de cinquante-six

Une date clé apparaît comme un lieu stratégique pour nous tous : 1956. Plusieurs éléments ont rendu cette année « inoubliable », mais j’insisterai sur le passage – il s’agit en fait une rupture épistémologique – d’une vérité de parti à une vérité de classe. La période qui s’est écoulée entre le vingtième congrès du parti communiste soviétique et les événements de Budapest[4] a constitué une suite de sauts dans la prise de conscience d’une jeune génération d’intellectuels. J’ai senti, avant de le penser consciemment, que le vingtième siècle se terminait là. Nous nous sommes réveillés du sommeil dogmatique de l’historicité. En Italie, la règle du nom propre, substantif ou adjectif, matérialiste ou idéaliste – la ligne De Sanctis-Labriola-Croce-Gramsci – avait exercé une hégémonie culturelle inégalée en politique. Grâce au charisme de Togliatti, un puissant groupe de leaders du pci a pu se constituer autour de cette ligne et s’est attelé à sa mise en œuvre dans l’après-guerre. À l’Instituto Gramsci, on pouvait rencontrer des membres du parti issus de la Direction et du Secrétariat. Ils n’écrivaient pas de livres et ne faisaient pas appel à d’improbables écrivains fantômes pour le faire à leur place. Ils lisaient des livres. Et entre une initiative et la suivante, ils discutaient de ce qu’ils en pensaient.

À un moment donné, un personnage à l’allure étrange est arrivé de Sicile – il avait enseigné à Messine : grand, râblé, avec un nez crochu et un visage de faucon. Il s’exprimait dans une langue difficile, et ses écrits étaient encore plus difficiles à comprendre. Mais Galvano Della Volpe a démonté, pièce par pièce, la ligne culturelle des communistes italiens, sans respecter les allégeances d’orthodoxie [5]. Pour être honnête : nous nous sommes libérés du carcan « national-populaire » gramscien du PCI, mais un certain aristocratisme intellectuel est resté accroché à nous. La compréhension était plus importante que la persuasion ; travailler sur le concept créait des difficultés avec le mot. Aujourd’hui, c’est l’inverse qui est vrai : la facilité du discours implique de se passer de la pensée. L’approche que nous avons adoptée à l’époque semble d’autant plus précieuse aujourd’hui, au moment où le triomphe de la vulgarité médiatisée sur le langage politique est en passe de s’achever. Nous étions une école de rigueur intellectuelle ascétique, au prix d’un isolement un peu auto-référentiel. La science contre l’idéologie, tel était notre paradigme. Marx contre Hegel, comme Galilée contre les scolastiques, ou Aristote contre les platoniciens. Puis, grosso modo, nous avons dépassé ce schéma sur le plan du contenu, tout en conservant les enseignements sur le plan de la méthode. A la réflexion, c’est précisément sur cette base qu’à partir de 1956, alors que d’autres camarades redécouvraient la valeur des libertés bourgeoises, que nous, à quelques-uns, avons eu la chance de découvrir, par tâtonnements, les horizons de la liberté communiste.

Je reste dubitatif quant aux choix tactiques à ce moment-là – non pas ce qui était « correct », mais ce qui aurait été le plus utile. Il est vrai que, parfois, peu dépend de ses propres décisions et beaucoup des circonstances, des ouvertures, des rencontres. Mais une autre voie s’offrait à nous en 1956 : celle d’un développement politique au sein du PCI, dont la direction s’était engagée dans une période de « renouveau dans la continuité ». Qu’est-ce que cette deuxième voie aurait impliqué ? Une longue marche dans l’organisation, un sacrifice culturel sur l’autel de la praxis, l’exercice de cette catégorie politique de la Renaissance qu’est la « dissimulation honnête ». Dans ma formation politique personnelle, Togliatti était le maître politique par excellence. Quand je me demande s’il aurait été possible d’être « Togliattien », avec une culture différente, je réponds par l’affirmative. La politique possède son autonomie propre, même par rapport au cadre culturel qui la soutient et parfois la légitime. Nous nous laissons emporter par le plaisir fascinant de la pensée alternative. Mais le doute persiste que l’autre voie était peut-être la bonne : en dire un peu moins et en faire un peu plus. La découverte théorique de l’« autonomie du politique » a eu lieu dans le cadre de l’expérience pratique de l’opéraïsme ; ce n’est que son élaboration historico-conceptuelle qui est venue plus tard – et avec elle, la prise de conscience d’avoir échoué à réaliser une synthèse du « dedans et du contre ».

Il y a quelques années, j’ai écrit : « Nous, jeunes intellectuels communistes, avions raison d’être du côté des insurgés hongrois de Budapest. Mais – c’est le paradoxe de la révolution à l’Ouest – l’État socialiste n’a pas eu tort de mettre fin à cette lutte avec des chars d’assaut » [6]. C’est le genre de phrase que les amis les plus proches, précisément parce qu’ils vous veulent du bien, font semblant de ne pas avoir lue. Pourtant, résoudre cette énigme œdipienne du mouvement ouvrier du vingtième siècle était exactement la tâche à laquelle nous étions confrontés. Il est facile de choisir entre ce qui est correct et ce qui est erroné ; ce qui est difficile, c’est de devoir choisir entre deux idées correctes, toutes deux internes à notre camp. Le dilemme est de savoir s’il faut rechercher la passion de l’appartenance ou le calcul des possibilités. Les deux idées correctes de 1956 furent aussi les deux erreurs, divisant ceux qui ne voyaient que le développement possible de ce qu’on appellerait le « socialisme à visage humain » et ceux dont le seul critère était le contrôle immédiat des positions, dans le feu croisé des deux camps de la guerre froide.

Pourtant, l’une des analyses critiques les plus importantes du système soviétique est venue de l’intérieur de l’opéraïsme. L’ouvrage Operai e sistema sovietico de Rita Di Leo a démontré que partir du point de vue des travailleurs permettait d’appréhender bien plus que l’usine capitaliste [7]. L’expérience politique ouvrière par excellence était ici mise en jeu de manière critique. Elle reste une analyse extrêmement isolée : la vérité et les faits coïncident trop pour qu’elle soit accueillie par les deux idéologies dominantes et opposées…

Un Bildungsroman

C’est au début des années 1960 qu’un groupe d’opéraïstes a commencé à se former spontanément. Pas de la manière dont les « groupes » se sont institutionnalisés au début des années 1970. C’était une façon originale et tout à fait informelle de se rassembler, politiquement et culturellement. Il est étrange de constater qu’avec le temps, une sorte d’affection mutuelle s’est maintenue, même parmi les camarades qui n’ont pas fait le même voyage des Quaderni rossi jusqu’à la revue Classe operaia. Je ressens encore une profonde sympathie en me rappelant les qualités humaines de personnes telles que Bianca Beccalli, Dario et Liliana Lanzardo, Mario Miegge, Giovanni Mottura, Vittorio Rieser, Edda Saccomani, Michele Salvati et bien d’autres encore. Quaderni rossi était un titre magnifique pour un journal, d’une simplicité évocatrice, éloquente en soi. Les « cahiers » expriment la volonté de recherche, d’analyse et d’étude. Le rouge de la couverture était le signe d’une décision, d’un engagement à être cela. Commencer l’écriture, et donc la lecture, par la couverture – noir sur rouge – était une idée brillante de Raniero Panzieri.

Raniero – il est mort en 1964, à l’aube de la quarantaine – fait partie de ceux qui ont été condamnés à passer trop peu de temps sur cette terre. Suffisamment, cependant, pour laisser une trace. En me souvenant de lui aujourd’hui, en y repensant, j’éprouve la nostalgie d’une humanité politique perdue. Il n’était pas par nature un héros romantique, mais il l’est devenu par la force des choses. Il voulait passer du statut d’organisateur de l’opéraïsme à celui d’organisateur de la culture ouvrière. Mais il ne savait rien organiser du tout. C’est le charme de ses limites, si semblables aux nôtres – aux miennes en particulier – qui nous a fait nous sentir proches de lui. Le Marx de Panzieri était celui de Luxemburg, pas celui de Lénine. Comme Rosa, il lisait le Capital et imaginait la révolution. Contrairement à Lénine, qui a lu le Capital pour organiser la révolution. Il n’était pas, et n’aurait jamais pu être, communiste. Sa tradition était celle du syndicalisme révolutionnaire, avec une dose de socialisme anarchiste que le vieux psi portait historiquement en lui. Mais le « contrôle ouvrier » était un mot magique qui nous réveillait de cet autre sommeil dogmatique – le « parti de tout le peuple » des socialistes.

Marcher avec Raniero la nuit dans les rues de Rome ou de Milan – et non de la détestable Turin – c’était réaliser l’idée de Walter Benjamin de « se perdre » dans les rues d’une ville. Se perdre dans la polis, c’est aussi un art, celui de la politique, que nous nous sommes efforcés de maîtriser. Plus d’une fois, nous nous sommes perdus et nous nous sommes retrouvés sur la frontière qui sépare un camp de l’autre, sans jamais la franchir. Nous préférions les patrons éclairés, mais pour mieux mener la guerre qui nous intéressait. Nous n’étions pas épris de démocratie libérale, mais nous l’utilisions comme un terrain de lutte plus avancé. Intuitivement, nous reconnaissions les réformistes de gauche comme des fonctionnaires sérieux du general intellect capitaliste (et qui règne désormais au niveau euro-mondial). Nous avons apprécié l’impulsion du mouvement comme une passion, plutôt que comme un fait. C’était un événement de l’imagination politique auquel nous pensions constamment – et que nous pratiquions, ce qui est bien plus sérieux.

Quaderni rossi a allumé la lumière à l’intérieur de l’usine, fait la mise au point de l’objectif et pris une photo où les rapports sociaux de production apparaissent avec une clarté saisissante. Quoi que l’on dise des intellectuels ex-ouvriers, on s’accorde toujours à reconnaître la « lucidité » des analyses des enquêtes ouvrières. L’Operaismo a ouvert une nouvelle voie à la sociologie. La méthodologie wébérienne mélangée à la politique de l’analyse marxiste. En ce sens, si l’on regarde en arrière, entre Quaderni Rossi et Classe operaia, ou entre Vittorio Rieser et Romano Alquati, il y avait moins de désaccords qu’on ne le pensait à l’époque. La dette de la sociologie italienne à l’égard de l’opéraïsme est aujourd’hui largement reconnue ; mais c’était aussi un contexte dans lequel de nouvelles façons de faire de l’histoire étaient envisagées. Umberto Coldagelli et Gaspare De Caro ont ouvert une voie critique avec leurs « hypothèses de recherche marxistes sur l’histoire contemporaine », dans le n°3 des Quaderni rossi. Coldagelli a entamé sa longue aventure dans l’histoire politique et institutionnelle de la France ; Sergio Bologna entame des recherches sur l’Allemagne, le nazisme et la classe ouvrière.

Les chemins du purgatoire

Notre désaccord avec Panzieri et les sociologues de Quaderni rossi portait sur l’idée et la pratique de la politique, rien d’autre. La primauté de la politique était présente dès le départ dans Classe operaia, lancé en 1963 comme « le journal politique des travailleurs en lutte ». Le slogan de mon éditorial, « Lénine en Angleterre », dans le premier numéro – « d’abord les travailleurs, ensuite le capital » ; autrement dit, ce sont les luttes des travailleurs qui déterminent le cours du développement capitaliste – était la politique : la volonté, la décision, l’organisation, le conflit. Le passage de l’analyse de la situation des travailleurs, comme Quaderni rossi a continué à le faire, à l’intervention dans les revendications qu’ils avancent pour leurs intérêts de classe, est ce qui a donné son sens au saut de la revue au journal. Et si les Quaderni rossi ont innové sur le plan du contenu, Classe operaia a également révolutionné les formes. Le choix du graphisme relève d’un artisanat de haut niveau ; poètes et écrivains, de Babel à Brecht, de Maïakovski à Éluard, se pressent dans ses pages ; il inaugure la satire politique en bande dessinée – le dragon victorieux poursuivant un Saint-Georges en fuite, dans une inversion de l’esclave et du seigneur. Nous avons vu Classe operaia comme le Politecnico – un légendaire hebdomadaire culturel de l’après-guerre – des ouvriers d’usine.

Sur l’en-tête rouge du journal, on pouvait lire les mots de Marx : « Mais la révolution est complète ». Si la révolution est complète, elle est encore en train de traverser le purgatoire. Elle fait son travail méthodiquement . Aber die Revolution ist gründig. Traduction/interprétation : elle va au fond des choses. Ce n’est pas si mal comme ambition. Ce « Mais » des débuts était crucial qui exprime un doute important. Aujourd’hui, nous ne savons plus s’il travaille encore méthodiquement, ou peut-être précairement, ou s’il a pris sa retraite. Les longues et lentes périodes de restauration sont plus que d’autres propices aux feux de paille de l’illusion révolutionnaire ; entre 1848 et 1871, Marx en a vu plusieurs. De notre petit coin, nous en avons vu d’autres, et ce sera plus tard l’un des critères de sélection de ceux qui porteront l’expérience opéraïste sur le terrain de la lutte. Aujourd’hui, la fameuse scission au sein des Quaderni rossi peut sembler à première vue due à l’incompatibilité de personnalités comme Raniero Panzieri et Romano Alquati. Réunis sur la base d’un projet de recherche commun, ils ne pouvaient coexister. Chez Alquati, le désarroi intellectuel est élevé au rang de génie. Il ne voyait pas tant ce qui est que ce qui est en train de naître. Il nous a raconté que ce n’est qu’à l’âge adulte, lorsqu’il a enfin pu s’acheter des lunettes, qu’il s’est rendu compte que les champs de pâturages étaient verts. Alquati inventait, et donc intuitionnait ; il disait qu’il avait toujours un temps d’avance. Mais c’est lui qui nous a montré comment les jeunes ouvriers de la fiat menaient leur lutte.

En d’autres termes, nous avons formé un asile de fous… Lors de nos réunions, nous passions la moitié du temps à parler, le reste à rire. Et à part quelques militants de base du pci, je n’ai encore jamais rencontré des gens de plus grande valeur humaine que ceux que j’ai côtoyés d’abord aux Quaderni rossi, puis à la Classe operaia : des interventions publiques aussi désintéressées, exemptes de toute ambition personnelle ; un sens de l’engagement aussi franc ; et surtout, une façon aussi désenchantée, aussi ironique, de partager le travail collectif. Les camarades de Quaderni rossi sont plus connus, et ont été pardonnés par les temps iniques qui ont suivi, accueillis dans le Parnasse des bien-pensants. Les camarades de la Classe operaia sont moins cités et plus souvent décriés ; je m’en souviens avec une infinie nostalgie. Ces jeunes hommes et ces jeunes femmes n’ont pas théorisé « une nouvelle façon de faire de la politique ». Ils l’ont pratiquée.

Notre opéraïsme

Qu’est-ce donc que l’opéraïsme ? Une expérience de formation intellectuelle, avec des années de noviciat et de pèlerinage ; un épisode de l’histoire du mouvement ouvrier, oscillant entre formes de lutte et solutions organisationnelles ; une tentative de rupture avec l’orthodoxie marxiste, en Italie et au-delà, sur les relations entre travailleurs et capital ; une tentative de révolution culturelle en Occident. Pour cette raison il faut dire que l’opéraïsme est aussi un événement singulier du vingtième siècle. Il est apparu au moment précis d’une transition où la grandeur tragique du siècle s’est retournée sur elle-même, passant d’un état d’exception permanent à un nouveau temps « normal », sans époque. Avec le recul des années 1960, nous pouvons constater que ces années représentaient une transition. Le désordre maximal a renouvelé l’ordre existant. Tout a changé pour que l’essentiel reste inchangé.

L’ouvrier d’usine que nous avons rencontré était une figure du vingtième siècle. Nous n’avons jamais utilisé le terme « prolétariat » : « nos » ouvriers ne ressemblaient pas à ceux du Manchester d’Engels, mais plutôt à ceux de Detroit. Nous n’avons pas apporté dans les usines La condition de la classe ouvrière en Angleterre en 1844, mais la lutte des ouvriers contre le travail des Grundrisse de Marx. Nous n’étions pas animés par une révolte éthique contre l’exploitation des usines, mais par une admiration politique pour les pratiques d’insubordination qu’elles avaient inventée. Il faut reconnaître à notre opéraïsme le mérite de ne pas être tombé dans le piège du tiers-mondisme, de la campagne contre la ville ni des longues marches paysannes. Nous n’avons jamais été Pro-chinois et la révolution culturelle nous a laissés froids, étrangers, plus que sceptiques et même très critiques à son égard. Le rouge était et reste notre couleur préférée, mais nous savons que lorsque des gardes ou des brigades (rouges) l’adoptent, seuls les pires aspects de l’histoire de l’humanité peuvent en résulter.

Mais nous nous félicitions que les ouvriers du XXème siècle aient perturbé la « longue et glorieuse » histoire des classes subalternes, avec leurs rébellions désespérées, leurs hérésies millénaristes, leurs tentatives récurrentes et généreuses – toujours douloureusement réprimées – de briser leurs chaînes. Dans les grandes usines, le conflit est presque égal. On gagnait et on perdait, jour après jour, dans une guerre de tranchées permanente. Nous étions excités par les formes de la lutte mais aussi par son timing, les moments saisis, les conditions imposées, les objectifs poursuivis et les moyens de les poursuivre : ne rien demander de plus que ce qui était possible, rien de moins que ce qui pouvait être obtenu. Ce fut une autre découverte pénétrante de constater que, pendant la longue phase de quiescence apparente de la Fiat au retour des luttes conventionnelles nationales en 1962 – il n’y avait pas eu de passivité ouvrière mais une autre forme de lutte sauvage : le salto della scocca (« sauter un châssis » ou interrompre le travail pendant quelques minutes seulement, NDT), le sabotage sur la chaîne de montage ou encore l’utilisation insubordonnée des programmes de production tayloristes.

Certes, ces travailleurs étaient les enfants des travailleurs antifascistes de 1943, qui avaient sauvé les entrepôts et les machines-outils de la destruction par les nazis. Mais ils étaient aussi les héritiers des occupations d’usines des années révolutionnaires, 1919-20, quand le drapeau rouge flottait sur les usines, témoignage de la volonté de faire comme en Russie. Dans la concentration forcée du travail industriel en Italie entre les années 1950 et 1960, les besoins d’un développement capitaliste effréné ont créé un creuset sans précédent d’expériences historiques, de besoins quotidiens, d’insatisfactions syndicales et de revendications politiques ; c’est ce que les opéraïstes tentaient – naïvement, sans doute – d’interpréter. Naïveté bienheureuse qui nous rendait, comme le disait Fortini, « sages comme des colombes » … L’opéraïsme était notre université, nous étions diplômés en lutte des classes, ce qui nous permettait non pas d’enseigner, mais de vivre. Le point de vue des travailleurs est devenu une façon politique de voir le monde et une façon humaine d’y opérer, en restant toujours du même côté. Le fait est que toute l’histoire de la première moitié du vingtième siècle a convergé vers la figure de « l’ouvrier de masse » ; c’est le seul sujet social qui a émergé de la classe laborieuse à cette époque, entre 1914 et 1945, qui a grandi par la suite et qui a pu se hisser à la hauteur de cette histoire.

Pourtant, avec les années 1960, nous entrions déjà dans la moitié déclinante du siècle ; seul le cours misérable des décennies qui ont suivi, jusqu’à la fin du siècle et au-delà, pouvait faire croire à une saison miraculeuse de nouveaux départs. La différence qualitative entre l’agitation et la révolution nécessite un examen plus approfondi. Critiquer le pouvoir est une chose, le mettre en crise en est une autre. L’émancipation de l’individu dans les années 1960 a conduit à la restauration de l’ancien équilibre des forces, aujourd’hui rehaussé par quelques nouvelles réformes. Nous avons été les victimes sacrificielles de ce processus, qui n’était pas une anomalie mais une caractéristique normale de la politique. Il ne suffit pas de comprendre cela pour le renverser, mais c’est une condition préalable nécessaire. Toute la discussion sur « l’autonomie du politique » – qui a pris naissance dans l’opéraïsme et s’est propagée à partir de là – portait sur ce point. Les luttes ouvrières déterminent le cours du développement capitaliste ; mais le développement capitaliste utilisera ces luttes à ses propres fins si aucun processus révolutionnaire organisé ne s’ouvre, capable de changer cet équilibre des forces. On le voit bien dans le cas des luttes sociales où tout l’appareil systémique de domination se repositionne, se réforme, se démocratise et se stabilise à nouveau.

Un paradoxe : les luttes culturellement arriérées – pour l’ « émancipation » – ont eu des conséquences sociales favorables au travail, obligeant le capital à faire des concessions : l’État-providence, les réformes constitutionnelles, le rôle des syndicats et des partis. Cependant, les luttes plus avancées sur le plan culturel – pour la libération – ont engendré une résurgence capitaliste vengeresse, la pensée unique d’une seule forme de vie sociale possible et la subordination de tout ce qui est humain à une théorie et à une pratique universelle de la vie bourgeoise. Peut-être, comme le clament les conservateurs et les libéraux, les premières luttes étaient-elles justes et les secondes erronées ? Je crois qu’il faut chercher une autre explication. Dans les luttes pour l’émancipation, le mouvement ouvrier organisé a joué un rôle central et actif. Dans les luttes de libération, c’est la crise de ce mouvement qui a joué un rôle actif et, paradoxalement, les luttes ont exacerbé cette crise. L’opéraïsme a-t-il également fonctionné de cette manière ? Je laisse la question en suspens…

L’opéraïsme et le PCI

Il y avait pourtant un fait simple qui ne pouvait être éliminé par un acte de volonté politique. Beaucoup de ceux qui constituaient la « subjectivité alternative » des années 1960 avaient été formés en dehors des formes institutionnelles officielles du mouvement syndical et de ses partis, et étaient orientées contre elles dans une certaine mesure. C’est ainsi qu’en 1962, le conflit des ouvriers de la fiat au sujet d’un nouvelle convention est devenue l’occasion d’une agitation publique extraordinaire, avec un écho au niveau national. C’est ainsi, avons-nous appris, que la centralité politique de la classe laborieuse a fonctionné dans la pratique : en remettant à l’ordre du jour du pays, à chaque fois qu’elle a éclaté, la proposition de Brecht à la conférence antifasciste de Paris en 1935 : « Camarades, parlons des rapports de propriété ! ». Mais le PCI ne s’est pas acquitté de la fonction qui lui était dévolue, à savoir traduire les grandes luttes ouvrières du début des années 1960 en haute politique. Contrairement à ce que l’on pense, le « parti de la classe ouvrière » était plus disposé à écouter le 1968 des étudiants que le 1969 des travailleurs italiens. (Là encore, la preuve est faite a posteriori : dans les années qui suivent, la direction du parti se renouvelle bien plus dans les rangs des étudiants que dans ceux des ouvriers). Parallèlement, un anticommunisme de gauche s’est développé, qui nécessite une analyse historique. Il s’agissait fondamentalement d’un orientation anti-PCI, composé de forces intellectuelles qui existent encore aujourd’hui (malgré la disparition de leur objet antagonique), qui ont grandi sous le signe d’un mouvement, d’une génération, d’une vision, d’un mode de sentir, d’intimité et de communication plutôt que d’être, de penser et de lutter. Les avant-gardes d’alors ont été rejointes par une armée de repentis.

Ce phénomène s’est intensifié après la mort de Togliatti en 1964, non seulement en raison d’un réel déclin de la capacité de médiation du parti, mais aussi en raison des profondes transformations qui s’opéraient au sein de la société italienne. Ce n’est qu’à la fin des années 1950 et au début des années 1960 que le capitalisme moderne a réellement pris son essor en Italie et que le petit monde ancien de la société civile, ancré dans la mémoire du dix-neuvième siècle, a finalement pris fin. L’italietta bornée du Risorgimento (l’émergence de l’esprit menant vers l’unité nationale qui débute en 1848 et se consacre en 1875 lors de l’unification du territoire, NdT) pèse encore sur ceux d’entre nous qui sont nés dans les années 1930 ; nous apprendrons plus en étudiant cette décennie qu’en vivant toutes celles qui ont suivi. Nous avons été vaccinés contre la maladie du « vetero-italica » [jeu de mot évoquant la verrerie italienne, comme métaphore de l’esprit italien comme rien d’autre qu’un simple artefact, NDT]. Toute l’histoire de l’Italie jusqu’à cette époque avait été une histoire mineure du vingtième siècle. Ceux d’entre nous qui tentaient de la penser de manière moderne et désenchantée en sentaient le poids sur leurs épaules – des limites de la langue italienne à l’aveuglement sur sa culture. Comme nous l’avons découvert en lisant John Locke et Montesquieu, et en examinant le parlementarisme de Westminster, toute l’époque pré-fasciste était, en réalité, une mauvaise caricature des systèmes libéraux occidentaux. Et les deux « biennales rouges », si différentes l’une de l’autre – 1919-20 et 1945-46 – ont été des moments extraordinaires et magiques qui ne pouvaient émerger que des cendres de grandes guerres.

La force tranquille du pci a été de s’inscrire dans cette petite histoire de la longue durée, en réduisant ses objectifs, en stoppant toute impulsivité, en organisant un « ce qu’il faut faire » qui n’allait jamais au-delà du possible, en veillant à ne jamais tendre vers l’impossible. Le « national-populaire » du pci était pour nous, ouvriers, une sorte de bête noire, au niveau de la culture avant même celui de la politique, nous l’avons compris très tôt. Notre camarade Alberto Asor Rosa a écrit Scrittori e popolo en 1964, à l’âge de trente ans : un essai sur – et contre – la littérature populiste en Italie [8]. Son livre a marqué le début d’une crise dans un aspect de la culture politique italienne qui était restée hégémonique jusqu’à ce moment-là. Pourtant, sans cette politique populaire – et non populiste – nous n’aurions jamais eu de raison de chanter « Avanti, avanti, il gran partito noi siamo dei lavoratori » … La véritable force du pci a été sa volonté consciente d’enracinement, lucide, culturel, dans le peuple issu de cette histoire.

C’est un lieu commun de dire que le pci était la véritable social-démocratie italienne. Ce n’était pas le cas. C’était plutôt la version italienne d’un parti communiste. Le chemin italien vers le socialisme a été long, il s’est étendu au loin : derrière nous, il y avait l’histoire d’une nation, la réalité d’un peuple, la tradition d’une culture. La vie et l’œuvre d’Antonio Gramsci en ont fait la synthèse et ont légué leur héritage intellectuel hégémonique à l’action politique totalisante de Togliatti. Ainsi, le réformisme a été, dans un sens original, la forme politique que le processus révolutionnaire a prise dans ce contexte. Ce cycle s’est achevé par la dissolution du mythe de l’arriération capitaliste, qui avait longtemps persisté au sein du PCI, même pendant l’essor du développement capitaliste en Italie. La fraction la plus orthodoxe de Togliatti, le groupe Amendola, a cultivé ce mythe au-delà de toute justification et en a fait la base sociale d’un sens commun culturel. C’est là que s’est produite la rupture entre le parti et les jeunes forces intellectuelles émergentes, qui ont trouvé un soutien dans certaines parties du secteur syndical, en particulier dans le Nord, et dans les rangs rétifs du parti.

En fait, les luttes des travailleurs de l’Italie du nord au début des années 1960 étaient plus proches de celles de l’Amérique du New Deal que de celles des ouvriers agricoles du Sud de l’Italie dans les années 1950. L’ouvrier des Pouilles devenu ouvrier de masse à Turin était le symbole de la fin de l’histoire de l’ « Italietta ». Togliatti a bien saisi les aspects super-structurels et politiques du premier centre-gauche, mais il n’a pas su voir les causes sociales et matérielles qui les ont engendrées, ni le rôle central de la grande usine. Les Quaderni rossi et Classe operaia voyaient plus clairement que les revues du pci, Società et Rinascita, le lien entre usine, société et lutte politique comme un espace stratégique où se déroulaient déjà des transformations capitalistes. Il suffit de tourner les pages des revues operaisti : correspondance en provenance des usines, analyse sur le terrain de la restructuration du processus de production, évaluation des stratégies de gestion, critique des revendications, évaluation des conventions, interventions dans les luttes, questions internationales ; mais aussi éditoriaux sur les questions politiques clés de l’époque.

Culture de crise

L’hypothèse selon laquelle la chaîne devait être brisée non pas là où le capital était le plus faible, mais là où la classe laborieuse était la plus forte, a défini l’ordre du jour de l’opéraïsme. Aujourd’hui encore, je ne suis pas sûr que le goût de l’aventure intellectuelle et l’exercice d’une responsabilité politique soient vraiment compatibles ; pourtant, ils ont coexisté pour nous, dans les amitiés politiques nées sur cette base. S’il n’en a pas résulté grand-chose d’autre, nous avons au moins trouvé un moyen de survivre, avec une agréable hominis dignitate, dans un monde hostile. En ce sens, notre opéraïsme était essentiellement une forme de révolution culturelle, qui produisait des figures intellectuelles significatives plutôt que des événements historiques déterminants. Plus qu’une manière de faire de la politique, il a défini une manière de faire de la culture politique. Il s’agissait d’une culture sérieuse, de haut niveau : une spécialisation sans académisation, visant une pratique avec une cohérence stratégique et une profondeur historique. Il s’agissait de restaurer, ou peut-être d’implanter, une aristocratie post-prolétarienne du peuple contre la dérive existante d’un populisme bourgeois. Nous avons vu un sujet sans forme – ou plutôt avec une forme traditionnelle, historique, en crise. Notre nouveau sujet social, l’ouvrier-masse, n’était plus contenu dans l’ancienne forme politique. Un sujet qui naît d’une crise est un sujet critique. Une histoire d’amour passionnée se développera plus tard entre l’opéraïsme et la pensée centro-européenne du XIXème siècle : un amour qui n’a pas été déçu, et que je dirais même retourné, étant donné les travaux produits dans ce cadre. Il suffit de parcourir des revues comme Angelus Novus, Contropiano et plus tard, dans une certaine mesure, Laboratorio politico, pour se convaincre que, pour nous, la communication n’a jamais été séparée de la pensée.

Les controverses sur l’anti-hégélianisme de l’opéraïsme italien ont fait couler beaucoup d’encre. L’hégélianisme se trouve avant tout dans cette idéologie des travailleurs comme « classe universelle », saturée d’éthique kantienne à l’époque de la IIème Internationale, et de matérialisme dialectique à celle de la IIIème. Cette image du prolétariat qui, « en se libérant, libère l’humanité tout entière », présente dans le Marx du XIXème siècle, a été brisée par le cri de Munch, auquel a succédé le grand effondrement de toutes les formes au début du XXème siècle. Nous parlons ici des avant-gardes artistiques, mais aussi scientifiques et philosophiques, et de la révolution de toutes les autres formes humaines collectives, sociales, économiques, politiques, sous l’impact tragique, en 1914, cette première grande guerre civile européenne et mondiale. La marée du progrès humain – la Belle époque – s’est heurtée au mur du pire massacre jamais vu. Mais là où il y a du danger, il y a aussi de la délivrance. De cet enfer est né le principe de l’espoir : l’expérience révolutionnaire la plus avancée jamais lancée. Ce sont les bolcheviks, seuls et maudits, qui ont franchi le pas ; tout ce qui a suivi, au cours de leur expérience, ne peut annuler la gratitude que l’humanité doit à cet effort héroïque. Il n’est pas nécessaire d’être communiste pour le comprendre. Et celui qui ne le comprend pas – ou ne veut pas le comprendre – il lui manque une partie de l’âme dont il a besoin pour exister et agir politiquement dans ce monde. Nous avons eu la chance de partir de cette pensée. Nous y avons ajouté la virtue de la « perspective ouvrière », et c’est ainsi qu’a commencé l’aventure intellectuelle racontée ici.

Critique de 1968

Deux bons coups du sort : nous avons vécu 1956 alors que nous étions encore jeunes, et 1968 alors que nous ne l’étions plus. Cela nous a permis de saisir le noyau politique qui se trouvait sous la croûte idéologique de ces dates. Nous pouvions réagir à 1956 sans la contrainte des carcans historiques qui pesaient sur la génération précédente ; nous pouvions saisir les possibilités qu’elle ouvrait. C’était une époque où l’histoire et la politique étaient en plein essor, s’imposant à la vie quotidienne ; nous n’avions pas d’autre choix que de nous engager dans les événements, de nous interroger, de prendre des décisions, de choisir entre deux camps. Je n’ai jamais accepté les notions de bien et de mal utilisées par l’Église pour apprivoiser les fidèles. Mais j’ai compris par l’expérience que le mal, ce sont ces longues périodes moroses où il ne se passe rien ; le bien se manifeste quand on est obligé de prendre position ; c’est la chute dans le péché qui vous éveille à la liberté. De même, le nihilisme n’est pas produit au cours des périodes sombres de la barbarie, mais par les fausses lueurs de la civilisation, contre lesquelles il n’est pas la pire des réponses.

En 1956, il n’y avait pas de place pour les jeux narcissiques ou l’analyse de l’inconscient – du moins, pas dans ce pays troublé qu’était le mouvement communiste international. La calamité politique a déclenché une grande crise culturelle. Peu à peu, au fil des événements dramatiques – le vingtième congrès du PCUS, le discours secret de Khrouchtchev, la révolte hongroise et sa destruction – tout s’explique. Les mandarins de Togliatti marchaient prudemment entre les contradictions du système soviétique, vulgarisant l’édit de Gramsci contre Croce : moins de dialectique des contraires, plus de dialectique des différences. Nous étions jeunes et libres : aussi naïf que cela puisse paraître, nous voulions de la clarté plutôt que de la confusion, mais on nous offrait un délicat clair-obscur. C’est le premier « non » – agacé mais catégorique – que nous avons opposé aux dirigeants du parti. N’ayant pas vécu la guerre contre le fascisme, nous ne ressentions pas ce lien d’acier avec la patrie socialiste qu’était l’URSS : elle n’était pas devenue le centre de nos vies. Pour nos aînés, l’anti-fascisme avait été un impératif politique et moral, capable de marquer à jamais l’existence ; un engagement d’une grande intensité humaine, auquel aucun cœur pensant ne pouvait se soustraire dans le climat de l’époque. Nés dans les années 1930, nous étions trop jeunes pour la résistance antifasciste et n’avons jamais craint, dans l’après-guerre, le retour du fascisme. En tant que militants, nous avons vécu la guerre froide comme un « choc des civilisations » et non comme un conflit de sphères d’influence. Dès lors, il n’y avait plus de place dans notre réflexion pour des « destins magnifiques et progressistes ». Le communisme n’est plus le terminus d’une ligne de chemin de fer qui mène inexorablement l’humanité vers le progrès. À la suite de Marx, il sera l’autocritique du présent ; à la suite de Lénine, il sera l’organisation d’une force capable de briser le maillon le plus faible de la chaîne de l’histoire.

Ce rappel de 1956 n’est pas excessif. Sans ce saut, l’opéraïsme n’aurait jamais existé : nous n’aurions pas eu les « Thèses sur le contrôle ouvrier » de Panzieri, et nous ne nous serions pas réunis, en tant qu’intellectuels de la crise [9]. L’année 1968 aurait quand même eu lieu – elle a jailli d’autres racines, des impératifs modernisateurs de la société capitaliste – mais elle aurait peut-être pris une forme différente, avec plus d’enfants-fleurs et moins d’apprentis-révolutionnaires. Nous avons vécu 1968 à l’âge adulte, ce qui est une autre chance, car vivre cette année-là dans sa jeunesse s’est avéré, à la longue, un grand malheur (tout comme Marx disait que c’était un malheur d’être ouvrier salarié). L’apparence s’est installée et la substance réelle s’est perdue. L’apparence, c’est-à-dire ce que le mouvement exprimait symboliquement, était son caractère anti-autoritaire. À sa manière, cela a fonctionné. La substance était son caractère de révolte. Cela n’a pas duré : chez les individus, il s’est éteint et absorbé, chez les groupes, il a été détourné et abâtardi.

Ceux d’entre nous qui avaient vécu les luttes des ouvriers d’usine au début des années 1960 regardaient les manifestations étudiantes avec un détachement sympathique. Nous n’avions pas prévu un choc des générations, bien que nous ayons rencontré dans les usines la nouvelle couche de travailleurs – en particulier les jeunes migrants du Sud – qui étaient actifs et créatifs, toujours en tête (certainement par rapport aux travailleurs plus âgés qui étaient épuisés par les défaites passées). Mais dans les usines, le lien entre les pères et les fils tient encore ; c’est dans les classes moyennes qu’il s’est rompu. Un phénomène intéressant, mais pas décisif pour changer le rapport de forces structurel entre les classes. A la Valle Giulia[10], en mars 1968, nous étions avec les étudiants contre la police – mais pas comme Pasolini. En même temps, nous savions qu’il s’agissait d’une lutte derrière les lignes ennemies, pour déterminer qui serait en charge de la modernisation. L’ancienne classe dirigeante, la génération de la guerre, était épuisée. Une nouvelle élite s’avançait vers la lumière, une nouvelle classe dirigeante pour le capitalisme mondialisé de l’avenir. La guerre froide est depuis longtemps devenue un obstacle ; la crise de la politique, des partis et du « public » est à nos portes. Le poison de l’« anti-politique » a été injecté pour la première fois dans les veines de la société par les mouvements de 68. La maturation de la société civile et la conquête de nouveaux droits ont transformé la conscience collective. Mais avant tout, ces transformations ont été bénéfiques pour le capitalisme italien et sa quête de modernité. La reprivatisation de l’ensemble du système de relations sociales a commencé avec cette période, qui n’est pas encore terminée.

Des résultats paradoxaux

La remarquable jeunesse de 68 n’a pas compris – et nous non plus, même si nous ne tarderons pas à la saisir – cette vérité : démolir l’autorité ne signifie pas automatiquement la libération de la diversité humaine ; cela peut signifier, et c’est ce qui s’est passé, la liberté précisément pour les esprits animaux du capitalisme, qui s’agitaient à l’intérieur de la cage de fer du contrat social que le système avait considéré comme un remède inévitable pour les années de révolution, de crise et de guerre. L’année 68 est un exemple classique de l’hétérogénéité des fins. Le slogan « ce n’est qu’un début » n’a pu avoir de succès que pendant une période très brève, sur fond d’une éruption dans le monde occidental qui constituait la force du mouvement. Chanter la lutte continue, c’est déjà reconnaître sa défaite.

À long terme, la partie était perdue. La radicalisation du discours sur l’autonomie du politique à partir du début des années 1970 est née de cet échec des mouvements insurrectionnels, des luttes ouvrières à la révolte de la jeunesse, qui avaient traversé la décennie des années 1960. Il manquait l’intervention décisive d’une force organisée, qui n’aurait pu venir que du mouvement ouvrier existant, et donc des communistes. Une initiative concertée aurait pu pousser les partis sociaux-démocrates européens réticents à entreprendre une reconstruction historique, pour laquelle le moment était venu. Nous aurions dû pousser à une nouvelle « politique d’en haut » à l’intérieur des mouvements de base, pour contrer la dérive implicite vers l’anti-politique, et ainsi perturber l’équilibre des forces sociales et politiques, au lieu de le rééquilibrer. À ce moment-là, un autre monde était possible. Plus tard, et pour longtemps, il ne le sera plus. L’occasion n’a pas été saisie, l’instant fugace est passé, et les morts ont saisis les vivants. Les processus réels ont vaincu les sujets imaginaires. À certains égards, les choses se sont mieux passées aux Etats-Unis qu’en Europe. Là, le Goliath américain a été humilié par le David vietnamien. Ici, on est passé de la rébellion parisienne à l’invasion de Prague, des Quaderni rossi aux nouveaux philosophes, de Woodstock à la Piazza Fontana, des flower children aux anni di piombo (années de plomb, marquées par la lutte armée des Brigades Rouges, NDT). Times are changing ». Dix ans après 68, les temps ont vraiment changé. La Commission trilatérale a dicté les principes du nouvel ordre mondial et de sa religion civique.

En Italie, l’ère de l’opéraïsme classique est terminée. La rédaction de Classe operaia prend la décision controversée de déclarer son projet épuisé. « Ne vous abonnez plus », dit-elle à ses lecteurs avec une ironie caractéristique dans le dernier numéro, publié en 1967, « nous partons maintenant ». Quel rôle aurait pu jouer le « journal politique des travailleurs en lutte » s’il avait été encore en vie lors des événements de 1968, avec son noyau compact et prestigieux de militants ? Aurait-il pu influencer le mouvement, lui donner une impulsion, une orientation politique ? Je ne le crois pas. La décision de le fermer a été prise pour éviter le risque de transformation en « groupuscule », avec toutes les déformations habituelles : minoritarisme, autoréférentialité, hiérarchisation, « double couche », imitation inconsciente des pratiques de « l’État duel », etc. Surtout que dans le meilleur des cas, les petits groupes étaient fatalement amenés à répéter les vices des grandes organisations. Il n’y a donc pas de continuité entre l’opéraïsme politique et les mouvements potentiellement antipolitiques de 1968. Bien sûr, nous avons souri lorsque nous avons entendu des gens chanter « le pouvoir étudiant », mais je me souviens très bien du moment où une marche d’étudiants sur le Corso à Rome a suscité de manière inattendue le cri de Potere operaio ! (pouvoir ouvrier). En fait, si l’opéraïsme était timide par rapport à 1968, 68 a découvert l’opéraïsme, et ce bien avant l’autunno caldo de 1969. « Étudiants et travailleurs, unis dans la lutte » était un slogan enthousiasmant et mobilisateur, qui a contribué à former une génération généreuse de militants, toujours discrètement présents dans les pores de la société civile.

La revue Classe operaia a fermé ses portes au moment où s’ouvrait le onzième congrès du pci. Il n’y a jamais eu de coïncidence plus frappante des contraires. J’étais alors en congé du parti, mais l’appartenance au parti – l’adhésion de plein gré – allait de soi : il en était ainsi avant l’expérience de l’opéraïsme, et cela resta le cas tant que « il partito » exista. Mais nous ne nous sommes pas impliqués dans les âpres luttes au sommet pour la direction qui a succédée à Togliatti. Nous étions contre Amendola sans être pour Ingrao. Nous n’aimions pas l’idée d’un parti unique de la gauche pour l’Italie, qui signifierait la social-démocratisation explicite du pci. Mais nous avons surtout combattu la droite du Parti sur la question de son analyse du capitalisme italien. Nous avons mis en avant, dans le plus pur style marxiste, le concept de néo-capitalisme, que nous considérions comme un terrain de lutte plus avancé et donc plus productif, alors que l’autre camp avait une vision dépassée de l’économie italienne, aggravée par une orthodoxie soviétique tout aussi rétrograde. En effet, le contexte international avait lui aussi été modifié par le début de la détente de la guerre froide et de la « coexistence pacifique » entre les deux systèmes. Le capital aurait besoin d’un nouveau groupe de professionnels de la politique, armés d’une tradition culturelle différente – qui reste à construire – et de nouveaux outils intellectuels. Il s’agirait d’une figure actualisée du néo-capitalisme, à la fois spécialiste et politicien, capable d’opérer habilement dans les contingences du désordre à venir.

L’automne chaud italien de 1969 a été un mouvement spontané : c’est aussi sa limite, son caractère éphémère aboutissant à son rôle structurant, à moyen-long terme, de modernisation sans révolution. L’opéraïsme a été, au moins en Italie, l’une des prémisses fondatrices de 1968 ; mais en même temps, il a fait par avance une critique de fond de 68. À son tour, 1969 a corrigé beaucoup de choses et suscité beaucoup plus d’inquiétudes. Ce fut la véritable annus mirabilis. L’année 1968 est née à Berkeley et a été baptisée à Paris. Il est arrivé en Italie encore jeune et pourtant déjà mûr, entre ouvriers et pci, exactement là où nous nous étions positionnés. L’Operaïsme a poussé 1968 au-delà de ses prémisses. En 1969, la question n’était pas l’anti-autoritarisme mais l’anticapitalisme. Les travailleurs et le capital se sont retrouvés physiquement face à face. Avec l’automne chaud, appelé communément l’autunno caldo, les salaires exerçaient une pression directe sur les profits ; le rapport de force se déplace en faveur des travailleurs et au détriment des patrons. L’idée de la lotta operaia prend une dimension sociétale générale. Deux conséquences qui en ont découlé en témoignent. Premièrement, un bond dans la conscience sociale à l’échelle nationale et une ouverture politique en faveur du plus grand parti d’opposition, qui se considérait toujours formellement comme le parti de la classe laborieuse. Deuxièmement, la réaction violente du système, qui a utilisé toutes ses stratégies défensives, des concessions légales au terrorisme d’État, des services secrets au compromis social. La réponse agressive du système à la secousse administrée par l’autunno caldo a balayé le mouvement – ou, ce qui revient au même, l’a fait changer de cap. C’est cette deuxième voie qui a prédominé, et c’est d’elle que découlera une autre histoire.

Tout cela était déjà inscrit dans la contradiction non résolue entre luttes et organisation – nouvelles luttes, donc nouvelle organisation – qui avait bloqué le chemin de l’opéraïsme dans sa phase initiale. Toutes les tentatives de connexion avec les développements internes du pci au milieu des années 1960 ont échoué. Le « matériel humain » exceptionnel qui a joué un rôle si important dans l’expérience qu’était l’opéraïsme n’était pas fait pour et n’était pas organiquement adapté à un jeu politique dans lequel les hypothèses devaient être testées sur un terrain différent de celui que l’on avait choisi soi-même. L’idée du « dedans et du contre », ce principe sophistiqué, peut-être trop complexe, qui s’est exprimé sous sa forme classique d’opéraïsme politique, n’a pas pu s’enraciner dans des individus en chair et en os ; elle est restée l’énoncé d’une méthode, indispensable pour comprendre mais inefficace comme base d’action.

Les temps morts

La véritable différence entre notre opéraïsme et l’ouvriérisme formel du PCI résidait dans le concept de centralité politique des travailleurs. Nous avons poursuivi cette discussion jusqu’en 1977, date à laquelle nous avons organisé une conférence sur « l’opéraïsme et la centralité ouvrière » avec Napolitano et Tortorella, dans une université de Padoue plombée, soumise aux incursions non pacifistes des soi-disant autonomi [11]. Je ne considère pas 1977 comme une date d’une importance capitale – un choix plutôt qu’un oubli. Je reconnais que, par rapport à 1968, 1977 a plus de poids politique et marque un changement social plus décisif ; une grande partie de la relation négative entre les nouvelles générations et la politique a été résolue à ce moment-là, sur ce champ de bataille. Mais j’aimerais dire aussi que l’opéraïsme italien du début des années 1960 n’avait pas pris cette direction. Vue du présent, le journal Classe operaia était plus proche des Quaderni rossi que de l’organisation Potere operaio de Negri, ou de tous ceux qui ont ensuite participé à Autonomia operaia. La ligne de démarcation précise était la suivante : les deux projets initiaux, d’abord la revue puis le quotidien, se considéraient de manière critique comme faisant partie du mouvement ouvrier, tandis que les projets ultérieurs – davantage fondés sur l’auto-organisation – se plaçaient dangereusement à l’encontre de ce mouvement. L’intelligence de Toni Negri est manifeste dans la théorie de la transition du « ouvrier masse » à l’operaio sociale [12] mais à ce stade, le dommage pratique avait déjà été fait, et un violent gaspillage de précieuses ressources humaines était passé sans espoir du mauvais côté.

Negri a joué un rôle clé dans l’expérience de Classe operaia ; il a été essentiel à la naissance du journal, puis à la rédaction et à la distribution. Bien ancré dans la position stratégique de Porto Marghera, il pressent les évolutions et donne corps à sa position. L’expérience de l’ouvrier fordiste-tayloriste – et la critique ultérieure de cette figure – est à la base de toutes ses recherches ultérieures. Travailleurs n’ont pas d’alliés, s’écriait le titre de Classe operaia en mars 1964, dont l’éditorial était signé Negri. C’est une erreur. Le système d’alliances – salariés, classes moyennes, Émilie rouge – que le mouvement ouvrier officiel avait construit sur la base d’un précapitalisme avancé devait certes être critiqué et combattu. Mais un nouveau système d’alliances se dessine au sein du capitalisme développé, avec les nouveaux professionnels qui émergent du contexte de la production de masse, de l’expansion du marché et de la diffusion de la consommation qui en découlent, des transformations civiles et des mutations culturelles en cours dans le pays. Les travailleurs de 1962 anticipaient ainsi la modernisation de 1968 et la post-modernité naissante de 1977.

Il s’en est suivi l’histoire paradoxale d’une défaite générale, ponctuée de petites victoires illusoires. Il en a été ainsi jusqu’à la fin des années 1980, lorsque nous avons tous été obligés de comprendre où l’histoire avait fini par aller. La direction du PCI subit, en mode subordonné, le même sort que les classes dirigeantes du pays. La modernisation nécessitait un passage de témoin entre les générations de la guerre et de la résistance et les générations de la paix et du développement. Les mouvements de 68 ont fourni du personnel nouveau pour ce passage de témoin. Ce qui s’est passé dans le parti s’est passé dans les cercles du pouvoir : une nouvelle classe politique n’est pas née ; à sa place, une nouvelle classe administrative a émergé, toujours gestionnaire, au niveau du gouvernement comme de l’opposition. Tout le leadership de Berlinguer – aussi bien avec le compromis historique qu’avec son alternative – s’est avéré n’être rien d’autre qu’une période tumultueuse de défense, qui a aligné le peuple communiste pour contenir et ralentir l’inondation néo-bourgeoise. Mais à ce stade, il n’y avait plus grand-chose à faire. Dans le dernier acte de cette tragédie, le Parti communiste a été rebaptisé Partito Democratico di Sinistra (ou parti démocratique de gauche). Ce fut ensuite la farce, lorsque même le mot « parti » disparut, sous la pression du populisme anti-politique. Il n’y avait plus de barrières. Il n’y avait que l’inondation.

À partir des années 1980, la restauration capitaliste néolibérale a sapé la capacité d’opposition des travailleurs. Avec la rupture du maillon le plus faible de la chaîne anticapitaliste, l’État soviétique, il n’y avait plus aucun moyen d’empêcher le retour de la puissance hégémonique de prendre le commandement absolu. La domination nouvellement déclarée du capital n’était pas seulement économique, mais aussi sociale, politique et culturelle. Elle était à la fois théorique et idéologique, une combinaison d’intellectuels et de bon sens de masse. Il convient toutefois de souligner un dernier fait : tant que l’horizon post-capitaliste est resté ouvert, la lutte pour introduire des éléments de justice sociale dans le capitalisme a connu un certain succès. Une fois que le projet révolutionnaire a été vaincu, le programme réformiste est devenu impossible lui aussi. En ce sens, la dernière forme du capitalisme néolibéral pourrait s’avérer ironiquement similaire aux dernières formes de socialisme d’État : incapable de se réformer.

Traduction Stephen Bouquin – Ce texte a été publié en anglais par la New Left Review n°73, jan-fév. 2012.

De Mario Tronti, sont disponibles en français:

  • Ouvriers et Capital, Genève, Entremonde, 2016 (1ère édition, Christian Bourgois, Paris, 1977)
  • La politique au crépuscule, Paris, L’éclat, 2000.
  • Nous opéraïstes, Paris, L’éclat, 2013.
  • La sagesse de la lutte, suivi de : Le Peuple, Paris, L’éclat, 2022.

 

[1] Note de la traduction : la traduction du terme opéraïsme par « ouvriérisme » n’a pas beaucoup de sens, d’abord parce que cela masquerait la spécificité italienne de cette tradition intellectuelle mais aussi et surtout parce que la définition opéraïste de l’ouvrier est ni statutaire ni catégorielle mais sociopolitique et relationnelle. En France, les ouvriers correspondent aux travailleurs manuels suivant les catégories de l’INSEE.

[2] Piero Malvezzi et Giovanni Pirelli, eds, Lettere di condannati a morte della Resistenza italiana, 8 settembre 1943-25 aprile 1945, Turin 1952.

[3] Note de la traduction: la classe ouvrière doit être entendue au sens large du terme, à la manière de la classe laborieuse, en y incluant les travailleurs des services, les « cols blancs» (cadres), techniciens ou les « para-subordonnés» (indépendants, riders, micro-travailleurs, etc.).

[4] Tronti fait référence ici au discours secret de Nikita Khrouchtchev devant le congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique et à l’insurrection ouvrière d’octobre-novembre 1956 à Budapest.

[5] Voir aussi Galvano Della Volpe, «La critique marxiste de Rousseau”, NLR n°59, janvier-février 1970, et “Règlement de comptes avec les formalistes russes”, NLR n°113-114, janvier-avril 1979.

[6]. Mario Tronti, La politica al tramonto, Einaudi – Turin 1998.

[7] Rita Di Leo, Operai e sistema sovietico, Bari 1970.

[8] Alberto Asor Rosa, Scrittori e popolo, Rome 1965.

[9] Raniero Panzieri, « Sette tesi sulla questione del controllo operaio », Mondo Operaio, février 1958.

[10] La bataille de Valle Giulia du 1ᵉʳ mars 1968 est le nom donné à un affrontement entre des étudiants italiens et la police, les premiers tentant de reconquérir la faculté d’Architecture de l’Université de Rome, que la police occupait après avoir délogé les étudiants à la suite de l’occupation des locaux.

[11] Pour les actes de la conférence, voir Tronti et al, Operaismo e centralità operaia, Rome 1978.

[12] Antonio Negri, Dall’operaio massa all’operaio sociale : intervista sull’operaismo, Milan 1979.

 

Pourquoi les plateformes n’ont-elles pas conquis la scène musicale et l’organisation de concerts ?

par Charles Umney (Université de Leeds), Dario Azzellini (Université de Cornell) et Ian Greer (Université de Cornell)

Depuis quelques années, on entend dire partout que l’« économie de plateforme » est en plein essor et qu’elle envahit de plus en plus de secteurs économiques. De nombreuses recherches se sont penchées sur la caractérisation et l’évaluation de ce changement : quels sont les avantages et les inconvénients relatifs de ce type de travail par rapport aux emplois « traditionnels » ? Faut-il être optimiste ou pessimiste ? Un grand nombre de ces recherches se sont penchées sur l’expérience des travailleurs « plateformisés » (tels que le covoiturage, la livraison de repas ou le micro-travail).

Nous pensons que certains secteurs sont plus susceptibles que d’autres de faire l’objet d’une prise de contrôle par les plateformes. Vu sous cet angle, il est assez surprenant que si peu de recherches aient examiné les caractéristiques qui font qu’un marché du travail donné est plus ou moins hostile pour le capitalisme des plateformes. Notre enquête de la musique live en Grande-Bretagne et en Allemagne apporte quelques réponses à ces questions.

À première vue, la musique «en live » semble être le type de secteur qui pourrait facilement plateformiser. Les premières plateformes très médiatisées sont intervenues directement dans l’industrie musicale, remodelant la relation entre les musiciens et leur public (par exemple Napster ou Myspace). La musique en direct est étroitement liée à l’idée qu’il existe une « économie de l’expérience », qui figure en bonne place dans l’auto-promotion de nombreuses plateformes. Voir par exemple Sofar Sounds, qui se considère comme une plateforme dédiée à la musique en direct et qui a collaboré avec AirBnB et Uber pour proposer des « expériences » musicales en direct au domicile de particuliers.

Mais nos recherches montrent aussi que la musique vivante résiste au modèle de la plateforme. Nous avons procédé à un examen systématique des intermédiaires de la musique en direct dans ces deux pays, en développant une base de données complète de toute entreprise qui (1) dispose d’une présence significative en ligne, et (2) vise à mettre en relation les acheteurs et les vendeurs sur le marché du travail de la musique en direct.

Les sites que nous avons trouvés sont ceux qui aident les musiciens à entrer en contact avec d’autres musiciens, ceux qui aident les musiciens à entrer en contact avec des lieux de concert potentiels ou ceux qui aident les clients (tels que les personnes qui organisent une fête privée ou un événement d’entreprise) à trouver des musiciens. Nous avons complété ces informations par un certain nombre d’entretiens avec des informateurs clés dans les deux pays.

Sur les plus de 160 sites de notre base de données, très peu ont adopté un modèle conforme à la « plateforme » typique, et ceux qui s’en rapprochent le plus ont tendance à avoir une présence marginale, avec peu de raisons de croire qu’ils pourraient devenir une source majeure de travail pour les musiciens en direct.

Pourquoi ? Tout d’abord, nous résumerons les types d’entreprises que nous avons trouvés et nous examinerons comment et pourquoi ils n’ont pas atteint le stade de la « plateformisation ».

Types de numérisation (partielle) de la musique en direct

Nous avons divisé notre échantillon en deux groupes, en identifiant différents niveaux de numérisation. En général, nous avons constaté que plus les sites étaient numérisés, plus leur fonction passait de celle d’un représentant agissant au nom du musicien (comme dans le cas d’un agent « traditionnel » de la musique en direct) à celle d’un lieu de collecte de données et de mise en relation d’acheteurs et de vendeurs.

Le groupe le plus important, qui représente près de la moitié de notre échantillon, est constitué par les sites web des agents musicaux traditionnels. Dans ce cas, l’activité en ligne n’est qu’un moyen de contacter une agence qui réalise probablement une grande partie de son activité hors ligne. Les agents traditionnels représentent généralement un nombre relativement restreint d’artistes et sont relativement sélectifs en ce qui concerne les artistes figurant dans leurs books. Ils peuvent avoir un monopole sur certains artistes, et le fait d’être représenté par un agent peut constituer une rupture importante dans la carrière d’un artiste.

Les sites web des agents traditionnels servent généralement à faire connaître leurs groupes et à fournir un moyen de contact. Ils n’offrent généralement aucune fonction de comparaison (par exemple, ils permettent rarement aux utilisateurs de trier par prix ou par « qualité », quelle qu’en soit la définition). Si un client souhaite engager un artiste, il doit alors prendre contact hors site et l’agent agit probablement en tant que représentant du musicien dans les négociations. Ils peuvent également prospecter activement pour trouver du travail pour leurs artistes et leur fournir un soutien pour le développement de leur carrière.

Nous avons identifié une deuxième catégorie hybride qui combine les éléments du modèle d’agent traditionnel avec les caractéristiques d’une plateforme numérique. Nous les avons appelées « agences numérisées ». Elles sont moins nombreuses, mais elles présentent généralement un plus grand nombre d’artistes. Elles s’adressent généralement à des artistes « de fonction », c’est-à-dire à des artistes qui agissent en tant que prestataires de services, se produisant en tant que divertissement ou musique d’ambiance lors de fêtes privées ou d’événements d’entreprise.

Cette catégorie se distingue des agents traditionnels par deux aspects principaux. Primo, ils ont normalement des procédures d’inscription beaucoup plus ouvertes et accessibles (en général, les actes doivent remplir un formulaire de demande en ligne comprenant des clips vidéo ou d’autres médias). La sélectivité est généralement plus faible. Cela explique les listes d’artistes beaucoup plus importantes qu’ils ont tendance à présenter. Secundo, les sites étaient davantage « axés sur le client », en ce sens qu’ils se présentaient avant tout comme un moyen pour les clients de parcourir et de comparer leurs œuvres : un site de comparaison de prix plutôt qu’un représentant d’artistes. Ils avaient donc tendance à fournir davantage de données : les prix étaient souvent affichés d’emblée et pouvaient être utilisés pour ordonner les résultats de la recherche. Dans certains cas, les artistes pouvaient également être triés en fonction de classements tels que les étoiles attribuées par les utilisateurs ou d’autres mesures de « popularité ». Mais ces mesures étaient généralement rudimentaires et peu utilisées, les spectacles n’obtiennent en général qu’une poignée d’évaluations soumises par les utilisateurs.

Malgré cette numérisation accrue, ces sites se distinguent encore fortement d’une véritable plateforme (même si certains se décrivent comme tels). Les données comparatives qu’ils recueillent sont très limitées. Et surtout, ils conservent une part importante d’interlocution humaine dans l’organisation des transactions. Les transactions n’étaient jamais entièrement automatisées : le choix d’un artiste par le client n’était qu’un point de départ, après quoi venait la négociation interpersonnelle, facilitée par un manager de l’agence, pour convenir des arrangements finaux avec le groupe (qui pouvaient être complexes, étant donné les circonstances uniques de chaque concert, qui peuvent affecter le prix final).

Enfin, nous avons identifié un petit groupe de sites qui se rapprochent le plus du modèle de plate-forme. Les sites de cette catégorie s’adressent généralement aux musiciens qui cherchent à se faire connaître en tant qu’artistes créatifs sous leur propre nom. Les musiciens et les clients (tels que les clubs et les salles de concert, ou même les particuliers souhaitant utiliser leur maison comme salle de concert) pouvaient créer des profils et publier des demandes, auxquelles d’autres pouvaient joindre leur propre profil, ce qui conduisait à un contact direct entre les titulaires de comptes.

Ces sites étaient les plus faciles d’accès, permettant une inscription instantanée sans vérification de la part des gestionnaires. En tant que tels, ils constituaient de loin le groupe le plus important en termes de nombre d’artistes présentés.

Ils étaient aussi généralement plus sophistiqués dans les données qu’ils rassemblaient pour fournir des comparaisons. Ils cherchaient souvent à se synchroniser avec d’autres plateformes de médias sociaux, donnant parfois aux utilisateurs des « scores » en fusionnant l’activité de leurs autres comptes (Twitter, Youtube, Soundcloud, etc.).

Ils proposent aussi des formes automatisées de discipline du travail. Un site prévoyait par exemple une déconnexion automatique de la plateforme si un musicien se retirait à trois reprises d’un engagement convenu.

Mais nous avons jugé que ces « plateformes de musique en direct » avaient une portée très limitée. Souvent, la grande majorité des profils d’artistes semblaient inactifs et ne fonctionnaient manifestement que de manière très sporadique en tant que sources de travail pour leurs utilisateurs. La plupart des concerts annoncés étaient de piètre qualité, les artistes étant censés jouer gratuitement ou pour une rémunération très faible. À ce stade, ils semblent manifestement incapables de soutenir sérieusement la carrière d’un musicien professionnel.

En effet, nos entretiens nous ont permis de constater que les plateformes les plus établies cherchaient à modifier leur modèle d’entreprise, notamment en essayant de s’associer à des agents traditionnels pour accéder à de nouveaux segments de marché. Cela laisse entrevoir de sérieuses limites à l’extension du modèle commercial des plateformes dans le domaine de la musique en direct.

Pourquoi les plates-formes n’ont-elles pas pris le dessus dans le domaine de la musique en direct ?

Nous pensons qu’il y a trois raisons principales pour lesquelles le modèle de plateforme n’a que peu d’attrait dans le domaine de la musique en direct.

  1. Tout d’abord, en raison de la manière subjective et qualitative dont la valeur est évaluée. En parcourant les sites que nous avons identifiés, il était frappant de constater à quel point les mesures comparatives permettant d’établir la « qualité » étaient peu utilisées et rudimentaires. De nombreux profils d’actes ne comportaient qu’une poignée d’étoiles, presque toutes à cinq étoiles, ce qui les rendait largement inutiles en tant que base de comparaison. Au lieu de cela, les utilisateurs étaient plus souvent encouragés à visionner un large éventail de clips vidéo ou audio, ce qui permettait des comparaisons, mais pas du tout le type de comparaison automatisée et rapide que permettent les plateformes.
  2. Deuxièmement, parce que le domaine de la musique en direct est très fragmenté. Les différents types de travail (« fonction » contre « créatif », puis les différentes « scènes » et segments à l’intérieur de ces grands groupes) ont des méthodes de travail différentes. Les acheteurs y recherchent des choses fondamentalement différentes. Les normes de tarification et les standards sont complètement différents. Ainsi, bien que les musiciens eux-mêmes puissent travailler dans de nombreux contextes différents, ils utiliseront normalement différentes voies pour obtenir différents types de travail, plutôt qu’une plateforme « unique » desservant tous les segments du marché.
  3. Troisièmement, parce que la transaction elle-même contient de nombreuses contingences qui doivent être renégociées. Par exemple, le voyage, l’hébergement si nécessaire, le répertoire, la nourriture, l’équipement : tous ces éléments peuvent impliquer des exigences spécifiques pour chaque musicien, à tel point qu’un contrôle qualitatif personnel des transactions est considéré comme essentiel par toutes les parties concernées.

Est-ce important pour les œuvres musicales ?

Bien que les plateformes n’aient pas pris le dessus, les types de numérisation que nous avons observés ont des conséquences importantes sur les conditions de travail des musiciens.

Tout d’abord, la numérisation rend les intermédiaires moins susceptibles de jouer le rôle de représentant du musicien et plus susceptibles de fournir un lieu de comparaison centré sur le client. Cela crée de nouveaux risques pour les travailleurs du secteur de la musique. Les agences sont moins susceptibles d’investir du temps et des ressources dans la promotion de leurs artistes, et plus susceptibles d’exiger que les artistes produisent ces choses eux-mêmes (par exemple en assemblant des kits de presse électroniques qui sont téléchargés sur le profil d’un groupe). L’accès au marché entraîne des coûts initiaux pour les artistes, avec souvent une chance relativement faible d’obtenir de nouvelles opportunités de travail significatives.

Un autre dilemme que cela pose aux musiciens est celui des occasions où ils sont tenus d’indiquer d’emblée leur cachet de départ, afin que les clients potentiels puissent le passer au crible. Cela signifie que les musiciens doivent annoncer une requête de cachet avant de connaître les détails d’un engagement particulier.

Un intermédiaire plus représentatif, tel qu’un agent traditionnel, se chargerait plutôt de négocier des honoraires potentiellement plus élevés en fonction des moyens perçus par l’acheteur. Les musiciens sont donc « gelés » sur des tarifs de prix spécifiques qui doivent être fixés en tenant compte du bas de gamme du marché.

Deuxièmement, le modèle amplifie la concurrence par les prix en créant un nouveau forum où des milliers d’artistes peuvent être rapidement comparés. La vaste « armée de réserve » de musiciens est rassemblée dans une nouvelle « vitrine » élargie, et il suffit d’un clic de souris pour les classer du moins cher au plus cher, ou vice versa. Sans surprise, nous avons trouvé des cas de tarifs extrêmement bas sur certains sites, dont un où un groupe de quatre musiciens se proposait pour un prix de départ de 100 livres sterling pour une prestation à Londres (le tarif moyen de 25 livres sterling/musicien est à comparer au tarif recommandé par le syndicat des musiciens de 150 livres sterling/musicien).

Enfin, il est frappant de constater que nombre de ces sites combinent la plus grande portée de la numérisation avec la poursuite de méthodes très opaques et « hors ligne » d’extraction des bénéfices. Par exemple, certains sites peuvent prendre un budget suggéré dans une demande de renseignements d’un client et rechercher dans leur liste d’agents celui qui acceptera de travailler pour le tarif le plus bas. Ils peuvent ne pas révéler le budget réel du client au groupe, ce qui leur permet d’accumuler d’énormes commissions qui peuvent être égales ou supérieures à ce que les artistes eux-mêmes reçoivent. L’élargissement de la portée numérique n’est pas nécessairement synonyme de plus grande transparence.

Les limites de l’économie de plateforme

Dans la grande majorité des cas, les sites web ne sont pas des plateformes. En effet, un examen détaillé de la musique en direct montre comment certaines des caractéristiques inhérentes au secteur s’opposent à la plateformisation.

Cela signifie aussi que nous devons reconsidérer l’hypothèse selon laquelle les formes d’organisation de type plateforme avec une tendance inexorable à la hausse. Si cela peut être vrai dans certains secteurs d’activité, nous pensons qu’il existe d’autres secteurs – où la nature des services est complexe et contingente, où les marchés sont fragmentés et où les jugements de valeur sont très subjectifs – qui sont susceptibles de se révéler inhospitaliers pour ce type de forme d’organisation.

Néanmoins, les organisations que nous avons examinées sont de plus en plus souvent des créations numériques partielles, une sorte de missing link (chaînon manquant)  entre le marché des services qui reste hors ligne et une plateforme d’intermédiation. Dans de nombreux cas, cela a eu des conséquences négatives pour les musiciens qui ressemblent aussi à celles déjà identifiées auprès des travailleurs de plateformes véritables.

 

Traduction : Stéphen Bouquin // Article publié par le CERIC (Centre for Employment Relations, Innovation and Change)

https://cericleeds.wordpress.com/2019/01/16/the-limits-of-the-platform-economy-why-havent-platforms-taken-over-live-music/

Cet article résumé le rapport de recherche Limits of the platform economy : digitalization and marketization in live music commandité par la Fondation Hans Boeckler (Allemagne).

 

 

A propos du management par les algorithmes (deuxième volet)

Par Stéphen Bouquin // 

Le développement d’un management algorithmique n’est pas resté sans réactions de la part des travailleurs. Face au contrôle algorithmique, les travailleurs – salarié·e·s ou pas, il faut le souligner – peuvent s’engager dans la non-coopération et la non-implication, en raison du caractère instantané et interactif des algorithmes. Une de ces nouvelles modalités de résistance renvoie à la mobilisation inversée des algorithmes qui passe par une renégociation de la prestation via les clients et les parties tierces. Les uns vont ignorer les recommandations ou les récompenses algorithmiques tandis que les autres boudent la gamification en refusant d’apprendre les règles du jeu ou en jouant mais volontairement très mal [1] . On peut donc « trainer des pieds », flâner, perdre son temps en appliquant des tactiques nouvelles. Le but est de se créer des espaces d’autonomie sur le plan psychologique, social, temporel ou physique, à la fois par rapport à l’effort de travail et à l’égard des bénéficiaires de la prestation [2] .

Une autre manière de s’engager dans la non-coopération consiste à perturber l’enregistrement algorithmique. Dans une étude sur le fonctionnement des tribunaux et des services de police, les enquêtes ont révélé que les professionnels du droit et les policiers mettent en jeu un ensemble de tactiques dont l’objectif relève d’un « obscurcissement des données », en bloquant la collecte de données ou en produisant une inflation d’informations que l’algorithme n’est plus en mesure de catégoriser [3].

Plusieurs enquêtes ont mis en évidence que les chauffeurs Uber résistent au contrôle algorithmique en désactivant leur mode conducteur lorsqu’ils se trouvaient dans certains quartiers, en restant dans les zones résidentielles pour éviter certains types de clients ou en se déconnectant fréquemment pour éviter les longs trajets peu rémunérateurs dans la tarification de la plateforme [4]. Une autre enquête [5] a constaté que ces travailleurs de plateforme tendent à « scanner » le comportement passé des clients en matière d’évaluation avant d’accepter les contrats. Lorsque les mauvaises évaluations de leur performance s’accumulent, ils mobilisent des avatars (autres identification auprès des plateformes) pour éviter d’être « désactivés ».

Il semble même possible de tirer parti des algorithmes pour résister au contrôle managérial de la performance. Certains travailleurs appliquent une sorte d’ingénierie inversée en priorisant les activités qui semblent avoir un impact positif sur leur évaluation [6]. Dans le même ordre d’idées, les travailleurs de Mechanical Turk ont déployé leurs propres algorithmes pour tenter de prendre le dessus sur la plateforme. D’autres travailleurs utilisent des scripts qui surveillent le marché des tâches qui sonnent l’alerte lorsque des tâches appropriées deviennent disponibles. Les plus audacieux ont mené des opérations de hacking pour supprimer les informations de l’interface utilisateur [7] .

Les résistances au contrôle algorithmique se font aussi en négociant de manière inversée avec les clients afin de contourner ou de modifier les évaluations algorithmiques. Au niveau de la vente en ligne, les vendeurs contactent des acheteurs ayant laissé une évaluation négative et tentent de les convaincre de la retirer [8]. Sur le marché du travail en ligne, ont tend à demander de manière pré-emptive des garanties d’évaluation « Karma »[9] . Ainsi, un chef de projet demande à son équipe de terminer un « déliverable » en échange d’une bonne note attribuée à chacun [10] . De telles interactions négociées autour des évaluations expliquent en partie pourquoi les marchés du travail en ligne connaissent une telle inflation des notes et des évaluations.

En plus des tactiques individuelles, les travailleurs peuvent aussi résister de façon collective, ce qui n’a rien de nouveau. Aujourd’hui, on voit apparaître cette logique collective chez les coursiers. Dans les métropoles européennes ou nord-amérciaines , des centaines de collectifs de coursiers ont émergés en quelques années seulement. Souvent, cela commençait par une organisation parallèle, un forum ou une liste Whatsapp qui permettait de briser l’atomisation sociale. Dans ces communautés en ligne, les travailleurs s’entraident pour apprendre de nouveaux systèmes et pratiques, éviter les processus disciplinaires, retrouver l’accès lorsqu’ils sont exclus des plateformes, identifier les clients ou les emplois souhaitables, ou encore apprendre comment lisser leurs revenus [11].

Des informaticiens et des collectifs syndicaux ont également conçu des plateformes permettant aux travailleurs de signaler ceux qui maltraitent le personnel embauché. Par exemple la plateforme Turkopticon qui est une plateforme d’information militante permettant aux travailleurs de rendre public leurs relations avec Amazon Mechanical Turk. Il y a aussi la plateforme Dynamo qui permet aux micro-travailleurs de se rassembler, d’atteindre une masse critique avant de se mobiliser[12]. Dans le même ordre d’idées, Peers.org propose un système de mise en commun de plusieurs comptes tandis que Guild.net permet de mener une pression collective de négociation sur les rémunérations. La plateforme Zen99 propose un tableau de bord intégré qui aide les travailleurs indépendants à organiser leurs finances, leurs impôts et leurs polices d’assurance.

Ces forums et plateformes peuvent aident les travailleurs à corriger partiellement l’asymétrie de pouvoir qui découle du contrôle algorithmique. Ce n’est pas rien et il ne faut pas mépriser ces petites marges de liberté. Dans certains cas, ces travailleurs s’engagent collectivement dans des tâches, partagent des informations sur les clients et organisent une discussion sur les astuces du métier. Dans d’autres cas, ils utilisent des forums en ligne pour partager des ressources et identifier des clients ou des commandes de travail à éviter ou acceptables. Ce type de réponses collectives rappelle un peu les Bourses du Travail lorsque les travailleurs s’organisèrent pour refuser d’être embauchés par tel ou tel employeur. On voit également apparaître des outils de secours mutuel, y compris sur la manière d’anticiper ou d’éviter les mesures disciplinaires ; ou encore sur les manières de retrouver l’accès à la plateforme alors qu’on a été expulsé. L’entraide existe aussi au niveau de l’échange d’informations sur les manières de lisser les gains et de maximiser les revenus en passant d’une plateforme à l’autre. Les forums en ligne permettent aussi de s’engager dans une mobilisation collective contre les plateformes. Le mouvement #Slaveroo critique les pratiques abusives des plateformes de livraison de nourriture et a été à l’initiative de grèves et de mobilisations des coursiers.

Parfois, les micro-travailleurs se livrent également à une « surveillance inversée », que certains proposent de conceptualiser comme une sorte de sousveillance [13]. Il s’agit d’enregistrer le management, de télécharger tous les évènements se déroulant dans le procès de travail, et de garder des « preuves documentaires complètes » au cas où les employeurs agiraient contre eux. Les employeurs sont évidemment réticents face à cette « sousveillance » informelle ou démonstrative. Pour évincer ce type de comportements, le management interdit au personnel d’Amazon d’apporter des appareils personnels dans l’entrepôt. Toutefois, tant que les collectifs de travail, ou les syndicats, n’ont pas accès aux données et aux algorithmes propriétaires des employeurs, l’impact de ces tactiques demeure limité.

Lorsque la résistance est impossible, parce qu’elle est réprimée et qu’une « armée de réserve » est prête à prendre la place des récalcitrants, il n’y a guère d’autre choix que la soumission ou le départ, appelée exit dans triptyque d’Albert Hirschmann [14]. Peut-être faut-il voir ici les origines de l’émergence d’un coopérativisme des plateformes visant à offrir le même de type de travail autonome mais libéré de la surexploitation. Le consortium « Platform Co-op » rassemble un large éventail d’organisations qui adhérent au projet de plateformes appartenant à leurs membres et où les revenus excédentaires sont transférés aux coopérateurs. Ce coopérativisme de plateforme rassemble désormais à travers le monde près de 300 structures de service. L’augmentation du nombre de plateformes coopératives contribue certainement à la transparence algorithmique, ce qui va atténuer la partialité des informations et atténuer l’extraction d’informations que permettent le management algorithmique. Mais il faut constater également que les coopératives restent de petite taille, ont une durée de vie assez courte et surtout, évitent d’engager le combat contre les GAFAM et les géants du net. On peut donc aussi se poser la question de savoir si cette voie-là est réellement celle qu’il faut privilégier pour transformer l’ordre des choses…

Historiquement, l’action syndicale s’est toujours fondée sur un ensemble de valeurs que sont la justice sociale, une sécurité d’existence ou encore le travail décent. Face au management algorithmique, il est évident que ces valeurs gardent leur raison d’être. Le management algorithmique exacerbe le sentiment d’injustice, de partialité, d’adversité. L’opacité qui entoure les algorithmes nourrit une méfiance et alimente l’idée que « les dés sont pipés ». A juste titre.

Les géants du net n’ont pas bonne presse dans les opinions publiques et les campagnes en faveur d’une imposition fiscale minimaliste, d’une responsabilité sociale et de la transparence algorithmique reçoivent partout un écho grandissant. La critique publique du management algorithmique gagne donc en popularité. Il ne faut donc pas reculer sur ce front-là.

Aux Etats-Unis, les militants syndicaux et les informaticiens ont commencé à élaborer des codes d’éthique professionnelle et de de veille sur l’usage du numérique. Les informaticiens et des chercheurs en science de la communication mènent une campagne contre le secret du management algorithmique. La principale association professionnelle des ingénieurs informaticiens (Association for Computing Machinery, ACM) a rédigé un code de conduite éthique. Lors de la conférence annuelle de l’ACM en 2019, un collectif d’ingénieurs informaticiens a dressé la liste noire les mauvaises pratiques et rendu public des algorithmes biaisés qui permettaient de générer plus de profits en trompant les travailleurs, comme les clients-usagers ou encore les annonceurs de publicité.

Ces informaticiens progressistes plaident en faveur d’une cartographie des scripts informatiques à prohiber. Il s’agit par exemple d’interdire un modèle d’apprentissage automatique conçu pour détecter le sourire et qui pourrait être utilisé par les employeurs pour se livrer à la surveillance des émotions de leurs employés. La production de modèles de chartes éthiques s’oriente donc vers une définition de ce qui est inacceptable, ce qui est quand-même plus radical d’une politique incitative des bonnes pratiques…

L’existence de ces multiples pratiques d’algo-résistance soulève des questions importantes pour les recherches futures. Tout au long de cette analyse, j’ai évoqué le potentiel des employeurs à utiliser les technologies algorithmiques pour mettre en œuvre une forme de contrôle plus compréhensive, instantanée, interactive et opaque. Pourtant, la simple existence d’un éventail de stratégies de résistance suggère que les travailleurs continuent d’avoir un pouvoir d’action. Reste à savoir comment ces conduites modulent l’impact de la direction, de l’évaluation et de la discipline algorithmiques sur le terrain … Il faudrait pour mieux savoir entreprise des recherches-action, en mobilisant les premiers concernés. Par exemple, les recherches futures pourraient explorer comment les coopératives pourraient mettre en œuvre des consultations itératives de leurs membres et utilisateurs lors du développement de systèmes de contrôle algorithmiques. Elles pourraient rendre public les variables, les pondérations et les modèles utilisés et rendre les algorithmes transparents. Dans ces conditions, les données algorithmiques pourraient être utilisées pour ancrer les discussions collectives et promouvoir la réflexivité parmi les membres et les utilisateurs. Des recherches futures pourraient également étudier comment les syndicats s’impliquent dans l’organisation des plateformes [15] .

La bataille ne fait que commencer

En ce qui concerne le management du travail sur le lieu de travail, des syndicats ont mené des campagnes contre l’enregistrement algorithmique en négociant des accords avec les employeurs sur la manière et les moments où les employeurs peuvent surveiller les employés et utiliser les données, ceci afin de limiter leur capacité à discipliner les employés [16] . Les usagers-consommateurs que nous sommes peuvent le faire aussi. Mais c’est à partir de l’activité de travail que l’on retrouve un vrai levier d’action.

Il est tout sauf insensé de revendiquer un droit d’arbitrage lorsque le management cherche à sanctionner les salariés à partir de données numériques tirées d’une surveillance algorithmique. Je citerai ici l’exemple du syndicat des chauffeurs d’UPS qui a négocié un accord selon lequel l’entreprise doit expliciter la surveillance tout en interdisant les sanctions uniquement basées sur les données numériques tout simplement parce qu’elles sont parfaitement falsifiables.

Les réglementations européennes sont encore très limitées. Il existe néanmoins une clause relative sur la protection des données (DPIA) du règlement général sur la protection des données (RGPD) qui appelle à réaliser des évaluations préventives sur l’impact potentiel des systèmes algorithmiques à haut risque sur « les droits et libertés des personnes physiques » (RGPD, article 35 ). Pour l’instant, la mise en œuvre des cadres DPIA et RGPD demeure peu limitative, puisque chacun.e concède que l’usage des données personnelles est possible en acceptant les cookies, ce que tout le monde fait évidemment, puisque faire l’inverse est chronophage…. Mais la bataille pour une bonne jurisprudence est bel et bien engagée. Certains juristes appellent à re-conceptualiser le droit à la vie privée, y compris celle des travailleurs, à partir de critères de vie privée « contextuelle » ou « relationnelle », ce qui nécessite l’articulation d’un ensemble de normes reliées au contexte et qui devrait limiter les droits des employeurs de placer des « mouchards » dans les ordinateurs, de surveiller la correspondance électronique ou les activités de navigation sur le web.

Un autre développement important concerne le statut d’emploi des travailleurs sous contrôle algorithmique. La plupart des plateformes font appel à une main d’œuvre composée d’auto-entrepreneurs indépendants. Mais les collectifs de lutte contestent de plus en plus cette classification juridique, arguant qu’ils doivent être considérés comme des salariés, des personnes employés plutôt que comme des gig workers. On ne compte plus les mobilisations menées pour mettre en œuvre des changements législatifs. En effet, à Paris, Milan, Madrid, Londres ou Bruxelles, les mobilisations des coursiers se renforcent en ces temps de pandémie. Le premier enjeu est de constituer un argumentaire socio-politique et juridique qui fait basculer les faux indépendants du côté du salariat. Le deuxième enjeu consiste à briser le code algorithmique, à les rendre publics et à exercer un contrôle sur leurs usages. Cette approche n’est pas nouvelle, elle rappelle l’action syndicale de co-détermination sur le procès de travail, ou encore les pratiques de « contrôle ouvrier » sur la gestion de l’entreprise. L’enjeu est d’arracher un droit de regard, d’obtenir un droit de véto et de négocier des conditions de mise au travail qui ne dégradent pas l’activité réalisée ni l’humain au travail. Imposer des standards de qualité, compatibles avec une qualité de vie et le bien-être est donc une vraie bataille qui devrait mobiliser toutes les forces du « travail vivant ».

Aux Etats-Unis, les batailles juridiques autour du statut des chauffeurs se sont intensifiées ces dernières années afin de limiter le recours aux entrepreneurs indépendants en imposant le « test ABC ». En vertu de ce test, un travailleur serait présumé être un salarié employé, sauf si l’entreprise  fait la démonstration que (A) le travailleur est libre du contrôle et de la direction de l’entité qui l’embauche en ce qui concerne l’exécution du travail, tant sur le plan pratique (algorithmique) que contractuel ; (B) que le travailleur free lance effectue un travail qui sort du cadre habituel de l’activité de l’entreprise ; et (C) que le travailleur est engagé dans une activité commerciale, une profession ou une entreprise établie de manière indépendante du travail effectué pour l’entreprise. Dit autrement, si le chiffre d’affaires du travailleur indépendant est suffisamment diversifié. C’est suivant cette même argumentation que la cour de justice au Royaume-Uni veut imposer à Uber la reconnaissance du statut de travailleur salarié, ce qui a poussé la plateforme à thésauriser près de 630 millions de livres sterling pour régler des litiges présents et futurs avec près de 70 000 chauffeurs affiliés à la plateforme[17] .

Désormais, les militants ont commencé à s’engager dans une série d’initiatives législatives liées à la pression pour la propriété des données des travailleurs. Comme nous l’avons vu précédemment, de nombreux employeurs procèdent à un recodage algorithmique de leur management. Ils le font aussi parce que ces données ont de la valeur, indépendamment des enjeux de contrôle de l’activité de travail. Les réseaux d’informaticiens radicaux plaident ici en faveur de l’octroi aux personnes de la propriété de leurs données numériques et en faveur du traitement des données comme une forme de travail qui doit être rémunéré[18] . Ce type de propositions implique que les individus soient autorisés à louer ou à revendre leurs données à des entreprises technologiques par le biais d’intermédiaires numériques, appelés MID (Mediators of Individual Data), qui négocieraient les redevances sur les données, afin d’apporter un pouvoir de la négociation collective aux personnes qui sont les sources de données précieuses. Cela permettrait également de promouvoir des normes basées sur la qualité et l’identité des producteurs de données qu’ils représentent[19] .

Les mobilisations autour de la défense de la vie privée des salariés, en opposition à la surveillance managériale et pour la réappropriation des données représentent un autre champ d’action. En Europe, les organisations syndicales commencent à se saisir de ces questions. Elles plaident en faveur d’une codification précise visant à protéger la vie privée des employés, à limiter la surveillance managériale, à interdire les pratiques discriminatoires et à reclasser les auto-entrepreneurs en employés.

Au niveau européen, après dix-huit mois de pourparlers, la fédération des compagnies d’assurance et les syndicats de cette branche ont signé une déclaration conjointe sur l’usage du management algorithmique et de l’IA. Les signataires réaffirment le primat du contrôle humain, en opposition au contrôle automatisé, et plaident en faveur d’un usage éthique et responsable des technologies numériques, fondé sur la transparence et la défense de l’intégrité du travailleur. Le recrutement et le parcours professionnel ne peuvent être guidés par des systèmes algorithmiques automatisés. Pour Christy Hoffman, secrétaire générale de UNI Global Union (regroupant les fédérions nationales d’employés, ingénieurs, cadres et techniciens), cette déclaration conjointe constitue une avancée qu’il faudra concrétiser à partir de négociations dans les entreprises.

En France, quand une innovation technologique affecte les conditions de travail, l’emploi, le CSE a l’obligation d’être informé et consulté. Ces termes juridiques sont larges et ce sont souvent des experts diligentés par le CSE qui établissent un rapport, ce qui peut contribuer à dessaisir les syndicats de la question. En Allemagne, le Betriebsrät reste une institution incontournable lorsqu’il s’agit d’introduire des nouvelles technologies, capable d’exercer une activité de veille réelle au niveau de l’impact sur les conditions de travail. En Belgique, une convention collective de travail des années 1980 impose à l’employeur de fournir au Conseil d’Entreprise (l’équivalent du CSE) minimum trois mois à l’avance toutes les informations concernant l’introduction de nouvelles technologies, leurs effets sur l’organisation du travail, les conditions de travail et l’emploi. Les représentants du personnel doivent donner leur aval et les conséquences sociales doivent être anticipées et débattues. Aujourd’hui, les syndicats revendiquent une actualisation de cette convention nationale afin d’intégrer l’IA et le management par algorithmes dans son champ d’action. La proposition est faite d’imposer un test d’usage afin de vérifier si l’impact sur les conditions de travail est neutre. Il existe donc des leviers d’actions à l’échelle des établissements ou des entreprises. Toutefois, les discussions actuellement menées au niveau de l’UE sur l’Intelligence Artificielle ouvrent aussi le risque de remettre en question certaines réglementations nationales [20] .

Pour conclure provisoirement

Le management par algorithmes divise mais unifie aussi. Les actions des collectifs de coursiers le démontrent pratiquement. Dans cet article, je n’ai pas réellement analysé la mobilisation algorithmes sur les activités des consommateurs ou des usagers des réseaux sociaux. Ils ne sont pas de nature différente : il s’agit tout autant de recommander, de restreindre, d’enregistrer, d’évaluer l’impact, de remplacer que de récompenser. Quand le client scanne un article, achète un billet sur internet, réserve une chambre d’hôtel ou quand l’usager apprécie ou partage des photos, il ou elle réalise un travail gratuit, souvent à son insu. Il s’agit d’un travail car cette activité est hétéronome et aliénante qui mobilise du temps tout en produisant des ressources informationnelles qui pourront qui être captées, transformées et valorisées par le capital [21] .

Mais là aussi, les algorithmes tendent à unifier ce qu’ils séparent et c’est en prenant conscience de cela qu’une puissance d’agir collective peut émerger. L’enjeu est de refuser l’opacité des algorithmes et l’extorsion non délibérée des valeurs produites. Pour avancer dans cet objectif, la tâche première est de briser la chaîne algorithmique en exigeant la levée du secret et en prohibant ce qui transforme l’agir humain en automatisme social.

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[1] Mollick, E., & Werbach, K. (2015), Gamification and the enterprise. The gameful world: Approaches, issues, applications. Cambridge, MA: MIT Press.

[2] Bouquin S. (coord.) (2008), Les résistances au travail, Syllepse ; Bouquin S (2020), « Les résistances au travail en temps de crise et d’hégémonie managériale » (2020), in Mercure D., Les transformations contemporaines du rapport au travail, Hermann & Presses Universitaires de Laval, 208 p. (pp. 177-198) ; voir aussi Richard Edwards (1979), Contested terrain: The transformation of the workplace in the twentieth century: New York: Basic Books

[3] Brayne, S. (2017), « Big data surveillance: The case of policing », in American Sociological Review, 82(5): 977–1008.; voir également Levy, K. E. (2015) The contexts of control: Information, power, and truck-driving work, 31(2): 160–174.

[4] Lee et al. (2015), « Working with Machines : the impact of algorithmic and data driven management on human workers », Paper presented at ACM conference on Human Factors in Computing Systems, miméo.

[5] Lehdonvirta, V. (2018), « Flexibility in the gig economy: Managing time on three online piecework platforms », in New Technology,Work and Employment, 33(1): 13–29 ; Lehdonvirta, V. (2016), Algorithms that divide and unite: Delocalisation, identity and collective action in ‘microwork’,  pp. 53–80. Berlin, Heidelberg, Germany: Springer.

[6] Lix, K. & Valentine, M. (2019). Kharma scores and team learning in software development gigs. Working Paper. Stanford University; Rahman, H. (2017). Reputational ploys: Reputation and ratings in online labor markets. Working Paper. Stanford University

[7] Lehdonvirta, V. 2018. Flexibility in the gig economy: Managing time on three online piecework platforms. New Technology,Work and Employment, 33(1): 13–29.

[8] Curchod, C., Patriotta, G., Cohen, L., & Neysen, N. 2019, Working for an algorithm: Power asymmetries and agency in online work settings. Administrative Science Quarterly, 1–33. Available at http://dx.doi.org/10.1177/0001839219867024.

[9] Rahman, H. 2017. Reputational ploys: Reputation and ratings in online labor markets. Working Paper. Stanford University

[10] Lix K & Valentine M. (2019), Kharma scores and team learning in software development gigs, Working Paper, Stanford University.

[11] Wood, A. J., Graham, M., Lehdonvirta, V., & Hjorth, I.( 2019), Good gig, bad gig: Autonomy and algorithmic control in the global gig economy. Work, Employment and Society, 33(1): 56–75.

[12] Graham, M., Hjorth, I., & Lehdonvirta, V. (2017). Digital labour and development: Impacts of global digital labour platforms and the gig economy on worker livelihoods. In : Transfer: European Review of Labour and Research, 23(2): 135–162; Scholz, T. (2016), Platform cooperativism. Challenging the corporate sharing economy. New York: Rosa Luxemburg Foundation; Martin et al. (201)4, Being a turker, Paper presented at the ACM conference ; Schwartz D. (2018), « Embedded in the crowd. Creative freelancers, crowdsourced work and occupational community », Work and Occupations, 45, 247-282

[13]  https://medium.com/@sam.shepherd/surveillance-of-digital-life-and-the-use-of-sousveillance-as-a-response-7b306cfdb6e8

[14] Albert O. Hirschmann (1970), Exit, Voice and Loyalty. Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, Harvard University Press.

[15] Kochan T, Yang D., Kimball W. & Kelly E. (2019), « Worker voice in America: is there a Gap between what Workers expect and What they Experience? », ILR Review, n°75 (1), pp.3-38 ; Wood et al., (2018), « Workers of the internet unite? One line freelancer organization among remote gig economy workers in six African and Asian countries », in New Technology, Work and Employment, 33 (2): 95-112

[16] https://labornotes.org/2021/05/breaking-draft-legislation-new-york-would-put-gig-workers-toothless-unions

[17]  https://www.wired.co.uk/article/uber-loses-gig-economy-case

[18]  Arrieta-Ibarra, Goff, Jimenez- Hernandez, Lanier, & Weyl (2018), Should we treat data as labor? Moving beyond “free”, AEA Papers and Proceedings, 108 :38-42 ; Scholz T (2016), Platform cooperativism. Challeging the corporate sharing economy, New York, Rosa Luxemburg Foundation

[19] Lanier J. & Weyl E. (2018), A blueprint for a better digital society. Harvard Business Review.

[20] Voir Valerio De Stefano, The EU Proposed Regulation on AI: a threat to labour protection?, Regulation for Globalization, Avril 2021.

[21]  Voir Antonio A. Casilli (2019), En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Seuil, 400 p.

A propos du management par les algorithmes (premier volet)

Par Stephen Bouquin // Le travail se numérise de manière fulgurante. Depuis le début de la pandémie, cette numérisation s’est amplifiée au point où elle envahit désormais toutes les sphères de la vie sociale. Dans cet article, nous proposons d’analyser en profondeur les effets de cette numérisation. L’enjeu est de taille : soit nos sociétés glissent toujours plus vers un futur dystopique digne de 1984 ou de Brave New World soit un sursaut démocratique et social fait que notre avenir restera digne d’être vécu.

L’usage du numérique a commencé bien avant l’arrivée des ordinateurs et d’internet. En effet, les premières machines à commande numérique étaient calibrées à l’aide d’algorithmes et sont apparus dans l’industrie à la fin des années 1940. C’est seulement dans les années 1970, lorsque certaines contraintes techniques furent dépassées, que la première vague de robotisation se développa. Dans les années 1990, les constructeurs du secteur automobile ont imposé aux opérateurs d’apposer une « signature » à leur travail. Ainsi, les opérations de travail devenaient traçables, facilitant un contrôle de qualité intégré au process productif. Au cours des années 2000, le numérique a fait son apparition du côté des chauffeurs-livreurs, dotés de systèmes de navigation embarquée et s’est étendu du côté des préparateurs de commandes dans les dépôts de logistique, des postiers ou encore des techniciens et cadres contraints de fonctionner avec des progiciels. Aujourd’hui, la numérisation s’amplifie avec le télétravail et la mise en réseau des activités de production et de service. Les services publics se numérisent tandis que dans l’éducation nationale, les élèves et les enseignants sont sommés d’intégrer des espaces numériques d’apprentissage.

Partout où il se manifeste, le numérique facilite la mesure comparative de la performance, non seulement du côté des salariés mais également des fournisseurs, prestataires ou sous-traitants. Il s’agit bel et bien d’une révolution technologique de premier ordre. Reste à savoir comment l’appréhender et comment y résister, si tant est qu’il faut le faire…

Pour élucider cette question, il faut avant tout commencer par briser le secret du « code source », à savoir comprendre la nature de la « révolution numérique ». Pour concrétiser cela, je propose de procéder en deux temps : primo, il faut commencer par déchiffrer ce qu’est le numérique dans sa réalité la plus concret et pratique ; secundo, il faut conceptualiser de manière adéquate l’innovation technologique en général, numérique en particulier. Le numérique mobilise des informations fragmentaires sur lesquelles s’opèrent des opérations logiques. L’informatique traite ces informations sur un mode binaire, en mobilisant des langages qui organisent le classement de ces informations de manière complexe. C’est ici que l’algorithme fait son apparition. Pour Gérard Berry, chercheur en science informatique, un algorithme c’est :« tout une façon de décrire dans ses moindres détails comment procéder pour faire quelque chose . Il se trouve que beaucoup d’actions mécaniques, toutes probablement, se prêtent bien à une telle décortication. Le but est d’évacuer la pensée du calcul, afin de le rendre exécutable par un automate numérique. On ne travaille donc qu’avec un reflet numérique du système réel avec qui l’algorithme interagit. »

Il ne s’agit donc pas seulement d’un raisonnement mais aussi d’une action, au vrai sens du terme . Le script codé est chargé d’une finalité concrète à savoir résoudre un problème [1] donné. Un algorithme n’est donc rien d’autre qu’une suite finie et non ambiguë d’opérations et d’instructions qui permettent de résoudre une classe de « problèmes ». Ceci permet à son tour de mobiliser de manière standardisée l’évaluation de l’effectivité [2] .

L’usage des algorithmes dans la programmation de tâches automatisées ne date pas de hier. Après la seconde guerre mondiale, les machines à commande numérique ont fait leur entrée dans l’industrie. Là aussi, un algorithme dictait à la machine ce qu’il fallait faire, comme par exemple arrêter l’usinage d’une pièce dès qu’une « tolérance critique » fut atteinte. L’algorithme a donc besoin d’informations et d’instruments de mesure, de capteurs fiables, faute de quoi le codage algorithmique devient caduc et dysfonctionnel. Dans ses développement récents, rendus possibles par l’interconnectivité apportée par internet, ces informations sont extraites à partir de l’activité de ceux qui utilisent ces machines.

Aujourd’hui, les algorithmes sont une composante essentielle du fonctionnement des réseaux et de « l’intelligence artificielle » qui correspond en réalité à une sorte d’intelligence programmée qui reste dépendante de cette dernière. Avec internet et la constitution de larges bases de données (les big data), les algorithmes se sont démultipliés à tous les niveaux. Chaque année, plusieurs centaines de milliers d’étudiants voulant s’inscrire à l’université sont orientés par l’algorithme de « Parcoursup ». Les échanges sur les réseaux sociaux sont organisés par des algorithmes. La navigation sur internet alimente les centres de données et sont traités par des algorithmes. Les caméras de surveillance font le tri dans les images à l’aide d’algorithmes. Inutile de poursuivre la liste des exemples, les algorithmes sont effectivement partout [3].

Les philosophes Thomas Berns et Antoinette Rouvroy ont identifié l’émergence de cette réalité comme une « gouvernementalité algorithmique » [4]. En effet, les algorithmes permettent de classer les comportements hétérogènes, ce qui permet de brasser un océan de données, pour les traiter, les trier, les personnaliser et les insérer dans des instructions de commandement. Le code source de l’informationnel algorithmique contient donc une puissance de « faire faire », ce qui, dans un environnement où le pouvoir est inégalement distribué, en fait une arme redoutable…

Mais il ne suffit pas de briser le secret du « code source » algorithmique, il tout aussi essentiel de conceptualiser de manière adéquate l’instance technologique. Bien souvent, l’analyse sociologique tend à considérer le numérique comme un dispositif technique, comme une « chose », certes abstraite, mais une chose quand-même. Une telle approche nous fait voir que le dispositif tout en laissant hors champ les rapports sociaux de production, de propriété, de pouvoir et surtout les contradictions qui les travaillent. Pour ma part, je préfère résister à la tentation du « fétichisme numérique » [5], avatar d’un déterminisme technologique que les sociologues ou économistes reproduisent encore souvent. La raison est simple, ce fétichisme numérique fausse notre compréhension et nous oriente soit vers l’optimisme béat (l’émancipation par le numérique) soit vers un catastrophisme paralysant (l’humanité sera dominée par les robots). Or, notre avenir ne sera ni l’un ni l’autre mais seulement ce qu’on nos actions sociales réussiront à empêcher et à faire advenir…

La technologie numérique n’est donc pas une sorte de force autonome mais seulement un dispositif d’agencement des rapports sociaux de production. Les informations numériques sont à la fois force productive et marchandise, tout comme la force de travail au demeurant. Loin d’être neutres, elles répondent à un double objectif : maximiser la profitabilité et minimiser les risques (la concurrence, la rétention de productivité par le travail vivant). Le numérique algorithmique n’est donc rien d’autre qu’un rapport social dédoublé, qui aussi assujettissant qu’il puisse être, engage toujours le travail vivant et demeure donc dépendant de ce dernier. Ce qui signifie que le pouvoir du numérique algorithmique demeure contingent, tout autant que celui du capital sur le travail. Dit autrement, dans l’antagonisme qui oppose capital et travail, il faut comprendre pourquoi on est perdant et comment on ne l’est pas forcément tout le temps… Par conséquent, si la technologie n’est pas neutre mais une relation socio-technique sous contrôle du management (ou de l’entreprise-plateforme), elle devient en même temps un terrain contesté, de luttes et d’oppositions.

L’algorithme comme puissance de « faire faire »

Dans le contexte actuel, il est certain que les algorithmes créent de nouvelles possibilités pour contrôler et diriger l’activité de travail. Cette puissance algorithmique s’exerce de plusieurs manières qu’on peut distinguer facilement. Les algorithmes permettent de recommander, de restreindre, d’enregistrer, d’évaluer, de remplacer et de récompenser. L’ensemble de ces actions viennent renforcer les modalités de contrôle dont le management dispose déjà et qui s’organisent autour du contrôle technique et bureaucratique [7] .

La recommandation renvoie à l’usage de scripts offrant des suggestions destinées à inciter un opérateur à prendre les décisions préférées de l’architecte de choix [8] . Cependant, contrairement aux régimes de contrôle technique et bureaucratique-rationnel, la recommandation algorithmique guide les décisions des travailleurs en identifiant des récurrences, grâce aux schémas d’apprentissage automatisés (machine learning). Le travailleur est donc invité à se conformer à un scénario fixé par le programme.

En général, ces recommandations prennent la forme du nudging [9] – une sorte d’incitation subtile et paternaliste – que l’on peut difficilement ignorer. Par exemple, Uber s’est engagé dans un processus de nudging individualisé en temps réel pour inciter les chauffeurs à rentrer chez eux lorsque trois passagers consécutifs signalaient qu’ils ne se sentaient pas en sécurité [10]. Un autre exemple : Uber s’est appuyé sur des données personnalisées telles que la vitesse de freinage et d’accélération, pour analyser si les chauffeurs conduisaient de manière erratique pour recommander de manière algorithmique le moment où ils pourraient avoir besoin de se reposer [11]. Signalons aussi que les helpdesks utilisent des systèmes qui trient les messages écrits suivant leur degré d’agressivité.

La plupart des enquêtes convergent pour dire que recommandations algorithmiques ont des effets négatifs sur les conditions de travail [12] . Dans la logistique des entrepôts, les systèmes de recommandation algorithmiques s’appuient sur des catégorisations opaques. Par exemple, le système de recommandation d’Amazon approvisionne ses entrepôts à l’aide d’un algorithme de stockage chaotique, qui attribue des marchandises sur les étagères en fonction de l’espace et de la disponibilité. Comme la logique algorithmique reste opaque, les travailleurs ne peuvent plus se fier à leur propre cognition pour trouver des articles et n’ont aucun moyen de trouver des articles lorsque le serveur tombe en panne… [13] . Dans le domaine de la santé, où la recommandation par algorithme est appliquée au niveau des diagnostics en ligne, les enquêtes indiquent que ce mode opératoire augmente le doute et l’incertitude parmi les professionnels en termes de décisions à prendre [14] .

Pour les travailleurs, les recommandations algorithmiques ne sont pas forcément intelligibles, ce qui peut provoquer des frustrations et nourrir des sentiments de dépossession et d’aliénation. Forcément, le dirigisme algorithmique va mettre sous tension la coopération dans le travail puisque celle-ci s’organise autour de process automatisés.

La restriction est un deuxième mécanisme de contrôle qui passe par l’utilisation d’algorithmes qui déterminent l’affichage sélectif d’informations afin d’induire des comportements spécifiques et d’en empêcher d’autres. La plateforme de recrutement Upwork a utilisé des chatbots (robots de dialogues) pour signaler aux téléopérateurs leur engagement de ne pas travailler en dehors de la plateforme, et ce dès qu’ils utilisent certains mots tels que Skype, Smartphone ou courriel dans leurs conversations avec les clients. La restriction se fonde également sur la rétention d’information. Ainsi, Uber n’indique pas le lieu où se trouve le passager à transporter, ce qui empêche le chauffeur de mesurer la « profitabilité » d’un trajet avant d’accepter la course. Uber et Lyft utilisent également l’algorithme forward dispatch qui attribue la course suivante avant la fin de la course en cours. Les chauffeurs peuvent mettre en pause cette fonction, mais dès qu’ils acceptaient leur prochaine course, la fonction est réactivée. On comprend que l’algorithme fonctionne ici comme un dispositif de subordination des chauffeurs et que leur acceptation de la course n’est qu’un alibi pour leur imposer un statut de chauffeur indépendant. La restriction algorithmique permet aussi de limiter les possibilités de « prise de parole » de la part des travailleurs. Les systèmes de feedback en ligne combinent de manière interactive les expériences et les évaluations des travailleurs en ne sélectionnant que les expressions positives [15].

La restriction algorithmique tend à renforcer la précarité. Les plateformes à médiation algorithmique peuvent fragmenter les efforts de plusieurs travailleurs interconnectés sans qu’ils le sachent. Le travail fragmenté se fait avant tout avec des travailleurs indépendants, « utilisateurs » de ces plateformes, plutôt que comme des employés salariés. L’usage de l’algorithme permet de remplacer le rapport de subordination – variablement présent dans le rapport salarial – par une sorte de subordination à la puissance algorithmique. L’activité décomposée en micro-tâches permet alors d’atomiser le collectif de travail pour ensuite le réassembler de manière opaque.

L’évaluation algorithmique est une autre modalité de contrôle. L’examen de l’activité des travailleurs permet de corriger les erreurs, d’évaluer la performance et d’identifier les « canards boiteux ». Mais cette évaluation exige un enregistrement permanant de l’activité ce qui permet d’identifier les groupes informels qui interagissent fréquemment, de relier ces groupes informels à la productivité et d’identifier les liaisons et les isolats de communication, et bien sûr aussi de repérer les orientations oppositionnelles [16].

Dans l’industrie du transport de marchandises, les employeurs ont perfectionné leurs systèmes de gestion de flotte pour intégrer un large éventail de données concernant les chauffeurs, y compris l’efficacité énergétique du conducteur, le temps de marche au ralenti, la géolocalisation, la fréquence des sorties de voie, les schémas de freinage et d’accélération, le statut de la cargaison et les informations sur l’entretien du véhicule[17]. En organisant sur une base algorithmique la livraison de colis, la société UPS applique l’adage « petites quantités de temps = grandes quantités d’argent », calculant qu’en économisant une minute par jour par chauffeur-livreur, elle pourrait générer une économie près de 15 millions de dollars par an [18] . Au vue de tels chiffres, on peut se demander pourquoi le management se gênerait en effet

Tout comme pour le contrôle bureaucratique, le management utilise l’enregistrement algorithmique pour informer les travailleurs à propos de leur évaluation. Ce qui est une manière de mettre les personnes sur la défensive, comme étant toujours insuffisamment performants. Mais contrairement au contrôle bureaucratique, l’enregistrement algorithmique utilise ces procédures pour fournir un retour en temps réel. Lorsque l’activité est enregistrée en permanence, ce qui est de plus en plus le cas, les travailleurs reçoivent ces informations en temps réel, indiquant qu’ils sont « en retard » dans la réalisation de leur volume d’activité. Lorsque le score est systématiquement trop bas, une alerte se déclenche et le superviseur robotisé signalera la nécessité de réorienter le travailleur…

Dans le monde de la gig economy, les évaluations algorithmiques se focalisent sur la valeur « réputationnelle ». Du covoiturage aux plateformes de travail, les bonnes évaluations assurent la visibilité de la prestation de travail ou du service, ce qui détermine le potentiel de valorisation. Par exemple, sur la plateforme de services de soin Care.com, les notations algorithmiques sont utilisées pour créer différentes catégories de travailleurs. Le label Care-Pros ne mentionnera que les soignant.e.s avec une note élevée, répondant à 75 % des appels dans les 24 heures. Une telle valorisation des « champion.ne.s » se retrouve sur l’ensemble des sites d’intermédiation qui visibilisent les plus performants. Mais comme l’a rappelé Antonio Casilli, sur les sites comme Mechanical Turk d’Amazon comme ailleurs, les champions sont aussi des brokers, des micro-employeurs qui mobilisent des « petites mains » afin de maintenir leur sur-visibilité. En même temps, sur les plateformes de micro-services, ce type de notations conduisent les prestataires à fausser les données. Si les algorithmes poussent les micro-travailleurs à l’auto-exploitation afin d’augmenter leurs chances d’obtenir une commande future, cette conduite nourrit aussi une prise de conscience qui peut donner lieu à un comportement opportuniste, déloyal ou encore oppositionnel.

Plus globalement, les algorithmes fonctionnent comme des dispositifs disciplinaires qui sanctionnent et récompensent. Dans le cas d’un contrôle organisationnel par la technique, la loyauté des salariés est assurée par le recrutement d’une armée de travailleurs secondaires (intérim ou CDD) prêts à remplacer les travailleurs primaires en CDI qui ne coopèrent pas suffisamment avec l’employeur. Dans le cas d’un contrôle bureaucratique, la discipline est obtenue par des mesures incitatives et des sanctions. Les travailleurs ayant le comportement souhaité seront récompensés par des promotions, des salaires plus élevés, des postes à plus grande responsabilité ou des tâches plus intéressantes, tandis que ceux qui n’ont pas le comportement souhaité sont exposés aux brimades et au harcèlement.

Les plateformes peuvent très bien « bannir » un travailleur non coopératif ou insuffisamment performant [19]. Sur des plateformes comme Mechanical Turk d’Amazon, les travailleurs qui ne se conforment pas aux consignes seront soit bannis de la plateforme, soit sanctionnés en rendant leur profil difficile à trouver. Dans la gestion des ressources humaines « guidé » par algorithme, les profils instables, susceptibles de quitter l’entreprise sont tout de suite identifiés [20]. Les agences intérimaires ont déployé des algorithmes pour analyser le parcours et le développement d’une carrière et identifier les profils à « haut potentiel » versus des profils « stagnants » ou « paresseux ». La récompense algorithmique forme un mécanisme de contrôle interactif et dynamique qui soutient les travailleurs les plus performants en leur offrant davantage d’opportunités, une rémunération ou des promotions.

Du côté des plates-formes d’usage partagé, tout est fait pour garder les algorithmes de notation et de récompense secrets afin de décourager la manipulation et l’inflation des notes. Dans le marché du travail en ligne hautement qualifié, les plateformes sont passés d’un système d’étoiles transparent à un système opaque. Ne sachant plus ce sur quoi l’évaluation se fait, ni de la manière dont les évaluations sont utilisées, ni des raisons pour laquelle des propositions sont rejetées, le sentiment d’aliénation explose, ce qui nourrit la méfiance et l’esprit critique.

Si les algorithmes fournit un nouvel arsenal de contrôle au management, la puissance de ce « faire faire » n’annule pas la possibilité de s’y opposer ; elle ne fait que déplacer le domaine du conflit et de la lutte. Comme je l’ai développé dans mes recherches, je pense qu’il est essentiel de comprendre que les innovations technologiques font partie intégrante d’une sorte de « luttes des classes » telle qu’elle est menée par « en-haut », c’est-à-dire par l’employeur ou le management et qu’elle ne peut donc annuler celle-ci. Tôt ou tard, des résistances sociales, individuelles ou collectives, réapparaissent. Il est donc essentiel d’intégrer cette dimension conflictuelle dans l’analyse des algorithmes au travail, tant pour comprendre leur raison d’être que les limites de leur efficacité.

Ceci est d’autant plus vrai que le management algorithmique affecte profondément la subjectivité des travailleurs. On pourrait penser que cette surveillance conduit les travailleurs à contrôler leur propre comportement afin de se conformer aux attentes de la structure, de sorte qu’ils en viennent à se voir eux-mêmes de la manière dont ils sont définis par la surveillance [21]. C’est le pari du management et c’est aussi la narration des sociologies domino-centrées qui, tout en se présentant comme « critiques », n’appréhendent qu’une seule dimension d’une réalité pourtant contradictoire. Mais une telle sociologie ne fait que rabattre la réalité sur elle-même, en masquant les tensions et les contradictions qui la traversent, ce qui interdit aussi de voir les possibles évolutions sous-jacentes.

C’est pourquoi on peut émettre l’hypothèse que le management algorithmique conduit à pousser la relation de travail jusqu’à un point de rupture, tant sur un plan subjectif qu’objectif. Comment peut-on encore obtenir une collaboration loyale alors que la méfiance et la surveillance deviennent la norme ? Que des cadres (encadrants) gagnant au-delà de 4000 euros par mois consentent à collaborer loyalement est plus que compréhensible, mais peut-on s’attendre à la même chose avec ceux qui gagnent 1,5 le salaire minimum ? Sachant le durcissement des inégalités, la dégradation des conditions de travail et l’omniprésence d’un chantage affectif à la performance (à partir de l’injonction amoureuse du travail), on peut se dire que la surveillance et le management algorithmique s’exposent à une usure rapide, produisant une perte de motivation et des turnovers élevés. A cela se rajoute les effets dysfonctionnels d’un management qui, en chassant les temps morts, casse aussi les dynamiques collaboratives et produit une érosion de la productivité [22] .

L’hypothèse d’une contestation larvée et silencieuse des systèmes algorithmiques est non seulement pertinente mais se vérifie d’ores et déjà ce qui conforte l’idée que, même sous la férule d’un panoptique informatisé, le travail vivant « se rebiffe » et qu’il tente de déjouer la puissance algorithmique, ne serait-ce que pour retrouver une marge d’autonomie indispensable à sa survie psychique.

(à suivre)

[ article publié dans Travailler au Futur n° 6]

 

[1] La notion de problème doit être vue dans un sens large : il peut s’agir d’une tâche à effectuer, comme trier des objets, assigner des ressources, transmettre des informations, traduire un texte, etc. Il reçoit des données ou entrées – par exemple les objets à trier, la description des ressources à assigner, des besoins à couvrir, un texte à traduire, les informations à transmettre et l’adresse du destinataire, etc. –  et fournit éventuellement des données, les sorties, par exemple les objets triés, les associations ressource-besoin, un compte-rendu de transmission, la traduction du texte, etc.

[2] Voir à ce sujet Cathy O’Neil (2016), Weapons of Math Destruction.

[3] Shoshana Zuboff « Automate/Automate: The two faces of intelligent technology », in Organizational Dynamics, Volume 14, Issue 2, Automne 1985, pp. 5-18.

[4] Thomas Berns et Antoinette Rouvroy (2013), « Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation. Le disparate comme condition d’individuation par la relation ? », in Réseaux n°177, p. 163-196.

[5] Le fétichisme numérique développe une compréhension fantasmée, imaginaire qui ne « voit » que le fétiche, alors qu’il s’agit de comprendre combien il organise les rapports sociaux comme un rapport de choses entre elles. Or, le numérique, internet ou l’IA sont avant tout des formes sociales de production qui organisent la médiation, la communication et l’échange d’informations.

[6]  Je prolonge ici l’approche développée par Richard Edwards (1979) qui appréhende les transformations du travail de manière dialectique, en y intégrant une dimension conflictuelle.

[7] Le contrôle technique passe par les dispositifs mécaniques comme par exemple le convoyeur qui détermine la cadence du travail tandis que le contrôle bureaucratique s’exerce via la supervision, l’évaluation etc.

[8] Kellogg, K. (2018), Employment recontracting for mutually beneficial role realignment around a new technology in a professional organization. Paper presented at the Oxford Professional Services Conference. Oxford.

[9] Pour une rapide présentation, voir https://www.franceculture.fr/emissions/hashtag/connaissez-vous-le-nudge

[10] Scheiber, N. (2017), How Uber uses psychological tricks to push its drivers’ buttons. New York Times (2 avril 2017) ; https://www.nytimes.com/interactive/2017/04/02/technology/uber-drivers-psychological-tricks.html

[11] Rosenblat, A., & Stark, L. (2016). « Algorithmic labor and information asymmetries: A case study of Uber’s drivers », in International Journal of Communication, 10:3758–3784.

[12] Voir l’enquête menée à la Poste par Nicolas Jounin (2020) Le caché de la Poste. Enquête sur l’organisation du travail des facteurs, La Découverte ; voir également Gaborieau, David. « Quand l’ouvrier devient robot. Représentations et pratiques ouvrières face aux stigmates de la déqualification », in L’Homme & la Société, vol. 205, n° 3, 2017, pp. 245-268.

[13] Danaher, J. (2016). The threat of algocracy: Reality, resistance and accommodation, in Philosophy & Technology, 29(3): 245–268.

[14] Lebovitz, S., Lifshitz-Assaf, H., & Levina, N. (2019), Doubting the diagnosis: How artificial intelligence increases ambiguity during professional decision making, New York University.

[15] Askay, D. A. (2015), « Silence in the crowd: The spiral of silence contributing to the positive bias of opinions in an online review system », in New Media & Society, 17(11): 1811–1829.

[16] Leonardi, P., & Contractor, N. (2018), “Better people analytics measure who they know, not just who they are”, in Harvard Business Review, 96(6): 70–81.

[17] Levy, K. E. (2015), The contexts of control: Information, power, and truck-driving work. The Information Society, 31(2): 160–174 (p. 164).

[18] Davidson, A. (2016), Planet money. In J. Goldstein (Ed.), The future Of work looks like a UPS truck. National Public Radio. Voir  https://www.npr.org/sections/money/2014/05/02/308640135/episode-536-the-future-of-work-looks-like-a-ups-truck  .

[19] Rosenblat, A., & Stark, L. (2016), « Algorithmic labor and information asymmetries: A case study of Uber’s drivers », in International Journal of Communication, n° 10: 3758–3784.

[20] King, K. G. (2016), « Data analytics in human resources: A Case study and critical review », Human Resource Development Review, 15(4): 487–495.

[21] Sewell, G. (1998), « The discipline of teams: The control of team-based industrial work through electronic and peer surveillance », in Administrative Science Quarterly, 43(2): 397–428.

[22] Du côté des informaticiens, on peut constater que le management par l’algorithme chasse non seulement les temps morts mais supprime aussi les temps libres qui sont souvent des temps d’apprentissage.