Au fil de l’eau

Le gig work aux États-Unis : entre travail indépendant et job salarié, faits privés et destins collectifs

Par Bruno Cartosio //

Dans le gig work, deux flexibilités se rencontrent : celle de l’individu et celle du système économique. Dans l’absolu, ce devrait être la rencontre heureuse d’intérêts convergents : l’argent gagné d’une part, la performance obtenue d’autre part. Sans débordements ; la tâche demandée est acceptée, la rémunération convenue est payée et chacun est « maître de soi » comme avant. En réalité, il n’en va pas ainsi, ni pour les travailleurs, ni pour les entreprises, ni du point de vue des lois qui classifient et réglementent les relations de travail.

La seule exception, à vrai dire partielle, y compris en termes de pouvoir de négociation, est constituée par les véritables travailleurs indépendants que sont les indépendants ou les travailleurs « free-lance », mieux encore, les « professions libérales ». Il ne fait aucun doute que ce sont les sociétés-plateformes qui profitent le plus de cette rencontre entre l’offre du travail précaire et la volonté des travailleurs de l’accepter, entre la faible rémunération perçue par les travailleurs et les coûts de main-d’œuvre inférieurs pour les entreprises. En témoignent les profits importants accumulés par les entreprises à ce jour et le fait qu’aucun gig worker ne s’est enrichi ou n’a gravi l’échelle sociale grâce au travail précaire-intermittent-connecté. Pour dissiper tout doute quant au cui prodest [à qui cela profite ?], les entreprises se sont jusqu’à présent opposées avec détermination à toute tentative de reclassement des gig workers sous la catégorie des salariés plutôt qu’en tant qu’indépendants.

Mais il est tout aussi vrai comme bon nombre d’enquêtes le démontre, que le nouveau précariat « connecté » est également plébiscité par une large section des travailleurs qui le pratiquent. C’est tout à fait compréhensible et possible. En effet, l’attrait individualiste de la flexibilité, de la liberté de choix et de la réduction des contraintes hiérarchiques est devenu très fort. Toutefois, il existe aussi des études très sérieuses qui mettent les opinions favorables ou défavorables plus ou moins sur un pied d’égalité [1]. En tout état de cause, ceux et celles qui ont peu ou pas vraiment d’alternatives aiment ce qu’ils trouvent, pour ainsi dire, peut-être en cherchant encore quelque chose de mieux, comme cela s’est produit lors de la grande résignation. Les gig workers travaillent sans stabilité d’emploi dans le présent et peut-être sans en chercher, et presque toujours sans les salaires et les avantages des employés stables et en acceptant les emplois qu’ils trouvent avec une dose de mépris (juvénile ?) pour leur propre avenir. Ils ne réagissent cependant qu’à la frustration de leurs propres attentes lorsqu’ils se rendent compte, tôt ou tard, que les revenus sont plus bas que prévu et ne suffisent pas pour vivre ; que leur liberté disparaît lorsque la pauvreté des revenus collectés les contraint à des engagements répétés avec peu ou pas de répit ; que les frais qu’ils doivent payer amputent leurs pouvoir d’achat ; qu’en cas d’accident ou de maladie, ils se retrouvent sans couverture et sans revenu ; que le revenu réel qu’ils reçoivent est très bas alors que les bénéfices des plates-formes pour lesquelles ils travaillent semblent très élevés… C’est alors que les réponses à l’insatisfaction cessent d’être individuelles pour devenir collectives, solidaires et revendicatives à l’égard des plateformes. Et c’est à ce moment-là que les subjectivités des travailleurs, les intérêts des entreprises et les obligations réglementaires des législateurs se heurtent, comme nous le verrons.

La seule des trois composantes à se positionner sans équivoque à l’égard du Gig work est la composante entrepreneuriale, à l’inverse des travailleurs des plates-formes. En ce qui concerne ceux qui continuent à se considérer comme des travailleurs indépendants, il y a de plus en plus de minorités agissantes qui se réfèrent à des initiatives organisationnelles de base pour donner une force collective  à de « simples » demandes d’augmentation des tarifs et d’amélioration des conditions de travail, afin de faire pression – peut-être en accord avec les syndicats – pour une décision législative selon laquelle leur travail est un travail d’employé et non de travailleur indépendant. Parmi les drivers (chauffeurs), et qui forme la composante la plus nombreuse et la plus mobilisée, beaucoup craignent de retomber dans leur condition de travail précaire subordonné et réglementé dont ils avaient l’intention de se libérer. C’est pourquoi ils défendent avant tout leur autonomie, même si les partisans d’une association pour obtenir de meilleures conditions de rémunération et de travail se sont également multipliés parmi eux. D’autres considèrent comme souhaitable et nécessaire d’être classés comme salariés, afin de pouvoir se doter d’une organisation de type plus proprement syndical qui obtiendrait les prérogatives non seulement salariales que la loi garantit aux salariés.

Des prérogatives qui sont largement ignorées par les entreprises-plateformes. Dès le début, leurs pratiques ont constitué une série de « défis conceptuels et pratiques pour les lois et les politiques publiques ». Au centre de leurs défis juridiques se trouvaient la question de savoir si les plateformes appartiennent à un secteur d’activité (services de transport) ou à un autre (commerce), à propos de la nature inhabituelle et particulière du gig work (précaire dans tous les cas ; mais indépendant ou subordonné ?), et donc la relation avec la législation du travail existante, en particulier le National Labor Relations Act aux Etats-Unis, qui stipule que les travailleurs indépendants ne peuvent pas former de syndicats et avoir accès à des formes de négociation collective) [2]. Comme ce fut le cas avec d’autres sociétés de la Big Tech, au début de ce siècle, l’innovation des plateformes a été si soudaine et sans scrupules qu’elle a laissé derrière elle la capacité de la loi à la réglementer. En général et dans le domaine des relations de travail [3], les capitalistes des plateformes ont tiré de la lenteur ou de l’absence de législation les énormes avantages économiques qu’ils sont réticents à abandonner. Ces dernières années, les chroniques locales ont été ponctuées par des manifestations contre ces plateformes, qui dans certains cas – comme à New York – ont permis d’arracher des accords et des concessions et dans d’autres cas ont abouti à des arrêts de travail ou à des grèves à l’échelle nationale. Ce fut le cas, par exemple, de la première grève générale des chauffeurs californiens d’Uber et de Lyft qui ont bloqué leurs services à Los Angeles, San Diego et San Francisco le 25 mars 2019, suivie d’un arrêt similaire qui a interrompu tous les services dans au moins vingt-cinq villes à travers les États-Unis le 8 mai suivant (avec également des arrêts de solidarité en dehors des Etats-Unis).

La Californie, l’État mère des entreprises qui ont semé la terreur sur ce terrain, illustre la manière dont les « défis juridiques » ont été abordés par les travailleurs et les représentants politiques. Je résumerai ici, en la simplifiant, la bataille juridico-politique californienne et nationale autour de la classification des travailleurs. Les manifestations et l’initiative législative visant à démêler la question juridiquement décisive de la classification des gig workers ont débouché en juillet 2019 sur l’adoption du Projet de loi 5 par l’assemblée de l’Etat californien (AB5). Une grande manifestation a eu lieu le 9 juillet 2019 devant l’Assemblée législative à Sacramento, la capitale de l’État en soutien à la nouvelle loi voulue par la majorité démocrate. Des syndicats nationaux tels que les employés des services (SEIU), les Teamsters (LBT) et les travailleurs de la communication (CWU), ainsi que certaines collectifs de base, s’y sont alignés. Les chauffeurs de Gig Workers Rising, une organisation de chauffeurs née en 2018, et de Rideshare Drivers United, née en 2019, ont organisé une caravane retentissante qui a traversé tout l’État, de Los Angeles à Sacramento, en trois jours. AB5 est entrée en vigueur le 1er janvier 2020, établissant les critères (résumés en trois points essentiels connus sous le nom du test ABC [4]) déterminant si la relation de travail est de nature autonome ou dépendante . Suivant cette loi, les gig workers – chauffeurs, coursiers et livreurs de repas – devraient être majoritairement classés comme des salariés, c’est-à-dire des travailleurs qui ont droit à toutes les garanties des travailleurs réguliers : salaire minimum, allocations de chômage, assurance maladie et accident, congés de maternité et de maladie, remboursement des frais, etc [5].

Une partie des chauffeurs, les journalistes, les photographes et les écrivains, et surtout les routiers (qui ont d’ailleurs obtenu une dérogation) sont restés opposés à la loi, peut-être même poussés à le faire par les améliorations proposées par les plateformes qui cherchaient à affaiblir les mobilisations. A l’égard de la loi en tant que telle, la réaction des plateformes a été immédiate et totale, démontrant au passage l’avantage économique et l’importance stratégique pour elles de maintenir le gig work en l’état. Uber, Lyft, DoorDash, Instacart et Postmates ont monté une campagne extrêmement agressive contre l’AB5. Ils ont investi plus de 224 millions de dollars en lobbying et en propagande pour lancer et soutenir leur propre proposition d’abrogation 22 (Prop 22), sous la forme d’un second référendum qui a été soumis au vote lors d’une élection référendaire en novembre 2020. Mais le camp des travailleurs et des syndicats n’est pas resté inactif très longtemps: une coalition s’est formée contre la Prop 22, qui a donné lieu à une nouvelle manifestation de masse juste avant les élections (celle-là même où Trump a été battu par Biden), à laquelle ont participé également les travailleurs de l’industrie du sexe et les syndicats, et avec laquelle des groupes d’entreprises des Small Tech, « inorganisées » de la Silicon Valley ont sympathisé. Si le résultat du référendum d’initiative populaire a donné une victoire aux défenseurs prop22 (donc aux camp des anti-AB5) pour les travailleurs [6], la mobilisation a été positive pour la remobilisation, l’organisation et le militantisme des organisations de base existantes. Ceci a donné naissance à d’autres initiatives, plus petites, entre autres dans la Silicon Valley, qui ont consolidées les relations avec certains des plus grands syndicats, comme dans le cas de la Mobile Workers Alliance, qui a adhéré à la section locale 721 du SEIU à Los Angeles. Aujourd’hui, rien qu’en Californie, où Uber et Lyft se sont diversifiés par rapport à leurs première offre de service de transport, près d’un demi-million de gig workers sont actifs et des groupes organisés comptant des dizaines de milliers de membres qui ont réussi à arracher des concessions et des avantages aux plateformes [7].

Malgré la majorité démocrate dans l’État de Californie, 59 % des électeurs californiens ont approuvé la Prop 22, annulant de fait Ab5 et revenant à la classification des gig workers en tant qu’indépendants sous contrat privé (auxquels les règles protégeant les employés ne s’appliquent pas). L’universitaire Robert Reich, ancien ministre du travail de Bill Clinton, s’était exprimé à l’époque sur le danger de ce succès, soulignant son importance en tant que possible précédent négatif au niveau national : « Prop 22 est une aubaine formidable pour les employeurs et une défaite énorme pour les travailleurs. Cela encouragera d’autres entreprises à reclasser leur main-d’œuvre et, une fois qu’elles l’auront fait, plus d’un siècle de protection des travailleurs disparaîtra soudainement »[8]. C’est également la raison pour laquelle le syndicat SEIU et les organisations de chauffeurs ont intenté un procès à l’État de Californie, arguant que Prop 22 est anticonstitutionnelle. En 2021, la cour supérieure de l’État leur a donné raison : ils sont bel et bien des employés (salariés). Mais ce n’était pas fini. Les plateformes ont fait appel à leur tour et, le 13 mars 2023, la cour d’appel a annulé le jugement et leur a donné raison : ce sont bel et bien des travailleurs indépendants. Fin mars, le syndicat SEIU n’avait toujours pas déposé le nouveau recours alors qu’il s’y était engagé.

Le déploiement des Républicains californiens en faveur de Prop 22 a coïncidé avec la politique du Parti Républicain au niveau national. Le 6 janvier 2021, jour où les partisans de Donald Trump ont pris d’assaut le Capitole – quelques jours avant l’entrée en fonction du nouveau président Joe Biden – l’administration sortante a publié sa réglementation sur les contrats des travailleurs indépendants, qui modifie en faveur des entrepreneurs les critères du Fair Labor Standard Act (Flsa) en vertu desquels les classifications d’emploi sont effectuées. Mais avant son entrée en vigueur, qui devait avoir lieu en mars 2021, la « règle Trump » a été suspendue puis annulée par l’administration Biden. Là encore, la réaction des politiciens républicains et des entreprise de plateforme a été immédiate et véhémente. Les entreprises, qui ont formé la Coalition for Workforce Innovation, ont poursuivi le ministre du travail, Marty Walsh, devant un tribunal fédéral du Texas pour vice de procédure dans l’action d’abrogation de son ministère. Ils ont gagné le procès, et les réglementations trumpiennes sont entrées en vigueur. Pendant que la procédure judiciaire se poursuivait en Californie, le ministre Walsh, ancien maire de Boston et ancien syndicaliste, a travaillé sur la nouvelle réglementation, qui a finalement été publiée en octobre 2022 et est entrée en vigueur en décembre à la place de la réglementation trumpienne. En substance, le ministère du Travail stipule que ceux qui sont « économiquement dépendants » de l’activité qu’ils exercent – c’est-à-dire : ils travaillent pour gagner leur vie, et pas pour compléter d’autres revenus – doivent être considérés comme des salariés à part entière et doivent bénéficier de toutes les prérogatives définies par les lois du travail (NLRA et FLSA) [9]. Pour résumer, on peut dire que la nouvelle réglementation fédérale reprend les critères de l’AB5 et rend plus difficile de faire passer une grande partie des gig workers pour des indépendants, alors que le dernier arrêt californien qui interviendra trois mois plus tard va dans le sens inverse. La bataille n’est pas terminé …

Entre-temps, les travailleurs ont pris conscience des enjeux du problème et des revendications, des mobilisations et des grèves contre les entreprises de plateforme ont essaimé un peu partout. Les chauffeurs ont été les plus entreprenants en s’organisant dans des comités de solidarité, de partage d’informations et d’initiatives de pression politique (advocacy groups). Les médias, et pas seulement ceux proches du monde du travail, rapportent les témoignages de travailleurs qui ont fait l’expérience de l’écart existant entre les promesses des plateformes et la réalité bien moins rémunératrice et gratifiante. Par conséquent, les organisations de chauffeurs se multiplient dans les grandes villes émergent.

Outre les organisations Rideshare Drivers United, Gig Workers Rising et Mobile Workers Alliance, citées plus haut, les plus connues étaient et sont encore les organisations californiennes We Drive Progress, Gig Workers Collective et maintenant California Gig Workers Union, créée en octobre 2022. Des structures de liaison et de conseil pour les chauffeurs ont également vu le jour pour soutenir les activités organisationnelles-revendicatives, telles que la Driver’s Seat Cooperative, créée en 2019 et active à Los Angeles, Denver et Portland (Oregon). En revanche, à New York, il y a l’Alliance des travailleurs du taxi, (qui fait partie de la Coalition directe, qui revendique l’adoption du test californien Abc dans l’État de New York) et la Coopérative des chauffeurs, lancée en mai 2021 par 2500 chauffeurs qui partagent des informations, redistribuent le travail de manière équitable et ont leur propre application, afin d’offrir des services plus rémunérateurs pour les membres. Le cas de la Drivers Coop est intéressant. Il est lié à l’Independent Drivers’ Guild (IDG), créée en 2016 par des accords économiques et « politiques » entre Uber et l’International Association of Machinist and Aerospace Workers (IAM, à laquelle l’IDG est affiliée), et qui représente 80 000 chauffeurs à New York City et 250 000 autres dans l’État de New York lui-même et dans le Connecticut, le New Jersey, le Massachusetts et l’Illinois. L’IDG s’enorgueillit d’avoir forcé la New York City Taxi and Limousine Commission à augmenter le salaire minimum des chauffeurs de 9 % et, comme elle l’affirme fièrement sur son site web, « est la première organisation de chauffeurs du pays en raison de ce qu’elle a obtenu par des actions directes et consultatives » ; « Nous sommes des travailleurs d’Uber et de Lyft unis pour un travail équitable. […] Nous sommes dirigés par des chauffeurs et soutenus par des chauffeurs »[10].

En conclusion

Le conflit des organisations des drivers (chauffeurs) en Californie s’est développé de manière autonome et a parfois été accompagné par les syndicats dans ses premiers pas des actions de protestation – différentes par leur taille et leurs motivations (qui ne concernent pas non plus les relations de travail) – qui ont eu lieu dans ou autour des grandes entreprises de Big Tech, d’Amazon à Google en passant par Apple et Microsoft. Les protagonistes de ces actions ont été les derniers à descendre sur le terrain du conflit économico-social : ils étaient les derniers venus par rapport aux figures professionnelles et commerciales de l’ère industrielle, mais surtout ils étaient différents à la fois en termes de terrain sur lequel leur combativité s’exprime et des pouvoirs contre lesquels elle est dirigée, et des formes associatives et les instruments organisationnels auxquels ils ont recours. Il n’est pas nécessaire de rappeler la fonction nécessaire que remplissent, parmi ceux-ci, l’internet et les réseaux sociaux. La nouveauté des modes de communication et les ambiguïtés mêmes de la classification du gig work – et dans la jeunesse commune – offrent la possibilité de contourner les divisions corporatives. Ces méthodes sont différentes de celles du passé syndical traditionnel et elles contribuent à redéfinir les critères et le contenu, voire les principes mêmes, de l’associationnisme et de l’organisation :  « Les nouveaux syndicats de Philadelphie ne sont pas tous des syndicats au sens traditionnel du terme », écrit David Murrell en relatant l’histoire récente du Philly Workers for Dignity et de la Pennsylvania Domestic Workers Alliance, le syndicat des travailleurs domestiques qui ont toujours été empêchés de s’organiser [11].

Ces dernières années, l’actualité a beaucoup parlé des luttes – « impensables », comme celles des concierges de Los Angeles ou des cuisiniers de Las Vegas… – des travailleurs indépendants fictifs du commerce : d’abord les Fight for $15 (campagne nationale pour un salaire minimum à 15$/heure qui ont fleuri dans les magasins McDonald’s et qui ont été couronnés par des succès retentissants dans de nombreuses villes et certains États ; maintenant les serveurs de Starbucks et les baristas de milliers de pubs qui s’organisent pour syndiquer leurs collègues travailleurs et obtenir le droit d’une négociation collective. Enfin, il faut également mentionner les mutations et les solidarités qui émanent d’autres organisations dans lesquelles les faux-vrais sont reconnus, des associations d’autodéfense collective et de secours mutuel qui ne se limitent pas seulement à des prestations de services de piètre qualité. Le modèle le plus puissant parmi ces organisations est le Freelancers Union (FU), fondé en 1995 sous le nom de Working Today à New York, à l’initiative de Sara Horowitz, avocate en droit du travail et ancienne syndicaliste du syndicat SEIU, et qui compte aujourd’hui plus d’un demi-million de membres dans tout le pays.

Dans le prolongement de la législation qui empêche les travailleurs indépendants de s’organiser en syndicats – et malgré l’étiquette : Union – les Freelancers est une association non syndicale qui organise les travailleurs indépendants de toutes professions selon les principes du mutualisme et fournit à ses membres des informations, des conseils juridiques, une assistance fiscale et des plans d’assurance. Mais ce n’est pas tout. Bien que FU ne puisse officiellement exercer une capacité de négociation collective ou encore d’action politique directe, il promeut activement les revendications économiques des travailleurs indépendants et l’initiative politique sur le terrain législatif. Par exemple, en 2016, il a joué le rôle de courtier et de conseiller dans la conclusion susmentionnée des accords de New York entre Uber et IAM et dans la formation de l’Independent Drivers Guild. Au cours des derniers mois de pandémie, il a aidé à obtenir l’extension aux travailleurs indépendants des allocations de chômage d’urgence instituées par Trump et Biden. Mais l’initiative politique la plus intéressante est celle qui s’est développée autour de l’agitation en 2017 qui ont permis au Fu et à l’Union nationale des écrivains (National Writers Union), de faire adopter à New York le Freelance Isn’t Free Act pour protéger le respect des contrats et le paiement en temps voulu des prestations des freelances. Ce succès a tout déclenché une réaction en chaîne qui s’est étendue à d’autres villes, jusqu’à Los Angeles et qui a aussi élargi le front des alliances.

Les dispositions adoptées des années plus tôt par la ville de New York ont été introduites adoptées par l’assemblée de l’Etat en 2022, mais le gouverneur Kathy Hochul y a opposé son veto au début de l’année 2023. Le projet de loi a été immédiatement soumis à nouveau (par l’intermédiaire de députés du même parti démocrate que le gouverneur). La bataille est donc loin d’être terminée d’autant que les organisations et associations de base qui caractérisent la scène new-yorkaise sont en plein essor et se mobilisent au sein de coalitions actives en soutien à l’initiative législative pour l’adoption du test Abc californien  (et du Pro Act de Biden)[12].

La liste fournie par le Freelance Solidarity Project mérite d’être mentionnée et témoigne de son caractère large et inclusif : American Photographic Artists, American Society of Media Photographers, Authors’ Guild, Graphic Artists Guild, National Association of Science Writers, National Press Photographers Association, Science Fiction and Fantasy Writers of America ; et enfin, à côté de ceux-ci : le syndicat SEIU et la puissante fédération des Teamsters (qui organise les chauffeurs de poids lourd et une partie des travailleurs de la logistique). Toutes ces associations sont regroupées sous le nom composite de NY Direct Coalition – DIRECT étant un acronyme pour : Do It Right Employment Classification Test -Coalition – qui se décrit comme un « groupement de travailleurs, de consommateurs, d’activistes et d’avocats luttant pour l’adoption d’une loi sur le fair-play dans l’emploi dans l’État de New York » et qui comprend, parmi ses organisations membres de 32BJ et Make the Road New York (affiliés au SEIU), New York Taxi Workers Alliance, Workers United, National Employment Law Project, National Domestic Workers Alliance, Nail Salon Workers Association et Legal Aid Society.

Traduction Stéphen Bouquin

 

Bruno Cartosio est professeur de socio-économie à l’université de Bergamo et collaborateur à la revue Officina Primo Maggio. Vous pouvez lire la première contribution de l’auteur sur le même thème : Gig work entre passé et futur

Notes

[1] Institut Aspen, “The Future of Work Initiative”, Toward a New Capitalism, 2016, pp. 16-17.

[2] O. Lobel, “The Gig Economy & the Future of Employment and Labor Law “, University of San Diego, School of Law, Legal Studies Research Paper Series, Research Paper No. 16-223, mars 2016, p. 2 ; à l’adresse : http://ssrn.com/abstract = 514132 .

[3] S. Zuboff, Le capitalisme de surveillance (Il capitalismo della sorveglianza, Luiss University Press, Rome 2019) p. 115. Selon les termes de l’un des dirigeants de Google, cités par Zuboff « La haute technologie va trois fois plus vite que les affaires courantes. Et les gouvernements vont trois fois moins vite que les entreprises ordinaires. Par conséquent, l’écart est de neuf […] C’est pourquoi il faut s’assurer que le gouvernement ne se mette pas en travers du chemin en ralentissant les choses. »

[4] La loi californienne AB5 s’appuie sur une décision rendue dans une affaire portée devant la Cour suprême de Californie en 2018, Dynamex Operations West, Inc. vs. Superior Court of Los Angeles. Dans l’affaire Dynamex de 2018, la Cour suprême de Californie a statué que les entreprises doivent utiliser un test à trois volets (connu sous le nom de test ABC) pour déterminer s’il convient de classer les travailleurs en tant qu’employés ou entrepreneurs indépendants. Ce test part du principe que les travailleurs sont des salariés, sauf si l’entreprise qui les embauche peut prouver les trois éléments suivants : 1). Le travailleur est libre de fournir des services sans le contrôle ou la direction de l’entreprise. 2). Le travailleur effectue des tâches qui sortent du cadre habituel des activités de l’entreprise. 3). Le travailleur est habituellement engagé pour une activité, une profession ou une entreprise établie de manière indépendante et de même nature que celle impliquée dans le travail effectué.

[5] J. Bhuiyan, “Uber and Lyft drivers swarm Sacramento as lawmakers advance gig workers’ rights bill”, in Los Angeles Times, 10 juillet 2019 ; at : Uber and Lyft drivers swarm Sacramento as lawsmakers advance gig workers’ rights bill – Los Angeles Times (latimes.com) ; M. Pawel, “You Call It the Gig Economy. California Calls It ‘Feudalism’, dans New York Times du 12 septembre 2019 ; E. Rosenberg, ‘Can California rein in tech’s gig platforms ? A primer on the bold state law that will try”, Washington Post du 14 janvier 2020.

[6] Après leur succès californien, les mêmes sociétés ont fait une tentative similaire dans le Massachusetts, mais leur proposition de référendum n’a pas été autorisée à figurer sur le bulletin de vote lors des élections de mi-mandat de novembre 2022. H. Chitkara et A. Kramer, “The fight over gig work is ugly, expensive, and nowhere over”, in Protocol, 4 février 2022 ; at : Uber, Lyft are bringing millions to Prop. 22 in Mass – Protocol ; K.Browning, “Massachusetts Court Throws Out Gig Worker Ballot Measure”, in New York Times, 14 juin 2022 ; at : Massachusetts Court Throws Out Gig Worker Ballot Measure – The New York Times (nytimes.com). D’autres initiatives commerciales ont été lancées dans d’autres États, notamment à New York, dans le New Jersey et dans l’Illinois.

[7] S. Kessler, “Google Engineers, Uber Drivers, and the Voices of a New Tech Labor Revolution”, dans OneZero, 24 février 2020 ; à l’adresse : Google, Lyft, and Uber : Voices of the Tech Worker Revolution | OneZero (medium.com).

[8] Z. McNeill, “A Huge Loss for Workers” : CA Court Rules that Gig Workers Are Contractors, in Truth out, 17 mars 2023,

[9] S. Zhang, “Biden Officials Propose Reclassifying Uber, Lyft Gig Workers as Employees” in Truth out, 11 octobre 2022 ; “Labor Department Moves to Change Worker Classification Rule”, in Bloomberg, 11 octobre 2022 ; at : Labor Department Moves to Change Worker Classification Rule (3) (bloomberglaw.com) ; G. Thompson, “How Millions of Gig Workers Could be Impacted by a New Labor Rule”, in Capital and Main, November 9, 2022 ; at : How Millions of Gig Workers Could Be Impacted by a New Labor Rule (capitalandmain.com) ; K. Weisz and D. Boyle, “Why independent contractor classification is essential”, 20 décembre 2022 ; à : DOL Proposed Rule & Worker classification | Deloitte US.

[10] Aa.Vv., U.S. Workers’ Organising Efforts and Collective Actions, cit. p. 41.

[11] D. Murrell, “Philly’s New Generation of Unions is Young, Progressive, and Coming to a Coffee Shop Near You”, dans Philadelphia Magazine, 17 octobre 2020 ; à l’adresse : Inside the New Generation of Philadelphia Unions (phillymag.com).

[12] Le soutien général au PRO Act, la loi que Biden lui-même voulait en faveur de l’organisation syndicale sur le lieu de travail, n’est pas sans réserves de la part de la Freelancers Union, ce qui prouve l’indépendance politique de l’association malgré ses bonnes relations avec les législateurs démocrates de l’État de New York. En tant que groupe de pression, Fu demande instamment que des amendements soient apportés au projet de loi, déjà adopté par la Chambre des représentants mais pas par le Sénat, afin de protéger également les travailleurs indépendants ; Freelancers Union, The PRO Act and Facts about the PRO Act, avril 2021 ; à l’adresse : The PRO Act (freelancersunion.org).

 

SEIU : Service Employees International Union (SEIU) est un syndicat qui représente près de 1,9 million de travailleurs dans plus de 100 professions aux États-Unis et au Canada. Le SEIU se concentre sur l’organisation des travailleurs dans trois secteurs : les soins de santé (plus de la moitié des membres travaillent dans le domaine des soins de santé), les services publics (employés du gouvernement) et les services immobiliers (y compris les concierges, les agents de sécurité et les travailleurs des services de restauration). Le SEIU compte plus de 150 sections locales. En 1995, le président du SEIU, John Sweeney, a été élu président de l’AFL-CIO, la principale confédération de syndicats. En 2003, le SEIU a été l’un des membres fondateurs du New Unity Partnership, une organisation de syndicats qui s’est engagée à mieux organiser les travailleurs non syndiqués en syndicats. En 2005, le SEIU a été l’un des membres fondateurs du Change to Win, qui a poursuivi un programme réformiste, critiquant l’AFL-CIO pour avoir concentré son attention sur la politique électorale, au lieu d’encourager la syndicalisation face à la baisse des effectifs syndicaux. Ces divergences ont éclaté à la veille de la convention 2005 de l’AFL-CIO, lorsque le SEIU et les Teamsters ont annoncé leur désaffiliation de l’AFL-CIO. Le Change to Win a tenu sa convention fondatrice en septembre 2005. Au cours de la décennie suivante, plusieurs membres de Change to Win se sont désaffiliés et ont réintégré l’AFL-CIO, laissant le SEIU, les Teamsters et les United Farm Workers comme membres restants. La décision du SEIU de se séparer de l’AFL-CIO est considérée comme controversée par certains experts du monde du travail. Après la désaffiliation, le SEIU a continué à connaître une croissance significative de ses effectifs. M. Stern s’est retiré de la présidence de l’UIES en 2010 et a été remplacé par Mary Kay Henry, une organisatrice de longue date et membre du personnel du syndicat, et sa première femme présidente.

 

Le gig work entre passé et futur

Par Bruno Cartosio (Officina Primo Maggio)

Nous publions le deuxième article de notre série estivale sur le travail de plateforme. Bruno Cartosio, membre de la rédaction de la revue italienne Officina Primo Maggio porte un regard critique et original sur le “gig work”, notion utilisée dans le monde anglo-saxon qui désigne le travail à la tâche, le micro-travail ou le travail de plateforme. Son originalité se situe dans le fait que l’auteur met en rapport les changements technologiques, le vécu d’un travail mal payé et hyperflexible et la montée des revendications et des mobilisations des travailleurs de plateforme.

À chaque époque son précaire, et toujours avec les États-Unis qui tracent la ligne. Dans le « marché libre du travail » créé par la combinaison de l’offensive néolibérale et des technologies numériques, le travail précaire a même changé de nom. Il s’appelle désormais gig work (que l’on traduit par micro-travail en français, NDLT). La notion de gig work a été empruntée au monde du spectacle, où il désigne le « numéro » qu’un acteur sans troupe est appelé à faire quand on a besoin de lui et pour lequel il est payé au forfait. Appeler gig ce mode de travail occasionnel et intermittent évoque la légèreté de la scène, comme si monter une garde-robe ou conduire sa propre voiture pour quelqu’un d’autre revenait à jouer un rôle, à jouer un air ou à chanter une chanson. Le gig work est un travail précaire basé sur des relations tripartites : les entreprises qui offrent des services en tout genre, les individus qui demandent un service occasionnel et les travailleurs qui fournissent leurs services sur appel, sans contraintes contractuelles, pour une rémunération convenue avec l’entreprise-plateforme à laquelle les utilisateurs s’adressent via une application partagée. C’est pourquoi les entreprises-plateformes qui mobilisent les gig workers les classent dans la catégorie des « indépendants » ou free lance et non dans celle des salariés, auxquels elles devraient garantir un salaire et tous les avantages, assurances et couvertures sociales qu’implique une relation de travail régulière.

Les entreprises de gig work éponymes sont nées dans le San Francisco des riches : Uber et Lyft, en 2009 et 2012 respectivement, et avant cela TaskRabbit en 2008. Après ces débuts, le succès des plateformes et de leur modèle d’exploitation a été fulgurant. La forte croissance de la demande de travailleurs occasionnels, dont les services sont bon marché pour les entreprises comme pour les utilisateurs, a modifié la relation des travailleurs avec les plateformes elles-mêmes. Non sans malentendus et ambiguïtés : pour certains d’entre eux – en particulier les chauffeurs et les coursiers – la fréquence de répétition des services pour une même plateforme a souvent fini par ressembler à des relations d’emploi traditionnelles. Mais sans reconnaissance formelle : ce sont de vrais emplois et des relations de dépendance, qui se déroulent cependant en dehors des règles légales sur les salaires, les heures de travail, la couverture et les responsabilités des employeurs. Selon les enquêtes d’opinion, les plateformes et les utilisateurs, ainsi que la moitié des travailleurs, et chacun pour ses propres raisons, sont satisfaits ou en accord avec le gig work. Cependant, face à la contrainte quasi permanente de disponibilité à laquelle les travailleurs sont appelés par les entreprises, face aux risques, aux coûts et à la précarité tout aussi permanents des conditions de travail à leurs propres frais – les autres visages moins sympathiques de la flexibilité et de l’autonomie individuelle, vraie ou fausse – l’autre moitié des gig workers s’est lancé dans des mobilisations, des revendications et des initiatives pour définir une réglementation juridique mettant en évidence la fausse autonomie des individus inscrits comme prestataires. Leur comportement, leur statut social et professionnel ont fait l’objet de nombreuses enquêtes de la part de cabinet conseil et de chercheurs universitaires.

En 2014, alors que de nouvelles plateformes « combinant des individus sous-employés avec des emplois occasionnels » poussaient comme des champignons, la journaliste d’investigation Sarah Jaffe a souligné dans un article qui a fait date publié par The Guardian leur ambiguïté inhérente : ces plateformes « exploitent le besoin existant d’un revenu quelconque dans une économie de plus en plus construite sur le travail à bas salaire, ou pas de travail du tout, et répondent à un réel désir de flexibilité présent chez les travailleurs. ». Sarah Jaffe s’est penché sur des sites tels que TaskRabbit, le précurseur créé pour fournir des « aides » capables d’effectuer des tâches telles que monter et démonter des meubles, déménager, livrer, nettoyer et autres travaux ménagers. L’objectif affiché de cette plateforme, selon les termes de son PDG, était de « révolutionner le monde du travail » ; mais plus simplement, comme il ressort des témoignages résumés par le journaliste, sa logique opérationnelle était de chercher à fragmenter le travail, à isoler les travailleurs en les mettant en concurrence les uns avec les autres afin de les payer le moins possible. Pour Colin Crouch, sociologue des relations professionnelles, déclarait en 2019 : « dans le mensonge au cœur de la gig economy […] les entreprises plateformes disent à leurs travailleurs qu’ils sont des entrepreneurs indépendants alors qu’en réalité ils sont des travailleurs subordonnés et fortement surveillés d’une grande machine génératrice de profits. »

La machine à laquelle Colin Crouch fait référence correspond à l’économie numérique sur laquelle, après la grande récession de 2008, les apologistes ont fondé tous leurs espoirs et à propos de laquelle des tas de promesses ont été faites. L’économie numérique, avec « ses milliards de connexions en ligne » relie quotidiennement les personnes, les entreprises, les machines, les données et les processus. Il s’agit d’un présent qui porte forcément en lui un boulvèrsement. Selon le cabinet conseil Deloitte, « l’épine dorsale de l’économie numérique est l’hyperconnectivité, c’est-à-dire l’état d’interconnexion croissante entre les personnes, les organisations et les machines qui découle du réseau, de la technologie mobile et de l’internet des objets ». L’économie numérique prend forme et ébranle les notions conventionnelles de fonctionnement et d’interaction des entreprises et de la manière dont les consommateurs obtiennent des services, des informations et des biens. »

En 2019, l’équipe de communication d’Adobe a défini l’ensemble des activités soutenues par internet et les technologies numériques et de communication comme une « économie axée sur les données, caractérisée par la capacité de collecter, d’utiliser et d’analyser des quantités massives d’informations afin de fournir des expériences plus significatives et personnalisées. »

Les nouvelles technologies de l’information ont rendu les transactions immédiates et le traitement des données en temps réel plus accessibles. C’est aussi cela, l’internet des objets, l’intelligence artificielle et l’automatisation qui donnent lieu à des masses de données économiques qui sont collectées et analysées en tant que transactions et micro-événements. Cela peut réduire les effets négatifs des fluctuations de la demande dans la chaîne d’approvisionnement, tout en fournissant des informations précises qui améliorent les processus de prise de décision des dirigeants en raison de la capacité accrue à prédire l’avenir et à l’orienter. En effet, la pratique rapidement adoptée par les dirigeants d’entreprise consiste à se concentrer sur l’utilisation du numérique pour atteindre les principaux objectifs des entreprises : augmenter les revenus et les bénéfices, accroître l’efficacité opérationnelle et réduire les coûts.

Pour explorer ce nouveau territoire, l’Institut Aspen a mis en place en 2015 son propre groupe de recherche avec pour objectif d’étudier « la promesse d’opportunité et l’avenir du travail ». Les exigences et les perspectives de dynamisme que la technologie offre au capital ont été mises en rapport avec les attentes tout aussi légitimes, mais trop souvent frustrées, de récompense économique et de sécurité sociale du travail. Dans le rapport final – publié sous un titre ambitieux « Vers un nouveau capitalisme » – la nouvelle précarité du travail et ses contradictions internes étaient présentées comme cruciales. À tel point qu’un an plus tard, le même institut et l’historique Institute for Workplace Studies de l’université de Cornell ont lancé un projet de recherche et de collecte de données sur le passé et le futur du travail, le Gig Data Hub, visant à « fournir des informations larges et accessibles à tous ceux qui souhaitent en savoir plus sur l’objectif et la nature du travail indépendant et intermittent (gig) d’aujourd’hui ».

Dans la diversification actuelle des services, le gig work apparaît comme une évolution de l’ « ancienne » précarité faite d’emplois occasionnels et à temps partiel ou limité dans le temps dans lesquels c’est l’entreprise qui fixe les horaires de travail et fournit l’outillage et les moyens de production à ceux qui vendent leur force de travail. La différence par rapport aux anciens modèles réside dans les innovations rendues possibles par les technologies de l’information, auxquelles sont liées les transformations de la localisation du travail dans la société, la dévalorisation de la spécificité du métier de l’individu et l’extranéité d’une grande partie du gig work aux lois en vigueur qui régulent le marché du travail et imposent des charges aux entreprises.

Les figures sociales sur lesquelles l’image-type du nouveau travailleur « autonome » et flexible a été construite sont les chauffeurs d’Uber et de Lyft, les deux entreprises qui dominent et se partagent encore ce marché spécifique. Il ne fait aucun doute que la facilité d’un message sur le smartphone au lieu de se battre pour trouver un emploi est attrayante, de même que la possibilité d’ajouter des missions à un autre emploi plus ou moins stable pour augmenter ses revenus, ou encore le privilège de pouvoir décider si l’on est disponible ou non et pour combien de temps. Le service fourni se fait par ses propres moyens et ailleurs que dans l’entreprise qui exploite le système et est déclenché par l’appel de la plateforme. Ensuite, le chauffeur d’Uber et consorts – en s’en tenant au type original – pourra s’asseoir au volant de sa propre voiture, payant de sa poche l’assurance, le carburant et l’usure, pour emmener quelqu’un d’un endroit à l’autre de la ville. Pour d’autres, le service sera différent – les coursiers utiliseront leur vélo et les déménageurs leur camionnette, tandis que les promeneurs de chiens marcheront… – mais la triangulation entre la plateforme, l’utilisateur et le prestataire de services est toujours la même.

La pratique du gig work s’est étendue à d’autres plateformes et à d’autres secteurs d’activité. Lorsque l’on s’étonnait encore de la vitesse à laquelle la gig economy se développait, on l’illustrait en dressant la liste des nouveaux « indépendants » : petits commerçants, garçons de courses et livreurs divers, ouvriers et nettoyeurs, cuisiniers, femmes de ménage et aidants, baby-sitters et promeneurs de chiens, jusqu’à inclure – dès le milieu de la décennie 2010-20 – même des membres du monde des professions spécialisées : infirmières et médecins, enseignants, programmeurs, journalistes, experts en marketing et… oui, même des avocats. C’est ce qu’écrivait en 2016 l’universitaire californienne Orly Lobel dans un article publié par l’université de San Diego, dont le sujet était précisément le problème juridique de la classification des nouveaux prestataires de services. En effet, même si les différences factuelles entre la prestation d’un vrai travailleur indépendant (indépendant ou entrepreneur indépendant, ou freelance) et celle d’un faux travailleur indépendant ou d’un employé sont évidentes, la question de la classification se prête à une variété d’interprétations et surtout à une variété d’intérêts en jeu, de coûts et d’avantages pour les plateformes et pour les gig workers eux-mêmes.

Ces derniers se comptent aujourd’hui par millions. En 2018, avant la pandémie, Gallup estimait que 36 % de tous les travailleurs aux États-Unis – soit quelque 57 millions de personnes – étaient des gig workers. Ses estimations étaient inclusives et englobaient tous ceux qui ajoutaient un deuxième ou un troisième activité rémunérée à leur profession principale, « des travailleurs des plateformes (comme Uber ou TaskRabbit) aux indépendants, en passant par les infirmières contractuelles et les travailleurs à temps partiel. » En 2021, dans une vision plus restrictive, le Pew Research Center a ramené à 16 % la part des femmes et des hommes « qui ont gagné de l’argent par le biais d’une plateforme en ligne dans au moins l’une des activités suivantes : conduire pour une appli qui procure des trajets en taxi ; acheter ou livrer des courses pour un tiers ; effectuer des services ménagers tels que nettoyer la maison, arranger les meubles, ramasser le linge ; livrer de la nourriture pour des restaurants ou des magasins réservés par le biais d’une appli ; utiliser un véhicule personnel pour livrer des colis demandés par le biais d’applis ou de sites tels qu’Amazon Flex ; d’autres services de nature similaire à ceux énumérés. »

Les premiers à être touchés par le raz-de-marée de la nouvelle précarité du travail dans l’économie numérique ont été les catégories déjà insalubres du travail manuel : hommes et femmes en difficulté; majoritairement des latinos, suivis par les afro-américains et les asiatiques et, à distance, les blancs ; principalement les 18-29 ans appartenant à la classe laborieuse inférieure. La vague a ensuite atteint les échelons supérieurs des professions libérales, comme indiqué plus haut. « De nombreux professionnels, écrivait Forbes en 2022 avec une intention rassurante, continuent aujourd’hui d’offrir les mêmes services que ceux qu’ils offraient sur leur lieu de travail habituel, à ceci près qu’ils travaillent désormais pour eux-mêmes.

Mais la vague qui s’est abattue sur les professionnels a perdu une grande partie de sa force destructrice ; la chevaucher, pour eux, a été moins ardu que pour beaucoup d’autres. Et bien sûr, ce ne sont pas les premières figures sociales qui viennent à l’esprit lorsqu’on pense aux gig workers. La pandémie a encore modifié le tableau général, en privant des millions de personnes de revenu et en creusant les inégalités. De nombreux employés permanents se sont vus proposer le télétravail. À l’automne 2021, l’institut Gallup a noté que près de la moitié des personnes employées à temps plein travaillaient régulièrement à domicile et que le pourcentage de jours travaillés de cette manière avait bondi de 5 à 60 % au début de la pandémie (il a ensuite diminué progressivement pour se stabiliser autour de 25 % en 2022). Au lieu de cela, les personnes occupant des « emplois nécessaires », stables ou non, ont dû rester au travail dans les services publics et les transports, dans les hôpitaux, dans les supermarchés (souvent en s’infectant elles-mêmes, selon les statistiques). En 2020-21, les revenus des travailleurs à temps partiel, des travailleurs précaires et des travailleurs occasionnels étaient en baisse ou s’effondraient.

Aux Etats-Unis, les deux tiers des « cols blancs » (les cadres et employés des services) en emploi stable travaillent désormais à domicile et neuf sur dix d’entre eux ont exprimé l’espoir que ce régime de travail, dans lequel la réduction des dépenses hors du domicile équivaut à une augmentation de pouvoir d’achat, se prolongerait dans le temps à venir. Pendant qu’une forte minorité des travailleurs se déclaraient prêts à démissionner s’ils devaient retourner travailler en permanence dans les locaux de l’entreprise, beaucoup d’autres étaient en faveur d’une solution hybride, avec une partie du temps de travail au siège et une autre partie du temps de travail à distance. Certes, il ne s’agissait pas du gig work, mais d’une manière ou d’une autre, l’éloignement forcé du travail et des lieux de travail a ouvert de nouveaux espaces de légitimation, même pour l’idée d’effectuer du gig work. Du côté des travailleurs, la perspective d’une mobilisation flexible de leur temps et d’une « libération » (distanciation) du lieu de travail avec des contraintes horaires fixes et des contrôles hiérarchiques, outre d’autres inconvénients, des coûts et des temps de transport; du côté des entrepreneurs, la possibilité de disposer de services de main-d’œuvre bon marché parce qu’ils sont désormais libérés du fardeau des responsabilités de l’entreprise, des coûts d’assurance et de pension et de l’entretien des installations. Les différences sont importantes. La grande majorité des plus de vingt millions de personnes licenciées, suspendues ou au chômage pendant les deux années qu’a duré la pandémie appartenait aux couches sociales les plus basses, dont les revenus de départ étaient inférieurs ou légèrement supérieurs au seuil de pauvreté. Beaucoup d’individus et de familles ont été sauvés par les subventions extraordinaires instituées par les administrations Trump et Biden à partir de mars 2020 (Cares Act et Rescue Act, pour un total de 5,1 milliards de dollars) et par les quelques formes de gig work réalisables dans la sphère sociale restreinte. Mais à un autre niveau, l’essor du télétravail et de la consommation en ligne a ouvert la voie à « l’ uberisation » de nouveaux types d’emplois autres que la conduite d’une voiture ou une livraison.

Puis, aux premiers signes d’éloignement du pire (avant même la véritable reprise économique), l’inattendu s’est produit dans le monde du travail : le passage de la souffrance à l’intolérance. La première réaction a été le vaste soulèvement social consécutif à l’assassinat policier de George Floyd en mai 2021, puis la multiplication des grèves et des conflits du travail à l’automne de la même année par le label médiatique de Striketober, l’octobre des grèves, et les millions de départs des « anciens » de leurs emplois – la grande démission – par des personnes qui étaient convaincus qu’ils pouvaient trouver un job mieux payé dans la période post-récession, ou qui avaient l’intention de s’installer à leur compte et de devenir indépendants, ou encore qui voyaient dans le gig work une occasion de satisfaire leurs besoins fondamentaux, du moins à court terme.

En 2020, selon Gallup (citant le US Bureau of Labor), 48 % des adultes américains – le pourcentage le plus bas depuis 1983 – étaient employés à temps plein et un peu plus de la moitié d’entre eux étaient à la recherche d’un autre emploi. Nous avons souligné ailleurs que le réveil de la combativité sur le lieu de travail – loin de celle des temps forts, et pourtant en rupture avec le « calme plat » de la décennie 2000-2010 – et l’abandon des emplois indésirables peuvent être considérés comme les deux faces d’une même intolérance. D’autres signes, nous l’avons souligné, vont dans le même sens : l’augmentation, détectée par des sondages en 2022, des attitudes favorables aux syndicats et de la volonté d’y adhérer, si et quand ils sont présents sur les lieux de travail ; l’augmentation des demandes d’autorisation de vote pour reconnaître l’organisation syndicale dans les entreprises ; la croissance des plaintes pour actions antisyndicales contre les entreprises, le regain du militantisme de base et des tentatives d’organisation syndicale et quasi-syndicale ou solidaire contre l’absolutisme entrepreneurial. À tous ces signes d’une résurgence de la réactivité – inévitablement dépourvue de « grands » projets, mais d’autant plus significative qu’elle est inattendue – l’administration Biden y a répondu en refinançant le National Labor Relations Board (NLRB) et en tentant de faire passer le Protecting the Right to Organise Act (Pro), destiné à éliminer les goulets d’étranglement antisyndicaux du passé et à faciliter l’organisation sur le lieu de travail.

Parallèlement à cette nouvelle combativité collective, alors que la demande et l’offre de main-d’œuvre augmentaient à nouveau, la relation de l’individu avec le gig work et la contradiction entre l’autonomie (largement fausse) et la dépendance (largement vraie et sous-payée) sur lesquelles reposent l’existence et le fonctionnement du « marché du travail libre » ont également été de plus en plus remises en question. Parmi les jeunes issus des minorités, qui représentent 70 % des gig workers, le taux de chômage est plus élevé (pour les Afro-Americains, il est le double de celui des Blancs) et le fait qu’il soit attendu, dans certaines limites, qu’ils prennent ce qu’ils trouvent sur le marché du travail, n’exclut pas l’impatience et le mécontentement quant à la manière dont ils sont traités. Il est plus que probable que le gig work dans les services low cost, soit plus facile à trouver ou même, subjectivement, qu’il soit préféré à l’« ancien » modèle de travail salarié précaire, coincé dans les limites rigides des murs, des heures, des salaires et des réglementations. Pour beaucoup de ces jeunes, la précarité est une condition de vie ordinaire et attendue : le demi-siècle au cours duquel ils sont nés et ont grandi est celui de la défaite du plus grand cycle de luttes ouvrières de l’histoire des États-Unis (1966-75) mais aussi de l’indocile « nouvelle race de travailleurs » issue de mouvement contemporain. Deux générations. Si un projet de recomposition syndicale restait hors de portée de ceux qui continuaient à travailler côte à côte, comment pouvait-on s’attendre à ce qu’il sorte des solitudes des gig workers ? Il était donc inévitable que ces jeunes prennent au pied de la lettre les promesses du gig work, et que leurs choix s’inscrivent dans le cadre de ce capitalisme et de l’idéologie dominante de l’individualisme, tous deux présentés comme garants d’un modèle de vie, de travail et de relations sociales valorisant, respectueux de l’autonomie personnelle et d’un certain paradigme du « futur du travail ».

Ceux qui ont dénoncé les pièges de l’ancienne et de la nouvelle précarité du travail dans l’économie intérimaire et l’économie numérique néolibérale n’ont pas manqué, ni ceux qui ont tenté de résoudre le malentendu entre indépendant et salarié au niveau institutionnel ; mais ceux qui ont prévalu jusqu’à présent ont été les plus nombreux à faire l’apologie médiatique du gig work sans distinction. Sans la victoire politique et culturelle sur le monde du travail et la destruction des collectivités ouvrières des dernières décennies, dont les « anciennes » précarités sont la preuve, les réactions et les résistances aux nouvelles précarités de l’économie numérique auraient été plus importantes et plus promptes. Au lieu de cela, ce n’est que maintenant que de nombreux gig workers sont entrés dans la danse par l’action collective, en ayant éprouvé non seulement la tromperie dans leur chair, mais aussi la dégradation des conditions de travail qui touche à peu près tous les secteurs. C’est ce dont nous rendons compte dans l’essai suivant.

Traduction de l’italien par Stéphen Bouquin

Vous pouvez lire la deuxième contribution de l’auteur sur le même thème : Gig work : travail indépendant ou emploi ? Faits privés ou destins collectifs ?

 

La bataille ne fait que commencer : quelques notes critiques à propos du projet de directive européenne sur le travail de plateforme.

Les ministres de l’emploi de l’UE se sont réunis à Luxembourg pour adopter leur position de négociation qui affectera les droits de millions de travailleurs des plateformes. L’accord de compromis auquel est parvenu le Conseil affaiblit considérablement non seulement la position du Parlement, mais aussi la proposition initiale de la Commission, en permettant à des plateformes comme Uber et Deliveroo de continuer à exploiter les travailleurs sous le couvert d’un faux statut d’indépendant. Le texte adopté par le Conseil crée un seuil plus élevé pour déterminer qui est employé par les plateformes numériques, ce qui pourrait priver des millions de travailleurs de droits fondamentaux tels que les indemnités de maladie, les congés payés et les congés parentaux.

La députée européenne Leïla Chaibi déclarait à l’issue de cette prise de position du Conseil : « La position du Conseil en faveur d’Uber adoptée ce matin est à l’opposé de celle adoptée par le Parlement européen en février dernier, et va même à l’encontre des propositions de la Commission européenne. Je suis particulièrement déçue de savoir que c’est la France qui a poussé un si mauvais accord qui va à l’encontre des intérêts des travailleurs. Cette position est inacceptable pour le Parlement européen qui exercera pleinement son rôle de co-législateur lors des débats des prochaines semaines. Au cours de ces négociations, le Parlement défendra l’esprit de la directive face au Conseil qui a clairement cédé à la pression d’Uber et d’autres lobbies. Les travailleurs des plateformes à travers l’Europe peuvent compter sur le Parlement européen pour obtenir une directive qui les protège. » Selon l’approche générale adoptée par le Conseil, les travailleurs ne pourront légalement présumés être des employés d’une plateforme numérique que si leur relation avec la plateforme remplit au minimum trois critères sur cinq énoncés dans la directive, à savoir (1) la possibilité pour la plateforme de plafonner la rémunération des travailleurs; (2) des restrictions sur leur capacité à refuser un travail; (3) l’obligation pour la personne qui exécute le travail de la plate-forme de respecter des règles contraignantes spécifiques en matière d’apparence vestimentaire, de comportement envers le destinataire du service ou d’exécution du travail ; (4) superviser l’exécution du travail ou vérifier la qualité des résultats du travail, y compris par des moyens électroniques ; (5) restreindre effectivement, y compris par des sanctions, la liberté d’organiser son travail, en particulier la liberté de choisir ses heures de travail ou ses périodes d’absence, d’accepter ou de refuser des tâches ou de recourir à des sous-traitants ou à des substituts ;

L’enjeu est évidemment fondamental puisque la présomption de la relation d’emploi (salariale) impliquera pour les travailleurs de plateforme le droit de bénéficier des droits sociaux et du travail qui vont de pair avec le statut de « salarié »: (1) un salaire minimum (lorsqu’il existe); (2) un droit à la la négociation collective; (3) l’application de la réglementation sur le temps de travail et la protection de la santé; (4) le droit à des congés payés; (5) un meilleur accès à la protection contre les accidents du travail; (6) des allocations de chômage et de maladie; (7) le droit à la pension de retraite basées sur des cotisations;

Selon des estimations récentes de l’Institut Syndical Européen, près de 6 millions de personnes seraient faussement classées comme travailleurs indépendants dans l’UE. Maintenant que le Conseil (instance regroupant les représentants des gouvernements des Etats-membres) a adopté une position, en retrait par rapport au projet de directive élaboré par la Commission, la bataille va se poursuivre au travers d’un « trilogue » où le Parlement, la Commission Européenne puis à nouveau le Conseil auront à statuer sur le contenu définitif de la directive cadre. L’affaire est donc loin d’être clôturée… Pour mieux cerner les enjeux autour de la réglementation du travail de plateforme, il nous semble utile de commencer par une analyse critique du projet initial de directive élaboré par la Commission. Nous publions à cette fin un article de Valerio De Stefano, juriste spécialiste du travail de plateforme. Valerio De Stefano est professeur à l’université de York (Toronto, Canada) après avoir été associé pendant une dizaine d’année à l’Institut Syndical Européen et chercheur au département de droit du travail de l’Université Catholique de Louvain-la-Neuve. Nous reviendrons ultérieurement sur les dimensions socio-économiques de travail de plateforme et le positionnement des acteurs syndicaux tout comme les multiples comités de lutte représentant les travailleurs de plateforme. 

La rédaction

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La proposition de directive de la Commission européenne sur les Plateforme de travail : une vue d’ensemble.

Valerio De Stefano*

Résumé

Cet article examine la proposition de directive de l’UE sur le travail sur plateforme. Tout en saluant la proposition avancée par la Commission, il met en évidence certaines de ses lacunes et suggère une protection plus solide tant pour le projet de chapitre sur la présomption d’emploi, qui risque d’être largement inefficace, que pour le chapitre sur la gestion algorithmique, dont la protection doit être pleinement étendue aux travailleurs indépendants, des droits collectifs plus substantiels pour les travailleurs et l’élargissement du champ d’application à l’ensemble de la main-d’œuvre de l’Union européenne.

Mots clés : travail sur plateforme, management algorithmique, présomption d’emploi, travail indépendant

1 – Introduction.

En décembre 2021, la Commission européenne a présenté un « paquet » de mesures concernant le travail sur plateforme dans l’Union européenne, qui comprenait une proposition de directive sur le travail sur plateforme et un projet de communication de la Commission concernant des « lignes directrices sur l’application du droit communautaire de la concurrence aux conventions collectives relatives aux conditions de travail des travailleurs indépendants isolés »[1] . Une initiative sur le travail de plateforme avait été annoncée dès les premiers jours de la législature par la vice-présidente Vestager et avait été expressément mentionnée dans la « lettre de mission » de la présidente von der Leyen au commissaire Schmit.[2]

Le « paquet » présenté par la Commission est sans doute l’une des initiatives législatives les plus importantes prises par l’Union européenne dans les domaines du travail et des affaires sociales au cours des dernières années. Dans cette brève contribution, j’aborde certains des éléments les plus critiques de la proposition de directive, sachant que d’autres articles de ce volume monographique aborderont ces éléments de manière plus spécifique et plus approfondie.

2 – Le principe de « primauté des faits » et la présomption de salariat : réviser et le soumettre à nouveau.

La première série de dispositions essentielles de la directive concerne le statut d’emploi des travailleurs des plates-formes. Le chapitre II commence par prévoir que les États membres doivent mettre en place des procédures pour assurer la classification correcte de l’arrangement contractuel entre une plateforme et ses travailleurs, « en vue de vérifier l’existence d’une relation de travail » entre ces parties et « d’assurer qu’elles jouissent des droits découlant du droit de l’Union applicable aux travailleurs ». Pour atteindre cet objectif, l’article 3 de la directive prévoit également que « la détermination de l’existence d’une relation de travail est guidée principalement par les faits relatifs à l’exécution effective du travail, en tenant compte de l’utilisation d’algorithmes dans l’organisation du travail de la plateforme, indépendamment de la manière dont la relation est classifiée dans tout arrangement contractuel qui peut avoir été convenu entre les parties concernées  ».

Cette disposition réaffirme le principe de la « primauté des faits », selon lequel la substance doit prévaloir sur la forme pour déterminer le statut de l’emploi. Cette idée n’est pas nouvelle, puisque la plupart des juridictions dans le monde suivent ce principe, que ce soit à la lumière de dispositions légales spécifiques ou par le biais de la jurisprudence.[3] En outre, ce principe est également au cœur de la recommandation (n° 198) sur la relation de travail, 2006, de l’OIT, expressément rappelée dans le considérant (§21) de la directive proposée. Notamment, la directive relative à des conditions de travail transparentes et prévisibles dans l’Union européenne faisait déjà référence à ce principe dans son considérant (§8). Son inclusion dans la proposition de directive sur le travail sur plateforme, bien qu’elle ne soit pas surprenante, devrait être accueillie favorablement. Tout d’abord, la proposition établirait expressément ce principe dans un article de la directive, lui donnant une sanction législative explicite au lieu de le confiner dans ses considérants. Cela est d’autant plus important dans un secteur comme celui du travail sur plateforme, où la classification erronée des arrangements contractuels est endémique et où les plateformes dictent presque invariablement les conditions de travail par le biais de clauses types, souvent purement cosmétiques, qui affirment une relation de travail indépendant entre les parties. En outre, l’article 3 stipule explicitement qu’en examinant « l’exécution effective du travail », les adjudicateurs doivent tenir compte de l’utilisation d’algorithmes dans l’organisation du travail sur les plateformes. Ici, la directive indique clairement que, dans le domaine du travail sur plateforme, le contrôle et la supervision managériaux qui peuvent entraîner la requalification d’un accord contractuel en une relation de travail peuvent également se produire par le biais d’une « gestion algorithmique ». La directive codifie donc l’acquis de plusieurs juridictions en Europe, notamment les Cours suprêmes française et espagnole, selon lesquelles le contrôle et la subordination peuvent également découler de formes technologiques de gestion.[4] Les articles 4 et 5 de la directive prévoient une présomption réfutable d’emploi entre une «plateforme numérique de travail qui contrôle […] l’exécution du travail et une personne qui exécute un travail de plateforme par l’intermédiaire de cette plateforme ». Par ailleurs, la vérification de l’activité de travail réalisé dans le cadre d’une relation d’emploi requiert le fait de remplir au moins deux des cinq indicateurs suivants :

  1. déterminer unilatéralement ou fixer des limites supérieures du montant de la rémunération ;
  2. l’obligation pour la personne qui exécute le travail de la plate-forme de respecter des règles contraignantes spécifiques en matière d’apparence vestimentaire, de comportement envers le destinataire du service ou d’exécution du travail ;
  3. superviser l’exécution du travail ou vérifier la qualité des résultats du travail, y compris par des moyens électroniques ;
  4. restreindre effectivement, y compris par des sanctions, la liberté d’organiser son travail, en particulier la liberté de choisir ses heures de travail ou ses périodes d’absence, d’accepter ou de refuser des tâches ou de recourir à des sous-traitants ou à des substituts ;
  5. limiter effectivement la possibilité de se constituer une clientèle personnelle ou d’effectuer des prestations de travail pour des

Une présomption réfutable de relation de travail dans un domaine qui, comme nous l’avons déjà mentionné, est largement touché par les erreurs de classification est, en principe, un instrument bienvenu. Toutefois, force est de constater que la formulation actuelle de la présomption risque d’être au mieux peu utile, voire contre-productive dans certains cas.

En fait, les indicateurs mentionnés aux points b), c) et d) peuvent être considérés – en soi – comme des indices forts, voire des éléments déterminants, susceptibles d’entraîner une requalification en statut d’emploi dans plusieurs pays européens. Par exemple, on peut difficilement imaginer une définition plus appropriée du contrôle et de la subordination suffisants pour déterminer le statut d’emploi qu’une partie « restreignant effectivement la liberté, y compris par des sanctions, d’organiser le travail [de l’autre partie] ». Pourtant, si la directive était adoptée dans sa version actuelle, cet élément serait « déclassé » en un simple indicateur parmi d’autres qui, ajouté à un autre, pourrait déclencher une présomption réfutable d’emploi. En d’autres termes, les plateformes pourraient restreindre la liberté des travailleurs d’organiser leur travail et pourraient toujours prouver que cela ne devrait pas entraîner une reclassification, même si l’un des autres indicateurs susmentionnés est rempli.

La supervision de l’exécution du travail, la vérification de la qualité des résultats et l’obligation de respecter des règles contraignantes spécifiques devraient également constituer des indices très forts de l’existence d’une relation de travail. Prouver leur existence pourrait sans doute suffire à obtenir une reclassification dans plusieurs juridictions, comme cela s’est produit au cours des deux dernières années dans plusieurs États membres. En tout état de cause, si l’un de ces indicateurs est rempli, il ne devrait pas être nécessaire de remplir un autre indicateur pour déclencher une présomption d’emploi qui peut encore être réfutée. Si ces indicateurs ne sont pas réexaminés de manière significative, le risque est que certains tribunaux placent la barre très haut pour considérer que le travailleur n’est pas en mesure d’exercer un emploi.

Il s’agit d’une interprétation erronée et trop stricte, car ces indicateurs sont désignés comme des éléments qui peuvent cumulativement équivaloir à un « contrôle ». Il s’agirait d’une interprétation erronée et trop stricte, car ces indicateurs sont désignés comme des éléments qui peuvent cumulativement équivaloir à un « contrôle » et, par conséquent, la surveillance ou l’imposition de règles contraignantes ne devraient pas être aussi intenses que celles qui suffisent déjà à conclure à un contrôle en vertu des normes existantes. Néanmoins, si le projet de directive n’est pas révisé, son application pratique pourrait paradoxalement rendre plus difficile pour les travailleurs des plateformes de contester leur statut d’emploi dans certains pays européens.

L’indicateur a) semble pour l’instant le plus facilement mobilisable devant les tribunaux et, contrairement à l’indicateur e), il serait également plus difficile pour les plateformes de l’éviter en se contentant d’inclure et d’adapter des clauses fictives dans leurs conditions générales. L’indicateur a), cependant, ne serait pas déclenché dans la plupart des cas de travail sur des plateformes en ligne, mais aussi pour de nombreuses activités hors ligne, telles que le travail domestique, où c’est plus souvent le client qui est autorisé par la plateforme à fixer une rémunération de manière unilatérale. Cela est d’autant plus problématique que les autres indicateurs semblent également plus difficiles à respecter devant les tribunaux pour ces activités. En conséquence, l’un des aspects les plus importants et les plus positifs de la proposition de directive – son ambition de couvrir toutes les formes de travail sur plateforme, en ligne ou hors ligne – pourrait rester lettre morte dans la pratique.

La proposition, telle qu’elle est formulée, semble difficilement « à l’épreuve du temps » – le travail sur plateforme en ligne sera à peine affecté par la directive, laissant également le marché du travail de l’UE sans protection contre les vagues futures possibles d’externalisation des activités de travail qui peuvent être exécutées à distance ;[5] à cet égard, l’absence de toute disposition spécifique pour régir les conflits de normes légales pouvant survenir si une personne exécutant un travail sur plateforme est basée dans un pays différent de celui de la plateforme est également particulièrement préoccupante. En outre, le travail sur plateforme hors ligne, au-delà des secteurs où les tribunaux ont déjà reclassé les travailleurs en tant qu’employés (salariés), tels que la livraison et le transport, pourrait également ne pas être affecté par la directive.

Il n’est donc pas surprenant qu’un projet de rapport sur la directive introduit au Parlement européen propose de modifier matériellement la notion de présomption.[6] Selon ce rapport, la présomption réfutable de la relation d’emploi s’appliquerait à toutes les plateformes numériques de travail, définies à l’article 2 comme « toute personne physique ou morale utilisant des programmes et des procédures informatiques pour intermédier, superviser ou organiser de quelque manière que ce soit le travail effectué par des particuliers, que ce travail soit effectué en ligne ou dans un certain lieu ». Les indicateurs précédemment inclus dans l’article 4 seraient désormais modifiés et ne figureraient plus que dans un considérant.

L’objectif de ces amendements semble être de rendre la présomption plus efficace en évitant que son application ne soit entravée, entre autres, par les aspects litigieux ou contestables qui sont apparues auparavant. Si l’on peut considérer qu’il s’agit là d’une évolution positive, même si la présomption était ainsi élargie, son fonctionnement pourrait encore être sensiblement entravé si la possibilité de la réfuter n’était pas également renforcée d’une manière ou d’une autre. Ni la proposition actuelle de la Commission, ni les amendements du projet de rapport posent des limites significatives à la manière dont la présomption peut être réfutée. En conséquence, la présomption sera très facilement contestable.

La proposition de la Commission s’appuierait aussi principalement sur les définitions nationales des relations de travail « en tenant compte de la jurisprudence de la Cour de Justice ». Si telle était la formulation finale de la directive, dans tout État membre ayant une définition particulièrement étroite de la relation de travail, que ce soit dans sa législation ou dans sa jurisprudence, les plateformes pourraient neutraliser toute présomption d’emploi en s’appuyant simplement sur des critères nationaux traditionnels trop stricts qui ne tiennent pas compte des particularités du travail sur plateforme. Ce risque pourrait être atténué si les amendements proposés dans le projet de rapport étaient adoptés, étant donné que la Cour de justice de l’UE aurait une plus grande possibilité d’interpréter le chapitre III de manière plus ciblée et que les critères utilisés par la Cour de justice pour déterminer l’existence d’une relation de travail sont traditionnellement plus généreux que de nombreux critères nationaux (bien que, sans aucun doute, l’approche de la Cour à l’égard du travail de plateforme dans sa décision Yodel ait laissé beaucoup à désirer)[7] . Toutefois, même dans ce cas, il semblerait nécessaire que la directive prévoie des exigences plus strictes pour renverser la présomption afin de garantir son efficacité dans tous les États membres.

La présomption de l’existence d’une véritable relation de travail indépendant sur les plates-formes ne sera effective que si des critères plus précis sont adoptés pour rendre plus difficile le renversement de la présomption et renverser la charge de la preuve de l’existence d’une véritable relation de travail indépendant sur les plates-formes. Dans le cas contraire, la présomption risque de n’être effective que dans les pays où le législateur et les tribunaux ont déjà adapté les critères de détermination de l’existence d’une relation de travail au statut d’emploi des travailleurs des plateformes – en d’autres termes, la présomption incluse dans la directive serait largement dépourvue de pertinence.

3 – Gestion algorithmique et travail sur plateforme : techno-déterminisme et lueurs de régulation.

Le chapitre III de la directive proposée introduit une protection en cas de gestion algorithmique. L’article 6 impose d’informer les travailleurs des plates-formes de l’existence et du champ d’application spécifique « a) des systèmes de contrôle automatisés qui sont utilisés pour contrôler, superviser ou évaluer le travail des travailleurs des plates-formes par des moyens électroniques » et « b) des systèmes automatisés de prise de décision qui sont utilisés pour prendre ou soutenir des décisions qui affectent de manière significative les conditions de travail de ces travailleurs des plates-formes». Ces décisions comprennent, en particulier, celles qui affectent les travailleurs des plates-formes dans leur accès aux missions de travail, à la rémunération, à la sécurité et à la santé au travail, au temps de travail, à la promotion et au statut contractuel, « y compris la restriction, la suspension ou la résiliation de leur compte ».

En ce qui concerne les systèmes visés au point b), les travailleurs des plates-formes doivent également être informés des critères utilisés pour prendre une décision, du « poids » de chaque critère ainsi que des « motifs des décisions de restriction, de suspension ou de résiliation du compte du travailleur des plates-formes, de refus de la rémunération du travail, sur le statut contractuel du travailleur des plates-formes » et de « toute décision ayant des effets similaires ». En vertu de l’article 8, les travailleurs des plates-formes auront le droit de recevoir une explication écrite sur la manière dont ces décisions ont été prises. Ils auront également le droit d’accéder à une « personne de contact » compétente désignée par la plate-forme « pour discuter et clarifier les faits, les circonstances et les raisons » qui ont conduit à une décision. Ils auront également le droit de demander à la plateforme de réexaminer une décision préjudiciable.

L’article 6 interdit également certaines des formes les plus abusives de traitement des données, notamment « toute donnée à caractère personnel relative à l’état émotionnel ou psychologique » des travailleurs des plates-formes, les données concernant leur santé et les conversations privées. Il interdit également de collecter « toute donnée à caractère personnel pendant que le travailleur de la plateforme ne propose pas ou n’effectue pas de travail sur la plateforme ». Si l’interdiction de traiter les données susmentionnées est un pas en avant, on se demande pourquoi la collecte de ces données extrêmement sensibles n’est pas purement et simplement interdite – les données relatives à l’état émotionnel et mental, par exemple, peuvent difficilement être collectées par hasard en l’absence de systèmes permettant de les suivre spécifiquement. Pour éviter les abus, la collecte de ces données devrait également être interdite, en plus de leur traitement.

L’article 7 de la directive imposerait l’obligation de réexaminer régulièrement les systèmes de contrôle et de prise de décision automatisés, notamment en ce qui concerne les risques pour la santé et la sécurité au travail. Les plateformes ne doivent pas non plus « utiliser les systèmes automatisés de suivi et de prise de décision d’une manière qui exerce une pression indue sur les travailleurs des plateformes ou qui met en péril la santé physique et mentale des travailleurs des plateformes ». Il s’agit là d’une notion bienvenue, car les risques en matière de santé et de sécurité au travail se sont tragiquement matérialisés pour les travailleurs des plateformes à de nombreuses reprises au cours des dernières années. Toutefois, pour que ces risques soient atténués de manière efficace, il est nécessaire d’interpréter le mot « système » au sens large, y compris les politiques mises en œuvre ou facilitées par les technologies de gestion. Par exemple, les paiements à la pièce poussent matériellement les travailleurs à ignorer les règles de sécurité pour augmenter leurs revenus dans les secteurs de la livraison de nourriture et de la logistique. Le paiement à la pièce des travailleurs des plateformes est une politique qui ne peut fonctionner que si la technologie est utilisée pour contrôler et suivre automatiquement le nombre de tâches exécutées au cours d’une période de travail donnée ; il est donc permis de penser que ces politiques tombent sous le coup de l’interdiction prévue à l’article 7.

La raison pour laquelle cet article n’aborde pas explicitement le risque de discrimination algorithmique n’est pas claire, malgré une littérature universitaire en plein essor montrant qu’il s’agit d’un risque susceptible d’affecter, entre autres, les travailleurs des plateformes[8] et l’existence d’au moins une décision adoptée par un tribunal de l’Union européenne constatant qu’une plateforme avait discriminé ses travailleurs par le biais du fonctionnement d’un système algorithmique.[9]

L’article 9 de la directive introduit des obligations d’information et de consultation des représentants des travailleurs concernant l’introduction et les modifications substantielles de l’utilisation de systèmes automatisés de contrôle et de prise de décision. Bien que cet article n’aille pas jusqu’à prévoir un droit plein à « négocier l’algorithme », il permet aux acteurs collectifs d’évaluer les systèmes algorithmiques avant leur mise en place et d’apporter une contribution ex ante à l’adoption et à la modification de ces systèmes. Il s’agit d’une mesure indispensable, car les droits individuels à la transparence qui ne fonctionnent qu’a posteriori ne permettent pas de prévenir les risques de manière adéquate.

Les droits collectifs peuvent être liés aux systèmes de gestion algorithmique et peuvent également être inefficaces si les travailleurs individuels ne reçoivent pas une assistance adéquate lorsqu’ils sont confrontés aux résultats de ces systèmes. Néanmoins, la proposition actuelle de la directive présente au moins deux lacunes importantes concernant la gestion algorithmique et les droits collectifs.

La première est l’exclusion des travailleurs indépendants de l’application de l’article 9. La directive étend les dispositions qui favorisent la transparence en prévoyant un droit à l’information, à l’explication et à la contestation des systèmes de prise de décision automatisés aux « personnes exécutant un travail de plateforme qui n’ont pas de contrat de travail ou de relation de travail » (article 10). Si cette extension est positive, l’exclusion des personnes effectuant un travail sur une plateforme en dehors du cadre d’une relation de travail des aspects collectifs de cette protection, à savoir les obligations d’information et de consultation vis-à-vis des représentants des travailleurs, semble tout à fait insuffisante pour relever de manière adéquate les défis de la gestion algorithmique dans le cadre du travail sur une plateforme. Les plateformes utilisent largement des systèmes de gestion algorithmique invasifs indépendamment du statut d’emploi de leurs travailleurs – de simples droits de transparence « individuels » ne sont pas plus suffisants pour protéger les indépendants qu’ils ne le sont pour les travailleurs des plateformes engagés dans une relation d’emploi.

Outre l’article 153 du TFUE, la proposition de directive mentionne l’article 16, paragraphe 2, comme étant sa base juridique. Cet article permet d’adopter des règles « relatives à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel ». Il n’y a pas de distinction entre les indépendants et les salariés dans cet article, et pourtant, limiter la protection des travailleurs indépendants des plateformes à des droits de transparence ex-post revient à confiner ces travailleurs dans une forme patente de protection de second rang. Cette limitation est d’autant plus inexplicable que le « paquet » sur le travail de plateforme présenté par la Commission comprend, au-delà de la proposition de directive, des projets de lignes directrices qui reconnaissent sans équivoque que les pratiques de négociation collective concernent de plus en plus les indépendants, y compris les travailleurs de plateforme. En outre, les syndicats européens s’intéressent de plus en plus à la question de la gestion algorithmique et s’y intéressent activement, y compris par le biais de la négociation collective.[10] À la lumière de ces développements, exclure les travailleurs indépendants de la protection de l’article 9 semble difficilement raisonnable.

Une dernière remarque cruciale concernant l’extension aux indépendants de la protection de la transparence individuelle relative aux systèmes de gestion algorithmique concerne l’interaction possible avec le statut d’emploi et les demandes de reclassement. Il ne faut pas sous-estimer le fait que certains de ces systèmes de gestion peuvent être radicalement opposés à de véritables formes de travail indépendant. Le travail indépendant est incompatible avec certains des contrôles intrusifs et détaillés de la performance professionnelle rendus possibles par la technologie. Le statut d’indépendant contraste avec les déplacements des travailleurs, le contrôle strict du rythme de travail et le contrôle technique de la messagerie, de la navigation et de l’utilisation des ordinateurs, en particulier lorsque des systèmes automatisés sont utilisés pour combiner les informations déduites de ces caractéristiques.[11]

Même si ces systèmes sont conformes au chapitre III de la directive, s’ils sont mis en place pour contrôler les travailleurs indépendants des plates-formes, ils peuvent entraîner la requalification de la relation de travail en une relation d’emploi. Il serait opportun de mieux préciser que le fait qu’un système de gestion soit autorisé en vertu du chapitre III n’empêche pas que l’utilisation de ce système à l’égard des travailleurs indépendants des plates-formes puisse conduire à la requalification de ces personnes en vertu du chapitre II de la directive. Cela semble implicite dans la formulation actuelle du principe de « primauté des faits » à l’article 3, qui précise que, parmi les faits qui se rapportent à la « prestation de travail effective », l’« utilisation d’algorithmes dans l’organisation du travail de plateforme» doit être prise en compte. Néanmoins, il peut être préférable de prévoir expressément que certaines formes de gestion algorithmique des travailleurs qualifiés d’indépendants peuvent conduire à une requalification même si elles sont conformes au chapitre III.

Une deuxième lacune majeure de la proposition actuelle est son approche « techno-déterministe » de la surveillance et de la prise de décision algorithmiques. En d’autres termes, la directive accepte que ces systèmes et pratiques de gestion soient autorisés en principe, comme s’il s’agissait d’une conséquence naturelle du fait que ces systèmes sont disponibles et que ces pratiques sont rendues possibles par les récents développements technologiques. On pourrait au contraire affirmer que la gestion algorithmique ne devrait pas être considérée comme un « fait acquis ». Son introduction devrait être – au minimum – une question de négociation avec les représentants des travailleurs, parfois également soumise à une autorisation administrative. C’est l’approche adoptée dans le passé par certaines législations nationales européennes concernant l’utilisation de technologies, telles que les caméras, qui peuvent permettre de contrôler la performance au travail.[12] Il semble déraisonnable que la gestion algorithmique – qui s’appuie sur des technologies qui pourraient être beaucoup plus invasives que celles qui ont été plus sévèrement examinées dans le passé – soit soumise à des normes réglementaires moins strictes.

4 – La proposition de directive, les dispositions plus favorables et les effets potentiellement dérégulateurs de la réglementation en cours d’élaboration à propos de l’intelligence artificielle » de l’UE.

L’approche techno-déterministe du chapitre III pourrait être atténuée par l’article 20 de la directive, qui permet aux États membres d’appliquer ou d’introduire des réglementations plus favorables aux travailleurs. Néanmoins, le risque d’un conflit potentiel entre ces réglementations nationales et d’autres instruments de l’UE ne doit pas être négligé. En particulier, la proposition actuelle de règlementation sur l’intelligence artificielle (la « loi sur l’intelligence artificielle ») [13] pourrait constituer un obstacle matériel à l’application ou à l’introduction de normes de protection plus strictes que celles autorisées par ce règlement (ou celles correspondant exactement au contenu de la directive). La base juridique de la loi sur l’intelligence artificielle et l’ensemble de sa conceptualisation vont dans le sens d’une libéralisation de la production et de la commercialisation des systèmes d’intelligence artificielle dans l’UE, à condition que ces systèmes soient conformes aux normes de la loi. Comme nous l’avons expliqué en détail ailleurs [14], ces normes sont totalement inadaptées aux systèmes de gestion algorithmique qui sont de plus en plus courants dans le monde du travail d’aujourd’hui car, entre autres, elles ignorent complètement le rôle des partenaires sociaux dans la réglementation de l’introduction d’outils technologiques au travail.

En outre, l’élan de libéralisation (et la base juridique) qui sous-tend cette initiative risque de l’emporter sur toute réglementation nationale, y compris en matière de travail, qui prévoit des normes de protection plus élevées. Si tel était le cas, la loi sur l’intelligence artificielle agirait comme un « plafond » plutôt que comme un seuil « plancher » de protection, ce qui ne serait pas inédit dans le domaine de la législation européenne en matière d’emploi et de travail si l’on pense, par exemple, à la manière dont les dispositions ayant une base juridique « libéralisante » ont été interprétées par la Cour de justice de l’UE de manière perturbatrice dans le cadre du « quatuor Laval ».

Malgré toutes ses lacunes, la directive sur le travail sur plateforme comprend déjà des normes de protection beaucoup plus spécifiques et adéquates que celles prévues par la loi sur l’intelligence artificielle. Elle autorise aussi expressément l’application et l’introduction de niveaux de protection plus vigoureux par les États membres. Il semble raisonnable de soutenir que la directive et les dispositions nationales explicitement sanctionnées par l’article 20 de la directive devraient être interprétées comme une lex specialis par rapport à la loi sur l’intelligence artificielle, étant donné que la directive repose sur une base juridique plus spécifique traitant en particulier des questions sociales et du travail. Une telle interprétation de ces dispositions l’emporterait sur une éventuelle interprétation perturbatrice de la loi dans le champ d’application de la directive. Une interprétation contraire fondée sur la loi sur l’intelligence artificielle abrogerait implicitement l’article 20, ce qui semblerait impossible à justifier pour des instruments adoptés par les mêmes organes législatifs au cours de la même période.

Ces dernières considérations rendent d’autant plus urgent l’examen du champ d’application des dispositions relatives à la gestion algorithmique du chapitre III de la directive. Dans sa formulation proposée, la directive ne couvrirait que les personnes effectuant un travail sur une plateforme, laissant en dehors du champ de sa protection tous les travailleurs qui ne sont pas engagés par des plateformes. Les systèmes de gestion algorithmique, qui posent d’énormes défis aux systèmes nationaux et européens de protection du travail, se sont étendus depuis longtemps au-delà du travail sur plateforme.[15] Cette évolution, associée aux effets libéralisants potentiels de la Directive-cadre sur l’intelligence artificielle, représente une menace importante pour les conditions de travail et les droits des travailleurs dans l’UE.

Par conséquent, il semble d’autant plus urgent d’étendre la protection du chapitre III (en plus de renforcer cette protection, comme indiqué ci-dessus) au-delà du travail de plateforme. Le projet de rapport susmentionné a présenté des amendements potentiels du Parlement européen qui iraient effectivement dans ce sens. Ces amendements seraient entièrement compatibles avec la base juridique et l’évaluation d’impact de la directive proposée. Bien que ce ne soit pas le lieu pour discuter de la difficulté potentielle d’adopter ces amendements au niveau politique, il est essentiel de dire ici, en conclusion de ces remarques, que peu de mesures législatives dans le domaine du droit du travail et de l’emploi de l’UE semblent aussi vitales et juridiquement raisonnables que d’offrir une protection adéquate contre l’introduction et le fonctionnement des systèmes de gestion algorithmique à tous les travailleurs de l’UE, indépendamment de leur statut d’emploi et du secteur dans lequel ils travaillent.

La directive proposée est un premier pas crucial vers une approche plus centrée sur l’humain dans l’introduction et l’application de la technologie au travail, en particulier par rapport aux pratiques libres dont les plateformes et les entreprises technologiques ont bénéficié ces dernières années. Il est néanmoins essentiel de renforcer et d’étendre sa protection pour garantir que ses objectifs soient poursuivis efficacement.

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Bibliographie

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Copyright © 2022 Valerio De Stefano. Cet article est publié sous une licence Creative Commons Attribution 4.0 International.

* Chaire de recherche du Canada en innovation, droit et société, Osgoode Hall Law School, York University, Toronto. Cette recherche a été entreprise, en partie, grâce au financement du Programme des chaires de recherche du Canada. Cet essai a été soumis à un examen par les pairs en double aveugle.

Notes

[1] Voir Aloisi A. ; Georgiou D., Two steps forward, one step back : the EU’s plans for improving gig working conditions, dans Ada Lovelace Institute Blog, 7 avril 2022, disponible à l’adresse : https://www.adalovelaceinstitute.org/blog/eu-gig- economy/ ; Rosin A., Towards a European Employment Status : The EU Proposal for a Directive on Improving Working Conditions in Platform Work, in Industrial Law Journal, advance articles, publié en ligne le 30 mai 2022.

[2] Espinoza J.,Vestager says gig economy workers should «team up» on wages, in Financial Times, 24 octobre 2019, disponible à l’adresse : https://www.ft.com/content/0cafd442-f673-11e9-9ef3-eca8fc8f2d65. Le texte de la lettre de mission adressée au commissaire Schmit est disponible à l’adresse suivante : https://ec.europa.eu/commission/commissioners/sites/default/files/commissioner_mission_letters/missio n-letter-nicolas-schmit_en.pdf.

[3] Voir la discussion au Bureau international du travail, L’emploi atypique dans le monde. Comprendre les défis, façonner les perspectives, 2016, 263.

[4] Pour un examen global de la jurisprudence concernant le statut d’emploi des travailleurs des plateformes, voir De Stefano V., Durri I., Stylogiannis C., Wouters D., Platform work and the employment relationship, document de travail de l’OIT n° 27.

[5] Countouris N., De Stefano V., Working from a distance : remote or removed ?, in Social Europe, 16 juin 2022, disponible à l’adresse : https://socialeurope.eu/working-from-a-distance-remote-or-removed.

[6] Projet de rapport sur la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à l’amélioration des conditions de travail dans les plates-formes (COM(2021)0762 – C9-0454/2021 – 2021/0414(COD)), Commission de l’emploi et des affaires sociales, Rapporteur : Elisabetta Gualmini, 3 mai 2022.

[7] Voir Aloisi A., « Time Is Running Out ». The Yodel Order and Its Implications for Platform Work in the EU, in Italian Labour Law e-Journal, Issue 2, Vol. 13, 2020.

[8] Voir également, pour d’autres références, Gramano E., Kullmann M., Algorithmic discrimination, the role of GPS, and the limited scope of EU non-discrimination law, in De Stefano V., Durri I., Charalampos S., Wouters M., A Research Agenda for the Gig-Economy and Society, Cheltenham and Camberley and Northampton, Massachusetts, à paraître.

[9] Aloisi A., De Stefano V., «Frankly, my rider, I don’t give a damn», in Rivista il Mulino, 7 janvier 2021, disponible à l’adresse : https://www.rivistailmulino.it/a/frankly-my-rider-i-don-t-give-a-damn-1.

[10] Voir, par exemple, les présentations faites lors de la conférence de mars 2022 sur la négociation collective et la gestion algorithmique, disponibles à l’adresse suivante :  https://www.etui.org/events/collective-bargaining-and-algorithmic-management. En juin 2022, les partenaires sociaux européens ont expressément fait référence aux défis que pose la surveillance numérique pour la vie privée des travailleurs dans le contexte du travail à distance et ont affirmé que «les outils de contrôle et de surveillance ne devraient être utilisés que lorsque cela est nécessaire et proportionné et que le droit à la vie privée des travailleurs devrait être garanti» : «Les outils de contrôle et de surveillance ne devraient être utilisés que lorsque cela est nécessaire et proportionné, et le droit à la vie privée des travailleurs devrait être garanti. [En raison du rythme accéléré d’adoption des technologies de contrôle et de surveillance sur le lieu de travail, les partenaires sociaux doivent créer un espace d’échange de vues sur ces tendances et sur leur importance pour les partenaires sociaux et les  négociations tous les niveaux  appropriés dans toute l’Europe».  Voir https://www.businesseurope.eu/sites/buseur/files/media/reports_and_studies/2022-06- 28_european_social_dialogue_programme_22-24_0.pdf

[11] Un problème similaire se pose en ce qui concerne la «loi sur l’intelligence artificielle» de l’UE mentionnée ci-dessous. Voir De Stefano V., Wouters M., AI and digital tools in workplace management and evaluation. An assessment of the EU legal framework, STUDY Panel for the Future of Science and Technology EPRS | European Parliamentary Research Service, Scientific Foresight Unit (STOA), PE 729.516 – mai 2022, 55.

[12] Voir, par exemple, Alois, A. Gramano E., Artificial Intelligence Is Watching You at Work : Digital Surveillance, Employee Monitoring, and Regulatory Issues in the EU Context, in Comparative Labor Law & Policy Journal, Vol. 41, 2019, 95.

[13] Proposal For a Regulation of the European Parliament and of the Council Laying Down Harmonised Rules On Artificial Intelligence (Artificial Intelligence Act) And Amending Certain Union Legislative Acts {SEC2021) 167 final} – {SWD(2021) 84 final} – {SWD(2021) 85 final}.

[14] De Stefano V., Wouters M., nt. (9).

[15] Aloisi A., De Stefano V., Your Boss Is an Algorithm. Artificial Intelligence, Platform Work and Labour, Hart Publishing, Oxford, 2022.

 « L’Affaire Lip » 50 ans après / Appel à communications // Besançon (16 – 18 novembre 2023)

Le 29 septembre 1973, la « marche des 100 000 » à Besançon marque l’apogée d’un mouvement social de grande ampleur. Depuis avril-juin 1973, des salarié.es de l’usine Lip de Palente ont enchaîné initiatives de grève et d’occupation pour s’opposer à un plan de licenciement massifs, dans une entreprise renommée en difficulté. Durant ces turbulentes et contestataires « années 68 » marquées un an auparavant par un autre mouvement emblématique, celui du Joint Français à Saint-Brieuc, le retentissement et la médiatisation du conflit tiennent moins à sa durée et à son caractère protéïforme, certes remarquables, qu’à la dimension autogestionnaire à laquelle son souvenir est attaché à tort ou à raison et, surtout, à une expérience globale et originale de lutte collective au retentissement exceptionnel, en France comme en Europe.

En tâchant de ne céder, ni à une nostalgie rétrospective, ni au fétichisme des dates-anniversaires, il apparaît fructueux de faire le point un demi-siècle plus tard, dans un cadre pluridisciplinaire, à la lumière de recherches et de publications récentes sur les mouvements sociaux (Ch. Mathieu / Th. Pasquier, 2014, D. Reid, 2018; G. Gourgues, 2018; L. Cros, 2018; J. Beckmann 2019…), et à un moment où les protagonistes et les témoins commencent à se faire plus rares, tandis que se pose à nouveaux frais la question des archives (J.-C. Daumas 2022). Après la tenue d’un workshop dans les trois universités de Franche-Comté, Bourgogne et Lausanne d’avril à septembre 2023, la réalisation d’un état des sources disponibles et la mise en œuvre de diverses initiatives mémorielles ou médiatiques, un colloque international pluridisciplinaire sera organisé à Besançon du 16 au 18 novembre 2023. Pourront être notamment explorés les trois axes suivants, non exclusifs – toute proposition sera examinée.

1/ 1867-1973 : une entreprise ancrée dans son territoire

Apparue en Franche-Comté à la fin du XVIIIe siècle après avoir traversé la frontière suisse, l’horlogerie se développe dans le Haut-Doubs et à Besançon, capitale française de la montre où domine le système de l’établissage. C’est là qu’en 1867, Emmanuel Lipmann, juif d’Alsace, ouvre un petit atelier qui, avec l’aide de ses fils et grâce à la mécanisation et à la rationalisation de la production, à des méthodes commerciales originales, est devenu en 1930 la plus importante manufacture française de montres. Ayant découvert la gestion à l’américaine lors d’un séjour aux États-Unis, son petit-fils Fred Lip diversifie la production afin d’assurer l’avenir d’une entreprise victime « d’aryanisation » durant la Seconde Guerre mondiale, dont il finit par prendre la tête en 1946 après la mort de son père en déportation. Mariant innovation, publicité et avantages sociaux pour les salariés, le modèle d’entreprise qu’il met en place lui permet de hisser Lip au 7e rang mondial au début des années 1960, date du déménagement de la rue des Chalets à l’usine flambant neuve du quartier Palente. L’originalité de cette entreprise intégrée repose sur le rôle essentiel de la recherche-développement en son sein et sur une politique sociale avancée, mais coûteuse. Toutefois, la situation se dégrade rapidement car Lip, dont la rentabilité n’est désormais plus suffisante faute de production en grande série, vit au-dessus de ses moyens, perdant finalement son autonomie financière au moment même où elle fête son centenaire. Afin de comprendre plus finement l’histoire de Lip dans le temps long et son inscription dans des contextes à la fois locaux, nationaux et internationaux, les propositions de communication pourraient porter sur :

  • L’histoire de l’entreprise depuis 1867. Il conviendrait d’étudier, dans les limites des sources disponibles, les modes de production, les innovations, la publicité, le management et la gestion de la manufacture horlogère, en y incluant les autres dimensions productives de l’entreprise (petite mécanique, armement). Il faudrait situer Lip parmi les autres entreprises horlogères comtoises, en particulier celles du Haut-Doubs, et envisager leurs types de relations, pas forcément faciles, tant avec les patrons qu’avec leurs salariés. Le rayonnement et les liens de l’entreprise se déploient indéniablement à l’échelle nationale (intéressantes sont les attaches de Lip avec la communauté de travail Boimondau fondée à Valence par Marcel Barbu) et internationale (liens avec l’industrie horlogère tchèque), mal connues.
  • L’entreprise dans la ville. La succession des sites, de l’implantation initiale au centre-ville bisontin jusqu’au quartier Palente, en passant par celui de la rue des Chalets, correspond aussi aux mutations des formes de la production : Lip est devenue une manufacture intégrée, alors que le système horloger local repose sur la dispersion et la sous-traitance. Comment s’inscrivent-ils dans l’évolution politique, économique, sociale et culturelle de la ville et du département du Doubs, et au-delà ?
  • Travailler chez LIP. Comment s’organisent le travail, la dimension genrée de la main-d’œuvre, les relations et les hiérarchies professionnelles, la politique sociale, etc. ?
  • Les mutations de l’action collective des salariés à la fin des années 1960. La naissance de la CFDT en 1964, le pacte d’unité d’action CGT-CFDT, le mouvement de Mai 68 et ses suites sont autant de moments qui manifestent une évolution des registres de l’action collective. En quoi ces évolutions nationales ont-elles également un impact sur le cadre local (grèves de la Rhodia, du Préventorium, Bourgeois…) des organisations syndicales à Lip ? Il y eut des grèves chez Lip avant 1973 : sans céder à une vision téléologique des événements ultérieurs, quels signes ont précédé le mouvement de 1973, dénotant une montée de la conflictualité sociale et une culture syndicale originale ?
  • Les « logiques de l’agir » dans le contexte des « années 68 ». Quels ressorts meuvent et quelles formes prennent dans et hors de l’usine la critique sociale, l’autogestion, les contre-cultures… ? Sur quels supports ?

2/ 1973-1974 : Lip en mouvements

« L’Affaire Lip », centrée sur le combat atypique des salarié.e.s contre les licenciements entre 1973 et 1977, est surtout célèbre pour sa première phase (1973-1974), sur laquelle il importe de revenir. Après le départ de Fred Lip en 1971 et la prise de contrôle de l’entreprise par le groupe horloger suisse Ébauches SA, c’est au tour du P-DG de Lip, Jacques Saint-esprit, de démissionner le 17 avril 1973 devant la crise financière de l’entreprise. Les événements se précipitent : le 20 avril est créé le Comité d’action ; le 10 juin, l’usine de Palente est occupée ; les 12 et 13, les administrateurs provisoires sont séquestrés, le plan de licenciements massifs révélé et le stock de montres protégé ; le 18, l’AG des salarié.e.s décide de reprendre la production, puis de vendre les montres à partir du 20, assurant la paye d’août. Le gouvernement envoie alors un médiateur, l’industriel Henri Giraud, reçu par le CA et les syndicats le 7 août. Mais l’expulsion brutale de l’usine de Palente et son occupation par les CRS le 14 août engendre une rupture durable, des heurts entre policiers et salarié.e.s et une extension locale des grèves et manifestations, tandis que les ouvriers et ouvrières sont accueillis aux alentours (gymnase mis à disposition par la mairie…). La « marche des 100 000 » soutiens aux Lip à Besançon est un immense succès. Toutefois, le plan proposé par Giraud fissure le bloc CGT-CFDT, qui propose alors un compromis. Le 12 octobre, l’AG des Lip le refuse très majoritairement, une minorité, soutenue par la CGT, acceptant la logique de licenciements partiels (169). Le front syndical rompu, le Premier ministre, Pierre Messmer, déclare le 15 octobre 1973 : « Lip, c’est fini » – ce en quoi il se trompe…

Après le rejet du plan Giraud, s’engage une négociation menée par la Fédération générale de la Métallurgie CFDT, soutenue par la confédération, avec une fraction moderniste du patronat français et l’appui du ministre de l’Industrie, Jean Charbonnel. Fin janvier 1974, les accords de Dole actent le redémarrage de la partie horlogère de la société avec une partie des Lip, les autres étant envoyés en formation en attente de leur réemploi progressif. Claude Neuschwander est chargé du pilotage de l’entreprise (Compagnie européenne d’horlogerie). La grève s’achève en mars 1974 et, à la fin de l’année, la totalité des Lip restants est réembauchée – pour un temps.

  • Les acteurs collectifs du conflit Lip (patronat, syndicats, partis politiques, autorités publiques et population) à l’épreuve du mouvement social. Le conflit a été l’occasion de constater de très fortes mobilisations, en particulier des organisations au cœur du mouvement de Mai 68 (PSU, extrême-gauche), mais aussi de la gauche parlementaire (rappelons que la ville est gérée par une municipalité de gauche). Le patronat local, en particulier horloger, est intervenu dans les événements, ainsi que des forces religieuses, à titre individuel ou non. Que nous apprennent ces implications sur le déroulement du conflit ? Quel rôle a joué le conflit Lip dans l’autonomisation, post-68, d’un champ militant par rapport au champ politique institutionnalisé ?
  • Un répertoire des mouvements sociaux enrichi (popularisation, place des femmes, Comité d’action, etc.). À Lip, non seulement les portes ont été ouvertes vers l’extérieur, mais le souffle de Mai 68 s’est engouffré dans le conflit : création de commissions qui prennent en charge l’organisation de la lutte, rapport controversé avec la légalité, relations parfois rugueuses avec les structures syndicales locales (UD), professionnelles (fédération) ou interprofessionnelles (confédération). La création d’un comité d’action, regroupant syndiqués et non syndiqués, a élargi l’éventail des personnes impliquées. De même, malgré de nombreux obstacles, un collectif de femmes s’est mis en place et a perduré au-delà du conflit. Que sait-on plus précisément de ces éléments ? Quelles furent la réalité et les dimensions de ce mouvement, qui a eu pour ambition d’être “inclusif” (catégories de salarié.e.s, objectifs, modalités, rapports avec l’extérieur de l’usine…) ? Ces innovations dans les modes d’action employés s’inscrivent-elles dans ce que Charles Tilly identifie comme l’apparition d’un 3erépertoire de l’action collective à la suite de Mai 68 ?
  • « C’est possible. On fabrique, on vend, on se paie » : mythe et réalité. Ce slogan fameux, d’abord contenu dans ses deux premiers termes, puis étendu à la paye et reproduit sur la banderole apposée au fronton de l’usine, est diffusé partout. La reprise de la production sur la base d’un outil de travail préservé débouchera sur le mythe de l’autogestion, largement répandu. Les Lip parlaient, pour leur part, « d’autodéfense » car, s’il y a bien eu ventes et payes sauvages, la question de la production est beaucoup plus ambiguë : seules certaines opérations finales (habillage de la montre) ont été effectivement accomplies. L’essentiel des ventes a été réalisé avec les montres du stock mis de côté. Néanmoins, l’exemple des Lip inspire d’autres entreprises en France (cf. les couturières de CIP à Cerizay fabriquant des vêtements PIL).
  • Société festive et tensions internes. Des corps allongés sur la pelouse de l’usine, des concerts, la production d’un disque de soutien…, autant de manifestations d’une dimension joyeuse et festive durant les mois du conflit. Pourtant, « l’affaire Lip », après la reprise de 1974, s’est soldée par un échec et par bien des difficultés pour résoudre les contradictions entre salariés, préexistantes ou non. Quels enjeux et quelles traces ces mouvements ambivalents ont-ils laissé dans la gestion de la lutte, au quotidien et à plus long terme ?
  • Échanges et circulations militantes en France et en Europe (Joint français, Larzac…). D’autres grèves ont précédé le conflit Lip (les « grèves significatives »). Quelles impulsions ont-elles fournies au conflit lui-même ? De même, dans quelle mesure l’extension des relations au-delà du monde ouvrier, les liens noués avec les paysans du Larzac, apportent-ils du nouveau durant cette période riche en ruptures dans le répertoire et les acteurs des conflictualités ? Quel rôle ont joué dans et hors de Lip, en particulier, le PSU, ou le mouvement gauchiste, notamment la « Gauche prolétarienne ?
  • Les mouvements de solidarité avec les Lip et un retentissement national et international remarquable. Il est inhabituel qu’un conflit suscite une telle attention de la part des médias, tant nationaux (que l’on songe au rôle de Libération puis, dans une seconde phase, de Rouge) qu’internationaux. Sa couverture a connu un développement qui peut surprendre aujourd’hui. En parallèle à cette exposition médiatique, les salariés eux-mêmes, grâce à des réseaux de solidarité, sont parvenus à se déplacer en France pour vendre leurs produits et faire connaître leur lutte (Tour de France 1973…). Quels sont les acteurs de cette solidarité ? Sur quels réseaux, en France et à l’étranger, se sont-ils appuyés ? Quelles en sont les limites ?

3/ « Lip, et après ? », Lip, et alors ?…

Dès 1975, la nouvelle entreprise se révèle très fragile et le plan de relance échoue finalement, en butte à de nombreux problèmes, accentués par les refus des fournisseurs et des banques et par le non respect de certaines promesses gouvernementales, sinon par son hostilité depuis l’élection de V. Giscard d’Estaing. Neuschwander doit démissionner en février 1976 et la CEH dépose son bilan en avril 1976. à nouveau occupée en mai, l’usine de Palente est remise en route par les salariés, les montres séquestrées (26 juillet) et les salariés réappliquent en mai 1977 le slogan « On fabrique, on vend, on se paie ».  Faute de repreneurs, la Compagnie est liquidée en septembre 1977. L’AG du 28 novembre 1977 la transforme en six coopératives ouvrières (SCOP), rassemblées sous le nom « Les industries de Palente » (LIP) ; légalisées en juin 1980, elles cessent peu à peu leurs activités au fil des années 1980.

Si le conflit de 1973 a constitué une victoire contre le développement du chômage et la désindustrialisation, cela n’a été que temporaire. Les Lip ont permis des avancées juridiques pour les travailleurs (indemnisation des chômeurs à 90% de leur salaire, priorité aux salariés dans l’indemnisation en cas de faillite…). Mais les transformations économiques (crise, désindustrialisation…), ainsi que leurs conséquences politiques (en 1983, tournant de la gauche au pouvoir vers la « rigueur »), ont rendu beaucoup moins visibles les acquis de ce conflit phare. Il n’en reste pas moins que les Lip ont montré que, collectivement, il était possible d’emprunter une autre voie. Sur cette nouvelle phase, beaucoup moins bien connue, quelles pistes de recherche explorer ?

  • Lip après Lip, quelles solutions ? Que peuvent nous apprendre encore les années 1974-1976, depuis la mise en œuvre des accords de Dole, jusqu’à la liquidation de la Compagnie européenne d’horlogerie, et comment les interpréter ? Quelle importance revêtent les diverses formes de prolongation de l’activité de Lip (SCOP…) disparues dans les années 1980  ? Quel éclairage leur donner ?
  • Lip et le « combat économique ». Lip a incarné un véritable « combat pour l’emploi » en s’opposant aux motifs économiques des licenciements, et en parvenant à les éviter pendant deux ans (1974-1976). Ce combat s’est autant appuyé sur la mobilisation (occupation productive, manifestations) que sur la production d’une contre-expertise. Quelles leçons tirer de cette lutte « experte » centrée sur l’enjeu économique ? Les luttes syndicales ont-elles prolongé ou abandonné ces formes de « combat économique » ? Comment l’État et le patronat se sont-ils adaptés à ce combat ?
  • Lip et le droit. Outre les aspects proprement répressifs, dont les modalités seraient à scruter de plus près (usage de la force publique, rôle des agents de l’État et des élus…), l’affaire Lip recèle d’importantes dimensions juridiques : Qu’implique la confiscation et la vente du stock de montres ? Quels sont les effets de l’affaire Lip sur le droit social français (gestion de l’entreprise, licenciements, régulation de l’action collective…) ? Quelles formes juridiques peut prendre la reprise de l’activité chez Lip (SCOP, etc.) ?
  • « Les enfants de Lip ». Comment mesurer les réalités et les limites de « l’autogestion » (« on fabrique, on vend, on se paie »), l’appropriation des outils de travail (modalités, extensions, contraintes), l’exportation de types de militantisme ou d’organisation collective ? Comment le mouvement contribue-t-il à diffuser l’idéal d’autogestion et crée-t-il alors un mythe autogestionnaire ? Dans quelle mesure le concept d’autogestion est-il intéressant aujourd’hui pour penser des pratiques d’émancipation, parfois en référence à une tradition anarchiste et anarcho-syndicaliste ?
  • Les effets nationaux de « l’affaire Lip » sur les dirigeants politiques et syndicaux. Dans quelle mesure Claude Neuschwander a-t-il été abandonné par les patrons et hommes politiques de gauche ? Quelles lectures politiques et quelles conséquences pour le patronat et pour les responsables politiques français ? Quelle influence le mouvement des Lip a-t-il eu, en retour, sur l’évolution du gauchisme en France (témoin l’autodissolution de la Gauche prolétarienne) ?
  • Les traces médiatiques et culturelles de Lip. Le conflit Lip a pu susciter l’admiration, voire la fascination, autant que la crainte – dimension assez mal connue. À l’orée du cinquantième anniversaire, il est utile de revenir sur la manière dont une approche “mythique” et commémorative, parfois fantasmée, s’est développée, grâce à des acteurs qu’il s’agit d’identifier, des entrepreneurs de mémoire, à l’aide de multiples supports (cinéma, théâtre, bande dessinée, chanson…). Lip continue d’exister dans la sphère publique grâce à tout un travail aussi bien culturel que mémoriel, qu’il convient d’explorer, entre commémoration et résurrection.
  • Les conséquences biographiques du conflit Lip. Quels effets familiaux ou personnels ce dernier a-t-il eu pour les ouvriers et les ouvrières engagé.e.s dans la lutte, et pour leurs enfants ou parents ? Les conflits sociaux d’importance peuvent imprimer leurs marques sur les parcours de vie de celles et ceux qui les mènent, dans les domaines professionnels, familiaux et politiques. Quelles ont été les trajectoires ultérieures des participants à la lutte Lip ? Celles de leurs enfants ont-elles aussi été marquées par ce conflit ?
  • Quel devenir pour le système productif localisé horloger dans l’Arc jurassien ? La tradition de fabrication d’objets à haute valeur ajoutée s’est-elle muée dans une nouvelle branche, les microtechniques, déployant des compétences et des qualifications proches de celles de l’horlogerie traditionnelle, et avec quel succès ? Aujourd’hui, outre la réutilisation contemporaine de la marque Lip, il ne reste plus dans l’horlogerie du Doubs que des PME : sont-elles largement sous-traitantes pour les firmes suisses, tandis que s’est développée une horlogerie “haut de gamme” investissant des niches économiques ?

Références succinctes :

Jens Beckmann, Selbstverwaltung zwischen Management und »Communauté«. Arbeitskampf und Unternehmensentwicklung bei LIP in Besançon 1973-1987, Bielefeld, Transcript Verlag, 2019.

Lucie Cros, « Les ouvrières et le mouvement social : retour sur la portée subversive des luttes de chez Lip à l’épreuve du genre », thèse de doctorat en sociologie (Dominique Jacques-Jouvenot dir.), Université de Franche-Comté, 2018.

Jean-Claude Daumas, « Lip, les archives et l’histoire, in Explorer les archives et écrire l’histoire. Autour de Roger Nougaret (Hubert Bonin et Laure Quennouëlle-Corre dir.), Genève, Droz, 2022, p. 109-119.

Guillaume Gourgues et Claude Neuschwander, Pourquoi ils ont tué Lip ? De la victoire ouvrière au tournant néolibéral, Paris, Raisons d’agir, 2018.

Chantal Mathieu et Thomas Pasquier (dir.), « Actualité juridique de l’action collective : 40 ans après LIP ! », Semaine sociale Lamy, supplément 1631, mai 2014.

Donald Reid, L’Affaire Lip, 1968-1981, Rennes, PUR, 2020 [trad. de l’anglais Opening the Gates. The Lip Affair, 1968-1981, Londres / Brooklyn, Verso, 2018] .

Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Rennes, PUR, 2007. ou

Xavier Vigna, Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, Paris, Perrin, 2012.

Les propositions de communications (en français ou en anglais) comporteront un titre provisoire, préciseront en un résumé de 15 lignes environ les sources utilisées et les principaux enjeux de la communication et s’accompagneront d’une brève présentation de l’auteur.e. Elles seront envoyées pour le comité d’organisation à Jean-Paul Barrière (jean_paul.barriere@univ-fcomte.fr) avant le 1er juin 2023. Elles seront soumises au comité scientifique du colloque et une réponse sera donnée avant la fin juin 2023.

Pour plus d’informations, consulter le site : https://affairelip.hypotheses.org.

Macron et la guerre civile en France

Par Pierre Dardot, Haud Guéguen, Christian Laval et Pierre Sauvêtre // 

On dit beaucoup de mal de Macron à propos du passage en force de la réforme des retraites. On le dit égotiste, arrogant et tout sauf habile. On oublie qu’il est l’homme de la situation, dont la fonction historique aujourd’hui consiste à poursuivre un projet qui le dépasse. Il convient en effet de se déprendre de la petite analyse « psychologique » pour considérer objectivement une politique qui, pour être brutale et parfois tragiquement irrationnelle, n’en a pas moins un sens précis dans l’histoire de nos sociétés. Les caractéristiques personnelles et même sociologiques d’un individu comptent à l’évidence mais seulement pour avoir fait de Macron ce chef de guerre qu’on admire ou qu’on déteste. La haine, voire la rage qu’il inspire chez beaucoup, s’explique par l’intelligence des raisons et des effets de son action. Certes Macron n’est pas Napoléon, et pas Poutine non plus. Cette guerre ne mobilise ni avion ni char, elle est sourde, diffuse, de long cours, à la fois politique et policière, idéologique et budgétaire, parlementaire et fiscale. Elle n’est pas dirigée contre un ennemi extérieur, elle vise la population, et volontiers sa part la plus pauvre, celle des emplois subordonnés et des travaux les plus durs. Elle affaiblit, dénature et détruit, quand les circonstances et le rapport de force le permettent, tout ce qui pourrait s’opposer au grand projet d’une « société fluide » idéalement faite d’entrepreneurs innovants, de jeunes rêvant aux milliards et d’une masse d’individus qui ne doivent compter que sur eux-mêmes pour survivre au sein d’une concurrence généralisée. Il convient de ne pas prendre à la légère le programme sur lequel Macron s’est fait élire en 2017, et qui promettait une « révolution ». C’était le titre de son livre de campagne qui, contrairement à ce qu’on a beaucoup dit, ne se réduisait pas à une petite opération de marketing. Cette révolution par le haut est celle des premiers de cordée, des oligarques de chez nous, des économistes mainstream et des éditorialistes bien en cours. En un mot, cette révolution néolibérale annoncée est toujours, et même plus que jamais, à l’ordre du jour. Soyons clairs, Macron n’a rien inventé, il est l’acteur d’un scénario qui déroule ses effets depuis longtemps. Ce qu’il a pour lui de particulier, c’est un parcours politique « hors cadre », suffisamment « disruptif » pour ne pas s’embarrasser des formes élémentaires de la démocratie, encore moins du dialogue social, et pas même de la légalité quand il faut par exemple défendre manu militari des projets « écocidaires » suspendus par la justice, comme c’est le cas avec nombre de « méga-bassines ». Macron est le « transgressif » et le « brutal » qu’il fallait pour accélérer le processus de transformation en profondeur de la société, au moment même où il aurait pourtant été bien plus urgent de réfléchir « en responsabilité » à son bien-fondé social, écologique et politique.

On explique souvent l’impasse du pouvoir actuel par l’usage de moyens fort peu conformes au libéralisme politique. C’est opportunément que la constitution de la Ve République offre au président des procédures pour court-circuiter et le parlement et l’opinion. Qu’il en use et en abuse, fragilisant ainsi une démocratie dite représentative déjà bien ébranlée, c’est l’évidence, mais ces formes de brutalisation ne suffisent pas à caractériser le sens de l’action elle-même. En d’autres termes, le 49.3 n’est ici que l’arme générique d’une guerre plus spécifique, comme le sont d’ailleurs les forces policières et leurs usages immodérés de la violence.

Certains ont cru à tort que le néolibéralisme n’était qu’une doctrine suffisamment hétéroclite ou incohérente pour ne pas avoir à trop s’en inquiéter. D’autres ont pensé que cette doctrine était déjà passée aux oubliettes et avec elles les politiques et les modes de gouvernement qui y trouvent leur rationalité, comme s’il avait suffi d’en constater les effets catastrophiques sur la nature et la société pour en être définitivement libérés. Autant d’erreurs accumulées d’analyse, qui ont conduit à beaucoup d’aveuglements. Il est urgent que l’on comprenne bien en quoi le néolibéralisme est une doctrine de guerre civile, au sens où Michel Foucault  avançait en matière de méthode d’analyse du pouvoir que « la guerre civile est la matrice de toutes les luttes de pouvoir, de toutes les stratégies du pouvoir » (Michel Foucault, La société punitive. Cours au Collège de France, 1972-1973, EHESS-Gallimard-Seuil, 2013, p. 15)  Ce que l’actuel gouvernement sait parfaitement bien, puisqu’il la met sciemment et systématiquement en œuvre tout en accusant les divers « ennemis de la république » d’en être responsables, selon un retournement qui a tout du déni.

1- La peur de la démocratie

Le néolibéralisme – doctrine qu’Édouard Philippe saluait en 2019 devant l’Autorité de la concurrence en rendant hommage à l’un de ses principaux fondateurs, Friedrich Hayek, et à sa conception de l’État comme gardien juridique de la concurrence économique efficace – est né au tournant des années 1930 avec l’objectif de mettre en place un ordre politique ferme et cohérent qui protégerait la propriété privée et garantirait les échanges marchands concurrentiels – les « libertés économiques ». Il fallait « rénover le libéralisme » en faisant de l’État la membrane protectrice de la concurrence marchande, parce que la politique du laissez-faire des libéraux classiques et leur doctrine de l’État minimal avaient échoué à préserver le marché du puissant et dangereux désir d’égalité des masses. Dès le départ, les thuriféraires du néolibéralisme ont ainsi explicitement identifié le principal problème qui menaçait leur projet de fluidification du marché par l’État : la démocratie toujours susceptible de mettre en danger les libertés économiques. Leur stratégie politique, qui trouve ses racines dans une démophobie profondément réactionnaire, est restée invariable de Hayek à aujourd’hui. Elle consiste à contenir, à neutraliser ou à détruire toutes les forces qui s’attaqueraient aux intérêts économiques privés et au principe de la concurrence en se prévalant de la justice sociale dénoncée comme un mythe.

Au premier rang de ces forces on trouve les syndicats, l’opposition « collectiviste », les mouvements sociaux, les majorités électorales « manipulées par des démagogues ». Les doctrinaires néolibéraux ont consacré d’innombrables pages à imaginer les moyens de tenir en joug la démocratie, n’hésitant pas à souhaiter un droit d’exception donnant tout pouvoir au gouvernement sur les organes parlementaires, ce que l’un deux, Alexander Rüstow, a appelé la « dictature dans les limites de la démocratie ». D’autres ont été parfois jusqu’à souligner l’utilité de la violence fasciste pour sauver la « civilisation européenne » de la « barbarie » socialiste (Ludwig von Mises). D’autres voies plus « légales » sont également praticables selon les circonstances, par exemple l’instauration d’une « constitution économique » permettant de sanctuariser dans le droit toutes les conditions d’une économie capitaliste pour les mettre à l’abri des choix politiques et de la volonté populaire. Tout doit être fait pour faire échec à « l’État social » que l’un des leurs, Wilhelm Röpke, considère comme  un « fruit pourri » . En lieu et place de cet État social, il faut construire et défendre un « État fort » que ce dernier définit comme un « État totalement indépendant et vigoureux qui ne soit pas affaibli par des autorités pluralistes de type corporatiste ».

2- Une guerre qui n’en finit pas

Mais est-il légitime de parler de « guerre civile » pour décrire la mise en place de l’État fort néolibéral contre les forces sociales et politiques hostiles au capitalisme ou simplement désireuses de plus d’égalité et de solidarité ?

À cet égard, l’histoire ne trompe pas quand elle se répète avec cette régularité. Dès 1927, Mises applaudit à Vienne lorsque les pouvoirs d’urgence donnés à la police pour réprimer une manifestation ouvrière firent 89 morts. Les trois « prix Nobel d’économie », Friedrich Hayek, Milton Friedman et James Buchanan se réunirent, dans le cadre de la Société du Mont-Pèlerin, pour célébrer en 1981 la dictature de Pinochet au faîte de sa répression. Röpke soutint l’apartheid en Afrique du Sud tandis que Hayek envoya un exemplaire de son livre La Constitution de la liberté au dictateur portugais Salazar pour, disait-il dans la lettre qui l’accompagnait, « l’aider dans ses efforts de concevoir une constitution protégée des abus de la démocratie ». Thatcher, qui correspondait avec Hayek, fît de La Constitution de la liberté le livre de foi du Parti conservateur : elle réprima militairement la grève des mineurs en faisant trois morts et plus de vingt mille blessés tandis qu’elle s’attaqua durement aux émeutes urbaines des Noirs et des Indo-Pakistanais tout en laissant l’extrême droite ratonner librement. Lorsqu’il était gouverneur de Californie au tournant des années 1970, Reagan introduisit l’obligation au paiement de la scolarité et la répression du mouvement étudiant par la Garde nationale californienne fit un mort. Lors de son premier discours en tant que Président devant le Parti républicain après sa victoire de 1981, il remercia entre autres Hayek, Friedman et Mises pour « leur rôle dans [son] succès ». « La guerre civile habite, traverse, anime, investit de toutes parts le pouvoir », disait Foucault, « on en a précisément les signes sous la forme de cette surveillance, de cette menace, de cette détention de la force armée, bref de tous les instruments de coercition que le pouvoir effectivement établi se donne pour l’exercer » (Ibid, p. 33).

L’imposition de l’ordre du marché par la neutralisation ou la destruction de la démocratie ne peut cependant susciter l’adhésion de la société à terme, à l’exception des classes pro-business qui y trouvent toujours leur compte. Pour cette raison, la stratégie de l’ennemisation, de la constitution d’ennemis rendus responsables du chaos, est essentielle à la politique de guerre civile néolibérale, car, à travers la bataille culturelle et médiatique qu’elle déclenche et que l’État cherche à contrôler à tout prix, elle rassemble autour du pouvoir la coalition sociale de ceux qui prennent parti contre l’ennemi social désigné. Pour les néolibéraux, tous ceux qui critiquent la « civilisation capitaliste » relèvent de la catégorie d’ ennemi : dans les années 1920, Mises voyait dans la Russie soviétique un « peuple barbare » ; dans les années 1940, Röpke faisait des ouvriers « des envahisseurs barbares au sein de leur propre nation », et, à la fin des années 1950, il assimilait les Noirs d’Afrique du Sud à une « majorité écrasante de barbares noirs » ; dans les années 1980, Hayek traitait les étudiants contestataires des seventies de « barbares non-domestiqués » et Buchanan les appelait les « nouveaux barbares », tandis que Thatcher désignait les syndicats de mineurs comme l’« ennemi de l’intérieur ».

3-Le macronisme ou la forme convulsive du néolibéralisme

On passe par conséquent à côté du néolibéralisme si on oublie son caractère intrinsèquement autoritaire. La formule de Hayek : « Je préfère un dictateur libéral à une démocratie sans libéralisme » résume à elle seule l’attitude des néolibéraux à l’égard de la démocratie : acceptable quand elle est inoffensive, elle doit être niée d’une manière ou d’une autre, y compris par les moyens les plus violents, lorsqu’elle menace le droit illimité du capital.

Le macronisme n’est donc pas violent par hasard ou par accident. Il est une des formes politiques que peut prendre le néolibéralisme car il est conforme à sa stratégie de neutralisation de la puissance de décision collective quand cette dernière s’oppose à la logique du marché et du capital. Sa particularité historique tient qu’il radicalise la logique néolibérale à contretemps, dans une période où tous les signaux sociaux, politiques et écologiques sont au rouge, de sorte qu’il ne peut qu’aggraver toutes les crises latentes ou ouvertes. Le résultat est devant nous :  les raidissements convulsifs de Macron engendrent des résistances massives et déterminées de la société.

Ceux qui ont interprété le néolibéralisme macronien comme une troisième voie modérée, à distance de l’ultralibéralisme et du socialisme, se sont lourdement trompés. Et ceux qui ont cru y voir une alternative à l’extrême droite, ont porté l’illusion à son comble. A cet égard, le macronisme n’est pas un rempart, c’est un tremplin, pour une double raison : parce qu’il accentue et élargit le ressentiment contre les élites et les institutions ; parce qu’il utilise des méthodes, notamment les violences policières, qui ne dépareraient pas dans le tableau de ce qu’on appelle pudiquement « l’illibéralisme ». Il suffit d’écouter un ministre de l’intérieur comme Gérald Darmanin pour se rendre compte de l’hybridation en cours entre macronisme et extrême droite.

Macron croit utile à sa cause de jouer les défenseurs de « l’ordre républicain », et croit même malin de comparer les manifestants contre la réforme des retraites à l’extrême droite trumpiste à l’assaut du Capitole ou à opposer les « émeutes » de la « foule » à la « légitimité du peuple qui s’exprime via ses élus ».  Le raisonnement est ici aussi simple qu’il est sophistique : tout ce que le gouvernement ordonne ou décide de protéger est, de ce fait même, légitime et démocratique, fût-ce lorsque ce dernier recourt au 47.1, au 44.3 ou au 49.3 en vue de couper court aux débats parlementaires. Et, inversement, toutes celles et ceux qui osent manifester leur opposition au gouvernement au nom de valeurs démocratiques, écologiques ou redistributives se retrouvent taxés non seulement d’illégalité mais d’illégitimité voire de néofascisme inavoué. On a vu une opération rhétorique similaire à l’encontre des Gilets jaunes, assimilés déjà aux ligues de 1934.

Dénoncer « les factions et les factieux » comme il l’a fait n’a d’autre sens que de fabriquer de l’ennemi à l’intérieur même de la société selon une tradition bien établie des auteurs néolibéraux. C’est là un aspect et un ressort essentiel de toute guerre civile. Avec le néolibéralisme contemporain, cette ennemisation vise  toutes celles et ceux qui, à travers leurs pratiques, leurs formes de vie ou leurs luttes, paraissent aujourd’hui menacer la logique normative du marché ou la supposée unité indivisible de l’État. Dans le cours chaotique du macronisme, on a assisté à l’invention continue de catégories d’ennemis en fonction des circonstances, qu’il s’agisse du « populisme », de l’« islamo-gauchisme », de la non-mixité, de la théorie du genre,  du « séparatisme », du « communautarisme », du « postcolonialisme », du « wokisme », du « déconstructionnisme » ou du « terrorisme intellectuel ». Avec la décision de dissoudre « Les Soulèvements de la Terre » qui a défendu à Sainte-Soline un modèle d’agriculture non-productiviste, ce sont maintenant les termes d’« éco-terrorisme » et d’ « ultra-gauche » qui vont être systématiquement utilisés pour neutraliser toute critique de l’écologie marchande de Macron. Les avantages d’un tel vertige dénonciateur ne sauraient être sous-estimés. Il présente l’immense intérêt de constituer celles et ceux qui dénoncent les diverses formes d’inégalité et de prédation en ennemis de la République, et de maintenir par-là la croyance en la fonction pacificatrice de l’État, niant précisément par cette opération la guerre menée par ce même État contre les adversaires de l’ordre néolibéral.

On voit par conséquent ce que l’invitation foucaldienne à envisager tout pouvoir – et donc le pouvoir néolibéral lui-même – selon la « matrice » de la guerre civile comporte de décisif, dans une conjoncture comme la nôtre. Elle permet de ne pas céder à l’illusion selon laquelle l’État aurait, par essence, pour fonction d’harmoniser les différences et les points de vue  par un « dialogue » si possible rationnel entre les « partenaires » pour au contraire l’envisager comme un acteur de premier plan dans la conduite de la guerre civile. Mais elle permet aussi de prendre toute la mesure de la portée des mobilisations en cours, en mettant au jour la cohérence profonde qui relie la politique de régression de l’État social et la politique écocidaire de Macron.

Derrière le « chaos » que Macron a déclenché, il convient de déceler l’autre monde que portent en eux les « factieux ». En quoi la défense d’une vie digne pour les travailleurs les plus âgés et les futurs retraités et la défense de la nature contre des projets destructeurs offrent-elles aujourd’hui une rare puissance de coalition ? Parce qu’en chaque cas, il est question d’une vie désirable et d’un monde habitable. Et ce désir et cette habitation sont inconciliables avec la subordination de la vie et la domination du monde par le capital et son État. Il faudra s’y faire : les logiques du commun et du capital, devant l’urgence des crises et face au raidissement néolibéral, apparaissent comme irréconciliables au plus grand nombre. C’est en ce sens qu’il n’y a pas de « dialogue » et de « compromis » possible entre ceux qui mènent la guerre civile et la grande masse de la population qui en est la cible.

Pierre Dardot, Haud Guéguen, Christian Laval et Pierre Sauvêtre sont les coauteurs du Choix de la guerre civile, Une autre histoire du néolibéralisme, Lux, 2021.

Tribune publiée sur le site Diacritic

 

 

Notes critiques à propos des forces de reproduction : l’éco-féminisme face à la crise écologique mondiale

Dans cet article à propos des forces de reproduction, capitalisme et  destruction écologique, Stefania Barca souligne qu’un avenir éco-socialiste ne peut être construit sans combattre le patriarcat. Barca, examine le rôle structurant du patriarcat dans la modernité capitaliste et discute de ce que le mouvement éco-socialiste peut apprendre du féminisme écologique et marxiste.

La crise écologique planétaire que les scientifiques appellent l’Anthropocène est le dernier chapitre en date de l’histoire mondiale du capitalisme. Elle résulte du réarrangement radical des interactions société/nature et de sa métabolisation induit par la modernité capitaliste/industrielle. Par cette expression, j’entends une forme spécifique de la modernité – celle qui considère les forces de production (la science occidentale et la technologie industrielle) comme principaux moteurs du progrès et du bien-être de l’humanité, tout en considérant la reproduction (humaine et non humaine) comme un instrument passif de la production industrielle, contribuant à l’expansion infinie du PIB. Ce paradigme considère à la fois la terre et le travail de soin (care) comme des ressources indispensables, à s’approprier et à entretenir de la manière la moins chère et la plus efficace possible.

La pensée éco-féministe montre comment l’idéologie des forces de production provient d’un modèle du maître de rationalité – hétéro-patriarcal, raciste et spéciste – qui est profondément enraciné dans la culture occidentale et sa définition du progrès. Comme l’a rappelé Val Plumwood (1993 : 25), l’identité humaine dans la culture occidentale a été associée aux concepts de travail productif, de sociabilité et de culture – et donc séparée des formes de travail supposées inférieures ou secondaires (la reproduction et les soins) d’une part et des relations de propriété (comme modalité de mise en commun) d’autre part. L’économie politique capitaliste a défini le travail reproductif comme un non-travail, c’est-à-dire une activité sans création de valeur, bien que socialement nécessaire à la subsistance des êtres humains et la production de biens communs comme des formes de valeur non encore réalisées, que le maître doit s’approprier et améliorer (Barca 2010). La véritable richesse et l’émancipation humaine ne pourraient venir que du maître, et de là, se redistribuer sur les autres. Il faut donc faire le constat qu’une nouveau mode de production, supposée supérieur, fondé sur les inégalités coloniales/raciales, de genre, de classe et d’espèce, représente le cœur de la modernité capitaliste en définissant celle-ci par rapport aux modes de production non capitalistes, et que cette modernité capitaliste et a été rapidement universalisée en tant que modèle hégémonique.

Apparue avec l’essor du capitalisme, la modernité industrielle a été maintenue par des régimes socialistes d’État dans différents contextes géo-historiques. Les variétés capitalistes et étatiques/socialistes de la modernité industrielle partagent une vision de la richesse centrée sur le PIB, fondée sur la nécessaire accélération de la métabolisation nature / société. Elles partagent également une tendance à considérer la crise écologique comme un problème d’efficacité dans l’utilisation des ressources, à résoudre via une « écologisation » des forces de production, ou dit autrement une modernisation écologique (Barca 2019a ; 2019b). Afin de représenter une véritable alternative à l’organisation capitalistes et socialistes-étatistes du métabolisme social, je soutiens que le mouvement éco-socialiste ne peut pas simplement plaider pour une modernisation écologique planifiée de manière centralisée (plutôt qu’orientée vers le marché), mais qu’il doit placer la reproduction au centre de l’économie politique, en la libérant de sa position subordonnée et instrumentale vis-à-vis de la production. En d’autres termes, l’éco-socialisme doit s’affranchir du paradigme de la modernisation écologique et envisager une révolution écologique basée sur une réduction drastique du métabolisme social mondial, à atteindre par le biais d’une réorganisation complète des relations entre production, reproduction et écologie.

Dans mon livre, Forces of Reproduction. Notes for a counter-hegemonic Anthropocene, je développe l’hypothèse que l’histoire consiste en une lutte de sujets autres que le maître pour produire la vie, dans son autonomie par rapport au capital et sa liberté d’expression, une lutte qui s’oppose à l’expansion illimitée de la domination du maître. Ces autres sujets sont les « forces de reproduction » – un concept que je tire de la pensée éco-féministe socialiste (Mellor 1997). De manière assez a-systématique, le concept croise de façon critique deux traditions théoriques distinctes : la pensée éco-féministe et le matérialisme historique. Cette approche nous permet de voir que le point commun essentiel entre les Autres non-maîtres est une notion de travail définie de manière large mais toujours convaincante : à partir de différentes positions, et sous différentes formes, les femmes, les esclaves, les prolétaires, les animaux et les natures non humaines sont tous amenés à travailler pour le maître. Ils doivent lui fournir les nécessités de sa vie, afin qu’il puisse se consacrer à des occupations supérieures. Le maître dépend d’eux pour sa survie, sa position dominante et sa richesse, mais cette dépendance est constamment niée et les forces de reproduction sont représentées comme traînant à l’arrière-plan de l’évolution historique.

Cet article propose une brève revue d’un courant spécifique de la pensée et de la pratique éco-féministes, l’éco-féminisme socialiste, qui développe une critique systématique de la modernité industrielle capitaliste, fondée sur la division sexuelle et coloniale du travail à l’échelle mondiale. Je trouve cette approche essentielle pour envisager la possibilité d’une « bonne vie » alternative à celle des versions capitaliste et étatique/socialiste de la modernité industrielle.

Travail et écologie dans l’éco-féminisme socialiste

L’éco-féminisme socialiste s’est développé à partir de la critique marxiste-féministe de l’économie politique. Apparu dans les années 1970, le féminisme marxiste – également connu sous le nom de théorie de la reproduction sociale (Bhattacharya, 2017) – a montré comment le capitalisme était profondément ancré dans l’appropriation et la mise en contexte discursive du travail reproductif non rémunéré. S’appuyant sur ce corpus de pensée, certains universitaires et intellectuels publics ont mis la nature et l’écologie dans l’équation. Réfléchissant aux profondes interconnexions qui s’étaient formées entre le patriarcat, le capitalisme et la vision mécaniste de la nature dans l’Europe moderne (Merchant, 1980), ils ont commencé à relier la dévalorisation politico-économique de la reproduction à la destruction de l’environnement, produisant ainsi un récit radicalement nouveau sur la modernité industrielle capitaliste.

Une référence fondamentale largement reconnue pour l’éco-féminisme matérialiste est le travail de la sociologue allemande Maria Mies, et en particulier son livre Patriarchy and Accumulation on the World Scale (1986). Partant des « questions non résolues » sur la relation entre le patriarcat et le capitalisme, Mies a affirmé que le féminisme devait aller au-delà de l’analyse du travail reproductif dans les pays occidentaux, en le reliant aux conditions matérielles spécifiques des femmes dans les périphéries du système mondial capitaliste afin d’identifier « les politiques contradictoires concernant les femmes qui ont été, et sont encore, promues par la confrérie des militaristes, des capitalistes, des politiciens et des scientifiques dans leur effort pour maintenir le modèle de croissance » (Ibid. : 3). En bref, Mies a jeté les bases d’un éco-socialisme décolonial/féministe, fondé sur le rejet de la croissance du PIB comme mesure universelle du progrès (Barca, 2019b ; Gregoratti et Raphael, 2019).

Pour développer cette perspective, il fallait repenser « les concepts de nature, de travail, de division sexuelle du travail, de famille et de productivité ». L’économie politique, selon Mies, a conceptualisé le travail en opposition à la fois à la nature et aux femmes, c’est-à-dire comme une activité transcendantale codée par les hommes, qui façonne activement le monde en lui donnant de la valeur. Au contraire, selon elle, toute forme de travail qui contribue à la production de la vie doit être qualifié de productif « au sens large de production de valeurs d’usage pour la satisfaction des besoins humains » (Ibid. : 47).

L’argument central de Mies était que la production de la vie, ou encore la production de subsistance, réalisée principalement sous forme non salariée par les femmes, les esclaves, les paysans et autres sujets colonisés, « constitue la base pérenne sur laquelle le “travail productif capitaliste” peut être construit et exploité » (Ibid. : 48). N’étant pas rémunérée, son appropriation capitaliste (ou « surexploitation », comme elle l’appelle) ne peut être obtenue – en dernière instance – que par la violence ou des institutions coercitives. En fait, écrit-elle, la division sexuelle du travail ne repose ni sur des déterminants biologiques ni sur des déterminants purement économiques, mais sur le monopole masculin de la violence (armée), qui « constitue le pouvoir politique nécessaire à l’établissement de relations d’exploitation durables entre hommes et femmes, ainsi qu’entre classes et peuples différents » (Ibid. : 4). Les bases de l’accumulation du capital en Europe ont été posées à partir du 16ème siècle en mobilisant un processus combinant la conquête et l’exploitation des colonies et capacités productives des femmes (ce qui formait la raison d’être la chasse aux sorcières). Ce n’est qu’après avoir établi ce régime d’accumulation par la violence que l’industrialisation a pu commencer. Avec elle, « la science et la technologie sont devenues les principales « forces productives » grâce auxquelles les hommes pouvaient « s’émanciper » de la nature, ainsi que des femmes (Ibid. : 75). Dans le même temps, les femmes européennes de différentes classes sociales (y compris celles participant au colonialisme de peuplement) ont été soumises à un processus de housewifisation (d’enfermement dans la condition de femme au foyer, NDLT), c’est-à-dire qu’elles ont été progressivement exclues de l’économie politique, conçue comme l’espace public du progrès et de la construction de la modernité, et enfermées dans « l’idéal de la femme domestiquée et privatisée, préoccupée par “l’amour” et la consommation et dépendante d’un homme “soutien de famille” » (Ibid. : 103).

Le travail de Mies doit être considéré comme faisant partie d’un effort scientifique plus large visant à jeter les bases d’une critique éco-féministe de la modernité capitaliste. Il convient de mentionner ici deux autres ouvrages novateurs : Ecological Revolutions (1989) de Carolyn Merchant et Caliban and the Witch (2004) de Silvia Federici. Le cadre des révolutions écologiques a constitué la contribution de Merchant à une approche écologique et féministe de l’histoire : il reste probablement l’étude qui met le plus clairement en lumière les implications écologiques de la modernité coloniale/hétéro-patriarcale/capitaliste. Dans Caliban and the Witch (2004), Federici a étudié en profondeur la manière dont, dans l’Europe du 17ème siècle, le corps féminin a été transformé « en un outil [social] permettant l’expansion de la main-d’œuvre, traité comme une machine à reproduire naturelle, fonctionnant selon des rythmes échappant au contrôle des femmes » (Federici, 2009 : 49). Selon Federici, cette nouvelle division sexuelle du travail a redéfini les femmes du prolétariat comme des ressources naturelles, une sorte de bien commun ouvert à l’appropriation, ou « enclosure », dans le but d’améliorer la productivité. Le patriarcat capitaliste a pu voir le jour en raison de l’enclosure parallèle des terres tandis que les femmes ont progressivement perdu l’accès aux moyens de subsistance et comme leur travail a été expulsé de la sphère du marché, elles sont devenues économiquement dépendantes des hommes. Avec un mouvement similaire à celui appliqué aux indigènes dans les colonies, les femmes ont été infra-humanisées dans le droit, asservies dans l’économie et soumises à la terreur génocidaire de la chasse aux sorcières. Selon Federici, avec la colonisation et la traite des esclaves, la guerre contre les femmes a constitué une étape importante dans l’émergence de l’Anthropocène, car elle a permis de fournir régulièrement une main-d’œuvre bon marché qui a permis l’industrialisation. Comme il s’agissait d’un processus généralisé concernant toutes les femmes (bien que sous des formes évidemment différentes), les féministes marxistes y voient une redéfinition de facto du sexe féminin en une classe – celle des travailleuses reproductrices.

Contribuant à ce corpus de pensée, l’éco-féministe marxiste Mary Mellor (1996) a formulé le concept de « forces de reproduction », c’est-à-dire le « travail sous-employé des femmes qui est incorporé dans le monde matériel des hommes tel que représenté dans le cadre théorique du matérialisme historique » (Mellor, 1996 : 257). Ce dernier, selon elle, devrait s’affranchir des limites artificielles du productivisme, par lequel « la vie des femmes devient théoriquement une catégorie résiduelle, la “sphère de la reproduction” » (Ibid. : 260), ce qui entraîne des impacts écologiques dévastateurs – tels que ceux enregistrés dans les « économies dirigées » (le socialisme d’état bureaucratique). Plutôt que d’être ignoré ou nié, le corps des femmes doit être compris comme la base matérielle sur laquelle des relations sociales spécifiques ont été imposées : « Les différences biologiques de sexe – écrit Mellor – ne déterminent pas le comportement humain ; elles sont les forces de reproduction qui doivent être prises en compte dans les relations de reproduction » (Ibid. : 261). Dans le même temps, le féminisme a permis aux femmes d’utiliser « leur position biologique/sociale dans la société (…) comme un point de vue spécifique qui leur permet de produire une vision alternative du monde, transcendant des frontières fallacieuses entre le naturel et le social » (Ibid. : 262). Cela a permis de voir la croissance économique moderne comme un processus par lequel certains humains se libèrent de la pénurie aux dépens d’autres humains et du monde non humain. Grâce à des luttes collectives, affirme-t-elle, « nous pouvons reconstruire notre monde social sur des principes égalitaires » tout en respectant l’autonomie de la nature et notre interdépendance avec elle (Ibid. : 263).

De ce point de vue théorique, les éco-féministes matérialistes ont plaidé pour une reconsidération approfondie de la valeur économique. Dans Globalization and its Terrors, par exemple, Teresa Brennan (2000, 2003) a revisité la théorie de la valeur de Marx, en soulignant comment « l’ajout de valeur à l’argent nécessite l’apport de nature vivante (humaine et non humaine) dans les produits et les services » (Charkiewicz, 2009 : 66) ; non seulement le travail, mais aussi la nature donnent plus qu’ils ne coûtent. Le capital transfère le coût de la reproduction du travail et de la nature à des tiers – les femmes, les sujets colonisés et racisés. Cela produit à la fois les corps malades et des territoires inhabitables où un travail supplémentaire est nécessaire pour son maintien. Des îles Marshall (De Ishtar, 2009) au delta du Niger (Turner et Brownhill, 2004), en passant par d’innombrables autres histoires, les activistes et les chercheurs éco-féministes ont souligné que la maladie et la mort dans l’Anthropocène ont été les effets d’un modèle de progrès hautement industrialisé/militarisé, dont les coûts ont été largement supportés par « les femmes, la nature et les colonies ». S’inscrivant dans cette perspective, Ariel Salleh a proposé le concept de « dette incarnée », c’est-à-dire celle « due au Nord et au Sud aux travailleuses reproductrices non rémunérées qui nous fournissent des valeurs et régénèrent les conditions de production, y compris la future main-d’œuvre du capitalisme » (Salleh, 2009 : 4-5). Selon elle, cette dette doit être considérée comme imbriquée à d’autres : la « dette sociale » due par les capitalistes pour la plus-value extraite des travailleurs par le biais du travail salarié et non salarié (par exemple, celui des esclaves) ; et la « dette écologique » due par les pays coloniaux aux pays colonisés « pour l’extraction directe des moyens naturels de production ou de subsistance des peuples non industriels » (Salleh, 2009 : 4-5). Cette approche, que Salleh désigne comme un matérialisme incarné, permet de développer une analyse éco-féministe matérialiste de l’Anthropocène : un récit qui voit la crise écologique comme découlant de l’interconnexion des trois formes de vol opérées par un système global d’exploitation.

La dette incorporée souligne le fait que l’agriculture et la cueillette de subsistance, ainsi que l’entretien de l’environnement urbain et rural, sont des formes de travail reproductif non (parfois rémunéré) qui complètent le travail domestique en garantissant les conditions de production. Nous pourrions qualifier ce travail de reproduction environnementale, c’est-à-dire le travail consistant à rendre la nature non humaine apte à la reproduction humaine tout en la protégeant de l’exploitation et en garantissant les conditions de la propre reproduction de la nature, pour les besoins des générations actuelles et futures. L’éco-féminisme matérialiste revendique que ce travail soit non marchand ou non-capitaliste, c’est-à-dire non orienté vers la valeur, mais régi par des principes de mise en commun et de justice. Sa distinction fondamentale par rapport à la modernisation éco-capitaliste consiste à s’appuyer sur le principe que Salleh appelle l’éco-suffisance (plutôt que l’éco-efficacité), c’est-à-dire une relation non extractive à la nature non humaine en tant que fournisseur des besoins humains plutôt que du profit. L’éco-suffisance, affirme-t-elle, est la véritable réponse à la dette climatique et écologique. Si elle s’accompagne d’une annulation de la dette financière et qu’elle est adoptée à l’échelle mondiale, elle impliquerait de mettre un terme à la poursuite de l’extraction dans les pays les plus pauvres et à leur éventuelle récupération de la dégradation écologique, en leur permettant de « garder le pétrole dans le sol » (comme l’ont revendiqué les amérindiens Yasunis de l’Equateur) et de développer une autonomie locale et la souveraineté des ressources. D’un point de vue féministe, Salleh affirme que la décroissance peut également signifier une libération des classes ouvrières industrielles du monde, celui d’un travail salarié sexué/sexué et racialisé piégé dans un système de productivisme et de consumérisme comme seule voie possible de satisfaction des besoins.

Dans cette optique, les éco-féministes matérialistes ont soutenu que, en tant que travailleuses reproductives, les femmes de la modernité capitaliste ont non seulement incarnées, mais également au cœur des contradictions écologiques, et cela à partir de leur position sociale : elles ont, comme le dit un dicton féministe, organisé la résistance depuis la table de la cuisine (Merchant 1996, 2005 ; Fakier et Cock, 2018). Ceci permet aussi de conceptualiser les acteurs d’alternatives qui s’inscrivent dans et contre la modernité capitaliste, et notamment autour d’une politique des communs. Les écoféministes matérialistes ont vu les femmes comme les premières défenseuses des biens communs, car celles-ci constituent la base matérielle du travail reproductif. Selon elles, la défense de l’accès commun et la préservation des environnements naturels et construits (sol, eau, forêts, pêcheries, mais aussi air, paysages et espaces urbains) a été une forme de résistance du travail contre la dépossession et les conditions dégradantes du travail reproductif. Ce faisant, de nombreuses femmes rurales et urbaines « ont été la principale force sociale s’opposant à une commercialisation complète de la nature, soutenant une utilisation non capitaliste de la terre et une agriculture orientée vers la subsistance » (Federici, 2009) ; cela explique pourquoi les femmes du monde entier ont été à l’avant-garde de l’agriculture urbaine, des actions d’arrachage et de plantation d’arbres, des mobilisations anti-nucléaires et anti-mines, de l’opposition aux mégaprojets destructeurs, à la privatisation de l’eau, aux décharges toxiques, et d’autres actions similaires (Gaard, 2011 ; Rocheleau et Nirmal 2015). Suivant Carolyn Merchant (1996) ont peut appeler cette agencivité le earthcare.

Nombreux sont ceux qui ont critiqué cette revendication pour son essentialisme, suscitant un débat « autour du lien inconfortable entre la nature, les soins aux autres et à l’environnement, et la relation sexe/genre » (Bauhardt, 2019) ; comme l’écrit Christine Bauhardt, il est important de se rappeler que « le problème est la pratique du travail de soin et non une essentialisation du corps féminin » (Ibid. : 27). Néanmoins, l’éco-féminisme matérialiste insiste également sur le fait que les femmes doivent être reconnues comme la grande majorité de la classe mondiale des reproducteurs et des soignants, à la fois historiquement et actuellement. Bien que les femmes soient évidemment traversées par d’autres différenciations sociales, un certain niveau de base de généralisation descriptive (et non normative) est nécessaire pour voir les femmes comme une grande majorité du prolétariat mondial, et comme une classe de travailleurs dont les corps et les capacités productives ont été domestiqués par le capital et les institutions capitalistes. Dans cette perspective, l’agencivité environnementale des femmes devient celle de sujets politiques qui reprennent le contrôle des moyens (et des conditions) de la re/production : leurs corps et l’environnement non humain. En d’autres termes, si le lien entre les femmes et la nature non humaine en tant que co-producteurs de la force de travail a été socialement construit par les relations capitalistes de reproduction, alors les luttes environnementales et reproductives des femmes doivent être considérées comme faisant partie de la lutte des classes globale.

Pour les éco-féministes socialistes, cela exige aussi de désavouer le paradigme de la croissance économique moderne, car ce dernier a subordonné la reproduction et l’écologie à la production, les considérant comme des moyens d’accumulation capitaliste. Cela peut même être considéré comme un principe de base de l’éco-féminisme matérialiste : comme le dit Mary Mellor (1996 : 256), « en séparant la production de la reproduction et de la nature, le capitalisme patriarcal a créé une sphère de « fausse»  liberté qui ignore les paramètres biologiques et écologiques » ; un socialisme véritablement écologique, soutiennent-elles, doit inverser cet ordre, en subordonnant la production à la reproduction et à l’écologie (Merchant, 2005). Face à la dimension catastrophique de la crise écologique actuelle, les récents développements de la théorie de la reproduction sociale et du mouvement féministe mondial indiquent des possibilités concrètes d’assumer cette perspective (Batthacharya, 2017 ; Arruzza, Batthacharya et Fraser, 2019 ; Fraser, 2014). La grève mondiale des femmes, par exemple, pourrait être considérée comme une lutte non seulement pour le travail domestique, mais aussi pour le travail de soin de la terre que la modernité industrielle capitaliste a externalisé sur les femmes et d’autres sujets contextualisés/féminisés, défiant ainsi la violence capitaliste/industrielle et militaire pour transformer radicalement les relations productives et reproductives.

L’éco-féminisme socialiste se configure comme un outil inestimable de subjectivation politique ; cependant, il ne doit pas être considéré comme une affirmation généralisée sur les femmes, mais plutôt comme une analyse critique des relations matérielles de re/production qui ont généré des réponses politiques spécifiques, et qui créent de nouvelles possibilités politiques dans le présent. La division sexuelle du travail coloniale/capitaliste, avec sa normativité féroce, a opprimé et continue d’opprimer trop de générations de femmes dans le monde pour être ignorée comme un puissant moteur de libération. Bien sûr, de nombreuses femmes ont souscrit au modèle maître de la modernité et du progrès, en adhérant au féminisme « lean-in » et à des modèles de consommation et des aspirations non critiques, ou en acceptant d’être femmes au foyer et de dépendre du salaire masculin. Comme tous les sujets historiques, les femmes font des choix, même si ceux-ci découlent de conditions qu’elles n’ont pas choisies. Il en va de même pour les travailleurs masculins que le matérialisme historique a traditionnellement considérés comme les fossoyeurs du capital. Comme l’a encore noté Mellor (1996), évoquer le travail reproductif et de son potentiel écologique n’est pas plus essentialiste que de parler du travail industriel et de son potentiel révolutionnaire : il s’agit plutôt de reconnaître les conditions historiquement déterminées dans lesquelles (la plupart) des femmes se situent dans la division globale du travail, de reconnaître les manières spécifiques dont le travail et le genre ont été amenés à se croiser dans la modernité capitaliste, tout en refusant de se conformer à des conceptions profondément ancrées du travail domestique et de subsistance comme improductif ou passif.

La fusion du matérialisme historique et de l’éco-féminisme nous amène à considérer l’Anthropocène du point de vue du travail reproductif, c’est-à-dire le travail consistant à soutenir la vie dans ses besoins matériels et immatériels. Par sa propre logique, le travail reproductif s’oppose au travail social abstrait et à tout ce qui objective et instrumentalise la vie à d’autres fins. La vie elle-même est le produit du travail reproductif (humain et non humain). En même temps, le capitalisme soumet ce travail à une marchandisation et à une objectivation croissantes : cela génère une contradiction dans la mesure où le travail reproductif devient directement ou indirectement incorporé dans le circuit de valeur argent-marchandise-argent. Le capitalisme diminue ou annihile ainsi les potentialités d’amélioration de la vie des forces de reproduction, les transformant en instruments d’accumulation. Ce processus épuise à la fois le travailleur et l’environnement, en leur soutirant plus de travail et d’énergie que nécessaire et en les laissant épuisés. Comme l’a dit Tithi Batthacharya (2019) : « La fabrication de la vie entre de plus en plus en conflit avec les impératifs de la recherche du profit ».

Conclusions

Si le modèle maître de la modernité est constitutif de la modernité capitaliste/industrielle, il ne coïncide pas entièrement avec elle. D’une part, le capitalisme a adopté ce modèle de rationalité en remodelant la notion de modernité comme la capacité d’extraire de la valeur du travail humain et non humain ; d’autre part, ses caractéristiques clés (ou une partie d’entre elles) peuvent également être trouvées dans des systèmes sociaux non capitalistes, c’est-à-dire non orientés vers la valeur. Le socialisme d’État tel qu’il a été construit dans le bloc soviétique et en Chine, ou certaines de ses versions postcoloniales en Afrique, en Amérique latine et en Asie du Sud-Est, ont conservé diverses combinaisons historiques de colonialité/racisme, d’hétéro-patriarcat/sexisme et/ou de suprématie humaine/spécisme. Des structures politico-économiques profondément enracinées, de l’échelle locale à l’échelle mondiale, vont à l’encontre de toute tentative de démantèlement du modèle maître de la modernité, de sorte qu’un contre-modèle maître reste à trouver dans les formations étatiques. Pourtant, c’est avec lui que résident nos meilleurs espoirs de justice climatique. Nous devons donc exercer une critique de contre-maîtrise par tous les moyens possibles pour cultiver des formes alternatives, multiples et durables de modernité.

Le dilemme éco-moderniste du socialisme ne peut être surmonté qu’en adoptant une vision de l’économie politique où toutes les formes de travail ont une valeur égale dans la mesure où elles soutiennent la vie. En montrant l’intersection du capitalisme avec le patriarcat, le racisme et le spécisme à l’échelle mondiale, l’éco-féminisme socialiste permet de voir la transition écologique comme une intersection de différentes luttes pour le « changement systémique ». Prendre cette vision au sérieux pourrait aider les organisations à se libérer de leur obsession héritée d’un fétichisme des forces de production et de la croissance du PIB – la version capitaliste/industrielle de la modernité – et à envisager une véritable révolution écologique.

_____________

Stefania Barca est enseignante-chercheure à l’université de Santiago de Compostella (Espagne) //contact:  sbarca68@gmail.com

Article publié en anglais sur le site de Polen Ekoloji  et en portugais  sur le site de la revue E-cadernos  Publié en français sous le titre «L’écoféminisme socialiste et la crise écologique mondiale» par la revue EcoRev’ n°49, pp. 126-138 

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Entretien avec Kōhei Saitō: Le Capital dans l’Anthropocène (Hitoshinsei no ‘Shihonron’)

Nous republions un long entretien avec Kōhei Saitō réalisé le 12 janvier 2023 par Emilie Letouzey et Jean-Michel Hupé de l’Atelier d’Écologie Politique . En remerciant vivement Emilie Letouze,  Jean-Michel Hupé et la rédaction de Terrestres.org pour l’autorisation de cette republication.

Lorsqu’en 1867 Marx publie à Hambourg le livre I du Capital, cinq longues années sont nécessaires pour écouler le tirage de 1 000 exemplaires. Cent-cinquante ans plus tard, un universitaire japonais publie « Le Capital dans l’Anthropocène » qui se vend à 500 000 exemplaires en quelques mois… Kōhei Saitō y propose une relecture écologiste du philosophe allemand, alliant décroissance et communisme. Le « redoutable missile » que Marx croyait avoir « lancé à la tête de la bourgeoisie » vient-il d’être à nouveau mis en orbite depuis le Japon ? Éléments de réponse dans cet entretien avec l’auteur.  Kōhei Saitō

En 2020, l’universitaire Japonais Kōhei Saitō, spécialiste de Karl Marx, publie Le Capital dans l’Anthropocène  (Hitoshinsei no ‘Shihonron’), un essai dense et radical sur la catastrophe en cours et à venir, véritable manuel d’écologie politique. Succès inattendu, le livre se vend à un demi-million d’exemplaires. Saitō est invité partout et débat volontiers dans les journaux, à la télévision ou sur les réseaux sociaux. Dans un langage clair et concis, il expose sa position anticapitaliste et assume un engagement citoyen peu commun pour un chercheur au Japon.

Au centre de son analyse : Marx, dont Saitō a décortiqué les carnets tardifs, dans lesquels il voit une inflexion majeure de la pensée de l’auteur du Capital par rapport à l’environnement. Un Marx écologiste avant l’heure, tel que dépeint par les éco-socialistes ? Oui, mais l’analyse de Saitō va plus loin puisqu’il place la décroissance au centre de son propos. Car en plus d’avoir fait ses classes parmi les éco-socialistes, Saitō s’inscrit dans le renouveau de la pensée décroissante, parfois appelé « la voie catalane1 ». Au Japon, qui vit dans la nostalgie de la Haute croissance (1955-1973) et a pour programme gouvernemental le « Nouveau capitalisme » (Atarashii shihonshugi), il est peu dire que cela ne va pas de soi.

Que contient donc ce livre à succès, dont une version anglaise remaniée, plus académique, est parue en février 20232 ? Saitō y dresse le constat du désastre social et écologique du capitalisme, expliquant les mécanismes d’externalisation d’une charge devenue monumentale sur les humains et la nature. Démontant le solutionnisme technologique et réfutant le Green New Deal, il esquisse quatre scénarios possibles pour le futur : fascisme climatique, maoïsme climatique, barbarie, et un quatrième scénario d’abord nommé « X » et dévoilé plus avant, au terme d’une partie centrale sur la question des communs. Ce scénario, qui constitue la proposition centrale de l’ouvrage, c’est le communisme décroissant – seul à même, selon Saitō, de parer au pire et d’assurer équité, justice et abondance. « Pour ne pas terminer l’Histoire », il appelle enfin à la mobilisation, même minoritaire.

Le Capital dans l’anthropocène recourt donc à Marx pour lutter contre la catastrophe socio-climatique en cours ; de la même manière, Le Capital depuis zéro, dernier ouvrage de Saitō sorti au Japon en janvier 20233, utilise Le Capital pour parler aux gens de leurs problèmes au travail, de la précarité au Japon ou des raisons qui nous poussent à consommer sans relâche. Une posture qui peut sembler paradoxale puisque la spécificité de Saitō est de s’appuyer sur ce qui n’est justement pas dans Le Capital4, et qui lui vaut d’être en désaccord avec de nombreux marxistes.

Dans son bureau de l’université de Tōkyō avec vue sur le mont Fuji, Kōhei Saitō revient sur le succès du Capital dans l’anthropocène et nous explique comment il dépasse l’apparente contradiction entre décroissance et communisme : en partant des communs, tout simplement.

Terrestres : Dans votre livre Le Capital dans l’Anthropocène vous défendez le communisme décroissant comme solution politique (voire civilisationnelle) à l’effondrement prochain des sociétés et de la vie dans l’Anthropocène. Votre proposition converge avec les tendances récentes du mouvement de la décroissance, mais elle est originale pour au moins trois raisons. La première est que vous êtes un spécialiste de Marx ; la deuxième est que vous poussez clairement la décroissance vers la gauche en remettant la notion de communisme au goût du jour ; la troisième est que vous écrivez depuis le Japon, où vous rencontrez un succès important. Le terme « décroissance » est déjà considéré comme une provocation volontaire, celui de « communisme » ressemble à une provocation supplémentaire. Comment les définissez-vous ?

Kōhei Saitō : En effet, la décroissance et le communisme ont tous deux une très mauvaise image, et ces termes peuvent être compris de différentes façons. Je les combine intentionnellement car j’espère que le négatif multiplié par le négatif sera quelque chose de positif qui ouvrira une nouvelle façon de penser. Mais mon point de départ était relativement simple. La décroissance est incompatible avec le capitalisme car, par définition, le capitalisme est un système de valorisation constante du capital : le capital s’accroît lui-même à l’infini. Dans le monde d’aujourd’hui, cela est représenté par l’augmentation du PIB et la croissance économique comme impératif principal de notre société. Donc si nous prônons la décroissance, nous devons être anticapitalistes : la décroissance sous le capitalisme est impossible, ce sont deux choses qui sont tout simplement incompatibles.

« La décroissance est incompatible avec le capitalisme car, par définition, le capitalisme est un système de valorisation constante du capital. » (Saitō Kōhei)

C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai pensé que mon parcours de spécialiste du marxisme serait en quelque sorte utile. D’une part parce que je pense que le marxisme, ou Marx en tant que philosophe, est l’un des rares penseurs qui analyse de manière très critique et systématique le mode de production capitaliste. D’autre part parce que des gens qui appellent à la décroissance, comme Serge Latouche – qui est célèbre même au Japon, puisque trois ou quatre de ses livres sont traduits en japonais – plaident pour une troisième voie par rapport au capitalisme et au socialisme. Latouche n’a jamais dit clairement que, pour sa proposition de décroissance, il serait nécessaire que le socialisme surmonte le capitalisme. C’est pourquoi j’étais un peu méfiant à propos de la décroissance alors que je connaissais le concept depuis longtemps. De même au Japon, Yoshinori Hiroi 広井良典 ou Keishi Saeki 佐伯啓思 sont connus pour avoir utilisé le concept de décroissance, mais ils n’ont jamais dit que l’alternative serait le socialisme ou le communisme. En raison de l’expérience du passé, ils hésitent à utiliser ces termes ou même à revenir à Marx.

Mon approche est différente. Ma génération aussi est différente. Je suis né en 1987 : quand j’ai grandi, l’Union Soviétique avait déjà disparu et je n’ai pas eu ces mauvaises expériences avec le parti communiste. Mais cela ne veut pas dire que je veux revenir au communisme soviétique ou au socialisme à la chinoise. Quand j’utilise Marx, je travaille à partir de divers carnets non publiés dans le cadre du « projet MEGA5 », où nous découvrons beaucoup de nouvelles idées. L’une de ces idées est que Marx était un penseur très écologique, et j’ai découvert que sa critique écologique du capitalisme pouvait être très utile.

« Dans le sillage de Marx, je redéfinis le communisme comme une forme d’association et non un capitalisme d’État bureaucratique. » (Saitō Kōhei)

Par exemple, Marx n’a pas plaidé pour une planification hiérarchique de la société à la soviétique : il met en avant le concept d’association, qui est beaucoup plus du genre bottom-up. Je me suis basé sur ce type de compréhension très largement partagée parmi les marxistes japonais, qui ont montré que la vision du socialisme de Marx est très différente de celle de l’Union Soviétique6. L’Union Soviétique est souvent caractérisée comme un capitalisme d’État – et je suis d’accord avec cela. Ce que j’essaie donc de faire, c’est de redéfinir le communisme comme une forme d’association et non un capitalisme d’État bureaucratique. Il s’agit plutôt de la façon dont diverses formes d’associations gèrent les communs de manière démocratique.

Ma définition du communisme est donc très simple : le communisme est une société basée sur les communs. Le capitalisme a détruit les communs avec l’accumulation primitive, la marchandisation7 des terres, de l’eau et de tout le reste. C’est un système dominé par la logique de la marchandisation. Ma vision du communisme est la négation de la négation des communs : nous pouvons dé-marchandiser les services de transport public, le logement public, tout ce que vous voulez, mais nous pouvons aussi les gérer d’une manière plus démocratique – pas à la façon de quelques bureaucrates qui régulent et contrôlent tout. Nous pouvons avoir un système de gestion plus bottom-up.

J’accepte généralement ce que les adeptes de la décroissance disent, mais j’essaie de combiner deux courants dans le « communisme décroissant ». Je pense même que, à la fin de sa vie dans les années 1880, Marx avait de la sympathie pour ce genre d’idée que j’appelle communisme décroissant.

Il y a quelque chose qui n’apparaît pas dans les traductions, c’est qu’en japonais vous écrivez komyunizumu (コミュニズム) et non kyōsanshugi (共産主義, qui signifie « communisme »). Vous avez aussi mentionné le terme komonizumu (コモニズム, « commonisme ») : est-ce un terme que vous utilisez également ?

Au Japon en effet, « communisme » écrit avec les caractères chinois 共産主義 est généralement associé à l’Union Soviétique, à la Chine, ou au parti communiste japonais. C’est donc intentionnellement que j’utilise le terme komyunizumu コミュニズム pour différencier ma compréhension du terme conventionnel. Mais comme il y a des gens qui ne saisissent pas la nuance, j’ai dit dans une interview que « la société basée sur les communs est le communisme, donc on pourrait même dire commonisme ». Ce terme est en fait proche de ce que je veux exprimer.

Le communisme est généralement associé à la notion de révolution, qui n’est pas mentionnée dans votre livre. Dès lors, quel est le processus pour aller vers ce communisme décroissant si ce n’est pas la révolution ? Comment voyez-vous cette transition ?

C’est une question très importante. Ma vision du communisme est très différente de la révolution prolétarienne, de la dictature du prolétariat et de ce genre de choses. Ce que j’essaie de défendre, c’est l’expansion graduelle des communs.

Le capitalisme est le processus d’expansion constante de la marchandisation de tout. Le processus à suivre devrait donc être la démarchandisation progressive de ce qui a été marchandisé. Cela me semble plus réaliste et plus proche de ce à quoi Marx pensait, surtout dans ses dernières années. Par exemple, si vous lisez le volume 1 du Capital, il explique pourquoi la réduction de la journée de travail est une stratégie très importante pour le mouvement ouvrier. Ce n’est pas révolutionnaire, d’accord, car ce n’est pas en raccourcissant la journée de travail que nous détruirons le capitalisme. Mais Marx pense que c’est une condition préalable. Parce que lorsque les travailleurs et travailleuses travaillent douze heures par jour, ils et elles n’ont pas de temps pour les mouvements sociaux ou pour étudier. Regardez les travailleurs et travailleuses japonaises, qui travaillent tellement qu’ils et elles sont épuisé·es et ne font rien d’autre que regarder Youtube. Je pense donc qu’il est essentiel de raccourcir la journée de travail.

« Contre l’expansion constante de la marchandisation, le processus vers le communisme devrait être la démarchandisation progressive de ce qui a été marchandisé. » (Saitō Kōhei)

De même, il est très important que les gens ne dépendent pas autant des échanges monétaires et marchands. L’État-providence en Europe occidentale me paraît donc plus proche de la vision du socialisme de Marx que l’Union Soviétique. Parce que l’Europe occidentale a démarchandisé l’éducation, une partie du secteur médical et des soins, et même du logement8. Parce que les gens peuvent vivre – ou du moins peuvent sentir qu’ils peuvent vivre – sans dépendre entièrement du travail salarié, ils ont plus de liberté pour s’engager dans d’autres activités non commerciales, non capitalistes. Il peut s’agir d’art, d’activités culturelles, de sport, d’activités politiques, de n’importe quoi. Au Japon, il n’y a pas beaucoup d’endroits où les gens peuvent se réunir sans payer, alors nous allons toujours à l’izakaya9 pour nous réunir – cela reste une activité très marchandisée, je trouve.

Plus nous arriverons à étendre les communs, plus nous aurons de liberté, plus nous aurons d’espaces pour des activités non-capitalistes ou même anticapitalistes. Et cela changera notre façon de penser et notre comportement, ce qui aidera à construire un mouvement social plus large et plus radical. Je pense que ce processus va s’étendre, s’étendre, s’étendre, et qu’il y aura un moment où la logique de cette valorisation constante du capital ne sera plus la force organisatrice centrale ou principale de la société.

Donc, ce n’est pas du communisme pur : ma définition est très différente dans le sens où j’admets que les échanges monétaires et marchands peuvent encore exister dans une société future, mais de façon limitée. Il s’agit d’un autre type de société.

Les deux ouvrages de Kōhei Saitō dans une librairie : « Le Capital dans l’anthropocène » et « Le Capital depuis zéro ». La recommandation des libraires dit : « Tout le monde connait Le Capital, mais à cause de sa difficulté et de sa longueur, personne ne parvient vraiment à poursuivre la lecture…Mais Kōhei Saitō vient renverser cet état de fait ! Avec son approche depuis le point de vue du “métabolisme”, il explique avec soin l’essence du capitalisme et sa signification actuelle…»

Votre proposition pour étendre les communs semble très proche de ce que la communauté de la décroissance10 appelle des « réformes non réformistes ». En ce sens, « commonisme » serait moins ambigu en Europe que « communisme ». Mais, d’un autre côté, vous appelez de vos vœux une alliance rouge-verte, et parler de « communisme » est clairement un appel à la gauche. Avec les traductions de vos livres, qu’attendez-vous de la gauche en Europe, où la gauche et les syndicats sont encore très attachés à la croissance, au pacte fordiste, etc. ? L’utilisation du terme communisme est-elle une tentative pour construire une stratégie de contre-hégémonie à la croissance en favorisant une alliance rouge-verte ?

Oui, le premier point est très important : j’ai été influencé par Joachim Hirsch, le marxiste allemand, qui prône quelque chose de similaire : le « réformisme radical ». C’est une réforme, mais c’est radical parce que nous voulons aller au-delà du capitalisme.

Le deuxième point concernant l’alliance rouge et verte est aussi très important. Ce que j’essaie de faire en mettant en avant ce concept de communisme, c’est de souligner que nous devons aspirer à un post-capitalisme. Les adeptes de la décroissance ont parfois été ambivalents sur ce point. Cela a changé récemment, avec par exemple Jason Hickel et d’autres, plus anticapitalistes, mais dans la génération de Serge Latouche et même André Gorz, les concepts de socialisme et de communisme n’étaient pas mis en avant.

« Alors que j’adhérais partiellement au Green New Deal, j’ai changé d’avis il y a trois ans : la décroissance est la seule solution. » (Saitō Kōhei)

En même temps, je suis un universitaire marxiste et je veux donc aussi influencer mes amis éco-marxistes comme John Bellamy Foster ou Paul Burkett. Michael Löwy, dont je suis proche, a souvent dit par le passé que la décroissance était une mauvaise stratégie politique – même Foster n’a jamais vraiment dit que nous avions besoin de la décroissance ou d’une économie stationnaire. Je voulais les faire changer d’avis. Je pense qu’ils sont toujours prisonniers d’une vieille façon de penser, sans doute parce que le marxisme est favorable aux technologies, et aussi parce qu’ils considèrent que l’idée de décroissance n’est pas une idée attractive pour la classe ouvrière et ne deviendra jamais une force politique de contre-hégémonie.

Mais la situation a changé, la crise climatique s’aggrave vraiment. J’ai d’ailleurs moi-même évolué – surtout après Greta Thunberg, que beaucoup de gens ont soutenu, notamment les jeunes. Alors que j’adhérais partiellement au Green New Deal, j’ai changé d’avis il y a trois ans : la décroissance est la seule solution.

Ainsi, dans mon premier livre11, j’ai essayé de surmonter le clivage entre verts et rouges. Dans mon deuxième livre12, j’essaie de surmonter l’antagonisme entre le marxisme et la décroissance.

Est-ce que ça marche ? Est-ce que les marxistes évoluent vers la décroissance ? Et qu’en est-il du parti communiste, qui est encore assez fort au Japon ?

Le parti communiste ignore mon travail. Tout en profitant du succès de mon livre puisque les gens parlent de Marx. Il prône la croissance et continue d’affirmer que la décroissance est irréaliste. Quant aux marxistes japonais, des hommes âgés pour la plupart, ils ne comprennent pas la gravité de la crise climatique, il est donc très difficile de dialoguer.

Mais si vous regardez en dehors du Japon, l’année dernière, Michael Löwy a écrit un article14 avec Giorgos Kallis dans la Monthly Review où il appelle explicitement à une décroissance éco-socialiste13. C’est un très grand changement. Je lui ai demandé : « Vous avez changé de position ? », il a répondu : « Oui ». Et le fait que la Monthly Review publie cet article signifie que Foster14 change aussi de position. Il a lu mes interviews et il apprécie ma proposition de communisme décroissant. Foster prend donc aussi clairement position pour la décroissance.

La stratégie de la décroissance en Europe, telle que développée notamment à Barcelone par Giorgos Kallis et d’autres, a beaucoup plus appelé à des alliances avec l’éco-féminisme qu’avec le communisme. Nous n’avons pas vu beaucoup de références à l’écoféminisme dans votre livre. Est-ce un choix conscient de votre part de ne pas le faire ?

Je pense que c’est l’une des faiblesses centrales de ce livre (Le Capital dans l’anthropocène) parce que je me suis concentré sur ma nouvelle interprétation de Marx. Je suis également un universitaire homme et j’ai un peu hésité à mettre en avant l’éco-féminisme comme pilier central de mon argumentation. Mais j’aurais quand même dû intégrer davantage ce type d’argument dans mon livre. Dans Marx in the Anthropocene : Towards the Idea of Degrowth Communism (2023), je fais intervenir des autrices comme Stefania Barca, Ariel Salleh, Sylvia Federici et d’autres15. Mais ce que je voulais établir, c’est une interprétation entièrement nouvelle du Marx tardif, qui est ma spécialité, et c’est ce que je peux apporter de plus à la division entre le marxisme et la décroissance.

« Par opposition au socialisme d’État du XXe siècle, le communisme du XXIe siècle devrait être anarchiste, l’utopie que nous recherchons devrait être anarchiste. » (Kōhei Saitō)

Vous ne mentionnez également l’anarchisme qu’une seule fois, pour l’écarter, alors que vous parlez beaucoup des expériences actuelles à Barcelone. L’anarchisme espagnol qui a culminé à Barcelone dans les années 30 et toutes les initiatives d’organisation horizontale et d’autonomie qui en sont issues sont en fait très similaires à ce que vous décrivez à travers le communisme décroissant. Vous citez également David Graeber. L’anarchisme n’est-il donc pas pertinent pour vous, d’une manière ou d’une autre ?

En fait, je viens d’écrire un nouveau livre (en japonais) dans lequel il y a un chapitre sur la Commune de Paris, et j’y écris dans un sens clairement positif que la position du Marx tardif est en fait un « communisme anarchiste » (anākisuto-komyunizumu). Par opposition au communisme ou au socialisme du XXe siècle, c’est-à-dire le socialisme d’État, je soutiens que le socialisme ou le communisme du XXIe siècle devrait être anarchiste, que l’utopie que nous recherchons devrait être anarchiste. Et c’est très proche de ce que Marx préconisait pendant la guerre civile en France dans son analyse de la Commune de Paris.

Et pas seulement de Marx, mais aussi de gens comme Peter Kropotkine, Élisée Reclus et William Morris. Ces auteurs sont également favorables à un post-capitalisme de type décroissance. Mais ils ont été marginalisés au XXème siècle et le récit du socialisme est devenu le marxisme-léninisme, centré sur l’État et sur le développement constant des technologies et de la bureaucratie. C’est totalement à l’opposé de ce qui était tout à fait central au XIXème siècle. Il y a donc eu une déformation du socialisme et du communisme à cause de l’Union Soviétique. Nous devons redécouvrir ce qui a été perdu, dont cette idée de communisme décroissant.

Vous avez eu beaucoup de succès au Japon avec des concepts a priori peu populaires. Comment expliquez-vous ce succès japonais ? Vous mentionnez souvent le jeune public comme une des clés de ce succès, mais avez-vous été lu également par des précaires ou par les milieux d’affaires ?

Oui, beaucoup par les milieux d’affaires ! La première phrase, qui dit que les Objectifs du Développement Durable (ODD) sont le nouvel opium du peuple, a été assez populaire parce qu’au Japon tout le monde parle des ODD : les gens portent des badges « ODD » sans savoir ce que cela signifie. Je pense que mon livre est devenu quelque chose que les milieux d’affaires doivent connaître, mais je ne suis pas sûr qu’ils comprennent vraiment ce que signifie le communisme décroissant, et je ne pense pas qu’ils soient d’accord.

Mon livre se compose de deux parties. La première partie est sur les limites du capitalisme, qui est incapable de résoudre la crise climatique. Je pense que les gens ont lu attentivement cette partie. Mais en ce qui concerne la deuxième partie, sur la solution, ils ne sont pas d’accord. Dans d’autres pays comme l’Amérique avec la génération Z, ou dans la mouvance de Greta Thunberg, la jeune génération a davantage de sympathie envers les idées socialistes. Des mouvements radicaux émergent. Je dis toujours aux hommes d’affaires16 : « Vous allez travailler avec ces jeunes générations pendant les dix ou vingt prochaines années, alors vous devriez savoir quelles sont les tendances générales dans les autres pays. » Alors ils s’intéressent à mes idées sur le socialisme et le communisme, ainsi qu’à la discussion générale sur la décroissance à l’ère de la crise climatique. J’ai l’impression que ça marche.

Et quelle est la réception par les travailleurs et travailleuses précaires ? Sachant qu’il y a eu une forte augmentation de la précarité et de la pauvreté au Japon au cours des trente dernières années ?

Il y a en effet une génération un peu plus âgée que moi qu’on appelle la « génération de l’âge de glace de l’emploi17 » qui était étudiante à l’université au début des années 1990 quand la bulle japonaise a éclaté et qui n’a pas pu trouver d’emploi. Aujourd’hui encore, cette génération précaire est souvent très pauvre. Son avis est que la stagnation de l’économie japonaise est due à l’austérité. Elle plaide donc en faveur d’une augmentation des dépenses gouvernementales, de l’« assouplissement quantitatif » suivant la Théorie Monétaire Moderne18, afin que l’économie japonaise croisse davantage, qu’il y ait plus d’emplois, que les salaires augmentent. Donc, souvent, les précaires n’aiment pas mes idées, ni l’idée de décroissance.

Il existe un clivage malheureux dont la cause profonde est le capitalisme. Au Japon, il y a ce groupe appelé Hankinshukuha, « groupe anti-austérité », qui combat la décroissance. Ce groupe soutient que le Green New Deal est important, qu’il faut plus d’emplois verts, et que le capitalisme est bien alors que la décroissance va créer plus de pauvreté, de chômage : « le communisme de Saitō est trop extrême ». Je suis critiqué par des figures populaires parmi les travailleurs et travailleuses précaires, comme le parti populiste de gauche Reiwa shinsen-gumi de l’acteur devenu politicien Tarō Yamamoto 山本太郎.

Vous débattez volontiers avec des adeptes du capitalisme, qui peuvent admettre que le capitalisme est peut-être allé trop loin mais qui pensent que nous pouvons le réformer et que tout ira bien. Vous vivez également dans le pays du « Nouveau Capitalisme », nom du programme gouvernemental actuel. Qu’en est-il de cette tendance réformiste ?

Je pense que le « Nouveau Capitalisme » (Atarashii shihonshugi) du premier ministre Kishida a été partiellement influencé par le succès de mon livre, où je critique le capitalisme. À l’époque, les journaux et magazines économiques en parlaient et j’ai été beaucoup lu dans les milieux politiques, y compris au Parti Libéral Démocrate [droite nationaliste, NDLR] au pouvoir. Le ministre de l’environnement, Shinjirō Koizumi (qui est le fils de Junichirō Koizumi19 ) a même été interpellé lors d’une discussion au parlement : « Avez-vous lu le livre de Saitō ? Il critique la politique actuelle et dit que l’économie verte n’est pas possible ! ». Le « Nouveau Capitalisme » de Kishida est donc une sorte de réponse.

Une réponse de type Greenwashing ?

Oui, mais intéressante.

En tant que contre-hégémonie ?

Oui. Mais il n’y a eu aucun changement substantiel depuis que cette politique a été lancée il y a deux ans. L’idée de redistribution de Kishida a disparu, il ne parle plus de corriger l’inégalité des richesses. À la place, il nous recommande d’investir dans le marché boursier ! C’est devenu le contraire, c’est devenu un non-sens.

Lorsque je discute de ce type de tentative de réforme du capitalisme, mon principal argument est simple : lorsque l’économie se développe, historiquement, l’utilisation de l’énergie et des ressources augmente également. Donc, à moins que ce découplage entre la croissance économique et l’utilisation des ressources et de l’énergie ne devienne possible, si nous essayons de continuer à croître, cela conduira à un désastre écologique – or ce découplage n’a pas lieu.

Nous devons donc renoncer à la croissance économique : cela ne signifie pas que nous devons vivre dans la pauvreté, n’est-ce pas ? Je ne dis pas que nous devrions réduire l’éducation, les transports publics ou les services médicaux. Je dis simplement que nous n’avons pas besoin d’autant de supérettes, de McDonald’s ou de gyūdon20, ou de fast fashion Uniclo ou Muji, ces choses peuvent être réduites sans réduire notre bien-être social. Nous vivons dans une société de production et de consommation excessive.

Dans Le Capital dans l’Anthropocène, vous mentionnez souvent que nous avons un mode de vie impérial. Dans la première partie de votre livre, on voit que le Japon est très dépendant et vulnérable, et peut s’effondrer très facilement s’il y a une crise majeure (par exemple la majorité de la nourriture est importée). De même qu’avec la guerre en Ukraine, les gens en Europe ont soudain réalisé à quel point nous sommes dépendants de l’économie mondiale. Avez-vous réussi à faire prendre conscience de cette vulnérabilité ?

Ce qui s’est passé au Japon après le déclenchement de la guerre en Ukraine est plutôt réactionnaire. Les gens se sont focalisés sur des réalités économiques à court terme, par exemple comment obtenir plus de gaz ou plus de pétrole, et nous parlons maintenant de prolonger l’utilisation des centrales nucléaires – qui ont maintenant 40 ans mais que nous essayons de prolonger à 60 ans. Beaucoup attribuent l’inflation à la guerre ou à l’énergie verte, et réclament davantage d’énergie nucléaire ou de charbon.

Les gens ont tendance à oublier la crise à long terme du changement climatique. Bien sûr, certaines et certains – dont je fais partie – disent que c’est un problème et que nous devons avoir une plus grande autosuffisance énergétique et alimentaire parce que nous sommes trop dépendants de la Chine, de la Russie et d’autres pays, et que si quelque chose arrive avec la Chine, nous serons toutes et tous morts. Mais je pense que l’opinion publique générale penche plutôt de nouveau vers le nucléaire et estime que nous avons besoin d’autres moyens pour obtenir de l’énergie et la sécurité alimentaire.

Vous employez dans votre livre une expression très forte : l’« état de barbarie » (yaban jōtai), qui en japonais renvoie à une image horrible de ce que le changement climatique peut produire si nous ne faisons rien. Cette image a-t-elle choqué les gens ?

J’utilise ce terme pour que les gens se rendent compte de la gravité de cette crise. Vous êtes au Japon depuis un certain temps : vous avez vu que l’intérêt général pour la crise climatique est très faible. Il n’y a pas de parti vert, nous n’avons pas de discussion sérieuse sur le Green New Deal, des entreprises comme Toyota ne fabriquent même pas de voitures électriques, Kishida parle de centrales à charbon de haute technologie… Ce retard est choquant, même pour moi !

Suite à la popularité de mon livre, je pensais que les gens s’intéresseraient davantage à la crise climatique. C’est tout l’intérêt d’écrire ce genre de livre grand public. Mais dans la société japonaise, la crise climatique est marginalisée. C’est très différent de la France, de l’Allemagne, des États-Unis. Je ne comprends pas et j’ai besoin de trouver une explication !

Parmi les collègues avec lesquel·les j’en parle, personne n’en a. Certain·es disent que c’est parce que le Japon a beaucoup de catastrophes naturelles, comme des tremblements de terre, et que les Japonais·es penseraient donc que la nature est quelque chose que nous ne pouvons pas contrôler. Ils ou elles considéreraient le changement climatique comme quelque chose auquel il faut s’adapter, et non pas contre lequel lutter. Au contraire, les Européen·nes penseraient que l’être humain peut dominer la nature : très contrariés que la nature se révolte, ils et elles essaient de faire quelque chose. Mais c’est une explication très culturelle. En tant que marxiste, je recherche des explications plus socio-économiques. Mais je n’en ai pas encore trouvé.

Vous faites un travail théorique, mais vous participez aussi à des manifestations. Quelle est votre position en tant que chercheur, et surtout en tant que penseur radical ?

Le Japon est une société plutôt conservatrice. Ainsi, simplement participer à une manifestation est considéré comme quelque chose de très dangereux. Beaucoup de gens détestent ce genre d’activités, et même s’ils sont intéressés, ils ne participent pas parce qu’ils ont peur d’être considérés comme des fous furieux. En tant que professeur qui enseigne à l’université j’ai davantage de liberté de m’exprimer en public. Je considère cela comme une sorte de responsabilité sociale que je dois toujours assumer. C’est pourquoi je vais aux manifestations et aux rassemblements chaque fois que je le peux. En même temps, je ressens souvent les limites d’une approche purement théorique : je pourrais me contenter de lire les carnets de Marx dans ce bureau, mais cela ne créera pas une théorie utile au monde d’aujourd’hui !

Je pense que le changement émerge vraiment des pratiques, des mouvements sociaux. C’est pourquoi j’ai écrit un autre livre pour lequel je me suis rendu dans de nombreux endroits au Japon et j’ai essayé d’apprendre des actions locales ou des activistes LGBTQ, par exemple. Comme vous l’avez remarqué, mon approche manque de perspective éco-féministe, notamment. Bien sûr, je peux apprendre en lisant des livres écrits par des universitaires féministes, mais je dois aussi me rendre dans les endroits où les problèmes se posent, où les gens manifestent et protestent, où je peux en apprendre davantage. Je suis souvent en position d’enseigner, et les occasions d’apprendre se font de plus en plus rares. Alors qu’il y a tant de choses que je dois apprendre sur le féminisme, l’anti-impérialisme… Je suis un universitaire masculin vivant à Tokyo, plutôt aisé. En tant que membre privilégié de la société, j’ai besoin d’autres perspectives.

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Notes

  1. Emanuele Leonardi, Décroissance et marxisme : la voie catalaneTerrestres, 6 janvier 2021. Voir également : Timothée Parrique et Giorgos Kallis, La décroissance : le socialisme sans la croissance,Terrestres, 18 février 2021 ; Giorgos Kallis et Giacomo d’Alisa, La Décroissance et l’État : une approcheGramscienne, Terrestres, 31 mai 2022. Kōhei Saitō est d’ailleurs invité comme keynote speaker à la conférence internationale sur la décroissance à Zagreb fin août 2023.[]
  2. Version anglaise numérique (version papier prévue en avril) dont Romaric Godin a récemment rendu compte sur Mediapart ; quant à la version espagnole du « Capitaldans l’anthropocène » (« El Capital en la era del Antropoceno », Sine qua non, 2022), il s’agit d’une traduction littérale.[]
  3. « Zero kara no Shihonron» (NHK editions), également un succès avec 150 000 exemplaires vendus en deux mois.[]
  4. Voir Kōhei Saitō, La nature contre le capital. L’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital(Syllepse, 2021), une analyse à la lumière des carnets de notes du Marx tardif portant notamment sur les sciences naturelles et l’agriculture, jusque-là peu étudiés. Comme bien résumé par  Romaric Godin (cit.), les livres II et III du Capital ont  été publiés par Engels à partir des notes de Marx, mais Engels  n’avait pas suivi l’évolution de la pensée de Marx. Si Marx  n’a pas achevé l’écriture du Capital, suggère Saitō,  c’est que ses nouvelles connaissances et idées ne lui permettaient plus d’arriver à une synthèse cohérente.[]
  5. La Marx-Engels-Gesamtausgabe(MEGA) est la collection  académique et critique de tous les écrits de Karl Marx et  Friedrich Engels, comprenant aujourd’hui 65 volumes, sur 114 prévus. (https://marxforschung.de/mega%C2%B2/).[]
  6. Saitō précise : « Par exemple Teinosuke Ōtani 大谷禎之介, célèbre pour la théorie des associations de Marx, Minoru Tabata 田畑稔 ou Ryūji Sasaki 佐々木隆治. »[]
  7. Le terme anglais est « commodification », parfois utilisé tel quel en français.[]
  8. Cette défense de l’État-providence européen peut sembler étonnante à un lecteur ou une lectrice européenne après plusieurs décennies de détricotage néolibéral. Ce qu’il en reste aujourd’hui est cependant encore incomparable à la situation au Japon. A noter que Saitō n’appelle pas pour autant à un retour d’un État fort, soit-il « providence », puisqu’à la suite de Marx il met en avant la notion d’association, et il reconnaît plus loin être proche des conceptions anarchistes. L’argument ici est l’importance d’avoir du temps et de la liberté hors des relations marchandes.[]
  9. Sorte de bar-restaurant.[]
  10. Pour une très bonne synthèse des discussions actuelles au sein de cette communauté, voir Matthias Schmelzer, Andrea Vetter et Aaron Vansintjan (2022), The Future is Degrowth : A Guide to a World beyond Capitalism, Londres, Verso ou Timothée Parrique (2022), Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance, Paris, Seuil.[]
  11. Kōhei Saitō (2017), Karl Marx’s Ecosocialism: Capital, Nature, and the Unfinished Critique of Political Economy, New York, Monthly Review Press.[]
  12. Kōhei Saitō (avril 2023), Marx in the Anthropocene. Towards the Idea of Degrowth Communism, Cambridge, Cambridge University Press.[
  13. Michael Löwy, Bengi Akbulut, Sabrina Fernandes, Giorgos Kallis, Pour une décroissance écosocialiste,Terrestres, 6 octobre 2022.[]
  14. John Bellamy Foster est le rédacteur en chef de ce journal marxiste.[]
  15. Saitō reprend par exemple les arguments de Stefania Barca critiques des narratifs de l’Anthropocène, qui négligent le rôle spécifique du capitalisme dans l’exploitation continue des forces de reproduction et du travail non payé « des femmes, des paysans, des esclaves et des populations indigènes ».[]
  16. Les milieux d’affaires japonais étant effectivement composés d’une majorité d’hommes.[]
  17. Shūshoku hyōgaki, une période d’une vingtaine d’années à partir de l’éclatement de la bulle spéculative japonaise et jusqu’à la crise de 2008 (appelée « Lehman shock » au Japon).[]
  18. La théorie monétaire moderne (MMT en anglais) considère qu’une devise est créée par la puissance publique comme la seule qui permette de payer l’impôt, lui donnant ainsi de la valeur. Ainsi, un Etat ne peut pas faire faillite tant qu’il utilise sa monnaie souveraine, et il peut garantir l’accès à l’emploi en créant davantage de devises. L’assouplissement quantitatif (« quantitative easing », QE) s’inscrit dans la MMT et correspond à un taux d’intérêt à court terme de la Banque Centrale égal ou proche de zéro. Voir par exemple le site français faisant la promotion de cette théorie : https://mmt-france.org/.[]
  19. Junichirō Koizumi est une figure du Parti libéral démocrate (PLD), ancien Premier ministre (2001-2006).[]
  20. Restauration rapide servant des bols de riz avec du bœuf et des oignons.[]

 

L’écologie-monde de Jason W. Moore à l’aune de la valeur

Par Alain Bihr // 

Jason W. Moore est professeur de sociologie à l’Université de Binghamton aux États-Unis. Auteur d’un grand nombre d’articles, publiés dans différentes revues, pour partie résumés dans son ouvrage majeur, Capitalism in the Web of Life: Ecology and the Accumulation of Capital (2015a)[1], il y a entrepris une relecture de l’histoire du capitalisme qui accorde un rôle de premier plan au rapport de ce dernier à la nature, plaçant ainsi la thématique et la problématique écologiques au centre de sa réflexion. Si cette dernière se réfère volontiers à Marx, son ambition est cependant de dépasser le cadre jugé trop étroit du marxisme classique, pour lui permettre précisément d’intégrer cette thématique et problématique. Jusqu’alors peu connue en France, son œuvre commence à y trouver un certain écho. Raison de plus pour la soumettre à une évaluation critique.

Des îlots d’exploitation dans un océan d’appropriation

Moore s’inscrit dans la tradition de Fernand Braudel et d’Immanuel Wallerstein. Il est d’ailleurs membre du Fernand Braudel Center, fondé par Immanuel Wallerstein. Mais, selon lui, le capitalisme n’est pas seulement une économie-monde, comme l’a défini Braudel, mais encore une écologie-monde (« a world-ecology ») (2003a, 2003b, 2015b, 2016 entre autres).

« Le système-monde contemporain devient, dans cette approche, une écologie-monde capitaliste : une civilisation qui associe l’accumulation du capital, la poursuite de la puissance et la production de la nature en un tout organique » (2015b : 80)[2].

Cela amène Moore à considérer que l’accumulation du capital ne repose pas seulement sur l’exploitation du travail humain mais encore sur l’appropriation du travail (passé, présent ou potentiel) de la nature. Moore parle à son sujet de « work/energy » (travail/énergie) ou encore de « web of life » (toile/tissu/réseau de la vie), en confinant par moments à une sorte d’ontologie vitaliste. Ce travail de la nature est, selon Moore, largement non payé, pour autant que son appropriation ne nécessite aucune dépense ou une faible dépense de travail humain. Et tout l’effort du capital va tendre à réduire cette dépense au minimum, moyennant la production de ce que qu’il dénomme des « Cheap Natures » (des Natures Bon Marché), alors que pour sa part le travail humain exploité par le capital est toujours en partie payé, même si son exploitation implique qu’il ne soit qu’en partie.

« Les travailleurs salariés sont exploités, tout le reste, humain ou non humain, est approprié. Comme le dit la vielle blague marxiste : la seule chose pire que d’être exploité est… d’être approprié. L’histoire du capitalisme passe par des îles de production marchande mais se développe à travers des océans de travail/énergie non payé. Ces processus d’appropriation produisent les conditions nécessaires de l’accumulation sans fin de capital (valeur en procès) » (2014a : 252).

« La forme de la valeur (la marchandise) et sa substance (le travail social abstrait) dépendent de relations de valeur qui articulent le travail salarié avec ses conditions nécessairement plus étendues de reproduction : le travail non payé. Et il est important de noter que l’appropriation capitaliste du travail non payé transcende le dualisme cartésien, en englobant aussi bien le travail humain que le travail non humain, extérieur mais nécessaire au circuit du capital et de la production de la valeur » (2014a : 252).

« Cela signifie que le capitalisme peut se comprendre à travers l’articulation changeante de l’exploitation de la force de travail et de l’appropriation des Natures Bon Marché. Cette dialectique de travail payé et non payé exige une expansion disproportionnée de la dernière (l’appropriation) en relation avec la première (l’exploitation) » (2014a : 261).

« La loi de la valeur, loin d’être réductible au travail social abstrait, trouve ses conditions nécessaires d’auto-expansion dans la création et l’appropriation subséquente de natures humaines et non humaines bon marché » (2014b : 264).

« “Nature bon marché” dans son sens moderne comprend la diversité des activités humaines et non humaines nécessaires au développement capitaliste mais non directement valorisé (“payé”) au sein de l’économie marchande. La forme historique cardinale de la Nature Bon Marché à l’époque contemporaine est constituée par les Quatre Bon Marché [Four Cheaps] que sont la force de travail, la nourriture, l’énergie et les matières premières » (2015b : 94).

« Cela implique une reconstruction des rapports de valeur du capitalisme pour englober l’exploitation (la plus-value) dans des processus plus larges d’appropriation : la mobilisation extra-économique du travail/énergie non payé au service de l’accumulation du capital. Dans cette approche, le travail non payé comprend le travail, l’énergie et la vie reproduits largement en dehors des rapports marchands, bien qu’indispensable à l’accumulation capitaliste. Je parle de travail/énergie plutôt que simplement de travail parce que nous avons affaire à un travail compris dans un sens biophysique large, comprenant l’activité et l’énergie potentielle des cours d’eau et des sols, du pétrole et des gisements de charbon, de la production et de la reproduction centrés sur les humains » (2018 : 6)

« Nous pouvons maintenant relier le développement du capitalisme et la loi de la valeur. Les rapports de valeur englobent un double mouvement d’exploitation et d’appropriation. Dans le système marchand, l’exploitation de la force de travail règne en maître. Mais cette maîtrise dépend de l’appropriation de natures non transformées en marchandises sortant du cadre de l’exploitation. Cette liaison a été difficile à concevoir parce que les rapports de valeur sont nécessairement plus étendus, et moins bien définie, que la forme valeur (la marchandise). La production marchande s’élargit à travers un réseau de rapports de valeur dont l’horizon et l’échelle s’étendent considérablement au-delà de la production elle-même » (2018 : 14).

« Dans ce modèle, le capital n’exploite par seulement le travail et la nature dans la sphère de l’industrie moderne, il bénéficie aussi du travail effectué par des natures humaines et extra humaines situées en dehors du règne de la production capitaliste. Ce dernier est vital parce qu’il réduit le coût des inputs et, par conséquent, accroît le taux de plus-value et le profit indirectement » (Walker et Moore, 2018 : 55).

Et, sur ces bases, Moore établit souvent une comparaison entre l’appropriation par le capital du travail non payé de la nature et son appropriation du travail non payé des femmes dans le cadre de la division sexuelle du travail domestique, l’une et l’autre étant des conditions de la valorisation du capital.

« Dans les pays centraux [heartlands], l’appropriation du travail non payé des femmes a été décisif pour réduire le coût de reproduction de la force de travail ; dans les pays périphériques [hinterlands], l’appropriation des natures non humaines (forêts, sols, veines de minerais) a souvent été de première importance » (2015b : 96).

« Toutefois le capitalisme ne pourrait pas survivre un jour sans un troisième moment de travail : l’appropriation du travail humain non payé, reproduit largement en dehors de la sphère marchande [cash nexus]. Ainsi, une politique révolutionnaire soucieuse de développement durable doit reconnaître – et doit chercher à mobiliser à travers – une division tripartite du travail sous le capitalisme : la force de travail, le travail humain non payé et le travail dans son ensemble. Telle est la “trialectique” du travail dans l’écologie-monde capitaliste » (2018 : 34)[3].

D’une révision du concept de valeur…

Selon Moore, l’intégration de la thématique et de la problématique écologiques au marxisme passe donc par un élargissement du cadre de ce dernier, qui le conduit finalement à marginaliser (ou du moins à secondariser) la sphère marchande, celle au sein de laquelle la valeur règne en maître en parvenant à s’y transformer en capital, en valeur en procès, en valeur qui se maintient et s’accroît à travers l’exploitation de la force de travail salariée. Dans sa construction, cette sphère ne devient elle-même qu’une annexe d’un procès plus large d’appropriation par le capital du travail/énergie de la nature, tout comme du travail féminin dans le cadre domestique, sans laquelle la valeur ne pourrait exister.

Pour autant, Moore ne renonce pas à la conceptualité marxiste : valeur et valeur d’usage, capital et travail salarié, travail payé et travail non payé, exploitation, etc., émaillent constamment ses textes. Et il ne prétend pas non plus modifier le sens ordinaire de ces concepts marxistes. Mais il n’est pas certain pour autant qu’ils résistent au traitement qu’il leur fait subir.

Jugeons-en par le principal d’entre eux, celui de valeur. La question soulevée à son sujet est celle de savoir quelle place revient à la nature dans la formation de la valeur. La position de Marx à ce sujet est des plus claire : si la nature constitue un facteur décisif dans la production des valeurs d’usage, partant de la richesse sociale, elle ne joue aucun rôle dans la formation de la valeur.

« La terre peut exercer l’action d’un agent de la production dans la fabrication d’une valeur d’usage, d’un produit matériel, disons du blé. Mais elle n’a rien à voir avec la production de la valeur du blé. Dans la mesure où le blé représente de la valeur, il est considéré uniquement comme la matérialisation d’une certaine quantité de travail social, peu importe la matière particulière dans laquelle ce travail s’exprime, peu importe la valeur d’usage particulière de cette matière (…) La productivité du travail agricole est liée à certaines conditions naturelles et selon leur productivité, la même quantité de travail se traduira par plus ou moins de produits, de valeurs d’usage. La quantité de travail que représente un boisseau dépend du nombre de boisseaux que fournit une même quantité de travail. C’est la productivité de la terre qui décide ici par quelles quantités de produit la valeur se traduira ; mais celle-ci est une donnée indépendante de cette répartition » (Marx, 1976 [1894] : 739).

Voyons à présent ce qu’il en est chez Moore.

1). Il faut commencer par relever que, alors même qu’il entend les articuler, Moore tend au contraire à dissocier exploitation du travail humain et appropriation du travail naturel. Car les deux sont en fait inséparablement liés au sein du procès de travail que le capital s’approprie en le transformant en son procès de valorisation. S’il reconnaît bien ce point, Moore tend cependant à se concentrer sur les procès et médiations externes au procès de travail (tels que l’Etat à travers ses entreprises impérialistes, les sciences telles que la géographie, la cartographie, etc.) qui contribuent à l’appropriation du travail naturel. En somme, il fait de cette appropriation une condition générale extérieure du procès immédiat de reproduction du capital plutôt qu’un moment de ce dernier.

« Cependant, les processus de création des nécessaires rapports et conditions des Natures Bon Marché ne peuvent pas se réduire au procès immédiat de production, ou même à la production et à l’échange marchands dans leur ensemble. Ceux-ci sont cruciaux et indispensables. Mais ils sont insuffisants. Le capitalisme dépend d’un répertoire de stratégies pour s’approprier le travail/énergie non payé d’humains et du restant de la nature en dehors du système marchand. Ces stratégies ne peuvent pas être réduites aux ainsi dénommés rapports marchands mais sont rendues possibles par un mixte de science, de pouvoir et de culture » (2014a : 251).

« Dans ce qui suit, l’appropriation désigne ces procès extra économiques qui identifient, sécurisent et canalisent le travail non payé effectué en dehors du système marchand dans le circuit du capital. Des révolutions scientifiques, cartographiques, botaniques, au sens large, en sont de bons exemples. En ce sens, les processus d’appropriation sont distincts des processus d’exploitation du travail salarié, dont la généralisation tendancielle présuppose celle des pratiques d’appropriation »  (2015b : 78).

« Les capitalistes ne sont pas bien équipés pour cartographier, codifier, enquêter, quantifier et plus largement identifier et rendre accessibles [facilitate] de nouvelles sources de Natures Bon Marché. Si le capital n’est pas très adapté à ces tâches, l’Etat contemporain l’est. Ainsi, au cœur du capitalisme contemporain il n’y a pas seulement l’Etat et le pouvoir géopolitique mais encore le géopouvoir. Le géopouvoir émerge à la connexion de la science de pointe [big science], des Etats les plus puissants [big states] et des “technologies de pouvoir qui rendent le territoire et la biosphère accessible, lisible, connaissable et utilisable” (…) » (2018 : 9).

2). Surtout, se fondant sur le fait que la valorisation du capital repose d’une part sur la part non payée du travail humain (le surtravail qui forme la survaleur ou plus-value) et le travail naturel qui n’est pas payé non plus (sans oublier le travail non payé des ménagères), Moore tend à assimiler (confondre) les deux sous la catégorie de travail non payé (unpaid labor). De ce fait, le rôle fondamentalement différent de ces deux facteurs, travail humain et travail naturel, dans le procès capitaliste de production tend à s’estomper voire à disparaître.

Car, si les deux se combinent dans le procès de travail, qui est toujours à la fois dépense de travail humain et dépense de travail naturel, seul le travail humain opère et importe dans le procès de valorisation du capital, comme Marx l’a mentionné dans la citation précédente. Et, du coup, la différence fondamentale introduite par Marx entre travail concret (le travail utile, le travail en tant qu’il est producteur de valeurs d’usage, qui combine toujours force humaine de travail et nature) et travail abstrait, qui seule est formateur de valeur, tend à s’effacer. Si bien que, comme tant d’autres avant lui, Moore en vient en définitive à confondre formation de la valeur et production de valeurs d’usage, quoiqu’il s’en défende. Il tourne ainsi le dos à l’analyse marxienne de la valeur dont il revendique pourtant l’héritage. En témoignent les passages suivants :

« Toutes ces formes de formes de travail dévalué et non valorisé [de-valued and un-valued formes of work] sont, cependant, situées en dehors de la forme valeur (la marchandise). Elles ne produisent pas directement de la valeur. Et néanmoins – et c’est un néanmoins de grande importance – la valeur comme travail abstrait ne peut pas être produite si ce n’est par l’intermédiaire de travail/énergie non payé » (2014b : 262).

« En d’autres termes, la valeur est co-produite par des natures humaines et non humaines, considérées non pas comme deux blocs mais comme des faisceaux différenciés de l’oecoumène [oikeos], et la structure interne [relationality] des natures non humaines est réformée à travers la valeur comme mode d’organisation de la vie » (2014b : 280).

« Lorsqu’on se focalise sur le rapport entre travail payé et travail non payé, les rapports de valeur ne peuvent pas être réduits à un rapport entre propriétaires du capital et possesseurs de la force de travail. Bourgeois et prolétaires demeurent une expression centrale de l’essence contradictoire du capital. Travail payé et non payé forment une autre contradiction, constitutivement impliquée et fréquemment décisive. Le socle sur lequel repose le temps de travail socialement nécessaire est le travail non payé socialement nécessaire. Le temps de travail ne se forme pas seulement à travers le conflit entre capital et travail mais aussi par la fourniture de travail non payé – un conflit profondément genré, racialisé et multi-spécifique () » (2018 : 14-15)

La confusion précédente apparaît notamment dans la manière dont Moore évalue la contribution du travail naturel à la formation et à l’accumulation du capital. Par exemple dans les passages suivants :

« Sans les flots massifs de travail/énergie non payé en provenance du reste de la nature – incluant celui fourni par les femmes – les coûts de production s’accroîtraient, et l’accumulation se ralentirait » (2014a : 251-252)

En effet, les flots massifs de travail naturel non payé que s’approprie le capital contribuent certes d’une manière décisive et directe à la production des valeurs d’usage dans et par laquelle se matérialise la valeur ; mais ils ne prennent pas directement part à la formation de cette dernière. Certes, comme le fait remarquer Marx dans le passage précédemment cité, la nature peut faciliter ou au contraire entraver le procès d’appropriation de ses éléments comme le procès de production plus généralement : elle peut rendre possible une moindre ou au contraire rendre nécessaire une plus grande dépense de travail social moyen (mort et/ou vivant) pour un résultat donné. En conséquence, elle affecte toujours, positivement ou négativement, dans un degré plus ou moins grand, la productivité du travail dans la mesure où elle contribue à déterminer la masse plus ou moins importante de produits engendrés par une quantité déterminée de travail. « Indépendamment de la configuration plus ou moins développée qu’a prise la production sociale, la productivité du travail demeure cependant liée à des conditions naturelles » dit Marx (1991 [1867] : 574). Dans cette mesure même, pour autant que cette situation soit générale (elle affecte n’importe quel capital opérant normalement, en mettant en œuvre du travail social moyen), elle contribue à déterminer la valeur (par conséquent aussi le prix) unitaire des produits qui résultent de sa transformation. Par exemple, pour reprendre l’exemple précédent, la plus ou moins grande fertilité naturelle d’un sol déterminera la plus ou moins grande masse de blé que l’on y récoltera par hectare et, pour une quantité donnée de travail rendu nécessaire pour cultiver ce blé, la valeur (et le prix) unitaire de ce dernier (par exemple la valeur ou le prix d’un quintal de blé produit dans ces conditions), mais non pas la valeur de l’ensemble de la récolte, uniquement fonction du travail dépensé pour la produire, quelle que soit la masse de cette récolte. Là encore, Marx est très clair sur ce point :

« Par suite de conditions naturelles tout à fait incontrôlables, de saisons favorables ou non, etc., la même quantité de travail peut, en ce domaine, se traduire par des quantités fort différentes de valeurs d’usage et une mesure déterminée de ces valeurs d’usage aura de ce fait un prix qui variera beaucoup » (Marx, 1976 [1894] : 126).

« La productivité du travail agricole est liée à certaines conditions naturelles et selon leur productivité, la même quantité de travail se traduira par plus ou moins de produits, de valeurs d’usage. La quantité de travail que représente un boisseau dépend du nombre de boisseaux que fournit une même quantité de travail. C’est la productivité de la terre qui décide ici par quelles quantités de produit la valeur se traduira ; mais celle-ci est une donnée indépendante de cette répartition » (Marx, 1976 [1894] : 739).

Et pareil raisonnement vaut aussi pour l’ensemble des industries extractives. En somme, c’est la quantité de travail abstrait nécessaire à leur appropriation que ces flots massifs de travail naturel non payé contribuent à déterminer, tant par leur quantité (leur plus ou moins grande rareté ou disponibilité) que par leur qualité (leur capacité à satisfaire plus ou moins directement les besoins des procès de consommation productive ou improductive pour la satisfaction desquels ils sont appropriés), sous la forme notamment du coût de production des matières de travail (matières premières, énergie, etc.). Et c’est à ce titre et par ce biais seulement qu’ils déterminent la quantité de valeur qu’ils incorporent globalement tout comme sa répartition entre leurs éléments constitutifs. Mais, pour autant, ces flots massifs de travail nature ne contribuent en rien à la formation de cette valeur en tant que telle, en tant que forme du travail social, qui ne dépend que de la dépense de travail humain nécessaire à leur appropriation.

L’erreur de Moore est de négliger cette médiation, le travail humain d’appropriation du travail naturel, en raisonnant comme si cette appropriation ne nécessitait aucun travail ou comme si le travail naturel opérait en dehors et indépendamment du travail humain. Et, du coup, il ne comprend pas le caractère artificiel de la différence et opposition qu’il introduit et répète à profusion entre exploitation du travail humain et appropriation du travail de la nature. Car, pour autant que cette dernière s’opère sur un mode capitaliste, elle implique nécessairement l’exploitation du travail d’appropriation. Autrement dit, l’appropriation capitaliste de la nature par le capital est aussi et nécessairement exploitation du travail humain qui rend cette appropriation possible. Et ce n’est qu’à ce titre que cette dernière peut être source directe de valorisation/accumulation de capital.

3). Cela conduit en définitive Moore à ériger de ce qu’il appelle the Four Cheaps, les « Quatre Bon Marché », à savoir la force de travail travail, la nourriture, les matières premières et l’énergie, plus exactement leur coût de production (partant leur prix), en alpha et oméga de l’histoire du capitalisme. Or, d’une part, cette thèse est tautologique et indéterminée, dans la mesure où chacun de ces quatre facteurs entre plus ou moins dans la valeur (le coût de production) des trois autres. D’autre part et surtout, en se centrant sur les seules matières de travail et forces de travail, cette thèse néglige totalement le troisième terme entrant dans la composition, tant organique que technique du capital, à savoir les moyens de travail (machinerie, infrastructures productives, etc., et ce qui rend leur développement possible, la recherche scientifique, la recherche-développement, les innovations techniques, etc.), autrement dit précisément la composante morte du travail d’appropriation de ce que Moore appelle le travail non payé de la nature, qui constitue la composante fixe du capital.

D’où son idée que la variation du taux de profit dépendrait essentiellement des prix des matières de travail et de force de travail ; ce qui pousserait le capital à minorer autant que possible ces derniers et, pour ce faire, à rechercher sans cesse de nouvelles opportunités d’appropriation des « natures bon marché » au moindre coût, de manière à échapper à la baisse tendancielle du taux de profit consécutive à la hausse de la composition organique du capital, contribuant ainsi au tropisme expansif de tout le mode de production. Tandis que la composante fixe ne jouerait aucun rôle dans ce processus.

« Le capital ne doit pas seulement sans cesse s’accumuler et révolutionner la production marchande ; il lui faut sans cesse rechercher et trouver les moyens de produire les Natures Bon Marché qui livrent un flot croissant de nourriture, de forces de travail, d’énergie et de matières premières à bas prix aux portes des entreprises (…) Ce sont les Quatre Bon Marchés. La loi de la valeur en régime capitaliste est une loi de la Nature Bon Marché » (2014a : 250).

« Le temps passant, la composition en valeur des inputs des Quatre Bon Marchés commence à croître, et le capital doit trouver les moyens de reconfigurer l’oecoumène [oikeos] et de restaurer les Quatre Bon Marchés. La croissance et le baisse du surplus écologique déterminent dès lors le développement cyclique et cumulatif du capitalisme » (2014a : 262).

«  Le capitalisme historique a été capable de résoudre ses crises récurrentes parce que des agences territoriales et capitalistes ont étendu l’espace de l’appropriation plus rapidement que l’espace de l’exploitation. Cela a permis au capitalisme de surmonter des “limites naturelles” apparemment infranchissables à travers des appropriations recourant intensivement à la coercition et à la connaissance [coercive- and knowledge-intensive appropriations] de la nature dans son ensemble, en produisant les quatre Bon Marchés : force de travail, nourriture, énergie et matières premières »  (2018 : 17).

« Par capitalisation, la productivité du travail va de pair avec la hausse de la composition de la production en valeur ; par appropriation, la productivité du travail va de pair avec la maîtrise de Natures Bon Marché, réduisant la composition en valeur de la production et haussant le taux de profit. Si le profitabilité doit croître, l’appropriation doit progresser – géographiquement et démographiquement – plus vite que l’exploitation » (2018 : 28).

« Le taux de plus-value dépend de nombreux facteurs et conditions qualitatifs et quantitatifs. Mais, étant donné que la croissance de la productivité se caractérise d’abord par la croissance du quantum d’énergie et de matières premières (capital circulant) par unité de temps de travail socialement nécessaire, le taux moyen [global] de profit dépend d’un triple procès : (1) la quantité de matière engagée [material throughput] dans le circuit du capital  doit s’y accroître ; (2) le temps de travail nécessaire en moyenne dans la production des marchandises doit diminuer ; (3) les coûts du capital circulant (qui affectent aussi le capital fixe) doivent être réduits (si un boom doit se produire) ou leur hausse doit être contenue (si l’on veut éviter la crise). Ainsi le taux de plus-value est étroitement lié à l’accumulation par appropriation. Les crises d’accumulation se produisent lorsque la demande capitaliste d’un flux croissant de travail gratuit – ou bon marché – ne peut pas être satisfaite par des natures humaines et extra humaines »  (2018 : 33).

Ce dernier passage, dans lequel Moore assimile taux de plus-value et taux de profit et réduit le capital fixe (matérialisé dans les moyens de travail) à la part qui en entre dans la composition du capital circulant (sous forme de l’amortissement de ces moyens), témoigne de la confusion dans laquelle le fait finalement tomber sa révision du concept de valeur.

… à sa subversion

En définitive, plus qu’une révision, il y a même chez Moore une véritable subversion tendancielle du concept de valeur. Celle-ci consiste à dissoudre sinon même à dénier l’objectivité de la valeur, comme forme (mode de réalisation et de manifestation) du travail social (du caractère social du travail) commandée par la propriété privée des moyens de production et la division marchande du travail social qui en résulte, pour n’en faire qu’une simple construction subjective, idéologique, une sorte de norme éthico-politique qui serait propre au monde capitalisme mais qui n’en serait pas moins arbitraire comme tout jugement de valeur et récusable à ce titre. Cela transparaît dans les passages suivants :

« En anglais, valeur signifie deux choses importantes. En premier lieu, le terme réfère aux objets et aux rapports qui sont précieux (valuable). En second lieu, il renvoie aux notions morales, par exemple dans l’opposition entre fait et valeur qui a joué un si grand rôle dans la pensée moderne. Le déploiement par Marx de la “loi de la valeur” était bien évidemment destiné précisément à identifier les rapports situées au cœur du capitalisme, fondés sur la reproduction élargie du travail social abstrait. Et, depuis Marx, les marxistes ont défendu, et quelquefois éludé [elided], la loi de la valeur comme un processus économique qui englobe ce premier sens de la valeur : les objets et rapports que la civilisation capitaliste juge dignes de valeur [valuable]. Et il a donc été difficile, en effet, sur la base de cette expérience historique, de suggérer que l’application de la loi de la valeur — la reproduction élargie des relations de valeur, permettant l’expansion quantitative du travail abstrait — peut englober les deux significations » (2014a : 280).

« Le monde objectif de la valeur a été forgé par les subjectivités de “l’imagination du capital” (). Le caractère calculatoire [calculative] de la valeur n’est pas une question de capital utilisant une connaissance objective, fondée sur le dualisme et la quantification, mais une question de capital déployant son pouvoir symbolique pour représenter le caractère arbitraire des relations de valeur comme objectif (…) » (2014a : 281).

« Au cœur du grand arc de l’histoire du monde moderne, du XVIe siècle à nos jours, se trouve la consommation vorace et la quête incessante de natures bon marché — “bon marché” par rapport à l’accumulation du capital et au curieux privilège qu’il accorde au travail salarié comme la seule chose qui ait de la valeur. Une prétention culturelle de ce genre ne pouvait émerger que sur la base de la dévaluation du travail humain effectué en dehors du système marchand — comprenant une grande partie du travail soi-disant féminin — et du “travail” des natures extra-humaines » (2014b : 16)

Si bien que, contrairement à Marx pour qui la loi de la valeur est la marque propre de la civilisation capitaliste, pour Moore, « toutes les civilisations ont leurs lois de valeur – entendues au sens de priorités majeures [broadly patterned priorities] déterminant ce qui a de la valeur ou non » (2017 : 610). Si bien que :

« Bien que “loi de la valeur” soit souvent employée dans le travail de Moore d’une manière qui suggère son affinité avec la critique marxienne, dans sa théorie de l’écologie-monde, elle se métamorphose en une catégorie supra historique, d’une telle imprécision qu’elle englobe non seulement toutes les activités des civilisations, mais aussi le travail/énergie de tout le système terrestre sur des centaines de millions d’années dès lors qu’il affecte la production humaine » (Foster et Clark, 2020 : 227).

La chose n’est finalement pas étonnante. Car, comme j’ai eu l’occasion de le montrer par ailleurs (Bihr, 2019 : 21-50), Braudel et Wallerstein, dans la filiation desquels Moore se situe, ne maîtrisent véritablement ni l’un ni l’autre (et surtout pas le premier), les concepts marxistes fondamentaux,  à commencer par celui de valeur. Si bien que, sauf à revenir à Marx lui-même, Moore se condamnait dès le départ à échouer dans sa tentative d’intégration de la thématique et problématique écologiques à un cadre authentiquement marxiste.

Alain Bihr est professeur émérite de sociologie (Université de Bourgogne)

Cet article a été publié sur le site A l’Encontre et republié avec l’aimable autorisation de l’auteur.

 

Bibliographie

Bihr Alain (2019), Le premier âge du capitalisme. Tome 3 : Un premier monde capitaliste, Lausanne et Paris, Page 2 et Syllepse.

Marx Karl (1976 [1894]), Le Capital. Livre III, Paris, Editions Sociales.

Marx Karl (1993 [1867]), Le Capital. Livre I, Paris, Presses universitaires de France.

Foster John Bellamy et Clark Brett (2020), The Robbery of Nature: Capitalism and the Ecological Rift, New York, Monthly Review Press.

Moore Jason (2003a), « The Modern World-System as Environmental History? Ecology and the Rise of Capitalism », Theory & Society, vol. 32, n°3.

Moore Jason (2003b), « Capitalism as World-Ecology: Braudel and Marx on Environmental History », Organization & Environment, vol. 16, n°4.

Moore Jason W. (2014a), « The Value of Everything? Work, Capital, and Historical Nature in the Capitalist World-Ecology », Review, Fernand Braudel Center, vol. 37, n°3-4.

Moore Jason W. (2014b), « Toward a Singular Metabolism: Epistemic Rifts and Environment-Making in the Capitalist World-Ecology », New Geographies, n°6.

Moore Jason W. (2015a), Capitalism in the Web of Life: Ecology and the Accumulation of Capital, New York / London, Verso.

Moore Jason W. (2015b), « Putting Nature to Work. Anthropocene, Capitalocene, & The Challenge of World-ecology » dans Wee Cecilia, Schönenbach Janneke et Arndt Olaf (eds.), Supramarkt: A micro-toolkit for disobedient consumers, or how to frack the fatal forces of the Capitalocene, Gothenburg, Irene Books.

Moore Jason W. (2016), « The Rise of Cheap Nature » dans Id. (ed.), Anthropocene or Capitalocene? Nature, History, and the Crisis of Capitalism, Oakland, Kairos.

Moore Jason W. (2017), « The Capitalocene Part I: on the nature and origins of our ecological crisis », The Journal of Peasant Studies, vol. 44, n°3.

Moore Jason W. (2018), « The Capitalocene Part II: accumulation by appropriation and the centrality of unpaid work/energy », The Journal of Peasant Studies, vol. 45, n°2.

Walker Richard et Moore Jason W. (2018), « Value, nature, and the vortex of accumulation » dans Ernstson Henrik et Swyngedouw Erik (ed.), Urban Political Ecology in the Anthropo-obscene. Interruptions and Possibilities, Londres et New York, Routledge.

 

 

[1] Les références bibliographiques des articles et ouvrages de Moore qui sont cités figurent en fin d’article. Il en va de même pour toutes les autres références bibliographiques.

[2] La totalité des passages cités figurent dans les originaux en anglais qui ont été traduits par mes soins. Je suis donc aussi responsable d’éventuelles erreurs ou de choix discutables de traduction.

[3] J’ai fait le choix de citer longuement Moore pour permettre aux lecteurs de prendre directement connaissance de ses thèses, mais aussi de son style amphigourique par moments et des approximations théoriques.

n° 29 – Travail et écologie (mars 2023)

n° 29 – 239 p.  Format pdf

GRAND ENTRETIEN / Le monde des paysans, la sociologie du travail et l’écologie politiqueGrand entretien avec Jocelyne Porcher et Geneviève Pruvost

DOSSIER / Travail et écologie / Coordination par Alexis Cukier, David Gaborieau, Vincent Gay

Vers un travail écologique. Penser les tensions et les articulations / Alexis Cukier, David Gaborieau, Vincent Gay // Quelles entraves à un tournant écologique du travail ? L’expérience du décor de cinéma et d’audiovisuel / Samuel Zarka // Raffineurs et écolos unis. Formation et maintien d’une coalition contestataire à la raffinerie de Grandpuits / Nils Hammerli // Stratégies, perspectives et limites de l’environnementalisme syndical / Guillaume Mercœur // Extraire. L’activité des opérateurs en plateforme pétrolière face à l’enjeu du réchauffement climatique / Pierre-Louis Choquet // Forestiers et écologistes ? L’alliance de forestiers publics et d’associations environnementalistes dans l’action publique / Charlotte Glinel // Transformer les déchets en ressources. La division sociale et genrée du travail dans les ressourceries / Jennifer Deram //  Ce que la ville durable fait aux jardinièr·es. Le travail écologique entre gestion, extinction et redécouverte du métier / Elsa Koerner et Sabine El Moualy //

VARIA

Un lavage est un lavage. Des chauffeurs bovins face aux consignes sanitaires / Clémence Beslay, Mary Bouix, Henri Fauroux, Amandine Gautier, Francesco Luposella, Jean-Marie Pillon, Thibaud Porphyre

D’ICI ET D’AILLEURS

Ecologie ouvrière et politique syndicale. Une topologie conceptuelle de Tarente (Italie) / Stefania Barca et Emanuele Leonardi

CONTRECHAMP

Pour éviter le désastre : défendre le « travail vivant » et le bien commun / Stéphen Bouquin

HOMMAGE

Hommage à Margaret Maruani. Le travail au prisme du genre / Pauline Grimaud

NOTES DE LECTURE

Haude Rivoal (2021), La fabrique des masculinités au travail, Paris, La Dispute, 234 pages (par Cyrine Gardes) // Norbert Alter (2022), Sans classe ni place. L’improbable histoire d’un garçon venu de nulle part ( par Françoise Piotet) // Yves Clot, Jean-Yves Bonnefond,  Antoine Bonnemain, Mylène Zittoun (2021), Le prix du travail bien fait. La coopération conflictuelle dans les organisations (La Découverte, 221 pages) ( par Marc Loriol) // Michael Löwy, Daniel Tanuro (dir.), Luttes écologiques et sociales dans le monde.  Allier le vert et le rouge, Editions Textuel, 2021. (par Vincent Gay) // Paul Guillibert, Terre et capital. Pour un communisme du vivant, 2021. (par Alexis Cukier) //

Réforme des retraites : pourquoi c’est aussi une question d’écologie

Greenpeace France soutient la mobilisation des salarié·es et des syndicats contre le projet de loi de réforme des retraites. Voici pourquoi en 4 points. (texte publié le 6 mars sur le site de Greenpeace)

Aux côtés de syndicats qui sont nos alliés au sein du collectif Alliance écologique et sociale – PJC, nous menons depuis plusieurs années déjà des combats communs. Ensemble, nous avons contribué au sauvetage de l’usine Chapelle-Darblay, un modèle d’économie circulaire. Nous militons pour taxer les superprofits des multinationales afin de financer la transition écologique. Nous formulons des propositions concrètes pour concilier justice sociale et environnementale, comme dans notre rapport « Pas d’emplois sur une planète morte ». Et aujourd’hui, nous nous faisons l’écho des revendications en faveur d’un système de retraites conforme à la vision d’une société juste et soutenable, écologiquement comme socialement, telle que nous la défendons au quotidien.

1 – Cette réforme des retraites affecte les personnes défavorisées, également touchées par le changement climatique

Greenpeace France soutient la mobilisation contre la réforme des retraites car ce projet est totalement en contradiction avec notre vision d’une société moins inégalitaire et plus juste socialement. Comme l’ont dénoncé les syndicats, cette réforme va à l’encontre de la cohésion sociale dont notre pays a profondément besoin. Elle risque d’aggraver les inégalités, car ce sont les classes moyennes et défavorisées qui seront les plus fortement impactées. C’est aussi le cas des femmes, qui ont souvent des parcours professionnels interrompus : « Les paysannes, souvent avec des carrières incomplètes, ayant travaillé avec des sous-statuts voire sans être déclarées, seront doublement pénalisées », dénonce ainsi la Confédération paysanne. « Quand on est peu qualifié, quand on vit dans une région qui est en difficulté industrielle, quand on est soi-même en difficulté et qu’on a une carrière fracturée, bon courage pour arriver à 62 ans ! », déclarait d’ailleurs en 2019 un certain… Emmanuel Macron. Le Président qualifiait alors « d’hypocrite » le fait de vouloir reculer l’âge légal à 64 ans. Des promesses qui, tout comme celles sur l’environnement et le climat, ont volé en éclat.

Cette réforme des retraites injuste pèse sur les catégories les plus précaires, or ce sont déjà celles les plus vulnérables face au changement climatique et les plus exposées aux pollutions environnementales. De nombreuses études ont démontré le lien direct entre inégalités et vulnérabilité face aux crises environnementales. Un rapport de Notre Affaire à tous sur les « impacts inégaux du dérèglement climatique en France » soulignait en 2020 que « les politiques d’atténuation et d’adaptation aux changements climatiques ne prennent pas assez en compte l’enjeu des inégalités climatiques. Pire, certaines politiques viennent les renforcer ». C’est aussi le cas de ce projet de réforme des retraites.

2 – La question essentielle (et écologique) de la répartition des richesses est mise sous le tapis

Les questions sociales et environnementales sont intrinsèquement liées et nous sommes solidaires des luttes sociales en faveur d’un meilleur partage des richesses et d’une plus grande protection des plus vulnérables. C’est notamment le sens de notre engagement au sein du collectif Alliance écologique et sociale – PJC depuis plusieurs années. Ensemble, nous avons élaboré des mesures pour engager des transformations en profondeur de notre société sur les plans sociaux, économiques et écologiques. Nous sommes aujourd’hui solidaires des revendications de nos alliés syndicaux dans le cadre de cette mobilisation contre le projet de réforme des retraites, considérant qu’il y a d’autres moyens d’équilibrer notre système de retraite.

Cela peut passer par une réforme du système de fiscalité qui jusqu’à présent épargne largement les catégories les plus riches et les grandes entreprises alors qu’elles ont bénéficié d’aides importantes depuis le début de la crise. Comme l’a montré un rapport d’Oxfam France publié le 16 janvier, les ultra riches ont vu leur revenus considérablement augmenter en France et dans le monde alors que l’immense majorité des Français·es subissent l’inflation de plein fouet, avec la hausse des prix et la crise énergétique. C’est le sens de la demande que nous portons à travers l’ISF climatique qui permettrait de dégager des financements pour la transition écologique, tout comme la taxe sur les superprofits engrangés par des grandes entreprises depuis le début de la crise.

Faire peser sur les classes moyennes et défavorisées les défaillances de notre système fiscal et économique creusera les fractures sociales en France et risque de favoriser l’extrême droite qui, au-delà de sa vision excluante, porte une vision de l’écologie totalement rétrograde et dangereuse pour notre avenir.

3 – Cette réforme risque d’encourager la retraite par capitalisation, néfaste pour le climat

Autre point important : cette réforme des retraites risque clairement d’encourager la retraite par capitalisation, comme l’a analysé l’organisation Reclaim Finance, dans une note intitulée « Réforme des retraites : quel impact sur le climat ? ». En imposant soit de cotiser et travailler plus longtemps, soit de toucher une pension de retraite à taux réduit, cette réforme poussera de nombreux travailleurs et travailleuses à se tourner vers d’autres dispositifs, actuellement facultatifs, de retraite « supplémentaire » par capitalisation.

Or, qui porte actuellement ce système de retraite par capitalisation ? Des banques, assureurs et fonds d’investissement qui financent largement les énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon). Ces organismes contribuent directement à l’aggravation de la crise climatique, nous éloignant un peu plus des objectifs climatiques de l’accord de Paris. « En plus de principaux acteurs de la gestion des fonds d’épargne retraite en France, les géants américains encore moins scrupuleux comme Blackrock pourraient saisir les nouveaux débouchés qui leur sont offerts », souligne par ailleurs Reclaim Finance. Un glissement dangereux, que ce soit du point de vue social ou environnemental, contre lequel nous devons nous mobiliser.

4 – Cette réforme ne tient absolument pas compte du changement climatique

Savez-vous combien de fois le mot « climat » est évoqué dans le projet de réforme des retraites et dans les documents qui le présentent ? Zéro ! Pour une réforme qui est censée anticiper et préparer notre avenir, c’est tout simplement hallucinant. Comment peut-on encore aujourd’hui concevoir un projet dans un domaine directement lié à l’évolution de nos conditions de travail, de notre état de santé et de notre environnement, pour les années et décennies à venir, sans même se préoccuper du changement climatique déjà à l’œuvre ? C’est pourtant une réalité : nos conditions de travail sont d’ores et déjà lourdement impactées par les conséquences du dérèglement climatique, comme le soulignait une étude de l’Anses, dès 2018.

Dans un rapport de 2019, l’Organisation internationale du travail insistait sur ce point : « certains groupes de travailleurs sont plus vulnérables que d’autres parce qu’ils souffrent des effets du stress thermique à des températures moins élevées. Les travailleurs âgés, en particulier, ont une résistance physiologique plus faible à des niveaux élevés de chaleur. »

Dans son rapport annuel de 2022, le Conseil d’orientation des retraites, peu loquace sur le sujet, lançait également cet avertissement : si par le passé, « chaque génération bénéficiait globalement de conditions de bien-être supérieures à celles qui les avaient précédées (…) il est possible que le ralentissement des gains de productivité conjugués avec des dépenses qui devront être consenties pour prévenir ou s’adapter au changement climatique ne permettent pas une progression des conditions du bien-être telle que celle enregistrée sur les 70 dernières années ». Des éléments totalement ignorés par le gouvernement, qui a donc choisi de baser sa réforme sur des calculs potentiellement invalides et de soutenir un projet d’ores et déjà obsolète.

Cela ne concerne évidemment pas que la réforme des retraites : chaque année, une cinquantaine de milliards d’euros d’argent public sont investis sans prendre en compte le changement climatique et ses conséquences déjà visibles. Mais cette absence totale de prise en compte des enjeux climatiques dans une réforme censée répondre aux défis des prochaines années et décennies est extrêmement inquiétante.

Le projet de réforme des retraites présenté par le gouvernement ne va donc clairement pas dans le bon sens d’un point de vue environnemental. En s’inscrivant dans une logique productiviste, en encourageant des investissements néfastes pour le climat, en accroissant les inégalités au détriment de celles et ceux qui subissent le plus les impacts du dérèglement climatique et en ignorant totalement les enjeux climatiques, cette réforme va à contre-sens d’une transition écologique et sociale juste.

Que Greenpeace prenne position sur des questions qui sortent a priori du champ strictement environnemental peut paraître surprenant. Cela correspond pourtant pleinement à notre vision et à l’analyse systémique que nous portons. Pour Greenpeace, les enjeux environnementaux sont intrinsèquement liés un impératif de justice et nous travaillons donc à promouvoir une société écologique et sociale.

La position exprimée ici est alignée avec la Vision pour les mondes de demain, plébiscitée par les adhérent·es de Greenpeace, consultés en décembre 2020.

Nous sommes donc mobilisé·es, en appui aux syndicats, pour dire notre opposition à un projet de réforme des retraites injuste et contraire aux valeurs écologiques et solidaires que nous portons.

Mais au fait, pourquoi Greenpeace se mêle-t-elle de politique ? La réponse ici.