Mobilité et mobilisations des travailleurs

Compte-rendu de la 40ème International Labour Process Conference (Padoue, 22-24 avril 2022). // Stephen Bouquin //

Fin avril avait lieu à Padoue la 40ème édition de cette conférence annuelle. Admettons-le, dès lors qu’elle est traduite en français – « Conférence Internationale du Procès de Travail – l’appellation vous arrache l’oreille, alors qu’en anglais, elle est des plus banales. Pour certains, il s’agit d’une conférence de crypto-marxistes. Pour d’autres, il s’agit d’une approche critique presque mainstream, à la fois ouverte aux apports extérieurs et très hétérogène en son sein. Pour une présentation succincte de cette tradition théorique, nous renvoyons à un autre article.

L’appel à communication de cette conférence était centrée sur la double question de la mobilité et de la mobilisation des travailleurs, l’objectif étant de développer une meilleure compréhension de l’imbrication des phénomènes migratoires avec le procès de travail, ses liens avec la précarisation de l’emploi, tout en abordant les mobilisations et la mobilité sur le marché du travail et au niveau des territoires.

Le thème de la mobilité englobe une variété de sujets connexes, allant des expériences de migrants sur le marché du travail aux questions plus larges telles que la mobilité professionnelle. La mobilité des travailleurs est un sujet devenu incontournable vu la croissance de l’emploi précaire et de la gig economy, un secteur mobilisant le travail de plate-forme et suscitant la crainte d’un enfermement dans l’insécurité socio-professionnelle propre au sous-segment de ces mini-jobs.

La pandémie a eu des répercussions considérables sur ces réalités enchevêtrées. Les tensions autour des populations migrantes ont été exacerbées par la crise sanitaire et la fermeture des frontières qui s’en est suivie, ce qui démontre en passant à quel point la mobilité de la main-d’œuvre est cruciale pour de nombreuses institutions impliquées dans le procès de travail. La période ouverte par la pandémie tend également à aggraver la segmentation du marché du travail suivant le genre, l’origine ethnique, la nationalité, l’âge, le niveau d’instruction, l’appartenance de classe et les « frontières de papier » (le fait d’avoir besoin d’un visa pour franchir la frontière ou, à défaut, d’entrer de façon clandestine sur le territoire).

L’appel à communication intégrait pleinement la dimension sexuée du travail. La mobilité professionnelle sur le marché du travail est, on  le sait, fortement influencée par la répartition des tâches au sein de la famille (le travail domestique ou reproductif). Les migrations internationales de main-d’œuvre qui soutiennent les activités de reproduction sociale  (les « chaînes invisibles du care ») transforment également ce travail reproductif, tant du côté des pays d’origine (les grands parents s’occupent des enfants en bas âge) que du côté des pays destinataires où les jeunes femmes font le ménage et s’occupent des personnes âgées.

Un autre objectif de la conférence était de comprendre comment la mobilité de la main-d’œuvre transforme les relations de travail et d’emploi, en affectant les dynamiques de contrôle et de résistance au travail ou encore les mobilisations syndicales. Bien que la rotation de la main-d’œuvre et les pratiques de mobilité subjective aient été, pendant longtemps, conçues pour empêcher les stratégies collectives d’auto-défense du travail, les expériences récentes de mobilisation montrent que l’opposition entre les deux voies est en réalité beaucoup moins forte que l’on pense. En d’autres termes, les conduites de type exit – comme actuellement avec la vague de démissions qui a commencé aux États-Unis – et celles de type voice (ou revendication) ne se contredisent pas forcément.

amphithéâtre de la faculté de médecine

La conférence abordait également les rapports entre le processus de mondialisation et la question des conflits sociaux. Constatant que dans de nombreux  pays, les mobilisations sociales et l’engagement syndical se développent particulièrement parmi les travailleurs racisés et les travailleuses – ou dit  rapidement, du côté de celles et ceux longtemps invisibilisés et qui sont devenus les « essentiels » à la faveur d’un pandémie – il s’agissait de comprendre dans quelle mesure les convergences avec les mobilisations des catégories de travailleurs plus protégés étaient encore possible.

Avec 355 communications, auxquelles étaient associés plus de 600 chercheur·e·s, le programme de la conférence était extrêmement dense. Sur les 600 cosignataires de communications, près de 300 ont participé en présentiel et plus de 150 ont participé aux sessions en ligne. Cette organisation hybride fut une véritable prouesse technique puisque les panels alternaient des interventions orales en présentiel avec des communications faites à distance, avec partage d’écran. Les chercheur·e·s en distanciel pouvaient également suivre les présentations projetées sur écran et participer aux échanges.

Coup de projecteur sur les thématiques des communications

Les travailleurs de plateforme, les gig workers comme on les appelle en anglais, étaient très représentés dans le programme. La quasi-totalité des 30 communications témoignaient avant tout de la capacité de ces travailleurs à s’engager dans des actions collectives, souvent en lien avec des combats politico-juridiques pour la reconnaissance du statut salarial. Même minoritaires, ces actions produisent des résultats, certes instables et fragiles, comme en témoignent les verdicts de tribunaux aux Etats-Unis, en Angleterre ou en Espagne, ou encore les discussions d’une directive cadre à l’échelle de l’UE. Le constat de cette propension minoritaire à l’action alimente ensuite des réflexions plus théoriques sur la nécessité de renouveler le paradigme de la mobilisation collective élaboré par John Kelly et Charles Tilly autour des concepts que sont le « sentiment d’injustice » et le « répertoire d’action collective ».

Parfois, les communications allaient très loin dans ce qui serait perçu en France comme absolument iconoclaste. Ainsi une équipe de chercheurs (Dario Azzelini e.a.) défendaient l’assertion que l’ubérisation de l’emploi relève de la mythologie néolibérale. Pour résumer leur argumentation, élaborée à partir d’une enquête de terrain, l’ubérisation est et sera toujours un fiasco. Plateformiser les musiciens professionnels n’aurait donc aucun sens. Il manque toujours un saxophoniste ou un batteur et si ce n’est pas le cas, le public prend la fuite tellement le son est inaudible. Appliqué au secteur du nettoyage, les prestations uberisées sont de si piètre qualité que ce n’est pas avec l’évaluation de la part des clients (particuliers ou structures) que le problème sera résolu. Le travail de plate-forme appliqué à l’enseignement ou au care produit des situations ubuesques et ingérables, de qualité médiocre, ce qui conduit à une perte de fonctionnalité de la plateforme et cela d’autant plus rapidement que les marges de profit sont déjà très réduites au départ.

Pour donner une idée de la richesse et de la diversité des questions traitées, je citerai quelques intitulés de streams qui représentent des sous-thématiques avec plusieurs ateliers : travail, labeur et reproduction sociale (3 ateliers) ; conflits de travail, organisation et classe laborieuse (4 ) ; migrations, nouvelles technologies et recomposition sociale de la main-d’œuvre (3) ; recomposition des identités et procès de travail (3) ; précarité, discipline et résistances au travail (4); nouvelles technologies et temporalités du travail (3) ; chaînes de valeur globales (2) ; nouvelles formes de contrôle managérial et procès de travail (3) ; écologie et travail (3) ; rôle de l’Etat, les réformes du marché du travail et le procès de travail (2)..

Participer aux travaux d’une ILPC, sachant la grande diversité des participants, leurs pays d’origine ou les situations abordées, est un voyage qui pourrait donner à certain·e·s le tournis ou le mal de mer. Mais à coup sur, il s’agit aussi d’une expérience « transformatrice »… En moins de deux heures, on passe allègrement des aciéries du Brésil aux gig workers du Danemark, des luttes des travailleurs de la santé en Espagne à l’analyse du syndicalisme islamiste en Turquie pour embrayer ensuite sur le travail des serveuses à New York (qui explique très bien pourquoi tant d’entre elles ne sont pas revenues travailler après la pandémie). De manière un peu impromptue, on découvre la « récalcitrance » de travailleurs du bâtiment en Chine, pourtant réputés très dociles et extrêmement rapides dans l’exécution de leur tâches. Après avoir été immergé dans la vie quotidienne des sweatshops (« ateliers de sueur », surtout dans la confection) du sud-est asiatique, on découvre comment la cueillette des noisettes en Turquie requiert un régime de main-d’œuvre familialiste. Après avoir compris combien l’action syndicale des chantiers navals Fincantieri intègre la question des travailleurs périphériques, on prend connaissance de l’efficacité des campagnes de syndicalisation de travailleurs ruraux originaires d’Afrique de l’ouest mobilisés par régiments entiers dans les provinces du Mezzogiorno.

Faute de temps, la contextualisation est souvent très minimale et les papiers ne sont pas forcément tous présentés sous une forme achevée. Rares sont les communications disponibles, mais on peut toujours s’informer et demander à recevoir le diaporama (l’exercice obligé). L’intérêt de la conférence réside justement dans le fait que chaque communication est réellement présentée (15 minutes avec 10 minutes de discussion), ce qui conforte chez chacun·e le sentiment d’être partie prenante d’une véritable conférence et non d’assister à une retransmission en direct de résumés de communications.

Méconduite et résistance

La méconduite et les résistances au travail sont des thématiques régulièrement traitées lors de ces conférences.  A l’inverse de la sociologie du travail hexagonale, très centrée sur l’analyse de l’activité de travail déployée sous la domination managériale, les recherches anglo-saxonnes, inspirées par la théorie du procès de travail, croisent l’étude des situations de travail avec celle des conduites informelles, tout en y intégrant à la fois l’organisation ou la structure (l’entreprise et sa logique de profit) et une éventuelle présence syndicale.

Paul Thompson, figure historique de ce paradigme est revenu sur les débats au sujet de la méconduite organisationnelle à l’occasion de la réédition de l’ouvrage co-écrit avec Stephen Ackroyd (Organisational misbehaviour). Pour Paul Thompson, la question n’est pas de savoir si les méconduites existent ou non mais de savoir pourquoi parfois on tend à reconnaître leur existence tandis qu’à d’autres moments, elles deviennent invisibles ou ne sont plus reconnues. Même si les méconduites se pratiquent dans un environnement coercitif, l’enjeu premier reste la mobilisation de la force de travail afin d’en extraire une survaleur. A l’inverse des approches structuro-fonctionnalistes ou post-structuralistes (centrées sur l’identité et les discours), la Labour Process Theory reconnaît la nature à la fois conflictuelle et incertaine de la relation de travail, ce qui justifie l’usage du concept de « agency », difficile à traduire en français. Les collègues du Québec le traduisent par « agencivité » ou « puissance d’agir » qu’il faut toutefois concevoir comme une puissance en action, qui est déjà-là et qui le sera toujours d’une manière ou d’une autre. Je ne développe pas davantage puisque nous publions dans le numéro 28 de la revue un article de Stephen Ackroyd et Paul Thompson, publié dans le manuel de sociologie générale publié par SAGE en 2015, ce qui témoigne aussi de la centralité de cette question dans le monde anglo-saxon.

Le jeudi soir, nous étions conviés à la présentation d’une nouvelle revue interdisciplinaire, Work in the Global Economy, éditée par les Presses Universitaires de Bristol, étroitement associée à l’ILPC et dont la coordination est assurée par Sian Moore de l’université de Londres et Kirsty Newsome de l’université de Strathclyde. Le numéro de lancement de la revue contient des papiers très variés sur le capitalisme racialisé dans les secteur des abattoirs ; la théorie du process de travail face au déterminisme technologique, le travail de service en temps de Covid19 comme« roulette russe », le mouvement double d’automatisation et de gamification. Pour un aperçu global du sommaire, voir ici.

Les plénières

La plénière inaugurale fut l’occasion de découvrir le Palazzo Bo. Après une allocution par les autorités de cette très ancienne université datant du début du XIIIème siècle, nous étions conviés à deux conférences. La première de Pun Ngai, professeure de l’université de Hong-Kong portait sur le « capitalisme infrastructurel » à partir de l’exemple du développement accéléré du réseau de chemin de fer à haute vitesse en Chine, orientant notre réflexion sur le rôle de l’Etat dans la mondialisation. La seconde conférence fut celle de Ruth Milkman de la CUNY, l’université de la ville de New York. Ruth Milkman, professeure qui fait autorité dans les labor studies et l’étude des migrations et qui a souligné combien la mobilisation des Black Lives Matter, le renouveau syndical et la reconnaissance de la centralité du travail des essentiel·le·s sont reliés.

Le lendemain après-midi, deux symposiums avait lieu simultanément ; le premier sur le futur du travail et des travailleurs avec un débat orienté « Nord-Nord» regroupant des chercheurs allemands, états-uniens et britanniques, et le second plus orienté sur les questions de mobilisation en donnant la parole à des syndicalistes des pays de l’Est, ainsi que des militant·e·s associatifs féministes et d’ONG en lutte contre le trafic humain.

La séance plénière de clôture a donné la parole à Guglielmo Meardi de l’École Normale supérieure de Florence et à Rutvica Andrijasevic, de Université de Bristol. La conférence de Meardi portait sur la ségrégation ethno-raciale du travail, ses raisons d’être, à qui elle profite et pourquoi cela pose problème. Andrijasevic a quant à elle exposé les linéaments théoriques des chaînes de valeur globalisées en soulignant la centralité des enjeux temporels, que ce soit au niveau de l’approvisionnement des composants mais aussi la disponibilité temporelle de la main-d’œuvre. C’est à travers le prisme du temps, sous domination du capital, que l’on comprend pourquoi les dysfonctionnements du flux tendu sont légions et pourquoi l’automatisation, toujours très inégale au demeurant, rend les chaînes de valeur mondiales extrêmement sensibles à des interruptions et des dysfonctionnements.

Pour beaucoup, la pandémie Covid-19 représente un véritable tournant historique qui rend illusoire l’attente d’un monde d’avant retrouvé. Mais il n’est pas certain non plus que les situations s’empirent inéluctablement… La dégradation du rapport de force est réelle mais dans beaucoup de pays, un grand nombre de salarié·e·s démissionnent tandis que d’autres commencent à se mobiliser. Pour un nombre grandissant de personnes, la vie au travail et hors travail (logement, vie quotidienne) est devenue si insupportable qu’elle peut conduire à des irruptions sociales analogues à celles que nous avons connues en France avec les Gilets jaunes. Mais l’éventualité de réorganisations de fond existe aussi. En témoigne une enquête menée en Irlande auprès de DRH des creative industries – qui regroupe les arts graphiques, la publicité, la conception de jeux et production audio-visuelle – et qui expriment une volonté d’introduire la semaine de quatre jours et de 32 heures, sans perte de salaire. Pour la majorité des DRH interrogés au cours de cette enquête, travailler moins longtemps et mieux tout en gagnant le même salaire correspond à peu près à la seule possibilité qui leur reste pour arriver à convaincre leurs salariés de rester … D’autant que « personne est en mesure d’être créatif cinq jours par semaine, autant lâcher la pression ». Comme quoi, il existe encore des DRH intelligents …

Un plongeon dans l’histoire

Après trois jours de sciences sociales ininterrompues, il est temps de visiter la ville et d’effectuer un plongeon dans l’histoire, au demeurant absolument passionnante. Commençons par l’université de Padoue qui fut crée par un groupe d’anciens étudiants de l’université de Bologne, initiative inimaginable de nos jours ! Toujours est-il qu’en 1222, il y a exactement 800 ans, ce sont les étudiants qui ont construit l’université, en choisissant leurs professeurs, avec des formations en philosophie du droit, en médecine et en mathématiques. C’est aussi à Padoue que les Antonio Negri et les Silvia Federici ont fait leurs classes. Encore aujourd’hui, on y retrouve une ouverture d’esprit et la possibilité de travailler sur des questionnements fondamentaux sans souffrir de la contrainte de vendre ses connaissances, de créer un maximum de start-ups et de produire à la chaîne des diplômés surqualifiés pour les emplois qu’ils finiront par trouver après quelques années de précarité… On est loin de la culture managériale qui contamine de plus en plus nos universités françaises !

Chapelle des Scrovegni

Padoue est également connue pour abriter les fresques de Giotto, véritable peintre d’avant-garde de la renaissance. Ayant réalisé pas mal de chantiers de restauration de fresques dans ma jeunesse avec un père qui travaillait pour le service des Monuments Historiques, je ne pouvais pas y manquer[1]. On l’oublie toujours, mais la renaissance a commencé par une révolution artistique. Là où la peinture murale romane organisait la représentation des figures et des objets en fonction de l’importance qui leur était accordée (la taille est fonction de l’importance), Giotto a été parmi les premiers à révolutionner la peinture murale par l’usage de la perspective linéaire mono-focale et un jeu de luminosité clair-obscur, transformant la surface en fenêtre ouverte sur le monde.

Hélas, la visite de la Chapelle des Scrovegni tombe à l’eau car tous les créneaux sont occupés jusqu’au milieu de la semaine suivante…

Palazzo della ragione

Dans les pas d’Elisabeth Teissier ?!  [2]

Avec quelques collègues très sympathiques, nous commençons notre visite de la ville par le Palazzo della Ragione. Au rez-de chaussée, il s’agit d’un marché couvert tandis qu’à l’étage supérieur, on retrouve un hall immense qui abrite près de 150 panneaux de peintures murales. L’ensemble pictural s’organise autour d’une représentation du temps avec un chronographe de 12 heures et un calendrier de l’année et les douze mois, organisée en quatre saisons. Aux dessus des panneaux symbolisant les mois, d’autres de tailles plus réduites représentent des signes du zodiaque. Le guide audio explique cette thématique par l’importance accordée aux signes astrologiques. Mince alors, on visite le palais de la raison et on nage en pleine astrologie…  Cela peut se comprendre. A l’aube de la Renaissance, le dogme de l’univers crée par Dieu était loin d’avoir disparu, et dans ce même temps, beaucoup pensaient qu’il n’avait pas forcément tout en main. A l’instar des saisons qui déterminent le moment des semences et de la récolte, le cycle solaire et lunaire devait forcément intervenir dans les tempéraments ou l’humeur du jour…

Nous poursuivons notre visite de Padoue, une ville dont les murailles longues de 17 km dépassaient de loin la zone habitée pour la simple raison qu’il fallait également défendre le jardin potager de Venise… Après avoir confondu la Basilique machin bidule avec la Basilique di San Antonio, qu’on finit par visiter pour voir les beaux restes du Saint-Antoine en question, on se dit au revoir – see you next year in Glasgow ! – car les collègues ont encore Venise au programme tandis que de mon côté je suis en partance pour Bergamo et Bruxelles.

Comme je trouve cette histoire de zodiac un peu courte pour justifier la dénomination du Palais de la raison, je mets le moteur de recherche en marche. De manière générale, le XIIIème siècle est crucial pour comprendre la renaissance et l’émergence du capitalisme, certes marchand mais capitaliste quand-même[3]. Je finis par trouver la réponse à mes questionnements dans un excellent Working Paper de la Harvard Business School[4]. Que raconte-t-il ? Le mercantilisme connait un développement fulgurant au moment où les marchands se sédentarisent, c’est-à-dire la seconde moitié du XIIIème siècle. Au lieu d’accompagner partout leurs marchandises pour les vendre, les marchands restent là où ils vivent. Ce double mouvement de sédentarisation des marchands et d’accroissement des échanges marchands a été rendu possible grâce à trois innovations commerciales.

La première innovation concerne l’usage généralisée de la Lettera di cambio ou di pagamento, inventée par les Vénitiens et qui permettait d’être payé à distance. Vient ensuite la Commenda ou la commande groupée, utilisée avant tout par les marchands Génois, et qui permettait de regrouper des capitaux en mutualisant les risques de perte (tempête, vol etc.). Vient enfin, last but not least, la ragione, terme qui provient de ratio en latin et qui signifie un compte. L’activité commerciale implique le Ragionamento, ce qui renvoie à la comptabilité, et qui sera révolutionnée par les marchands Florentins. Disposant d’un monopole sur la levée des taxes pontificales, les Florentins jouent un rôle de premier plan dans le commerce en Europe puisqu’ils peuvent acheter à Londres de la laine et la payer directement sur place avec les fonds collectés pour le Vatican (après, ça se complique un peu …). En toute logique, pour faciliter leur activité à la fois commerciale et fiscale, ils inventent la comptabilité créditeur/débiteur, ou la Ragione a partita doppia, à double entrée.

Voilà le mystère zodiacal est résolu ! Le Palais de la Raison est avant tout celui de l’échange marchand, raison et calcul signifiant la même chose. Non, l’esprit du capitalisme n’a pas attendu le protestantisme pour se développer… La thèse bien connue de Max Weber, qu’il avait énoncée contre celle de Werner Sombart pour qui l’acte de naissance du capitalisme est consigné en Italie du Nord (et un peu dans les Flandres mais c’est une autre histoire) est donc à manier avec une grande précaution. Certes le catholicisme interdisait l’usure, mais le commerce à l’aide de lettres d’échange permettait d’insérer de manière invisible des taux d’intérêts pourtant moralement réprouvés.

Lazaretto Vechio – île accueillant les équipages en quarantaine au large de Venise

De la grève chez Ryanair à la visite de Venise

Mon vol du dimanche après-midi est annulé pour cause de grève des équipages de cabines basées en Belgique [5]. Elle sera d’ailleurs suivie d’une première grève européenne fin juin.

Contraint de partir le lendemain, je me réjouis de prolonger mon séjour italien avec comme destination Venise. Je zappe la visite de la Piazza San Marco sans aucune hésitation. Je m’assigne deux objectifs : primo, tenter de visiter une des îles réservées à la mise en quarantaine ; secundo, visiter l’Arsenal qui n’est autre que le chantier naval de la cité.

A la suite de l’ épidémie de la peste 1348-1352, qui a réduit la population européenne de près de moitié, Venise a pris les devants et impose un régime strict de précaution. Pour chaque navire désirant accoster, trois patentes sont exigées : une pour la cargaison, une autre pour l’équipage et une troisième à propos des ports par lesquels le bateau a transité. Chaque patente est soit pulita (rien à signaler), sospeta (suspect) ou bruta en cas de peste. Même lorsque les trois patentes sont propres, le navire doit mouiller au large, et attendre quarante jours avant de pouvoir décharger les cargaisons et laisser l’équipage mettre pied à terre. C’est dire combien le régime était strict [6]

Arsenal de Venise

La visite d’une île étant hors de portée, je décide de limiter mon excursion à l’Arsenal. La construction navale représente un enjeu majeur pour la Sérénissime, le surnom cette république marchande. Du XIIème à la fin du XIIIème siècle, l’arsenal offre une infrastructure permettant aux armateurs de réaliser la construction de galères, des bateaux à deux ou trois voiles latines avec des équipages de rameurs. A partir du XIVème siècle, le volume de marchandises à transporter augmente tellement que la ville décide d’ériger un véritable complexe industriel capable de construire en peu de temps des dizaines de navires.

Arsenal de Venise (17ème siècle)

Financé par la ville, l’Arsenal est devenu un véritable dispositif de production dont le fonctionnement présente de grandes similitudes avec l’industrie automobile. Cela étonnera peut-être certains sociologues mais je pourrais toujours leur fournir les manuels sur le lean management qui mentionnent ce précédent historique.Les Galéasses – une sorte de galère naviguant avec des rameurs et deux voiles latines – étaient assemblées suivant des séquences distinctes, se déplaçant d’un poste de travail à un autre. L’eau formait en quelque sorte la chaîne mobile, permettant de réduire les déplacements des travailleurs au cours du processus de production. Au lieu de s’affairer autour d’un navire jusqu’à sa finition, comme c’est le cas dans la construction navale contemporaine, c’est l’objet de fabrication qui se déplace et non les travailleurs.

L’arsenal fonctionnait également suivant le principe de l’amélioration continue. Dès le XIIIème siècle, les architectes de construction navale réfléchissent à comment réduire le nombre de composants utilisés pour assembler un navire, le rendre plus léger et plus facile à produire. Une ingénierie axée sur la production en série a permis d’augmenter la capacité de production en peu de temps. Cette logique organisationnelle, que l’on retrouve dans l’industrie manufacturière sous le nom de « conception pour la fabrication », a induit un mode d’assemblage sériel avec des composants fabriqués dans des ateliers séparés (coque, pont, mats, cordes, clous) et pouvant parfois être conservés en attente de commandes. Globalement, la construction d’un navire suivait toujours le même plan, avec une standardisation à tous les niveaux: 41 mètres de long, 4 mètres de large au milieu de la coque, et 15 mètres de hauteur de mat central (à remplacer en cas de forte  tempête).

Au début du XVIème siècle, lorsque les guerres commerciales avec l’empire Ottoman s’intensifient, l’Arsenal développe une capacité telle qu’il est en mesure de produire un navire par jour. Près de 16 000 travailleurs-artisans y sont employés (salariés par la ville), suivant une spécialisation professionnelle et des classes d’apprentissage. A ce moment-là, la construction navale remplit une fonction tellement stratégique que la cité des Doges avait acquis plusieurs centaines d’hectares de forêt dans les collines de Montaldo dont elle planifiait le reboisement.

Je terminerai ce compte-rendu avec une dernière anecdote à propos de Galilée et de ses Discorsi e dimostrazioni matematiche intorno a due nuove scienze, publiés en 1638, dans lesquels il expose au travers d’un dialogue imaginaire ses trouvailles scientifiques qui portent sur la solidité des matériaux et sur l’accélération du mouvement.

Ce qui est fascinant, du point de vue épistémologique, c’est le fait que ces trouvailles plongent leurs racines dans les visites régulières de l’arsenal par Galilée et des conversations qu’il avait avec les travailleurs et maîtres-artisans. Selon Jürgen Renn et Matteo Valleriani, historiens des sciences[7], Galilée ne se rendait nullement à l’arsenal pour se distraire ou pour enseigner mais plutôt pour apprendre. Ce qui était un savoir pratique pour les architectes maritimes, les maîtres-artificiers et charpentiers a permis à Galilée d’élaborer plusieurs modèles mathématiques  et géométriques. Un exemple : plus le navire est grand, plus il doit être consolidé en son centre afin de ne pas se briser sous son propre poids… Autre exemple: ce sont les dialogues avec les artisans de l’atelier de fonderie qui lui ont permis de comprendre les lois de la balistique et du mouvement (l’accélération lors d’un mouvement de chute incliné ou vertical, la puissance d’impact d’un boulet en fonction de la masse, de la trajectoire et de la distance.

Pour Renn et Valleriani, Galilée était autant un savant qu’un apprenti-ingénieur qui formalisait des savoirs empiriques accumulés mais non expliqués théoriquement. Par-dessus tout, Galilée était conscient des limites de ses connaissances et il avait compris qu’il ne pouvait pas trouver de réponses sans opérer un va-et-vient avec l’expérience pratique. Ce qui était vrai à son époque l’est tout autant aujourd’hui. Le ou la scientifique ne doit pas seulement répondre aux critiques des pairs mais aussi penser contre soi-même et savoir qu’il ou elle gagne en intelligence lorsqu’il ou elle se donne la peine d’écouter ce que les « profanes » ont à dire  à propos de leur objet d’investigation. Faute de ces précautions, le modèle explicatif se fige, devient normatif et finit par entraver une meilleure compréhension la réalité. Pour paraphraser un vieux barbu, le ou la scientifique se doit d’être capable d’entendre pousser l’herbe…

 

 

 

Annexe – Quelques communications qui méritaient le détour…

« La transition écologique dans les ateliers de l’industrie : analyse des représentations des ouvriers, techniciens et ingénieurs » (Domenico Perrotta) ; «Syndicalisme communautaire, bricolage et action collective. Le cas des travailleurs migrants espagnols et Italiens à Berlin (Beltràn Roca, Somine Castellani) ; « Subjectivités algorithmiques et la ville comme champ de bataille » (Maurilio Pirrone) ; « Ubérisation, espaces public et parties prenantes : vers une nouvelle configuration de l’emploi et des relations de travail dans les territoires (Donna Kesselman, Christian Azaïs) ; « The Good, The Bad and The Women : une analyse genrée des régimes de migrations dans l’industrie de la pêche en Ecosse » (Paula Duffy) ; « Quand le care et la garde des enfants deviennent du bricolage. Le cas des familles de migrants chinois en Italie » (Ru Gao) ; « Les chaînes de valeur de l’Intelligence Artificielle. Une étude de cas du déplacement du travail, de l’opacité des chaînes de valeur et de l’invisibilisation du travail » (Maxime Cornet et Clément Le Ludec) ; « Les stratégies de subsomption réelle et ses limites chez Amazon (Georges Barthel) ; « La force de travail immigrante externalisée et le management algorithmique contre le travail. Le modèle plateformisé des coursiers  et les résistances des travailleurs à Paris et Bruxelles » (Fabien Brugière) ; « Résistances sans solidarité ? Le conflit de esens dans la méconduite des cols bleus d’une usine en Italie » (Angelo Moro), « Pourquoi la plupart des professions ne seront pas ubérisées » (Dario Azzelini Ian Greeg, Charles Umney) ; « Les mobilisations environnementales des travailleurs comme instances de justice climatique (Paul Guillibert, Emmanuel Leonardi) ; « Résistances à la transformation du métier des enseignants par les réformes orientées sur la performance » (Sophie Morell) ; « Renouveau des théories de l’action collective à partir de l’expérience des mondes sociaux de la précarité et du gig work » (Maurizio Atzeni, Lorenzo Cini) ; « La conscience de classe des travailleurs précaires. Une analyse comparée des coursiers en Allemagne et au Royaume-Uni » (Alexander Seehaus) ; « Mariënthal à l’envers ou les effets de la garantie d’emploi dans une ville autrichienne » ; « Travail, logistique et capital monopolistique. Une analyse du paradigme Amazon à travers le prisme du procès de travail » (Francesco Massimo) ; « Syndicalisme communautaire, bricolage et actions directes. Les travailleurs migrants espagnols et italiens à Berlin » (Roco Beltran Martinez) ; « Quand le lean devient lourd : la redéfinition managériale du care dans les maisons de retraite » ; « Caniches jaunes et chats sauvages : à propos des limites du syndicalisme intégré » (Robert Seifert, Wen Wang) ; « Le côté obscur du procès de travail des plateformes (à propos des soft skills) (Federico Chicchi & Marco Marrone) ; « Reconstruction du dialogue social en Ecosse » (Mélanie Simms) ; « L’érosion de la codétermination en Allemagne (Staples & Whittall) ; « Autonomie et contrôle dans le télétravail de masse durant la pandémie » (Francesco Massimo, Angelo Moro, Marta Fana) ; « Les travailleurs privilégiés sur le banc. Comment les travailleurs des hôtels de luxe ont appris à se mobiliser » (Amélie Beaumont) ; « Travailler de 9 heures par jour 6 jours par semaine et présentéisme virtuel en Chine » (Mo Xing) ; « Par-delà l’approche centre-périphérie. La transformation des régimes de travail dans les chantiers navals en Italie » (Devi Sacchetto & G. Meardi et alli) ; « Le télétravail et la reconfiguration spatiale des espaces de travail » (Odul Bozkurt) ; « Analyse intersectionnelle de la mobilisation, de la syndicalisation et des résistances des travailleurs migrants ouest-africains dans la province de Foggia (Italie) (Camilla Macciani) ; « Le travail gratuit dans l’économie de plateforme. Une typologie du vol de salaire à l’époque du numérique » (Matthew Cole) ; « L’impossible conflit des travailleurs de l’automobile Français »  (Juan Sebastiàn Carbonnell) ; « Valoriser les entrepreneurs. La destruction, création et dévaluation du capital humain en Pologne » (Gavin Rae), « Les noisettes nous gouvernent : crise climatique et changements dans le production de noisettes en Turquie (Emine Erdogan) ; « Automatiser avant de délocaliser. Le cas de GKN » (Gabbriellini) ; « Quand la planète en feu tombe dans la mer : environnementalisme ouvrier et déclin industriel à Porto Marghera » (Lorenzo Feltrini) ; « Eigensinn ou le taylorisme digitalisé face aux modes de réappropriation du procès de travail chez Amazon » (Georg Barthel et allii) ; « Stocker le consentement ? Conflits de travail, mobilité des travailleurs et stratégies syndicales dans les entrepôts en France et en Italie » (Lucas Tranchant, Carlotta Benvegnù)  (pour la liste complète, voir le site de la conférence de Padoue et le site général de l’ILPC)

Quant à moi, j’ai présenté une communication en revenant sur deux conflits « au-delà de la loi», celui des Gilets jaunes – dans le monde anglo-saxon, presque aucune analyse a été publiée à leur sujet – et le mouvement de grèves spontanées en Italie au début de la pandémie. A mes yeux, ces deux mobilisations se situent « au-delà » de la loi et de la régulation sociale, que ce soit celui du jeu institutionnel de la démocratie libérale ou celui des relations professionnelles.

Crédit photos  © Comune di Padova Settore Cultura, Turismo, Musei e Biblioteche

 

[1] Sur le plan technique, le principe est très simple mais requiert beaucoup d’habilité : le fresco est une peinture qui se fait sur un enduit de chaux hydraulique qui sèche plus lentement et les pigments mélangés à l’eau pénètrent la masse permettant à un processus chimique de cristallisation la fixation des pigments. Une fois que c’est sec, le dessin est pour ainsi dire internalisée à l’enduit.

[2] Elisabeth Teissier est une célèbre astrologue qui a soutenue une thèse en sociologie sur l’astrologie sous la direction de Michel Maffesoli. L’accord donné à la soutenance de cette thèse a suscité une vivre réaction de la part d’autres sociologues plutôt positivistes et inspirés par Pierre Bourdieu. A mon avis, ces derniers ne se sont pas rendu compte qu’il s’agissait d’un traquenard qu’il leur était tendu par leurs collègues postmodernes. Pour prendre connaissance de la critique de cette thèse, voir Bernard Lahire, Comment devenir docteur en sociologie dans posséder le métier de sociologue? In Revue Européenne des Sciences Sociales, 2002, p. 41-65, https://doi.org/10.4000/ress.629  et https://journals.openedition.org/ress/629?lang=en

[3] Un ami et collègue de Lille me glisse à l’oreille que je devrais relire Braudel et Wallerstein pour qui le capitalisme mercantiliste commence au XVème siècle. Il a raison, il faut toujours relire Braudel et Wallerstein… C’est aussi ce qu’a fait Alain Bihr pour rédiger Le premier âge du capitalisme (1415-1763): Tome 1, L’expansion européenne (Page2/Syllepse, 2018). Mais pour l’économiste et sociologue allemand Werner Sombart, il y a lieu de distinguer trois périodes, à savoir le Frühkapitalismus ou capitalisme précoce qui émerge au cours de la seconde moitié du 13ème siècle et qui se clôture fin du 17ème siècle pour céder la place au Hochkapitalismus ou haut capitalisme, suivi à son tour par le Spätkapitalismus, ou capitalisme tardif, qui débute avec la première guerre mondiale. Le capitalisme précoce se développe autour de deux pôles, commercial pour l’Italie du Nord et dans les Flandres où sont fabriqués de grandes quantités de draperies et de tissus qui étaient mis en vente dans toute l’Europe. Voir Werner Sombart, Der Moderne Kaputalismus, six volumes publiés entre 1902 et 1928. En Allemand et Espagnol seulement. En Anglais on pourra consulter Sombart, Werner (2001): Economic Life in the Modern Age. Coord par Nico Stehr et Reiner Grundmann, éditions New Brunswick. A propos de l’industrie drapière, voir Etienne Coornaert, « Draperies rurales, draperies urbaines. L’évolution de l’industrie flamande au moyen âge et au XVIe siècle », in Revue Belge de Philologie et d’Histoire, XXVIII, 1950, pp. 59-96.

[4] Sophus A. Reinert, Robert Fredona (2018), Merchants and the Origins of Capitalism, Harvard Business School, Working Paper 18-021, 36p.

[5] Le transporteur low cost emploie 650 personnes en Belgique mais ne se donne pas la peine de respecter la législation sociale. « Les fiches de salaire sont erronées, les salaires ne sont pas payés correctement, les documents sociaux ne sont pas en ordre, etc. Cela crée une source permanente de problèmes pour le personnel en Belgique, dénonçait Didier Lebbe, secrétaire permanent du syndicat chrétien. Les syndicats dénoncent également que 75% du personnel de cabine perçoit le seuil salarial plancher de la branche, et ce alors qu’ils travaillent les jours fériés et les week-ends, jusqu’à tard le soir. Tout cela pour un montant net d’à peine 1500 euros. Bien que Ryanair dégage des bénéfices énormes, il n’y a aucune marge pour une amélioration du pouvoir d’achat des travailleurs », fustigent la CNE et ACV Puls. Voir à ce propos l’excellent dossier de Bruno Bauraind et Jean Vandewattyne Ryan Air must change Lutter dans le Low Cost, publié par le GRESEA https://gresea.be/Ryanair-must-change-Lutter-dans-le-low-cost

[6] Pour plus de détails, voir Konstantinidou, K., Mantadakis, E., Falagas, M. E., Sardi, T., & Samonis, G. (2009). Venetian rule and control of plague epidemics. Emerging infectious diseases15(1), 39–43. https://doi.org/10.3201/eid1501.071545

[7] Jürgen Renn, Matteo Valleriani (2001), Galileo and the Challenge of the Arsenal. Letture Galileiane, Firenze, Working paper, Max Planck Institute for the History of Science, Berlin, 28p.

Quand le managérialisme s’attaque au droit

Prises de position quant au déclassement d’un candidat reçu au concours CNRS

Nous publions ici trois communiqués s’opposant au déclassement d’un candidat au concours de chargé de recherche au CNRS. Ce type de décision introduit l’arbitraire dans les concours de recrutement et incarne la montée de la culture managérialiste au CNRS comme à l’université et dont l’objectif est de mettre au pas le monde scientifique. Ce n’est pas un hasard qu’un sociologue soit visé en premier et quasiment l’unique victime d’une pratique qui se développe depuis quelques années.

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Section 36 – Sociologie et sciences du droit

Communiqué de la section 36 relatif au déclassement du concours CRCN n° 36/02 (2022)

Le 25 mai 2022,

Lors du jury d’admission de l’INSHS qui s’est tenu le mardi 24 mai 2022, le classement proposé par la section 36 (sociologie et sciences du droit) du Comité national à l’issue du jury d’admissibilité pour le concours CRCN a été modifié. Sans produire une justification, le jury d’admission de l’INSHS a décidé de classer en dernière position (8ème) le candidat classé en 1re position par le jury d’admissibilité.

La section 36 ne comprend pas cette décision et souhaite témoigner du travail d’évaluation minutieuse des 177 dossiers, des 35 auditions, des trois journées de délibération, avec 4 rapporteurs par dossier, des rapports circonstanciés sur chacun des candidats classés.

Dans l’absolu, cette décision met en question le principe essentiel de jugement disciplinaire. Dans le cas d’espèce, elle interroge aussi la place que la sociologie du droit peut avoir au sein de l’INSHS, une des grandes forces du dossier du candidat déclassé tenant au fait que ses travaux se situent à l’intersection des savoirs disciplinaires représentés dans la section.

Compte tenu du fait que cette décision est prise à l’issue du premier concours de la section nouvellement composée, considérant que seule la section 36 est ciblée, et étant donné le caractère répété des déclassements pour la section 36 depuis plusieurs années, cette décision est donc non seulement un coup dur pour un candidat valeureux mais elle érode aussi la confiance qui est censée régner entre le jury d’admissibilité de cette section et l’INSHS. Il est donc urgent d’expliciter les raisons de ce déclassement.

La section conditionne sa participation à la session de printemps 2022 à l’obtention d’une motivation écrite de ce déclassement. Elle demande dans les meilleurs délais un rendez-vous à la directrice de l’INSHS et à la Directrice adjointe scientifique qui prendra ses fonctions le 1er juin 2022.

Les membres de la section 36

Prise de position intersyndicale

Encore un déclassé en section 36 : la direction du CNRS provoque les sociologues !

Mardi 24 mai 2022, le jury d’admission du CNRS pour l’InSHS a décidé de modifier le classement proposé par la section 36 (sociologie et sciences du droit) pour le concours des chargé·es de recherche, en reléguant Jean-Philippe Tonneau, classé 1er par la section, à la 8e position (pour 4 postes à pourvoir).

Rappelons que le concours de chargé·e de recherche s’opère en deux temps : en premier lieu, les jurys d’admissibilité, composés de spécialistes de ces disciplines, évaluent des centaines de dossiers sur leur projet de recherche et leurs travaux passés, auditionnent – au terme d’une présélection – des dizaines de candidat·es pendant plusieurs jours et, au bout de longues journées de délibérations, établissent un classement d’admissibilité par ordre de choix basé sur des critères scientifiques. Dans un deuxième temps, des jurys d’admission constitués à l’échelle des instituts se réunissent, le temps d’une journée, pour établir les classements finaux. Le concours d’entrée du CNRS est extrêmement concurrentiel puisqu’il n’y avait cette année que 4 postes à pourvoir en section 36 pour des centaines de docteur·es formé·es chaque année dans ces deux disciplines.

Traditionnellement, les jurys d’admission, qui n’ont pas la capacité d’expertise disciplinaire des jurys d’admissibilité et refusaient de faire doublon avec eux, se contentaient de valider les classements d’admissibilité, sauf problème manifeste, par exemple en termes de non respect de la mixité femmes-hommes ou de la pluralité des disciplines, ou en cas de conflit d’intérêts non repéré antérieurement.

En reléguant le premier classé par la section 36 en dernière position, la décision de l’InSHS sonne comme un désaveu du travail d’évaluation collégial et une provocation à l’encontre de la section, dont c’est la première année de mandat. Elle a ému aussi nombre de chercheur·es en sociologie et sciences du droit qui viennent de réélire leurs représentant·es au comité national.

La direction de l’InSHS renoue ainsi avec ses vieux démons : trois fois de suite, entre 2017 et 2019, elle a déjà remis en question le classement de la section 36, mais aussi d’autres sections. Ces mises en causes récurrentes a posteriori du travail d’évaluation par les pairs infligent aux collègues admissibles concerné·es une violence institutionnelle injustifiée.

Elles créent en outre des situations problématiques d’insécurité juridique sur les concours. Les cinq collègues chargé·es de recherche recruté·es en 2019 au sein de la section 36 ont ainsi perdu le statut de fonctionnaire suite à une décision du tribunal administratif de Paris d’annuler le concours de recrutement.

Ce sont ainsi, une fois de plus, les candidat·es aux métiers de la recherche, déjà soumis·es à une précarité et une pression insupportables du fait du manque de postes, qui sont traité·es avec violence et mépris.

Nous ne pouvons accepter que le travail collectif d’expertise du jury d’admissibilité de la section 36 soit de nouveau remis en cause par la Direction. Dans la mesure où la décision du jury d’admission n’est pas motivée, et que ses membres ne sont pas des spécialistes du domaine, cela laisse à chaque fois le champ libre à toutes les hypothèses sur les véritables raisons des déclassements opérés.

Dans cette situation, les syndicats soussignés apportent tout leur soutien aux membres élus et nommés de la section 36. Nous appelons l’ensemble de la communauté scientifique à se mobiliser en soutien à Jean-Philippe Tonneau et demandons aux représentants de la direction de l’InSHS et du CNRS de nous recevoir au plus vite.

Organisations signataires : SNCS-FSU (secteur SHS), SUD-Recherche EPST, FO ESR, SNTRS-CGT

 

Communiqué

Association française de sociologie (AFS)

l’Association des Sociologues Enseignant·e·s du Supérieur

à propos du déclassement d’un candidat au concours de chargé de recherche du CNRS Le 30 mai 2022

L’Association française de sociologie et l’Association des sociologues enseignant·e·s du supérieur ont appris avec stupeur et consternation un nouveau déclassement par le jury d’admission au concours de chargé de recherche , en l’occurrence la relégation du candidat classé premier (Jean-Philippe Tonneau) en section 36 “Sociologie et Sciences du Droit” du CNRS au 8e rang, le privant de facto d’un poste. De multiples déclassements ont déjà eu lieu lors des années précédentes (en 2017, 2018 et 2019), suscitant déjà de nombreuses critiques de la profession et plaçant les candidat·e·s dans des situations de grande incertitude. Le CNRS et la direction de l’Institut des sciences humaines et sociales (InSHS) du CNRS se permettent une nouvelle fois de modifier le classement d’un concours établi par un jury de spécialistes, en partie élu·e·s, à l’issue d’un examen approfondi et collégial des dossiers et d’une audition des candidat·e·s. Nous, associations de sociologie, condamnons fermement ces pratiques délétères de déclassement par des collègues non-spécialistes, dans des conditions qui ne permettent pas une analyse sérieuse des candidatures et sans obligation de motivation des décisions à l’égard des candidat.e.s. Nous ne comprenons pas le déclassement d’un candidat qui répond en tous points aux exigences du poste et dont les sujets de recherches correspondent aux orientations de la section et de l’InSHS. Si nous ne sommes pas en mesure de saisir les raisons d’un tel déclassement, tout laisse à penser qu’il ne s’agit pas de motifs scientifiques. C’est pourquoi, nous affirmons toute notre solidarité à Jean-Philippe Tonneau, ainsi qu’à la section du CNRS désavouée, et nous exigeons que le CNRS respecte les classements de la section 36 et mette en œuvre tous les moyens pour recruter Jean-Philippe Tonneau comme chargé de recherche.

Au-delà de cette nouvelle « affaire » qui place de fait un collègue dans une situation personnelle difficile, nous ne pouvons nous empêcher de penser que notre discipline, la sociologie, semble faire l’objet d’une mise au pas du CNRS depuis une dizaine d’années. Cette décision ne constitue en effet que le dernier épisode en date d’une longue série de déclassements en section 36 par trois directions successives de l’InSHS. Nous rappelons également que la section 36, composée majoritairement de sociologues, a connu un véritable plan social qui ne dit pas son nom depuis le début des années 2000. Cette section a en effet perdu près de 100 postes depuis 2000, soit 34% des effectifs, contre 10% pour l’ensemble de l’InSHS. Tout porte à croire que la sociologie est visée en tant que discipline au CNRS.

Le Comité exécutif de l’Association française de sociologie et le Conseil d’administration de l’Association des sociologues enseignant·e·s du supérieur

Qu’est-ce que la « théorie du procès de travail » ? Une brève présentation

Dans le monde sociologique francophone, on connaît la théorie du capital humain de Gary Becker, les approches interactionnistes inspirées par l’école de Chicago, ou encore celles développées dans le prolongement des analyses de Georges Friedman, Pierre Naville, Alain Touraine, Michel Crozier, Jean-Daniel Reynaud et de bien d’autres. Le courant de recherche anglo-saxon associé à la théorie du procès de travail demeure quant à lui grandement méconnu et ce d’autant plus que, vu de France, les débats qui le traversent paraissent bien souvent ésotériques. Cet article propose quelques clefs de compréhension à partir d’une présentation très succincte de ses fondements et des analyses qu’il a pu inspirer.

Stéphen Bouquin

Selon le très officiel dictionnaire d’Oxford en Gestion des Ressources Humaines, « la labour process theory [théorie du procès de travail] cherche à analyser comment la force de travail (la capacité de travail d’une main-d’œuvre) est orientée vers la production de marchandises (biens et services) vendues afin de réaliser des profits. Le contrôle de ce procès de travail par le management est essentiel car le profit s’accumule en deux étapes : d’abord, par l’extorsion d’une sur-valeur de l’activité de travail (le prix d’une marchandise est supérieur aux coûts encourus pour sa production) ; ensuite, par la réalisation de cette sur-valeur lorsque les marchandises seront effectivement vendues. Ces deux étapes sont fréquemment désignées par le terme de processus de valorisation. La première étape qui comprend le procès de travail se déroule sous le contrôle du management qui cherche à maîtriser la façon dont le travail est organisé, en cherchant à augmenter le degré d’engagement du travail (par la cadence et l’implication), puisque ces éléments sont essentiels à la profitabilité. La théorie du procès de travail s’intéresse donc particulièrement aux rapports sociaux de production et aux questions de conflit, de contrôle et de relations au sein du procès de travail ».

La théorie du procès de travail est donc une approche qui a droit de cité, au même titre que la théorie du capital humain de Gary Becker. Historiquement, cette approche théorique s’est développés à la suite de la publication de Labor and Monopoly Capital de Harry Braverman (1974 pour la version originale, 1976 pour la version française). Travail et capitalisme monopoliste. La dégradation du travail au XXe siècle été traduit dans une dizaine de langues et a connu un très fort engouement à partir de la seconde moitié des années 1970. Pour une présentation plus détaillée de cet ouvrage et des débats qu’il a pu susciter, y compris en France même si c’est de façon marginale, je renvoie à mon article publié dans l’Homme et la Société (Bouquin, 2010).

De Harry Braverman à la théorie du procès de travail

Dans ce qui est considéré comme l’ouvrage « fondateur » de cette tradition théorique, Harry Braverman défend une thèse très large : sous le capitalisme, le management impose en permanence un mouvement de rationalisation du procès de travail dont la finalité est de garantir un niveau d’extorsion de survaleur suffisant à l’accumulation de capital, ce qui produit un environnement de travail aliénant et de plus en plus dégradé. Cette dégradation se traduit non seulement par une déqualification, mais par des conditions de travail plus pénibles. Dit autrement, à cause de la concurrence intercapitaliste et de la contrainte de préserver un taux de profit suffisant, le management tentera de réduire le pouvoir d’agir des travailleurs tout en augmentant la productivité et en freinant la progression des salaires.

Même si la dégradation des conditions de travail est une tendance réelle, quoique non généralisée, de nombreux chercheurs ont critiqué la thèse de la déqualification de Braverman, estimant qu’il était plus pertinent de reconnaître l’existence d’une polarisation des qualifications (avec une massification des travailleurs avec peu de qualifications d’un côté et la permanence d’un pôle d’ouvriers-techniciens qualifiés de l’autre). Le mouvement de dévalorisation des qualifications n’est pas forcément unilatéral non plus puisque les pénuries de certains métiers (cols bleus ou cols blancs) peut contrecarrer cette dévalorisation. Une seconde critique à l’égard de Braverman consistait à lui reprocher de ne pas avoir traité la conflictualité sociale et les résistances au travail. Etant décédé en 1976, c’est-à-dire peu de temps après la publication de Labor and Monopoly Capital, la discussion sur les limites de son livre n’a en fait jamais pu avoir lieu.

La première génération de recherches sur le procès de travail, qui porte sur la période des 1980-1990, s’est penchée avec beaucoup d’attention sur la déqualification et la division technique et sociale du travail, tout en ouvrant un champ de recherche intégrant les conflits et les résistances dans l’analyse du procès de travail. Il en a résulté une compréhension moins déterministe du procès de travail, considérée comme un « terrain contesté » (Richard Edwards, 1980). On retrouve cette approche anti-déterministe chez les principaux auteurs de cette génération (Paul Thompson, David Knight, Hugh Wilmott) qui ont tous cherché à affiner et à approfondir la théorie du procès de travail. Essentiellement britanniques, leurs analyses portaient notamment sur les raisons expliquant la permanence des formes de craftmanship (le travail ouvrier professionnel), les raisons ayant conduit le management à s’opposer pendant longtemps à l’adoption du taylorisme (en résumé: « ça va mettre la pagaille dans la production et on sera en guerre avec les syndicats »).

Des critiques à la volonté de dépassement

Parallèlement, l’approche de Braverman a été discutée et en partie contestée par Michael Burawoy, d’abord à partir de son ouvrage Manufacturing Consent, mais surtout avec la publication de Politics of Production (1985) dans lequel il théorise une analyse sociologique du procès de travail en termes de régimes d’usine considérés comme des modes singuliers de mobilisation de la main-d’œuvre.

Une longue controverse s’est alors développée entre Michael Burawoy et les tenants de la théorie du procès de travail (Paul Thompson, Chris Smith, Hugh Willmott, David Knights) autour du degré de déterminisme acceptable et de la place accordée aux conduites sociales des travailleurs. Dit autrement, est-ce que l’analyse en termes de « régimes » ne conduit pas à verrouiller celle-ci sur un mode fonctionnaliste ? Pour Michael Burawoy, la question n’était pas vraiment là, puisque ces régimes formaient des configurations stabilisées et qu’il fallait surtout reconnaître que le procès de travail était verrouillé en lui-même par le consentement des travailleurs participant activement à leur exploitation, y compris en s’amusant et en s’adonnant à des jeux de production. C’est avec cette vision des choses que Burawoy s’est fait connaître en France, notamment après la publication de long extraits de Manufacturing Consent dans les Actes de la Recherche en Sciences sociales en 1996.

Mais pour les tenants de la théorie du procès de travail, la vision de Burawoy était théoriquement erronée et empiriquement fausse. De leur point de vue – en bons fans de Celtic Glasgow ou de Liverpool – il faut avant tout considérer que « le match n’est jamais terminé », même si le tableau indique un résultat négatif pour le camp du travail… Certes, le procès de travail confère un surplus de pouvoir au management; certes, celui-ci s’appuie sur des divisions de classe, ou sur l’existence d’un chômage de masse, mais cela ne signifie pas forcément que le « match » est terminé puisque ce rapport entre travail et capital demeure fondamentalement un rapport antagonique. C’est pourquoi la conflictualité se perpétue et que les tensions refont surface et cela parfois sous d’autres formes. Les méconduites sont une de ses manifestations possibles et cela à partir de coordonnées organisationnelles, productives et sociales qui se renouvellent continuellement, tant du côté du travail que de celui du management (un acteur relativement autonome mais néanmoins un agent des actionnaires et donc du capital).

Le procès de travail demeure une réalité sous tension

En préservant une vision du procès de travail comme étant un terrain en conflit, les tenants de la tradition du procès de travail ont d’abord été réticents quant à l’idée d’une pacification du travail via les nouvelles méthodes managériales. Pour résumer, ni la socio-technique de Tavistock, ni le toyotisme allaient pacifier durablement le procès de travail. Après avoir intégré les travaux centrés sur les industrial relations (ou les relations professionnelles), en particulier ceux de Richard Hyman et John Kelly, les recherches ont approfondi l’analyse du rôle structurant de l’action syndicale , tant au niveau des pratiques institutionnelles (étant donné la nature inexistante du « dialogue social » au Royaume-Uni) que sur le plan des subjectivités et des représentations sociales.

Grâce à cet élargissement du champ et des objets, la théorie du procès de travail a pu résister à la tentation de devenir une sorte de sociologie dépolitisée des organisations et du management. Les pressions institutionnelles poussant dans cette direction étaient pourtant très fortes puisque, dès les années 1980, dans les universités britanniques, les spécialistes des questions de travail, d’emploi et des organisations ont été transférés dans les Business Schools, les écoles de management, à l’écart des filières de formation universitaires classiques et des centres de recherche ouverts au questionnement critique de la société. Contraints d’accepter cette « placardisation dorée », beaucoup de chercheurs de cette tradition théorique ont résisté aux pressions émanant de cet environnement institutionnel en préservant leurs libertés académiques et en développant des d’espaces de réflexion et de discussion; ce qui explique aussi la raison d’être et le succès de la série des Labour Process Conferences, nées en 1982.

Enrichissement et consolidation

Soulignons également qu’une sociologie d’inspiration féministe a conduit, dès la fin des années 1970, à intégrer la question des rapports sociaux de genre et la division sexuelle du travail dans les recherches sur le procès de travail. Rappelons qu’au Royaume-Uni, le salariat s’était construit autour d’un travail productif presque exclusivement masculin, donnant lieu à la figure du male breadwinner et qui se combinait avec un travail reproductif presque exclusivement féminin. La féminisation de l’emploi est advenue très tardivement, après l’abolition du marriage bar, une norme juridique qui autorisait uniquement l’emploi des veuves et des femmes non mariées. Le marriage bar fut mis entre parenthèse pendant les deux guerres mondiales, mais réintroduit dès la fin de chaque conflit armé et cela avec l’appui des syndicats. C’est seulement vers la fin des années 1960 (et en Irlande seulement en 1973), que cette règle interdisant le travail salarié féminin fut abrogée. L’existence de telles discriminations suscitait de vives critiques de la gauche travailliste, et du mouvement féministe de la seconde vague, ce qui s’est traduit par une prise de conscience sur l’importance de cette question dans le monde de la recherche dès le début des années 1970. Le procès de travail fut dès d’emblée considéré comme sexué, impliquant des formes de ségrégation et de relégation. Plus récemment, les thématiques de l’emotional labour – le travail émotionnel en tant que production d’un effort affectif ou sentimental (comme par exemple garder le sourire devant le client ou maintenir une l’implication affective dans le cadre de soins) a permis de garder une vision critique sur le care comme une activité genrée pouvant être mobilisée par le management.

Les controverses sur le « post-fordisme », comme à propos du « post » versus « néo-taylorisme » que serait le toyotisme, très présentes dans la sociologie du travail française des années 1990-2000 (et jamais tranchées au demeurant), ont été dépassées assez rapidement du côté anglo-saxon. D’abord en reconnaissant la co-présence d’éléments de rupture et de continuité par rapport aux modèles organisationnels de la période de l’après-guerre, par ailleurs déjà fort hétérogènes ; ensuite en reconnaissant le potentiel d’universalisation de la lean production vers le lean management, et ce dès le début des années 2000. Ce qui était vrai dans le secteur de l’automobile (Bouquin, 2006), allait le devenir aussi dans d’autres secteurs d’activité. En même temps, cette « universalisation » du lean se traduit par des réalités organisationnelles et sociales hétérogènes et hiérarchisées. Les chaînes de valeur s’étendent sur des distances énormes, connaissent des ramifications multiples sur le plan des fournisseurs et impliquent aussi le travail forcé, que ce soit dans l’extraction de métaux rares ou le travail d’assemblage des composants. Ceci conduit à l’autre bout de la chaîne à mobiliser le travail féminin à domicile ou à faire appel au « régime de dortoirs » (dormitory regime), indispensables à la disponibilité une main-d’œuvre surexploitée avec des salaires mensuels ne dépassant pas les 150 ou 200 euros.

Dès la seconde moitié des années 1990, un certain consensus existait pour dire que le fordisme (la production de grandes séries standardisées) était en train de se globaliser, tout en s’adaptant aux conditions du marché (diversification). La continuité entre le « taylorisme » et lean manufacturing était également reconnue, tout en considérant que l’autonomie était soumise à la logique de valorisation (contrainte de productivité). Certains concepts ont alors émergé comme par exemple les « high performance work systems » – des systèmes de mise au travail très exigeants en termes d’implication, de charge de travail, tant sur le plan technique que mental. L’évolution des systèmes d’emploi s’interprétait non pas autour de la question d’une nouvelle norme d’emploi, d’un schéma dualiste de type emploi typique versus atypique, ou insiders versus outsiders, mais déployait une analyse autour des concepts de « high road » (avec des emplois stables, la reconnaissance professionnelle et des possibilités de mobilité) et la mauvaise route cahoteuse et inconfortable du « low road », qui devient parfois une impasse dont on ne sort pas facilement. Sur le « low road », prédominent les formes précarisés et dégradées d’un travail sous-rémunéré et qui se maintient en s’appuyant sur un turn-over et la disponibilité d’une  armée de réserve.

Le divorce avec le post-structuralisme

Dans le champ britannique de la théorie du procès de travail, la vraie controverse s’est jouée sur un autre terrain. Dès le début des années 2000, l’approche dite « orthodoxe » – car encore « trop bravermanienne » – a commencée à être contestée à partir d’une perspective post-structuraliste et post-marxiste. Pour les deux principaux protagonistes de cette critique, Hugh Wilmott et Damian O’Doherty, l’inclinaison bravermanienne de la théorie du procès de travail conduit à négliger la question de la subjectivité alors qu’une approche post-structuraliste – inspirée par Foucault, Derrida, Butler, Laclau et Mouffe – permet au contraire de générer une meilleure compréhension des situations de travail, notamment grâce à l’attention portée aux discours et à l’identité.

Cette polémique – relativement véhémente tout en restant courtoise – s’est traduite par un véritable schisme sur le plan académique avec un divorce interne à l’équipe des Labour Process Conferences et l’émergence de deux nouveaux courants de recherche autour des Critical Management Studies et des Organisation Studies. Il faut reconnaître que ces dernières ont connu un développement assez fulgurant au tournant des années 2000 [1] avec plusieurs nouvelles revues et un certain nombre d’ouvrages qui sont très intéressants.

Mais de fait, les colloques, les revues et les réseaux se sont structurés séparément dans un esprit de discorde et de compétition. Comme toujours, la réalité est têtue et les faits finissent par trancher les controverses. Depuis les années 2010, à la suite de la crise financière de 2008 et d’un regain de la critique du néolibéralisme, l’analyse d’inspiration marxienne a retrouvé une audience dans le monde de la recherche. Le néolibéralisme n’est pas une doxa, une sorte de mensonge ou d’illusion, comme on a pu le lire dans bon nombre de travaux de la « sociologie critique » hexagonale, mais avant tout une praxis, un mode de gouvernance de l’Etat comme de la société (voire notamment les travaux Wendy Brown). Ce mode de gouvernance est déterminé par une nécessité objective, à savoir surmonter la crise structurelle de valorisation des années 1970 et rétablir un taux de profitabilité suffisant. Le capitalisme financier, qui s’est effondré sur lui-même lors du krach de 2008, mais fut finalement sauvé par les banques centrales et par l’Etat, qui, en injectant massivement des liquidités et en prenant en charge les dettes des institutions financières, ont permis au capital de « sauver sa chemise ».

Quand le vent tourne

C’est dans ce contexte post-2008 que la théorie du procès de travail est réapparue comme l’unique paradigme scientifique capable d’articuler les changements dans le procès de travail avec la financiarisation du capitalisme et la crise de cette dernière. Les délocalisations, les chaînes de valeur globalisées, la diffusion du lean management, y compris dans le secteur des services (services postaux, hôpitaux ou monde éducatif), le développement de nouveaux dispositifs technologiques, le contrôle algorithmique de l’activité de travail ainsi que la surexploitation de certaines catégories (précaires, migrants, femmes) ne peuvent se comprendre qu’en mettant ces phénomènes en rapport avec les contraintes émanant d’une exacerbation de concurrence intercapitaliste à l’échelle globale.

Du côté des post-structuralistes, l’évolution erratique du capitalisme financiarisé a également suscité une sorte de critique interne. De fait, les recherches menées au sein des Critical Management Studies se sont ouvertes aux réflexions reconnaissant l’importance des aspects structurels, qui renvoient au capitalisme en tant que système social. Les chercheurs d’inspiration post-structuraliste ont été contraints d’admettre que les discours ne sont pas simplement des narrations en compétition, mais sont socialement ancrés et déterminés. Les identités comme les organisations, aussi « liquides » soient-elles, trébuchent tôt ou tard sur les rapports sociaux de classes et les tensions ou conflits que ceux-ci connaissent.

Parallèlement, la théorie du procès de travail a développé une analyse plus équilibrée, en reconnaissant notamment une place centrale à l’agencivité – agency en anglais, c’est-à-dire le « travail vivant » en tant qu’acteur social « en action » –  en intégrant la question des identités sociales et la manière dont celles-ci sont structurées, tant par les conduites sociales, notamment la mobilisation et l’action collective, que par les rapports sociaux (la formation scolaire, les régimes de ségrégation professionnelle, la division du travail, l’habitat, etc.). Mais comme la nature antagonique du procès de travail n’a jamais été méconnue, la théorie du procès de travail a été en mesure de reconnaître très tôt l’existence de « méconduites » et la variété des formes de résistances au travail.

L’ouvrage Organisational Misbehaviour, de Stephen Ackroyd et Paul Thompson (1999), représente à ce titre une référence majeure, mettant en évidence l’existence d’une variété de méconduites, récalcitrantes, conduites oppositionnelles, qui ne sont pas forcément mécaniquement corrélées à la présence ou à l’absence de syndicats ou d’un management intelligent. Cet ouvrage, réédité en février 2022, permet de saisir toute la richesse théorique et empirique de ce courant de la recherche. Méconnue en France, alors qu’elle mérite d’être débattue, le collectif de rédaction de la revue Les Mondes du Travail  a décidé de publier dans le n° 28 (juin 2022), un long article de Stephen Ackroyd et Paul Thompson sur cette question (« Sujets indisciplinés : la méconduite sur le lieu de travail »).

Une approche plutôt qu’une théorie

Aujourd’hui, la théorie du procès de travail peut être considérée comme une théorie critique des organisations, du procès de travail et des relations d’emploi dans un contexte du capitalisme globalisé. Loin d’être exclusivement marxiste, le paradigme de la théorie du procès de travail ne s’ancre pas dans un champ disciplinaire unique comme par exemple la sociologie, mais mobilise l’ensemble des sciences sociales (sociologie, économie politique, géographie, sciences politiques). Elle a également connu sa propre globalisation, inspirant des recherches au-delà du monde anglo-saxon, notamment en Amérique latine et en Asie. En Europe, elle connaît un écho grandissant tant au Sud (Italie) qu’au Nord (Allemagne, Scandinavie). La dernière conférence internationale du procès de travail qui s’est déroulée à Padoue, en Italie, rassemblait plus de 355 communications et a mobilisé plus de 600 chercheurs (lire le compte rendu).

La domination internationale de la langue anglaise a certainement facilité ce dynamisme, mais il serait dommage, du point de vue scientifique, de se satisfaire de cette explication. Un esprit d’ouverture académique, l’engouement pour des recherches d’inspiration marxiennes (mais non dogmatiques), y est également pour beaucoup. A cela s’ajoutent la prépondérance du pragmatisme sur la scolastique et l’ambition d’articuler plusieurs objets au sein d’une même problématique. On retrouve d’ailleurs un même dynamisme dans d’autres domaines, que ce soit les Urban studies (avec une popularité croissante d’Henri Lefebvre), les Gender studies, Postcolonial studies, la Critical Race Theory (puisqu’il s’agit d’un processus de racialisation et non pas de races biologiques réellement existantes).

La diversité des références théoriques, de Marx à Foucault et à Derrida, en passant par Gramsci, Bourdieu ou Butler, et le refus d’un repli sur un seul champ disciplinaire, facilite sans aucun doute le renouvellement des problématiques et des cadres interprétatifs.

Que le prochain numéro de la très officielle revue italienne Sociologia del Lavoro soit consacré à la théorie du procès de travail et aux débats sur le renouvellement de ce paradigme est à ce titre assez démonstratif (dossier coordonné par Francesco Bagnardi de la Scuola Normale Superiore de Florence et Vincenzo Maccarone de l’Université de Dublin, pour lire l’appel à contributions enitalien et anglais). La 41e édition de l’ILPC se tiendra en Ecosse, à Université de Strathclyde de Glosgow (avril 2023) tandis que la suivante aura lieu en Allemagne (Université de Göttingen).

Site de l’ILPC  https://www.ilpc.org.uk/

Pour une brève présentation en anglais de la théorie du procès de travail, voir ce court texte de Chris Smith, de la Royal Holloway Management School, Université de Londres).

https://www.ilpc.org.uk/Portals/7/CommonDocuments/ILPC-Background.pdf

Références bibliographiques

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[1]. Pour une brève présentation de cette discorde, voir les contributions de Paul Thompson et Damian O’Doherty (2011) ; « Perspectives on Labor Process Theory », The Oxford Handbook of Critical Management Studies, coordonné par Mats Alvesson, Todd Bridgman et Hugh Willmott (2011)  DOI:10.1093/oxfordhb/9780199595686.013.0005 .

Comment les enseignants aux Etats-Unis s’organisent et font grève pour le bien commun

Wim Benda

Brève introduction par Stephen Bouquin

L’Education Nationale connaît une crise profonde. Pendant que certain·e·s continuent à enseigner avec passion et dévouement, d’autres luttent contre l’épuisement professionnel ou se protègent en fonctionnant sur pilote automatique. Souvent, les élèves sont perdus, les parents anxieux et la hiérarchie de plus en plus managérialiste et autoritaire. La gestion de la pandémie a été catastrophique. La réforme du Bac, avec l’intégration du contrôle continu, impose aux enseignants une surcharge de travail.

La qualité de l’enseignement est en régression constante. Dans les enquêtes PISA, la France atteint péniblement la moyenne des pays de l’OCDE. Les inégalités continuent à se creuser, malgré une dizaine de réformes empilées les unes sur les autres. Dans les pays de l’OCDE, la maîtrise de l’écriture des 10% d’élèves issus de familles à haut revenu équivaut à une avance de trois années scolaires par rapport aux 10 % d’élèves issus de familles à bas revenus. Pour la France, le retard des élèves défavorisés s’aggrave d’année en année.

Ce qui est tout aussi  alarmant, c’est le fait que la volonté de se battre pour la défense du métier et une école publique de qualité semble avoir disparue. Selon une enquête du SNUIPP-FSU, plus de la moitié des professeurs des écoles envisagent de démissionner. Selon une enquête récente de l’UNSA auprès de 43 000 enseignants, seuls 22% d’entre eux recommanderaient leur métier au plus jeunes.

Mais l’esprit défaitiste peut se retourner très vite. L’expérience a montré que changer le cours des choses ne passe pas seulement par les urnes et une « bonne réforme » mais implique avant tout des mobilisations sociales d’ampleur.

C’est pour cette raison qu’il vaut la peine de connaître les mobilisations victorieuses du monde éducatif aux Etats-Unis. Depuis 2018, d’abord à Chicago, puis dans les états pourtant très marqués droite et enfin à Los Angeles, le monde enseignant a réussi à mener des batailles victorieuses, tant au niveau de la revalorisation salariale que sur le plan des conditions de travail, la taille des classes, les modalités de contrôle tout en remettant en cause le modèle scolaire élitiste et entrepreneurial. Ces mobilisations sont peu connues en France. Les articles qui les évoquent, comme celui de Kim Kelly (« Une victoire par la lutte ») dans la revue Mouvements (2020/3, n°103), sont bien trop rares.

Depuis 2020, les acteurs de ces mobilisations du monde éducatif ont publié plusieurs ouvrages qui reviennent sur leurs méthodes de lutte. Dans l’article qui suit, Wim Benda, enseignant-chercheur et syndicaliste en Belgique néerlandophone, résume et discute les thèses défendues dans ces ouvrages.

Pour résumer, même si la victoire n’est jamais certaine, elle requiert néanmoins quatre conditions : 1). Défendre un contre-projet d’enseignement pour le bien commun, comme modèle antagonique à celui que le néolibéralisme a distillé dans les esprits et les institutions ; 2). Mener une bataille syndicale interne et changer la direction des organisations quand il le faut, afin que celles-ci redeviennent des outils efficaces ; 3). Questionner les pratiques syndicales. Dit autrement, arrêter de mobiliser en ordre dispersé les convaincus pour faire du lobbying auprès des cercles de pouvoir mais commencer à gagner les indifférents et les démoralisés, ce que Jane McAlevey désigne par le deep organising ; 4). Développer progressivement les capacités de mobilisation avant d’engager une véritable épreuve de force qui implique une grève ultra-majoritaire, en impliquant dans la mobilisation l’ensemble des parties prenantes, les élèves comme les parents.

Pour certains, ce sont des recettes un peu naïves et non transposables. C’est oublier que le management n’a jamais hésité à reprendre les « bonnes pratiques » de Taylor, de Ford ou de Taïchi Ohno. Il n’y a donc aucune raison pour penser que les bonnes pratiques de lutte ne pourraient pas l’être… L’article de Wim Benda nous invite à y réfléchir sérieusement.

« Le principal défi pour une grève réussie dans l’éducation est de fermer les écoles en construisant et en préservant l’unité d’action parmi les enseignants, tout en obtenant le soutien du public. »

C’est ce que conclut Eric Blanc à partir de son enquête « Red State » qui porte sur les grandes grèves de l’éducation en 2018 dans certains États sous contrôle républicain[1]. Le contexte social dans ces Etats est extrêmement défavorable aux organisations syndicales. Mais malgré cela, à partir de réseaux de militants convaincus et persévérants, plusieurs grèves de masse ont été préparées en quelques mois, avec des résultats impressionnants.

Les circonstances dans lesquelles les acteurs syndicaux de l’éducation ont écrit une page d’histoire sociale étaient en effet très difficiles: il existe des lois strictes pour les syndicats dans les services publics, comme une très forte restriction du droit de grève ; il y a des milliardaires ultra-libéraux comme les frères Koch qui sponsorisent des campagnes en faveur de la privatisation du système éducatif ; une partie importante de la population est réceptive à la démagogie de Donald Trump. En même temps, il régnait pendant très longtemps une sorte de climat de démoralisation et de léthargie selon laquelle « de toute manière, on ne peut rien changer… ». Rien ne laissait présager que les enseignants de la Virginie de l’Ouest, de l’Oklahoma, du Colorado et de l’Arizona se mettraient en grève et manifesteraient pendant parfois plusieurs semaines, obtenant des augmentations de salaire significatives (comme + 5 % pour tous les fonctionnaires en Virginie de l’Ouest et +20 % pour le personnel éducatif dans l’Arizona). Pour comprendre ce fait paradoxal, il faut regarder ce qui se passait derrière les murs d’un fonctionnement routinier et comment y mûrissait l’esprit d’une « minorité militante » qui se préparait depuis plusieurs années avant de passer à l’action. Dans leur conscience politique des enseignants actifs dans les syndicats convergeaient les expériences de diverses luttes : Occupy Wall Street, Black Lives Matter, la campagne pour Bernie Sanders, mais surtout le syndicalisme de lutte du Chicago Teachers Union. Sans oublier les méthodes organisationnelles de la militante et chercheuse syndicale Jane McAlevey.

Un exemple brillant

Pendant la crise économique de 2007-2009, certains enseignants de Chicago ont commencé former des cercles de lecture du livre La doctrine de choc de Naomi Klein pour mieux comprendre l’interaction entre la crise financière et les politiques néolibérales. Ces groupes de lecture ont ensuite formé un « caucus »[2], c’est-à-dire un groupe de syndicalistes ayant une vision sociale et politique similaire au sein de leur syndicat. Ce Caucus Of Rank-and-File Educators (CORE) estimait que la direction du Chicago Teachers Union (CTU) était trop proche de l’équipe dirigeante (démocrate) de la ville. Pour eux, l’accent mis sur la concertation et le lobbying a fini par éroder le pouvoir du syndicat. En même temps, les militants regroupés autour de CORE avaient une vision qui désirait impliquer activement les membres en partant du principe que le syndicat, c’est avant tout les adhérents. Comme l’écrit Michelle Strater Gunderson, membre du CORE, « un élément clé du syndicalisme de justice sociale est la participation ascendante à l’organisation de la base et la promotion de pratiques démocratiques dans l’ensemble du syndicat, plutôt qu’un style de direction hiérarchique où les membres du syndicat se tournent vers les permanents et les syndicalistes élus pour s’occuper de leurs revendications. »[3]

En 2010, le caucus du CORE a gagné sur base de cette orientation les élections internes au CTU. La nouvelle direction du syndicat a immédiatement réduit ses propres salaires pour les mettre au même niveau de ceux des enseignants. Avec les fonds libérés, ils ont financé un département d’organisation pour renforcer les liens avec la base. Les organisateurs ont commencé à parler aux membres de la stratégie du syndicat. Ils ont renforcé la participation des membres et ont accordé beaucoup d’attention à la formation syndicale. Par cette approche différente, ils ont contribué à changer la perception que les membres ont du syndicat, ou plutôt de la direction syndicale, en substituant une action centrée sur les services juridiques qui interviennent pour résoudre les problèmes personnels au travail par une organisation mobilisée qui appartient aux membres eux-mêmes.

L’année 2012 a été un test pour cette nouvelle approche. Au niveau de l’État de l’Illinois, l’ONG antisyndicale Stand for Children (sponsorisée par Bill Gates et la famille Walton de Walmart) a réussi à faire passer une loi selon laquelle les syndicats de l’éducation ne peuvent se mettre en grève que si 75 % de leurs membres votent en faveur de celle-ci. Cela implique non seulement que les trois quarts des membres doivent voter pour la grève, ce qui est en soi antidémocratique, mais aussi que la majorité des membres participent effectivement au vote. Le maire de Chicago Rahm Emanuel, très proche de Barack Obama, a de son côté voulu prendre des mesures pour adopter des politiques éducatives antisociales, notamment un allongement significatif de la journée de travail, une augmentation de la taille des classes, une rémunération différentielle fondée sur le « mérite » et l’abolition du paiement à l’ancienneté, l’évaluation des enseignants sur la base des résultats obtenus par leurs élèves via des tests standardisés et une augmentation de la contribution individuelle à l’assurance maladie.

Pour contrer le maire, le CTU a mis en place une campagne en plusieurs étapes avec sensibilisation, mobilisation et organisation. Ils ont impliqué des élèves et les personnes des communautés [ce qui renvoie autant aux communautés ethniques qu’aux habitants d’un quartier, NdT] pour rédiger conjointement leur vision de l’éducation publié dans le rapport The Schools Chicago’s Students Deserve. Ce document repose sur l’idée que les conditions de travail des enseignants sont en même temps les conditions d’apprentissage des élèves. Il se lit comme un plaidoyer en faveur d’un financement consolidé de l’éducation, avec un accent particulier sur l’élève.[4] Dans le même temps, le CTU a cherché à savoir dans quelles écoles les enseignants voteraient effectivement pour une grève et quelles étaient les écoles qui resteraient à l’écart, cela afin de pouvoir concentrer les ressources de l’organisation syndicale sur ces dernières. Entre-temps, le CTU avait organisé un grand rassemblement dans le célèbre théâtre de l’Auditorium. Pour beaucoup, remplir la salle avec 4 000 personnes semblait une mission impossible, mais le rassemblement de la CTU a dépassé toutes les attentes, et les rues autour du théâtre ont été remplies ce qui a forcément donné le moral aux membres du syndicat.[5] Quelques semaines plus tard, 24 000 enseignants (90% du personnel éducatif de la ville !) ont voté en faveur de la grève, avec 98% de votes favorables. Cette grève a duré au final dix jours, avec des piquets de grève devant chaque école, des animations avec du théâtre de rue et des manifestations quotidiennes dans le centre-ville. Au plus fort de la grève, un sondage a montré que deux tiers des parents ayant des enfants dans les écoles publiques soutenaient la lutte des enseignants contre le maire. Dans cette épreuve de force, ce dernier a dû faire marche arrière et presque toutes les mesures antisociales ont été abrogées…[6]

Ces événements ont inspiré les syndicalistes d’autres villes à s’organiser également en caucus. Afin de partager leurs expériences, CORE a invité des militants de l’éducation d’autres villes et états à venir à Chicago, où ils ont organisé les United Caucuses of Rank-and-File Educators (UCORE).[7] Le modèle de « syndicalisme de justice sociale » s’est ainsi étendu à d’autres villes américaines telles que Philadelphie, Baltimore, St Paul, Madison, New York, Los Angeles et Seattle.[8] Ce qui montre que cette victoire a fait tache d’huile…

Organiser à partir de la base

Ce récit de la grève de Chicago est largement tiré du livre No Shortcuts de Jane McAlevey. Cette militante chercheuse a théorisé les expériences de CORE et du CTU, entre autres, dans une approche originale de l’« organizing »[9]. Partant des succès historiques de la fédération syndicale Congres of Industrial Organizations (CIO) dans les années 1930, Jane McAlevey s’oppose aux stratégies dominantes du mouvement syndical américain. Elle fait pour commencer une distinction entre les campagnes de lobbying, la mobilisation et enfin l’organizing, qu’elle évalue en fonction de l’intensité avec laquelle la base est impliquée, développe une capacité de décision et dispose donc d’un pouvoir : « Il ne s’agit pas seulement de savoir si les gens ordinaires adhèrent ou s’engagent, mais également de savoir comment, pourquoi et où ils s’engagent. »[10]

Suivant le fonctionnement syndical traditionnel, les responsables syndicaux font pression sur des personnes influentes afin d’obtenir des résultats pour les travailleurs. C’est une sorte de syndicalisme du lobbying. En laissant le pouvoir du nombre inexploité, ce type d’action n’a que peu d’effet en profondeur puisqu’il se limite à plaider leur cause auprès de ceux qui décident. Parfois, les mobilisations traditionnelles font appel aux grands nombres comme une manifestation ou une journée d’action, en pensant que cela permet d’imposer un changement ou arracher des concessions. Désormais, la mobilisation est redevenue le principal mode d’action des syndicats, plutôt qu’une des tactiques possibles. Mais cela ne résout pas le problème de l’efficacité de l’action. Le problème avec cette tactique – que nous connaissons bien en Europe – est que, lors des manifestations, on rencontre souvent les mêmes militants, déjà convaincus, sans le soutien actif de collègues ni de la communauté d’usagers, d’habitants. En outre, l’organisation reste fermement entre les mains de la direction du syndicat, avec peu de contribution de la base. Les militants viennent manifester leur soutien, sont remerciés pour leur présence, puis rentrent chez eux et retournent au travail. Le véritable pouvoir du nombre reste donc sous-utilisé explique McAlevey…

C’est pourquoi elle préconise un modèle d’organisation ascendante ou « bottom-up », qu’elle retrouve dans les premiers succès du CIO des années 1930, mais aussi dans certaines victoires syndicales contemporaines, comme celles du CTU. La contribution des travailleurs ordinaires, qui n’avaient souvent aucune expérience préalable de l’activisme, est cruciale selon McAlevey. « Les gens participent dans la mesure où ils comprennent – mais ils comprennent aussi dans la mesure où ils participent. Il y une dialectique entre les deux. (…) Lorsque les gens comprennent la stratégie parce qu’ils ont contribué à la concevoir, alors ils s’impliqueront davantage sur le long terme, poussés à remporter des victoires plus significatives.».[11]  Il n’est pas surprenant que McAlevey soit une ardente partisane d’actions de grève minutieusement préparées qui posent non seulement la question des rapports de force mais conteste aussi les rapports de pouvoir. S’appuyant sur ses propres expériences dans le secteur des soins de santé et sur des études de cas telles que celle du CTU, elle a développé un modèle d’organizing en profondeur – deep organizing –  qui passe par des conversations individuelles qui vont réellement convaincre les gens, ce qui permet aussi de détecter et de gagner à la cause les leaders organiques du lieu de travail (même s’ils étaient auparavant anti-syndicalistes !)[12]. Ensuite, il faut vérifier la progression de l’audience du contre-discours et le degré d’implication. Grâce à des tests de structuration, il est possible d’évaluer étape par étape dans quelle mesure les collectifs de travail sont prêts à s’engager davantage. Ces tests varient de petits à grands : demander à chacun·e de porter le même jour toutes et tous la même couleur de vêtement, faire signer dans chaque établissement scolaire auprès de chacun·e une liste d’appel à l’action, appeler les plus engagés à participer à des actions ludiques locales, puis à des grands rassemblements… Il est particulièrement important qu’il y ait un plan d’action avec une vision à long terme, qui permette aux gens de s’organiser et qui révèle à chaque étape les points faibles afin de pouvoir les corriger. Il est tout aussi fondamental d’impliquer les communautés autour des lieux de travail selon une vision globale du monde du travail. Après tout, en plus d’être des travailleurs, les gens sont des parents qui appartiennent également à des communautés de vie qui ont intérêt à ce qu’une grève pour une meilleure école réussisse…[13]

Ainsi, à propos de la réussite de la grève du CTU, McAlevey estime que Chicago a changé dans la globalité : «Pas seulement les enseignants, pas seulement les parents, pas seulement les étudiants. Sa classe laborieuse de la ville a gagné un pouvoir réel en menant une lutte acharnée pour des écoles publiques décentes, dirigées par des enseignants qui se soucient profondément de tous les aspects de la vie de leurs élèves. Dans ce processus, la classe laborieuse urbaine de la ville a également changé sa vision à propos des enseignants, à propos de l’école, du racisme structurel, du néolibéralisme et d’un maire néolibéral bien propre sur lui. Ce genre de changement ne se fait pas par le biais d’une campagne de relations publiques ou d’une manifestation, aussi massive soit-elle. C’est le résultat d’une véritable mobilisation en profondeur par les enseignants eux-mêmes, avec leurs collègues, avec leurs élèves et les parents, et cela avec le soutien de leurs communautés » [14] [les communities font à la fois référence aux lieux d’habitat et aux communautés culturelles, hispaniques, afro-américaines, NdT]»

La théorie en pratique

No Shortcuts est une théorie élaborée à partir de la pratique, mais qui renforce ensuite la pratique dans l’action elle-même. Le plaidoyer de McAlevey en faveur de grèves massives bien préparées de la base au sommet a gagné une audience parmi les enseignants. Par exemple, la Virginie de l’Ouest a connu une vague de grève des enseignants qui est née de l’étude de son livre par un groupe d’enseignants.[15] Il faut cependant noter le fait que dans les trois premiers États ayant été en grève (la Virginie de l’Ouest, l’Oklahoma et l’Arizona), les syndicats n’étaient pas à l’origine de la grève, notamment parce qu’ils pensaient que le corps enseignant n’y était pas prêt. Ce sont donc des groupes d’action locaux qui se sont mobilisés via les réseaux sociaux et qui ont commencé à organiser les enseignants eux-mêmes. Dans l’Oklahoma, les dirigeants de la grève n’étaient même pas syndiqués, mais en raison de leurs mauvaises relations avec les syndicats et d’une trop grande importance accordée à Facebook, la grève s’est essoufflée plus rapidement, avec peu de résultats. Dans les deux autres États, les enseignants ont pu obtenir davantage, justement parce que les syndicats se sont joints à l’action. Et malgré leur réticence initiale, les adhésions syndicales ont augmenté, dans l’Arizona avec une hausse de plus de 10 %[16].

L’idée de l’organisation du « travailleur global » est fondée sur la conviction que l’action syndicale appréhende autant la vie de travail que celle du hors-travail. Cette idée se retrouve dans ce que les syndicalistes de l’éducation décrivent comme une mobilisation « pour le bien commun »[17]. L’un des meilleurs exemples est l’approche de l’United Teachers Los Angeles (UTLA). Là aussi, un caucus a conduit en 2014 à un changement au niveau de la direction syndicale avec un fort accent sur l’organizing. Après quatre ans de renouvellement complet, l’UTLA a voulu suivre l’exemple des États républicains pour se préparer à se mettre en grève à leur tour. Dans un premier temps, ils se sont beaucoup concentrés sur la sensibilisation des élèves. Bien que le gouvernement de la ville avait déjà accepté d’augmenter les salaires de 6 % avant même que la grève ait lieu, les enseignants et le personnel des services administratifs ont décidé de poursuivre leur campagne et de maintenir l’appel à la grève pour la simple raison que leurs principales revendications concernant les élèves n’avaient pas été satisfaites. Ayant compris que l’augmentation de salaire était un moyen de les acheter, ils s’étaient si bien organisés dans les écoles comme dans les quartiers que le rapport de force avait basculé en leur faveur. Ils se sont donc mis en grève du 14 au 22 janvier 2019, et cela pour la première fois en 30 ans. Un taux de participation incroyable de 98% des membres UTLA présents dans 900 écoles ont participé à la grève tandis que les sondages montraient que 80 % de la population de Los Angeles était de leur côté. Les comités de parents sont venus apporter des repas et des boissons aux piquets de grève. Soixante mille personnes ont participé à la manifestation, bien plus que les 34 000 membres du syndicat. Des groupes d’élèves se sont joints à la manifestation avec des pancartes et des chansons favorables à leurs enseignants.

La secrétaire syndicale Arlène Inouye, qui a dirigé l’équipe de négociation pendant cette grève historique, raconte la manière dont l’UTLA a réussi à modifier l’équilibre des pouvoirs. Pour elle, il s’agissait avant tout d’un effort de longue haleine, mais avec une vision claire de la manière dont un syndicat peut organiser les gens et une critique percutante de la manière dont le néo-libéralisme et les ultra-riches imposent un démantèlement de l’enseignement public[18]. Grâce à un travail patient et à d’innombrables discussions avec les adhérents et les collègues, ils ont progressivement créé une culture dans laquelle les enseignants ont gagné en confiance dans leur capacité à défendre leurs intérêts collectifs, notamment en partageant cette vision avec les élèves et les parents. Avec les membres, ils ont développé un plan stratégique avec des questions clés pour la consultation et une plus grande implication des représentants des écoles. Une grande attention a été accordée au développement des leaders, et ce dans chaque école, par rapport à chaque communauté de quartier. Une fois ce travail préparatoire effectué, l’équipe syndicale a procédé à 11 « tests de structure » pour vérifier l’état de préparation, d’implication et de combativité. Ils sont commencé par une action symbolique du port de vêtements rouges tous les mardis (à l’instar des actions menées dans d’autres états), poursuivi avec des liste de pétitions sous le mot d’ordre « nous sommes prêts à y aller », ils ont ensuite élargi leur action avec des campagnes de tractage dans les écoles et les quartiers à l’aide de piquets de discussion, avant de passer à la tenue d’une manifestation de 15 000 travailleurs de l’éducation et de leurs sympathisants. Ce n’est pas un hasard si Arlène Inouye cite No Shortcuts comme source d’inspiration et si la grève de l’UTLA fait l’objet d’un chapitre entier dans le dernier livre de McAlevey.

Les syndicats de l’éducation sont également passés à l’offensive en devenant producteurs d’un récit très identifiable et qui pouvait être repris par tout le monde, notamment via les réseaux sociaux. Concrètement, cela signifie qu’ils d’abord délégitimé le discours éducatif dominant qui défend la privatisation ou la performance basée sur l’usage de tests standardisés. Dans le contre-discours syndical, cette méthode n’est pas la bonne pour d’améliorer la qualité de l’éducation, et il faut donc y opposer un récit qui implique autant les enseignants que les élèves. Ce travail contre-discursif a été doublé d’un travail d’organisation pour solidariser les parents, les jeunes et les communautés autour des écoles. En se mettant à l’écoute les préoccupations des élèves et des parents, le syndicat a réussi à élaborer un programme de revendications qui unissait toutes les parties prenantes, de la communauté scolaire dans sa globalité jusqu’à a communauté des élèves et parents enracinée dans les quartiers. Outre les revendications salariales, il s’agissait de demander plus de personnel du soutien, davantage de conseillers psycho-pédagogiques, davantage de bibliothécaires pour aider les élèves dans leur apprentissage de la lecture (surtout dans les quartiers défavorisés), des classes plus petites, une mise à plat des programmes d’éducation et des méthodes d’évaluation et enfin des espaces de détente plus accueillants avec des aires de jeux et aussi de la verdure. Une revendication importante concernait la fin des fouilles (souvent racistes) des jeunes à l’entrée de l’école par la police[19]. Strictement parlant, les syndicats d’enseignants ne sont pas autorisés à négocier ces questions. Mais, en ne se laissant pas limiter par la lettre de la loi en en osant au contraire défendre les besoins de communautés entières, l’UTLA a multiplié la force de sa base et a obtenu une victoire retentissante. Finalement, les grévistes ont accepté l’augmentation de 6 % déjà concédée avant la grève. Mais ils ont obtenu bien d’autres choses aussi : une limitation de la taille des classes, plus de personnel de soutien en matière de santé et de soutien psychologique, davantage de conseillers pédagogiques, plus de bibliothécaires, plus d’espaces verts, l’abolition des fouilles, une restriction des tests d’évaluation standardisés, un moratoire sur la privatisation d’une partie des écoles, un soutien juridique aux élèves migrants (sans papiers), etc. Pour reprendre les mots d’Arlène Inouye, « Nos élèves méritaient cette grève depuis longtemps et nous avons décidé de ne pas rester silencieux plus longtemps.»

Grâce à la rupture avec les routines organisationnelles des syndicats, en portant un regard neuf sur le travail enseignant et sur le travail syndical, les syndicats de l’enseignement étatsuniens ont également incité l’ensemble des travailleurs à reprendre leur destin en main. Après une longue période marquée par la passivité et l’indifférence, le degré de soutien aux syndicats au sein l’opinion publique est à nouveau en hausse (68 % en 2021 selon Gallup, contre à peine 50% de soutien dans les années 2000-2010). Et ce changement dans l’opinion est aussi le produit de la montée et des succès du syndicalisme militant dans le monde éducatif [20].

 

Wim Benda est enseignant en philosophie et sciences sociales en Belgique néerlandophone. Il est délégué syndical ACOD-CGSP dans son école et membre de la direction du syndicat de l’enseignement en Communauté flamande. L’article que nous republions fut initialement publié dans Aktief, revue de la Fondation Frans Masereel (comparable à la Fondation Gabriel Péri). Traduction du néerlandais par Stephen Bouquin.

 

Références

Jane F. McAlevey (2016) No Shortcuts : Organizing for Power in the New Gilded Age, Oxford University Press.

Eric Blanc (2019) Red State Revolt : The Teachers’ Strikes and Working-Class Politics, Verso Books.

Michael Charney, Jesse Hagopian et Bob Peterson (2021) Teacher Unions and Social Justice : Organizing for the Schools and Communities Our Students Deserve, A Rethinking Schools Publication.

Notes

[1] Aux États-Unis, le rouge en tant que couleur politique ne fait pas principalement référence au socialisme mais aux Républicains.

[2] Un caucus est une méthode d’organisation établie aux États-Unis, à l’origine dans le domaine politique. Il est également fréquemment utilisé dans les syndicats, par exemple pour promouvoir des candidats aux élections syndicales, en raison de préoccupations spécifiques (par exemple, le soutien des syndicats locaux à Black Lives Matter) ou de questions plus générales (par exemple, la démocratie syndicale). Vous pouvez les considérer comme une combinaison entre un comité et une tendance. Voir par exemple “Former un caucus syndical”. https://uniondemocracy.org/legal-rights-and-organizing/questions-and-answers-about-legal-rights-and-union-democracy/forming-a-caucus/

[3] Michelle Strater Gunderson (2021) ‘The Power and Challenges of Social Justice Caucuses’ in Teacher Unions and Social Justice.

[4] The Schools Chicago’s Students Deserve: Research-based Proposals To Strengthen Elementary And Secondary Education In The Chicago Public Schools https://news.wttw.com/sites/default/files/Chicago%20Teachers%20Union%20report_0.pdf

[5] Pour une image de la réunion, regardez cette vidéo de Labor Beat : Les enseignants de Chicago restent forts, www.youtube.com/watch?v=SOLj6B4cF2w

[6] Pour plus de détails, voir Wim Benda (2021) “In memoriam Karen Lewis, grande dame des syndicats américains de l’éducation” https://www.dewereldmorgen.be/artikel/2021/03/03/in-memoriam-karen-lewis-grande-dame-van-de-amerikaanse-onderwijsvakbonden/ .

[7] Lauren Ware Stark en Rhiannon M. Maton (2019) ‘School Closures and the Political Education of U.S. Teachers’ in Ebony M. Duncan-Shippy Shuttered Schools: Race, Community, and School Closurs in American Cities, Information Age Publishing; Gillian Russom and Samantha Winslow (2017) ‘Teachers Unions Caucuses Gather to Swap Strategies’ https://labornotes.org/2017/08/teachers-caucus-together

[8] Des descriptions et des analyses des différentes expériences peuvent être trouvées dans l’ouvrage collectif Teacher Unions and Social Justice.

[9] Jane F. McAlevey No Shortcuts; pour un résumé de cette approche, voir Sam Gindin (2016) ‘The Power of Deep Organizing’,

https://www.jacobinmag.com/2016/12/jane-mcalevey-unions-organizing-workers-socialism

[10] No Shortcuts (p.9)

[11] Ibid. (p.6)

[12] Pour un exemple inspirant, cette courte vidéo : https://vimeo.com/285209608/a17e9200a4

[13] Voir Dries Goedertier (2021) ‘Kapitaal en arbeid: een strijd voor het leven’, https://www.masereelfonds.be/dries-goedertier-kapitaal-en-arbeid-een-strijd-voor-het-leven/

[14] Jane McAlevey (2016) ‘Everything Old is New Again’, https://www.jacobinmag.com/2016/08/everything-old-is-new-again-mcaveley/

[15] Red State Revolt, p.111.

[16] Pour un bon résumé (en néerlandais), voir Peter De Koning (2021) Red State Revolt : Staking for Dummies, https://www.skolo.org/nl/2021/04/13/red-state-revolt-staken-voor-dummies/

[17] Steven Greenhouse (2019) ‘The strike isn’t just for wages anymore. It’s for the common good’ www.washingtonpost.com/outlook/2019/01/24/strike-is-back-with-new-emphasis-bargaining-common-good/

[18] Arlene Inouye (2021) ‘Lessons from the Los Angeles Strike’ in Teacher Unions and Social Justice

[19] Samantha Winslow (2020) ‘Teacher Strikes Boost Fight for Racial Justice in Schools’ https://labornotes.org/2020/02/teacher-strikes-boost-fight-racial-justice-schools

[20] Meagan Day (2019) ‘Americans are Starting to Love Unions Again’ https://jacobinmag.com/2019/09/unions-us-labor-movement-americans-gallup-poll-bernie-sanders

 

Le présent à venir des mondes du travail (rencontre 24 juin 2022 – Familistère de Guise)

fichier programme 

Programme

Jeudi 23 juin / Accueil en soirée à Amiens avec repas et hébergement sur place

Vendredi 24 juin à Guise

9h30 / Accueil au Familistère

10h / Visite du Familistère avec Michel Lallement

12h30 / Déjeuner au Familistère

14h-16h30 / Table-ronde sur l’avenir des mondes sociaux du travail

16h30 / Conclusions et verre de l’amitié

Visite guidée du Familistère de Guise

Jean Baptiste André Godin avait conservé le souvenir des terribles conditions de vie et de travail des salariés de l’industrie, constatées au cours d’un tour de France effectué, aux côtés d’un compagnon, entre 1835 et 1837. En 1842, il découvrit, par des lectures, les théories de Charles Fourier et décida d’utiliser sa fortune pour améliorer la vie de ses employés et proposer des solutions au problème du paupérisme ouvrier. Acquis aux thèses fouriéristes, il entra en contact avec l’École sociétaire et investit dans une colonie phalanstérienne au Texas. Il y perdit le tiers de sa fortune. Sensible à l’idée de la redistribution aux ouvriers des richesses produites, Godin souhaitait créer une alternative à la société industrielle capitaliste et voulait offrir aux ouvriers le confort dont seuls les bourgeois pouvaient alors bénéficier. À partir de 1859, il entreprit de créer un univers autour de l’usine de Guise, le « Familistère », dont le mode de fonctionnement était comparable à celui des coopératives ouvrières de production. Il fonda en 1880 le Familistère, et transforma son entreprise en coopérative de production, les bénéfices finançant écoles, caisses de secours, etc.

Notre visite du Familistère se fera en présence de Michel Lallement, auteur d’une biographie sur Jean-Baptiste Godin : Le travail de l’utopie. Godin et le familistère de Guise (Les Belles Lettres, Coll. « L’histoire de profil», 2009)

Après-midi

14h – Table-ronde sur l’avenir des mondes sociaux du travail

Avec la participation de Juan Sebastian Carbonell, Antonella Corsani, Patrick Cingolani et Michel Lallement

Discutant·e·s : Sophie Béroud, Claire Flécher, Jérôme Pélisse et l’équipe éditoriale de la revue. 

Les mondes sociaux du travail éprouvent la précarisation et la résignation, mais aussi l’expérimentation alternative et les résistances sociales. Comment articuler cette réalité plurielle avec les réorganisations de l’emploi, des entreprises, du management et d’un capitalisme de plateforme et financiarisé ? Quelle force structurante peut-on encore attribuer aux syndicats, aux luttes sociales et aux relations professionnelles ? De manière plus générale, quelles perspectives peut-on défendre afin que l’existence sociale se libère de l’emprise des inégalités, de l’aliénation et d’une compétition effrénée qui fait écho à la destruction accélérée des éco-systèmes naturels et à la guerre de tous contre tous ?

16h30 – Conclusions par Stephen Bouquin

 

A propos du travail de plateforme. Entretien avec Rodrigo Carelli, Patrick Cingolani et Donna Kesselman

Rodrigo Carelli, Patrick Cingolani et Donna Kesselman sont coordinateurs de l’ouvrage collectif “Les travailleurs des plateformes numériques : regards interdisciplinaires.” Ont également contribué João Leal Almado, Rodrigo Carelli, Patrick Cingolani, Patrick Dieuaide, Marie-Anne Dujarier, Donna Kesselman, Emmanuelle Mazuyer, Teresa Coelho, Moreira.  (Editions Teseo, Buenos Aires, 2022); disponible gratuitement en ligne .

Pourquoi ce livre ? Qu’apportez-vous de nouveau et de singulier sur le sujet ?

[d’une même voix] Notre approche est une approche croisée entre sociologie, économie et droit, cette idée d’un croisement des perspectives a été au demeurant le titre de la journée d’étude qui a été à l’initiative de ce livre. Sur la question des plateformes ce type d’approche interdisciplinaire est encore rare. Elle permet à chaque auteur de saisir les capacités d’adaptions et les limites des frontières institutionnelles et conceptuelles reçues, ainsi que l’aptitude de leur discipline à rendre compte des réalités induites par l’organisation du travail numérique. Ce que nous avons apporté en outre, sous la forme d’un Forum, c’est un échange autour de la nature du travail des plateformes du point de vue de la zone grise.

Cette deuxième partie de l’ouvrage présente la notion de la « zone grise du travail et de l’emploi ». Elle vise à appréhender les transformations des normes à partir des dynamiques socio-économiques qui dépassent les frontières des approches binaires de l’emploi. La perspective interdisciplinaire, sous la forme d’un Forum, est appliquée au cas de la requalification salariale des chauffeurs VTC et aboutit à des conclusions contrastées. Les textes ont néanmoins en commun de considérer les phénomènes qui échappent aux catégories traditionnelles comme des zones grises, tout en leur accordant un rôle différent dans la recodification des normes. Cette nouvelle lecture par les zones grises permet de mieux saisir les complexités du marché du travail.

Quelles différences avez-vous observé entre les situations latino-américaines et européennes par exemple ?

Rodrigo Carelli : On ne peut pas généraliser à propos de l’Amérique latine, car chaque pays, comme en Europe, connaît une situation très différente. Le service d’Uber au Brésil, le cas d’étude traité dans notre ouvrage, est assuré par des chauffeurs non professionnels, qui se déclarent néanmoins comme tels auprès de l’organisme public, comme c’est le cas dans plusieurs pays en Amérique latine et aux Etats-Unis. En Argentine, Uber a été interdit d’opérer avec ce statut, même si l’entreprise continue à fonctionner ainsi presque clandestinement en acceptant uniquement le paiement avec des cartes de crédit étrangères pour contourner les autorités.  Au Chili, par exemple, une législation spécifique vient d’être adoptée qui prévoit deux types de travailleurs de plateforme : les dépendants et les indépendants, ces derniers pour lesquels il ne peut y avoir de contrôle sur le service fourni. Les premiers auront tous les droits et les indépendants auront certains droits prévus par la loi.

Au Brésil les travailleurs des plateformes, chauffeurs de VTC et livreurs, ne sont pas reconnus comme des salariés par les entreprises, malgré le fait que la loi brésilienne prévoit l’existence d’une subordination algorithmique. Pour obtenir la protection du droit du travail, les travailleurs doivent déposer une demande de requalification en tant que salarié devant les tribunaux du travail. Ces tribunaux ont toutefois rendu des décisions contradictoires, y compris la Cour supérieure du travail. En outre, les plateformes manipulent les précédents judiciaires – elles acceptent des règlements avec le travailleur dans le cadre de poursuites judiciaires seulement quand il y a un certain degré de probabilité de défaite, après une évaluation algorithmique du dossier du juge et de ses tendances décisionnelles, en utilisant la Jurimétrie (l’utilisation d’outils basés sur la collecte de données et l’intelligence artificielle pour identifier des modèles de jugement dans les arrêts du pouvoir judiciaire).

Plusieurs projets de loi sont soumis au parlement brésilien, certains préconisant la simple reconnaissance de la condition des employés et d’autres excluant la possibilité de requalification de ces travailleurs en salariés.  Il y a un mouvement récent en faveur de la négociation collective extraordinaire. La législation brésilienne prévoit déjà, à la différence de la plupart des pays du Nord, la possibilité de négociations collectives pour les travailleurs indépendants. Cette nouvelle proposition consiste à la faire de manière extraordinaire, par le haut, par les directions des centrales syndicales, qui n’ont normalement pas le pouvoir de négocier collectivement. Comme il s’agit d’une proposition récente, il est difficile de savoir comment pourrait se résoudre l’obstacle juridique de la négociation à ce niveau. L’objectif est d’accorder certains droits à ces travailleurs.

[chauffeurs en grève à Sheffield]
Les collectifs de travailleurs de plateformes, surtout du côté des coursiers et des chauffeurs poussent comme des champignons. Qu’est-ce qui explique ce regain de « collectivisme », ou de disponibilité pour l’action collective ? Alors que tant d’analyses sociologiques nous invitent à penser le rapport au travail sur le versant de la servitude, du consentement et de l’auto-exploitation ?

Il y a au moins trois dimensions pour comprendre la relative effervescence des mobilisations. 1°) La ruse des plateformes pour désamorcer les réticences à leur modèle a été déjouée. Il s’agissait en effet d’offrir au départ des conditions de rémunération avantageuses, à l’heure notamment, puis à la faveur des transformations du marché d’une augmentation de la demande et du nombre des coursiers (faillite de Take Eat Easy, ou crise sanitaire), de substituer un travail à la tâche souvent éreintant et économiquement désavantageux. Les coursiers ont très rapidement réagi à ce changement de régime et depuis 2016 des grèves sporadiques mais combatives n’ont cessé de parcourir une partie de l’Europe refusant le néo-tâcheronnat imposé par Deliveroo, et d’autres entreprises de livraison. Que ce soit en Angleterre, en Allemagne, en Espagne, en France l’enjeu des luttes a été le refus du paiement à la tâche. 2°) L’outil plateforme s’est avéré plus facilement détournable qu’il n’y paraissait au départ. Quelques livreurs quelques chauffeurs se sont saisis du modèle de la plateforme pour faire fonctionner celui-ci aux fins des travailleurs et de se consacrer à autre chose qu’au service à l’égard d’une clientèle privée et pour des tâches relevant parfois de la néo-domesticité algorithmique. Parmi les coursiers ou les chauffeurs, des coopératives de salariés sont nées et débouchent sur une vie nouvelle pour le projet coopérativiste 3°) L’anti-modèle social que propose le capitalisme de plateforme passe mal dans les pays ayant une tradition un peu sérieuse de protection sociale. La mèche du minage néolibéral des droits sociaux a été vite éventée. Contre un certain discours sociologique de la « servitude volontaire » des travailleurs à l’égard de l’idéologie néolibérale, les travailleurs ne sont pas les dupes des plateformes. Cela néanmoins ne suppose pas qu’on en ait rapidement fini avec ce modèle. On sait qu’il s’impose comme une évidence surtout parmi les gouvernants et qu’il a ses appuis en haut. Par ailleurs, après une première période de méfiance respective, une certaine logique de coopération commence à voir le jour avec les syndicats institutionnels : soutien logistique et médiatique dans le cadre des actions collectives, soutien juridique et financier dans le cadre des procès de requalification, jusqu’à la syndicalisation dans certains cas, voire par l’affiliation de collectifs et associations de travailleurs.

Il semble que ces mobilisations visent en premier lieu à obtenir une intégration au salariat. Quels éléments plaident en faveur d’une jurisprudence pro-salariale?

La situation est complexe. Si l’offensive idéologique de l’« entrepreneuriat de soi » commence à s’effacer devant la dure réalité pour gagner sa vie par ce travail – les longues heures, les frais à assurer – les travailleurs tiennent beaucoup à la flexibilité de leurs horaires. Les compagnies ont réussi à les convaincre que celle-ci est incompatible avec le salariat, et bien des travailleurs disent ne pas souhaiter être subordonnés à « un patron comme Uber ». Si les tribunaux dans des pays de plus en plus nombreux décident dans le sens du statut salarial pour ces deux figures de travailleurs – la Cours de Cassation, dans son arrêt Take Eat Easy de novembre 2018 et son arrêt Uber mars 2020 ont reconnu la présence de tous les critères de la subordination et aucun critère de l’indépendance –, il n’y a pas eu de requalification générale et l’Etat français, notamment, comme il l’a précisé dans son Rapport Frouin (2020), exclut cette option. Même la « loi Riders » voté en Espagne en mai 2021 n’a pas réussi à atteindre son objectif visant à imposer le statut salarial aux livreurs. La présomption du salariat préconisée dans le projet de directive européenne de décembre 2021 n’est pas gagnée d’avance.

Vous avez développé il y a quelques temps déjà ce concept « zone grise ». Quelle est sa pertinence / sa valeur heuristique pour une analyse sociologique des situations de travail « atypiques » ?

L’étude des zones grises prend comme point de départ le brouillage des frontières entre travail subordonné et travail autonome (Supiot, 2000), brouillage qui met les tribunaux devant la difficulté de les qualifier, avec les conséquences qui en découlent pour les protections et les droits afférents des travailleurs. Dépassant la stricte vision juridique et binaire, les zones grises des relations de travail et d’emploi, telles qu’elles sont étudiées ici (Bureau et al., 2019 ; Azaïs & Carleial, 2017 ; Siino & Soussi, 2017 ; Boulin & Kesselman, 2018), permettent de conceptualiser, dans une approche globale, les dimensions multiples des transformations du marché du travail, l’imbrication des figures hybrides émergentes (Murgia et al., 2020, Bellemarre & Briand 2015) et l’espace élargi d’une « rapport social » du travail (D’Amours, 2015). Dans des situations de défaillance réglementaire, il convient de porter l’attention sur les initiatives structurantes qui émanent des acteurs de terrain, « figures émergentes de la zone grise » (Azaïs, 2019), que sont ici les compagnies et chauffeurs VTC, et les nouvelles parties prenantes : agences publiques aux niveaux intermédiaires, consommateurs, associations, coopératives, avocats, etc. Ceux-ci interagissent en dehors des relations du triptyque traditionnel « employeur, syndicat, gouvernement » dans de nouveaux espaces de régulation qui ne sont pas encore institués et que nous qualifions de zones grises de l’« espace public » de recomposition des normes (Azaïs et al, 2017). Autrement dit, au-delà du simple constat, les zones grises du travail et de l’emploi jouent un rôle heuristique qui vise à objectiver les phénomènes de « décohérence » entre le droit et les réalités qu’il est censé réglementer. L’approche permet de considérer les dynamiques d’une situation de travail comme des représentations potentiellement alternatives, plus ou moins stables, plus ou moins structurantes, et dont la durée, la profondeur et l’étendue restent indéterminées (Bureau & Dieuaide, 2018).

© Kate Musch / Reuters

Au cours de la seconde moitié du 19ème siècle, on connaissait les tâcherons, les saisonniers, et plus généralement, le louage de main-d’œuvre, qui ensemble comptaient souvent pour 25 à 30 % de la population laborieuse. On connaissait aussi le sublimisme et d’autres formes de « nomadisme ». Quelle est la réelle nouveauté du capitalisme plateformisé ?

Patrick Cingolani : Il faut savoir distinguer les usages et les tactiques que peuvent faire des personnes d’un type d’emploi, d’un type de contrat de travail ou de l’auto-entreprenariat et l’usage que fait de ces emplois et de ces contrats le capitaliste dans un rapport de pouvoir asymétrique. Pour ma part j’ai toujours cherché à les approcher simultanément et contradictoirement, l’une n’étant pas la subordination à l’autre. Ces usages et tactiques divers par certains travailleurs des plateformes font échos à des pratiques et des usages du temps qui traversent de manière marginale toute l’histoire du mouvement ouvrier. Ainsi que ce soit chez bon nombre de chauffeurs, si l’on en croit Rosenblat (2018), ou chez les coursiers ces tactiques sont associées à une certaine pluriactivité entre travail et études, travail et soins familiaux, entre plusieurs activités professionnelles disparates. L’originalité de la plateforme tient précisément à sa flexibilité et à sa capacité d’appariement qui la rend d’autant plus réactive mais c’est aussi le moyen d’exploiter une force de travail soumise à la demande.

Bon nombre de sociologues semblent avoir redécouvert le capitalisme grâce aux plateformes et leurs applications. Ne faudrait-il pas élargir l’angle à d’autres secteurs d’activité ou d’autres configurations productives ? Dit autrement, la plateformisation va-t-elle remplacer la relation salariale et devenir le mode opératoire « typique » pour l’organisation d’un travail de service sous contrôle algorithmique ? Ou faut-il continuer à penser que les secteurs à haute valeur ajoutée la mobilisation du travail salarié.

Patrick Cingolani : Je ne suis pas de ceux-là. Le capitalisme de plateforme s’inscrit dans une histoire dont pour ma part j’ai cherché à montrer la continuité avec les formes d’externalisations présentes dans la seconde moitié du 20ème siècle (voir La colonisation du quotidien, Amsterdam, juin 2021). En l’absence même de la révolution numérique, la tendance à l’externalisation de la main d’œuvre et son assujettissement à la demande étaient déjà présents (intérim, sous-traitance, travail à temps partiel et même zero hour contract). Le numérique a eu l’effet d’un saut qualitatif multipliant les possibilités technologiques de l’intermédiation de la main d’œuvre. Sans la dynamique de résistance que l’on a évoquée il y a fort à penser que le modèle de la plateforme va remplacer le modèle salarial. D’aucuns mettent en avant la puissance des marchés face à la structure de l’entreprise et même face aux organisations traditionnelles. Elles auraient du mal à empêcher de s’imposer la capacité numérique des marchés à apparier et combiner. Pour ma part, je suis hésitant. Mais quel que soit l’avenir du salariat, une lutte pied à pied face à la puissance socialement délétère de ce modèle de capitalisme devra s’affirmer quitte éventuellement à adopter d’autres modèles sociaux.

Donna Kesselman : C’est la question que nous posons dans le débat contradictoire du « Forum » sur la nature du travail de plateforme numérique, et cela à travers sa lecture par les zones grises. Pour Patrick Dieuaide, économiste, la figure émergente du travailleur de plateforme porte en lui les germes d’une disruption avec les cadres institutionnels du salariat. Pour cet auteur, les zones grises que produisent les plateformes numériques représentent un espace irréductible où s’opère une transformation en profondeur de l’organisation du travail et du travail lui-même. Pour Rodrigo Carelli, juriste, les zones grises circonscrivent l’espace que fuient les plateformes numériques eu égard à leurs obligations d’employeur et à l’exercice d’une concurrence loyale. Cet espace des rapports de forces, de la régulation et de la reproduction du système économique, continue d’être structuré par les institutions du salariat, même si celles-ci sont affaiblies. Pour ma part, dans une analyse pluridisciplinaire, les zones grises représentent la sphère de disruption que les plateformes ont créé en appliquant leur stratégie, et qui permet à ce que des positions si contrastées puissent cohabiter. Cette stratégie consiste à concurrencer ouvertement les normes publiques fixées ou encadrées par la loi, et à s’imposer comme acteurs de la recodification des normes à partir de leur modèle d’affaires. Le degré de réglementation appliqué par les tribunaux et les gouvernements aux acteurs des secteurs numériques est déterminant dans l’apparition des zones grises dépendant d’une politique plus ou moins volontaire de défense du salariat et de ses institutions. Dans la mesure où l’État accompagne ce processus, il devient lui-même un vecteur et un producteur de zones grises. (Bisom, Coiquaud, 2017).

En étudiant le cas de Uber, on se rend compte que ce modèle est loin d’être si profitable. La firme doit subventionner les prestations pour pouvoir présenter des tarifs concurrentiels et acquérir des parts de marché et doit monétiser en permanence les données produites par les chauffeurs (trajets etc.). Même en glissant bon nombre de frais sur le dos des travailleurs indépendants, il n’en reste pas moins que la profitabilité est tout sauf certaine. Pour se maintenir à flot, Uber doit continuer à se grandir et récolter des fonds sur les marchés financiers. Qu’en pensez-vous ?

Cette remarque fait écho à une réponse que nous avons formulée précédemment et qu’un certain nombre de militants du secteur partagent : le modèle économique de ce type de plateformes sur le long terme n’est pas viable. Il n’est viable qu’en étant soutenu à bout de bras par des hedge funds nord-américains et des fonds souverains des Emirats. L’enjeu de ce soutien à ce dispositif qui fonctionne à perte est la banalisation du modèle de la plateforme et la naturalisation d’un type de travail indépendant et précaire. Il est à remarquer qu’au Royaume uni une partie du chômage a été réglé par l’auto-entreprenariat. Si comme on peut le penser le néolibéralisme est un constructivisme, les plateformes sont comme telles de puissants instruments de ce projet constructiviste. Au-delà des formes d’appropriation dont il a été question précédemment la plateforme mine les fondations de ce que Castel a désigné comme la société salariale.

On observe aux Etats-Unis un certain réveil social (« Striketober », le mouvement de syndicalisation chez Starbucks, Amazon, …). Comment les syndicats se positionnent-ils par rapport au Gig work ? Idem par rapport à la « double production de valeur » avec la figure du producteur/consommateur également appelé produsager).

Il faut préciser que les droits syndicaux et collectifs sont réservés aux Etats-Unis uniquement aux salariés. Une loi permettant aux chauffeurs VTC de s’organiser pour négocier collectivement, votée dans la ville de Seattle, a été cassée par les tribunaux au nom de la loi anti-trust, interdisant la collusion entre les entreprises, que sont les travailleurs indépendants, au nom de la libre concurrence. L’attaque des compagnies est tellement forte et les moyens tellement pléthoriques qu’ils réussissent à diviser la réponse venant des syndicats. Dans la ville de New York, certains syndicats ont accepté la proposition des compagnies VTC d’un compromis qui permettrait aux chauffeurs et livreurs de s’organiser pour négocier avec les compagnies sans reconnaissance du statut salarial, et la campagne œuvre pour une loi permettant ceci auprès du congrès de l’Etat. En même temps, d’autres syndicats se mobilisent pour la reconnaissance du statut salarial.

En Californie les syndicats ont soutenu la loi de 2019 qui a déclaré la présomption salariale, applicable aux travailleurs de plateforme, et se sont opposées au référendum populaire organisé par des compagnies de VTC et de livraison de repas en 2020 (Proposition 22) qui a réussi, aux prix de dépenses sans précédent et d’une campagne mensongère, à l’inverser. Pendant l’été 2021, des protestations ont eu lieu dans les grandes villes menées par des chauffeurs. Elles ont réclamé le droit de pouvoir se syndicaliser pour négocier, et s’inscrivent dans la vague de protestation sociale en cours aux Etats-Unis. La question est posée actuellement en relation avec le projet de loi en défense du droit de l’organisation des travailleurs, qui, après avoir été voté par le Congrès, a été bloqué au Sénat par les Républicains (Protect the Right to Organize Act, PRO Act). Mais il n’est pas décidé à ce point si le camp démocrate va insister sur la reconnaissance du statut salarial comme préalable.

Propos recueillis par Stephen Bouquin

Ressources et expertises militantes

Rapport d’analyse pour le GUE-NGL (gauche européenne) au Parlement Européen, par Cédric Leterme et Anne Dufresne, chercheur·e·s au Gresea.

Bibliographie 

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Metaverse et la question du travail

Si le Metaverse n’a été abordé que sur le versant des technologies de réalité artificielle, elle contient aussi des questions importantes pour l’avenir du travail. Par Valerio De Stefano, Antonio Aloisi et Nicola Countouris

À la mi-janvier, la nouvelle selon laquelle Microsoft investissait près de 70 milliards de dollars dans le Metaverse a fait la une des journaux. Ce n’était pourtant que le dernier d’une série d’investissements massifs de ce type. Des entreprises technologiques telles que Google et Epic Games, des marques telles que Gucci et Nike, et même des détaillants tels que Walmart entrent dans le Metaverse ou cherchent à le façonner – et, bien sûr, il y a quelques mois seulement, Facebook a changé de nom pour devenir « Meta » afin de signaler son engagement.

Le Metaverse est envisagé comme une nouvelle façon d’interagir avec les différentes composantes du cyberespace – la réalité augmentée, la combinaison des aspects numériques et physiques de la vie, la technologie tridimensionnelle, l’«internet des objets», les avatars personnels, les marchés numériques et les fournisseurs de contenu – pour générer une expérience plus active, immédiate et immersive. Et cela pourrait répondre à la crise des réseaux sociaux établis de longue date, perturbés par le désintérêt des jeunes utilisateurs et l’examen minutieux des régulateurs.

Complexité juridique

Toutefois, comme l’indique l’accord conclu avec Microsoft, il s’agit plus d’une question d’argent que de sens. En juin dernier, l’achat d’un sac à main Gucci virtuel pour l’équivalent de 4 000 dollars en monnaie virtuelle, destiné à être porté par un avatar, était emblématique des transactions économiques qui peuvent peupler le Metaverse.

Juridiquement, beaucoup de questions se posent. A qui appartient ce sac, par exemple : à l’acheteur, à la plateforme ou au producteur qui le loue à un client ? Que se passe-t-il si la plateforme ne fonctionne pas correctement ou que le sac n’est pas impeccable ? Un autre sujet pourrait-il le « voler » – et ensuite ? Le sac pourrait-il être « transporté » d’une plateforme à l’autre, tout comme un sac à main acheté dans un magasin dans un autre ? Si ce n’est pas le cas, les questions d’antitrust s’ensuivent-elles ?

Ce ne sont là que quelques exemples de la complexité juridique qui entoure les échanges numériques. Le droit qui s’appliquera dans le Metaverse amplifie l’incertitude plus générale quant au droit applicable sur l’internet.

S’agit-il de la loi du pays où l’entreprise propriétaire de la plateforme est basée ? Qu’en est-il si la plateforme est partagée ? Est-ce la loi de l‘endroit où les serveurs sont basés ? Et si les plateformes sont sous-tendues par des blockchains et dispersées dans le monde entier ? Ou bien est-ce la loi du lieu où est basé le producteur virtuel du produit ou du pays où est basée la marque du consommateur ? Et pourquoi pas celle du pays où se trouve le client ? Même les transactions les plus simples peuvent déclencher des problèmes juridiques époustouflants, notamment en matière de droit du travail.

Metaverse comme espace de travail

Le Metaverse aura ses utilisateurs, mais il sera aussi un « espace de travail » pour beaucoup. Cette année, Microsoft s’apprêterait à combiner les capacités de réalité mixte de Microsoft Mesh – ce qui permet à des personnes situées dans des lieux physiques différents de participer à des expériences holographiques collaboratives et partagées — avec les outils de productivité plus connus de Microsoft Teams, qui permettent de participer à des réunions virtuelles, d’envoyer des chats, de collaborer à des documents partagés, etc. L’objectif est de créer une expérience de travail plus interactive et collaborative pour les travailleurs à distance.

Si cela peut sembler une bonne chose, une première inquiétude est qu’une telle combinaison augmentera le stress d’être exposé à des formes de surveillance algorithmique toujours plus invasives et implacables, déjà expérimentés par les travailleurs à distance, tout en retrouvant une dynamique parfois toxique et oppressive du travail au bureau. Le potentiel d’augmentation des risques psychosociaux ne peut être surestimé, notamment parce que de nouvelles formes de cyberintimidation au travail pourraient être rendues possibles par les technologies constituant le Metaverse.

En outre, si ces « bureaux Metaverse » devaient réellement se démultiplier, le risque de « distanciation contractuelle » pour les travailleurs concernés monterait en flèche. Si les entreprises sont en mesure de disposer de bureaux virtuels qui imitent de manière convaincante les bureaux physiques et, en même temps, d’avoir accès à une main-d’œuvre mondiale de travailleurs à distance potentiels, leur capacité à externaliser le travail de bureau vers des pays où les salaires sont beaucoup plus bas et la protection du travail plus faible – et à se livrer à des erreurs massives de classification du statut d’emploi – augmentera énormément.

Le Metaverse pourrait conduire à accroître ces tendances dans un avenir pas si lointain. Il n’affectera pas seulement le travail déjà effectué à distance. De grandes parties de l’activité du commerce de détail et du service à la clientèle « en personne » pourraient être transférées en ligne si les expériences virtuelles sont suffisamment convaincantes et fluides. Pourquoi quitter son domicile pour se rendre dans un magasin et demander conseil sur un article, si l’on peut parler de manière satisfaisante avec un vendeur, par l’intermédiaire d’un avatar, et acheter l’article en ligne ?

Ensuite, à côté de tous les risques identifiés, la question sera de savoir quelles réglementations en matière d’emploi et de travail s’appliqueront à ces activités professionnelles ? Celles des pays où se trouvent les plateformes – et encore, où se trouvent-elles ? Celles du pays où est basé l’employeur (idem) ? Ou celles des pays où sont basés les travailleurs ? Et comment construire la solidarité et encourager l’action collective parmi une main-d’œuvre dispersée dans le monde entier qui ne peut se « rencontrer » que par le biais de plates-formes propriétaires appartenant à des entreprises ?

En plus de la menace que ces travailleurs soient classés à tort comme indépendants, par le biais d’une variété de stratagèmes juridiques et d’un story-telling astucieux de Big Tech, le paiement en crypto-monnaie – une autre caractéristique attendue du Metaverse – sera probablement utilisé pour brouiller les pistes sur le statut et la protection de l’emploi. L’application quasi inexistante de la protection du travail aux micro-travailleurs rend ces préoccupations urgentes.

Créateurs de contenu

De nombreux professionnels travaillent déjà à façonner le Metaverse. Il s’agit notamment de chercheurs, de spécialistes de la cybersécurité, de développeurs de systèmes et de constructeurs de matériel informatique, mais aussi d’experts en marketing et de développeurs commerciaux. Les créateurs de contenu, qui conçoivent et mettent en place les expériences, les événements, les contenus postés et les biens et services échangés dans le Metaverse, seront essentiels.

Il s’agit d’une question complexe, car de nombreux créateurs de contenu ont été rendus fortement dépendants des plateformes sur lesquelles ils partagent leurs contenus : comment ces contenus sont distribués, comment les algorithmes les classent et les rendent visibles, comment ils sont monétisés et, en fait, quel contenu pourrait entraîner la désactivation de leur compte. Les créateurs de contenu ont rarement leur mot à dire ou leur mot à dire dans ce domaine.

Jusqu’à présent, les tentatives de créer une voix collective pour ces travailleurs – même lorsqu’elles sont soutenues par de grands syndicats comme IG Metall, comme c’est le cas pour les créateurs de YouTube – n’ont pas vraiment abouti. Même lorsque les créateurs ont un contrat de travail, comme c’est parfois le cas dans l’industrie des jeux vidéo, les conditions de travail restent souvent désastreuses, bien que les travailleurs et les syndicats contestent certaines de ces pratiques.

Le Metaverse ouvre certainement de nouvelles perspectives aux créateurs, mais il accroît également les possibilités de les exploiter. Le nombre croissant de personnes qui exerceront de telles activités pour servir le Metaverse justifie une attention beaucoup plus décisive de la part des régulateurs, des syndicats et des pouvoirs publics.

En outre, contrairement au mirage vanté d’un domaine virtuel décentralisé, le Metaverse pourrait entraîner une concentration encore plus intense du pouvoir des firmes. La méfiance envers les anciennes institutions est ici détournée pour déplacer les intérêts des utilisateurs et des investisseurs vers des technologies descendantes, où la rhétorique de la « polycentricité » n’est qu’un écran de fumée. Le cyberanalyste Evgeny Morozov a averti que « les réseaux, une fois exploités par des acteurs privés et sans contrôle public démocratique, pourraient être tout aussi tyranniques et contraignants que les hiérarchies féodales, bien que de manière différente ».

Refuser un nouveau « Far West »

Lorsqu’il s’agit de ces questions et d’autres problèmes de travail déclenchés par le Metaverse, il est vital de tirer les leçons du passé et de ne pas attendre que ces problèmes soient déjà ancrés. La réaction aux défis posés par le travail de plateforme a été beaucoup plus lente que nécessaire : les plateformes de travail numérique ont gagné un temps crucial pendant que tout le monde s’embourbait dans les questions « s’agit-il vraiment de travail » et « cela justifie-t-il et mérite-t-il d’être protégé ». Cette fois, nous pourrions au moins essayer d’éviter cela, en disant que « bien sûr, c’est du travail, et tout travail mérite d’être protégé, peu importe où et comment il est effectué ou comment il est payé ».

Le Metaverse ne doit pas devenir un autre « Far West » de la protection du travail. Il est essentiel d’adapter les nouveaux modèles à la réglementation existante et d’affiner la législation pour qu’elle s’adapte aux nouvelles initiatives. Mais pour cela, il est urgent d’y prêter attention et de mettre en place une planification stratégique.

 

Article publié initialement par la rédaction du site Social Europe  (1er février 2022)

VALERIO DE STEFANO

Valerio De Stefano est professeur de droit à la York University de Toronto (Canada).

ANTONIO ALOISI

Antonio Aloisi est boursier Marie Skłodowska-Curie et assistant professeur de droit du travail comparé à L’école de droit ; Université de Madrid.

NICOLA COUNTOURIS

Nicola Countouris est directeur du département de recherche à l’Institut Syndical Européen et professeur de droit du travail européen à la University College de Londres.

Pourquoi une « science des données des travailleurs » peut résoudre les problèmes de la Gig Economy.

Par Karen Gregory (Université d’Edimbourg)

Les gig workers sont des travailleurs indépendants. De plus en plus souvent, ils demandent à voir les algorithmes qui régissent leur travail. Ce combat est riche d’enseignements pour la création de rapports de travail équitables pour tous.

Dans le monde entier, les collectifs de travailleurs indépendants mènent des campagnes visibles et bruyantes en faveur des droits des travailleurs. Sur de multiples plateformes et dans de nombreux pays, ils se battent pour la reconnaissance officielle de leur activité de travail comme relevant d’un emploi salarié (ce qui leur permettrait d’avoir accès à des avantages tels que les indemnités de maladie, les congés payés, les prestations de retraite et le droit de se syndiquer). Ils font de même pour des normes de sécurité de base, des augmentations de rémunération et des horaires stables, ainsi que pour la fin d’une politique managériale fondé sur le blocage et l’exclusion pur et simple des plateformes. Au cœur de ces campagnes, on trouve une exigence de transparence et l’obligation pour les plateformes d’offrir des indications fiables et significatives sur la façon dont elles collectent et analysent les données extraites de l’activité des travailleurs. Les travailleurs indépendants demandent de leur côté qu’on leur montre les algorithmes qui définissent, gèrent et contrôlent la nature du travail à la demande qu’ils effectuent.

L’intérêt pour les data des travailleurs et les informations contenues dans la « boîte noire de la plateforme » revêt un double enjeu. Tout d’abord, les travailleurs des plateformes savent qu’ils génèrent de grandes quantités de données précieuses. Les plateformes s’engagent dans ce que l’on appelle la « double production de valeur », où tout profit réalisé par l’entreprise grâce à son service est augmenté par l’utilisation et la valeur spéculative des données produites avant, pendant et après la prestation. En exigeant qu’on leur révèle les processus algorithmiques qui façonnent leur expérience professionnelle, les travailleurs demandent à savoir comment leur travail génère de la valeur pour l’entreprise. Il s’agit donc d’une demande de reconnaissance et de rémunération.

Cependant, les recherches menées auprès des gig workers ont montré que l’intérêt qu’ils portent au management algorithmique va plus loin que l’exigence d’une rémunération plus élevée. En l’absence du statut d’emploi, le gig work est une forme de travail indépendant, et les travailleurs devraient bénéficier d’une autonomie, d’une flexibilité et d’une liberté de choix quant au moment et à la manière de travailler, ainsi que des informations claires sur la manière de rester en sécurité pendant le travail et d’atténuer les risques associés au travail indépendant.

Actuellement, les travailleurs indépendants ne bénéficient pas de ces avantages. Au contraire, le travail pour les plateformes contient des risques et imposent aux travailleurs l’obligation de porter la myriade de coûts financiers, physiques et émotionnels liés à leur travail. En réponse à ces risques, les travailleurs affirment que l’accès aux données des plateformes et des explications plus claires sur la façon dont leurs données sont collectées et analysées par la plateforme est indispensable pour pouvoir faire des choix mieux informés sur quand et comment travailler. L’intérêt des travailleurs pour les données des plates-formes est donc fondamentalement motivé par le besoin immédiat de rendre l’activité de travail moins incertaine et insécurisante.

Bien que la réglementation de l’économie des plateformes et des droits du travail solides sont véritablement nécessaires à long terme, les travailleurs indépendants ont clairement indiqué qu’ils avaient également besoin que les informations sur leurs conditions de travail soient plus facilement accessibles. Ils nous montrent que le combat juridique pour des protections du travail est aussi un combat pour les droits des travailleurs en matière d’accès aux données. Pour les travailleurs, les demandes de transparence et de responsabilité algorithmique soulèvent autant de défis que d’opportunités. L’exigence de transparence sur les algorithmes ou d’obtention des data révèlent immédiatement l’asymétrie de pouvoir dans l’économie des plateformes. Les données, telles qu’elles sont conçues aujourd’hui, sont accaparées par la plateforme, qui deviennent les propriétaires de ce trésor précieux. Alors que les plateformes bénéficient des avantages de la collecte et de l’analyse des big data, les lois actuelles sur la protection des données fonctionnent à une plus petite échelle et sont basées sur les droits individuels.

En vertu du GDPR et de la loi britannique de 2018 sur la protection des données (bien que cette dernière soit encore en cours d’examen et de consultation par le gouvernement), les travailleurs individuels ont effectivement le droit d’obtenir leurs données personnelles ainsi qu’une explication sur la façon dont leurs données sont mobilisées dans la prise de décision automatisée. Cependant, si le processus d’obtention des données personnelles est relativement évident pour les individus, l’agrégation et l’analyse complexe intégrant ces données nécessitent des ressources et des compétences spécifiques. Cela soulève forcément des questions sur la maintenance à long terme des données produites par les travailleurs, car l’agrégation des données des travailleurs soulève la question de savoir où ces données doivent être stockées, comment elles seront sécurisées et maintenues, et qui y aura accès en fin de compte. De plus, pour générer une base de données utile et solide sur les travailleurs, ces derniers doivent s’encourager mutuellement à faire des demandes d’accès et à contribuer leurs données à un projet collectif. Ce projet risque d’être onéreux, incomplet et inefficace.

Pourtant, comme l’ont montré les chauffeurs d’Uber à Londres, le GDPR prévoit des droits puissants que les travailleurs peuvent exercer. Avec le soutien de Workers Info Exchange, les chauffeurs Uber de Londres non seulement demandent mais mettent en commun leurs données dans un trust de données appartenant aux travailleurs, ce qui permet à ces derniers de poser leurs propres questions sur les conditions de travail et d’y répondre – des questions qui peuvent être particulièrement précieuses lorsqu’elles portent sur le nombre d’heures travaillées ou lorsqu’on tente de calculer les salaires dans le temps. Avec de telles données, les travailleurs peuvent déterminer s’ils gagnent un salaire minimum. Ces données collectivisées ont également permis aux travailleurs de contester les processus de décision automatisés tels que les exclusions et autres mises au ban, et de tirer la sonnette d’alarme sur les questions de partialité dans le déploiement des technologies de reconnaissance faciale. Jusqu’à présent, la gig economy a fonctionné comme un terrain d’essai non réglementé pour la science des données managériales et logistiques, mais les défis posés par les processus de décision automatisés sont loin d’être limités à la gig economy. Les préjudices liés aux données auxquels sont actuellement confrontés les chauffeurs Uber doivent être considérés comme une menace pour les travailleurs de manière plus générale.

Tandis que les travailleurs de cette économie informelle soulignent la nécessité de droits plus solides en matière de données et attirent l’attention sur les préjudices liés aux données, une série d’outils et d’applications conçus pour offrir un accès au fonctionnement algorithmique des plateformes a également vu le jour. Des applications existantes peuvent être puissamment combinées pour générer ce qui a été appelé une enquête ouvrière digitale  sur les travailleurs numériques. Une conférence récente à l’Université d’Edimbourg, que j’ai organisée, a réuni plusieurs de ces projets pour explorer les possibilités et les défis de ces outils. S’inspirant de prédécesseurs tels que l’extension de navigateur Turkopticon, qui permet aux micro-travailleurs de partager et d’accéder aux évaluations des employeurs qui utilisent la plateforme Amazon Turk, les développeurs ont construit des applications pour veiller sur le temps de travail, qui permettent d’identifier et combattre la retenue voire le vol de rémunération, de suivre les sous-paiements, d’exercer une contrôle sur les paiements, de récolter et d’organiser un portage de données, ou encore d’illustrer et de visualiser les conditions de travail, bref, de construire la solidarité et de s’organiser collectivement. Ces outils soutiennent les travailleurs précaires en offrant des informations mesurables et fondées sur des données concernant les conditions de travail.

Par exemple, We Clock, qui est en accès libre, aide les travailleurs à suivre leur temps de travail et à quantifier leur journée de travail. Cela peut servir à comprendre combien d’heures de travail ne sont pas rémunérées – une préoccupation majeure pour les travailleurs qui sont payés « à la tâche » mais peuvent passer des heures par jour à attendre du travail. Des projets tels que RooParse utilisent les factures PDF que les coursiers Deliveroo reçoivent dans leur courrier électronique pour extraire et agréger les revenus hebdomadaires, ce qui peut aider les travailleurs à comprendre comment leur paie augmente ou diminue au fil du temps. Deliveroo Unwrapped révèle la rémunération horaire et peut montrer que les coursiers gagnent beaucoup moins que le salaire minimum.

Au-delà de ces enquêtes, des projets tels que Contrate Quem Luta (« engagez ceux qui luttent ») permettent aux travailleurs marginalisés de contourner les plates-formes et d’accéder plus directement aux jobs grâce à un chatbot de WhatsApp. Up and Go amène les travailleurs à s’interroger directement sur la propriété de cette technologie et des données qui y sont associées. Dans l’ensemble, tous ces projets lancent des échanges entre travailleurs et peuvent être des mécanismes puissants pour attirer l’attention des médias sur les préoccupations des travailleurs.

Tous ces projets soulèvent également de sérieuses questions sur les meilleures pratiques éthiques et techniques pour construire et maintenir les données des travailleurs ; sur les types de collaborations et de financements nécessaires pour mener cette forme de « science des données des travailleurs » ; et sur la répartition du pouvoir entre les travailleurs, les chercheurs et les organisateurs. Bien que les travailleurs puissent vouloir obtenir et construire un collectif grâce à leurs données, beaucoup d’entre eux n’auront pas les compétences techniques et les ressources financières pour créer réellement un outil ou une application. Cela signifie que les travailleurs auront besoin de collaborateurs fiables qui sont prêts à s’investir dans un projet de maintenance des données. (À cet égard, les universités et les chercheurs devraient jouer un rôle plus important, de même que les syndicats, pour soutenir les projets menés par les travailleurs et aider ces derniers à gérer leurs données et à établir des pratiques éthiques et sécurisées en la matière. Un bon exemple de cela est le Civic AI Lab de Northwestern, sous la direction de Saiph Savage).

Cependant, même les projets qui associent les travailleurs à leur développement, qui sont open source et conçus pour protéger la vie privée, soulèvent des questions quant au fait de s’appuyer sur des solutions technologiques au lieu de s’organiser matériellement, ou de ce que le chercheur Danny Spitzberg a appelé « la solidarité en tant que service ». Ces projets risquent de reproduire l’asymétrie de pouvoir déjà ancrée dans la gig economy, résultat d’une plateforme ou d’un service responsable devant les investisseurs et non devant les travailleurs, comme dans un syndicat ou une coopérative démocratique. Par conséquent, pour certains travailleurs, de nouveaux espaces tels que les observatoires dirigés par les travailleurs sont nécessaires pour que les travailleurs eux-mêmes gardent le contrôle du processus d’enquête et de collecte de données.

Ce qui est en jeu dans le processus de construction avec les données des travailleurs transcende l’utilisation finale d’une application ou d’un outil. Comme l’a proposé James Farrar, les droits sur les données, les projets axés sur les données et les fiducies de données doivent être considérés comme des outils imparfaits que les travailleurs adoptent dans le processus de sensibilisation, de réforme et de réglementation des conditions de travail sur les plateformes. Fondamentalement, ces outils doivent être utilisés au service de l’organisation et du renforcement du pouvoir des travailleurs. Ils ne peuvent toutefois pas remplacer le travail nécessaire à la construction d’une organisation syndicale.

Si les applications et les outils ne peuvent pas fournir une solution technologique rapide, ils peuvent être utilisés pour ajouter des mesures et des preuves aux revendications des travailleurs, et ces projets peuvent être le point de départ de conversations essentielles dans et entre les syndicats. Comme l’a fait remarquer Roz Foyer, secrétaire générale du Scottish Trade Union Congress, les syndicats sont depuis longtemps des institutions axées sur les données, mais s’ils veulent « combattre le feu par le feu » dans l’économie numérique, ils devront s’attaquer aux complexités des données sur les travailleurs par le biais d’une capacité de recherche renouvelée.

Pour Christina Colclough, fondatrice du Why Not Lab, les syndicats devraient renforcer leur capacité à comprendre les « tenants et aboutissants des données et des algorithmes » et développer leurs propres équipes d’analystes de données. Selon Colclough, les syndicats ont un rôle fondamental à jouer dans la protection des droits numériques collectifs des travailleurs. Si les outils d’enquête numérique peuvent offrir de nouvelles masses de données, il est essentiel que ces projets contribuent à renforcer l’action syndicale, plutôt que de fracturer ou de privatiser les intérêts des travailleurs. Tout changement à long terme qui pourrait être rendu possible grâce à ces outils ne pourra se faire qu’en associant les syndicats à des mobilisations politiques plus larges sur la gouvernance des données.

Les syndicats devront faire le travail de connexion entre les défis auxquels les travailleurs sont actuellement confrontés, l’avenir du travail, et le rôle central que les données et les droits sur les données joueront. Certains syndicats, comme Prospect, consacrent des ressources à ce domaine et s’engagent dans ce que Lina Dencik appelle le « syndicalisme de la justice des données », une forme de syndicalisme de la justice sociale qui s’engage avec les technologies centrées sur les données comme fermement situées dans un agenda des droits des travailleurs. Si les applications et outils d’enquête sur les travailleurs ne peuvent pas immédiatement donner naissance à un programme de justice des données, ils offrent des études de cas tangibles capables de rassembler les travailleurs, les organisateurs, les syndicats et les chercheurs pour développer le domaine de la science des données des travailleurs. Ce champ de bataille déterminera l’avenir du travail.

Karen Gregory est chercheure à la School of Social and Political Science de l’université d’Edimbourg. Elle est sociologue du numérique

mail <K.Gregory@ed.ac.uk> 

Publié par  WIRED 7/12/2021. https://www.wired.com/story/labor-organizing-unions-worker-algorithms/

Juan Sebastian Carbonell « Les emplois ouvriers ne disparaissent pas, ils se transforment »

Selon le sociologue, la fin du salariat et le remplacement des travailleurs par les machines sont des mythes. Ce qui est en jeu, avec la révolution numérique, c’est la qualité du travail. Juan Sebastian Carbonell est chercheur en sociologie du travail à l’ENS Paris-Saclay, où il participe à un projet du Groupe d’études et de recherche permanent sur l’industrie et les salariés de l’automobile (Gerpisa), réseau international et interdisciplinaire de recherche sur l’industrie automobile, constitué au début des années 1990 à l’initiative de l’économiste Robert Boyer, du sociologue Michel Freyssenet et de l’historien Patrick Fridenson. Sa thèse, réalisée entre 2012 et 2018 sous la direction de Stéphane Beaud et Henri Eckert, portait sur les « accords de compétitivité » signés entre patrons et syndicats du secteur automobile à la suite de la crise de 2008, portant sur l’organisation du travail, les rémunérations et le maintien de l’emploi. Il vient de publier un essai, Le Futur du travail (Ed. Amsterdam, 192 pages, 12 euros).
Propos recueillis par Antoine Reverchon (Le Monde). 
Comment passe-t-on d’une thèse de sociologie à un essai aussi ambitieux, où vous décrivez les évolutions contemporaines du travail, et proposez les moyens de remédier à ses travers ?
Ce que j’ai pu observer au cours de mes enquêtes dans le monde du travail, ce que me disaient les ouvriers, les syndicalistes, les manageurs, les directeurs d’usine, mais aussi ce que dit la recherche en sociologie ne correspondait pas à ce que je pouvais lire par ailleurs dans les médias, dans le débat public, ou dans de nombreux essais qui ont eu un grand retentissement, comme La Fin du travail de Jeremy Rifkin (La Découverte, 1995), ou Le Deuxième Age de la machine d’Andrew McAfee et Erik Brynjolfsson (Odile Jacob, 2014). J’ai donc voulu diffuser auprès du grand public les résultats de la recherche scientifique sur le sujet, qui sont loin de confirmer la fin du salariat ou le remplacement technologique. Enfin, si la pandémie a en effet révélé les transformations du travail, ce n’est pas, comme on le répète à satiété, dans le sens d’une plus grande autonomie conquise grâce au travail à distance. Je crains au contraire que le futur du travail, loin du « monde d’après » fantasmé que l’on nous promet, ne ressemble étrangement au travail du « monde d’avant …
Il est pourtant difficile de nier que le déploiement des technologies numériques ait un effet sur le travail…
Bien sûr, mais cet effet est complexe et contradictoire. Je distingue dans mon livre quatre conséquences de ce déploiement. La première est effectivement le «remplacement» du travailleur par une machine ou un algorithme qui reproduit sa tâche et se substitue donc à son poste de travail. Mais les trois autres conséquences sont tout aussi importantes. La deuxième est la redistribution du travail, lorsque l’introduction de la technologie permet d’affecter le travailleur remplacé à d’autres tâches. Cela peut aller dans le sens d’une déqualification « il faut que n’importe qui puisse faire n’importe quoi », comme le dit un technicien d’usine interrogé mais aussi d’une requalification, lorsque le travailleur remplacé est formé à l’utilisation de la technologie par exemple, dans les usines, les postes de « conducteur d’installation industrielle » -, ou que des postes sont créés dans les industries technologiques elles-mêmes. La troisième est l’intensification du travail : la technologie ne permet pas toujours, comme on pourrait le croire, une simplification des tâches, mais au contraire les complexifie et les accélère. La quatrième est l’accroissement du contrôle managérial sur le processus de travail, que les technologies rendent plus transparent, plus mesurable et donc plus facilement soumis à la surveillance hiérarchique.
Finalement, à l’échelle macroéconomique, les technologies détruisent-elles plus d’emplois qu’elles n’en transforment ou en créent ?
On peut le mesurer au niveau de chaque entreprise, ou plutôt de chaque établissement. Mais la réponse sera différente en fonction du secteur d’activité. Automatiser une activité de série, comme l’automobile, où il est possible de remplacer les tâches répétitives des humains par celles effectuées grâce à des machines, n’a pas les mêmes conséquences sur l’emploi que dans une industrie de flux, comme le raffinage ou la chimie, où l’automatisation n’enlève rien à la nécessité d’effectuer des tâches complexes nécessitant de nouvelles compétences. La fameuse diminution du nombre d’emplois industriels en France n’est pas uniquement due à l’automatisation, mais aussi à la désindustrialisation et aux choix managériaux des directions d’entreprise en faveur du lean management, c’est-à-dire la réduction systématique du nombre de postes à production égale, ou encore aux restructurations et aux délocalisations. Les 200 000 emplois de l’industrie automobile française, sur les 400 000 qui existaient il y a dix ans, n’ont pas disparu : ils existent toujours, mais en Roumanie, au Maroc ou en Slovaquie. On se désole de l’effondrement des effectifs ouvriers dans l’automobile, mais pourquoi n’y comptabilise-t-on pas les ouvriers des usines de batterie, qui ne sont pas répertoriés dans le même secteur par la statistique ? Bref, les emplois ouvriers ne disparaissent pas, ils se transforment. Malheureusement, pas forcément en bien. La polarisation du débat sur la quantité d’emplois nous fait oublier de considérer la question de leur qualité.
Vous faites allusion à la précarisation croissante, à l’ubérisation, qui rogne peu à peu le statut du salariat ?
C’est ici que l’observation du travail réel donne sans doute le résultat le plus contre-intuitif, car tout le monde peut connaître ou observer cette montée du précariat. Or, les chiffres ne confirment pas du tout cette impression de fin du salariat, ou de remplacement du statut de salarié par l’emploi précaire. Entre 2007 et 2017, malgré dix ans de crise économique, la part de l’emploi en contrat à durée indéterminée dans l’emploi total est restée à peu près stable en France, passant de 86,4 % à 84,6 %. Il n’y a pas eu d’explosion de la précarité. De même, la durée moyenne de l’ancienneté dans l’entreprise, malgré les plans sociaux, les restructurations, les licenciements, est restée à peu près la même. Elle a même augmenté durant les périodes de crise, pour une raison bien simple : on ne cherche pas un autre emploi quand la conjoncture est mauvaise. Et c’est exactement l’inverse quand elle s’améliore : ce qu’on présente aujourd’hui comme le phénomène inédit de la « grande démission » est simplement le signe que la conjoncture s’améliore, permettant comme à chaque fois dans une telle période une plus grande mobilité sur le marché de l’emploi.
Mais cela ne veut bien sûr pas dire que la précarité n’existe pas ! Seulement, elle est extrêmement concentrée sur des catégories précises : les jeunes, les femmes, les immigrés, dont la durée d’accès à l’emploi stable s’est considérablement allongée. Ce sont eux les précaires, pas l’ensemble des travailleurs.
Le véritable problème du salariat n’est pas la précarisation, mais les transformations du salariat lui-même, attaqué en son coeur pour tous les travailleurs. Ce que l’on observe aujourd’hui dans la réalité du travail, c’est l’accroissement des horaires flexibles et atypiques (la nuit, le week-end), la multiplication des heures supplémentaires, et la stagnation voire le recul des rémunérations, avec l’accroissement de la part variable liée aux résultats de l’entreprise ou du travailleur lui-même. En cela, oui, la situation des salariés s’est détériorée.
Ces mutations ne s’incarnent-elles pas dans la situation de ce qu’on appelle les « nouveaux prolétaires du numérique », qui travaillent pour les GAFA et les plates-formes comme Uber, Deliveroo, etc. ?
Il faut relativiser ce qui serait une « radicale nouveauté » du travail de ces personnes. Tout d’abord, elles ne sont pas si nombreuses : les plates-formes n’emploieraient en France, selon l’OCDE, que 1 % à 6 % de la population active la fourchette est large car une même personne pouvant travailler pour plusieurs d’entre elles, il y a un nombre indéterminé de doubles comptes. Et surtout, leur modèle économique est extrêmement fragile, car il repose essentiellement sur la docilité de ces travailleurs; or leurs luttes pour de meilleures rémunérations et conditions de travail, ou la simple application du droit, sont de plus en plus fréquentes. Car ces travailleurs ne sont finalement pas si éloignés du salarié classique. Le numérique a en fait créé de très nombreux emplois d’ouvriers dans la logistique. Les entrepôts sont la continuation des usines du XXe siècle en matière d’organisation et de nature des tâches effectuées. Il s’agit de vastes concentrations de travailleurs manuels en un lieu unique; mais au lieu de fabriquer des objets, ils les déplacent. Le secteur de la logistique emploie aujourd’hui en France 800 000 ouvriers (hors camionneurs), à comparer aux 190 000 salariés de l’automobile.
Mais s’agit-il pour autant d’une nouvelle « classe ouvrière », partageant une culture, une identité commune ?
La notion de classe ne se résume pas en effet à l’affectation à un type de travail donné. Mais l’historien britannique Edward Palmer Thompson [1924-1993] a montré que ce n’est pas l’appartenance de classe qui produit une culture, des luttes sociales et une « conscience de classe », mais les luttes qui produisent cette culture et cette conscience. Il y a donc une continuité manifeste entre le capitalisme « à l’ancienne » et la prétendue « nouvelle économie » du numérique : les salariés des entrepôts d’Amazon, les « partenaires » d’Uber ou de Deliveroo, et même les micro-travailleurs d’Amazon Mechanical Turk, de Facebook ou de Google, payés quelques centimes par clic et dispersés partout dans le monde, luttent aujourd’hui pour améliorer leur rémunération et leurs conditions de travail, comme le faisaient les ouvriers de l’automobile au XXe siècle. Même s’ils ne sont pas en CDI.
Dans votre livre, vous critiquez les propositions visant précisément à améliorer, face aux employeurs, la position des travailleurs précaires comme le revenu de base ou celle des salariés en général comme la cogestion. Pourquoi ?
Le revenu universel est selon moi une « solution » individualiste, qui fait passer le travailleur de la dépendance de l’employeur à celle de l’Etat. Il affaiblirait la capacité de lutte collective, qui seule permet d’obtenir de meilleures rémunérations et conditions de travail. C’est le collectif de travail qui a le potentiel politique subversif capable d’imposer un rapport de force dans la relation de subordination qu’est, de toute manière, le salariat. Quant à la cogestion, elle couronnerait le type de lutte que les syndicats ou la social-démocratie ont menée au siècle dernier, mais cela ne donnerait pas d’aussi bons résultats que par le passé dans le monde actuel.
Aujourd’hui, il s’agit d’émanciper les travailleurs du travail tel qu’il leur est imposé, et je soutiens pour cela une proposition positive, qui pourrait fédérer le mouvement social : la réduction pour tous du temps de travail à 32 heures. Il faut libérer la ie du travail, augmenter le temps dérobé à l’emprise des employeurs.
Le Futur du travail de Juan Sebastian Carbonell Ed. Amsterdam, 192 pages, 12 euros.
(entretien publié dans Le Monde, mercredi 23 mars 2022, p.30)

Voyager dans le metaverse. A propos des résurrections de Matrix

Par Jason Read

Matrix est un film sur le travail. Bien avant que Neo ne s’échappe de la matrice, il doit se libérer d’un espace d’enfermement beaucoup plus banal : la cabine de bureau. Matrix fait partie de cette étrange série de films sortis fin des années 1990 qui traitaient de l’enfermement dans et par le travail ; une liste qui comprend Office Space, Fight Club et American Beauty (ainsi que Being John Malkovich). L’année 1999 était très étrange, en plein milieu de la bulle Internet et de la troisième voie de Bill Clinton ; une année qui, en apparence, était radieuse pour le capitalisme. En même temps, les fictions cinématographiques racontaient une histoire différente, une histoire dans laquelle le travail et le bureau accaparent la vitalité des gens. Une idée que Matrix a rendu littérale dans son futur dystopique de pods aspirant l’énergie avec les cubicles 2199.

Dans Matrix, nous voyons deux échappées différentes hors de ce monde. La première, dans les premières scènes du film, est offerte par Internet, par le monde du piratage. Thomas Anderson/Neo (Keanu Reeves) est un employé de bureau le jour et un hacker la nuit. Il mène deux vies différentes, chacune avec un avenir différent. La première est celle d’un désespoir tranquille, qui l’amène à se poser la question de la nature de la vie et du contrôle, ou, comme le dit le film, «Qu’est-ce que la matrice ? ». L’autre est celui qui le fait sortir de chez lui et l’amène finalement à entrer en contact avec la réponse à cette question, à comprendre ce qu’est la matrice. Comme on l’a souvent noté, la matrice elle-même peut se comprendre comme une sorte d’allégorie d’Internet, ou du moins de l’Internet à ses débuts. D’une part, il y a la capacité d’invention et de réinvention de soi, illustrée par la collection de styles et de modes variés que les « moi numériques » portent dans la Matrice comme les costumes trois pièces, les trenchs et les lunettes de soleil défiant la gravité, associée à l’idéal de la diffusion et même de la démocratisation de la connaissance par la numérisation. C’est un monde dans lequel n’importe qui peut tout savoir en appuyant sur un bouton, y compris le Kung-Fu. D’autre part, il y a l’omniprésence de la surveillance et du contrôle, les agents sont partout et tout est surveillé.

Le succès de Matrix n’était pas seulement dû à sa capacité à capturer la frustration du monde du bureau, mais aussi parce qu’il a su créer un imaginaire composé de nouveaux espaces d’évasion et de contrôle qui ont été créés à partir de tant de bureaux, sur tant d’écrans d’ordinateur pour devenir enfin l’espace du monde virtuel. L’Internet était à bien des égards motivé par une ligne de fuite, une tentative d’échapper à la cabine de bureau, même si ces lignes de fuite se terminaient avec des gens attachés à des ordinateurs portables, essayant de trouver de nouvelles façons de perturber les industries afin de survivre.

Lorsque Matrix Resurrections (2021) s’ouvre, ces deux identités, ces deux vies, celle d’un employé de bureau le jour et celle d’un hacker la nuit, ont été fusionnées en une seule. Nous rencontrons Thomas Anderson, concepteur de jeux vidéo à succès. Il a conçu trois jeux Matrix à succès. Il ne travaille plus dans une cabine mais dans un bureau type open space aussi ouvert et aussi « amusant » qu’on pourrait le penser. Avec un café et des stimulations, qui fonctionne comme son extension nécessaire. Les ordinateurs ne sont plus des machines grises et ennuyeuses le jour et des lieux d’évasion illicites la nuit, mais les deux à la fois. La frustration et l’ennui ne conduisent plus à la recherche des véritables sources de contrôle de la société, mais à l’évasion. Comme l’a avoué l’un des collègues de Thomas, il a failli gâcher ses études au collège en passant tout son temps dans la Matrice. L’évasion n’est plus ce qu’elle était, tout comme le contrôle…

On parle beaucoup de la méta-nature du quatrième film de la série Matrix. Elle commence avec des figures de Warner Brothers qui demandent une suite à Matrix. Ce qui nous rappelle que même les films qui encadrent nos fantasmes d’évasion, qui font exploser les boîtes dans lesquels nous travaillons, ne sont réalisés qu’à condition de faire du profit. Nombreux sont ceux qui ont interprété ces scènes comme l’expression par Lana Wachowski de ses réticences à revenir dans sa franchise à succès. Ces interventions fonctionnent également comme une sorte de théorie du blockbuster lui-même, ou du moins d’une époque antérieure du blockbuster. Comme le dit un personnage lors de la réunion de présentation, « nous devons penser au bullet time (le temps de la balle, NDLT) », en référence à l’effet spécial du premier film qui ralentissait le temps pour que nous puissions voir les personnages éviter les balles tirées à bout portant.

L’histoire des blockbusters, et en particulier des films de science-fiction, est rarement celle où les images de l’avenir de la science-fiction sont rendues possibles par des innovations technologiques existant réellement hors de l’écran. Pensez à Terminator 2 et au métal liquide du T-1000, à Jurassic Park et aux dinosaures CGI, à Matrix et au bullet time comme nouvelle représentation de l’action. Autrefois, un nouveau film avait besoin d’un nouveau gadget pour devenir un succès, quelque chose qui poussait les gens vers le spectacle. Les film de super-héros contemporain, ou, pour être plus précis, les films de propriété intellectuelle si l’on y inclut Star Wars, semblent avoir rompu ce lien. Ils utilisent toujours les mêmes images de synthèse et poussent les gens à se rendre au cinéma pour voir le prochain épisode, non pas en raison des effets spéciaux mais pour voir enfin tel ou tel personnage revenir ou apparaître pour la première fois. D’où l’importance de la scène « post-crédit » qui prend le public à témoin.

Cette théorie du blockbuster et de son évolution n’est pas une parenthèse, mais nous ramène à la nature même du film, à la façon dont il théorise le contrôle et à la façon dont il le met en œuvre. Les Résurrections de Matrix est en quelque sorte un blockbuster sensible, conscient des contraintes auxquelles il est confronté et des possibilités qu’il ouvre. La réplique sur le bullet time est un aspect de sa conscience de soi et de ses limites. Il n’y a pas de nouvel effet qui fasse du film un écart marqué par rapport aux trois originaux, pas qualitativement différent. Le bullet time réapparaît, mais au lieu de ralentir l’image jusqu’à ce que l’on puisse voir l’acte imperceptible d’esquiver les balles, il se prolonge pour permettre le monologue du méchant. Pour faire référence à David Graeber, selon qui l’imaginaire de science-fiction est déconnecté de l’avancement technologique qui tend plutôt à ralentir, il fut un temps où la seule ligne droite du progrès technologique se trouvait dans les effets spéciaux. Nous n’étions pas plus près d’explorer le système solaire ou de construire des robots majordomes, mais les rendus des vaisseaux spatiaux et des robots à l’écran s’amélioraient d’année en année. Peut-être existe-t-il aussi un ralentissement dans le rythme des effets spéciaux. Le manque d’innovation technique derrière l’écran s’accompagne d’une tentative peu enthousiaste de traiter des changements technologiques intervenus depuis la sortie du film. Il n’y a quelques scènes sur le fait qu’on n’a plus besoin de téléphones fixes comme interface entre la matrice et le monde réel.

La matrice du dernier film est à la fois plus définie dans l’espace, en apparaissant comme une ville spécifique, San Francisco, plutôt qu’un lieu quelconque et déconnecté, puisqu’il était possible d’entrer à Paris et d’ouvrir une porte sur un train à grande vitesse au Japon. Le seul point où le film semble refléter le changement de l’Internet moderne est que les agents du film précédent, ces figures de contrôle rapides et mortels qui pouvaient apparaître n’importe où, sont remplacés par des « bots » qui peuvent apparaître partout et en grand nombre. Les essaims d’hostilité programmée semblent être tout aussi importants pour comprendre l’Internet moderne des médias sociaux que le contrôle disséminé l’était dans sa version précédente.

Le film original et sa dernière itération contiennent tous deux ce que l’on pourrait appeler des thèses sur la nature du contrôle. La première est proposée par l’agent Smith qui offre ce qui suit comme explication de la Matrice :

« Saviez-vous que la première Matrice était conçue pour être un monde humain parfait ? Où personne ne souffrirait, où tout le monde serait heureux. Ce fut un désastre. Personne ne voulait accepter le programme. Des récoltes entières ont été perdues. Certains pensaient que nous n’avions pas le langage de programmation pour décrire votre monde parfait. Mais je crois que, en tant qu’espèce, les êtres humains définissent leur réalité par la souffrance et la misère. »

On revient à nouveau sur cette idée que les êtres humains sont contrôlés non pas par un idéal, par une version idéalisée du monde, mais par les désirs et les peurs, l’espoir et le désespoir. Comme le déclare l’analyste dans le dernier film. « Tout est question de fiction. Le seul monde qui compte, c’est celui d’ici (en désignant sa tête), et vous, vous croyez les trucs les plus fous. Pourquoi ? Qu’est-ce qui valide et rend réelles vos fictions ? Les sentiments… ». Ce à quoi il ajoute plus tard : « Les sentiments sont plus faciles à contrôler que les faits. ». Cette déclaration pourrait être comprise comme une thèse sur les changements qu’a connus Internet depuis le premier film, passant d’un conflit pour le contrôle de la connaissance et de l’information, ou à tout le moins de la propriété intellectuelle (Napster et Matrix sont sortis la même année) à l’Internet des médias sociaux, moins motivé par des conflits de contrôle de l’information que par le contrôle par la colère, l’espoir et le désespoir. C’est une déclaration intéressante sur l’nternet, mais il est difficile de la voir fonctionner dans le film.

Il y a quelques aspects intéressants à propos du contrôle émotionnel à travers la critique de la thérapie et des médicaments psychiatriques comme régime de contrôle et, plus précisément, dans le cas de Trinity, de la famille comme forme de contrôle émotionnel. Le film ne va pas vraiment jusqu’au bout de cette critique, il ne nous offre pas vraiment une cartographie des forces de contrôle émotionnel ou affectif qui dominent la vie moderne. La raison en est donnée dans la scène post-crédit, qui vise moins à préparer la prochaine suite qu’à expliquer la disparition du film lui-même. Les sentiments n’ont plus besoin de structure narrative lorsqu’une vidéo de chat ou un mème rapide peut faire l’affaire.

A l’évidence, Matrix Resurrections n’a pas connu le même succès commercial que ses prédécesseurs. Pour ma part, j’étais content de pouvoir le regarder chez moi, mais une semaine avant sa sortie, des millions de personnes sont retournés dans les cinémas pour voir le dernier Spider-Man. Pour applaudir avec d’autres personnes. Peut-être, et cela dépasse le cadre de cet article, que les films de super-héros doivent être compris en termes de leur propre économie affective, de leur combinaison d’espoir et de peur, ou, plus précisément, de la nostalgie en tant qu’émotion.

Jason Read est philosophe, spécialiste de Marx, Spinoza et Deleuze et enseigne à l’université de Maine du Sud à Portland (États-Unis). Depuis 2006, il tient un blog intitulé Unemployed Negativity