Redaction

Metaverse et la question du travail

Si le Metaverse n’a été abordé que sur le versant des technologies de réalité artificielle, elle contient aussi des questions importantes pour l’avenir du travail. Par Valerio De Stefano, Antonio Aloisi et Nicola Countouris

À la mi-janvier, la nouvelle selon laquelle Microsoft investissait près de 70 milliards de dollars dans le Metaverse a fait la une des journaux. Ce n’était pourtant que le dernier d’une série d’investissements massifs de ce type. Des entreprises technologiques telles que Google et Epic Games, des marques telles que Gucci et Nike, et même des détaillants tels que Walmart entrent dans le Metaverse ou cherchent à le façonner – et, bien sûr, il y a quelques mois seulement, Facebook a changé de nom pour devenir « Meta » afin de signaler son engagement.

Le Metaverse est envisagé comme une nouvelle façon d’interagir avec les différentes composantes du cyberespace – la réalité augmentée, la combinaison des aspects numériques et physiques de la vie, la technologie tridimensionnelle, l’«internet des objets», les avatars personnels, les marchés numériques et les fournisseurs de contenu – pour générer une expérience plus active, immédiate et immersive. Et cela pourrait répondre à la crise des réseaux sociaux établis de longue date, perturbés par le désintérêt des jeunes utilisateurs et l’examen minutieux des régulateurs.

Complexité juridique

Toutefois, comme l’indique l’accord conclu avec Microsoft, il s’agit plus d’une question d’argent que de sens. En juin dernier, l’achat d’un sac à main Gucci virtuel pour l’équivalent de 4 000 dollars en monnaie virtuelle, destiné à être porté par un avatar, était emblématique des transactions économiques qui peuvent peupler le Metaverse.

Juridiquement, beaucoup de questions se posent. A qui appartient ce sac, par exemple : à l’acheteur, à la plateforme ou au producteur qui le loue à un client ? Que se passe-t-il si la plateforme ne fonctionne pas correctement ou que le sac n’est pas impeccable ? Un autre sujet pourrait-il le « voler » – et ensuite ? Le sac pourrait-il être « transporté » d’une plateforme à l’autre, tout comme un sac à main acheté dans un magasin dans un autre ? Si ce n’est pas le cas, les questions d’antitrust s’ensuivent-elles ?

Ce ne sont là que quelques exemples de la complexité juridique qui entoure les échanges numériques. Le droit qui s’appliquera dans le Metaverse amplifie l’incertitude plus générale quant au droit applicable sur l’internet.

S’agit-il de la loi du pays où l’entreprise propriétaire de la plateforme est basée ? Qu’en est-il si la plateforme est partagée ? Est-ce la loi de l‘endroit où les serveurs sont basés ? Et si les plateformes sont sous-tendues par des blockchains et dispersées dans le monde entier ? Ou bien est-ce la loi du lieu où est basé le producteur virtuel du produit ou du pays où est basée la marque du consommateur ? Et pourquoi pas celle du pays où se trouve le client ? Même les transactions les plus simples peuvent déclencher des problèmes juridiques époustouflants, notamment en matière de droit du travail.

Metaverse comme espace de travail

Le Metaverse aura ses utilisateurs, mais il sera aussi un « espace de travail » pour beaucoup. Cette année, Microsoft s’apprêterait à combiner les capacités de réalité mixte de Microsoft Mesh – ce qui permet à des personnes situées dans des lieux physiques différents de participer à des expériences holographiques collaboratives et partagées — avec les outils de productivité plus connus de Microsoft Teams, qui permettent de participer à des réunions virtuelles, d’envoyer des chats, de collaborer à des documents partagés, etc. L’objectif est de créer une expérience de travail plus interactive et collaborative pour les travailleurs à distance.

Si cela peut sembler une bonne chose, une première inquiétude est qu’une telle combinaison augmentera le stress d’être exposé à des formes de surveillance algorithmique toujours plus invasives et implacables, déjà expérimentés par les travailleurs à distance, tout en retrouvant une dynamique parfois toxique et oppressive du travail au bureau. Le potentiel d’augmentation des risques psychosociaux ne peut être surestimé, notamment parce que de nouvelles formes de cyberintimidation au travail pourraient être rendues possibles par les technologies constituant le Metaverse.

En outre, si ces « bureaux Metaverse » devaient réellement se démultiplier, le risque de « distanciation contractuelle » pour les travailleurs concernés monterait en flèche. Si les entreprises sont en mesure de disposer de bureaux virtuels qui imitent de manière convaincante les bureaux physiques et, en même temps, d’avoir accès à une main-d’œuvre mondiale de travailleurs à distance potentiels, leur capacité à externaliser le travail de bureau vers des pays où les salaires sont beaucoup plus bas et la protection du travail plus faible – et à se livrer à des erreurs massives de classification du statut d’emploi – augmentera énormément.

Le Metaverse pourrait conduire à accroître ces tendances dans un avenir pas si lointain. Il n’affectera pas seulement le travail déjà effectué à distance. De grandes parties de l’activité du commerce de détail et du service à la clientèle « en personne » pourraient être transférées en ligne si les expériences virtuelles sont suffisamment convaincantes et fluides. Pourquoi quitter son domicile pour se rendre dans un magasin et demander conseil sur un article, si l’on peut parler de manière satisfaisante avec un vendeur, par l’intermédiaire d’un avatar, et acheter l’article en ligne ?

Ensuite, à côté de tous les risques identifiés, la question sera de savoir quelles réglementations en matière d’emploi et de travail s’appliqueront à ces activités professionnelles ? Celles des pays où se trouvent les plateformes – et encore, où se trouvent-elles ? Celles du pays où est basé l’employeur (idem) ? Ou celles des pays où sont basés les travailleurs ? Et comment construire la solidarité et encourager l’action collective parmi une main-d’œuvre dispersée dans le monde entier qui ne peut se « rencontrer » que par le biais de plates-formes propriétaires appartenant à des entreprises ?

En plus de la menace que ces travailleurs soient classés à tort comme indépendants, par le biais d’une variété de stratagèmes juridiques et d’un story-telling astucieux de Big Tech, le paiement en crypto-monnaie – une autre caractéristique attendue du Metaverse – sera probablement utilisé pour brouiller les pistes sur le statut et la protection de l’emploi. L’application quasi inexistante de la protection du travail aux micro-travailleurs rend ces préoccupations urgentes.

Créateurs de contenu

De nombreux professionnels travaillent déjà à façonner le Metaverse. Il s’agit notamment de chercheurs, de spécialistes de la cybersécurité, de développeurs de systèmes et de constructeurs de matériel informatique, mais aussi d’experts en marketing et de développeurs commerciaux. Les créateurs de contenu, qui conçoivent et mettent en place les expériences, les événements, les contenus postés et les biens et services échangés dans le Metaverse, seront essentiels.

Il s’agit d’une question complexe, car de nombreux créateurs de contenu ont été rendus fortement dépendants des plateformes sur lesquelles ils partagent leurs contenus : comment ces contenus sont distribués, comment les algorithmes les classent et les rendent visibles, comment ils sont monétisés et, en fait, quel contenu pourrait entraîner la désactivation de leur compte. Les créateurs de contenu ont rarement leur mot à dire ou leur mot à dire dans ce domaine.

Jusqu’à présent, les tentatives de créer une voix collective pour ces travailleurs – même lorsqu’elles sont soutenues par de grands syndicats comme IG Metall, comme c’est le cas pour les créateurs de YouTube – n’ont pas vraiment abouti. Même lorsque les créateurs ont un contrat de travail, comme c’est parfois le cas dans l’industrie des jeux vidéo, les conditions de travail restent souvent désastreuses, bien que les travailleurs et les syndicats contestent certaines de ces pratiques.

Le Metaverse ouvre certainement de nouvelles perspectives aux créateurs, mais il accroît également les possibilités de les exploiter. Le nombre croissant de personnes qui exerceront de telles activités pour servir le Metaverse justifie une attention beaucoup plus décisive de la part des régulateurs, des syndicats et des pouvoirs publics.

En outre, contrairement au mirage vanté d’un domaine virtuel décentralisé, le Metaverse pourrait entraîner une concentration encore plus intense du pouvoir des firmes. La méfiance envers les anciennes institutions est ici détournée pour déplacer les intérêts des utilisateurs et des investisseurs vers des technologies descendantes, où la rhétorique de la « polycentricité » n’est qu’un écran de fumée. Le cyberanalyste Evgeny Morozov a averti que « les réseaux, une fois exploités par des acteurs privés et sans contrôle public démocratique, pourraient être tout aussi tyranniques et contraignants que les hiérarchies féodales, bien que de manière différente ».

Refuser un nouveau « Far West »

Lorsqu’il s’agit de ces questions et d’autres problèmes de travail déclenchés par le Metaverse, il est vital de tirer les leçons du passé et de ne pas attendre que ces problèmes soient déjà ancrés. La réaction aux défis posés par le travail de plateforme a été beaucoup plus lente que nécessaire : les plateformes de travail numérique ont gagné un temps crucial pendant que tout le monde s’embourbait dans les questions « s’agit-il vraiment de travail » et « cela justifie-t-il et mérite-t-il d’être protégé ». Cette fois, nous pourrions au moins essayer d’éviter cela, en disant que « bien sûr, c’est du travail, et tout travail mérite d’être protégé, peu importe où et comment il est effectué ou comment il est payé ».

Le Metaverse ne doit pas devenir un autre « Far West » de la protection du travail. Il est essentiel d’adapter les nouveaux modèles à la réglementation existante et d’affiner la législation pour qu’elle s’adapte aux nouvelles initiatives. Mais pour cela, il est urgent d’y prêter attention et de mettre en place une planification stratégique.

 

Article publié initialement par la rédaction du site Social Europe  (1er février 2022)

VALERIO DE STEFANO

Valerio De Stefano est professeur de droit à la York University de Toronto (Canada).

ANTONIO ALOISI

Antonio Aloisi est boursier Marie Skłodowska-Curie et assistant professeur de droit du travail comparé à L’école de droit ; Université de Madrid.

NICOLA COUNTOURIS

Nicola Countouris est directeur du département de recherche à l’Institut Syndical Européen et professeur de droit du travail européen à la University College de Londres.

Pourquoi une « science des données des travailleurs » peut résoudre les problèmes de la Gig Economy.

Par Karen Gregory (Université d’Edimbourg)

Les gig workers sont des travailleurs indépendants. De plus en plus souvent, ils demandent à voir les algorithmes qui régissent leur travail. Ce combat est riche d’enseignements pour la création de rapports de travail équitables pour tous.

Dans le monde entier, les collectifs de travailleurs indépendants mènent des campagnes visibles et bruyantes en faveur des droits des travailleurs. Sur de multiples plateformes et dans de nombreux pays, ils se battent pour la reconnaissance officielle de leur activité de travail comme relevant d’un emploi salarié (ce qui leur permettrait d’avoir accès à des avantages tels que les indemnités de maladie, les congés payés, les prestations de retraite et le droit de se syndiquer). Ils font de même pour des normes de sécurité de base, des augmentations de rémunération et des horaires stables, ainsi que pour la fin d’une politique managériale fondé sur le blocage et l’exclusion pur et simple des plateformes. Au cœur de ces campagnes, on trouve une exigence de transparence et l’obligation pour les plateformes d’offrir des indications fiables et significatives sur la façon dont elles collectent et analysent les données extraites de l’activité des travailleurs. Les travailleurs indépendants demandent de leur côté qu’on leur montre les algorithmes qui définissent, gèrent et contrôlent la nature du travail à la demande qu’ils effectuent.

L’intérêt pour les data des travailleurs et les informations contenues dans la « boîte noire de la plateforme » revêt un double enjeu. Tout d’abord, les travailleurs des plateformes savent qu’ils génèrent de grandes quantités de données précieuses. Les plateformes s’engagent dans ce que l’on appelle la « double production de valeur », où tout profit réalisé par l’entreprise grâce à son service est augmenté par l’utilisation et la valeur spéculative des données produites avant, pendant et après la prestation. En exigeant qu’on leur révèle les processus algorithmiques qui façonnent leur expérience professionnelle, les travailleurs demandent à savoir comment leur travail génère de la valeur pour l’entreprise. Il s’agit donc d’une demande de reconnaissance et de rémunération.

Cependant, les recherches menées auprès des gig workers ont montré que l’intérêt qu’ils portent au management algorithmique va plus loin que l’exigence d’une rémunération plus élevée. En l’absence du statut d’emploi, le gig work est une forme de travail indépendant, et les travailleurs devraient bénéficier d’une autonomie, d’une flexibilité et d’une liberté de choix quant au moment et à la manière de travailler, ainsi que des informations claires sur la manière de rester en sécurité pendant le travail et d’atténuer les risques associés au travail indépendant.

Actuellement, les travailleurs indépendants ne bénéficient pas de ces avantages. Au contraire, le travail pour les plateformes contient des risques et imposent aux travailleurs l’obligation de porter la myriade de coûts financiers, physiques et émotionnels liés à leur travail. En réponse à ces risques, les travailleurs affirment que l’accès aux données des plateformes et des explications plus claires sur la façon dont leurs données sont collectées et analysées par la plateforme est indispensable pour pouvoir faire des choix mieux informés sur quand et comment travailler. L’intérêt des travailleurs pour les données des plates-formes est donc fondamentalement motivé par le besoin immédiat de rendre l’activité de travail moins incertaine et insécurisante.

Bien que la réglementation de l’économie des plateformes et des droits du travail solides sont véritablement nécessaires à long terme, les travailleurs indépendants ont clairement indiqué qu’ils avaient également besoin que les informations sur leurs conditions de travail soient plus facilement accessibles. Ils nous montrent que le combat juridique pour des protections du travail est aussi un combat pour les droits des travailleurs en matière d’accès aux données. Pour les travailleurs, les demandes de transparence et de responsabilité algorithmique soulèvent autant de défis que d’opportunités. L’exigence de transparence sur les algorithmes ou d’obtention des data révèlent immédiatement l’asymétrie de pouvoir dans l’économie des plateformes. Les données, telles qu’elles sont conçues aujourd’hui, sont accaparées par la plateforme, qui deviennent les propriétaires de ce trésor précieux. Alors que les plateformes bénéficient des avantages de la collecte et de l’analyse des big data, les lois actuelles sur la protection des données fonctionnent à une plus petite échelle et sont basées sur les droits individuels.

En vertu du GDPR et de la loi britannique de 2018 sur la protection des données (bien que cette dernière soit encore en cours d’examen et de consultation par le gouvernement), les travailleurs individuels ont effectivement le droit d’obtenir leurs données personnelles ainsi qu’une explication sur la façon dont leurs données sont mobilisées dans la prise de décision automatisée. Cependant, si le processus d’obtention des données personnelles est relativement évident pour les individus, l’agrégation et l’analyse complexe intégrant ces données nécessitent des ressources et des compétences spécifiques. Cela soulève forcément des questions sur la maintenance à long terme des données produites par les travailleurs, car l’agrégation des données des travailleurs soulève la question de savoir où ces données doivent être stockées, comment elles seront sécurisées et maintenues, et qui y aura accès en fin de compte. De plus, pour générer une base de données utile et solide sur les travailleurs, ces derniers doivent s’encourager mutuellement à faire des demandes d’accès et à contribuer leurs données à un projet collectif. Ce projet risque d’être onéreux, incomplet et inefficace.

Pourtant, comme l’ont montré les chauffeurs d’Uber à Londres, le GDPR prévoit des droits puissants que les travailleurs peuvent exercer. Avec le soutien de Workers Info Exchange, les chauffeurs Uber de Londres non seulement demandent mais mettent en commun leurs données dans un trust de données appartenant aux travailleurs, ce qui permet à ces derniers de poser leurs propres questions sur les conditions de travail et d’y répondre – des questions qui peuvent être particulièrement précieuses lorsqu’elles portent sur le nombre d’heures travaillées ou lorsqu’on tente de calculer les salaires dans le temps. Avec de telles données, les travailleurs peuvent déterminer s’ils gagnent un salaire minimum. Ces données collectivisées ont également permis aux travailleurs de contester les processus de décision automatisés tels que les exclusions et autres mises au ban, et de tirer la sonnette d’alarme sur les questions de partialité dans le déploiement des technologies de reconnaissance faciale. Jusqu’à présent, la gig economy a fonctionné comme un terrain d’essai non réglementé pour la science des données managériales et logistiques, mais les défis posés par les processus de décision automatisés sont loin d’être limités à la gig economy. Les préjudices liés aux données auxquels sont actuellement confrontés les chauffeurs Uber doivent être considérés comme une menace pour les travailleurs de manière plus générale.

Tandis que les travailleurs de cette économie informelle soulignent la nécessité de droits plus solides en matière de données et attirent l’attention sur les préjudices liés aux données, une série d’outils et d’applications conçus pour offrir un accès au fonctionnement algorithmique des plateformes a également vu le jour. Des applications existantes peuvent être puissamment combinées pour générer ce qui a été appelé une enquête ouvrière digitale  sur les travailleurs numériques. Une conférence récente à l’Université d’Edimbourg, que j’ai organisée, a réuni plusieurs de ces projets pour explorer les possibilités et les défis de ces outils. S’inspirant de prédécesseurs tels que l’extension de navigateur Turkopticon, qui permet aux micro-travailleurs de partager et d’accéder aux évaluations des employeurs qui utilisent la plateforme Amazon Turk, les développeurs ont construit des applications pour veiller sur le temps de travail, qui permettent d’identifier et combattre la retenue voire le vol de rémunération, de suivre les sous-paiements, d’exercer une contrôle sur les paiements, de récolter et d’organiser un portage de données, ou encore d’illustrer et de visualiser les conditions de travail, bref, de construire la solidarité et de s’organiser collectivement. Ces outils soutiennent les travailleurs précaires en offrant des informations mesurables et fondées sur des données concernant les conditions de travail.

Par exemple, We Clock, qui est en accès libre, aide les travailleurs à suivre leur temps de travail et à quantifier leur journée de travail. Cela peut servir à comprendre combien d’heures de travail ne sont pas rémunérées – une préoccupation majeure pour les travailleurs qui sont payés « à la tâche » mais peuvent passer des heures par jour à attendre du travail. Des projets tels que RooParse utilisent les factures PDF que les coursiers Deliveroo reçoivent dans leur courrier électronique pour extraire et agréger les revenus hebdomadaires, ce qui peut aider les travailleurs à comprendre comment leur paie augmente ou diminue au fil du temps. Deliveroo Unwrapped révèle la rémunération horaire et peut montrer que les coursiers gagnent beaucoup moins que le salaire minimum.

Au-delà de ces enquêtes, des projets tels que Contrate Quem Luta (« engagez ceux qui luttent ») permettent aux travailleurs marginalisés de contourner les plates-formes et d’accéder plus directement aux jobs grâce à un chatbot de WhatsApp. Up and Go amène les travailleurs à s’interroger directement sur la propriété de cette technologie et des données qui y sont associées. Dans l’ensemble, tous ces projets lancent des échanges entre travailleurs et peuvent être des mécanismes puissants pour attirer l’attention des médias sur les préoccupations des travailleurs.

Tous ces projets soulèvent également de sérieuses questions sur les meilleures pratiques éthiques et techniques pour construire et maintenir les données des travailleurs ; sur les types de collaborations et de financements nécessaires pour mener cette forme de « science des données des travailleurs » ; et sur la répartition du pouvoir entre les travailleurs, les chercheurs et les organisateurs. Bien que les travailleurs puissent vouloir obtenir et construire un collectif grâce à leurs données, beaucoup d’entre eux n’auront pas les compétences techniques et les ressources financières pour créer réellement un outil ou une application. Cela signifie que les travailleurs auront besoin de collaborateurs fiables qui sont prêts à s’investir dans un projet de maintenance des données. (À cet égard, les universités et les chercheurs devraient jouer un rôle plus important, de même que les syndicats, pour soutenir les projets menés par les travailleurs et aider ces derniers à gérer leurs données et à établir des pratiques éthiques et sécurisées en la matière. Un bon exemple de cela est le Civic AI Lab de Northwestern, sous la direction de Saiph Savage).

Cependant, même les projets qui associent les travailleurs à leur développement, qui sont open source et conçus pour protéger la vie privée, soulèvent des questions quant au fait de s’appuyer sur des solutions technologiques au lieu de s’organiser matériellement, ou de ce que le chercheur Danny Spitzberg a appelé « la solidarité en tant que service ». Ces projets risquent de reproduire l’asymétrie de pouvoir déjà ancrée dans la gig economy, résultat d’une plateforme ou d’un service responsable devant les investisseurs et non devant les travailleurs, comme dans un syndicat ou une coopérative démocratique. Par conséquent, pour certains travailleurs, de nouveaux espaces tels que les observatoires dirigés par les travailleurs sont nécessaires pour que les travailleurs eux-mêmes gardent le contrôle du processus d’enquête et de collecte de données.

Ce qui est en jeu dans le processus de construction avec les données des travailleurs transcende l’utilisation finale d’une application ou d’un outil. Comme l’a proposé James Farrar, les droits sur les données, les projets axés sur les données et les fiducies de données doivent être considérés comme des outils imparfaits que les travailleurs adoptent dans le processus de sensibilisation, de réforme et de réglementation des conditions de travail sur les plateformes. Fondamentalement, ces outils doivent être utilisés au service de l’organisation et du renforcement du pouvoir des travailleurs. Ils ne peuvent toutefois pas remplacer le travail nécessaire à la construction d’une organisation syndicale.

Si les applications et les outils ne peuvent pas fournir une solution technologique rapide, ils peuvent être utilisés pour ajouter des mesures et des preuves aux revendications des travailleurs, et ces projets peuvent être le point de départ de conversations essentielles dans et entre les syndicats. Comme l’a fait remarquer Roz Foyer, secrétaire générale du Scottish Trade Union Congress, les syndicats sont depuis longtemps des institutions axées sur les données, mais s’ils veulent « combattre le feu par le feu » dans l’économie numérique, ils devront s’attaquer aux complexités des données sur les travailleurs par le biais d’une capacité de recherche renouvelée.

Pour Christina Colclough, fondatrice du Why Not Lab, les syndicats devraient renforcer leur capacité à comprendre les « tenants et aboutissants des données et des algorithmes » et développer leurs propres équipes d’analystes de données. Selon Colclough, les syndicats ont un rôle fondamental à jouer dans la protection des droits numériques collectifs des travailleurs. Si les outils d’enquête numérique peuvent offrir de nouvelles masses de données, il est essentiel que ces projets contribuent à renforcer l’action syndicale, plutôt que de fracturer ou de privatiser les intérêts des travailleurs. Tout changement à long terme qui pourrait être rendu possible grâce à ces outils ne pourra se faire qu’en associant les syndicats à des mobilisations politiques plus larges sur la gouvernance des données.

Les syndicats devront faire le travail de connexion entre les défis auxquels les travailleurs sont actuellement confrontés, l’avenir du travail, et le rôle central que les données et les droits sur les données joueront. Certains syndicats, comme Prospect, consacrent des ressources à ce domaine et s’engagent dans ce que Lina Dencik appelle le « syndicalisme de la justice des données », une forme de syndicalisme de la justice sociale qui s’engage avec les technologies centrées sur les données comme fermement situées dans un agenda des droits des travailleurs. Si les applications et outils d’enquête sur les travailleurs ne peuvent pas immédiatement donner naissance à un programme de justice des données, ils offrent des études de cas tangibles capables de rassembler les travailleurs, les organisateurs, les syndicats et les chercheurs pour développer le domaine de la science des données des travailleurs. Ce champ de bataille déterminera l’avenir du travail.

Karen Gregory est chercheure à la School of Social and Political Science de l’université d’Edimbourg. Elle est sociologue du numérique

mail <K.Gregory@ed.ac.uk> 

Publié par  WIRED 7/12/2021. https://www.wired.com/story/labor-organizing-unions-worker-algorithms/

Juan Sebastian Carbonell « Les emplois ouvriers ne disparaissent pas, ils se transforment »

Selon le sociologue, la fin du salariat et le remplacement des travailleurs par les machines sont des mythes. Ce qui est en jeu, avec la révolution numérique, c’est la qualité du travail. Juan Sebastian Carbonell est chercheur en sociologie du travail à l’ENS Paris-Saclay, où il participe à un projet du Groupe d’études et de recherche permanent sur l’industrie et les salariés de l’automobile (Gerpisa), réseau international et interdisciplinaire de recherche sur l’industrie automobile, constitué au début des années 1990 à l’initiative de l’économiste Robert Boyer, du sociologue Michel Freyssenet et de l’historien Patrick Fridenson. Sa thèse, réalisée entre 2012 et 2018 sous la direction de Stéphane Beaud et Henri Eckert, portait sur les « accords de compétitivité » signés entre patrons et syndicats du secteur automobile à la suite de la crise de 2008, portant sur l’organisation du travail, les rémunérations et le maintien de l’emploi. Il vient de publier un essai, Le Futur du travail (Ed. Amsterdam, 192 pages, 12 euros).
Propos recueillis par Antoine Reverchon (Le Monde). 
Comment passe-t-on d’une thèse de sociologie à un essai aussi ambitieux, où vous décrivez les évolutions contemporaines du travail, et proposez les moyens de remédier à ses travers ?
Ce que j’ai pu observer au cours de mes enquêtes dans le monde du travail, ce que me disaient les ouvriers, les syndicalistes, les manageurs, les directeurs d’usine, mais aussi ce que dit la recherche en sociologie ne correspondait pas à ce que je pouvais lire par ailleurs dans les médias, dans le débat public, ou dans de nombreux essais qui ont eu un grand retentissement, comme La Fin du travail de Jeremy Rifkin (La Découverte, 1995), ou Le Deuxième Age de la machine d’Andrew McAfee et Erik Brynjolfsson (Odile Jacob, 2014). J’ai donc voulu diffuser auprès du grand public les résultats de la recherche scientifique sur le sujet, qui sont loin de confirmer la fin du salariat ou le remplacement technologique. Enfin, si la pandémie a en effet révélé les transformations du travail, ce n’est pas, comme on le répète à satiété, dans le sens d’une plus grande autonomie conquise grâce au travail à distance. Je crains au contraire que le futur du travail, loin du « monde d’après » fantasmé que l’on nous promet, ne ressemble étrangement au travail du « monde d’avant …
Il est pourtant difficile de nier que le déploiement des technologies numériques ait un effet sur le travail…
Bien sûr, mais cet effet est complexe et contradictoire. Je distingue dans mon livre quatre conséquences de ce déploiement. La première est effectivement le «remplacement» du travailleur par une machine ou un algorithme qui reproduit sa tâche et se substitue donc à son poste de travail. Mais les trois autres conséquences sont tout aussi importantes. La deuxième est la redistribution du travail, lorsque l’introduction de la technologie permet d’affecter le travailleur remplacé à d’autres tâches. Cela peut aller dans le sens d’une déqualification « il faut que n’importe qui puisse faire n’importe quoi », comme le dit un technicien d’usine interrogé mais aussi d’une requalification, lorsque le travailleur remplacé est formé à l’utilisation de la technologie par exemple, dans les usines, les postes de « conducteur d’installation industrielle » -, ou que des postes sont créés dans les industries technologiques elles-mêmes. La troisième est l’intensification du travail : la technologie ne permet pas toujours, comme on pourrait le croire, une simplification des tâches, mais au contraire les complexifie et les accélère. La quatrième est l’accroissement du contrôle managérial sur le processus de travail, que les technologies rendent plus transparent, plus mesurable et donc plus facilement soumis à la surveillance hiérarchique.
Finalement, à l’échelle macroéconomique, les technologies détruisent-elles plus d’emplois qu’elles n’en transforment ou en créent ?
On peut le mesurer au niveau de chaque entreprise, ou plutôt de chaque établissement. Mais la réponse sera différente en fonction du secteur d’activité. Automatiser une activité de série, comme l’automobile, où il est possible de remplacer les tâches répétitives des humains par celles effectuées grâce à des machines, n’a pas les mêmes conséquences sur l’emploi que dans une industrie de flux, comme le raffinage ou la chimie, où l’automatisation n’enlève rien à la nécessité d’effectuer des tâches complexes nécessitant de nouvelles compétences. La fameuse diminution du nombre d’emplois industriels en France n’est pas uniquement due à l’automatisation, mais aussi à la désindustrialisation et aux choix managériaux des directions d’entreprise en faveur du lean management, c’est-à-dire la réduction systématique du nombre de postes à production égale, ou encore aux restructurations et aux délocalisations. Les 200 000 emplois de l’industrie automobile française, sur les 400 000 qui existaient il y a dix ans, n’ont pas disparu : ils existent toujours, mais en Roumanie, au Maroc ou en Slovaquie. On se désole de l’effondrement des effectifs ouvriers dans l’automobile, mais pourquoi n’y comptabilise-t-on pas les ouvriers des usines de batterie, qui ne sont pas répertoriés dans le même secteur par la statistique ? Bref, les emplois ouvriers ne disparaissent pas, ils se transforment. Malheureusement, pas forcément en bien. La polarisation du débat sur la quantité d’emplois nous fait oublier de considérer la question de leur qualité.
Vous faites allusion à la précarisation croissante, à l’ubérisation, qui rogne peu à peu le statut du salariat ?
C’est ici que l’observation du travail réel donne sans doute le résultat le plus contre-intuitif, car tout le monde peut connaître ou observer cette montée du précariat. Or, les chiffres ne confirment pas du tout cette impression de fin du salariat, ou de remplacement du statut de salarié par l’emploi précaire. Entre 2007 et 2017, malgré dix ans de crise économique, la part de l’emploi en contrat à durée indéterminée dans l’emploi total est restée à peu près stable en France, passant de 86,4 % à 84,6 %. Il n’y a pas eu d’explosion de la précarité. De même, la durée moyenne de l’ancienneté dans l’entreprise, malgré les plans sociaux, les restructurations, les licenciements, est restée à peu près la même. Elle a même augmenté durant les périodes de crise, pour une raison bien simple : on ne cherche pas un autre emploi quand la conjoncture est mauvaise. Et c’est exactement l’inverse quand elle s’améliore : ce qu’on présente aujourd’hui comme le phénomène inédit de la « grande démission » est simplement le signe que la conjoncture s’améliore, permettant comme à chaque fois dans une telle période une plus grande mobilité sur le marché de l’emploi.
Mais cela ne veut bien sûr pas dire que la précarité n’existe pas ! Seulement, elle est extrêmement concentrée sur des catégories précises : les jeunes, les femmes, les immigrés, dont la durée d’accès à l’emploi stable s’est considérablement allongée. Ce sont eux les précaires, pas l’ensemble des travailleurs.
Le véritable problème du salariat n’est pas la précarisation, mais les transformations du salariat lui-même, attaqué en son coeur pour tous les travailleurs. Ce que l’on observe aujourd’hui dans la réalité du travail, c’est l’accroissement des horaires flexibles et atypiques (la nuit, le week-end), la multiplication des heures supplémentaires, et la stagnation voire le recul des rémunérations, avec l’accroissement de la part variable liée aux résultats de l’entreprise ou du travailleur lui-même. En cela, oui, la situation des salariés s’est détériorée.
Ces mutations ne s’incarnent-elles pas dans la situation de ce qu’on appelle les « nouveaux prolétaires du numérique », qui travaillent pour les GAFA et les plates-formes comme Uber, Deliveroo, etc. ?
Il faut relativiser ce qui serait une « radicale nouveauté » du travail de ces personnes. Tout d’abord, elles ne sont pas si nombreuses : les plates-formes n’emploieraient en France, selon l’OCDE, que 1 % à 6 % de la population active la fourchette est large car une même personne pouvant travailler pour plusieurs d’entre elles, il y a un nombre indéterminé de doubles comptes. Et surtout, leur modèle économique est extrêmement fragile, car il repose essentiellement sur la docilité de ces travailleurs; or leurs luttes pour de meilleures rémunérations et conditions de travail, ou la simple application du droit, sont de plus en plus fréquentes. Car ces travailleurs ne sont finalement pas si éloignés du salarié classique. Le numérique a en fait créé de très nombreux emplois d’ouvriers dans la logistique. Les entrepôts sont la continuation des usines du XXe siècle en matière d’organisation et de nature des tâches effectuées. Il s’agit de vastes concentrations de travailleurs manuels en un lieu unique; mais au lieu de fabriquer des objets, ils les déplacent. Le secteur de la logistique emploie aujourd’hui en France 800 000 ouvriers (hors camionneurs), à comparer aux 190 000 salariés de l’automobile.
Mais s’agit-il pour autant d’une nouvelle « classe ouvrière », partageant une culture, une identité commune ?
La notion de classe ne se résume pas en effet à l’affectation à un type de travail donné. Mais l’historien britannique Edward Palmer Thompson [1924-1993] a montré que ce n’est pas l’appartenance de classe qui produit une culture, des luttes sociales et une « conscience de classe », mais les luttes qui produisent cette culture et cette conscience. Il y a donc une continuité manifeste entre le capitalisme « à l’ancienne » et la prétendue « nouvelle économie » du numérique : les salariés des entrepôts d’Amazon, les « partenaires » d’Uber ou de Deliveroo, et même les micro-travailleurs d’Amazon Mechanical Turk, de Facebook ou de Google, payés quelques centimes par clic et dispersés partout dans le monde, luttent aujourd’hui pour améliorer leur rémunération et leurs conditions de travail, comme le faisaient les ouvriers de l’automobile au XXe siècle. Même s’ils ne sont pas en CDI.
Dans votre livre, vous critiquez les propositions visant précisément à améliorer, face aux employeurs, la position des travailleurs précaires comme le revenu de base ou celle des salariés en général comme la cogestion. Pourquoi ?
Le revenu universel est selon moi une « solution » individualiste, qui fait passer le travailleur de la dépendance de l’employeur à celle de l’Etat. Il affaiblirait la capacité de lutte collective, qui seule permet d’obtenir de meilleures rémunérations et conditions de travail. C’est le collectif de travail qui a le potentiel politique subversif capable d’imposer un rapport de force dans la relation de subordination qu’est, de toute manière, le salariat. Quant à la cogestion, elle couronnerait le type de lutte que les syndicats ou la social-démocratie ont menée au siècle dernier, mais cela ne donnerait pas d’aussi bons résultats que par le passé dans le monde actuel.
Aujourd’hui, il s’agit d’émanciper les travailleurs du travail tel qu’il leur est imposé, et je soutiens pour cela une proposition positive, qui pourrait fédérer le mouvement social : la réduction pour tous du temps de travail à 32 heures. Il faut libérer la ie du travail, augmenter le temps dérobé à l’emprise des employeurs.
Le Futur du travail de Juan Sebastian Carbonell Ed. Amsterdam, 192 pages, 12 euros.
(entretien publié dans Le Monde, mercredi 23 mars 2022, p.30)

Voyager dans le metaverse. A propos des résurrections de Matrix

Par Jason Read

Matrix est un film sur le travail. Bien avant que Neo ne s’échappe de la matrice, il doit se libérer d’un espace d’enfermement beaucoup plus banal : la cabine de bureau. Matrix fait partie de cette étrange série de films sortis fin des années 1990 qui traitaient de l’enfermement dans et par le travail ; une liste qui comprend Office Space, Fight Club et American Beauty (ainsi que Being John Malkovich). L’année 1999 était très étrange, en plein milieu de la bulle Internet et de la troisième voie de Bill Clinton ; une année qui, en apparence, était radieuse pour le capitalisme. En même temps, les fictions cinématographiques racontaient une histoire différente, une histoire dans laquelle le travail et le bureau accaparent la vitalité des gens. Une idée que Matrix a rendu littérale dans son futur dystopique de pods aspirant l’énergie avec les cubicles 2199.

Dans Matrix, nous voyons deux échappées différentes hors de ce monde. La première, dans les premières scènes du film, est offerte par Internet, par le monde du piratage. Thomas Anderson/Neo (Keanu Reeves) est un employé de bureau le jour et un hacker la nuit. Il mène deux vies différentes, chacune avec un avenir différent. La première est celle d’un désespoir tranquille, qui l’amène à se poser la question de la nature de la vie et du contrôle, ou, comme le dit le film, «Qu’est-ce que la matrice ? ». L’autre est celui qui le fait sortir de chez lui et l’amène finalement à entrer en contact avec la réponse à cette question, à comprendre ce qu’est la matrice. Comme on l’a souvent noté, la matrice elle-même peut se comprendre comme une sorte d’allégorie d’Internet, ou du moins de l’Internet à ses débuts. D’une part, il y a la capacité d’invention et de réinvention de soi, illustrée par la collection de styles et de modes variés que les « moi numériques » portent dans la Matrice comme les costumes trois pièces, les trenchs et les lunettes de soleil défiant la gravité, associée à l’idéal de la diffusion et même de la démocratisation de la connaissance par la numérisation. C’est un monde dans lequel n’importe qui peut tout savoir en appuyant sur un bouton, y compris le Kung-Fu. D’autre part, il y a l’omniprésence de la surveillance et du contrôle, les agents sont partout et tout est surveillé.

Le succès de Matrix n’était pas seulement dû à sa capacité à capturer la frustration du monde du bureau, mais aussi parce qu’il a su créer un imaginaire composé de nouveaux espaces d’évasion et de contrôle qui ont été créés à partir de tant de bureaux, sur tant d’écrans d’ordinateur pour devenir enfin l’espace du monde virtuel. L’Internet était à bien des égards motivé par une ligne de fuite, une tentative d’échapper à la cabine de bureau, même si ces lignes de fuite se terminaient avec des gens attachés à des ordinateurs portables, essayant de trouver de nouvelles façons de perturber les industries afin de survivre.

Lorsque Matrix Resurrections (2021) s’ouvre, ces deux identités, ces deux vies, celle d’un employé de bureau le jour et celle d’un hacker la nuit, ont été fusionnées en une seule. Nous rencontrons Thomas Anderson, concepteur de jeux vidéo à succès. Il a conçu trois jeux Matrix à succès. Il ne travaille plus dans une cabine mais dans un bureau type open space aussi ouvert et aussi « amusant » qu’on pourrait le penser. Avec un café et des stimulations, qui fonctionne comme son extension nécessaire. Les ordinateurs ne sont plus des machines grises et ennuyeuses le jour et des lieux d’évasion illicites la nuit, mais les deux à la fois. La frustration et l’ennui ne conduisent plus à la recherche des véritables sources de contrôle de la société, mais à l’évasion. Comme l’a avoué l’un des collègues de Thomas, il a failli gâcher ses études au collège en passant tout son temps dans la Matrice. L’évasion n’est plus ce qu’elle était, tout comme le contrôle…

On parle beaucoup de la méta-nature du quatrième film de la série Matrix. Elle commence avec des figures de Warner Brothers qui demandent une suite à Matrix. Ce qui nous rappelle que même les films qui encadrent nos fantasmes d’évasion, qui font exploser les boîtes dans lesquels nous travaillons, ne sont réalisés qu’à condition de faire du profit. Nombreux sont ceux qui ont interprété ces scènes comme l’expression par Lana Wachowski de ses réticences à revenir dans sa franchise à succès. Ces interventions fonctionnent également comme une sorte de théorie du blockbuster lui-même, ou du moins d’une époque antérieure du blockbuster. Comme le dit un personnage lors de la réunion de présentation, « nous devons penser au bullet time (le temps de la balle, NDLT) », en référence à l’effet spécial du premier film qui ralentissait le temps pour que nous puissions voir les personnages éviter les balles tirées à bout portant.

L’histoire des blockbusters, et en particulier des films de science-fiction, est rarement celle où les images de l’avenir de la science-fiction sont rendues possibles par des innovations technologiques existant réellement hors de l’écran. Pensez à Terminator 2 et au métal liquide du T-1000, à Jurassic Park et aux dinosaures CGI, à Matrix et au bullet time comme nouvelle représentation de l’action. Autrefois, un nouveau film avait besoin d’un nouveau gadget pour devenir un succès, quelque chose qui poussait les gens vers le spectacle. Les film de super-héros contemporain, ou, pour être plus précis, les films de propriété intellectuelle si l’on y inclut Star Wars, semblent avoir rompu ce lien. Ils utilisent toujours les mêmes images de synthèse et poussent les gens à se rendre au cinéma pour voir le prochain épisode, non pas en raison des effets spéciaux mais pour voir enfin tel ou tel personnage revenir ou apparaître pour la première fois. D’où l’importance de la scène « post-crédit » qui prend le public à témoin.

Cette théorie du blockbuster et de son évolution n’est pas une parenthèse, mais nous ramène à la nature même du film, à la façon dont il théorise le contrôle et à la façon dont il le met en œuvre. Les Résurrections de Matrix est en quelque sorte un blockbuster sensible, conscient des contraintes auxquelles il est confronté et des possibilités qu’il ouvre. La réplique sur le bullet time est un aspect de sa conscience de soi et de ses limites. Il n’y a pas de nouvel effet qui fasse du film un écart marqué par rapport aux trois originaux, pas qualitativement différent. Le bullet time réapparaît, mais au lieu de ralentir l’image jusqu’à ce que l’on puisse voir l’acte imperceptible d’esquiver les balles, il se prolonge pour permettre le monologue du méchant. Pour faire référence à David Graeber, selon qui l’imaginaire de science-fiction est déconnecté de l’avancement technologique qui tend plutôt à ralentir, il fut un temps où la seule ligne droite du progrès technologique se trouvait dans les effets spéciaux. Nous n’étions pas plus près d’explorer le système solaire ou de construire des robots majordomes, mais les rendus des vaisseaux spatiaux et des robots à l’écran s’amélioraient d’année en année. Peut-être existe-t-il aussi un ralentissement dans le rythme des effets spéciaux. Le manque d’innovation technique derrière l’écran s’accompagne d’une tentative peu enthousiaste de traiter des changements technologiques intervenus depuis la sortie du film. Il n’y a quelques scènes sur le fait qu’on n’a plus besoin de téléphones fixes comme interface entre la matrice et le monde réel.

La matrice du dernier film est à la fois plus définie dans l’espace, en apparaissant comme une ville spécifique, San Francisco, plutôt qu’un lieu quelconque et déconnecté, puisqu’il était possible d’entrer à Paris et d’ouvrir une porte sur un train à grande vitesse au Japon. Le seul point où le film semble refléter le changement de l’Internet moderne est que les agents du film précédent, ces figures de contrôle rapides et mortels qui pouvaient apparaître n’importe où, sont remplacés par des « bots » qui peuvent apparaître partout et en grand nombre. Les essaims d’hostilité programmée semblent être tout aussi importants pour comprendre l’Internet moderne des médias sociaux que le contrôle disséminé l’était dans sa version précédente.

Le film original et sa dernière itération contiennent tous deux ce que l’on pourrait appeler des thèses sur la nature du contrôle. La première est proposée par l’agent Smith qui offre ce qui suit comme explication de la Matrice :

« Saviez-vous que la première Matrice était conçue pour être un monde humain parfait ? Où personne ne souffrirait, où tout le monde serait heureux. Ce fut un désastre. Personne ne voulait accepter le programme. Des récoltes entières ont été perdues. Certains pensaient que nous n’avions pas le langage de programmation pour décrire votre monde parfait. Mais je crois que, en tant qu’espèce, les êtres humains définissent leur réalité par la souffrance et la misère. »

On revient à nouveau sur cette idée que les êtres humains sont contrôlés non pas par un idéal, par une version idéalisée du monde, mais par les désirs et les peurs, l’espoir et le désespoir. Comme le déclare l’analyste dans le dernier film. « Tout est question de fiction. Le seul monde qui compte, c’est celui d’ici (en désignant sa tête), et vous, vous croyez les trucs les plus fous. Pourquoi ? Qu’est-ce qui valide et rend réelles vos fictions ? Les sentiments… ». Ce à quoi il ajoute plus tard : « Les sentiments sont plus faciles à contrôler que les faits. ». Cette déclaration pourrait être comprise comme une thèse sur les changements qu’a connus Internet depuis le premier film, passant d’un conflit pour le contrôle de la connaissance et de l’information, ou à tout le moins de la propriété intellectuelle (Napster et Matrix sont sortis la même année) à l’Internet des médias sociaux, moins motivé par des conflits de contrôle de l’information que par le contrôle par la colère, l’espoir et le désespoir. C’est une déclaration intéressante sur l’nternet, mais il est difficile de la voir fonctionner dans le film.

Il y a quelques aspects intéressants à propos du contrôle émotionnel à travers la critique de la thérapie et des médicaments psychiatriques comme régime de contrôle et, plus précisément, dans le cas de Trinity, de la famille comme forme de contrôle émotionnel. Le film ne va pas vraiment jusqu’au bout de cette critique, il ne nous offre pas vraiment une cartographie des forces de contrôle émotionnel ou affectif qui dominent la vie moderne. La raison en est donnée dans la scène post-crédit, qui vise moins à préparer la prochaine suite qu’à expliquer la disparition du film lui-même. Les sentiments n’ont plus besoin de structure narrative lorsqu’une vidéo de chat ou un mème rapide peut faire l’affaire.

A l’évidence, Matrix Resurrections n’a pas connu le même succès commercial que ses prédécesseurs. Pour ma part, j’étais content de pouvoir le regarder chez moi, mais une semaine avant sa sortie, des millions de personnes sont retournés dans les cinémas pour voir le dernier Spider-Man. Pour applaudir avec d’autres personnes. Peut-être, et cela dépasse le cadre de cet article, que les films de super-héros doivent être compris en termes de leur propre économie affective, de leur combinaison d’espoir et de peur, ou, plus précisément, de la nostalgie en tant qu’émotion.

Jason Read est philosophe, spécialiste de Marx, Spinoza et Deleuze et enseigne à l’université de Maine du Sud à Portland (États-Unis). Depuis 2006, il tient un blog intitulé Unemployed Negativity

 

Le culte de la performance est un néo-stakhanovisme.

Comment un mineur soviétique des années 1930 a contribué à créer le culte contemporain du travail et de l’entreprise. Par Bogdan Costea (Professeur en études du management, Université de Lancaster) et Peter Watt (Maître de conférence en études du management et des organisations, Université de Lancaster).

Une nuit d’été du mois d’août 1935, un jeune mineur soviétique du nom d’Alexei Stakhanov réussissait à extraire 102 tonnes de charbon en une seule journée de travail. C’était tout simplement extraordinaire d’autant que suivant les objectifs de la planification soviétique, la moyenne pour une  équipe était de sept tonnes…

Alexei Stakhanov a pulvérisé cet objectif par une augmentation stupéfiante de 1 400 %. Mais la simple quantité extraite ne résumait pas toute l’histoire car c’est bien la réussite individuelle de Stakhanov qui est devenue l’aspect le plus significatif de cet épisode. Depuis lors, l’ethos du travail qu’il incarnait à cette époque n’a cessé d’être recyclé par le management d’entreprise.

Dans les années 1930, les efforts personnels de Stakhanov, son engagement, son potentiel et sa passion ont conduit à l’émergence d’une nouvelle figure idéale dans l’imaginaire communiste de Staline. Après avoir fait la couverture du magazine Time en 1935 en tant que figure de proue d’un nouveau mouvement ouvrier consacré à l’augmentation de la production, Stakhanov est devenu l’icône soviétique vivante d’un nouveau type humain et le début d’un courant social et politique connu sous le nom de « stakhanovisme ».

Ce courant est toujours d’actualité sur les lieux de travail d’aujourd’hui – que sont les ressources humaines, après tout ? En regardant de près, on peut observer que le langage managérial est truffé par une rhétorique identique à celle utilisée dans les années 1930 par le Parti Communiste d’URSS. On pourrait même dire que l’enthousiasme stakhanoviste est encore plus intense aujourd’hui qu’il ne l’était en URSS. Il prospère dans le jargon de la gestion des ressources humaines (GRH), avec ses appels constants à exprimer la passion, la créativité individuelle, l’innovation et les talents et cela à tous les niveaux des structures de management.

Mais ce discours sacralisant la prestation de travail a un prix. Pendant plus de vingt ans, nos recherches ont suivi l’évolution des systèmes de management, de GRH, d’employabilité et de gestion des performances, jusqu’aux imaginaires culturels qu’elles suscitent[1]. Nous avons montré comment ces systèmes laissent aux salariés le sentiment permanent de ne jamais atteindre l’excellence et nourrissent une inquiétude permanente que quelqu’un d’autre (probablement juste à côté de nous) est toujours certainement plus performant.

À partir du milieu des années 1990, nous avons observé dans nos enquêtes l’émergence d’un nouveau langage de gestion des ressources humaines; un langage qui nous incite constamment à considérer le travail comme un lieu où nous devrions découvrir « qui nous sommes vraiment » pour exprimer ce « potentiel unique » qui pourrait nous rendre infiniment « ingénieux » et plein de vitalité.

La vitesse à laquelle ce langage s’est développé et répandu est remarquable. Mais ce qui est encore plus remarquable, c’est la manière dont il est aujourd’hui parlé de manière récurrente dans toutes les sphères sociales. Ce langage est celui du sentiment moderne de soi et il ne peut donc manquer d’être efficace. L’accent mis sur le « soi » confère au management un pouvoir symbolique et culturel sans précédent. Il conduit à intensifier le travail de manière telle qu’il est presque impossible d’y résister. En effet, qui ose encore refuser l’invitation à développer et à exprimer son potentiel ou ses talents présumés ?

Stakhanov a été une sorte de tête d’affiche précoce pour des refrains tels que : « potentiel », « talent », « créativité », « innovation », « passion et engagement », « apprentissage continu » et « croissance personnelle ». Ils sont tous devenus les attributs que les systèmes de GRH saluent comme les qualités des « ressources humaines » idéales. Aujourd’hui, ces idées sont tellement ancrées dans la psyché collective que beaucoup de gens pensent que ce sont des qualités qu’ils attendent d’eux-mêmes, au travail comme dans les interactions sociales en général.

Le travailleur super-héros

Alors, pourquoi le spectre de ce mineur oublié depuis longtemps hante-t-il secrètement notre imaginaire ? Dans les années 1930, les mineurs étaient couchés sur le côté et utilisaient des pioches pour travailler le charbon, qui était ensuite chargé sur des chariots et tiré hors du puits par des poneys. Stakhanov a apporté quelques innovations, mais c’est d’abord l’adoption du marteau-piqueur qui a contribué à sa productivité. Dans les années 1930, cet outil est encore une nouveauté et nécessite une formation spécialisée car il est extrêmement lourd, pesant plus de 15 kg.

Dès que le Parti Communiste avait pris conscience du potentiel de l’exploit de Stakhanov, le stakhanovisme s’est rapidement développé. À l’automne 1935, des équivalents de Stakhanov ont subitement fait apparition dans tous les secteurs de la production industrielle. De la construction de machines aux aciéries, en passant par les usines de textiles et la production de lait, partout des individus battaient les records de productivité et accédaient au statut de l’élite stakhanoviste. Tous étaient stimulés par le fait que le Parti Communiste avait adopté Stakhanov comme symbole principal d’un nouveau plan économique. Le parti voulait créer une élite représentant les qualités humaines d’un travailleur super-héros.

Ces travailleurs ont commencé à bénéficier de privilèges spéciaux (des salaires élevés aux nouveaux logements, en passant par des possibilités d’éducation pour eux-mêmes et leurs enfants). C’est ainsi que les stakhanovistes sont devenus des personnages centraux de la propagande soviétique. Ils montraient au monde ce que l’URSS pouvait réaliser lorsque la technologie était maîtrisée par un nouveau type de travailleur engagé, passionné, talentueux et créatif. Ce nouveau travailleur promettait d’être la force qui propulserait l’Union soviétique devant ses adversaires capitalistes occidentaux.

La propagande soviétique a sauté sur l’occasion. Une narration a vu le jour, préfigurant l’avenir du travail productiviste en URSS. Stakhanov avait cessé d’être une personne pour devenir une icône vivante d’un système d’idées et de valeurs, décrivant un nouveau mode de pensée et de sentiment à l’égard du travail.

Il s’avère qu’une telle histoire était grandement nécessaire. L’économie soviétique n’était pas performante. Malgré des investissements gigantesques dans l’industrialisation au cours du  premier plan quinquennal (1928-1932), la productivité était loin d’être satisfaisante. A cette époque, l’URSS n’avait pas encore réussi à surmonter son retard technologique et économique, et encore moins à dépasser les États-Unis et l’Europe capitaliste.

Le personnel décide de tout

Les plans quinquennaux étaient des programmes systématiques d’allocation des ressources, de quotas de production et de taux de travail pour tous les secteurs de l’économie. Le premier visait à injecter les dernières technologies dans des domaines clés, notamment la construction de machines industrielles. Son slogan officiel du Parti Communiste était « La technologie décide de tout ». Mais cette poussée technologique ne parvenait pas à augmenter la production et le niveau de vie et les salaires réels étaient plus bas en 1932 qu’en 1928.

Le deuxième plan quinquennal (1933-1937) allait avoir un nouvel objectif : « Le personnel décide de tout ». Mais pas n’importe quel personnel. C’est ainsi que Stakhanov a cessé d’être une personne pour devenir un idéal type, un ingrédient nécessaire à la recette de ce nouveau plan.

Le 4 mai 1935, Staline avait déjà prononcé un discours intitulé « Les cadres [le personnel] décident de tout ». Le nouveau plan avait donc besoin de figures comme Stakhanov. Une fois qu’il a montré que c’était possible, en quelques semaines, des milliers de « batteurs de records » ont été autorisés à relever le défi dans tous les secteurs de la production. Ceci s’est produit malgré les réserves des directeurs et des ingénieurs qui savaient que les machines, les outils et les personnes ne pouvaient résister à de telles pressions que pendant un certain lapse de temps.

Quoi qu’il en soit, la propagande du parti devait permettre à une nouvelle sorte d’élite ouvrière de se développer de manière apparemment spontanée – de simples ouvriers, venus de nulle part, mus par leur refus d’admettre des quotas dictés par les ingénieurs et les limites techniques. En fait, ils allaient montrer au monde que c’était le refus même de ces limites qui constituait l’essence de l’engagement personnel dans le travail : battre tous les records, n’accepter aucune limite, montrer comment chaque personne et chaque machine est toujours capable d’en faire « plus »…

Le 17 novembre 1935, Staline fournit une explication définitive du stakhanovisme. En clôturant la première conférence des stakhanovistes de l’industrie et des transports de l’Union soviétique, il définit l’essence du stakhanovisme comme un saut de « conscience » et on comme une simple question technique ou institutionnelle. Bien au contraire, le mouvement exigeait un nouveau type de travailleur, avec un nouveau type d’âme et de volonté, animé par le principe du progrès illimité. Staline a dit :

« Ce sont des gens nouveaux, des gens d’un type spécial… le mouvement Stakhanov est un mouvement d’hommes et de femmes travailleurs qui se fixe pour objectif de dépasser les normes techniques actuelles, de dépasser les capacités toujours sous-estimées, de dépasser les plans de production existants. Les surpasser – parce que ces normes étaient déjà devenues désuètes pour notre époque, pour notre nouveau peuple. »

Dans la propagande qui a suivi, Stakhanov est devenu un symbole chargé de significations. Un héros ancestral, puissant, brut que rien ni personne pouvait arrêter. Mais aussi un esprit moderne, rationnel et progressiste, capable de libérer les pouvoirs cachés et inexploités de la technologie et de prendre le contrôle de ses possibilités illimitées. Il était présenté comme une figure prométhéenne, à la tête d’une élite de travailleurs dont les nerfs et les muscles, l’esprit et l’âme, étaient en parfaite harmonie avec les systèmes de production technologique. Le stakhanovisme était la vision d’une nouvelle humanité.

Les possibilités sont infinies

Le statut de célébrité des stakhanovistes offre d’énormes opportunités idéologiques. Il a permis l’augmentation des quotas de production. Mais cette hausse devait rester modérée, sinon les stakhanovistes ne pouvaient pas se maintenir en tant qu’élite. Et, en tant qu’élite, les stakhanovistes eux-mêmes devaient être soumis à une limite : combien de virtuoses du travail de haute performance pouvaient réellement être reconnus sans rendre leur excellence hors de portée ? Les quotas ont donc été élaborés d’une manière que nous pourrions reconnaître aujourd’hui : par une de distribution forcée , qu’on pourrait aussi qualifier de classement par rang en fonction de la prestation de travail.

Après tout, combien de personnes très performantes peut-on retrouver à un moment donné dans une entreprise ? Selon l’ancien PDG de General Electric, Jack Welch, leur proportion ne dépassera jamais les 20 %, ce qui correspond à peu de choses près aux normes de la fonction publique britannique, du moins jusqu’en 2019. En 2013, Welch a affirmé que ce système était « pondéré et humain », qu’il s’agissait de « construire de grandes équipes et de grandes entreprises par la cohérence, la transparence et la franchise », en opposition aux « complots, secrets ou purges d’entreprise ». L’argument de Welch était loin d’être parfait. Tout système de distribution forcé conduit inéluctablement à l’exclusion et à la marginalisation de ceux qui se situent dans les catégories inférieures. Loin d’être humain, ce système de classement restera toujours, par nature, menaçant et impitoyable.

L’élitisme et le culte de l’excellence sont le stakhanovisme d’aujourd’hui, en témoigne leur focalisation sur les performances des salariés et leur préoccupation constante pour les individus « performants ».

On oublie souvent que le stalinisme lui-même était centré sur un idéal de l’âme et de la volonté individuelles : qu’est-ce que le « je » ne serait pas capable de faire ? Rien, et Stakhanov correspondait parfaitement à cet idéal. La culture d’entreprise et le culte sacré du travail de haute performance ne fait que bégayer l’idée que « les possibilités sont infinies ».

Telle était la logique du mouvement stakhanoviste dans les années 1930. Mais c’est aussi la logique des cultures d’entreprise contemporaines, dont les messages sont désormais partout. Les promesses suivant lesquelles « les possibilités sont infinies », le potentiel est « sans limites » et vous pouvez façonner l’avenir que vous voulez, se retrouvent désormais dans les messages « inspirants » sur les médias sociaux, dans les discours des cabinets de conseil en gestion et dans presque toutes les offres d’emploi pour les diplômés. Une société de conseil en management s’appelle même Infinite Possibilities

Ces mêmes phrases figuraient sur un sous-verre apparemment anodin utilisé par Deloitte au début des années 2000 pour son programme de gestion des diplômés. D’un côté, on pouvait lire : « Les possibilités sont infinies !». De l’autre côté, il invitait le lecteur à prendre le contrôle de son destin : « C’est votre avenir. Jusqu’où le mènerez-vous ? »

Aussi insignifiants que ces objets puissent paraître, un archéologue perspicace du futur dirait de ces messages qu’ils sont porteurs d’une pensée des plus funestes, animant les salariés d’aujourd’hui autant qu’elle animait les stakhanovistes.

Mais s’agit-il de propositions sérieuses, ou simplement de tropismes ironiques ? Depuis les années 1980, le vocabulaire du management s’est enrichi de manière presque incessante à cet égard. La prolifération rapide des tendances de gestion à la mode suit la préoccupation croissante pour la poursuite de « possibilités sans fin », d’horizons nouveaux et illimités d’expression et d’accomplissement de soi.

C’est dans cette optique que nous devons nous montrer comme des membres dignes des cultures d’entreprise. L’exigence de réaliser les possibilités infinies devient un élément central de notre vie professionnelle quotidienne. Le type humain créé par cette idéologie soviétique dans les années 1930 nous regarde  dans les yeux en mobilisant partout où c’est possible des énoncés de mission, des valeurs et des engagements envers l’entreprise et le travail.

En réalité, l’essence du stakhanovisme représentait une nouvelle forme d’individualité, d’implication personnelle dans le travail et cette forme trouve aujourd’hui sa place aussi bien dans les open space, dans les bureaux de la direction, les campus d’entreprise que dans les écoles et les universités. Le stakhanovisme est devenu un mouvement de l’âme individuelle. Mais que produit réellement un employé de bureau et à quoi ressemblent les stakhanovistes d’aujourd’hui ?

Les stakhanovistes d’entreprise d’aujourd’hui

En 2020, la série dramatique Industry, produite par la BBC et créée par deux personnes ayant une expérience directe de la City à Londres, nous a donné un aperçu du stakhanovisme moderne. Il s’agit d’un examen sensible et détaillé du destin de cinq diplômés qui rejoignent une institution financière fictive, mais tout à fait reconnaissable (Goldman Sachs, NDLT). Les personnages de la série deviennent presque instantanément des néo-stakhanovistes impitoyables. Ils savent que leur succès ne résulte pas de leur capacité à produire, mais de la façon dont ils jouent leur personnage comme quelqu’un de cool qui a réussi scène de l’entreprise. Ce n’est pas ce qu’ils font mais la façon dont ils apparaissaient qui importe.

Les dangers de ne pas paraître extraordinaire, talentueux ou créatif sont donc très importants. La série a montré comment la vie professionnelle se transforme en champ de bataille où luttes personnelles, privées et publiques se perpétuent sans fin. Chaque personnage y perd son sens de l’orientation et son intégrité personnelle. La confiance disparaît et le sens même du soi se dissout de plus en plus.

Les journées de travail normales, avec des plages horaires de 8 heures à 10 heures n’existent plus. Les salariés doivent s’exécuter sans cesse de manière frénétique, en produisant une gestuelle qui leur donne l’air d’être impliqués, engagés, passionnés et créatifs. Ces conduites ostentatoires sont obligatoires pour conserver une certaine légitimité sur le lieu de travail. Les contraintes de la vie professionnelle ont donc le pouvoir de déterminer le sentiment de valeur qu’une personne peut avoir d’elle-même et cela à partir d’interactions apparemment insignifiantes – que ce soit dans une salle de réunion, autour d’un sandwich ou d’une tasse de café.

Forcément, les amitiés deviennent impossibles parce qu’une vraie interconnexion humaine est ni souhaitable ni possible, car faire confiance aux autres affaiblira toute personne dont la réussite est en jeu. Personne ne veut être évincé de la société stakhanoviste des talents supérieurs hyper-performants. Les évaluations de performance qui peuvent conduire au licenciement sont une perspective effrayante. Et c’est le cas aussi bien dans la série que dans la vie réelle.

Le dernier épisode d’Industry se termine par le licenciement de la moitié des diplômés universitaires (graduates ou détenteurs de licence, NDLT) encore présents dans l’entreprise, suite d’une opération appelée « réduction des effectifs ». Il s’agit en fait d’une évaluation finale draconienne des performances, au cours de laquelle chaque employé est contraint de faire une déclaration publique expliquant pourquoi il doit rester en poste, un peu comme dans la série de télé-réalité The Apprentice. Dans Industry, les déclarations seront diffusées sur la chaîne d’entreprise, présent à travers des écrans qui émaillent tout le bâtiment. Dans ces clips, ils décrivent ce qui les fait sortir du lot et pourquoi ils sont plus méritants que tous les autres…

Les réactions à Industry sont apparues très rapidement et les téléspectateurs ont été enthousiasmés par le réalisme de la série et la façon dont elle résonnait avec leurs propres expériences. Un animateur d’une chaîne YouTube ayant une grande expérience d’entreprise a réagi à chaque épisode ; la presse économique a également réagi rapidement [2], ainsi que d’autres médias. Leurs conclusions convergent : il s’agit d’un drame d’entreprise très sérieux dont le réalisme révèle une grande partie de la nature problématique des cultures organisationnelles actuelles.

La série Industry est importante car elle touche directement à une expérience vécue par tant de personnes avec notamment le sentiment d’être pris en otage par une compétition permanente de tous contre tous. Lorsque l’on sait que les évaluations de performance comparent les uns aux autres, il ne faut pas oublier que les conséquences sur la santé mentale peuvent être graves.

Cette idée trouve un prolongement dans un épisode de Black Mirror. Intitulé Nosedive, l’histoire dépeint un monde dans lequel tout ce que nous pensons, ressentons et faisons devient l’objet d’une évaluation par celles et ceux qui nous entourent. Et si chaque téléphone portable devenait le siège d’un tribunal perpétuel qui décide de notre valeur personnelle – sans possibilité d’appel ? Et si tout le monde autour de nous devenait notre juge ? À quoi ressemblerait la vie quand la seule chose qui sert à nous mesurer correspond à l’évaluation instantanée que les autres font de nous ?

Nous avons posé ces questions depuis longtemps dans le cadre de nos recherches [3], ce qui nous a permis de suivre l’évolution des systèmes de management des performances et des cultures d’entreprise crées sur deux décennies. Nous avons constaté que l’évaluation de performance tend à devenir publique, impliquant le personnel dans des systèmes à 360 degrés dans lesquels chaque individu est noté anonymement par ses collègues, ses managers et même ses clients sur de multiples dimensions de qualités personnelles.

Les systèmes de management RH axés sur l’évaluation des traits de personnalité se combinent désormais aux dernières technologies pour devenir omniprésents de façon permanente. Les moyens de rendre compte de tous les aspects de notre personnalité au travail sont de plus en plus considérés comme essentiels pour mobiliser la « créativité » et l’ « innovation ».

Il se pourrait donc que l’atmosphère de compétition stakhanoviste soit aujourd’hui plus dangereuse que dans l’URSS des années 1930. Elle est d’autant plus pernicieuse qu’elle est désormais motivée par une confrontation entre les personnes, une confrontation entre la valeur de « moi » et la valeur de « vous » en tant qu’êtres humains – et pas seulement entre la valeur de ce que « je suis capable de faire » et celle de ce que « vous êtes capable de faire ». Il s’agit d’une rencontre directe entre des personnes et leur appréciation de leur « valeur » qui est devenu le support de cultures compétitives et performantes.

Dans The Circle (Dave Eggers), on retrouve une exploration à la fois très effrayante et très nuancée du stakhanovisme du 21ème siècle. Ses personnages, l’intrigue et le contexte, le souci du détail, mettent en lumière ce que signifie « prendre en charge son destin personnel » à ,partir de l’impératif catégorique moral qu’est l’hyper-performance ou la sur-performance de soi et de tous celles et ceux qui nous entourent.

Lorsque le rêve ultime de devenir la star centrale de la culture d’entreprise se réalise, un nouveau Stakhanov est né. Mais qui peut maintenir dans la durée ce genre de vie hyper-performante ? Est-il même possible de maintenir une excellence, extraordinaire, créative et innovante au cours d’une journée ? Quelle peut être la durée d’un travail de haute performance d’ailleurs ? La réponse ne peut se limiter à la fiction, aussi réaliste qu’elle puisse être.

Les limites du stakhanovisme

Durant l’été 2013, un stagiaire d’une grande institution financière de la ville, Moritz Erhardt, est retrouvé mort le matin dans la douche de son appartement. Il s’est avéré qu’Erhardt avait vraiment essayé de réaliser une prestation néo-stakhanoviste en travaillant de manière continue trois jours et trois nuits (une conduite connue chez les traders de la City londonienne ou les chauffeurs de taxi comme « le rond-point magique » ou le magic round-about)

Mais son corps ne l’a pas supporté. Nous avons examiné ce type de conduite en détail au cours de nos recherches en nous avions anticipé un tel scénario tragique un an avant qu’il ne se produise. En 2010, nous avons passé en revue une décennie du Times 100 Graduate Employers pour mettre en évidence comment les profils recherchés incarnent l’esprit du néo-stakhanovisme. Puis en 2012, nous avons publié une analyse critique qui signalait les dangers de l’hyper-performance promue par ces publications. Nous affirmions que le marché des gradués (détenteurs d’une licence) est animé par un culte du « haut potentiel » qui risque de submerger quiconque la suivant de trop près dans le monde réel. Un an plus tard, ce danger est devenu mortel dans le cas d’Erhardt.

Stakhanov est mort après une attaque cérébrale dans le Donbass, dans l’est de l’Ukraine, en 1977. Une ville de la région porte son nom. L’héritage de son exploit – ou du moins la propagande qui l’a perpétué – perdure. Mais la vérité est que les êtres humains ont des limites. C’est le cas aujourd’hui, tout comme ce fut le cas en URSS dans les années 1930. Les possibilités ne sont pas infinies. Poursuivre à l’infini des objectifs de performance, de croissance et de potentiel personnel est tout simplement impossible.

Maîtriser qui nous sommes et ce que nous devenons lorsque nous travaillons est un enjeu fondamental et très concret de notre vie quotidienne. Les modèles de haute performance stakhanovistes sont devenus le registre de base qui rythme nos vies professionnelles, même si nous ne nous souvenons plus de qui était Stakhanov. Or, personne est capable de maintenir de tels rythmes. Tout comme les personnages de Industry, Black Mirror ou The Circle, nos vies professionnelles prennent des formes destructrices, toxiques et sombres parce que nous nous heurtons inévitablement aux limites bien réelles de notre potentiel, de notre créativité ou de nos talents.

Cet article a été publié originalement en anglais par The Conversation. Traduction et republication en accord avec les auteurs et The Conversation. Traduction de l’anglais par Stephen Bouquin et Donna Kesselman

A propos du stakhanovisme, on pourra consulter également

[1] Yeatman A., Costea B. (2018), The Triumph of Managerialism?: New Technologies of Government and their Implications for Value (ed.) ; Costea, B., Amiridis, K. & Crump, N. (2012), Graduate Employability and the Principle of Potentiality: An Aspect of the Ethics of HRM. J Bus Ethics 111, 25–36 (2012). https://doi.org/10.1007/s10551-012-1436-x
[2] Voir dans le Financial Times Henry Mance « Has TV finally captured the reality of the City in BBC series Industry? » Financial Times, 23 nov. 2020  URL: https://www.ft.com/content/cd715c99-75d5-461e-ac7e-be899bc354fb
[3] Amiridis K., Costea Bodgan (2020), Managerial Appropriations of the Ethos of Democratic Practice: Rating, ‘Policing’, and Performance Management, in Journal of Business Ethics volume 164, pages701–713 (2020)

 

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Penser politiquement le travail. Renouer avec un héritage refoulé

Colloque – Penser politiquement le travail. Renouer avec un héritage refoulé

Lyon (MSH-Espace Marc Bloch) – 7 et 8 avril 2022

On se propose, lors de ces journées, d’examiner les institutions de travail en tant qu’objet et en même temps composante des États contemporains, et de chercher les enjeux des choix politiques opérés en ce domaine. Il ne s’agit pas tant d’observer et de critiquer les acteurs du politique que de délimiter les champs et d’éprouver les méthodes d’une nouvelle enquête : l’analyse des formes nouvelles de travail et des tensions qu’elles suscitent parait être la seule en effet qui permette de comprendre l’évolution actuelle des modes de pouvoir dans toute la planète. Il s’agit d’identifier, derrière les difficultés que rencontrent aujourd’hui toutes les régulations nationales, les mouvements qui déforment les structures, et annoncent peut-être l’avènement d’autres logiques de relation entre les individus comme entre les nations.

Les difficultés qu’il faudra surmonter lors de cette réflexion sont évidentes : chacun a une expérience singulière du travail, et les noms qui désignent ces différentes réalités sont multiples, même si le vocabulaire de l’administration prédomine ; les réactions à l’ordre salarial et les revendications qu’il suscite se retrouvent dans tous les comportements. Le chercheur lui-même a forcément une opinion politique. Peut-on supposer qu’il saura se rendre impartial sans pour autant se trouver démuni en face de son objet ? Il nous faudra forcément remettre en question la division du travail bien installée entre le savant et le politique, le premier espérant trop souvent d’ailleurs, même à son insu, que son travail éclairera voire guidera l’action du second.

Occupées des problèmes que leur proposent tant les gestionnaires de l’économie et de l’État que leurs contestataires, les recherches contemporaines en sciences humaines ont donné lieu à de multiples études, lesquelles utilisent souvent des langages spécifiques intraduisibles entre eux, et ne peuvent donc ni se corroborer, ni se contredire. La plupart de ces expertises exploitent des enquêtes mal repérées dans les temps et les structures du social, et se concluent généralement par la description de réactions ou d’attitudes individuelles ou collectives qu’en l’occurrence il conviendrait de favoriser ou de corriger, c’est-à-dire des comportements si spécifiques qu’aucune science psychologique ne saurait les reconnaitre. Envahie par l’empirisme, la sociologie du travail souffre de la grande dispersion de ses objets et du manque d’exigences et de débats épistémologiques, de même que, plus largement, la sociologie souffre de son repli académique et de son renoncement au dialogue avec les autres disciplines.

Renouant avec un héritage sociologique illustré plus particulièrement par l’œuvre de Pierre Naville, cette réflexion collective devra donc lever de lourds obstacles méthodologiques.

Sans être jamais justifiée, ni même affirmée clairement, la thèse s’est en effet imposée progressivement en sociologie selon laquelle l’État constitue la réalité dernière qu’inventorie le chercheur, cette institution représentant la rationalité première de l’expérience. Les notions et les termes juridiques sont donc les seuls admis lors de la recherche, et constituent le vocabulaire même de la science. Contester cette théorie implicite, c’est souvent, dans l’opinion commune, violer la distinction première, qui passe pour fondatrice, celle qui discrimine le savant de l’essayiste ou du partisan.

Cette opposition, pourtant, ne peut être admise sans réserve, et les concepts juridiques validés a priori comme universels : le travail, par exemple, n’est pas un fardeau éternel de toutes les communautés humaines, mais une invention récente, instable et contestée. Dans la plupart des sociétés historiques, la production en continu des biens et services est concédée ou imposée à une population particulière, pourvue d’un statut spécifique, esclave, métèque, serf ou artisan…Dans le système qui nous régit aujourd’hui, par contre, le travail doit satisfaire ceux des besoins qui parviennent à s’imposer. Chaque tâche est l’objet d’un rapport noué autour d’un projet entre des individus quelconques, et les produits livrés au commerce. Les administrations nationales se définissent en imposant des normes à ces échanges libres, et en ménageant les conditions de leur développement. La subordination conditionnelle de l’opérateur à l’entreprise, contre rétribution monétaire, le salariat, donne ainsi lieu à des institutions différentes selon les pays, certaines législations autorisant une relative solidarité entre les employés, imposant la reconnaissance  d’échelles de qualifications, fixant des professions, entretenant des enseignements qui renouvellent plus ou moins les inégalités de classe,  mutualisant une partie des dépenses salariales, transformant des hommes de métier en fonctionnaires d’État… Autant de  systèmes salariaux donc que de nations différentes…

Réglementé politiquement, le travail dans le monde d’aujourd’hui n’en est pas moins, dans ses méthodes comme dans son dynamisme, déconnecté des contraintes nationales. La production dans un pays n’est pas tenue de satisfaire les besoins locaux, de se cantonner à son territoire, d’utiliser exclusivement ses ressources, de collaborer à la richesse collective … Tout au contraire, chaque firme s’efforce d’exploiter une formule originale, connectant par exemple la main d’œuvre d’une région de la planète pour alimenter les consommateurs d’une autre, et donc de mettre à profit méthodiquement les inégalités multiples qui divisent le monde capitaliste. Les États se trouvent ainsi mis en concurrence à travers leurs politiques d’emploi, chaque décision locale constituant une prise de position internationale, la fixation de normes et l’adoption de techniques prenant le sens d’un acte d’allégeance ou de retrait envers les rivaux. Dans les métropoles anciennes, pourvues d’infrastructures complexes, beaucoup des moyens matériels et humains se dépensent à renouveler le parc des entreprises, des transports, des techniques, des savoirs, de sorte que les ligues de nations antagonistes s’affrontent d’abord pour la possession et la mise en valeur des nouveaux territoires…

Il nous faut donc, en mettant en commun et en éprouvant nos connaissances comme nos réflexions épistémologiques, nous donner les moyens d’étudier les mouvements qui ordonnent aujourd’hui notre monde, les marchés du travail juxtaposés, chevauchant les frontières, les nouveaux modes de collaboration et de concurrence entre les firmes et les États, les types d’affiliation inédites qui se substituent aux anciennes professions, et, d’un bout à l’autre de la planète, des régulations étatiques de plus en plus contestées…

Quelle prise avons-nous sur l’objet « travail » ? L’acte, le poste, l’emploi, l’équipe, l’entreprise, la classe, les compétences, la profession… Quels concepts utiliser, chacun d’entre eux entrainant un horizon de recherche, une durée d’observation, des acteurs différents ? La notion susceptible de regrouper ces notions et leurs mouvements n’est-elle pas celle de salariat ? Peut-on imaginer que la socialisation du salariat, ou la mondialisation, ou l’évolution technique, ou la planification…, aboutissent à d’autres formes d’organisation, de mobilisation, de distribution du travail ? La production planétaire, tout à la fois reproduisant, mais aussi problématisant, les hiérarchies entre les nations, politisant les dépendances nationales (les révoltes des pays dominés), offrant la possibilité de figures sociales nouvelles, les capacités humaines devenant plus collectives que spécifiques (des savoirs et des instruments communs à la consommation et au travail , des compétences d’équipes autour des installations  une production concentrée en des infrastructures collectivisées qui se reproduisent régulièrement , la ville, les transports, l’information,  l’énergie, les armées…).  Peut-on voir en ces divers phénomènes les signes annonciateurs d’une nouvelle organisation de l’espèce humaine, des associations autonomes d’individus autour de réseaux évolutifs de production et de services ?

Ces deux journées se proposent de mettre en discussion l’actualité de l’héritage de la pensée de Pierre Naville. La première, à partir de trois thématiques, « subjectivités », « salariat », et « réseaux », au travers desquelles cette pensée semble particulièrement appropriée pour nourrir le débat, avec l’apport de courants intellectuels différents. La seconde, à partir de quatre ouvrages récemment parus et qui font peu ou prou appel à la pensée du co-fondateur de la discipline.

Comité d’organisation : Mateo Alaluf, Sylvie Célérier, Paul Bouffartigue, Caroline Lanciano-Morandat, Sylvie Monchatre, Pierre Rolle.

Revues partenaires de ces journées : L’Homme et la société ; la NRT ; La Pensée ; Revue française de socio-économie ; Temporalités.

Le comité d’organisation tient à remercier les éditions Syllepse (Paris) et Page Deux (Lausanne) pour leurs contributions respectives à la réédition des travaux de Pierre Naville et à la publication de ceux de Pierre Rolle.

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Programme

Première journée – Subjectivités, salariat, réseaux

Cette journée s’organisera à partir de trois interventions qui lanceront la discussion dans l’esprit d’« ateliers » de travail, préparatoires à une manifestation ultérieure plus large.

9h : Accueil

9h15 : Introduction et présentation de la journée : Paul Bouffartigue (LEST) et Sylvie Monchatre (Université Lumière Lyon2 – CMW)

9h30 : Atelier 1 : Subjectivités et travail

Comment les réactions quotidiennes des travailleurs alimentent elles les dynamiques sociales? En sociologie du travail, comme en sciences de gestion et en économie, l’analyse des transformations contemporaines du travail amène à mobiliser, le plus souvent implicitement, certaines visions de la subjectivité des travailleurs éloignées des apports de la psychologie des conduites que P. Naville appelait de ses vœux.

Animateur : Pierre Rolle (CNRS)

Intervenantes : Marianne Lacomblez (Professeure de psychologie du travail à l’Universidade do Porto et chercheuse au Centro de Psicologia da Universidade do Porto (CPUP)) ; Aurélie Jeantet (Sociologue, Maître de conférences, Université Paris 3, Cresppa-GTM)

11h : Pause

 11h15 : Atelier 2 -Dynamiques du salariat et mise à l’épreuve des institutions

La désagrégation des figures de l’État et de l’Entreprise qui ont accompagné la construction du salariat marque profondément les métamorphoses en cours de ce dernier. Peut-on décrire ces dernières sans vision critique et alternative d’un dépassement possible dont elles sont porteuses ?

Animatrice : Sylvie Monchatre (Université Lumière Lyon2 -CMW)

Contributeurs : Claude Didry (Sociologue, Directeur de recherche au CNRS, membre du Centre Maurice Halbwachs (ENS)) ; Alberto Riesco-Ranz (Professeur de sociologie à Université Complutense de Madrid) ; Jorge García-López (Professeur de sociologie à Université Complutense de Madrid)

 12h 45 : pause déjeuner

 14h30 : Atelier 3 : Travail et production planétaire

De l’automatisme social à l’extension mondialisée des réseaux productifs et à la compénétration travail/consommation…

Animatrice : Sylvie Célérier (Université de Lille-CLERSE)

Intervenants : Bertrand Badie (Politiste, professeur émérite des universités à l’Institut d’études politiques de Paris et enseignant-chercheur associé au Centre d’études et de recherches internationales) ; David Gaborieau (Sociologue, Maître de Conférence Université de Paris – Chercheur au CERLIS) ; Pierre Veltz (Sociologue, économiste et ingénieur, Ancien directeur de l’Ecole des Ponts et Chaussées et du LATTS) (sous réserve).

Seconde journée : Travail, contradictions, conflits.

Regards croisés sur cinq ouvrages récents

 9h30 : Présentation de l’ouvrage de Pierre Rolle : Pour une sociologie du mouvement, Editions Page 2-Syllepse, 2022.

  • Animation et discussion de Mateo Alaluf

12h30 : Pause déjeuner

14h : Présentation/discussion de :

  • Mateo Alaluf (Université Libre de Bruxelles, METICES), le socialisme malade de la socialdémocratie, Editions Page 2, 2021.
    • Présenté/discuté par Jean-Pierre Durand (Centre Pierre Naville)
  • Sylvie Monchatre (Université Lumière Lyon2-CMW) : Sociologie du travail salarié, Armand Colin, 2021.
    • Présenté/discuté par Sylvie Célérier (Université de Lille – CLERSE)

15h30 – 15h45 : Pause

15h45 : Présentation/discussion de :

  • Caroline Lanciano-Morandat (LEST), Le travail de recherche, Editions du CNRS.
    • Présenté/discuté par Paul Bouffartigue
  • François Vatin, De l’économie, suivi de l’économie de guerre sanitaire, Laborintus, 2020.
    • Présenté/discuté par Caroline Lanciano-Morandat (LEST).

17h : Clôture des journées

 

Inscriptions :

 

 

 

Amazon, la valeur du travail et le lien entre logistique et finance

par Francesco S. Massimo

Les caractéristiques du paradigme Amazon sont liées à deux dimensions cruciales du capitalisme contemporain : la logistique, d’une part, et la finance, d’autre part. Caché derrière ceux-ci, le travail continue d’occuper une place centrale. Ma thèse est que le travail, la finance et la logistique ne peuvent être considérés séparément et je vais essayer d’identifier certains des liens qui les unissent.

Il faudrait commencer par dire qu’Amazon, après tout, n’a rien inventé de nouveau. La vente à distance et la distribution à grande échelle sont des phénomènes relativement anciens. Mais Amazon a changé le visage des deux, en les hybridant en quelque sorte. Dans les années 1990, la vente à distance et les supermarchés fonctionnaient encore sur des voies parallèles. La grande distribution était déjà un géant du capitalisme occidental depuis des décennies. Wal-Mart a ouvert son premier magasin en 1962 et est devenu, dans les années 1990, la plus grande entreprise américaine. Comme le rappelle Giovanni Arrighi dans son Adam Smith in Beijing (2009), en 1950, General Motors occupait cette place, représentant 3 % du PIB américain. Quarante ans plus tard, Wal-Mart était devenu le plus grand employeur du monde, avec 1,5 million de salariés et un chiffre d’affaires représentant 2,3 % du PIB américain. En 1994, lorsque Jeff Bezos a fondé Amazon, le pouvoir de Wal-Mart semblait hors d’atteinte. On en parlait de Wal-Mart de la même manière dont on parle d’Amazon aujourd’hui : un géant, le porte-drapeau d’un nouveau paradigme gestionnaire. Ses opposants dénoncent sa surpuissance commerciale et ses abus envers les travailleurs, proposant un démantèlement au nom des principes antitrust. Peu de gens, y compris Bezos et ses bailleurs de fonds avisés, imaginaient qu’un site web de vente à distance pourrait rivaliser avec Wal-Mart en un peu plus d’une décennie. Cela a été rendu possible, entre autres, par deux éléments : la croissance financière du secteur technologique et la révolution logistique.

Beaucoup de choses ont déjà été dites sur la révolution logistique, à commencer par le célèbre article de Bruce Allen (The Logistics Revolution and Transportation, in AAAPSS, 1997) dans lequel il prédisait un nouveau cours dans lequel la logistique passerait du statut de simple fonction auxiliaire de l’organisation des entreprises à celui de science de la gestion des organisations économiques capable de manière systémique d’optimiser les transactions, de réduire les coûts et d’augmenter les profits. Avec l’avènement de la logistique, la « colonisation » de ce que Peter Drucker avait déjà appelé en 1962 « le dernier continent de l’économie » allait avoir lieu – une association, celle entre logistique et colonisation, moins métaphorique de ce qu’elle n’apparaît. Les faits ont donné raison à Bruce Allen. Nous ne savons pas si Bezos avait lu cet article, mais le fait est qu’en 1997, le fondateur d’Amazon était déjà conscient de l’importance du réseau logistique pour développer son entreprise. En 1998, Amazon disposait de trois grands entrepôts (appelé Fulfillment Centers) et en 2000, il y en disposait déjà onze (sept en Amérique du Nord et quatre en Europe). Le nombre d’employés est passé d’environ deux mille en 1998 à neuf mille en 2000. En 2020, on comptait plus de 1,2 million d’employés et plus de 300 centres de traitement des commandes.

Figure 1 – La croissance d’Amazon (nombre de personnes employées 1998-2020)

Nous ne savons pas si Bezos prévoyait déjà à l’époque la taille actuelle d’Amazon, mais la doctrine dominante des modèles d’entreprise recommandait une structure allégée. Les nouvelles technologies de l’information ont permis de fluidifier les communications et les transactions entre l’organisation et le marché, rendant inutile l’intégration de fonctions non essentielles dans la structure de l’entreprise.

Le commerce en ligne promettait un marché enfin décentralisé dans lequel l’offre et la demande se croiseraient sur la toile dans un espace économique transparent sans acteurs dominants. En peu de temps, des entreprises ont vu le jour pour offrir au marché l’infrastructure virtuelle permettant de faire correspondre l’offre et la demande. Ebay a connu le plus grand succès. Il s’agissait d’un premier pas, peut-être décisif, vers la « corporatisation » (commercialisation) de l’internet. Au moment où les experts célébraient le mariage entre Internet et le marché libre, le marché s’est incorporé à l’organisation : c’est ainsi que sont nées les premières plateformes. La deuxième étape, tout aussi décisive, a été le mariage entre internet et la logistique, entre le marché virtuel et l’infrastructure physique. Passé cette étape, Amazon a obtenu le contrôle total des transactions : leur réalisation commerciale (l’achat) d’une part, et leur réalisation opérationnelle (la livraison) d’autre part. Mais pour que ce projet soit économiquement viable, un ingrédient supplémentaire était nécessaire : les économies d’échelle. La croissance permettrait à Amazon d’amortir les coûts de son infrastructure, de gagner en efficacité et de mieux contrôler la gestion des flux physiques.

Le réseau logistique d’Amazon était quelque chose de nouveau par rapport aux opérateurs traditionnels de supermarchés et au commerce électronique initial. Contrairement au premier, il ne repose pas tant sur un réseau capillaire de points de vente que sur des grands centres d’où partent des itinéraires menant directement au domicile du client. Cela a permis de disposer d’un réseau plus concentré et de réaliser des gains d’efficacité. Mais qui mettrait en place et gérerait ces centres ? Contrairement à ce qui se faisait auparavant, Amazon souhaitait stocker la plupart des biens à vendre (à l’époque, il s’agissait principalement de livres) et préparer directement les commandes. Cela permettait un meilleur contrôle des processus et, dans l’intention de Bezos et de ses associés, une meilleure qualité de service.

Mais c’est précisément le caractère inédit de cette hybridation de la vente en ligne et de la distribution physique qui a nécessité de concevoir l’organisation du travail quasiment à partir de zéro. Il a fallu plusieurs années à Amazon pour adapter la machine logistique à sa stratégie de marché. Et il a fallu quelques années de plus pour ajuster la machine logistique à sa propre stratégie de marché. Ainsi,n nous sommes ainsi passés d’entrepôts de « première génération » construits sur le modèle de Wal-Mart – mais qui se sont avérés peu adaptés à l’activité d’Amazon – à des entrepôts de seconde génération, plus adaptés mais aussi plus taylorisés. Un exemple d’entrepôt de deuxième génération est le premier centre français, ouvert à Saran (45) en 2011. Aujourd’hui, avec les nouveaux centres semi-robotisés, tels que, par exemple les nouveaux centre de Brétigny (91) et Metz (57), nous sommes confrontés à un modèle de troisième génération, dans lequel l’introduction de robots AGV (Automatic Guided Vehicle) Kiva augmente considérablement la productivité de certains segments du processus (même de 300% dans le picking), mais au prix d’une intensification supplémentaire des rythmes de travail, ainsi que d’une augmentation de sa fragmentation et du contrôle informatique et managérial.

Figure 2 – Travail humain et robotisation chez Amazon

Les relations industrielles ont également changé au cours de cette phase : la taylorisation progressive et la robotisation partielle ont accru le contrôle sur la main-d’œuvre, ce qui a permis de limiter les incitations monétaires et la partie variable du salaire. En 2017, face à la pression de la gauche américaine, Amazon a décidé de porter le salaire d’entrée à 15 dollars de l’heure. Dans le même temps, les primes de productivité et le programme de distribution d’actions ont été annulés, alors que leur valeur continuait à augmenter. Cela a permis d’attirer une nouvelle main d’œuvre et de pénaliser les seniors, facilitant (mais c’est une hypothèse, en l’absence de données accessibles sur la question) le turnover.

Au cours de ces années, le réseau Amazon a continué à se développer. L’année 2014 a marqué un tournant, avec le lancement d’AWS et l’ouverture des premières stations logistiques du « dernier kilomètre », avant-dernière étape d’un réseau de distribution contrôlé par Amazon sous sa propre marque. Ce n’est pas une simple coïncidence dans le temps. Ces deux choix sont décisifs et aussi intrinsèquement liés. AWS est désormais connu du public comme la « vraie » force d’Amazon. La logistique et le commerce électronique, dit-on, sont finalement secondaires. En réalité, le tableau est plus complexe que cela. Tout d’abord, il n’est pas suffisamment souligné comment AWS provient des activités logistiques d’Amazon. Afin de construire et de gérer son infrastructure physique, Amazon a également dû mettre en place une infrastructure informatique. Au départ, à l’époque des entrepôts de première génération, l’entreprise s’appuyait sur des fournisseurs externes. Bezos lui-même raconte comment les choses se sont passées, dans sa lettre aux actionnaires de 2010.

Figure 3 – La lettre aux actionnaires (rapport annuel 2010)

Pour reprendre les termes d’un ancien ingénieur d’Amazon que j’ai interrogé, « Amazon est une entreprise technologique, mais ses entrepôts sont un immense laboratoire dans lequel nous développons de nouvelles technologies à vendre à des tiers » (pensez aux partenariats avec Volkswagen, John Deere ou le gouvernement américain lui-même, et encore plus récemment avec Stellantis). La logistique devient un service à vendre à d’autres entreprises, grandes et petites. Tout en construisant son propre réseau de distribution, Amazon peut inaugurer son service pour les vendeurs tiers (FBA, Fulfillment-by-Amazon). Les vendeurs indépendants peuvent présenter leurs produits sur la place du marché d‘Amazon, doivent payer pour ce service, avant de pouvoir profiter du système de distribution bien établi d‘Amazon. Selon un rapport très récent de l’Institute for Local Self-Reliance (institut pour l’auto-résilience locale) co-dirigé par Stacy Mitchell, qui documente depuis des années les pratiques monopolistiques d’Amazon, la société extrait plus de 30 % de la valeur des revenus des vendeurs tiers.

Figure 4 – La taxe Amazon sur les revenus des vendeurs

Cette « taxe » sur les vendeurs externes correspondrait à 23 % des revenus totaux d’Amazon (y compris AWS). En revanche, les recettes des AWS ne représentent « que » 12 % du CA total du groupe.

Figure 5 – Profitabilité par segment d’activité

Comme le disait récemment Forbes : « La marketplace [ou place de marché, NDLT] pour les vendeurs tiers est la poule aux œufs d’or d’Amazon, pas AWS ». L’expansion d’Amazon s’est donc faite verticalement, avec l’achèvement de son réseau logistique, et horizontalement, avec le développement de nouveaux secteurs d’activité, pour la plupart des spin-offs de ses opérations logistiques, tous intégrés les uns aux autres.

Cette croissance accélérée s’est faite dans une imbrication constante avec la finance. Avec son entrée en bourse en 1997, Amazon a récolté un premier financement de 500 millions de dollars. Dans les années suivantes, grâce à sa directrice financière Joy Covey, Amazon a été l’une des premières entreprises de la nouvelle économie à se financer par la dette : 2,25 milliards de dollars en mars 2000, ce qui lui a permis de survivre à l’éclatement de la bulle. Les premières années après la cotation ont été les plus compliquées tant d’un point de vue opérationnel (la logistique a eu du mal à décoller) que financier (Amazon a accumulé pertes sur pertes et n’a pas proposé de dividendes et de gains à court terme). Bezos et les autres dirigeants ont été clairs, à la limite de l’arrogance : ce qui compte, c’est le long terme. Il s’agissait en effet d’un choix contre l’idéologie financière dominante qui recommandait les profits et les dividendes à court terme. En revanche, si la rentabilité était faible ou nulle, d’autres fondamentaux étaient encourageants : le chiffre d’affaires était en hausse, de même que la trésorerie. Il faut dire aussi qu’à certains moments clés, Amazon a s’est réalignée sur la doxa «court-termiste» de Wall Street. En 2000, par exemple, alors que la valeur de ses actions était tirée vers le bas par l’éclatement de la bulle financière, Amazon a licencié quelque 1 300 employés, soit 15 % de ses effectifs, pour tenter d’améliorer ses comptes.

Une fois cette phase d’incertitude passée, le chemin a été beaucoup plus facile. Depuis la période clé de 2013-2014, la confiance des investisseurs est devenue certitude et aujourd’hui la valeur boursière d’Amazon est parmi les plus élevées de la bourse (1700 milliards de dollars).

Figure 6 – Capitalisation boursière d’Amazon (en milliards de $)

La croissance de la valeur actionnariale a permis à Amazon de financer l’expansion de sa logistique du dernier kilomètre, qui a débuté à la même époque. À leur tour, les investissements ont permis d’accroître l’efficacité et le chiffre d’affaires, ce qui a renforcé la solidité financière du groupe. La finance et la logistique sont ainsi entrées dans un cercle vertueux. Ebay, le détaillant en ligne emblématique, offre la contre-épreuve : il n’a jamais voulu construire sa colonne vertébrale logistique et ne vaut aujourd’hui « que » 42 milliards ; son chiffre d’affaires en 2020 était d’environ 10 milliards contre plus de 386 milliards pour Amazon. Ebay n’a pas parié sur l’expansion physique, Amazon l’a fait. Et cela lui a ensuite permis de développer des segments commerciaux secondaires extrêmement rentables (mais intégrés) : principalement AWS et le service FBA pour les tiers. Le pari de l’intégration verticale et horizontale, comme l’aurait fait une ancienne entreprise fordiste, a porté ses fruits.

Aujourd’hui, Amazon est le deuxième employeur privé au monde, avec 1,3 million de salariés directs (en 2020), auxquels il faut ajouter des centaines de milliers de chauffeurs sous contrat ou indépendants. Il s’agit d’une main-d’œuvre essentiellement ouvrière. Par exemple, d’après mes calculs, en Italie, en 2020, 88 % des employés travaillent dans des agences de logistique et 5 % dans des centres d’appels de service à la clientèle. En 2019, dans la filiale qui gère les entrepôts italiens, sur 3 516 employés, 3 145 étaient classés comme ouvriers, 270 comme employés, 91 comme cadres moyens et 11 comme cadres. En France, la filiale qui gère les entrepôts a des chiffres similaires :

Figure 6 – Effectifs d’Amazon France

À l’échelle mondiale, nous ne pouvons que faire des estimations. Si l’on inclut dans le calcul les employés du siège et d’AWS, augmentant ainsi le pourcentage de main-d’œuvre qualifiée, on peut supposer que pas moins de 70% des travailleurs sont des magasiniers ou des chauffeurs. Ces chiffres bouleversent la géographie d’un secteur comme le commerce, qui a connu avec Amazon un processus accéléré d’industrialisation ou, si l’on veut, de « logisticalisation ». La concentration et la centralisation de la main-d’œuvre et du capital ont prolongé les tendances de longue date initiées par la grande distribution, mais ont été renforcées par l’informatisation et un niveau de levier sans précédent. Cela a été rendu possible par la poursuite d’une ligne de développement partiellement non orthodoxe par rapport aux modèles dominants des années 1990 et 2000. Les conséquences sont évidemment avant tout politiques. Le politologue Michael Mann, dans un essai de 1984 (« The Autonomous Power of the State : Its Origins, Mechanisms and Results », European Journal of Sociology, 1984) a proposé une redéfinition de l’État à la lumière du concept de « pouvoir infrastructurel », c’est-à-dire « la capacité de l’État à pénétrer réellement la société civile et à mettre en œuvre de manière logistique les décisions politiques dans tout le royaume ». L’essor d’Amazon semble indiquer que ce n’est pas la prérogative exclusive des États. Et cela ouvre un certain nombre de questions politiques pour les démocraties libérales, les corps intermédiaires et même les marchés, qui méritent d’être approfondies. Nous savons aujourd’hui que la puissance des infrastructures construites par la société de Seattle est son véritable atout. Mais ceux qui détiennent ce pouvoir vont finir par devoir aborder la question de la légitimité et des contre-pouvoirs qui la remettent en cause, dans les institutions, dans la société civile et sur le lieu de travail.

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Cet article a été publié initialement sur le site Eticaeconomia.it  //  traduction S. Bouquin et F. Massimo

Francesco S. Massimo est doctorant en sociologie. Il finalise une thèse à Sciences Po sur l’organisation du travail, les conflits et les stratégies économiques dans les branches logistiques d’Amazon. Sa thèse est le résultat d’une ethnographie en immersion dans les entrepôts français et italiens et de la construction d’une base de données documentaires et quantitatives. Ses travaux sont publiés dans différentes revues et dans le livre collectif The Cost of Free Shipping. Amazon in the Global Economy (Pluto Press, 2020).

contact : francescosabato.massimo@sciencespo.fr

« Ce qu’il faut rechercher, ce n’est pas une civilisation du travail et de la production, c’est une société libérée dans ses échanges et dans ses communications… »

Entretien avec Pierre Naville sur l’automation et l’avenir du travail (1977)

Dans cet entretien publié en 1977, Pierre Naville présente sa vision de l’automation et de l’avenir du travail. La lecture de ses propos nous permet, au début de la seconde décennie du 21ème siècle, de remettre en perspective bon nombre de transformations du travail liées à la robotisation, la numérisation du travail ou la mobilisation de l’IA dans le procès de travail. Pierre Naville revient sur les enseignements tirés des enquêtes qu’il a menées ou dirigées au cours des années 1950 et 1960, en particulier celles qui portent un regard novateur et critique sur le développement de systèmes de production semi-automatisés, et dont on peut retrouver les conclusions dans l’ouvrage « Vers l’automatisme social » (1960 [2016]).  Sa clairvoyance analytique, son degré de discernement sociologique – il ne faut pas tout confondre – et l’actualité de certaines thèses défendues sont assez uniques en leur genre. Chacun pourra s’en rendre compte d’autant plus facilement que son époque est bien éloignée du temps présent.

Naville nous rappelle l’importance des fondamentaux : la technique n’est pas une malédiction ni une perversion mais progresse en fonction des impératifs de l’extraction de plus-value, de l’accumulation et de leurs rythmes heurtés tout en étant marqué par la division internationale du travail et les rapports stratégico-militaires entre les Etats.

Son analyse du  travail se singularise par le refus de limiter son analyse au seul acte de travail. Pour Naville, il est essentiel de prendre en considération le rapport salarial dans son ensemble et ce dernier demeure un rapport de classe qui porte la marque de la qualification comme de la division sociale et technique du travail. A rebours de ses propres analyses datant du début des années 1950, Naville observe que le lien entre la qualification et le système de formation tend à se distendre. Sont en cause non seulement l’existence du chômage comme « armée de réserve » mais aussi les impératifs de commandement et la nature processuelle ou collective du travail. La qualification est devenue un prétexte aux grilles de classifications, qui justifient un système d’hiérarchisation salariale reproduisant «l’isolement du travailleur face à un capital impersonnel». En même temps, et cela bien avant l’émergence du savoir-être et de la compétence, Pierre Naville observe le développement des « qualifications collectives » qui s’appuient avant tout sur la communication, l’échange de signes et qui renvoient aux capacités des équipes à s’adapter, à régler et maîtriser des dispositifs techniques aux données changeantes. Ayant toujours relativisé l’opposition entre travail manuel et intellectuel, Pierre Naville nous invite à reconnaître l’importance du clivage opposant ceux qui commandent ou élaborent l’activité productive et ceux qui sont subordonnés à ce commandement et doivent se rendre disponibles pour atteindre les objectifs qui leurs sont fixés.  Il aborde enfin la question de l’autogestion, cette revendication très présente au cours des années 1970 et a trouvé dans la lutte des LIP[1] une sorte de préfiguration. Pour Naville, tout aussi réaliste que révolutionnaire, « il ne suffit pas d’introduire des changements formels dans les entreprises, il faut bouleverser toutes les structures du travail et tout la hiérarchie sociale ». Par dessus tout, l’autogestion ne pourra fonctionner avec une semaine de 40 heures et le maintien d’une division sociale du travail. Si elle exige une coordination planifiée de la production des biens et services, celle-ci devra aussi être subordonnée à d’autres objectifs tels qu’un « rapport plus équilibré avec l’environnement naturel ».

Loin de tout productivisme ou économisme, Naville rappelle que la « libération des forces productives exige un meilleur ajustement des activités dites extra-économiques sous leur différentes formes », à savoir le temps de la production et les temps sociaux qui concernent les activités familiales, sociales, éducatives et citoyennes. Ce qui en revient à dire qu’il faut tout autant libérer le travail que se libérer de sa réalité hétéronome. 

Stephen BOUQUIN

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Question. – Qu’en est-il de l’automation aujourd’hui ? N’a-t-elle pas déçu beaucoup d’espoirs mis en elle au début des années soixante ?

Réponse. – Bien entendu, l’automation n’est pas la panacée destinée à faire disparaître les maux du capitalisme (pas plus que ceux du socialisme d’Etat des pays de l’Est). Tant que les activités productives sont réglées par les échanges de valeur entre capitaux et force de travail, le progrès technique lui-même est réglé par l’accumulation  du capital et ses rythmes heurtés. Les dirigeants d’entreprises n’investissent pas dans l’automatisation pour rendre le travail moins pénible, mais pour mieux utiliser le· travail, accroître le rendement et produire de la plus-value. Il n’est donc pas étonnant que l’introduction des innovations techniques dépende des hauts et des bas de la conjoncture, de l’évolution à moyen et à long terme de la rentabilité du capital et du prix des capacités de travail. On ne doit-pas se représenter le développement de l’automation comme un développement linéaire. Il est au contraire très inégal dans l’espace et dans le temps, comme l’accumulation du capital elle-même.

Mais cela n’est qu’un aspect général des problèmes posés par l’automation. Au niveau de la production et de la technologie apparaît aussi toute une série de contraintes et contradictions que l’on perçoit maintenant beaucoup mieux. Certains développements technologiques de pointe sont difficilement compatibles avec la stagnation de certains procédés de production dans les branches mêmes où on veut les mettre en œuvre. Autrement dit, il est de plus en plus difficile d’accorder entre eux des systèmes de machines d’une complexité croissante. Certaines machines travaillent trop vite, d’autres trop lentement. Il peut y avoir des difficultés à adapter les unes aux autres ; les chaînes de montage ayant des caractéristiques très différentes. On peut ajouter qu’il se produit aussi des défaillances de l’automation. Ainsi, certaines commandes automatiques à très grande distance – pour des barrages, des raffineries, etc. – se révèlent souvent défectueuses. Dans l’état actuel de nos connaissances, il ne peut y avoir d’automatisation absolue. On se heurte un peu partout à un seuil optimum des techniques de l’automatisation qui renvoie dans le domaine de l’utopie à l’image d’une production qui fonction ne par simple pression de boutons. Or, la technique n’est pas maîtrise complète des processus naturels ni des processus dérivés créés par le milieu technologique et industriel. Elle ne permet que des contrôles très relatifs, sous certains aspects et dans des conditions données, des activités de production. C’est ce qui justifie l’extension des services de contrôle et d’entretien.

Il faut en outre tenir compte du fait que des collisions graves peuvent se produire au niveau de l’organisation du travail entre les systèmes technologiques mis en œuvre et les réactions des travailleurs, entre les rythmes machiniques et les rythmes humains dont la plasticité et la malléabilité sont beaucoup moins grandes qu’on ne veut bien le dire au vu de certaines performances exceptionnelles. La technologie progresse essentiellement en fonction des impératifs de l’extraction de la plus-value, ce qui veut dire que d’une certaine façon elle fait violence aux hommes auxquels elle s’impose et qu’elle est développée pour tirer le maximum des collectifs de travail comme des travailleurs pris individuellement (en les laissant dans une situation d’impuissance). En d’autres termes, le développement de la technologie n’a pas pour but de renforcer le contrôle des travailleurs sur la production, mais celui du capital. Il ne faut donc pas tomber dans le piège de considérations mythiques sur la révolution scientifique et technique comme moyen privilégié de transformer les rapports sociaux. La technique n’est pas une malédiction, pas plus qu’elle n’est une perversion ; mais elle ne se présente jamais dans un état chimiquement pur, abstraction faite des rapports économiques et sociaux qui lui donnent la possibilité de se manifester et de se déployer. Comme le dit Marx dans Le Capital, il y a un emploi capitaliste des machines qui oblige à se poser la question d’un autre mode de production et d’utilisation de la technologie. Cela dit, on va sans doute atteindre un nouveau seuil d’automatisation dans les années à venir en la liant à l’informatique. Bien des indices montrent que des vagues d’innovation technologique sont possibles, dans l’électronique notamment (il suffit de songer aux micro-processeurs), dans le secteur des machines et des machines-outils (les machines à commande numérique qui maîtrisent trente à cinquante postes de travail). Tout cela est largement aiguillonné par les nouveaux développements de l’informatique, caractérisés par les possibilités de centralisation des systèmes d’information et en même temps par leur ubiquité.

Mais, bien évidemment, le franchissement d’un nouveau seuil dépend concrètement de beaucoup de facteurs socio-économiques, entre autres des transformations de la division internationale du travail. Les multinationales recourent de plus en plus au montage et à l’assemblage de pièces fabriquées dans le monde entier (y compris dans les pays de l’Est). Elles centralisent, grâce à une véritable révolution des transports, des structures de production qui peuvent être très distantes les unes des autres, voire éparpillées sur toute la planète. Cela permet de conjuguer des bas salaires avec une haute technologie (par exemple dans le domaine du textile), voire de changer rapidement la localisation des principales opérations. Mais il faut se garder de conclure trop rapidement. Certaines technologies « lourdes » exigent des investissements massifs, des localisations relativement durables et des appuis constants d’Etats puissants. Or elles sont souvent appelées à jouer un rôle déterminant dans la dynamique d’ensemble et dans le développement plus ou moins inégal du progrès technique. Il faut donc faire entrer en ligne de compte, au-delà des rapports de forces économiques immédiats, des rapports de forces stratégico-militaires qui expriment la capacité des   Etats et des plus grandes firmes multinationales à contrôler les conditions d’exploitation de la force de travail (et des ressources naturelles) sur des zones entières du monde. Le progrès technologique, en ce sens, n’est pas indépendant des aléas de la politique internationale et des rap­ ports de forces entre la bourgeoisie et le prolétariat à l’échelle internationale.

Q. – Que devient le travail humain dans un tel contexte ?

R. – Il est bien évident qu’on s’éloigne de plus en plus des vieilles activités de métier, pour ne pas dire de l’artisanat, modèle qui continue à hanter bien des opposants au capitalisme. La recomposition du travail que certains attendaient du progrès technique et de l’automation a fait long feu. On décompose de moins en moins le travail à la façon de Taylor. Pour autant, il n’est pas moins parcellisé et exploité, et on voit mal comment on pourrait retourner à des modalités de travail où chaque poste maîtriserait une séquence bien déterminée d’un processus de production. Il n’est d’ailleurs pas certain qu’il faille le regretter, car l’évolution actuelle contient en germe de grandes possibilités de libération. Curieusement, il se crée une situation où les êtres humain – le travailleur collectif – et les systèmes de machines sont de plus en plus distants les uns des autres, où la symbiose précapitaliste entre l’homme et ses instruments de travail, fait place à une véritable séparation. Il y a une autonomie relative du système des machines qui a pour conséquence une autonomie au moins potentielle des collectifs de travail. Lorsque les ouvriers ou les opérateurs ne sont plus les servants directs d’une machine qui leur impose des rythmes· très contraignants, mais sont au contraire des surveillants ou des réparateurs de processus automatisés, ils ont des possibilités plus grandes de réflexion. Ils peuvent plus facilement se poser des questions sur la gestion de l’entreprise et ses modalités, sur ses finalités et sur son insertion dans le système économique global. Cela tient notamment au fait qu’un nombre d’hommes relativement limité peut mettre en branle des ensemble productifs de grandes dimensions et peut donc les paralyser, ce qui entraîne des conséquences en cascade qui débordent, largement le domaine d’une seule entreprise ou d’une seule région (voir les « grèves-thromboses »). Tous les travailleurs ne sont évidemment pas des surveillants de chaînes automatisées, beaucoup accomplissent toujours des tâches directes, pénibles et salissantes dans des environnements techniques peu avancés. Mais la tendance générale est indéniablement à la disparition du rapport individualisé entre l’ouvrier et « sa » machine. La situation de travail est de plus en plus marquée par des formes nouvelles de coopération au travail – imbrication et intégration très poussées de processus de production interdépendants, contraintes structurelles et technologiques se substituant à l’expression directe du despotisme patronal. Dans ce cadre, l’initiative individuelle n’a plus beaucoup de latitude d’action. Et la mesure de l’effort personnel n’a plus grand sens ce qui explique assez bien qu’il y ait une crise récurrente des salaires au rendement.

Tous les efforts des capitalistes visent précisément à recréer plus ou artificiellement les conditions d’un rapport individualisé entre le capital et le travailleur en imposant des mesures plus ou moins arbitraires  de l’effort personnel ou en évaluant la contribution présumée de chaque individu à la production globale.

Les formes actuelles de rémunération –du salariat – constituent un mélange savant de salaires de base de primes collectives et individuelles, établis selon des normes hiérarchisées et très compliquées qui tendent à reproduire l’isolement du travailleur face à un capital impersonnel qui incarne la force des choses. Dans ce cadre, la technologie joue un très grand rôle ; elle permet de bouleverser constamment l’organisation du travail au nom de l’efficience et de l’objectivité du progrès, c’est-à-dire en occultant les rapports de classes et la violence qui s’exerce dans la production. Il faut donc bien voir qu’il y a brassage et recomposition incessante de la classe laborieuse et qu’on ne saurait la réduire à des schémas simplificateurs – une classe d’O.S. ou de techniciens – en oubliant les différences et les discontinuités, suscitées et utilisées par les capitalistes pour empêcher celle-ci de s’organiser et de s’unifier.

Q. – Justement, que peut-on penser de l’évolution des qualifications ces dernières années ?

Je crois qu’aujourd’hui, il faut plus largement se débarrasser des idées communément admises sur la qualification du travail, encore très marquées par les références à l’habileté, aux tours de mains et aux connaissances nécessaires dans les vieux métiers. Je n’entends naturellement pas nier que le savoir joue un rôle très grand dans la division sociale du travail, particulièrement dans l’accès aux fonctions dirigeantes dans la production. Ce que je voudrais mettre en lumière, c’est le fait que, pour les travailleurs, la qualification se présente de plus en plus comme une qualification des postes de travail et de moins en moins comme une qualification des individus. Il y a des secteurs qui sont plus ou moins importants – stratégiquement ou tactiquement – pour les dirigeants d’une grande entreprise moderne, et c’est en fonction de leur importance pour la continuité de la production qu’il y a valorisation par une échelle des postes de travail. La  qualification paraît aussi s’attacher au niveau de responsabilité par rapport à la production, c’est-à-dire paraît déterminée en fonction des effets négatifs que peuvent avoir les ratés du comportement sur les installations et la production. La qualification est en quelque sorte une norme, un ensemble de règles de comportement exigé et imposé par une combinaison de machines. Mais ce n’est encore qu’un aspect du problème. Il faut voir aussi que la disparition tendancielle de l’objet de travail, ce qu’on pourrait appeler la fluidité des matières ouvrées, transforme considérablement les données les plus concrètes du travail. Il n’y a plus homologie entre le travail des machines et les gestes ou les dépenses d’énergie des ouvriers. Ces derniers touchent de moins en moins la matière, ils ont essentiellement à contrôler des signaux ou à interpréter des systèmes de signes qui s’interposent entre la matière et eux. Cela veut dire que, dans le procès de travail, les communications, les échanges de signes prennent une importance primordiale, accentuant encore un peu plus le caractère collectif et impersonnel de la production. Il s’établit une sorte de qualification collective, d’équipe, à laquelle chacun doit s’adapter, à laquelle chacun doit contribuer. C’est dire que, dans un tel cadre, le temps et la difficulté de l’apprentissage ne peuvent plus être les seuls critères pour apprécier un individu ou un groupe d’individus. Il devient au contraire tout à fait décisif de tenir compte de la capacité d’adaptation des travailleurs à des environnements techniques complexes et à des données changeantes (variations de la production, défaillances de certaines installations, etc.). Au niveau microtechnique, il faut une assez grande souplesse des travailleurs ainsi qu’une assez grande mobilité de leurs réseaux de communication et d’échanges, ce qui entre inévitablement en contradiction avec la rigidité des structures de production. Il y a donc crise de la qualification et des qualifications, parce que la réalité des activités de production se heurte à des contraintes économiques ou technologiques globales qui traduisent les impératifs de la reproduction du capital. Les hommes comme force productive sont étroitement corsetés dans le rapport social de production, alors que les possibilités de diminuer la pénibilité du travail sont techniquement plus grandes que jamais.

 Q. – Quelle distinction peut-on faire aujourd’hui entre travail intellectuel et travail manuel ?

R. – Il ne me semble pas que l’opposition radicale, pour ne pas dire métaphysique, que• certains font entre le travail intellectuel et le travail manuel soit très pertinente. On peut, bien sûr, repérer facilement des travaux manuels pénibles et mal rémunérés, mais tous ceux qui travaillent manuellement ne sont pas réduits à ce genre de pratique, et, comme on l’a déjà vu, beaucoup d’ouvriers interprètent ou manipulent des systèmes de signes. Il faut voir en outre que le travail dit traditionnellement intellectuel lui-même n’est pas un bloc homogène. Qu’y a-t-il de commun entre un P.D.G. et un employé de banque, même si tous les deux ont fait des études supérieures ? Qu’y a-t-il de commun entre un informaticien hautement qualifié et une dactylo dans une grande société d’assurances ? Je crois qu’il vaut beaucoup mieux s’interroger sur les différentes formes de séparation entre les travaux de commandement et d’élaboration, d’une part, et les travaux soumis et subordonnés au commandement du capital (public ou privé) d’autre part. Pour cela, il faut suivre avec beaucoup d’attention les différences qui peuvent se faire jour entre le travail prédominant dans les principaux secteurs de la production, ceux où on trouve les travailleurs exploités, et le travail accompli à la périphérie de la production ou dans les centres de commandement de la société. Il faut comprendre quels sont les plus ou moins grands privilèges dont jouit telle ou telle couche sociale, quelle place elle occupe dans la production sociale. Il faut également arriver à saisir les situations ambiguës, celles que Marx analyse déjà avec minutie dans les Théories sur la plus-value, tout cela pour mettre en lumière les rapports étroits qui existent entre la·division sociale du travail et la division technique du travail, les deux ayant tendance à se confondre dans une situation où plus de quatre-vingts pour cent de la population active est salariée et intégrée dans des ensembles productifs et administratifs très hiérarchisés. Je sais bien que ces considérations vont à l’encontre des certitudes trop vite acquises, mais, si l’on veut agir à bon escient, il faut procéder scrupuleusement à ces analyses. En simplifiant, je dirais que la différence s’établit entre deux pôles : celui qui suppose une soumission directe à l’appareil matériel de production et celui qui implique une disponibilité par rapport aux systèmes matériels.

Q. – Que devient dans ce contexte la perspective de l’autogestion ?

R. – Dans ce domaine, il faut se garder des visions simplistes. L’autogestion n’est pas une formule magique, le sésame ouvre-toi » du socialisme, mais un ensemble d’objectifs à réaliser – auto-organisation des travailleurs, autogouvernement de la société, etc. Or, pour mettre tout cela en pratique, il ne suffit pas d’introduire des changements formels dans les entreprises, il faut bouleverser toutes les structures du travail et toute la hiérarchie sociale. Cela ne sera pas si facile. Il faut dire d’abord que l’autogestion ne peut véritablement se développer et prospérer que s’il y a une diminution substantielle de la durée du travail. Quand on travaille quarante heures ou plus par semaine, il est difficile, impossible de se consacrer réellement, avec efficacité, à des activités sociales de gestion. Il est aussi très difficile, pour ne pas dire impossible, de se former de façon permanente, de façon à pouvoir occuper des fonctions multiples dans la production et dans la vie sociale. Or il ne peut y avoir de victoire définitive de l’autogestion si les hommes et les femmes au travail ne deviennent pas  polyvalents, s’ils ne peuvent  pas circuler dans les systèmes de production, s’ils ne peuvent pas  changer d’emploi  plusieurs•  fois  au  cours de leur vie.

La rotation des tâches est aujourd’hui combattue par les syndicats, parce qu’elle est une arme entre les mains du  patronat pour mieux contrôler les travailleurs et parce qu’elle s’effectue dans des sphères très restreintes (chez les ouvriers et les employés). Dans le cadre de l’autogestion, au contraire, il faut la mettre progressivement en œuvre pour empêcher qu’à partir de la division des tâches  et des fonctions se reconstitue une division ,sociale du travail. On voit par-là les changements considérables qu’il faudra introduire dans les systèmes d’enseignement et de • formation.

« Ce qu’il faut rechercher, ce n’est pas une civilisation du travail et de la production, c’est une société libérée dans ses échanges et dans ses communications. De toute façon, la régulation de la production restera un problème qu’il est impossible d’ignorer et qu’il faudra résoudre, mais la réussite de l’évolution autogestionnaire se mesurera au fait que l’on attribuera de plus en plus d’importance à des activités non productives au sens traditionnel du mot. »

Cela dit, les problèmes de la gestion économique ne seront pas moins redoutables. Il ne faut pas s’imaginer qu’il y aura une sorte de transparence immédiate du fonctionnement des systèmes productifs et que l’activité spontanée des autogestionnaires sera en mesure d’éliminer toutes les difficultés à partir des problèmes posés à leurs cellules de base. Il ne faut pas s’imaginer non plus qu’il pourra y avoir des plans parfaits aux différents échelons­ de la pyramide économique, particulièrement au sommet. Il importe avant tout de rendre les systèmes productifs perfectibles, en éliminant autant que possible les facteurs de rigidité en laissant la porte ouverte à des modifications  institutionnelles. Cela implique que l’on repère soigneusement les contraintes inévitables, les obstacles incontournables pour atteindre les grands objectifs stratégiques. Cela implique aussi que l’on détermine avec précision les niveaux où les décisions doivent être prises. Il ne peut être question de réserver les décisions aux échelons les plus élevés. En même temps, il faut réaliser la meilleure intégration possible des systèmes productifs ; c’est-à-dire 1a meilleure articulation possible des systèmes de décision, compte tenu d’une articulation satisfaisante de l’activité des groupes humains.

Tout le monde sait qu’il faut coordonner les plans partiels, mais cela ne peut être une pure question de rentabilité économique, il faut-faire entrer en ligne de compte bien d’autres facteurs. Si l’on veut rendre compatibles les  activités variées des groupes humains, il faut respecter les rythmes vitaux, leurs diversités, en sachant précisément que la libération des forces productives exige un meilleur •ajustement des activités dites extra-économiques sous leurs différentes formes. Les gaspillages que l’on déplore aujourd’hui sont très souvent dus à l’optique étroite sous laquelle on considère les intérêts de la société et en fonction de laquelle on sélectionne les objectifs à poursuivre. La maximisation de la production, qui, dans certaines circonstances, peut être tout à fait primordiale, peut et doit être subordonnée à d’autres objectifs ; par exemple, des rapports plus équilibrés avec l’environnement naturel ou encore la diminution de la peine des hommes. Est-il   besoin de le rappeler ? Marx s’est opposé aux conceptions qui identifient ou confondent la richesse des échanges humains à une accumulation sans fin de marchandises ou de produits. Ce qu’il faut rechercher, ce n’est pas une civilisation du travail et de la production, c’est une société libérée dans ses échanges et dans ses communications. De toute façon, la régulation de la production restera un problème qu’il est impossible d’ignorer et qu’il faudra résoudre, mais la réussite de l’évolution autogestionnaire se mesurera au fait que l’on attribuera de plus en plus d’importance à des activités non productives au sens traditionnel du mot.

Q. – La crise des rapports de travail en ce moment   annonce-t-elle la société autogestionnaire dont tu parles ?

R. – Il faut faire attention à ne pas rassembler, sous les termes d’allergie au travail, des phénomènes hétérogènes. Il y a d’abord la fuite des travailleurs exploités devant la dureté des conditions de travail, par exemple, les• tentatives d’évasion des ouvriers à la chaîne. C’est une manifestation très importante de la lutte des classes. Mais il y a aussi des phénomènes beaucoup plus ambigus qui trou­ vent leur origine dans certaines couches dites tertiaires. Au nom de la créativité, on refuse toutes les contraintes de la vie productive et on recherche toutes les formes possibles d’échappatoires. Cela peut être sympathique, voire honorable, mais ce n’est pas sur cette base qu’on peut s’attaquer -aux rapports de production actuels. Soyons clair : ce n’est pas avec les idéologies de la création spontanée qu’on pourra affronter les problèmes les plus brûlants du mouvement ouvrier, pas plus que lorsqu’on développait le même genre d’idées sous l’expression de joie au travail, etc. Il faut s’attaquer à des objectifs concrets de façon ordonnée. Le premier, je le répète, c’est la réduction du temps de travail salarié, ramené à 30 heures hebdomadaires. C’est à partir de là que peuvent se greffer de nouvelles formes de travail et de modalités de vie hors travail, et de nouveaux rapports entre la consommation par salaire et par services gratuits.

(entretien réalisé par J.-M. Vincent ; publié dans le n°1 de Critiques de l’Economie Politique, octobre -décembre 1977, pp 9-18.)

[1] Pour une présentation socio-historique des luttes autogestionnaires des années 1970, voir le dossier publié par la revue Autogestion;  ainsi que l’entretien avec Charles Piaget publié dans Le Monde et enfin l’ouvrage de Donald Reid (2020), L’Affaire LIP, 1968-1981, Presses Universitaires de Rennes, 538 p.

 

Référence bibliographique

Pierre Naville (2016 [1960]), Vers l’automatisme social. Machines, Informatique, autonomie et liberté (préface de Pierre Cours-Salies), éditions Syllepse, 328 p.

 

La solidarité est-elle contre-révolutionnaire ?

Par Matéo Alaluf // La théorie du salaire universel se situe en dehors des rapports de force réels et constitue une fuite en avant dans une radicalité incantatoire

Le droit à un « salaire universel » que professe Bernard Friot est déconcertant. Il combine d’une part des thèses stimulantes sur « la puissance du salariat » qui n’a pas encore donné toute sa mesure, sur la cotisation sociale fondement de la socialisation du salaire, sur la défense des retraites comme prolongement du salaire et d’autre part un système général de salaire à vie censé rompre avec le capitalisme. Ma critique du « système Friot » repose d’abord sur le traitement auquel il soumet les concepts qui soutiennent sa théorie, ensuite sur « la sortie du capitalisme » qu’il préconise et qui occulte toute référence à l’Etat et enfin sur le caractère désincarné, en quelque sorte hors sol, de sa théorie et des pratiques politiques sectaires qui l’accompagnent.

Le rabotage des concepts

Dans la conception de Bernard Friot, c’est dans la mesure où la classe ouvrière réussit à imposer les conventions salariales du travail contre les conventions capitalistes que le salariat, classe révolutionnaire en puissance, fera de la sortie du capitalisme une réalité.  Pour en arriver à une telle formulation, Bernard Friot remplace la référence au salariat comme rapport capitaliste de production par le couple « conventions capitalistes de travail » opposé aux « conventions salariales du travail ». Il réduit ainsi un rapport social (rapports de production) à une opposition binaire (conventions capitalistes et salariales). Un tel rabotage conceptuel occulte l’ambivalence du salariat, tout à la fois rapport capitaliste d’aliénation mais qui préfigure aussi son dépassement. Comme le fait remarquer à juste titre Jean-Marie Harribey, le salariat « n’est pas l’un ou l’autre, il est les deux »[1].

Ensuite, ce n’est pas le temps de travail mais la qualification qui serait, selon Friot, la mesure de la valeur. Alors que dans le capitalisme la qualification serait attribuée aux postes de travail dans l’après capitalisme préfiguré par Friot, la qualification serait un attribut personnel attaché au travailleur. Un système de quatre niveaux de qualification validés par des jurys définirait ainsi une échelle salariale. Ici encore Bernard Friot procède par réduction de concept.

La mesure de la valeur par le temps de travail serait en effet, dans son système, l’institution décisive de la pratique capitaliste. De quelle conception de la valeur s’agit-il ? Si l’on se réfère à Marx, la valeur ne se mesure pas au temps de travail mais à la quantité de travail abstrait[2]. Or le temps (la durée de travail) n’est qu’un des composants de la valeur à côté de l’intensité et de la qualité de travail, c’est-à-dire de la qualification. Celle-ci n’est pas une substance attribuée tantôt au poste de travail et tantôt au travailleur comme le suppose Friot, mais un rapport social entre le travailleur et le poste qui reflète les jugements sociaux portés sur les différents travaux. Friot procède à nouveau à un double rabotage conceptuel, à savoir d’une part une conception du temps qui fait abstraction de l’intensité et de la qualité et d’autre part une représentation de la qualification attribut soit du poste soit de la personne en faisant abstraction du rapport qui les constitue ensemble.

Le raisonnement de Friot, parfaitement cohérent dans son propre système, repose sur des prémices erronées qui réduisent la réalité à de fausses antinomies. Par le rabotage des concepts il construit une société salariale émancipée qui serait l’aboutissement d’un programme inscrit dans le salariat lui-même.

Les chômeurs et les pensionnés « produisent »-ils ?

Dans le système de Bernard Friot, le couple cotisations / prestations sociales n’est pas un mécanisme de redistribution. Pareille redistribution est assimilée par lui à de l’assistance, béquille humiliante du capitalisme. Le revenu des retraités et des chômeurs ne résulterait donc pas de la redistribution d’une partie des richesses produites par les actifs mais de la richesse créée par les chômeurs et les retraités eux-mêmes. Ceux-ci ne seraient donc pas des titulaires d’un droit qui leur procure un revenu mais seraient des producteurs et en tant que tels bénéficiaires d’un salaire à vie.

Dans sa conception, la perception d’un revenu en fonction d’un droit au chômage ou à la retraite revêtirait une connotation péjorative alors que seul le statut de producteur serait source de dignité. La notion même de solidarité revêt dès lors un contenu humiliant. La solidarité ne serait alors que l’organisation de la condescendance de ceux qui ont un emploi à l’égard de ceux qui en sont privés.

Bernard Friot procède en fait à une inversion entre travail et salaire. Tout revenu monétaire validerait dans son système le travail de celui qui le perçoit. Ainsi, la seule perception d’un revenu par les chômeurs et les pensionnés suffirait à les définir comme producteurs de leur propre salaire. Or, si la validation sociale du travail suppose un revenu, l’inverse n’est bien sûr pas vrai pour autant.

A la différence de l’activité, propre à chaque être humain, le travail est le produit de sa reconnaissance sociale. La pensée libérale stipule que le marché valide le travail et que seules les activités marchandes sont productives. En conséquence, les activités non marchandes sont considérées comme des coûts qu’il serait bon de diminuer. Dans un livre récent, Jean-Marie Harribey montre à l’inverse que les services non marchands comme l’éducation, la santé ou la mobilité par exemple sont les résultats d’un travail productif. Les produits de l’activité non marchande ne doivent donc pas être vus comme une ponction sur des activités marchandes mais comme des biens et des services qui créent une valeur ajoutée, participent au travail collectif et s’additionnent aux produits marchands. Le travail nécessaire à l’activité marchande est validé par le marché et celui nécessaire aux activités non marchandes par la délibération politique. Il répond ainsi aux besoins sociaux définis par la collectivité hors du champ de la marchandise[3].

Le travail effectué aussi bien dans les activités marchandes que non marchandes est donc créateur au plan économique de valeur monétaire. Il n’est pas pour autant la source de toute valeur et de toute richesse. La critique de Marx au programme de Gotha du congrès de fondation du parti socialiste allemand (SPD) en 1875 est particulièrement éclairante à ce sujet. Le programme de Gotha débutait par l’affirmation suivante : « Le travail est la source de toute richesse et de toute civilisation… ». La réponse de Marx est cinglante : « Le travail n’est pas la source de toute richesse et de toute civilisation ». Il poursuivait : « La nature est tout autant que le travail la source des valeurs d’usage qui constituent la richesse ». C’est donc le travail qui crée la valeur économique mais pas la richesse ni toutes les valeurs d’usage.

Les retraités comme les chômeurs produisent des richesses et des valeurs d’usage éminemment utiles à la société. Ainsi par exemple, la prolongation de l’âge de la retraite priverait la société de valeurs d’usage utiles qui ne trouvent pourtant pas d’expression monétaire. L’allongement de la durée d’activité conduit en majorité à augmenter la catégorie des personnes relevant de la maladie-invalidité et celle des chômeurs âgés et dans de rares cas à augmenter la quantité de marchandises pas toujours utiles, tout en privant la société de richesses considérables liées aux soins à la petite enfance assurés par les grands parents, au soutien de nombre d’associations et d’ONG par exemple.

On ne peut pas soutenir simultanément que les salariés paient des cotisations sociales qui forment la part socialisée de leur salaire et que les cotisations sont le salaire produit par les chômeurs et les pensionnés eux-mêmes. Quand Bernard Friot nous dit par ailleurs qu’un actif en 2040 produira davantage que 2 actifs aujourd’hui et en conséquence 2 fois plus de cotisations pour financer les pensions ne reconnaît-il pas de fait que ce ne sont pas les retraités qui produisent les cotisations sociales ?

Tout l’effort de torsion des concepts vise à affirmer que le revenu des chômeurs et des pensionnés ne découle pas de droits, chèrement conquis par la lutte, mais d’un statut de producteur supposé être le leur. Dans la conception de Friot en effet, les notions de transfert social et de solidarité sont dévalorisées au profit de celle de « producteur » seul supposé donner dignité à l’être humain.

Le revenu des chômeurs comme des pensionnés découle bien de la socialisation c’est-à-dire de la mise en commun de la répartition des revenus du travail. Ce système s’oppose à l’épargne individuelle qui suppose la financiarisation, la marchandisation et la propriété lucrative. En ce sens, l’enjeu majeur est bien celui de la défense des droits sociaux et la promotion de la propriété sociale dont le fondement est précisément la solidarité tant décriée par Bernard Friot.

Une théorie désincarnée

Le système élaboré par Bernard Friot serait réaliste dans la mesure où la sortie du capitalisme qu’il préconise reposerait sur le « déjà-là », à savoir les institutions du salaire et non sur des fondements construits de toutes pièces. Or la socialisation du salaire comme l’envisage Friot à partir de la cotisation sociale nous paraît un modèle très franco-français, qui s’applique certes en grande partie à la Belgique, mais reste fort étranger au monde anglo-saxon, scandinave comme aux autres continents.

La socialisation du salaire, selon Friot, ne serait « pas du tout fonctionnelle du capitalisme »[4]. Les institutions salariales « déjà-là » rendraient en conséquence possible l’abolition du marché du travail sans propriété lucrative et sans mesure de la valeur par le temps de travail. Dans cette société libérée du capitalisme, le salaire à vie remplacerait le marché du travail, la copropriété d’usage des entreprises se substituerait à la propriété lucrative et la mesure de la valeur par la qualification du producteur (c’est-à-dire toute personne âgée de plus de 18 ans) remplacerait sa mesure par le temps de travail. Le salaire à vie assurerait de manière spontanée une meilleure allocation des producteurs aux différentes activités et postes de travail.

Dans le système conçu par Bernard Friot[5], l’Etat, pourtant « déjà-là », est singulièrement absent. Dans des cas extrêmes certes, lorsque l’allocation souhaitée des ressources ne s’opère pas spontanément sous l’égide des caisses de salaire, d’investissement et des jurys de qualification, les pouvoirs publics pourraient être amenés à arbitrer. Supposons ainsi que l’on souhaite sortir du nucléaire, mais que les travailleurs des centrales nucléaires refusent d’abandonner ce travail, on aurait recours à l’arbitrage de l’Etat. La part infime concédée à l’Etat témoigne de la non prise en compte de l’espace socio-politique dans lequel le projet de Friot est supposé se réaliser. Dans quels rapports sociaux prend-il forme ? « La puissance du salaire », activée par la classe salariale se suffirait-elle à elle-même ? Cette absence d’interrogation sur les rapports de force réels dans lesquels son projet pourrait prendre corps en fait un système désincarné, hors-sol en quelque sorte.

La socialisation du salaire n’est pas, comme le soutien Friot, l’antithèse absolue du capitalisme. Elle est le produit d’un compromis, régulé par l’Etat, entre capital et travail, arraché par les travailleurs aux capitalistes pour assurer sécurité, protection et un niveau de consommation aux travailleurs. Ce compromis qui a pris des formes différentes dans les divers pays industrialisés a permis tout à la fois une amélioration considérable de la condition salariale et une expansion remarquable du système capitaliste. Il permet de comprendre les performances et les contradictions inhérentes du capitalisme d’après-guerre et suggère des explications qui permettent d’apprécier ses capacités d’adaptation, son essor, comme son déclin tout en laissant ouverte la possibilité de sa fin.

Le capitalisme s’est développé dans le cadre d’une pluralité d’Etats. Des Etats concurrents et qui souvent se sont affrontés et ont constitué des alliances qui ont varié suivant les époques. Ces rapports de coopération, de rivalité et d’affrontement établissent entre les Etats des hiérarchies souvent mouvantes. Comme l’a montré Alain Bihr, le « système d’états » constitue « le déjà-là » c’est-à-dire la structure propre de l’Etat capitaliste[6].

L’Etat n’est pas un rapport social comme un autre. Il est le garant et le verrou des rapports de pouvoir. Sans doute fallait-il l’occulter pour établir la théorie du salariat comme « classe révolutionnaire en puissance » en faisant abstraction des rapports de force réels dans une société réduite pratiquement dans le système Friot à l’administration des choses assurant l’appariement spontané des ressources.

Une fuite dans la radicalité

Au cours de la période 1920-1980, la classe ouvrière serait parvenue, selon Friot, à subvertir le salaire capitaliste et à faire reculer la pratique capitaliste de la valeur à partir des institutions salariales anticapitalistes pour s’engager comme classe révolutionnaire dans la généralisation d’une pratique salariale de la valeur. C’est après 1980 que les syndicats et la gauche auraient renoncé à faire prévaloir la puissance subversive du salariat et, acculés par le capitalisme, auraient adopté des positions défensives et capitulé en rase campagne.

Le salariat, loin de la représentation unidimensionnelle de Bernard Friot, a défini d’emblée les salariés dans des rapports de concurrence. Rivalité pour être embauché, avoir une promotion, bénéficier d’un horaire plus favorable, d’une prime, de meilleures conditions de travail, etc. Lorsque la solidarité l’emporte sur la rivalité elle produit alors du collectif. Si bien que la classe, comme construction politique de la solidarité, est soumise à des tensions dont la préservation repose sur des luttes et des rapports de force mouvants.

Comme il l’a proclamé lors d’un récent débat à Namur, Bernard Friot dénonce la capitulation des syndicats face à la contre-révolution conquérante. La solidarité ne serait selon lui que l’autre nom de la charité de ceux qui sont dotés de ressources à l’égard de ceux qui en sont privés. Les syndicats devraient au contraire reconnaître le statut de producteur à tous ceux, chômeurs ou retraités qui bénéficient d’un revenu. Ils auraient tort d’ailleurs de se cantonner à la défense des services publics c’est à dire l’éducation, les soins de santé, la justice, les transports publics etc., en lieu et place du statut de la fonction publique, qui préfigurerait le salaire à vie et devrait en conséquence être généralisé à tous les producteurs. Au lieu de défendre le plein emploi, les syndicats seraient mieux avisés à sauvegarder les salaires. La revendication de taxation du capital constitue à son estime une capitulation. Elle masquerait le renoncement des syndicats à abolir la pratique capitaliste de la valeur. Enfin, la défense du pouvoir d’achat synthétiserait à elle seule l’abandon de toute perspective révolutionnaire au profit d’un réformisme sans lendemain.

Cette proclamation, en dehors de toute force sociale mobilisée pour s’en saisir et la mettre en œuvre, s’apparente à un prêche appelant à une prise de conscience. Le programme établi par Bernard Friot, serait en quelque sorte en attente d’un moment d’accélération de l’histoire telle que les peuples se diraient tour à tour : « c’est possible, pourquoi n’établirions-nous pas le salaire universel ? »

Au plan théorique, le traitement réducteur appliqué à des concepts a permis de les dépouiller de leur ambivalence et de construire un système fondé sur des fausses antinomies, système fermé sur lui-même. Conçu en dehors des rapports de force qui structurent la société, cette perspective s’assimile selon moi à une fuite en avant dans la radicalité. En ce qui concerne l’engagement politique, un tel système théorique désincarné se traduit par des pratiques sectaires. Le droit politique au salaire, revendiqué par ses disciples, ne revêt en conséquence qu’une portée incantatoire.

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[1] Jean-Marie Harribey, « Les retraités des ‘travailleurs’ libres » ? , réponse à Bernard Friot dans Le Monde Diplomatique, Octobre 2010.

[2] Par « travail abstrait » Marx désigne le travail général comme dépense de force de travail humain et par « travail concret » l’activité productive qui a une fin déterminée. Sur la valeur on peut se référer à la critique d’Alain Bihr, « Universaliser le salaire ou supprimer le salariat ? », in Les Mondes du Travail n°14, pp. 125-144. Pour une recension critique de Vaincre Macron de Bernard Friot (La Dispute, 2017), par Michel Husson, voir https://www.contretemps.eu/sur-friot-vaincre-macron-husson/

[3] Jean-Marie Harribey, La valeur, la richesse et l’inestimable. Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, Les liens qui libèrent, Paris 2013.

[4] voir son interview « Le salariat classe révolutionnaire en puissance », par M. Dressen, et J-L Metzger, dans La Nouvelle Revue du travail, N°6, 2015.

[5] Dans le système de sortie du capitalisme conçu par Friot, la monnaie comme le marché, jugé supérieurs à la planification, sont préservés pour réguler les échanges.

[6] C’est à partir de la théorie de l’Etat d’Evegeny Bronislavovic Pasukanis que A. Bihr développe la spécificité de la forme étatique imprimée par les rapports capitalistes de production. Voir à ce sujet, Alain Bihr, « Actualiser et complexifier l’approche marxiste de l’Etat », http://alencontre.org/debats/actualiser-et-complexifier-lapproche-marxiste-de-letat.html

[[Texte publié dans Ensemble ! Pour la solidarité, contre l’exclusion. N°88, septembre 2015.]]

Ambivalences et paradoxes de la passion pour son travail

par Marc Loriol, sociologue au CNRS, IDHES Paris 1

Résumé : Le vieux terme de « passion » semble depuis quelques années faire un retour en force dans les débats et les comptes-rendus sur le travail. Marqué par un lourd passé philosophique et littéraire, le mot passion renvoie dans l’imaginaire commun à une force psychique individuelle. Pour le sociologue, la passion envers tel ou tel objet de travail (la vente, les relations avec l’usager, l’informatique…) correspond le plus souvent à une construction collective dans laquelle les enjeux d’intérêt économiques et sociaux ne sont pas absents comme le montrent les tentatives d’instrumentalisation de la passion par le management. Cet article synthétise et complète deux de mes contributions récentes.

Mots clés : passion, vocation, plaisir, travail, création, construction sociale, normes collectives

Le vieux terme philosophique de « passion » semble depuis quelques années faire un retour en force dans nos préoccupations sociales comme dans les débats sur le travail. Dans des univers professionnels très divers, la passion deviendrait de plus en plus une attente tant des salariés que des employeurs, voire un pré-requis. Ainsi, dans un certain nombre d’offres d’emploi trouvées sur Internet, le fait d’être passionné est explicitement mis en avant :

« Vous êtes conseiller en immobilier passionné, vous aimez accompagner des clients dans des “projets de vie”. »

« Vous êtes passionné d’automobile ou souhaitez élargir votre expérience à un univers technique et captivant? »

« Vous êtes passionné par la vente, le challenge et la décoration, rejoignez notre équipe structurée dans un projet ambitieux »

« Tu es passionné(e) par les réseaux sociaux et tu as une réelle affinité pour le digital ? »

« AIMER SON TRAVAIL ÇA EXISTE ! Concepteur vendeur… C’est que du bonheur ! […] Le sens du service client, la passion du commerce, le goût du challenge, la volonté de progresser sans cesse …voici les clefs pour devenir concepteur-vendeur […]. Découvrez un monde passionnant, saisissez votre chance et construisez votre avenir dès à présent ! »

« Passionné(e) par le web et expérimenté(e) sur les technologies Open Source, vous serez intégré(e) à une équipe experte en systèmes et réseaux au sein de laquelle vous développerez vos compétences et votre polyvalence. »

Dans ces annonces, la passion au travail apparaît comme une promesse réciproque : pour l’employé, le fait de faire un travail qu’il aime, stimulant et intéressant ; pour l’employeur, l’espoir d’avoir un salarié engagé, motivé, prêt à se dépasser et à aller au-delà de la fiche de poste. Dans certaines annonces, la passion remplace, voire supplante, la compétence technique comme critère exigé !

« Nous ne recherchons pas des cavistes, sommeliers ou œnologues professionnels mais avant tout des hommes ou femmes passionnés par des produits authentiques, des histoires de vie et des rencontres. »

« De formation technique (menuiserie, électricité) et/ou passionné de bricolage, vous possédez une première expérience réussie sur un poste similaire. »

« Notre client restaurateur dont l’activité est portée par la compétence et la passion cherche son second de cuisine pour son établissement »

Le terme « passion » ne se retrouve pas seulement dans la rhétorique des petites annonces, mais aussi dans les discours sur le travail (Dortier, 2016). De nombreux écrits sur le travail (ou des métiers particuliers) retiennent ainsi la passion comme caractéristique supposée centrale d’activités très variées,

Thami Kabbaj, qui enseigne le trading, l’analyse technique et la psychologie des marchés financiers à Dauphine et à Assas, déclare dans son étude sur la psychologie du trader (2011) : « Plus que tout, le trader doit dès le départ être convaincu de sa passion pour son activité. Condition sine qua non pour faire face aux nombreuses difficultés de ce métier. » Décrivant le parcours et les travaux des pionniers de l’informatique et d’Internet, Walter Isaacson (Les innovateurs, 2015) les présente presque avant tout comme des passionnés. Le mot passion et ses dérivés est ainsi utilisé 69 fois dans son livre.

Enfin, la passion est aussi invoquée dans la façon dont de nombreux travailleurs (mais pas tous) présentent, lors des entretiens sociologiques, leur engagement et leur rapport au travail (Leroux et Loriol, Le travail passionné, pour lire une recension  ). Pourtant, le terme passion est porteur de nombreuses ambivalences et ambiguïtés. D’où vient la passion ? Que signifie être passionné ? A quelles conditions peut-on être passionné par son travail ? L’histoire de l’utilisation de la notion de passion en philosophie, médecine et littérature révèle les tensions qui traversent les débats sur la passion au travail. Cette multiplicité d’usages et de significations du mot passion se comprend mieux si l’on fait l’hypothèse que la passion au travail est le fruit d’une histoire (les différentes utilisations sociales du terme) et d’une construction collective (de ce qu’est un travail « passionnant »). Dans cette construction, les enjeux d’intérêt économiques et sociaux ne sont pas absents comme le montrent les tentatives, depuis la fin des années 1990, d’instrumentalisation de la passion par le management.

1 – La notion de passion : une histoire complexe et contradictoire (philosophie, psychopathologie et littérature)

1.1 Condamnation puis valorisation de la passion par les philosophes

En philosophie, il existe une longue tradition de condamnation des passions, fondée sur l’opposition entre passion et rationalité, les émotions venant perturber l’intelligence et l’action (comme le suggère l’étymologie commune entre passion et passif). L’homme dominé par ses passions est le jouet de ses émotions, de ses peurs ou de ses désirs, sa raison est rendue passive par une force qui le dépasse ou le trompe.

Déjà, pour Platon, dans le Phédon, la recherche de la vérité passe par la méfiance à l’égard du corps et de nos perceptions. « Le vrai philosophe se tient à l’écart des plaisirs, des passions, des chagrins, des craintes, autant qu’il lui est possible ». Les passions sont comme un cachot qui empêche l’homme de se libérer du sensible pour entrer dans la véritable étude philosophique.

Quelques siècles plus tard, René Descartes pousse encore plus loin l’opposition entre passion et raison. Les émotions qui se forgent dans le cœur, le sang et les « esprits animaux » demeurent longtemps présentes à notre pensée et l’accaparent. Le travail de la volonté est de contrôler et de contenir autant que possible les effets des passions ; de limiter ces réactions du corps qui vont à l’encontre de notre raison. Dans la Lettre à Élisabeth du 6 octobre 1645, il écrit :

« On peut généralement nommer passions toutes les pensées qui sont ainsi excitées en l’âme sans le concours de sa volonté (et par conséquent, sans aucune action qui vienne d’elle), par les seules impressions qui sont dans le cerveau, car tout ce qui n’est point action est passion. Mais on restreint ordinairement ce nom aux pensées qui sont causées par quelque particulière agitation des esprits. »

Pour Spinoza, ce sont les passions tristes de l’âme, telles que la vanité ou le désir envieux, qui nous empêchent d’atteindre le bonheur. « La joie et la tristesse sont des passions par lesquelles la puissance ou l’effort de chacun à persévérer dans son être est augmentée ou diminuée, aidée ou empêchée. » Les passions agissent comme une force extérieure :

« L’essence d’une passion ne peut être expliquée par notre seule essence (selon les définitions 1 et 2, partie III), c’est-à-dire (selon la proposition 7, partie III) que la puissance d’une passion ne peut être définie par la puissance par laquelle nous nous efforçons de persévérer dans notre être, mais (comme il a été montré par la proposition 16, partie II) doit nécessairement être définie par la puissance d’une cause extérieure, comparée avec la nôtre. »

Chacun doit donc chercher à se comprendre lui-même afin que l’intellect le délivre de cette force extérieure inconsciente : « Un sentiment qui est une passion cesse d’être une passion, sitôt que nous en formons une idée claire et distincte. » Ainsi les sentiments ne seront plus excessifs et l’homme pourra vivre selon les commandements de sa raison.

Cette condamnation des passions et de leurs excès par les philosophes est toutefois de plus en plus contestée à partir du 18e siècle. La passion désigne désormais le moteur essentiel des grandes entreprises humaines (Diderot, Montesquieu), voire le fondement de l’activité (Hume). Pour Hume, la passion ne peut, le plus souvent, être opposée à la raison, car elle relève d’une nature différente et tout aussi essentielle. La rationalité est souvent impuissante comme seule guide de l’action et de la décision humaines et l’homme ne peut se passer de ses passions et émotions, qui elles-mêmes tirent leur origine de nos désirs et de nos besoins.

De même, pour Rousseau, « l’entendement humain doit beaucoup aux passions » (Discours sur l’origine des inégalités, 1755). Sans passion du savoir, par exemple, pas de progrès de la connaissance, connaissance qui permet à son tour d’éloigner l’homme de son animalité. Toutefois, pour le philosophes, les passions qui viennent de la société (et non de la nature humaine) sont mauvaises : « nos besoins nous rapprochent à mesure que nos passions nous divisent ; et plus nous devenons ennemis de nos semblables, moins nous pouvons nous passer d’eux (Du contrat social, 1762). D’où les querelles, la jalousie, la cupidité qui ne peuvent être régulées que dans les petites communautés égalitaires.

Le courant romantique dote la passion de nouvelles vertus. Kierkegaard, par exemple, voit son époque comme étant sans passion et sans engagement. Il propose pour dépasser l’opposition entre croyance et raison de chercher « ce qui est vrai pour moi », ma vérité subjective est ce qui est le plus essentiel pour moi. Pour être soi, il ne faut aller contre ses passions. Dans ce cadre les passions sont plus un bienfait qu’un mal ! « On a plus perdu quand on a perdu sa passion que quand on s’est perdu dans sa passion » écrit-il dans son roman philosophique Le Journal du séducteur (1843).

Pour Hegel (La raison dans l’Histoire, 1830), « rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion. » Seule la passion permet à l’homme de dépasser ses intérêts égoïstes, de mobiliser toutes ses énergies, de s’oublier au nom de fins qui le surpassent. Max Weber, dans Le savant et le politique (1919), adapte la formule à son approche compréhensive : « Rien n’a de valeur, pour homme en tant qu’homme, qu’il ne peut faire avec passion. » Sans passion, le monde devient froid, strictement  rationnel, le charisme se routinise et se perd.

De ce trop rapide survol par un néophyte en philosophie, je retiens deux grandes oppositions. La première, la plus classique, entre ceux qui voient dans la passion un risque et ceux au contraire qui y perçoivent une opportunité. La seconde, plus discrète, mais non moins intéressante, oppose une vision de la passion comme venant du plus profond de la personne, de son être et de son corps même et une approche de la passion comme force extérieure à l’individu (force liée au social, à l’Histoire ?).

1.2 De la pathologisation des passions à la recherche du mieux-être

Cette ambivalence (la passion peut être bonne ou mauvaise) et ce paradoxe (c’est une force extérieure cultivée de l’intérieur) de la passion en philosophie se retrouve en médecine. Pour la psychologie, voire la psychopathologie, la passion revêt d’abord une connotation négative et pathologique. Sur certaines échelles d’évaluation de l’état maniaque dans les troubles bipolaires, la passion se situe dans un état intermédiaire entre la normalité et la folie (Martin, 2013, pour lire une recension ). Dans le même temps, si les psychiatres positionnent les personnes diagnostiquées comme « maniaco-dépressives » du côté de l’irrationalité, de la dépendance, les malades ; quelques médecins soulignent aussi le fait que des personnages célèbres (artistes, politiciens, hommes d’affaires, etc.) ont dû leur succès à la mise en valeur de leur comportement maniaque et passionnel. Au-delà de ces individus exceptionnels qui ont su trouver dans leurs mondes sociaux respectifs les ressources pour sublimer ces affects hypertrophiés pour développer leur « pouvoir d’agir ». La clinique de l’activité (méthode d’analyse du travail en collaboration avec les travailleurs eux-mêmes, développée par Yves Clot), voit dans le « développement du pouvoir d’agir sur le monde et sur soi-même, collectivement et individuellement », un moyen d’échapper aux « passions tristes » (selon les termes de Spinoza) du ressentiment, de transformer la confrontation au réel et au social en plaisir.

Dans la théorie du burn-out de Maslach et Schaufeli (2001), la passion, dès lors qu’elle reste raisonnable, est un signe de bonne santé, de plaisir et d’efficacité au travail. Mais si elle est excessive, elle peut épuiser peu à peu les réserves d’énergie et de motivation du salarié et le conduire, pour se protéger, à déshumaniser les personnes qu’il a en charge ou à développer une attitude cynique envers son activité. Il perd alors toute passion voire tout intérêt pour l’objet de son travail, le rôle ou la mission qui faisait sa fierté. Mais où est la limite entre « trop » et « pas assez de passion » ? Repose-t-elle sur la personnalité et l’histoire de chaque individu, sur des normes collectives construites et entretenues, avec plus ou moins d’emprise sur chacun, par les communautés de travail ? Chacune à leur façon, la psycho-dynamique du travail (développée par Christophe Dejours), la clinique de l’activité (portée par Yves Clot), la psychosociologie du travail, mais aussi la sociologie (l’approche par les dispositions et les positions ou l’approche par la situation) insistent sur le rôle de l’environnement social, de l’organisation (formelle et informelle) du travail dans la genèse et la régulation des passions.

1.3 Un objet littéraire par excellence

En littérature également, la passion est l’objet de représentations contradictoires. Niklas Luhmann (L’Amour comme passion, 1990) note par exemple « qu’à partir d’environ 1760 se multiplient les romans dans lesquels les héros présentent leur Passion comme leur nature, et s’insurgent, au nom de la Nature, contre les conventions morales de la société. » En même temps, dans les romans d’amour, la passion, en privant celui qui la subit de sa raison, en le poussant à commettre des actes répréhensibles (comme l’adultère), peut parfois être assimilée à une maladie (Cossart, Usages de la rhétorique romantique, Sociétés & Représentations, 2002). Le mot « passion » se retrouve 46 fois dans Madame Bovary de Flaubert.

Les romans d’Emile Zola sur le travail fourmillent de références à la passion : 87 occurrences du terme (ou de ses dérivés) dans l’Argent, 59 dans Au bonheur des dames, 54 dans La bête humaine, 25 dans Germinal, etc. Dans L’Argent, Emile Zola note à propos d’un des personnages : « il se disait qu’il était peut-être trop passionné pour cette bataille de l’argent qui demandait tant de sang-froid » Un autre personnage voit ses bénéfices mangés « par la passion malheureuse du jeu ». Chez Zola, la passion est comme une maladie héréditaire : « ce sont les gens les plus honnêtes qui ont à souffrir plus tard de leurs passions, ou, ce qui est pis, des passions de leurs parents ».

Un petit détour par la littérature populaire contemporaine montre la dimension genrée des jugements portés sur la passion des personnages pour leur travail. Alors que pour les hommes, l’engagement passionné dans le travail est vu comme positif – et que c’est le manque de passion qui peut devenir un problème (l’indifférence est sa seule passion, écrit Chloé Thomas à propos d’un des personnages de Nos lieux communs, 2016) – les femmes, elles, sont vues comme menacées par une trop grande passion pour leur travail qui les amputerait de toute vie privée ou affective, ce qui pourrait-être en fin de compte néfaste pour leur santé. L’héroïne de Désolée, je suis attendue (Agnes Martin-Lugand, 2016), qui va de plus en plus mal, déclare à ses proches ou ses collègues qui s’inquiètent : « J’étais passionné par mon métier, ça me suffisait. De quoi avais-je besoin de plus ? » Dans ces romans, seule la passion amoureuse pourrait guérir les femmes malmenée par leur passion pour le travail ! Le personnage de Féminine d’Emilie Guillaumin s’engage dans l’armée de façon passionnée, avant de découvrir dans la douleur que cela ne lui convient pas. Dans Brillante (2016), Stéphanie Dupays écrit : « Claire veut un métier passionnant, avec des défis à relever chaque jour ». Pour l’auteur, « le surmoi a remplacé le contremaître, la passion pour l’entreprise le pousse à s’investir avec une intensité infiniment supérieure ». Mais le jour où Claire se retrouve placardisée suite à la jalousie de sa cheffe, commence pour elle une période de souffrance et de remise en cause. Dans Les visages écrasés (Marin Ledun, 2011), Deadline (2013) de la roumaine Adina Rosetti, Open-Space (2014) de l’américain Joshua Ferris, Mauvais coûts (2016) de Jacky Schwartzmann, des femmes actives et compétentes finissent par mourir de leur passion trop exclusive pour le travail ! On le voit bien, dans le jugement différencié porté sur la passion des hommes et des femmes pour le travail, les représentations sont le fruit de normes sociales profondément ancrées. Autrement dit, la passion est aussi une construction sociale.

2 – La passion : une construction collective

La vision commune, largement confortée par les psychologues et les conseillers d’orientation, repose sur l’idée que les personnes passionnées par leur travail sont celles qui seraient parvenues à travailler dans le domaine qu’elles aiment, c’est-à-dire celui pour lequel elles « seraient faites », en quelque sorte par nature. Il leur faudrait donc découvrir, au gré des expériences personnelles ou avec une aide professionnelle, leur « vraie nature », le projet qu’ils ou elles porteraient en eux. Dans un dossier de la revue Sciences Humaines consacré à la passion, Achille Weinberg (2016, p. 37) écrit : « Voilà la formule magique de la vocation. Devenir ce que l’on est ; trouver le métier qui correspond à quelque chose de profondément ancré en soi. » Et un peu plus loin, il ajoute : « Il est des gens qui s’épanouissent parfaitement dans les emplois de soins, de service ou d’artisanat. On peut être passionné de pâtisserie, de mécanique moto aussi bien que d’élevage de chèvres ». Pour lever toute ambiguïté, il ajoute : « chacun d’entre nous est censé avoir des centres d’intérêt stables au cours du temps car lié à sa personnalité, ses goûts et ses talents ».

Se trouve résumé ici une théorie psychologique des passion qui fait des talent, des goûts et des centres d’intérêt des caractéristiques personnelles, immuables et inscrites dans chaque individu. Cette croyance innéiste est particulièrement prégnante dans le monde des arts. Pourtant, des études variées et différentes ont bien montré comment la passion (comme le talent) pour telle ou telle pratique artistique était le fruit d’un travail collectif sans lequel le jeune aspirant artiste aurait bien du mal à entretenir le feu de sa vocation, voire même à trouver sa vocation.

2.1 La passion et la vocation artistiques comme constructions collectives

Izabela Wagner (Producing Excellence. The Making of Virtuosos, 2015) a mené une étude ethnographique très fouillée sur le parcours qui a conduit certains jeunes à devenir, malgré les obstacles, un(e) violoniste soliste virtuose, appelé(e) à jouer dans les plus grands orchestres symphoniques internationaux. Pour la plupart, il semble difficile de dire que le goût du violon viendrait essentiellement d’eux-mêmes. Il résulte plutôt d’une socialisation précoce à la musique et au violon. Il s’agit d’abord de l’influence de parents musiciens, essentiellement professionnels (dans 64% des cas étudiés) et plus rarement amateurs (16% des cas). Initiés très tôt à la musique, les futurs solistes ont commencé à un très jeune âge à prendre des cours de violon (la plupart ont commencé le violon entre 4 et 6 ans). Tous, à l’exception d’une jeune femme, affirment que sans la contrainte exercée par leurs parents, ils n’auraient pas atteint un tel niveau ! Il s’agit donc d’abord d’un projet parental exprimant le souhait de voir son (ou ses) enfant(s) atteindre(nt) les positions les plus valorisées dans le monde de la musique classique. Malgré cela, les violonistes solistes virtuoses rencontrés sont nombreux à parler de « passion » et de « vocation » pour la pratique de leur art. Cette passion, cependant, est héritée, voire imposée par les parents. La passion et le rapport au travail positif doivent donc sans cesse être entretenus par différentes méthodes : gratifications symboliques (par exemple quand un morceau particulièrement difficile est maitrisé), storytelling pour rappeler l’histoire glorieuse des grands violonistes du passé dans laquelle s’inscrivent les jeunes, chantage affectif ou autoritarisme, etc. Les échecs ou abandons sont attribués au « manque de passion ». Dans le même temps, la « passion » pour le violon renvoie de façon ambivalente à la souffrance des longues répétitions, à l’engagement exclusif au détriment de la vie privée, des loisirs et de la formation générale (ce qui conduit à mettre encore plus la pression pour la réussite). Souvent également, les enfants doivent quitter l’école et suivre des cours par correspondance afin de dégager plus de temps pour la pratique du violon, mais aussi pour rester dans un monde où le rapport au travail musical reste fort, où le sacrifice de son enfance fait sens.

Arrivés à 18-20 ans, les musiciens doivent devenir plus autonomes, même s’ils gardent des contacts informels avec leurs anciens maîtres pour les plus talentueux, pour trouver des concerts, des enregistrements, des compositeurs, etc. Les dispositifs destinés aux jeunes musiciens et enfant prodiges (bourses, concours, masters classes) se font plus rares et beaucoup doivent, dans la douleur, réajuster à la baisse leurs ambitions en devenant musiciens d’orchestres, professeurs, chef d’orchestre ou premier violon dans des philharmoniques de deuxième ou troisième rang. Il leur faut donc travailler pour maintenir un rapport positif à leur travail. La passion est sans cesse à reconstruire, à recalibrer, sur d’autres bases, avec d’autres motifs et étayages sociaux, au risque de perdre la motivation et de se voir exclu(e) de la carrière musicale.

Sur un registre moins interactionniste et plus bourdieusien, le travail de Joël Laillier auprès des jeunes danseurs de l’opéra de Paris illustre aussi le rôle de la socialisation familiale et des institutions dans la production et l’entretien de la passion pour la danse des jeune élèves de l’école de l’Opéra de Paris.

« Ainsi, de même qu’ils ont des dispositions à adhérer à l’Opéra en tant qu’élite sociale, les parents font preuve de dispositions à adhérer aux dispositifs d’élection. Il est possible de relire le placement de la fratrie dans ce sens : qu’il s’agisse d’un placement dans une pratique artistique intensive ou un placement dans une élite scolaire, plusieurs parents en parlent comme le résultat du don ou du talent de leurs enfants, y voyant l’inscription dans un destin singulier exceptionnel résultant d’une vocation supposée. Les parents intermittents du spectacle font preuve de cette disposition en orientant leurs enfants vers une pratique artistique qui doit être vécue sur le mode de la passion » (Laillier, Des familles face à la vocation, Sociétés contemporaines 2011, p. 75).

Une fois à l’école de l’Opéra de Paris, des concours réguliers, la mise en avant des réussites individuelles, une auto-glorification de l’institution et de ses élèves participent de l’entretien de la passion.

2.2 Le rôle des collectifs de travail

La dimension collective de la production et de l’entretien de la passion pour l’objet du travail ne se manifeste pas seulement dans les métiers artistiques. On la retrouve aussi, par exemple dans des recherches sur le travail artisanal. Dans sa thèse consacrée au parcours d’artisans ébénistes, Thomas Marshall (La fabrication des artisans, 2012) compare deux cas emblématiques : celui de Jean-Baptiste (61 ans) et celui de Claire (24 ans). Après un CAP d’ébénisterie en un an au cours duquel Jean-Baptiste fabrique son premier meuble et éprouve le plaisir de fabriquer une belle pièce, il entre dans une entreprise qui fabrique des meubles de style, en particulier Louis XV, d’abord à un poste de monteur (assembler les pièces et faire les finitions). Il apprend en observant et en recevant des conseils de la part des anciens, ceux qui travaillent bien. Après avoir travaillé dans deux autres entreprises pour diversifier son expérience (sculpture sur bois, poste de chef d’atelier) tout en suivant en parallèle une formation aux beaux-arts, il s’installe à son compte à 24 ans et parvient rapidement à faire reconnaître son savoir-faire auprès d’une clientèle locale. A différents moments de son parcours il peut mener des réalisations dans lesquelles il trouve des sources de fierté : rénovation des menuiseries d’une ancienne tour de l’école professionnelle, achat de beaux outils pour sa caisse, premiers meubles de sa fabrication, installation, premiers meubles vendus, expansion de son entreprise (jusqu’à 20 salariés)… Ce parcours est pour Thomas Marshall « fondé sur la passion ». La transmission de la passion est un phénomène social complexe : « Le métier n’est pas un virus, la passion de l’artisan ne se répand pas de façon directe ». C’est en se rapprochant d’enseignants et de collègues plus âgés qu’il perçoit comme passionnés que Jean-Baptiste peut entretenir cette passion : « J’allais vers des gens dans le même esprit, c’est-à-dire des passionnés, des gens qui travaillaient bien », déclare-t-il en entretien. Et plus loin, il ajoute : « Quand il y avait des nouveaux qui venaient, qui étaient passionnés, je leur transmettais. » C’est le fait de pouvoir partager une certaine vision du travail avec ses collègues, un même goût pour un certain style d’ébénisterie qui permet de construire et d’entretenir collectivement la passion.

Ça ne sera pas le cas pour Claire : Elle a décroché du lycée à 16 ans et poursuit un apprentissage de menuiserie (BEP en 2 ans). Si elle est intéressée par l’ébénisterie, elle doit commencer par apprendre la menuiserie avant de pouvoir se spécialiser sur les meubles. Sa formation en alternance, notamment durant les stages, lui laisse peu de temps personnel, pour une vie sociale adolescente. Elle doit s’accrocher pour tenir le rythme et trouver des éléments de motivation sur les deux ans de formation. L’ambiance est bonne avec ses collègues et le chef d’atelier et elle prend plaisir à créer, de sa propre initiative, des petits meubles ou objets à partir des chutes de bois récupérées dans l’atelier. Mais elle a le sentiment que le travail qui lui est demandé est trop répétitif, pas assez créatif ni collectif (chacun ayant une tâche limitée et spécialisée). Elle a l’impression de faire « des trucs qui servent à rien », même si la répétition des gestes participe de l’apprentissage du métier. Surtout, elle s’entend mal avec son patron, chez qui elle loge, et à qui elle reproche de ne pas partager ses propres recherches et inventions en ébénisterie qu’il développerait « dans son coin ». Son désir d’expériences positives, enrichissantes, marquantes n’est pas comblé et la possibilité d’exprimer et d’extérioriser ce qu’elle porterait en elle lui semble insuffisante. L’absence d’un collectif de travail qui permettrait de nourrir sa passion pour la création explique au final son échec.

Ces exemples montrent bien que la passion comme la définition de ce qui est passionnant ne peuvent venir d’un individu seul, de son intériorité psychique personnelle, mais se construisent à travers la famille, les institutions, les collectifs de travail, etc. C’est le paradoxe de la passion.

2.3 Ce qui est valorisant est ce qui est valorisé

Lors de l’étude collective que j’ai dirigée sur les diplomates (Piotet, Loriol, Delfolie, 2013), un représentant permanent (l’équivalent d’un ambassadeur auprès d’une organisation internationale), pour expliquer son engagement dans le travail, précise :

« C’est naturellement passionnant parce que ce qui est intéressant, c’est justement cette approche, c’est la généralité du monde, vous voyez ce que je veux dire, vous côtoyez une variété de métiers, techniques, culturels, économiques ou politique pure, les armements, le communautaire, les télécoms, etc. Et puis également, c’est cette approche globale qu’on peut avoir, on voit vraiment le monde, les grands sujets importants pour la planète sur lesquels on a un accès ; et puis, il y a un troisième élément qui est très intéressant, je pense, dans ce métier, c’est l’accès à des personnalités exceptionnelles. »

A plusieurs reprises, au début de notre étude en 2004-2005, il nous a été donné comme exemple de « personnalités exceptionnelles » Georges W. Bush et Saddam Hussein ! Pour des personnes extérieures au monde des relations internationales, ce ne sont probablement pas les personnalités que l’on rêverait a priori de rencontrer. Toutefois, il s’agissait avant le début de notre enquête, des deux personnages les plus cités dans les pages internationales des journaux ainsi que des dossiers les plus chauds et les plus suivis de la diplomatie. Ce qui est « passionnant » en diplomatie est bien une construction sociale. La façon dont les diplomates expriment leur passion, lors d’entretiens menés avec des chercheurs sur leur métier, ne peut être dissociée de l’identité professionnelle qu’ils souhaitent présenter, de la façon dont ils veulent définir leur rôle de médiateur et d’acteur de l’Histoire. Le diplomate n’est pas un dilettante, un mondain ni un privilégié mais un professionnel qui s’investit pleinement dans sa mission ! Il est possible de parler ici d’une forme « d’expression obligatoire de la passion » (Marc Loriol, dans Le travail passionné, 2015) visant à légitimer un métier pas toujours bien compris par le public. Ensuite, les éléments de leur travail que les diplomates associent à la passion au travail ne sont pas forcément les mêmes d’une personne à l’autre et peuvent faire l’objet d’une évaluation différente en fonctions des parcours, des situations. Une même activité pourra être jugée passionnante dans certains contextes (une carrière réussie, un poste en prise avec l’actualité ou l’intérêt du ministre, etc.), mais pas dans d’autres (poste isolé, supérieur peu reconnaissant, etc.) Ce n’est pas forcément la nature de l’activité qui la rend passionnante, mais ce que l’on peut en faire, l’écho qu’elle peut avoir, la reconnaissance, ou non, par les pairs. C’est d’une certaine façon ce que dit ce rédacteur : « C’est un dossier passionnant, mais tout dossier devient passionnant dès qu’on commence à gratter un peu ». Pour être durablement passionnante, une activité doit être reconnue comme telle par des autrui significatifs. Les diplomates à la représentation permanente (RP) auprès du conseil de l’Europe (à Strasbourg) ont le sentiment de s’occuper de dossiers très intéressants (les Droits de l’Homme, la culture, les relations avec la Turquie ou la Russie, etc.), mais le fait que leur travail soit quasiment ignoré par leur administration de tutelle au Quai d’Orsay rend plus difficile l’entretien de la passion (du fait d’un héritage de l’Histoire, cette RP était suivie pour les questions de désarmement stratégique, ce qui n’est plus au centre de ses préoccupation après la chute de l’URSS).

L’utilisation du mot passion (ou de ses dérivés) ne se constate pas dans tous les métiers. Dans mes nombreux entretiens avec des policiers ou des infirmières, qui sont pourtant souvent très engagés dans leur travail, le mot « passion » n’est pratiquement jamais utilisé (deux fois sur près de 200 entretiens). Par contre, dans les entretiens menés avec des agents du ministère des Affaires étrangères, environ 80 occurrences spontanées des mots « passion », « passionnant », « passionné » ont pu être notées sur près de 120 entretiens analysés. De même, au cours des entretiens menés avec Line Spielmann auprès de salariés de Scènes de Musiques Actuelles (Smacs), la passion est présente dans presque toutes les 26 interviews. D’autres études sociologiques montrent que le terme de passion est utilisé particulièrement souvent dans les métiers artistiques (Laillier, 2011 ; Buscatto, 2015 ; Wagner, 2015, Oughabi, 2015 ; Karakioulafis, 2015), sportifs (Bertrand, 2009 Slimani, 2015 ; Honta et Julhe, 2015 ; Leroux, 2015), de l’informatique et des technologie de la communication (Vendramin, 2004 ; Murgia, 2012), de la finance et du trading (Sarfati, 2012), de la mode (Arvidsson, Malossi et Naro, 2010), du journalisme et de l’édition (Morini, Carls et Armano, 2010), de la culture, etc. Quel est le point commun entre toutes ces activités apparemment hétérogènes ? Il s’agit de carrières très individuelles et personnalisées, dans lesquelles l’accès aux postes les plus prestigieux fait l’objet d’une rude concurrence basée sur le mérite et la domination individuelle. Le rapport au travail se construit dans un registre plus personnel qu’ailleurs, autour de l’idée d’un « style », d’un engagement vécus comme individuels (même si, comme nous l’avons vu, leur détermination est largement collective). Ce sont aussi des secteurs qui demandent souvent des sacrifices personnels et où il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus. La passion devient alors une forme d’auto-justification et un signe d’élection. Elle peut aussi être parfois une forme d’auto-exploitation.

3 – Une passion instrumentalisée par le management ?

Retraçant le développement d’un nouveau style de management dans la Silicon Valley, Walter Isaacson (Les innovateurs, 2016) écrit que les leaders « doivent encourager les autres à suivre leur passion et non leur donner des ordres ». Cette mobilisation de la passion et du plaisir au travail pour garantir l’engagement et la motivation des salariés, se traduit par la mise en place de formes ludiques de management, de relations informelles et décontractées. Si les grandes entreprises américaines des technologies de l’information et de la communication semblent avoir été les pionnières, ce mouvement s’est ensuite étendu à d’autres secteurs. D’après Luc Boltanski et Eve Chiapello (Le nouvel esprit du capitalisme, 1999), le capitalisme serait ainsi parvenu à récupérer à son profit la « critique artiste » du travail et la demande de sens exprimée par les salariés.

3.1 Instrumentaliser la passion et la compétition

C’est ce qu’illustre l’étude de Nathalie Leroux (Le travail passionné, 2015) sur les jeunes vendeurs des magasins Décathlon. Cette enseigne a fait le choix d’entretenir la passion sportive et le goût pour la compétition afin de susciter, dans un univers de concurrence ludique, motivation et surtravail. Décathlon embauche ainsi une population jeune, correspondant à l’imaginaire sportif des produits, et plus malléable (car sans grande expérience professionnelle antérieure). La moyenne d’âge en magasin est en effet de 28 ans. Les jeunes vendeurs sont incités à progresser dans la hiérarchie ou à partir. Cela permet à l’enseigne de maintenir une moyenne d’âge peu élevée et d’accroître les chances de promotion pour les heureux élus, augmentant ainsi l’attractivité du travail pour les nouveaux salariés fraîchement sortis du système universitaire, plus ou moins diplômés, et qui souhaitent, travailler dans le secteur du sport. Nathalie Leroux (Le travail passionné, 2015, p 213) conclue ainsi que « l’engagement sportif de ces jeunes cadres oriente en effet leur subjectivité au travail dans le sens proposé par l’entreprise et les invite à valoriser ce qui confirme le bien fondé de leurs choix antérieurs ». Mais cela se paye d’un gros investissement en travail, pas toujours récompensé en retour. Comme le dit un ancien vendeur cité par Nathalie Leroux :

Les salaires Décat sont inférieurs à la moyenne quoi qu’ils en disent… Autonome certes, si ton magasin et ton univers cartonnent, on te foutra la paix. Si on compte 66h hebdo d’ouverture plus 6h de réception et sans compter les 8 dimanches, les déménagements de nuit, les inventaires, etc., et seulement assez de vendeurs pour couvrir 75% de ces heures, je passais jusqu’à 70 heures au taf pour 1650€, donc j’ai déclaré forfait. Oui, Décat a été une super boîte pour les passionnés de sport et de commerce et le reste… du moment que vous pensez, parlez, respirez, mangez, buvez, pissez bleu. Alors là oui, vous aurez peut-être la chance de faire partie de ces non pas 25% mais 10% de “patrons” évolutifs jusqu’à ce quelqu’un le soit plus que vous…

Plusieurs travaux sur le travail dans le secteur des TIC (et dans une moindre mesure des arts) ont développé l’idée que les employeurs étaient parvenus à s’appuyer sur la passion et l’engagement des jeunes salariés pour leur activité afin d’obtenir un « travail gratuit », une valorisation extrinsèque par les employeurs de la motivation intrinsèque des salariés (selon l’expression de Mathieu Cocq, 2016). Un exemple peut être donné par le cas des programmateurs dans une petite entreprise de services Internet (Vendramin, Le travail au singulier, 2004) : surchargés de travail, ils accumulent les heures supplémentaires non payées et doivent, en plus, trouver le temps sur leurs loisirs de se former en permanence. Comme l’explique une de leur collègue graphiste : « Il y a tout le temps des nouvelles technologies, des nouvelles possibilités, donc, je pense que ça doit être une passion et qu’ils doivent être à ça tout le temps » (citée dans Vendramin). Une consultante dans une autre entreprise de services informatiques ajoute : « On ne peut pas tout avoir, avoir un métier qui est enrichissant [au sens de rémunérateur] et qui est passionnant. Par exemple, il y a des journées où, du matin au soir, je ne vois pas l’heure passer parce que ça me passionne. » Les faibles salaires, les heures supplémentaires non payées, l’absence de formations offertes par l’employeur, l’absence de syndicats et de conventions collectives sont vus par les professionnels des NTIC interrogés comme le « prix à payer » pour faire un travail passionnant (Vendramin, 2004).

3.2 Auto-exploitation et régulation de la passion

Même si le management ne cherche pas explicitement à mobiliser la passion des salariés en vue d’un surtravail, la possibilité de vivre sereinement ou non sa passion au travail dépend pour une large part de choix d’organisation. Dans une recherche menée sur les salles de concert dédiées aux musiques actuelles, Line Spielmann et moi-même avons pu constater que la régulation du rapport passionnel au travail parmi les jeunes salariés pouvait prendre des formes variables d’une structure à l’autre (Le travail passionné, 2015). Dans une première salle, les salariés font preuve d’un engagement très fort, ne comptant pas leurs heures, confondant leur vie professionnelle et leur vie privée (par exemple en allant voir des concerts ou en distribuant des tracts pendant leurs loisirs). Ils rechignent à se mettre en arrêt quand ils sont malades, n’envisageant pas de pouvoir se syndiquer, etc. Passionnés par leur travail et se percevant comme privilégiés d’être payés pour faire ce qu’ils aiment, ils se sentent toutefois insuffisamment reconnus par l’équipe de direction (plus âgée) qu’ils admirent, mais qui ne partage pas forcement la même vision qu’eux de l’action culturelle et de la musique. Cela les pousse à toujours vouloir en faire plus pour enfin pouvoir être pleinement satisfaits de leur travail, être mieux reconnus. À ce rythme, plusieurs ne tiennent pas, craquent (burn-out, dépression) et quittent la structure lorsqu’ils se sentent ouvertement désavoués par l’équipe de direction. Dans une autre salle, plusieurs conflits avec la direction et la municipalité qui finance la structure, mais aussi l’absence de perspectives de carrière pour les jeunes salariés, ont conduit à l’impression qu’un bon travail n’est pas possible et que cela ne vaut pas la peine de se fatiguer. Le directeur cumule son rôle avec celui de programmateur et laisse peu d’initiatives stimulantes à ses jeunes subordonnés. La démotivation a donc succédé à la passion (au bout de trois ans). Le ressentiment a conduit les jeunes salariés à limiter leur investissement. Certains déclarent même prendre des arrêts-maladie (alors qu’ils auraient pu venir travailler quand même) « par revanche ». La troisième salle est un peu différente. Les salariés sont presque tous dans les âges intermédiaires et partagent une vision commune de ce que doit être un « beau concert ». Ils ont connu des expériences de travail antérieures passionnantes mais très prenantes en temps et en énergie et sont heureux de pouvoir, dans leur poste actuel, combiner un travail intéressant et créatif, avec une relative préservation de leur vie privée. Les jeunes sont peu nombreux et occupent de positions provisoires (stage, CDD). Ils perçoivent leur travail comme une chance d’apprendre leur métier dans une structure dynamique et valorisante et n’entretiennent, de ce fait, pas de relations conflictuelles ou de concurrence avec la direction.

Conclusion

En conclusion, loin de n’être que l’improbable rencontre d’une vocation personnelle intrinsèque et d’un univers professionnel donné, la passion et le plaisir au travail sont des constructions conjointes complexes, objet de conflits d’intérêt et de choix d’organisation. L’autonomie et le dynamisme des collectifs de travail constituent des éléments essentiels dans la définition et l’entretien de la passion au travail. Celle-ci ne se décrète pas et le rôle du management se limite bien souvent à ne pas entraver, involontairement ou non, ces dynamiques collectives plutôt qu’à imposer de façon volontariste et artificielle une passion et un entrain que ne ressentiraient pas véritablement les salariés. La passion au travail suppose une autonomie collective réelle et des institutions fortes et légitimes pour tous. Or le monde du travail contemporain, qui individualise les parcours et les identités, délie et met en concurrence les travailleurs, ne favorise pas la construction de repères et de valeurs partagés. C’est justement pour pallier la mise à mal de la valorisation par les pairs du travail et de son objet que les managers et les spécialistes des ressources humaines en viennent à réclamer, dans une injonction paradoxale, l’engagement passionnel.

Texte initialement publié dans Bulles de Savoirs (revue en ligne aujourd’hui disparue), le 5 avril 2017, Rubrique « Sciences Sociales ».

 

Références

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