Au fil de l’eau

Le culte de la performance est un néo-stakhanovisme.

Comment un mineur soviétique des années 1930 a contribué à créer le culte contemporain du travail et de l’entreprise. Par Bogdan Costea (Professeur en études du management, Université de Lancaster) et Peter Watt (Maître de conférence en études du management et des organisations, Université de Lancaster).

Une nuit d’été du mois d’août 1935, un jeune mineur soviétique du nom d’Alexei Stakhanov réussissait à extraire 102 tonnes de charbon en une seule journée de travail. C’était tout simplement extraordinaire d’autant que suivant les objectifs de la planification soviétique, la moyenne pour une  équipe était de sept tonnes…

Alexei Stakhanov a pulvérisé cet objectif par une augmentation stupéfiante de 1 400 %. Mais la simple quantité extraite ne résumait pas toute l’histoire car c’est bien la réussite individuelle de Stakhanov qui est devenue l’aspect le plus significatif de cet épisode. Depuis lors, l’ethos du travail qu’il incarnait à cette époque n’a cessé d’être recyclé par le management d’entreprise.

Dans les années 1930, les efforts personnels de Stakhanov, son engagement, son potentiel et sa passion ont conduit à l’émergence d’une nouvelle figure idéale dans l’imaginaire communiste de Staline. Après avoir fait la couverture du magazine Time en 1935 en tant que figure de proue d’un nouveau mouvement ouvrier consacré à l’augmentation de la production, Stakhanov est devenu l’icône soviétique vivante d’un nouveau type humain et le début d’un courant social et politique connu sous le nom de « stakhanovisme ».

Ce courant est toujours d’actualité sur les lieux de travail d’aujourd’hui – que sont les ressources humaines, après tout ? En regardant de près, on peut observer que le langage managérial est truffé par une rhétorique identique à celle utilisée dans les années 1930 par le Parti Communiste d’URSS. On pourrait même dire que l’enthousiasme stakhanoviste est encore plus intense aujourd’hui qu’il ne l’était en URSS. Il prospère dans le jargon de la gestion des ressources humaines (GRH), avec ses appels constants à exprimer la passion, la créativité individuelle, l’innovation et les talents et cela à tous les niveaux des structures de management.

Mais ce discours sacralisant la prestation de travail a un prix. Pendant plus de vingt ans, nos recherches ont suivi l’évolution des systèmes de management, de GRH, d’employabilité et de gestion des performances, jusqu’aux imaginaires culturels qu’elles suscitent[1]. Nous avons montré comment ces systèmes laissent aux salariés le sentiment permanent de ne jamais atteindre l’excellence et nourrissent une inquiétude permanente que quelqu’un d’autre (probablement juste à côté de nous) est toujours certainement plus performant.

À partir du milieu des années 1990, nous avons observé dans nos enquêtes l’émergence d’un nouveau langage de gestion des ressources humaines; un langage qui nous incite constamment à considérer le travail comme un lieu où nous devrions découvrir « qui nous sommes vraiment » pour exprimer ce « potentiel unique » qui pourrait nous rendre infiniment « ingénieux » et plein de vitalité.

La vitesse à laquelle ce langage s’est développé et répandu est remarquable. Mais ce qui est encore plus remarquable, c’est la manière dont il est aujourd’hui parlé de manière récurrente dans toutes les sphères sociales. Ce langage est celui du sentiment moderne de soi et il ne peut donc manquer d’être efficace. L’accent mis sur le « soi » confère au management un pouvoir symbolique et culturel sans précédent. Il conduit à intensifier le travail de manière telle qu’il est presque impossible d’y résister. En effet, qui ose encore refuser l’invitation à développer et à exprimer son potentiel ou ses talents présumés ?

Stakhanov a été une sorte de tête d’affiche précoce pour des refrains tels que : « potentiel », « talent », « créativité », « innovation », « passion et engagement », « apprentissage continu » et « croissance personnelle ». Ils sont tous devenus les attributs que les systèmes de GRH saluent comme les qualités des « ressources humaines » idéales. Aujourd’hui, ces idées sont tellement ancrées dans la psyché collective que beaucoup de gens pensent que ce sont des qualités qu’ils attendent d’eux-mêmes, au travail comme dans les interactions sociales en général.

Le travailleur super-héros

Alors, pourquoi le spectre de ce mineur oublié depuis longtemps hante-t-il secrètement notre imaginaire ? Dans les années 1930, les mineurs étaient couchés sur le côté et utilisaient des pioches pour travailler le charbon, qui était ensuite chargé sur des chariots et tiré hors du puits par des poneys. Stakhanov a apporté quelques innovations, mais c’est d’abord l’adoption du marteau-piqueur qui a contribué à sa productivité. Dans les années 1930, cet outil est encore une nouveauté et nécessite une formation spécialisée car il est extrêmement lourd, pesant plus de 15 kg.

Dès que le Parti Communiste avait pris conscience du potentiel de l’exploit de Stakhanov, le stakhanovisme s’est rapidement développé. À l’automne 1935, des équivalents de Stakhanov ont subitement fait apparition dans tous les secteurs de la production industrielle. De la construction de machines aux aciéries, en passant par les usines de textiles et la production de lait, partout des individus battaient les records de productivité et accédaient au statut de l’élite stakhanoviste. Tous étaient stimulés par le fait que le Parti Communiste avait adopté Stakhanov comme symbole principal d’un nouveau plan économique. Le parti voulait créer une élite représentant les qualités humaines d’un travailleur super-héros.

Ces travailleurs ont commencé à bénéficier de privilèges spéciaux (des salaires élevés aux nouveaux logements, en passant par des possibilités d’éducation pour eux-mêmes et leurs enfants). C’est ainsi que les stakhanovistes sont devenus des personnages centraux de la propagande soviétique. Ils montraient au monde ce que l’URSS pouvait réaliser lorsque la technologie était maîtrisée par un nouveau type de travailleur engagé, passionné, talentueux et créatif. Ce nouveau travailleur promettait d’être la force qui propulserait l’Union soviétique devant ses adversaires capitalistes occidentaux.

La propagande soviétique a sauté sur l’occasion. Une narration a vu le jour, préfigurant l’avenir du travail productiviste en URSS. Stakhanov avait cessé d’être une personne pour devenir une icône vivante d’un système d’idées et de valeurs, décrivant un nouveau mode de pensée et de sentiment à l’égard du travail.

Il s’avère qu’une telle histoire était grandement nécessaire. L’économie soviétique n’était pas performante. Malgré des investissements gigantesques dans l’industrialisation au cours du  premier plan quinquennal (1928-1932), la productivité était loin d’être satisfaisante. A cette époque, l’URSS n’avait pas encore réussi à surmonter son retard technologique et économique, et encore moins à dépasser les États-Unis et l’Europe capitaliste.

Le personnel décide de tout

Les plans quinquennaux étaient des programmes systématiques d’allocation des ressources, de quotas de production et de taux de travail pour tous les secteurs de l’économie. Le premier visait à injecter les dernières technologies dans des domaines clés, notamment la construction de machines industrielles. Son slogan officiel du Parti Communiste était « La technologie décide de tout ». Mais cette poussée technologique ne parvenait pas à augmenter la production et le niveau de vie et les salaires réels étaient plus bas en 1932 qu’en 1928.

Le deuxième plan quinquennal (1933-1937) allait avoir un nouvel objectif : « Le personnel décide de tout ». Mais pas n’importe quel personnel. C’est ainsi que Stakhanov a cessé d’être une personne pour devenir un idéal type, un ingrédient nécessaire à la recette de ce nouveau plan.

Le 4 mai 1935, Staline avait déjà prononcé un discours intitulé « Les cadres [le personnel] décident de tout ». Le nouveau plan avait donc besoin de figures comme Stakhanov. Une fois qu’il a montré que c’était possible, en quelques semaines, des milliers de « batteurs de records » ont été autorisés à relever le défi dans tous les secteurs de la production. Ceci s’est produit malgré les réserves des directeurs et des ingénieurs qui savaient que les machines, les outils et les personnes ne pouvaient résister à de telles pressions que pendant un certain lapse de temps.

Quoi qu’il en soit, la propagande du parti devait permettre à une nouvelle sorte d’élite ouvrière de se développer de manière apparemment spontanée – de simples ouvriers, venus de nulle part, mus par leur refus d’admettre des quotas dictés par les ingénieurs et les limites techniques. En fait, ils allaient montrer au monde que c’était le refus même de ces limites qui constituait l’essence de l’engagement personnel dans le travail : battre tous les records, n’accepter aucune limite, montrer comment chaque personne et chaque machine est toujours capable d’en faire « plus »…

Le 17 novembre 1935, Staline fournit une explication définitive du stakhanovisme. En clôturant la première conférence des stakhanovistes de l’industrie et des transports de l’Union soviétique, il définit l’essence du stakhanovisme comme un saut de « conscience » et on comme une simple question technique ou institutionnelle. Bien au contraire, le mouvement exigeait un nouveau type de travailleur, avec un nouveau type d’âme et de volonté, animé par le principe du progrès illimité. Staline a dit :

« Ce sont des gens nouveaux, des gens d’un type spécial… le mouvement Stakhanov est un mouvement d’hommes et de femmes travailleurs qui se fixe pour objectif de dépasser les normes techniques actuelles, de dépasser les capacités toujours sous-estimées, de dépasser les plans de production existants. Les surpasser – parce que ces normes étaient déjà devenues désuètes pour notre époque, pour notre nouveau peuple. »

Dans la propagande qui a suivi, Stakhanov est devenu un symbole chargé de significations. Un héros ancestral, puissant, brut que rien ni personne pouvait arrêter. Mais aussi un esprit moderne, rationnel et progressiste, capable de libérer les pouvoirs cachés et inexploités de la technologie et de prendre le contrôle de ses possibilités illimitées. Il était présenté comme une figure prométhéenne, à la tête d’une élite de travailleurs dont les nerfs et les muscles, l’esprit et l’âme, étaient en parfaite harmonie avec les systèmes de production technologique. Le stakhanovisme était la vision d’une nouvelle humanité.

Les possibilités sont infinies

Le statut de célébrité des stakhanovistes offre d’énormes opportunités idéologiques. Il a permis l’augmentation des quotas de production. Mais cette hausse devait rester modérée, sinon les stakhanovistes ne pouvaient pas se maintenir en tant qu’élite. Et, en tant qu’élite, les stakhanovistes eux-mêmes devaient être soumis à une limite : combien de virtuoses du travail de haute performance pouvaient réellement être reconnus sans rendre leur excellence hors de portée ? Les quotas ont donc été élaborés d’une manière que nous pourrions reconnaître aujourd’hui : par une de distribution forcée , qu’on pourrait aussi qualifier de classement par rang en fonction de la prestation de travail.

Après tout, combien de personnes très performantes peut-on retrouver à un moment donné dans une entreprise ? Selon l’ancien PDG de General Electric, Jack Welch, leur proportion ne dépassera jamais les 20 %, ce qui correspond à peu de choses près aux normes de la fonction publique britannique, du moins jusqu’en 2019. En 2013, Welch a affirmé que ce système était « pondéré et humain », qu’il s’agissait de « construire de grandes équipes et de grandes entreprises par la cohérence, la transparence et la franchise », en opposition aux « complots, secrets ou purges d’entreprise ». L’argument de Welch était loin d’être parfait. Tout système de distribution forcé conduit inéluctablement à l’exclusion et à la marginalisation de ceux qui se situent dans les catégories inférieures. Loin d’être humain, ce système de classement restera toujours, par nature, menaçant et impitoyable.

L’élitisme et le culte de l’excellence sont le stakhanovisme d’aujourd’hui, en témoigne leur focalisation sur les performances des salariés et leur préoccupation constante pour les individus « performants ».

On oublie souvent que le stalinisme lui-même était centré sur un idéal de l’âme et de la volonté individuelles : qu’est-ce que le « je » ne serait pas capable de faire ? Rien, et Stakhanov correspondait parfaitement à cet idéal. La culture d’entreprise et le culte sacré du travail de haute performance ne fait que bégayer l’idée que « les possibilités sont infinies ».

Telle était la logique du mouvement stakhanoviste dans les années 1930. Mais c’est aussi la logique des cultures d’entreprise contemporaines, dont les messages sont désormais partout. Les promesses suivant lesquelles « les possibilités sont infinies », le potentiel est « sans limites » et vous pouvez façonner l’avenir que vous voulez, se retrouvent désormais dans les messages « inspirants » sur les médias sociaux, dans les discours des cabinets de conseil en gestion et dans presque toutes les offres d’emploi pour les diplômés. Une société de conseil en management s’appelle même Infinite Possibilities

Ces mêmes phrases figuraient sur un sous-verre apparemment anodin utilisé par Deloitte au début des années 2000 pour son programme de gestion des diplômés. D’un côté, on pouvait lire : « Les possibilités sont infinies !». De l’autre côté, il invitait le lecteur à prendre le contrôle de son destin : « C’est votre avenir. Jusqu’où le mènerez-vous ? »

Aussi insignifiants que ces objets puissent paraître, un archéologue perspicace du futur dirait de ces messages qu’ils sont porteurs d’une pensée des plus funestes, animant les salariés d’aujourd’hui autant qu’elle animait les stakhanovistes.

Mais s’agit-il de propositions sérieuses, ou simplement de tropismes ironiques ? Depuis les années 1980, le vocabulaire du management s’est enrichi de manière presque incessante à cet égard. La prolifération rapide des tendances de gestion à la mode suit la préoccupation croissante pour la poursuite de « possibilités sans fin », d’horizons nouveaux et illimités d’expression et d’accomplissement de soi.

C’est dans cette optique que nous devons nous montrer comme des membres dignes des cultures d’entreprise. L’exigence de réaliser les possibilités infinies devient un élément central de notre vie professionnelle quotidienne. Le type humain créé par cette idéologie soviétique dans les années 1930 nous regarde  dans les yeux en mobilisant partout où c’est possible des énoncés de mission, des valeurs et des engagements envers l’entreprise et le travail.

En réalité, l’essence du stakhanovisme représentait une nouvelle forme d’individualité, d’implication personnelle dans le travail et cette forme trouve aujourd’hui sa place aussi bien dans les open space, dans les bureaux de la direction, les campus d’entreprise que dans les écoles et les universités. Le stakhanovisme est devenu un mouvement de l’âme individuelle. Mais que produit réellement un employé de bureau et à quoi ressemblent les stakhanovistes d’aujourd’hui ?

Les stakhanovistes d’entreprise d’aujourd’hui

En 2020, la série dramatique Industry, produite par la BBC et créée par deux personnes ayant une expérience directe de la City à Londres, nous a donné un aperçu du stakhanovisme moderne. Il s’agit d’un examen sensible et détaillé du destin de cinq diplômés qui rejoignent une institution financière fictive, mais tout à fait reconnaissable (Goldman Sachs, NDLT). Les personnages de la série deviennent presque instantanément des néo-stakhanovistes impitoyables. Ils savent que leur succès ne résulte pas de leur capacité à produire, mais de la façon dont ils jouent leur personnage comme quelqu’un de cool qui a réussi scène de l’entreprise. Ce n’est pas ce qu’ils font mais la façon dont ils apparaissaient qui importe.

Les dangers de ne pas paraître extraordinaire, talentueux ou créatif sont donc très importants. La série a montré comment la vie professionnelle se transforme en champ de bataille où luttes personnelles, privées et publiques se perpétuent sans fin. Chaque personnage y perd son sens de l’orientation et son intégrité personnelle. La confiance disparaît et le sens même du soi se dissout de plus en plus.

Les journées de travail normales, avec des plages horaires de 8 heures à 10 heures n’existent plus. Les salariés doivent s’exécuter sans cesse de manière frénétique, en produisant une gestuelle qui leur donne l’air d’être impliqués, engagés, passionnés et créatifs. Ces conduites ostentatoires sont obligatoires pour conserver une certaine légitimité sur le lieu de travail. Les contraintes de la vie professionnelle ont donc le pouvoir de déterminer le sentiment de valeur qu’une personne peut avoir d’elle-même et cela à partir d’interactions apparemment insignifiantes – que ce soit dans une salle de réunion, autour d’un sandwich ou d’une tasse de café.

Forcément, les amitiés deviennent impossibles parce qu’une vraie interconnexion humaine est ni souhaitable ni possible, car faire confiance aux autres affaiblira toute personne dont la réussite est en jeu. Personne ne veut être évincé de la société stakhanoviste des talents supérieurs hyper-performants. Les évaluations de performance qui peuvent conduire au licenciement sont une perspective effrayante. Et c’est le cas aussi bien dans la série que dans la vie réelle.

Le dernier épisode d’Industry se termine par le licenciement de la moitié des diplômés universitaires (graduates ou détenteurs de licence, NDLT) encore présents dans l’entreprise, suite d’une opération appelée « réduction des effectifs ». Il s’agit en fait d’une évaluation finale draconienne des performances, au cours de laquelle chaque employé est contraint de faire une déclaration publique expliquant pourquoi il doit rester en poste, un peu comme dans la série de télé-réalité The Apprentice. Dans Industry, les déclarations seront diffusées sur la chaîne d’entreprise, présent à travers des écrans qui émaillent tout le bâtiment. Dans ces clips, ils décrivent ce qui les fait sortir du lot et pourquoi ils sont plus méritants que tous les autres…

Les réactions à Industry sont apparues très rapidement et les téléspectateurs ont été enthousiasmés par le réalisme de la série et la façon dont elle résonnait avec leurs propres expériences. Un animateur d’une chaîne YouTube ayant une grande expérience d’entreprise a réagi à chaque épisode ; la presse économique a également réagi rapidement [2], ainsi que d’autres médias. Leurs conclusions convergent : il s’agit d’un drame d’entreprise très sérieux dont le réalisme révèle une grande partie de la nature problématique des cultures organisationnelles actuelles.

La série Industry est importante car elle touche directement à une expérience vécue par tant de personnes avec notamment le sentiment d’être pris en otage par une compétition permanente de tous contre tous. Lorsque l’on sait que les évaluations de performance comparent les uns aux autres, il ne faut pas oublier que les conséquences sur la santé mentale peuvent être graves.

Cette idée trouve un prolongement dans un épisode de Black Mirror. Intitulé Nosedive, l’histoire dépeint un monde dans lequel tout ce que nous pensons, ressentons et faisons devient l’objet d’une évaluation par celles et ceux qui nous entourent. Et si chaque téléphone portable devenait le siège d’un tribunal perpétuel qui décide de notre valeur personnelle – sans possibilité d’appel ? Et si tout le monde autour de nous devenait notre juge ? À quoi ressemblerait la vie quand la seule chose qui sert à nous mesurer correspond à l’évaluation instantanée que les autres font de nous ?

Nous avons posé ces questions depuis longtemps dans le cadre de nos recherches [3], ce qui nous a permis de suivre l’évolution des systèmes de management des performances et des cultures d’entreprise crées sur deux décennies. Nous avons constaté que l’évaluation de performance tend à devenir publique, impliquant le personnel dans des systèmes à 360 degrés dans lesquels chaque individu est noté anonymement par ses collègues, ses managers et même ses clients sur de multiples dimensions de qualités personnelles.

Les systèmes de management RH axés sur l’évaluation des traits de personnalité se combinent désormais aux dernières technologies pour devenir omniprésents de façon permanente. Les moyens de rendre compte de tous les aspects de notre personnalité au travail sont de plus en plus considérés comme essentiels pour mobiliser la « créativité » et l’ « innovation ».

Il se pourrait donc que l’atmosphère de compétition stakhanoviste soit aujourd’hui plus dangereuse que dans l’URSS des années 1930. Elle est d’autant plus pernicieuse qu’elle est désormais motivée par une confrontation entre les personnes, une confrontation entre la valeur de « moi » et la valeur de « vous » en tant qu’êtres humains – et pas seulement entre la valeur de ce que « je suis capable de faire » et celle de ce que « vous êtes capable de faire ». Il s’agit d’une rencontre directe entre des personnes et leur appréciation de leur « valeur » qui est devenu le support de cultures compétitives et performantes.

Dans The Circle (Dave Eggers), on retrouve une exploration à la fois très effrayante et très nuancée du stakhanovisme du 21ème siècle. Ses personnages, l’intrigue et le contexte, le souci du détail, mettent en lumière ce que signifie « prendre en charge son destin personnel » à ,partir de l’impératif catégorique moral qu’est l’hyper-performance ou la sur-performance de soi et de tous celles et ceux qui nous entourent.

Lorsque le rêve ultime de devenir la star centrale de la culture d’entreprise se réalise, un nouveau Stakhanov est né. Mais qui peut maintenir dans la durée ce genre de vie hyper-performante ? Est-il même possible de maintenir une excellence, extraordinaire, créative et innovante au cours d’une journée ? Quelle peut être la durée d’un travail de haute performance d’ailleurs ? La réponse ne peut se limiter à la fiction, aussi réaliste qu’elle puisse être.

Les limites du stakhanovisme

Durant l’été 2013, un stagiaire d’une grande institution financière de la ville, Moritz Erhardt, est retrouvé mort le matin dans la douche de son appartement. Il s’est avéré qu’Erhardt avait vraiment essayé de réaliser une prestation néo-stakhanoviste en travaillant de manière continue trois jours et trois nuits (une conduite connue chez les traders de la City londonienne ou les chauffeurs de taxi comme « le rond-point magique » ou le magic round-about)

Mais son corps ne l’a pas supporté. Nous avons examiné ce type de conduite en détail au cours de nos recherches en nous avions anticipé un tel scénario tragique un an avant qu’il ne se produise. En 2010, nous avons passé en revue une décennie du Times 100 Graduate Employers pour mettre en évidence comment les profils recherchés incarnent l’esprit du néo-stakhanovisme. Puis en 2012, nous avons publié une analyse critique qui signalait les dangers de l’hyper-performance promue par ces publications. Nous affirmions que le marché des gradués (détenteurs d’une licence) est animé par un culte du « haut potentiel » qui risque de submerger quiconque la suivant de trop près dans le monde réel. Un an plus tard, ce danger est devenu mortel dans le cas d’Erhardt.

Stakhanov est mort après une attaque cérébrale dans le Donbass, dans l’est de l’Ukraine, en 1977. Une ville de la région porte son nom. L’héritage de son exploit – ou du moins la propagande qui l’a perpétué – perdure. Mais la vérité est que les êtres humains ont des limites. C’est le cas aujourd’hui, tout comme ce fut le cas en URSS dans les années 1930. Les possibilités ne sont pas infinies. Poursuivre à l’infini des objectifs de performance, de croissance et de potentiel personnel est tout simplement impossible.

Maîtriser qui nous sommes et ce que nous devenons lorsque nous travaillons est un enjeu fondamental et très concret de notre vie quotidienne. Les modèles de haute performance stakhanovistes sont devenus le registre de base qui rythme nos vies professionnelles, même si nous ne nous souvenons plus de qui était Stakhanov. Or, personne est capable de maintenir de tels rythmes. Tout comme les personnages de Industry, Black Mirror ou The Circle, nos vies professionnelles prennent des formes destructrices, toxiques et sombres parce que nous nous heurtons inévitablement aux limites bien réelles de notre potentiel, de notre créativité ou de nos talents.

Cet article a été publié originalement en anglais par The Conversation. Traduction et republication en accord avec les auteurs et The Conversation. Traduction de l’anglais par Stephen Bouquin et Donna Kesselman

A propos du stakhanovisme, on pourra consulter également

[1] Yeatman A., Costea B. (2018), The Triumph of Managerialism?: New Technologies of Government and their Implications for Value (ed.) ; Costea, B., Amiridis, K. & Crump, N. (2012), Graduate Employability and the Principle of Potentiality: An Aspect of the Ethics of HRM. J Bus Ethics 111, 25–36 (2012). https://doi.org/10.1007/s10551-012-1436-x
[2] Voir dans le Financial Times Henry Mance « Has TV finally captured the reality of the City in BBC series Industry? » Financial Times, 23 nov. 2020  URL: https://www.ft.com/content/cd715c99-75d5-461e-ac7e-be899bc354fb
[3] Amiridis K., Costea Bodgan (2020), Managerial Appropriations of the Ethos of Democratic Practice: Rating, ‘Policing’, and Performance Management, in Journal of Business Ethics volume 164, pages701–713 (2020)

 

<img src=”https://counter.theconversation.com/content/163663/count.gif?distributor=republish-lightbox-advanced” alt=”The Conversation” width=”1″ height=”1″ style=”border: none !important; box-shadow: none !important; margin: 0 !important; max-height: 1px !important; max-width: 1px !important; min-height: 1px !important; min-width: 1px !important; opacity: 0 !important; outline: none !important; padding: 0 !important; text-shadow: none !important” />

Penser politiquement le travail. Renouer avec un héritage refoulé

Colloque – Penser politiquement le travail. Renouer avec un héritage refoulé

Lyon (MSH-Espace Marc Bloch) – 7 et 8 avril 2022

On se propose, lors de ces journées, d’examiner les institutions de travail en tant qu’objet et en même temps composante des États contemporains, et de chercher les enjeux des choix politiques opérés en ce domaine. Il ne s’agit pas tant d’observer et de critiquer les acteurs du politique que de délimiter les champs et d’éprouver les méthodes d’une nouvelle enquête : l’analyse des formes nouvelles de travail et des tensions qu’elles suscitent parait être la seule en effet qui permette de comprendre l’évolution actuelle des modes de pouvoir dans toute la planète. Il s’agit d’identifier, derrière les difficultés que rencontrent aujourd’hui toutes les régulations nationales, les mouvements qui déforment les structures, et annoncent peut-être l’avènement d’autres logiques de relation entre les individus comme entre les nations.

Les difficultés qu’il faudra surmonter lors de cette réflexion sont évidentes : chacun a une expérience singulière du travail, et les noms qui désignent ces différentes réalités sont multiples, même si le vocabulaire de l’administration prédomine ; les réactions à l’ordre salarial et les revendications qu’il suscite se retrouvent dans tous les comportements. Le chercheur lui-même a forcément une opinion politique. Peut-on supposer qu’il saura se rendre impartial sans pour autant se trouver démuni en face de son objet ? Il nous faudra forcément remettre en question la division du travail bien installée entre le savant et le politique, le premier espérant trop souvent d’ailleurs, même à son insu, que son travail éclairera voire guidera l’action du second.

Occupées des problèmes que leur proposent tant les gestionnaires de l’économie et de l’État que leurs contestataires, les recherches contemporaines en sciences humaines ont donné lieu à de multiples études, lesquelles utilisent souvent des langages spécifiques intraduisibles entre eux, et ne peuvent donc ni se corroborer, ni se contredire. La plupart de ces expertises exploitent des enquêtes mal repérées dans les temps et les structures du social, et se concluent généralement par la description de réactions ou d’attitudes individuelles ou collectives qu’en l’occurrence il conviendrait de favoriser ou de corriger, c’est-à-dire des comportements si spécifiques qu’aucune science psychologique ne saurait les reconnaitre. Envahie par l’empirisme, la sociologie du travail souffre de la grande dispersion de ses objets et du manque d’exigences et de débats épistémologiques, de même que, plus largement, la sociologie souffre de son repli académique et de son renoncement au dialogue avec les autres disciplines.

Renouant avec un héritage sociologique illustré plus particulièrement par l’œuvre de Pierre Naville, cette réflexion collective devra donc lever de lourds obstacles méthodologiques.

Sans être jamais justifiée, ni même affirmée clairement, la thèse s’est en effet imposée progressivement en sociologie selon laquelle l’État constitue la réalité dernière qu’inventorie le chercheur, cette institution représentant la rationalité première de l’expérience. Les notions et les termes juridiques sont donc les seuls admis lors de la recherche, et constituent le vocabulaire même de la science. Contester cette théorie implicite, c’est souvent, dans l’opinion commune, violer la distinction première, qui passe pour fondatrice, celle qui discrimine le savant de l’essayiste ou du partisan.

Cette opposition, pourtant, ne peut être admise sans réserve, et les concepts juridiques validés a priori comme universels : le travail, par exemple, n’est pas un fardeau éternel de toutes les communautés humaines, mais une invention récente, instable et contestée. Dans la plupart des sociétés historiques, la production en continu des biens et services est concédée ou imposée à une population particulière, pourvue d’un statut spécifique, esclave, métèque, serf ou artisan…Dans le système qui nous régit aujourd’hui, par contre, le travail doit satisfaire ceux des besoins qui parviennent à s’imposer. Chaque tâche est l’objet d’un rapport noué autour d’un projet entre des individus quelconques, et les produits livrés au commerce. Les administrations nationales se définissent en imposant des normes à ces échanges libres, et en ménageant les conditions de leur développement. La subordination conditionnelle de l’opérateur à l’entreprise, contre rétribution monétaire, le salariat, donne ainsi lieu à des institutions différentes selon les pays, certaines législations autorisant une relative solidarité entre les employés, imposant la reconnaissance  d’échelles de qualifications, fixant des professions, entretenant des enseignements qui renouvellent plus ou moins les inégalités de classe,  mutualisant une partie des dépenses salariales, transformant des hommes de métier en fonctionnaires d’État… Autant de  systèmes salariaux donc que de nations différentes…

Réglementé politiquement, le travail dans le monde d’aujourd’hui n’en est pas moins, dans ses méthodes comme dans son dynamisme, déconnecté des contraintes nationales. La production dans un pays n’est pas tenue de satisfaire les besoins locaux, de se cantonner à son territoire, d’utiliser exclusivement ses ressources, de collaborer à la richesse collective … Tout au contraire, chaque firme s’efforce d’exploiter une formule originale, connectant par exemple la main d’œuvre d’une région de la planète pour alimenter les consommateurs d’une autre, et donc de mettre à profit méthodiquement les inégalités multiples qui divisent le monde capitaliste. Les États se trouvent ainsi mis en concurrence à travers leurs politiques d’emploi, chaque décision locale constituant une prise de position internationale, la fixation de normes et l’adoption de techniques prenant le sens d’un acte d’allégeance ou de retrait envers les rivaux. Dans les métropoles anciennes, pourvues d’infrastructures complexes, beaucoup des moyens matériels et humains se dépensent à renouveler le parc des entreprises, des transports, des techniques, des savoirs, de sorte que les ligues de nations antagonistes s’affrontent d’abord pour la possession et la mise en valeur des nouveaux territoires…

Il nous faut donc, en mettant en commun et en éprouvant nos connaissances comme nos réflexions épistémologiques, nous donner les moyens d’étudier les mouvements qui ordonnent aujourd’hui notre monde, les marchés du travail juxtaposés, chevauchant les frontières, les nouveaux modes de collaboration et de concurrence entre les firmes et les États, les types d’affiliation inédites qui se substituent aux anciennes professions, et, d’un bout à l’autre de la planète, des régulations étatiques de plus en plus contestées…

Quelle prise avons-nous sur l’objet « travail » ? L’acte, le poste, l’emploi, l’équipe, l’entreprise, la classe, les compétences, la profession… Quels concepts utiliser, chacun d’entre eux entrainant un horizon de recherche, une durée d’observation, des acteurs différents ? La notion susceptible de regrouper ces notions et leurs mouvements n’est-elle pas celle de salariat ? Peut-on imaginer que la socialisation du salariat, ou la mondialisation, ou l’évolution technique, ou la planification…, aboutissent à d’autres formes d’organisation, de mobilisation, de distribution du travail ? La production planétaire, tout à la fois reproduisant, mais aussi problématisant, les hiérarchies entre les nations, politisant les dépendances nationales (les révoltes des pays dominés), offrant la possibilité de figures sociales nouvelles, les capacités humaines devenant plus collectives que spécifiques (des savoirs et des instruments communs à la consommation et au travail , des compétences d’équipes autour des installations  une production concentrée en des infrastructures collectivisées qui se reproduisent régulièrement , la ville, les transports, l’information,  l’énergie, les armées…).  Peut-on voir en ces divers phénomènes les signes annonciateurs d’une nouvelle organisation de l’espèce humaine, des associations autonomes d’individus autour de réseaux évolutifs de production et de services ?

Ces deux journées se proposent de mettre en discussion l’actualité de l’héritage de la pensée de Pierre Naville. La première, à partir de trois thématiques, « subjectivités », « salariat », et « réseaux », au travers desquelles cette pensée semble particulièrement appropriée pour nourrir le débat, avec l’apport de courants intellectuels différents. La seconde, à partir de quatre ouvrages récemment parus et qui font peu ou prou appel à la pensée du co-fondateur de la discipline.

Comité d’organisation : Mateo Alaluf, Sylvie Célérier, Paul Bouffartigue, Caroline Lanciano-Morandat, Sylvie Monchatre, Pierre Rolle.

Revues partenaires de ces journées : L’Homme et la société ; la NRT ; La Pensée ; Revue française de socio-économie ; Temporalités.

Le comité d’organisation tient à remercier les éditions Syllepse (Paris) et Page Deux (Lausanne) pour leurs contributions respectives à la réédition des travaux de Pierre Naville et à la publication de ceux de Pierre Rolle.

___________

Programme

Première journée – Subjectivités, salariat, réseaux

Cette journée s’organisera à partir de trois interventions qui lanceront la discussion dans l’esprit d’« ateliers » de travail, préparatoires à une manifestation ultérieure plus large.

9h : Accueil

9h15 : Introduction et présentation de la journée : Paul Bouffartigue (LEST) et Sylvie Monchatre (Université Lumière Lyon2 – CMW)

9h30 : Atelier 1 : Subjectivités et travail

Comment les réactions quotidiennes des travailleurs alimentent elles les dynamiques sociales? En sociologie du travail, comme en sciences de gestion et en économie, l’analyse des transformations contemporaines du travail amène à mobiliser, le plus souvent implicitement, certaines visions de la subjectivité des travailleurs éloignées des apports de la psychologie des conduites que P. Naville appelait de ses vœux.

Animateur : Pierre Rolle (CNRS)

Intervenantes : Marianne Lacomblez (Professeure de psychologie du travail à l’Universidade do Porto et chercheuse au Centro de Psicologia da Universidade do Porto (CPUP)) ; Aurélie Jeantet (Sociologue, Maître de conférences, Université Paris 3, Cresppa-GTM)

11h : Pause

 11h15 : Atelier 2 -Dynamiques du salariat et mise à l’épreuve des institutions

La désagrégation des figures de l’État et de l’Entreprise qui ont accompagné la construction du salariat marque profondément les métamorphoses en cours de ce dernier. Peut-on décrire ces dernières sans vision critique et alternative d’un dépassement possible dont elles sont porteuses ?

Animatrice : Sylvie Monchatre (Université Lumière Lyon2 -CMW)

Contributeurs : Claude Didry (Sociologue, Directeur de recherche au CNRS, membre du Centre Maurice Halbwachs (ENS)) ; Alberto Riesco-Ranz (Professeur de sociologie à Université Complutense de Madrid) ; Jorge García-López (Professeur de sociologie à Université Complutense de Madrid)

 12h 45 : pause déjeuner

 14h30 : Atelier 3 : Travail et production planétaire

De l’automatisme social à l’extension mondialisée des réseaux productifs et à la compénétration travail/consommation…

Animatrice : Sylvie Célérier (Université de Lille-CLERSE)

Intervenants : Bertrand Badie (Politiste, professeur émérite des universités à l’Institut d’études politiques de Paris et enseignant-chercheur associé au Centre d’études et de recherches internationales) ; David Gaborieau (Sociologue, Maître de Conférence Université de Paris – Chercheur au CERLIS) ; Pierre Veltz (Sociologue, économiste et ingénieur, Ancien directeur de l’Ecole des Ponts et Chaussées et du LATTS) (sous réserve).

Seconde journée : Travail, contradictions, conflits.

Regards croisés sur cinq ouvrages récents

 9h30 : Présentation de l’ouvrage de Pierre Rolle : Pour une sociologie du mouvement, Editions Page 2-Syllepse, 2022.

  • Animation et discussion de Mateo Alaluf

12h30 : Pause déjeuner

14h : Présentation/discussion de :

  • Mateo Alaluf (Université Libre de Bruxelles, METICES), le socialisme malade de la socialdémocratie, Editions Page 2, 2021.
    • Présenté/discuté par Jean-Pierre Durand (Centre Pierre Naville)
  • Sylvie Monchatre (Université Lumière Lyon2-CMW) : Sociologie du travail salarié, Armand Colin, 2021.
    • Présenté/discuté par Sylvie Célérier (Université de Lille – CLERSE)

15h30 – 15h45 : Pause

15h45 : Présentation/discussion de :

  • Caroline Lanciano-Morandat (LEST), Le travail de recherche, Editions du CNRS.
    • Présenté/discuté par Paul Bouffartigue
  • François Vatin, De l’économie, suivi de l’économie de guerre sanitaire, Laborintus, 2020.
    • Présenté/discuté par Caroline Lanciano-Morandat (LEST).

17h : Clôture des journées

 

Inscriptions :

 

 

 

Amazon, la valeur du travail et le lien entre logistique et finance

par Francesco S. Massimo

Les caractéristiques du paradigme Amazon sont liées à deux dimensions cruciales du capitalisme contemporain : la logistique, d’une part, et la finance, d’autre part. Caché derrière ceux-ci, le travail continue d’occuper une place centrale. Ma thèse est que le travail, la finance et la logistique ne peuvent être considérés séparément et je vais essayer d’identifier certains des liens qui les unissent.

Il faudrait commencer par dire qu’Amazon, après tout, n’a rien inventé de nouveau. La vente à distance et la distribution à grande échelle sont des phénomènes relativement anciens. Mais Amazon a changé le visage des deux, en les hybridant en quelque sorte. Dans les années 1990, la vente à distance et les supermarchés fonctionnaient encore sur des voies parallèles. La grande distribution était déjà un géant du capitalisme occidental depuis des décennies. Wal-Mart a ouvert son premier magasin en 1962 et est devenu, dans les années 1990, la plus grande entreprise américaine. Comme le rappelle Giovanni Arrighi dans son Adam Smith in Beijing (2009), en 1950, General Motors occupait cette place, représentant 3 % du PIB américain. Quarante ans plus tard, Wal-Mart était devenu le plus grand employeur du monde, avec 1,5 million de salariés et un chiffre d’affaires représentant 2,3 % du PIB américain. En 1994, lorsque Jeff Bezos a fondé Amazon, le pouvoir de Wal-Mart semblait hors d’atteinte. On en parlait de Wal-Mart de la même manière dont on parle d’Amazon aujourd’hui : un géant, le porte-drapeau d’un nouveau paradigme gestionnaire. Ses opposants dénoncent sa surpuissance commerciale et ses abus envers les travailleurs, proposant un démantèlement au nom des principes antitrust. Peu de gens, y compris Bezos et ses bailleurs de fonds avisés, imaginaient qu’un site web de vente à distance pourrait rivaliser avec Wal-Mart en un peu plus d’une décennie. Cela a été rendu possible, entre autres, par deux éléments : la croissance financière du secteur technologique et la révolution logistique.

Beaucoup de choses ont déjà été dites sur la révolution logistique, à commencer par le célèbre article de Bruce Allen (The Logistics Revolution and Transportation, in AAAPSS, 1997) dans lequel il prédisait un nouveau cours dans lequel la logistique passerait du statut de simple fonction auxiliaire de l’organisation des entreprises à celui de science de la gestion des organisations économiques capable de manière systémique d’optimiser les transactions, de réduire les coûts et d’augmenter les profits. Avec l’avènement de la logistique, la « colonisation » de ce que Peter Drucker avait déjà appelé en 1962 « le dernier continent de l’économie » allait avoir lieu – une association, celle entre logistique et colonisation, moins métaphorique de ce qu’elle n’apparaît. Les faits ont donné raison à Bruce Allen. Nous ne savons pas si Bezos avait lu cet article, mais le fait est qu’en 1997, le fondateur d’Amazon était déjà conscient de l’importance du réseau logistique pour développer son entreprise. En 1998, Amazon disposait de trois grands entrepôts (appelé Fulfillment Centers) et en 2000, il y en disposait déjà onze (sept en Amérique du Nord et quatre en Europe). Le nombre d’employés est passé d’environ deux mille en 1998 à neuf mille en 2000. En 2020, on comptait plus de 1,2 million d’employés et plus de 300 centres de traitement des commandes.

Figure 1 – La croissance d’Amazon (nombre de personnes employées 1998-2020)

Nous ne savons pas si Bezos prévoyait déjà à l’époque la taille actuelle d’Amazon, mais la doctrine dominante des modèles d’entreprise recommandait une structure allégée. Les nouvelles technologies de l’information ont permis de fluidifier les communications et les transactions entre l’organisation et le marché, rendant inutile l’intégration de fonctions non essentielles dans la structure de l’entreprise.

Le commerce en ligne promettait un marché enfin décentralisé dans lequel l’offre et la demande se croiseraient sur la toile dans un espace économique transparent sans acteurs dominants. En peu de temps, des entreprises ont vu le jour pour offrir au marché l’infrastructure virtuelle permettant de faire correspondre l’offre et la demande. Ebay a connu le plus grand succès. Il s’agissait d’un premier pas, peut-être décisif, vers la « corporatisation » (commercialisation) de l’internet. Au moment où les experts célébraient le mariage entre Internet et le marché libre, le marché s’est incorporé à l’organisation : c’est ainsi que sont nées les premières plateformes. La deuxième étape, tout aussi décisive, a été le mariage entre internet et la logistique, entre le marché virtuel et l’infrastructure physique. Passé cette étape, Amazon a obtenu le contrôle total des transactions : leur réalisation commerciale (l’achat) d’une part, et leur réalisation opérationnelle (la livraison) d’autre part. Mais pour que ce projet soit économiquement viable, un ingrédient supplémentaire était nécessaire : les économies d’échelle. La croissance permettrait à Amazon d’amortir les coûts de son infrastructure, de gagner en efficacité et de mieux contrôler la gestion des flux physiques.

Le réseau logistique d’Amazon était quelque chose de nouveau par rapport aux opérateurs traditionnels de supermarchés et au commerce électronique initial. Contrairement au premier, il ne repose pas tant sur un réseau capillaire de points de vente que sur des grands centres d’où partent des itinéraires menant directement au domicile du client. Cela a permis de disposer d’un réseau plus concentré et de réaliser des gains d’efficacité. Mais qui mettrait en place et gérerait ces centres ? Contrairement à ce qui se faisait auparavant, Amazon souhaitait stocker la plupart des biens à vendre (à l’époque, il s’agissait principalement de livres) et préparer directement les commandes. Cela permettait un meilleur contrôle des processus et, dans l’intention de Bezos et de ses associés, une meilleure qualité de service.

Mais c’est précisément le caractère inédit de cette hybridation de la vente en ligne et de la distribution physique qui a nécessité de concevoir l’organisation du travail quasiment à partir de zéro. Il a fallu plusieurs années à Amazon pour adapter la machine logistique à sa stratégie de marché. Et il a fallu quelques années de plus pour ajuster la machine logistique à sa propre stratégie de marché. Ainsi,n nous sommes ainsi passés d’entrepôts de « première génération » construits sur le modèle de Wal-Mart – mais qui se sont avérés peu adaptés à l’activité d’Amazon – à des entrepôts de seconde génération, plus adaptés mais aussi plus taylorisés. Un exemple d’entrepôt de deuxième génération est le premier centre français, ouvert à Saran (45) en 2011. Aujourd’hui, avec les nouveaux centres semi-robotisés, tels que, par exemple les nouveaux centre de Brétigny (91) et Metz (57), nous sommes confrontés à un modèle de troisième génération, dans lequel l’introduction de robots AGV (Automatic Guided Vehicle) Kiva augmente considérablement la productivité de certains segments du processus (même de 300% dans le picking), mais au prix d’une intensification supplémentaire des rythmes de travail, ainsi que d’une augmentation de sa fragmentation et du contrôle informatique et managérial.

Figure 2 – Travail humain et robotisation chez Amazon

Les relations industrielles ont également changé au cours de cette phase : la taylorisation progressive et la robotisation partielle ont accru le contrôle sur la main-d’œuvre, ce qui a permis de limiter les incitations monétaires et la partie variable du salaire. En 2017, face à la pression de la gauche américaine, Amazon a décidé de porter le salaire d’entrée à 15 dollars de l’heure. Dans le même temps, les primes de productivité et le programme de distribution d’actions ont été annulés, alors que leur valeur continuait à augmenter. Cela a permis d’attirer une nouvelle main d’œuvre et de pénaliser les seniors, facilitant (mais c’est une hypothèse, en l’absence de données accessibles sur la question) le turnover.

Au cours de ces années, le réseau Amazon a continué à se développer. L’année 2014 a marqué un tournant, avec le lancement d’AWS et l’ouverture des premières stations logistiques du « dernier kilomètre », avant-dernière étape d’un réseau de distribution contrôlé par Amazon sous sa propre marque. Ce n’est pas une simple coïncidence dans le temps. Ces deux choix sont décisifs et aussi intrinsèquement liés. AWS est désormais connu du public comme la « vraie » force d’Amazon. La logistique et le commerce électronique, dit-on, sont finalement secondaires. En réalité, le tableau est plus complexe que cela. Tout d’abord, il n’est pas suffisamment souligné comment AWS provient des activités logistiques d’Amazon. Afin de construire et de gérer son infrastructure physique, Amazon a également dû mettre en place une infrastructure informatique. Au départ, à l’époque des entrepôts de première génération, l’entreprise s’appuyait sur des fournisseurs externes. Bezos lui-même raconte comment les choses se sont passées, dans sa lettre aux actionnaires de 2010.

Figure 3 – La lettre aux actionnaires (rapport annuel 2010)

Pour reprendre les termes d’un ancien ingénieur d’Amazon que j’ai interrogé, « Amazon est une entreprise technologique, mais ses entrepôts sont un immense laboratoire dans lequel nous développons de nouvelles technologies à vendre à des tiers » (pensez aux partenariats avec Volkswagen, John Deere ou le gouvernement américain lui-même, et encore plus récemment avec Stellantis). La logistique devient un service à vendre à d’autres entreprises, grandes et petites. Tout en construisant son propre réseau de distribution, Amazon peut inaugurer son service pour les vendeurs tiers (FBA, Fulfillment-by-Amazon). Les vendeurs indépendants peuvent présenter leurs produits sur la place du marché d‘Amazon, doivent payer pour ce service, avant de pouvoir profiter du système de distribution bien établi d‘Amazon. Selon un rapport très récent de l’Institute for Local Self-Reliance (institut pour l’auto-résilience locale) co-dirigé par Stacy Mitchell, qui documente depuis des années les pratiques monopolistiques d’Amazon, la société extrait plus de 30 % de la valeur des revenus des vendeurs tiers.

Figure 4 – La taxe Amazon sur les revenus des vendeurs

Cette « taxe » sur les vendeurs externes correspondrait à 23 % des revenus totaux d’Amazon (y compris AWS). En revanche, les recettes des AWS ne représentent « que » 12 % du CA total du groupe.

Figure 5 – Profitabilité par segment d’activité

Comme le disait récemment Forbes : « La marketplace [ou place de marché, NDLT] pour les vendeurs tiers est la poule aux œufs d’or d’Amazon, pas AWS ». L’expansion d’Amazon s’est donc faite verticalement, avec l’achèvement de son réseau logistique, et horizontalement, avec le développement de nouveaux secteurs d’activité, pour la plupart des spin-offs de ses opérations logistiques, tous intégrés les uns aux autres.

Cette croissance accélérée s’est faite dans une imbrication constante avec la finance. Avec son entrée en bourse en 1997, Amazon a récolté un premier financement de 500 millions de dollars. Dans les années suivantes, grâce à sa directrice financière Joy Covey, Amazon a été l’une des premières entreprises de la nouvelle économie à se financer par la dette : 2,25 milliards de dollars en mars 2000, ce qui lui a permis de survivre à l’éclatement de la bulle. Les premières années après la cotation ont été les plus compliquées tant d’un point de vue opérationnel (la logistique a eu du mal à décoller) que financier (Amazon a accumulé pertes sur pertes et n’a pas proposé de dividendes et de gains à court terme). Bezos et les autres dirigeants ont été clairs, à la limite de l’arrogance : ce qui compte, c’est le long terme. Il s’agissait en effet d’un choix contre l’idéologie financière dominante qui recommandait les profits et les dividendes à court terme. En revanche, si la rentabilité était faible ou nulle, d’autres fondamentaux étaient encourageants : le chiffre d’affaires était en hausse, de même que la trésorerie. Il faut dire aussi qu’à certains moments clés, Amazon a s’est réalignée sur la doxa «court-termiste» de Wall Street. En 2000, par exemple, alors que la valeur de ses actions était tirée vers le bas par l’éclatement de la bulle financière, Amazon a licencié quelque 1 300 employés, soit 15 % de ses effectifs, pour tenter d’améliorer ses comptes.

Une fois cette phase d’incertitude passée, le chemin a été beaucoup plus facile. Depuis la période clé de 2013-2014, la confiance des investisseurs est devenue certitude et aujourd’hui la valeur boursière d’Amazon est parmi les plus élevées de la bourse (1700 milliards de dollars).

Figure 6 – Capitalisation boursière d’Amazon (en milliards de $)

La croissance de la valeur actionnariale a permis à Amazon de financer l’expansion de sa logistique du dernier kilomètre, qui a débuté à la même époque. À leur tour, les investissements ont permis d’accroître l’efficacité et le chiffre d’affaires, ce qui a renforcé la solidité financière du groupe. La finance et la logistique sont ainsi entrées dans un cercle vertueux. Ebay, le détaillant en ligne emblématique, offre la contre-épreuve : il n’a jamais voulu construire sa colonne vertébrale logistique et ne vaut aujourd’hui « que » 42 milliards ; son chiffre d’affaires en 2020 était d’environ 10 milliards contre plus de 386 milliards pour Amazon. Ebay n’a pas parié sur l’expansion physique, Amazon l’a fait. Et cela lui a ensuite permis de développer des segments commerciaux secondaires extrêmement rentables (mais intégrés) : principalement AWS et le service FBA pour les tiers. Le pari de l’intégration verticale et horizontale, comme l’aurait fait une ancienne entreprise fordiste, a porté ses fruits.

Aujourd’hui, Amazon est le deuxième employeur privé au monde, avec 1,3 million de salariés directs (en 2020), auxquels il faut ajouter des centaines de milliers de chauffeurs sous contrat ou indépendants. Il s’agit d’une main-d’œuvre essentiellement ouvrière. Par exemple, d’après mes calculs, en Italie, en 2020, 88 % des employés travaillent dans des agences de logistique et 5 % dans des centres d’appels de service à la clientèle. En 2019, dans la filiale qui gère les entrepôts italiens, sur 3 516 employés, 3 145 étaient classés comme ouvriers, 270 comme employés, 91 comme cadres moyens et 11 comme cadres. En France, la filiale qui gère les entrepôts a des chiffres similaires :

Figure 6 – Effectifs d’Amazon France

À l’échelle mondiale, nous ne pouvons que faire des estimations. Si l’on inclut dans le calcul les employés du siège et d’AWS, augmentant ainsi le pourcentage de main-d’œuvre qualifiée, on peut supposer que pas moins de 70% des travailleurs sont des magasiniers ou des chauffeurs. Ces chiffres bouleversent la géographie d’un secteur comme le commerce, qui a connu avec Amazon un processus accéléré d’industrialisation ou, si l’on veut, de « logisticalisation ». La concentration et la centralisation de la main-d’œuvre et du capital ont prolongé les tendances de longue date initiées par la grande distribution, mais ont été renforcées par l’informatisation et un niveau de levier sans précédent. Cela a été rendu possible par la poursuite d’une ligne de développement partiellement non orthodoxe par rapport aux modèles dominants des années 1990 et 2000. Les conséquences sont évidemment avant tout politiques. Le politologue Michael Mann, dans un essai de 1984 (« The Autonomous Power of the State : Its Origins, Mechanisms and Results », European Journal of Sociology, 1984) a proposé une redéfinition de l’État à la lumière du concept de « pouvoir infrastructurel », c’est-à-dire « la capacité de l’État à pénétrer réellement la société civile et à mettre en œuvre de manière logistique les décisions politiques dans tout le royaume ». L’essor d’Amazon semble indiquer que ce n’est pas la prérogative exclusive des États. Et cela ouvre un certain nombre de questions politiques pour les démocraties libérales, les corps intermédiaires et même les marchés, qui méritent d’être approfondies. Nous savons aujourd’hui que la puissance des infrastructures construites par la société de Seattle est son véritable atout. Mais ceux qui détiennent ce pouvoir vont finir par devoir aborder la question de la légitimité et des contre-pouvoirs qui la remettent en cause, dans les institutions, dans la société civile et sur le lieu de travail.

_______________

Cet article a été publié initialement sur le site Eticaeconomia.it  //  traduction S. Bouquin et F. Massimo

Francesco S. Massimo est doctorant en sociologie. Il finalise une thèse à Sciences Po sur l’organisation du travail, les conflits et les stratégies économiques dans les branches logistiques d’Amazon. Sa thèse est le résultat d’une ethnographie en immersion dans les entrepôts français et italiens et de la construction d’une base de données documentaires et quantitatives. Ses travaux sont publiés dans différentes revues et dans le livre collectif The Cost of Free Shipping. Amazon in the Global Economy (Pluto Press, 2020).

contact : francescosabato.massimo@sciencespo.fr

« Ce qu’il faut rechercher, ce n’est pas une civilisation du travail et de la production, c’est une société libérée dans ses échanges et dans ses communications… »

Entretien avec Pierre Naville sur l’automation et l’avenir du travail (1977)

Dans cet entretien publié en 1977, Pierre Naville présente sa vision de l’automation et de l’avenir du travail. La lecture de ses propos nous permet, au début de la seconde décennie du 21ème siècle, de remettre en perspective bon nombre de transformations du travail liées à la robotisation, la numérisation du travail ou la mobilisation de l’IA dans le procès de travail. Pierre Naville revient sur les enseignements tirés des enquêtes qu’il a menées ou dirigées au cours des années 1950 et 1960, en particulier celles qui portent un regard novateur et critique sur le développement de systèmes de production semi-automatisés, et dont on peut retrouver les conclusions dans l’ouvrage « Vers l’automatisme social » (1960 [2016]).  Sa clairvoyance analytique, son degré de discernement sociologique – il ne faut pas tout confondre – et l’actualité de certaines thèses défendues sont assez uniques en leur genre. Chacun pourra s’en rendre compte d’autant plus facilement que son époque est bien éloignée du temps présent.

Naville nous rappelle l’importance des fondamentaux : la technique n’est pas une malédiction ni une perversion mais progresse en fonction des impératifs de l’extraction de plus-value, de l’accumulation et de leurs rythmes heurtés tout en étant marqué par la division internationale du travail et les rapports stratégico-militaires entre les Etats.

Son analyse du  travail se singularise par le refus de limiter son analyse au seul acte de travail. Pour Naville, il est essentiel de prendre en considération le rapport salarial dans son ensemble et ce dernier demeure un rapport de classe qui porte la marque de la qualification comme de la division sociale et technique du travail. A rebours de ses propres analyses datant du début des années 1950, Naville observe que le lien entre la qualification et le système de formation tend à se distendre. Sont en cause non seulement l’existence du chômage comme « armée de réserve » mais aussi les impératifs de commandement et la nature processuelle ou collective du travail. La qualification est devenue un prétexte aux grilles de classifications, qui justifient un système d’hiérarchisation salariale reproduisant «l’isolement du travailleur face à un capital impersonnel». En même temps, et cela bien avant l’émergence du savoir-être et de la compétence, Pierre Naville observe le développement des « qualifications collectives » qui s’appuient avant tout sur la communication, l’échange de signes et qui renvoient aux capacités des équipes à s’adapter, à régler et maîtriser des dispositifs techniques aux données changeantes. Ayant toujours relativisé l’opposition entre travail manuel et intellectuel, Pierre Naville nous invite à reconnaître l’importance du clivage opposant ceux qui commandent ou élaborent l’activité productive et ceux qui sont subordonnés à ce commandement et doivent se rendre disponibles pour atteindre les objectifs qui leurs sont fixés.  Il aborde enfin la question de l’autogestion, cette revendication très présente au cours des années 1970 et a trouvé dans la lutte des LIP[1] une sorte de préfiguration. Pour Naville, tout aussi réaliste que révolutionnaire, « il ne suffit pas d’introduire des changements formels dans les entreprises, il faut bouleverser toutes les structures du travail et tout la hiérarchie sociale ». Par dessus tout, l’autogestion ne pourra fonctionner avec une semaine de 40 heures et le maintien d’une division sociale du travail. Si elle exige une coordination planifiée de la production des biens et services, celle-ci devra aussi être subordonnée à d’autres objectifs tels qu’un « rapport plus équilibré avec l’environnement naturel ».

Loin de tout productivisme ou économisme, Naville rappelle que la « libération des forces productives exige un meilleur ajustement des activités dites extra-économiques sous leur différentes formes », à savoir le temps de la production et les temps sociaux qui concernent les activités familiales, sociales, éducatives et citoyennes. Ce qui en revient à dire qu’il faut tout autant libérer le travail que se libérer de sa réalité hétéronome. 

Stephen BOUQUIN

________________________________________

 

Question. – Qu’en est-il de l’automation aujourd’hui ? N’a-t-elle pas déçu beaucoup d’espoirs mis en elle au début des années soixante ?

Réponse. – Bien entendu, l’automation n’est pas la panacée destinée à faire disparaître les maux du capitalisme (pas plus que ceux du socialisme d’Etat des pays de l’Est). Tant que les activités productives sont réglées par les échanges de valeur entre capitaux et force de travail, le progrès technique lui-même est réglé par l’accumulation  du capital et ses rythmes heurtés. Les dirigeants d’entreprises n’investissent pas dans l’automatisation pour rendre le travail moins pénible, mais pour mieux utiliser le· travail, accroître le rendement et produire de la plus-value. Il n’est donc pas étonnant que l’introduction des innovations techniques dépende des hauts et des bas de la conjoncture, de l’évolution à moyen et à long terme de la rentabilité du capital et du prix des capacités de travail. On ne doit-pas se représenter le développement de l’automation comme un développement linéaire. Il est au contraire très inégal dans l’espace et dans le temps, comme l’accumulation du capital elle-même.

Mais cela n’est qu’un aspect général des problèmes posés par l’automation. Au niveau de la production et de la technologie apparaît aussi toute une série de contraintes et contradictions que l’on perçoit maintenant beaucoup mieux. Certains développements technologiques de pointe sont difficilement compatibles avec la stagnation de certains procédés de production dans les branches mêmes où on veut les mettre en œuvre. Autrement dit, il est de plus en plus difficile d’accorder entre eux des systèmes de machines d’une complexité croissante. Certaines machines travaillent trop vite, d’autres trop lentement. Il peut y avoir des difficultés à adapter les unes aux autres ; les chaînes de montage ayant des caractéristiques très différentes. On peut ajouter qu’il se produit aussi des défaillances de l’automation. Ainsi, certaines commandes automatiques à très grande distance – pour des barrages, des raffineries, etc. – se révèlent souvent défectueuses. Dans l’état actuel de nos connaissances, il ne peut y avoir d’automatisation absolue. On se heurte un peu partout à un seuil optimum des techniques de l’automatisation qui renvoie dans le domaine de l’utopie à l’image d’une production qui fonction ne par simple pression de boutons. Or, la technique n’est pas maîtrise complète des processus naturels ni des processus dérivés créés par le milieu technologique et industriel. Elle ne permet que des contrôles très relatifs, sous certains aspects et dans des conditions données, des activités de production. C’est ce qui justifie l’extension des services de contrôle et d’entretien.

Il faut en outre tenir compte du fait que des collisions graves peuvent se produire au niveau de l’organisation du travail entre les systèmes technologiques mis en œuvre et les réactions des travailleurs, entre les rythmes machiniques et les rythmes humains dont la plasticité et la malléabilité sont beaucoup moins grandes qu’on ne veut bien le dire au vu de certaines performances exceptionnelles. La technologie progresse essentiellement en fonction des impératifs de l’extraction de la plus-value, ce qui veut dire que d’une certaine façon elle fait violence aux hommes auxquels elle s’impose et qu’elle est développée pour tirer le maximum des collectifs de travail comme des travailleurs pris individuellement (en les laissant dans une situation d’impuissance). En d’autres termes, le développement de la technologie n’a pas pour but de renforcer le contrôle des travailleurs sur la production, mais celui du capital. Il ne faut donc pas tomber dans le piège de considérations mythiques sur la révolution scientifique et technique comme moyen privilégié de transformer les rapports sociaux. La technique n’est pas une malédiction, pas plus qu’elle n’est une perversion ; mais elle ne se présente jamais dans un état chimiquement pur, abstraction faite des rapports économiques et sociaux qui lui donnent la possibilité de se manifester et de se déployer. Comme le dit Marx dans Le Capital, il y a un emploi capitaliste des machines qui oblige à se poser la question d’un autre mode de production et d’utilisation de la technologie. Cela dit, on va sans doute atteindre un nouveau seuil d’automatisation dans les années à venir en la liant à l’informatique. Bien des indices montrent que des vagues d’innovation technologique sont possibles, dans l’électronique notamment (il suffit de songer aux micro-processeurs), dans le secteur des machines et des machines-outils (les machines à commande numérique qui maîtrisent trente à cinquante postes de travail). Tout cela est largement aiguillonné par les nouveaux développements de l’informatique, caractérisés par les possibilités de centralisation des systèmes d’information et en même temps par leur ubiquité.

Mais, bien évidemment, le franchissement d’un nouveau seuil dépend concrètement de beaucoup de facteurs socio-économiques, entre autres des transformations de la division internationale du travail. Les multinationales recourent de plus en plus au montage et à l’assemblage de pièces fabriquées dans le monde entier (y compris dans les pays de l’Est). Elles centralisent, grâce à une véritable révolution des transports, des structures de production qui peuvent être très distantes les unes des autres, voire éparpillées sur toute la planète. Cela permet de conjuguer des bas salaires avec une haute technologie (par exemple dans le domaine du textile), voire de changer rapidement la localisation des principales opérations. Mais il faut se garder de conclure trop rapidement. Certaines technologies « lourdes » exigent des investissements massifs, des localisations relativement durables et des appuis constants d’Etats puissants. Or elles sont souvent appelées à jouer un rôle déterminant dans la dynamique d’ensemble et dans le développement plus ou moins inégal du progrès technique. Il faut donc faire entrer en ligne de compte, au-delà des rapports de forces économiques immédiats, des rapports de forces stratégico-militaires qui expriment la capacité des   Etats et des plus grandes firmes multinationales à contrôler les conditions d’exploitation de la force de travail (et des ressources naturelles) sur des zones entières du monde. Le progrès technologique, en ce sens, n’est pas indépendant des aléas de la politique internationale et des rap­ ports de forces entre la bourgeoisie et le prolétariat à l’échelle internationale.

Q. – Que devient le travail humain dans un tel contexte ?

R. – Il est bien évident qu’on s’éloigne de plus en plus des vieilles activités de métier, pour ne pas dire de l’artisanat, modèle qui continue à hanter bien des opposants au capitalisme. La recomposition du travail que certains attendaient du progrès technique et de l’automation a fait long feu. On décompose de moins en moins le travail à la façon de Taylor. Pour autant, il n’est pas moins parcellisé et exploité, et on voit mal comment on pourrait retourner à des modalités de travail où chaque poste maîtriserait une séquence bien déterminée d’un processus de production. Il n’est d’ailleurs pas certain qu’il faille le regretter, car l’évolution actuelle contient en germe de grandes possibilités de libération. Curieusement, il se crée une situation où les êtres humain – le travailleur collectif – et les systèmes de machines sont de plus en plus distants les uns des autres, où la symbiose précapitaliste entre l’homme et ses instruments de travail, fait place à une véritable séparation. Il y a une autonomie relative du système des machines qui a pour conséquence une autonomie au moins potentielle des collectifs de travail. Lorsque les ouvriers ou les opérateurs ne sont plus les servants directs d’une machine qui leur impose des rythmes· très contraignants, mais sont au contraire des surveillants ou des réparateurs de processus automatisés, ils ont des possibilités plus grandes de réflexion. Ils peuvent plus facilement se poser des questions sur la gestion de l’entreprise et ses modalités, sur ses finalités et sur son insertion dans le système économique global. Cela tient notamment au fait qu’un nombre d’hommes relativement limité peut mettre en branle des ensemble productifs de grandes dimensions et peut donc les paralyser, ce qui entraîne des conséquences en cascade qui débordent, largement le domaine d’une seule entreprise ou d’une seule région (voir les « grèves-thromboses »). Tous les travailleurs ne sont évidemment pas des surveillants de chaînes automatisées, beaucoup accomplissent toujours des tâches directes, pénibles et salissantes dans des environnements techniques peu avancés. Mais la tendance générale est indéniablement à la disparition du rapport individualisé entre l’ouvrier et « sa » machine. La situation de travail est de plus en plus marquée par des formes nouvelles de coopération au travail – imbrication et intégration très poussées de processus de production interdépendants, contraintes structurelles et technologiques se substituant à l’expression directe du despotisme patronal. Dans ce cadre, l’initiative individuelle n’a plus beaucoup de latitude d’action. Et la mesure de l’effort personnel n’a plus grand sens ce qui explique assez bien qu’il y ait une crise récurrente des salaires au rendement.

Tous les efforts des capitalistes visent précisément à recréer plus ou artificiellement les conditions d’un rapport individualisé entre le capital et le travailleur en imposant des mesures plus ou moins arbitraires  de l’effort personnel ou en évaluant la contribution présumée de chaque individu à la production globale.

Les formes actuelles de rémunération –du salariat – constituent un mélange savant de salaires de base de primes collectives et individuelles, établis selon des normes hiérarchisées et très compliquées qui tendent à reproduire l’isolement du travailleur face à un capital impersonnel qui incarne la force des choses. Dans ce cadre, la technologie joue un très grand rôle ; elle permet de bouleverser constamment l’organisation du travail au nom de l’efficience et de l’objectivité du progrès, c’est-à-dire en occultant les rapports de classes et la violence qui s’exerce dans la production. Il faut donc bien voir qu’il y a brassage et recomposition incessante de la classe laborieuse et qu’on ne saurait la réduire à des schémas simplificateurs – une classe d’O.S. ou de techniciens – en oubliant les différences et les discontinuités, suscitées et utilisées par les capitalistes pour empêcher celle-ci de s’organiser et de s’unifier.

Q. – Justement, que peut-on penser de l’évolution des qualifications ces dernières années ?

Je crois qu’aujourd’hui, il faut plus largement se débarrasser des idées communément admises sur la qualification du travail, encore très marquées par les références à l’habileté, aux tours de mains et aux connaissances nécessaires dans les vieux métiers. Je n’entends naturellement pas nier que le savoir joue un rôle très grand dans la division sociale du travail, particulièrement dans l’accès aux fonctions dirigeantes dans la production. Ce que je voudrais mettre en lumière, c’est le fait que, pour les travailleurs, la qualification se présente de plus en plus comme une qualification des postes de travail et de moins en moins comme une qualification des individus. Il y a des secteurs qui sont plus ou moins importants – stratégiquement ou tactiquement – pour les dirigeants d’une grande entreprise moderne, et c’est en fonction de leur importance pour la continuité de la production qu’il y a valorisation par une échelle des postes de travail. La  qualification paraît aussi s’attacher au niveau de responsabilité par rapport à la production, c’est-à-dire paraît déterminée en fonction des effets négatifs que peuvent avoir les ratés du comportement sur les installations et la production. La qualification est en quelque sorte une norme, un ensemble de règles de comportement exigé et imposé par une combinaison de machines. Mais ce n’est encore qu’un aspect du problème. Il faut voir aussi que la disparition tendancielle de l’objet de travail, ce qu’on pourrait appeler la fluidité des matières ouvrées, transforme considérablement les données les plus concrètes du travail. Il n’y a plus homologie entre le travail des machines et les gestes ou les dépenses d’énergie des ouvriers. Ces derniers touchent de moins en moins la matière, ils ont essentiellement à contrôler des signaux ou à interpréter des systèmes de signes qui s’interposent entre la matière et eux. Cela veut dire que, dans le procès de travail, les communications, les échanges de signes prennent une importance primordiale, accentuant encore un peu plus le caractère collectif et impersonnel de la production. Il s’établit une sorte de qualification collective, d’équipe, à laquelle chacun doit s’adapter, à laquelle chacun doit contribuer. C’est dire que, dans un tel cadre, le temps et la difficulté de l’apprentissage ne peuvent plus être les seuls critères pour apprécier un individu ou un groupe d’individus. Il devient au contraire tout à fait décisif de tenir compte de la capacité d’adaptation des travailleurs à des environnements techniques complexes et à des données changeantes (variations de la production, défaillances de certaines installations, etc.). Au niveau microtechnique, il faut une assez grande souplesse des travailleurs ainsi qu’une assez grande mobilité de leurs réseaux de communication et d’échanges, ce qui entre inévitablement en contradiction avec la rigidité des structures de production. Il y a donc crise de la qualification et des qualifications, parce que la réalité des activités de production se heurte à des contraintes économiques ou technologiques globales qui traduisent les impératifs de la reproduction du capital. Les hommes comme force productive sont étroitement corsetés dans le rapport social de production, alors que les possibilités de diminuer la pénibilité du travail sont techniquement plus grandes que jamais.

 Q. – Quelle distinction peut-on faire aujourd’hui entre travail intellectuel et travail manuel ?

R. – Il ne me semble pas que l’opposition radicale, pour ne pas dire métaphysique, que• certains font entre le travail intellectuel et le travail manuel soit très pertinente. On peut, bien sûr, repérer facilement des travaux manuels pénibles et mal rémunérés, mais tous ceux qui travaillent manuellement ne sont pas réduits à ce genre de pratique, et, comme on l’a déjà vu, beaucoup d’ouvriers interprètent ou manipulent des systèmes de signes. Il faut voir en outre que le travail dit traditionnellement intellectuel lui-même n’est pas un bloc homogène. Qu’y a-t-il de commun entre un P.D.G. et un employé de banque, même si tous les deux ont fait des études supérieures ? Qu’y a-t-il de commun entre un informaticien hautement qualifié et une dactylo dans une grande société d’assurances ? Je crois qu’il vaut beaucoup mieux s’interroger sur les différentes formes de séparation entre les travaux de commandement et d’élaboration, d’une part, et les travaux soumis et subordonnés au commandement du capital (public ou privé) d’autre part. Pour cela, il faut suivre avec beaucoup d’attention les différences qui peuvent se faire jour entre le travail prédominant dans les principaux secteurs de la production, ceux où on trouve les travailleurs exploités, et le travail accompli à la périphérie de la production ou dans les centres de commandement de la société. Il faut comprendre quels sont les plus ou moins grands privilèges dont jouit telle ou telle couche sociale, quelle place elle occupe dans la production sociale. Il faut également arriver à saisir les situations ambiguës, celles que Marx analyse déjà avec minutie dans les Théories sur la plus-value, tout cela pour mettre en lumière les rapports étroits qui existent entre la·division sociale du travail et la division technique du travail, les deux ayant tendance à se confondre dans une situation où plus de quatre-vingts pour cent de la population active est salariée et intégrée dans des ensembles productifs et administratifs très hiérarchisés. Je sais bien que ces considérations vont à l’encontre des certitudes trop vite acquises, mais, si l’on veut agir à bon escient, il faut procéder scrupuleusement à ces analyses. En simplifiant, je dirais que la différence s’établit entre deux pôles : celui qui suppose une soumission directe à l’appareil matériel de production et celui qui implique une disponibilité par rapport aux systèmes matériels.

Q. – Que devient dans ce contexte la perspective de l’autogestion ?

R. – Dans ce domaine, il faut se garder des visions simplistes. L’autogestion n’est pas une formule magique, le sésame ouvre-toi » du socialisme, mais un ensemble d’objectifs à réaliser – auto-organisation des travailleurs, autogouvernement de la société, etc. Or, pour mettre tout cela en pratique, il ne suffit pas d’introduire des changements formels dans les entreprises, il faut bouleverser toutes les structures du travail et toute la hiérarchie sociale. Cela ne sera pas si facile. Il faut dire d’abord que l’autogestion ne peut véritablement se développer et prospérer que s’il y a une diminution substantielle de la durée du travail. Quand on travaille quarante heures ou plus par semaine, il est difficile, impossible de se consacrer réellement, avec efficacité, à des activités sociales de gestion. Il est aussi très difficile, pour ne pas dire impossible, de se former de façon permanente, de façon à pouvoir occuper des fonctions multiples dans la production et dans la vie sociale. Or il ne peut y avoir de victoire définitive de l’autogestion si les hommes et les femmes au travail ne deviennent pas  polyvalents, s’ils ne peuvent  pas circuler dans les systèmes de production, s’ils ne peuvent pas  changer d’emploi  plusieurs•  fois  au  cours de leur vie.

La rotation des tâches est aujourd’hui combattue par les syndicats, parce qu’elle est une arme entre les mains du  patronat pour mieux contrôler les travailleurs et parce qu’elle s’effectue dans des sphères très restreintes (chez les ouvriers et les employés). Dans le cadre de l’autogestion, au contraire, il faut la mettre progressivement en œuvre pour empêcher qu’à partir de la division des tâches  et des fonctions se reconstitue une division ,sociale du travail. On voit par-là les changements considérables qu’il faudra introduire dans les systèmes d’enseignement et de • formation.

« Ce qu’il faut rechercher, ce n’est pas une civilisation du travail et de la production, c’est une société libérée dans ses échanges et dans ses communications. De toute façon, la régulation de la production restera un problème qu’il est impossible d’ignorer et qu’il faudra résoudre, mais la réussite de l’évolution autogestionnaire se mesurera au fait que l’on attribuera de plus en plus d’importance à des activités non productives au sens traditionnel du mot. »

Cela dit, les problèmes de la gestion économique ne seront pas moins redoutables. Il ne faut pas s’imaginer qu’il y aura une sorte de transparence immédiate du fonctionnement des systèmes productifs et que l’activité spontanée des autogestionnaires sera en mesure d’éliminer toutes les difficultés à partir des problèmes posés à leurs cellules de base. Il ne faut pas s’imaginer non plus qu’il pourra y avoir des plans parfaits aux différents échelons­ de la pyramide économique, particulièrement au sommet. Il importe avant tout de rendre les systèmes productifs perfectibles, en éliminant autant que possible les facteurs de rigidité en laissant la porte ouverte à des modifications  institutionnelles. Cela implique que l’on repère soigneusement les contraintes inévitables, les obstacles incontournables pour atteindre les grands objectifs stratégiques. Cela implique aussi que l’on détermine avec précision les niveaux où les décisions doivent être prises. Il ne peut être question de réserver les décisions aux échelons les plus élevés. En même temps, il faut réaliser la meilleure intégration possible des systèmes productifs ; c’est-à-dire 1a meilleure articulation possible des systèmes de décision, compte tenu d’une articulation satisfaisante de l’activité des groupes humains.

Tout le monde sait qu’il faut coordonner les plans partiels, mais cela ne peut être une pure question de rentabilité économique, il faut-faire entrer en ligne de compte bien d’autres facteurs. Si l’on veut rendre compatibles les  activités variées des groupes humains, il faut respecter les rythmes vitaux, leurs diversités, en sachant précisément que la libération des forces productives exige un meilleur •ajustement des activités dites extra-économiques sous leurs différentes formes. Les gaspillages que l’on déplore aujourd’hui sont très souvent dus à l’optique étroite sous laquelle on considère les intérêts de la société et en fonction de laquelle on sélectionne les objectifs à poursuivre. La maximisation de la production, qui, dans certaines circonstances, peut être tout à fait primordiale, peut et doit être subordonnée à d’autres objectifs ; par exemple, des rapports plus équilibrés avec l’environnement naturel ou encore la diminution de la peine des hommes. Est-il   besoin de le rappeler ? Marx s’est opposé aux conceptions qui identifient ou confondent la richesse des échanges humains à une accumulation sans fin de marchandises ou de produits. Ce qu’il faut rechercher, ce n’est pas une civilisation du travail et de la production, c’est une société libérée dans ses échanges et dans ses communications. De toute façon, la régulation de la production restera un problème qu’il est impossible d’ignorer et qu’il faudra résoudre, mais la réussite de l’évolution autogestionnaire se mesurera au fait que l’on attribuera de plus en plus d’importance à des activités non productives au sens traditionnel du mot.

Q. – La crise des rapports de travail en ce moment   annonce-t-elle la société autogestionnaire dont tu parles ?

R. – Il faut faire attention à ne pas rassembler, sous les termes d’allergie au travail, des phénomènes hétérogènes. Il y a d’abord la fuite des travailleurs exploités devant la dureté des conditions de travail, par exemple, les• tentatives d’évasion des ouvriers à la chaîne. C’est une manifestation très importante de la lutte des classes. Mais il y a aussi des phénomènes beaucoup plus ambigus qui trou­ vent leur origine dans certaines couches dites tertiaires. Au nom de la créativité, on refuse toutes les contraintes de la vie productive et on recherche toutes les formes possibles d’échappatoires. Cela peut être sympathique, voire honorable, mais ce n’est pas sur cette base qu’on peut s’attaquer -aux rapports de production actuels. Soyons clair : ce n’est pas avec les idéologies de la création spontanée qu’on pourra affronter les problèmes les plus brûlants du mouvement ouvrier, pas plus que lorsqu’on développait le même genre d’idées sous l’expression de joie au travail, etc. Il faut s’attaquer à des objectifs concrets de façon ordonnée. Le premier, je le répète, c’est la réduction du temps de travail salarié, ramené à 30 heures hebdomadaires. C’est à partir de là que peuvent se greffer de nouvelles formes de travail et de modalités de vie hors travail, et de nouveaux rapports entre la consommation par salaire et par services gratuits.

(entretien réalisé par J.-M. Vincent ; publié dans le n°1 de Critiques de l’Economie Politique, octobre -décembre 1977, pp 9-18.)

[1] Pour une présentation socio-historique des luttes autogestionnaires des années 1970, voir le dossier publié par la revue Autogestion;  ainsi que l’entretien avec Charles Piaget publié dans Le Monde et enfin l’ouvrage de Donald Reid (2020), L’Affaire LIP, 1968-1981, Presses Universitaires de Rennes, 538 p.

 

Référence bibliographique

Pierre Naville (2016 [1960]), Vers l’automatisme social. Machines, Informatique, autonomie et liberté (préface de Pierre Cours-Salies), éditions Syllepse, 328 p.

 

La solidarité est-elle contre-révolutionnaire ?

Par Matéo Alaluf // La théorie du salaire universel se situe en dehors des rapports de force réels et constitue une fuite en avant dans une radicalité incantatoire

Le droit à un « salaire universel » que professe Bernard Friot est déconcertant. Il combine d’une part des thèses stimulantes sur « la puissance du salariat » qui n’a pas encore donné toute sa mesure, sur la cotisation sociale fondement de la socialisation du salaire, sur la défense des retraites comme prolongement du salaire et d’autre part un système général de salaire à vie censé rompre avec le capitalisme. Ma critique du « système Friot » repose d’abord sur le traitement auquel il soumet les concepts qui soutiennent sa théorie, ensuite sur « la sortie du capitalisme » qu’il préconise et qui occulte toute référence à l’Etat et enfin sur le caractère désincarné, en quelque sorte hors sol, de sa théorie et des pratiques politiques sectaires qui l’accompagnent.

Le rabotage des concepts

Dans la conception de Bernard Friot, c’est dans la mesure où la classe ouvrière réussit à imposer les conventions salariales du travail contre les conventions capitalistes que le salariat, classe révolutionnaire en puissance, fera de la sortie du capitalisme une réalité.  Pour en arriver à une telle formulation, Bernard Friot remplace la référence au salariat comme rapport capitaliste de production par le couple « conventions capitalistes de travail » opposé aux « conventions salariales du travail ». Il réduit ainsi un rapport social (rapports de production) à une opposition binaire (conventions capitalistes et salariales). Un tel rabotage conceptuel occulte l’ambivalence du salariat, tout à la fois rapport capitaliste d’aliénation mais qui préfigure aussi son dépassement. Comme le fait remarquer à juste titre Jean-Marie Harribey, le salariat « n’est pas l’un ou l’autre, il est les deux »[1].

Ensuite, ce n’est pas le temps de travail mais la qualification qui serait, selon Friot, la mesure de la valeur. Alors que dans le capitalisme la qualification serait attribuée aux postes de travail dans l’après capitalisme préfiguré par Friot, la qualification serait un attribut personnel attaché au travailleur. Un système de quatre niveaux de qualification validés par des jurys définirait ainsi une échelle salariale. Ici encore Bernard Friot procède par réduction de concept.

La mesure de la valeur par le temps de travail serait en effet, dans son système, l’institution décisive de la pratique capitaliste. De quelle conception de la valeur s’agit-il ? Si l’on se réfère à Marx, la valeur ne se mesure pas au temps de travail mais à la quantité de travail abstrait[2]. Or le temps (la durée de travail) n’est qu’un des composants de la valeur à côté de l’intensité et de la qualité de travail, c’est-à-dire de la qualification. Celle-ci n’est pas une substance attribuée tantôt au poste de travail et tantôt au travailleur comme le suppose Friot, mais un rapport social entre le travailleur et le poste qui reflète les jugements sociaux portés sur les différents travaux. Friot procède à nouveau à un double rabotage conceptuel, à savoir d’une part une conception du temps qui fait abstraction de l’intensité et de la qualité et d’autre part une représentation de la qualification attribut soit du poste soit de la personne en faisant abstraction du rapport qui les constitue ensemble.

Le raisonnement de Friot, parfaitement cohérent dans son propre système, repose sur des prémices erronées qui réduisent la réalité à de fausses antinomies. Par le rabotage des concepts il construit une société salariale émancipée qui serait l’aboutissement d’un programme inscrit dans le salariat lui-même.

Les chômeurs et les pensionnés « produisent »-ils ?

Dans le système de Bernard Friot, le couple cotisations / prestations sociales n’est pas un mécanisme de redistribution. Pareille redistribution est assimilée par lui à de l’assistance, béquille humiliante du capitalisme. Le revenu des retraités et des chômeurs ne résulterait donc pas de la redistribution d’une partie des richesses produites par les actifs mais de la richesse créée par les chômeurs et les retraités eux-mêmes. Ceux-ci ne seraient donc pas des titulaires d’un droit qui leur procure un revenu mais seraient des producteurs et en tant que tels bénéficiaires d’un salaire à vie.

Dans sa conception, la perception d’un revenu en fonction d’un droit au chômage ou à la retraite revêtirait une connotation péjorative alors que seul le statut de producteur serait source de dignité. La notion même de solidarité revêt dès lors un contenu humiliant. La solidarité ne serait alors que l’organisation de la condescendance de ceux qui ont un emploi à l’égard de ceux qui en sont privés.

Bernard Friot procède en fait à une inversion entre travail et salaire. Tout revenu monétaire validerait dans son système le travail de celui qui le perçoit. Ainsi, la seule perception d’un revenu par les chômeurs et les pensionnés suffirait à les définir comme producteurs de leur propre salaire. Or, si la validation sociale du travail suppose un revenu, l’inverse n’est bien sûr pas vrai pour autant.

A la différence de l’activité, propre à chaque être humain, le travail est le produit de sa reconnaissance sociale. La pensée libérale stipule que le marché valide le travail et que seules les activités marchandes sont productives. En conséquence, les activités non marchandes sont considérées comme des coûts qu’il serait bon de diminuer. Dans un livre récent, Jean-Marie Harribey montre à l’inverse que les services non marchands comme l’éducation, la santé ou la mobilité par exemple sont les résultats d’un travail productif. Les produits de l’activité non marchande ne doivent donc pas être vus comme une ponction sur des activités marchandes mais comme des biens et des services qui créent une valeur ajoutée, participent au travail collectif et s’additionnent aux produits marchands. Le travail nécessaire à l’activité marchande est validé par le marché et celui nécessaire aux activités non marchandes par la délibération politique. Il répond ainsi aux besoins sociaux définis par la collectivité hors du champ de la marchandise[3].

Le travail effectué aussi bien dans les activités marchandes que non marchandes est donc créateur au plan économique de valeur monétaire. Il n’est pas pour autant la source de toute valeur et de toute richesse. La critique de Marx au programme de Gotha du congrès de fondation du parti socialiste allemand (SPD) en 1875 est particulièrement éclairante à ce sujet. Le programme de Gotha débutait par l’affirmation suivante : « Le travail est la source de toute richesse et de toute civilisation… ». La réponse de Marx est cinglante : « Le travail n’est pas la source de toute richesse et de toute civilisation ». Il poursuivait : « La nature est tout autant que le travail la source des valeurs d’usage qui constituent la richesse ». C’est donc le travail qui crée la valeur économique mais pas la richesse ni toutes les valeurs d’usage.

Les retraités comme les chômeurs produisent des richesses et des valeurs d’usage éminemment utiles à la société. Ainsi par exemple, la prolongation de l’âge de la retraite priverait la société de valeurs d’usage utiles qui ne trouvent pourtant pas d’expression monétaire. L’allongement de la durée d’activité conduit en majorité à augmenter la catégorie des personnes relevant de la maladie-invalidité et celle des chômeurs âgés et dans de rares cas à augmenter la quantité de marchandises pas toujours utiles, tout en privant la société de richesses considérables liées aux soins à la petite enfance assurés par les grands parents, au soutien de nombre d’associations et d’ONG par exemple.

On ne peut pas soutenir simultanément que les salariés paient des cotisations sociales qui forment la part socialisée de leur salaire et que les cotisations sont le salaire produit par les chômeurs et les pensionnés eux-mêmes. Quand Bernard Friot nous dit par ailleurs qu’un actif en 2040 produira davantage que 2 actifs aujourd’hui et en conséquence 2 fois plus de cotisations pour financer les pensions ne reconnaît-il pas de fait que ce ne sont pas les retraités qui produisent les cotisations sociales ?

Tout l’effort de torsion des concepts vise à affirmer que le revenu des chômeurs et des pensionnés ne découle pas de droits, chèrement conquis par la lutte, mais d’un statut de producteur supposé être le leur. Dans la conception de Friot en effet, les notions de transfert social et de solidarité sont dévalorisées au profit de celle de « producteur » seul supposé donner dignité à l’être humain.

Le revenu des chômeurs comme des pensionnés découle bien de la socialisation c’est-à-dire de la mise en commun de la répartition des revenus du travail. Ce système s’oppose à l’épargne individuelle qui suppose la financiarisation, la marchandisation et la propriété lucrative. En ce sens, l’enjeu majeur est bien celui de la défense des droits sociaux et la promotion de la propriété sociale dont le fondement est précisément la solidarité tant décriée par Bernard Friot.

Une théorie désincarnée

Le système élaboré par Bernard Friot serait réaliste dans la mesure où la sortie du capitalisme qu’il préconise reposerait sur le « déjà-là », à savoir les institutions du salaire et non sur des fondements construits de toutes pièces. Or la socialisation du salaire comme l’envisage Friot à partir de la cotisation sociale nous paraît un modèle très franco-français, qui s’applique certes en grande partie à la Belgique, mais reste fort étranger au monde anglo-saxon, scandinave comme aux autres continents.

La socialisation du salaire, selon Friot, ne serait « pas du tout fonctionnelle du capitalisme »[4]. Les institutions salariales « déjà-là » rendraient en conséquence possible l’abolition du marché du travail sans propriété lucrative et sans mesure de la valeur par le temps de travail. Dans cette société libérée du capitalisme, le salaire à vie remplacerait le marché du travail, la copropriété d’usage des entreprises se substituerait à la propriété lucrative et la mesure de la valeur par la qualification du producteur (c’est-à-dire toute personne âgée de plus de 18 ans) remplacerait sa mesure par le temps de travail. Le salaire à vie assurerait de manière spontanée une meilleure allocation des producteurs aux différentes activités et postes de travail.

Dans le système conçu par Bernard Friot[5], l’Etat, pourtant « déjà-là », est singulièrement absent. Dans des cas extrêmes certes, lorsque l’allocation souhaitée des ressources ne s’opère pas spontanément sous l’égide des caisses de salaire, d’investissement et des jurys de qualification, les pouvoirs publics pourraient être amenés à arbitrer. Supposons ainsi que l’on souhaite sortir du nucléaire, mais que les travailleurs des centrales nucléaires refusent d’abandonner ce travail, on aurait recours à l’arbitrage de l’Etat. La part infime concédée à l’Etat témoigne de la non prise en compte de l’espace socio-politique dans lequel le projet de Friot est supposé se réaliser. Dans quels rapports sociaux prend-il forme ? « La puissance du salaire », activée par la classe salariale se suffirait-elle à elle-même ? Cette absence d’interrogation sur les rapports de force réels dans lesquels son projet pourrait prendre corps en fait un système désincarné, hors-sol en quelque sorte.

La socialisation du salaire n’est pas, comme le soutien Friot, l’antithèse absolue du capitalisme. Elle est le produit d’un compromis, régulé par l’Etat, entre capital et travail, arraché par les travailleurs aux capitalistes pour assurer sécurité, protection et un niveau de consommation aux travailleurs. Ce compromis qui a pris des formes différentes dans les divers pays industrialisés a permis tout à la fois une amélioration considérable de la condition salariale et une expansion remarquable du système capitaliste. Il permet de comprendre les performances et les contradictions inhérentes du capitalisme d’après-guerre et suggère des explications qui permettent d’apprécier ses capacités d’adaptation, son essor, comme son déclin tout en laissant ouverte la possibilité de sa fin.

Le capitalisme s’est développé dans le cadre d’une pluralité d’Etats. Des Etats concurrents et qui souvent se sont affrontés et ont constitué des alliances qui ont varié suivant les époques. Ces rapports de coopération, de rivalité et d’affrontement établissent entre les Etats des hiérarchies souvent mouvantes. Comme l’a montré Alain Bihr, le « système d’états » constitue « le déjà-là » c’est-à-dire la structure propre de l’Etat capitaliste[6].

L’Etat n’est pas un rapport social comme un autre. Il est le garant et le verrou des rapports de pouvoir. Sans doute fallait-il l’occulter pour établir la théorie du salariat comme « classe révolutionnaire en puissance » en faisant abstraction des rapports de force réels dans une société réduite pratiquement dans le système Friot à l’administration des choses assurant l’appariement spontané des ressources.

Une fuite dans la radicalité

Au cours de la période 1920-1980, la classe ouvrière serait parvenue, selon Friot, à subvertir le salaire capitaliste et à faire reculer la pratique capitaliste de la valeur à partir des institutions salariales anticapitalistes pour s’engager comme classe révolutionnaire dans la généralisation d’une pratique salariale de la valeur. C’est après 1980 que les syndicats et la gauche auraient renoncé à faire prévaloir la puissance subversive du salariat et, acculés par le capitalisme, auraient adopté des positions défensives et capitulé en rase campagne.

Le salariat, loin de la représentation unidimensionnelle de Bernard Friot, a défini d’emblée les salariés dans des rapports de concurrence. Rivalité pour être embauché, avoir une promotion, bénéficier d’un horaire plus favorable, d’une prime, de meilleures conditions de travail, etc. Lorsque la solidarité l’emporte sur la rivalité elle produit alors du collectif. Si bien que la classe, comme construction politique de la solidarité, est soumise à des tensions dont la préservation repose sur des luttes et des rapports de force mouvants.

Comme il l’a proclamé lors d’un récent débat à Namur, Bernard Friot dénonce la capitulation des syndicats face à la contre-révolution conquérante. La solidarité ne serait selon lui que l’autre nom de la charité de ceux qui sont dotés de ressources à l’égard de ceux qui en sont privés. Les syndicats devraient au contraire reconnaître le statut de producteur à tous ceux, chômeurs ou retraités qui bénéficient d’un revenu. Ils auraient tort d’ailleurs de se cantonner à la défense des services publics c’est à dire l’éducation, les soins de santé, la justice, les transports publics etc., en lieu et place du statut de la fonction publique, qui préfigurerait le salaire à vie et devrait en conséquence être généralisé à tous les producteurs. Au lieu de défendre le plein emploi, les syndicats seraient mieux avisés à sauvegarder les salaires. La revendication de taxation du capital constitue à son estime une capitulation. Elle masquerait le renoncement des syndicats à abolir la pratique capitaliste de la valeur. Enfin, la défense du pouvoir d’achat synthétiserait à elle seule l’abandon de toute perspective révolutionnaire au profit d’un réformisme sans lendemain.

Cette proclamation, en dehors de toute force sociale mobilisée pour s’en saisir et la mettre en œuvre, s’apparente à un prêche appelant à une prise de conscience. Le programme établi par Bernard Friot, serait en quelque sorte en attente d’un moment d’accélération de l’histoire telle que les peuples se diraient tour à tour : « c’est possible, pourquoi n’établirions-nous pas le salaire universel ? »

Au plan théorique, le traitement réducteur appliqué à des concepts a permis de les dépouiller de leur ambivalence et de construire un système fondé sur des fausses antinomies, système fermé sur lui-même. Conçu en dehors des rapports de force qui structurent la société, cette perspective s’assimile selon moi à une fuite en avant dans la radicalité. En ce qui concerne l’engagement politique, un tel système théorique désincarné se traduit par des pratiques sectaires. Le droit politique au salaire, revendiqué par ses disciples, ne revêt en conséquence qu’une portée incantatoire.

___________________

[1] Jean-Marie Harribey, « Les retraités des ‘travailleurs’ libres » ? , réponse à Bernard Friot dans Le Monde Diplomatique, Octobre 2010.

[2] Par « travail abstrait » Marx désigne le travail général comme dépense de force de travail humain et par « travail concret » l’activité productive qui a une fin déterminée. Sur la valeur on peut se référer à la critique d’Alain Bihr, « Universaliser le salaire ou supprimer le salariat ? », in Les Mondes du Travail n°14, pp. 125-144. Pour une recension critique de Vaincre Macron de Bernard Friot (La Dispute, 2017), par Michel Husson, voir https://www.contretemps.eu/sur-friot-vaincre-macron-husson/

[3] Jean-Marie Harribey, La valeur, la richesse et l’inestimable. Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, Les liens qui libèrent, Paris 2013.

[4] voir son interview « Le salariat classe révolutionnaire en puissance », par M. Dressen, et J-L Metzger, dans La Nouvelle Revue du travail, N°6, 2015.

[5] Dans le système de sortie du capitalisme conçu par Friot, la monnaie comme le marché, jugé supérieurs à la planification, sont préservés pour réguler les échanges.

[6] C’est à partir de la théorie de l’Etat d’Evegeny Bronislavovic Pasukanis que A. Bihr développe la spécificité de la forme étatique imprimée par les rapports capitalistes de production. Voir à ce sujet, Alain Bihr, « Actualiser et complexifier l’approche marxiste de l’Etat », http://alencontre.org/debats/actualiser-et-complexifier-lapproche-marxiste-de-letat.html

[[Texte publié dans Ensemble ! Pour la solidarité, contre l’exclusion. N°88, septembre 2015.]]

Ambivalences et paradoxes de la passion pour son travail

par Marc Loriol, sociologue au CNRS, IDHES Paris 1

Résumé : Le vieux terme de « passion » semble depuis quelques années faire un retour en force dans les débats et les comptes-rendus sur le travail. Marqué par un lourd passé philosophique et littéraire, le mot passion renvoie dans l’imaginaire commun à une force psychique individuelle. Pour le sociologue, la passion envers tel ou tel objet de travail (la vente, les relations avec l’usager, l’informatique…) correspond le plus souvent à une construction collective dans laquelle les enjeux d’intérêt économiques et sociaux ne sont pas absents comme le montrent les tentatives d’instrumentalisation de la passion par le management. Cet article synthétise et complète deux de mes contributions récentes.

Mots clés : passion, vocation, plaisir, travail, création, construction sociale, normes collectives

Le vieux terme philosophique de « passion » semble depuis quelques années faire un retour en force dans nos préoccupations sociales comme dans les débats sur le travail. Dans des univers professionnels très divers, la passion deviendrait de plus en plus une attente tant des salariés que des employeurs, voire un pré-requis. Ainsi, dans un certain nombre d’offres d’emploi trouvées sur Internet, le fait d’être passionné est explicitement mis en avant :

« Vous êtes conseiller en immobilier passionné, vous aimez accompagner des clients dans des “projets de vie”. »

« Vous êtes passionné d’automobile ou souhaitez élargir votre expérience à un univers technique et captivant? »

« Vous êtes passionné par la vente, le challenge et la décoration, rejoignez notre équipe structurée dans un projet ambitieux »

« Tu es passionné(e) par les réseaux sociaux et tu as une réelle affinité pour le digital ? »

« AIMER SON TRAVAIL ÇA EXISTE ! Concepteur vendeur… C’est que du bonheur ! […] Le sens du service client, la passion du commerce, le goût du challenge, la volonté de progresser sans cesse …voici les clefs pour devenir concepteur-vendeur […]. Découvrez un monde passionnant, saisissez votre chance et construisez votre avenir dès à présent ! »

« Passionné(e) par le web et expérimenté(e) sur les technologies Open Source, vous serez intégré(e) à une équipe experte en systèmes et réseaux au sein de laquelle vous développerez vos compétences et votre polyvalence. »

Dans ces annonces, la passion au travail apparaît comme une promesse réciproque : pour l’employé, le fait de faire un travail qu’il aime, stimulant et intéressant ; pour l’employeur, l’espoir d’avoir un salarié engagé, motivé, prêt à se dépasser et à aller au-delà de la fiche de poste. Dans certaines annonces, la passion remplace, voire supplante, la compétence technique comme critère exigé !

« Nous ne recherchons pas des cavistes, sommeliers ou œnologues professionnels mais avant tout des hommes ou femmes passionnés par des produits authentiques, des histoires de vie et des rencontres. »

« De formation technique (menuiserie, électricité) et/ou passionné de bricolage, vous possédez une première expérience réussie sur un poste similaire. »

« Notre client restaurateur dont l’activité est portée par la compétence et la passion cherche son second de cuisine pour son établissement »

Le terme « passion » ne se retrouve pas seulement dans la rhétorique des petites annonces, mais aussi dans les discours sur le travail (Dortier, 2016). De nombreux écrits sur le travail (ou des métiers particuliers) retiennent ainsi la passion comme caractéristique supposée centrale d’activités très variées,

Thami Kabbaj, qui enseigne le trading, l’analyse technique et la psychologie des marchés financiers à Dauphine et à Assas, déclare dans son étude sur la psychologie du trader (2011) : « Plus que tout, le trader doit dès le départ être convaincu de sa passion pour son activité. Condition sine qua non pour faire face aux nombreuses difficultés de ce métier. » Décrivant le parcours et les travaux des pionniers de l’informatique et d’Internet, Walter Isaacson (Les innovateurs, 2015) les présente presque avant tout comme des passionnés. Le mot passion et ses dérivés est ainsi utilisé 69 fois dans son livre.

Enfin, la passion est aussi invoquée dans la façon dont de nombreux travailleurs (mais pas tous) présentent, lors des entretiens sociologiques, leur engagement et leur rapport au travail (Leroux et Loriol, Le travail passionné, pour lire une recension  ). Pourtant, le terme passion est porteur de nombreuses ambivalences et ambiguïtés. D’où vient la passion ? Que signifie être passionné ? A quelles conditions peut-on être passionné par son travail ? L’histoire de l’utilisation de la notion de passion en philosophie, médecine et littérature révèle les tensions qui traversent les débats sur la passion au travail. Cette multiplicité d’usages et de significations du mot passion se comprend mieux si l’on fait l’hypothèse que la passion au travail est le fruit d’une histoire (les différentes utilisations sociales du terme) et d’une construction collective (de ce qu’est un travail « passionnant »). Dans cette construction, les enjeux d’intérêt économiques et sociaux ne sont pas absents comme le montrent les tentatives, depuis la fin des années 1990, d’instrumentalisation de la passion par le management.

1 – La notion de passion : une histoire complexe et contradictoire (philosophie, psychopathologie et littérature)

1.1 Condamnation puis valorisation de la passion par les philosophes

En philosophie, il existe une longue tradition de condamnation des passions, fondée sur l’opposition entre passion et rationalité, les émotions venant perturber l’intelligence et l’action (comme le suggère l’étymologie commune entre passion et passif). L’homme dominé par ses passions est le jouet de ses émotions, de ses peurs ou de ses désirs, sa raison est rendue passive par une force qui le dépasse ou le trompe.

Déjà, pour Platon, dans le Phédon, la recherche de la vérité passe par la méfiance à l’égard du corps et de nos perceptions. « Le vrai philosophe se tient à l’écart des plaisirs, des passions, des chagrins, des craintes, autant qu’il lui est possible ». Les passions sont comme un cachot qui empêche l’homme de se libérer du sensible pour entrer dans la véritable étude philosophique.

Quelques siècles plus tard, René Descartes pousse encore plus loin l’opposition entre passion et raison. Les émotions qui se forgent dans le cœur, le sang et les « esprits animaux » demeurent longtemps présentes à notre pensée et l’accaparent. Le travail de la volonté est de contrôler et de contenir autant que possible les effets des passions ; de limiter ces réactions du corps qui vont à l’encontre de notre raison. Dans la Lettre à Élisabeth du 6 octobre 1645, il écrit :

« On peut généralement nommer passions toutes les pensées qui sont ainsi excitées en l’âme sans le concours de sa volonté (et par conséquent, sans aucune action qui vienne d’elle), par les seules impressions qui sont dans le cerveau, car tout ce qui n’est point action est passion. Mais on restreint ordinairement ce nom aux pensées qui sont causées par quelque particulière agitation des esprits. »

Pour Spinoza, ce sont les passions tristes de l’âme, telles que la vanité ou le désir envieux, qui nous empêchent d’atteindre le bonheur. « La joie et la tristesse sont des passions par lesquelles la puissance ou l’effort de chacun à persévérer dans son être est augmentée ou diminuée, aidée ou empêchée. » Les passions agissent comme une force extérieure :

« L’essence d’une passion ne peut être expliquée par notre seule essence (selon les définitions 1 et 2, partie III), c’est-à-dire (selon la proposition 7, partie III) que la puissance d’une passion ne peut être définie par la puissance par laquelle nous nous efforçons de persévérer dans notre être, mais (comme il a été montré par la proposition 16, partie II) doit nécessairement être définie par la puissance d’une cause extérieure, comparée avec la nôtre. »

Chacun doit donc chercher à se comprendre lui-même afin que l’intellect le délivre de cette force extérieure inconsciente : « Un sentiment qui est une passion cesse d’être une passion, sitôt que nous en formons une idée claire et distincte. » Ainsi les sentiments ne seront plus excessifs et l’homme pourra vivre selon les commandements de sa raison.

Cette condamnation des passions et de leurs excès par les philosophes est toutefois de plus en plus contestée à partir du 18e siècle. La passion désigne désormais le moteur essentiel des grandes entreprises humaines (Diderot, Montesquieu), voire le fondement de l’activité (Hume). Pour Hume, la passion ne peut, le plus souvent, être opposée à la raison, car elle relève d’une nature différente et tout aussi essentielle. La rationalité est souvent impuissante comme seule guide de l’action et de la décision humaines et l’homme ne peut se passer de ses passions et émotions, qui elles-mêmes tirent leur origine de nos désirs et de nos besoins.

De même, pour Rousseau, « l’entendement humain doit beaucoup aux passions » (Discours sur l’origine des inégalités, 1755). Sans passion du savoir, par exemple, pas de progrès de la connaissance, connaissance qui permet à son tour d’éloigner l’homme de son animalité. Toutefois, pour le philosophes, les passions qui viennent de la société (et non de la nature humaine) sont mauvaises : « nos besoins nous rapprochent à mesure que nos passions nous divisent ; et plus nous devenons ennemis de nos semblables, moins nous pouvons nous passer d’eux (Du contrat social, 1762). D’où les querelles, la jalousie, la cupidité qui ne peuvent être régulées que dans les petites communautés égalitaires.

Le courant romantique dote la passion de nouvelles vertus. Kierkegaard, par exemple, voit son époque comme étant sans passion et sans engagement. Il propose pour dépasser l’opposition entre croyance et raison de chercher « ce qui est vrai pour moi », ma vérité subjective est ce qui est le plus essentiel pour moi. Pour être soi, il ne faut aller contre ses passions. Dans ce cadre les passions sont plus un bienfait qu’un mal ! « On a plus perdu quand on a perdu sa passion que quand on s’est perdu dans sa passion » écrit-il dans son roman philosophique Le Journal du séducteur (1843).

Pour Hegel (La raison dans l’Histoire, 1830), « rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion. » Seule la passion permet à l’homme de dépasser ses intérêts égoïstes, de mobiliser toutes ses énergies, de s’oublier au nom de fins qui le surpassent. Max Weber, dans Le savant et le politique (1919), adapte la formule à son approche compréhensive : « Rien n’a de valeur, pour homme en tant qu’homme, qu’il ne peut faire avec passion. » Sans passion, le monde devient froid, strictement  rationnel, le charisme se routinise et se perd.

De ce trop rapide survol par un néophyte en philosophie, je retiens deux grandes oppositions. La première, la plus classique, entre ceux qui voient dans la passion un risque et ceux au contraire qui y perçoivent une opportunité. La seconde, plus discrète, mais non moins intéressante, oppose une vision de la passion comme venant du plus profond de la personne, de son être et de son corps même et une approche de la passion comme force extérieure à l’individu (force liée au social, à l’Histoire ?).

1.2 De la pathologisation des passions à la recherche du mieux-être

Cette ambivalence (la passion peut être bonne ou mauvaise) et ce paradoxe (c’est une force extérieure cultivée de l’intérieur) de la passion en philosophie se retrouve en médecine. Pour la psychologie, voire la psychopathologie, la passion revêt d’abord une connotation négative et pathologique. Sur certaines échelles d’évaluation de l’état maniaque dans les troubles bipolaires, la passion se situe dans un état intermédiaire entre la normalité et la folie (Martin, 2013, pour lire une recension ). Dans le même temps, si les psychiatres positionnent les personnes diagnostiquées comme « maniaco-dépressives » du côté de l’irrationalité, de la dépendance, les malades ; quelques médecins soulignent aussi le fait que des personnages célèbres (artistes, politiciens, hommes d’affaires, etc.) ont dû leur succès à la mise en valeur de leur comportement maniaque et passionnel. Au-delà de ces individus exceptionnels qui ont su trouver dans leurs mondes sociaux respectifs les ressources pour sublimer ces affects hypertrophiés pour développer leur « pouvoir d’agir ». La clinique de l’activité (méthode d’analyse du travail en collaboration avec les travailleurs eux-mêmes, développée par Yves Clot), voit dans le « développement du pouvoir d’agir sur le monde et sur soi-même, collectivement et individuellement », un moyen d’échapper aux « passions tristes » (selon les termes de Spinoza) du ressentiment, de transformer la confrontation au réel et au social en plaisir.

Dans la théorie du burn-out de Maslach et Schaufeli (2001), la passion, dès lors qu’elle reste raisonnable, est un signe de bonne santé, de plaisir et d’efficacité au travail. Mais si elle est excessive, elle peut épuiser peu à peu les réserves d’énergie et de motivation du salarié et le conduire, pour se protéger, à déshumaniser les personnes qu’il a en charge ou à développer une attitude cynique envers son activité. Il perd alors toute passion voire tout intérêt pour l’objet de son travail, le rôle ou la mission qui faisait sa fierté. Mais où est la limite entre « trop » et « pas assez de passion » ? Repose-t-elle sur la personnalité et l’histoire de chaque individu, sur des normes collectives construites et entretenues, avec plus ou moins d’emprise sur chacun, par les communautés de travail ? Chacune à leur façon, la psycho-dynamique du travail (développée par Christophe Dejours), la clinique de l’activité (portée par Yves Clot), la psychosociologie du travail, mais aussi la sociologie (l’approche par les dispositions et les positions ou l’approche par la situation) insistent sur le rôle de l’environnement social, de l’organisation (formelle et informelle) du travail dans la genèse et la régulation des passions.

1.3 Un objet littéraire par excellence

En littérature également, la passion est l’objet de représentations contradictoires. Niklas Luhmann (L’Amour comme passion, 1990) note par exemple « qu’à partir d’environ 1760 se multiplient les romans dans lesquels les héros présentent leur Passion comme leur nature, et s’insurgent, au nom de la Nature, contre les conventions morales de la société. » En même temps, dans les romans d’amour, la passion, en privant celui qui la subit de sa raison, en le poussant à commettre des actes répréhensibles (comme l’adultère), peut parfois être assimilée à une maladie (Cossart, Usages de la rhétorique romantique, Sociétés & Représentations, 2002). Le mot « passion » se retrouve 46 fois dans Madame Bovary de Flaubert.

Les romans d’Emile Zola sur le travail fourmillent de références à la passion : 87 occurrences du terme (ou de ses dérivés) dans l’Argent, 59 dans Au bonheur des dames, 54 dans La bête humaine, 25 dans Germinal, etc. Dans L’Argent, Emile Zola note à propos d’un des personnages : « il se disait qu’il était peut-être trop passionné pour cette bataille de l’argent qui demandait tant de sang-froid » Un autre personnage voit ses bénéfices mangés « par la passion malheureuse du jeu ». Chez Zola, la passion est comme une maladie héréditaire : « ce sont les gens les plus honnêtes qui ont à souffrir plus tard de leurs passions, ou, ce qui est pis, des passions de leurs parents ».

Un petit détour par la littérature populaire contemporaine montre la dimension genrée des jugements portés sur la passion des personnages pour leur travail. Alors que pour les hommes, l’engagement passionné dans le travail est vu comme positif – et que c’est le manque de passion qui peut devenir un problème (l’indifférence est sa seule passion, écrit Chloé Thomas à propos d’un des personnages de Nos lieux communs, 2016) – les femmes, elles, sont vues comme menacées par une trop grande passion pour leur travail qui les amputerait de toute vie privée ou affective, ce qui pourrait-être en fin de compte néfaste pour leur santé. L’héroïne de Désolée, je suis attendue (Agnes Martin-Lugand, 2016), qui va de plus en plus mal, déclare à ses proches ou ses collègues qui s’inquiètent : « J’étais passionné par mon métier, ça me suffisait. De quoi avais-je besoin de plus ? » Dans ces romans, seule la passion amoureuse pourrait guérir les femmes malmenée par leur passion pour le travail ! Le personnage de Féminine d’Emilie Guillaumin s’engage dans l’armée de façon passionnée, avant de découvrir dans la douleur que cela ne lui convient pas. Dans Brillante (2016), Stéphanie Dupays écrit : « Claire veut un métier passionnant, avec des défis à relever chaque jour ». Pour l’auteur, « le surmoi a remplacé le contremaître, la passion pour l’entreprise le pousse à s’investir avec une intensité infiniment supérieure ». Mais le jour où Claire se retrouve placardisée suite à la jalousie de sa cheffe, commence pour elle une période de souffrance et de remise en cause. Dans Les visages écrasés (Marin Ledun, 2011), Deadline (2013) de la roumaine Adina Rosetti, Open-Space (2014) de l’américain Joshua Ferris, Mauvais coûts (2016) de Jacky Schwartzmann, des femmes actives et compétentes finissent par mourir de leur passion trop exclusive pour le travail ! On le voit bien, dans le jugement différencié porté sur la passion des hommes et des femmes pour le travail, les représentations sont le fruit de normes sociales profondément ancrées. Autrement dit, la passion est aussi une construction sociale.

2 – La passion : une construction collective

La vision commune, largement confortée par les psychologues et les conseillers d’orientation, repose sur l’idée que les personnes passionnées par leur travail sont celles qui seraient parvenues à travailler dans le domaine qu’elles aiment, c’est-à-dire celui pour lequel elles « seraient faites », en quelque sorte par nature. Il leur faudrait donc découvrir, au gré des expériences personnelles ou avec une aide professionnelle, leur « vraie nature », le projet qu’ils ou elles porteraient en eux. Dans un dossier de la revue Sciences Humaines consacré à la passion, Achille Weinberg (2016, p. 37) écrit : « Voilà la formule magique de la vocation. Devenir ce que l’on est ; trouver le métier qui correspond à quelque chose de profondément ancré en soi. » Et un peu plus loin, il ajoute : « Il est des gens qui s’épanouissent parfaitement dans les emplois de soins, de service ou d’artisanat. On peut être passionné de pâtisserie, de mécanique moto aussi bien que d’élevage de chèvres ». Pour lever toute ambiguïté, il ajoute : « chacun d’entre nous est censé avoir des centres d’intérêt stables au cours du temps car lié à sa personnalité, ses goûts et ses talents ».

Se trouve résumé ici une théorie psychologique des passion qui fait des talent, des goûts et des centres d’intérêt des caractéristiques personnelles, immuables et inscrites dans chaque individu. Cette croyance innéiste est particulièrement prégnante dans le monde des arts. Pourtant, des études variées et différentes ont bien montré comment la passion (comme le talent) pour telle ou telle pratique artistique était le fruit d’un travail collectif sans lequel le jeune aspirant artiste aurait bien du mal à entretenir le feu de sa vocation, voire même à trouver sa vocation.

2.1 La passion et la vocation artistiques comme constructions collectives

Izabela Wagner (Producing Excellence. The Making of Virtuosos, 2015) a mené une étude ethnographique très fouillée sur le parcours qui a conduit certains jeunes à devenir, malgré les obstacles, un(e) violoniste soliste virtuose, appelé(e) à jouer dans les plus grands orchestres symphoniques internationaux. Pour la plupart, il semble difficile de dire que le goût du violon viendrait essentiellement d’eux-mêmes. Il résulte plutôt d’une socialisation précoce à la musique et au violon. Il s’agit d’abord de l’influence de parents musiciens, essentiellement professionnels (dans 64% des cas étudiés) et plus rarement amateurs (16% des cas). Initiés très tôt à la musique, les futurs solistes ont commencé à un très jeune âge à prendre des cours de violon (la plupart ont commencé le violon entre 4 et 6 ans). Tous, à l’exception d’une jeune femme, affirment que sans la contrainte exercée par leurs parents, ils n’auraient pas atteint un tel niveau ! Il s’agit donc d’abord d’un projet parental exprimant le souhait de voir son (ou ses) enfant(s) atteindre(nt) les positions les plus valorisées dans le monde de la musique classique. Malgré cela, les violonistes solistes virtuoses rencontrés sont nombreux à parler de « passion » et de « vocation » pour la pratique de leur art. Cette passion, cependant, est héritée, voire imposée par les parents. La passion et le rapport au travail positif doivent donc sans cesse être entretenus par différentes méthodes : gratifications symboliques (par exemple quand un morceau particulièrement difficile est maitrisé), storytelling pour rappeler l’histoire glorieuse des grands violonistes du passé dans laquelle s’inscrivent les jeunes, chantage affectif ou autoritarisme, etc. Les échecs ou abandons sont attribués au « manque de passion ». Dans le même temps, la « passion » pour le violon renvoie de façon ambivalente à la souffrance des longues répétitions, à l’engagement exclusif au détriment de la vie privée, des loisirs et de la formation générale (ce qui conduit à mettre encore plus la pression pour la réussite). Souvent également, les enfants doivent quitter l’école et suivre des cours par correspondance afin de dégager plus de temps pour la pratique du violon, mais aussi pour rester dans un monde où le rapport au travail musical reste fort, où le sacrifice de son enfance fait sens.

Arrivés à 18-20 ans, les musiciens doivent devenir plus autonomes, même s’ils gardent des contacts informels avec leurs anciens maîtres pour les plus talentueux, pour trouver des concerts, des enregistrements, des compositeurs, etc. Les dispositifs destinés aux jeunes musiciens et enfant prodiges (bourses, concours, masters classes) se font plus rares et beaucoup doivent, dans la douleur, réajuster à la baisse leurs ambitions en devenant musiciens d’orchestres, professeurs, chef d’orchestre ou premier violon dans des philharmoniques de deuxième ou troisième rang. Il leur faut donc travailler pour maintenir un rapport positif à leur travail. La passion est sans cesse à reconstruire, à recalibrer, sur d’autres bases, avec d’autres motifs et étayages sociaux, au risque de perdre la motivation et de se voir exclu(e) de la carrière musicale.

Sur un registre moins interactionniste et plus bourdieusien, le travail de Joël Laillier auprès des jeunes danseurs de l’opéra de Paris illustre aussi le rôle de la socialisation familiale et des institutions dans la production et l’entretien de la passion pour la danse des jeune élèves de l’école de l’Opéra de Paris.

« Ainsi, de même qu’ils ont des dispositions à adhérer à l’Opéra en tant qu’élite sociale, les parents font preuve de dispositions à adhérer aux dispositifs d’élection. Il est possible de relire le placement de la fratrie dans ce sens : qu’il s’agisse d’un placement dans une pratique artistique intensive ou un placement dans une élite scolaire, plusieurs parents en parlent comme le résultat du don ou du talent de leurs enfants, y voyant l’inscription dans un destin singulier exceptionnel résultant d’une vocation supposée. Les parents intermittents du spectacle font preuve de cette disposition en orientant leurs enfants vers une pratique artistique qui doit être vécue sur le mode de la passion » (Laillier, Des familles face à la vocation, Sociétés contemporaines 2011, p. 75).

Une fois à l’école de l’Opéra de Paris, des concours réguliers, la mise en avant des réussites individuelles, une auto-glorification de l’institution et de ses élèves participent de l’entretien de la passion.

2.2 Le rôle des collectifs de travail

La dimension collective de la production et de l’entretien de la passion pour l’objet du travail ne se manifeste pas seulement dans les métiers artistiques. On la retrouve aussi, par exemple dans des recherches sur le travail artisanal. Dans sa thèse consacrée au parcours d’artisans ébénistes, Thomas Marshall (La fabrication des artisans, 2012) compare deux cas emblématiques : celui de Jean-Baptiste (61 ans) et celui de Claire (24 ans). Après un CAP d’ébénisterie en un an au cours duquel Jean-Baptiste fabrique son premier meuble et éprouve le plaisir de fabriquer une belle pièce, il entre dans une entreprise qui fabrique des meubles de style, en particulier Louis XV, d’abord à un poste de monteur (assembler les pièces et faire les finitions). Il apprend en observant et en recevant des conseils de la part des anciens, ceux qui travaillent bien. Après avoir travaillé dans deux autres entreprises pour diversifier son expérience (sculpture sur bois, poste de chef d’atelier) tout en suivant en parallèle une formation aux beaux-arts, il s’installe à son compte à 24 ans et parvient rapidement à faire reconnaître son savoir-faire auprès d’une clientèle locale. A différents moments de son parcours il peut mener des réalisations dans lesquelles il trouve des sources de fierté : rénovation des menuiseries d’une ancienne tour de l’école professionnelle, achat de beaux outils pour sa caisse, premiers meubles de sa fabrication, installation, premiers meubles vendus, expansion de son entreprise (jusqu’à 20 salariés)… Ce parcours est pour Thomas Marshall « fondé sur la passion ». La transmission de la passion est un phénomène social complexe : « Le métier n’est pas un virus, la passion de l’artisan ne se répand pas de façon directe ». C’est en se rapprochant d’enseignants et de collègues plus âgés qu’il perçoit comme passionnés que Jean-Baptiste peut entretenir cette passion : « J’allais vers des gens dans le même esprit, c’est-à-dire des passionnés, des gens qui travaillaient bien », déclare-t-il en entretien. Et plus loin, il ajoute : « Quand il y avait des nouveaux qui venaient, qui étaient passionnés, je leur transmettais. » C’est le fait de pouvoir partager une certaine vision du travail avec ses collègues, un même goût pour un certain style d’ébénisterie qui permet de construire et d’entretenir collectivement la passion.

Ça ne sera pas le cas pour Claire : Elle a décroché du lycée à 16 ans et poursuit un apprentissage de menuiserie (BEP en 2 ans). Si elle est intéressée par l’ébénisterie, elle doit commencer par apprendre la menuiserie avant de pouvoir se spécialiser sur les meubles. Sa formation en alternance, notamment durant les stages, lui laisse peu de temps personnel, pour une vie sociale adolescente. Elle doit s’accrocher pour tenir le rythme et trouver des éléments de motivation sur les deux ans de formation. L’ambiance est bonne avec ses collègues et le chef d’atelier et elle prend plaisir à créer, de sa propre initiative, des petits meubles ou objets à partir des chutes de bois récupérées dans l’atelier. Mais elle a le sentiment que le travail qui lui est demandé est trop répétitif, pas assez créatif ni collectif (chacun ayant une tâche limitée et spécialisée). Elle a l’impression de faire « des trucs qui servent à rien », même si la répétition des gestes participe de l’apprentissage du métier. Surtout, elle s’entend mal avec son patron, chez qui elle loge, et à qui elle reproche de ne pas partager ses propres recherches et inventions en ébénisterie qu’il développerait « dans son coin ». Son désir d’expériences positives, enrichissantes, marquantes n’est pas comblé et la possibilité d’exprimer et d’extérioriser ce qu’elle porterait en elle lui semble insuffisante. L’absence d’un collectif de travail qui permettrait de nourrir sa passion pour la création explique au final son échec.

Ces exemples montrent bien que la passion comme la définition de ce qui est passionnant ne peuvent venir d’un individu seul, de son intériorité psychique personnelle, mais se construisent à travers la famille, les institutions, les collectifs de travail, etc. C’est le paradoxe de la passion.

2.3 Ce qui est valorisant est ce qui est valorisé

Lors de l’étude collective que j’ai dirigée sur les diplomates (Piotet, Loriol, Delfolie, 2013), un représentant permanent (l’équivalent d’un ambassadeur auprès d’une organisation internationale), pour expliquer son engagement dans le travail, précise :

« C’est naturellement passionnant parce que ce qui est intéressant, c’est justement cette approche, c’est la généralité du monde, vous voyez ce que je veux dire, vous côtoyez une variété de métiers, techniques, culturels, économiques ou politique pure, les armements, le communautaire, les télécoms, etc. Et puis également, c’est cette approche globale qu’on peut avoir, on voit vraiment le monde, les grands sujets importants pour la planète sur lesquels on a un accès ; et puis, il y a un troisième élément qui est très intéressant, je pense, dans ce métier, c’est l’accès à des personnalités exceptionnelles. »

A plusieurs reprises, au début de notre étude en 2004-2005, il nous a été donné comme exemple de « personnalités exceptionnelles » Georges W. Bush et Saddam Hussein ! Pour des personnes extérieures au monde des relations internationales, ce ne sont probablement pas les personnalités que l’on rêverait a priori de rencontrer. Toutefois, il s’agissait avant le début de notre enquête, des deux personnages les plus cités dans les pages internationales des journaux ainsi que des dossiers les plus chauds et les plus suivis de la diplomatie. Ce qui est « passionnant » en diplomatie est bien une construction sociale. La façon dont les diplomates expriment leur passion, lors d’entretiens menés avec des chercheurs sur leur métier, ne peut être dissociée de l’identité professionnelle qu’ils souhaitent présenter, de la façon dont ils veulent définir leur rôle de médiateur et d’acteur de l’Histoire. Le diplomate n’est pas un dilettante, un mondain ni un privilégié mais un professionnel qui s’investit pleinement dans sa mission ! Il est possible de parler ici d’une forme « d’expression obligatoire de la passion » (Marc Loriol, dans Le travail passionné, 2015) visant à légitimer un métier pas toujours bien compris par le public. Ensuite, les éléments de leur travail que les diplomates associent à la passion au travail ne sont pas forcément les mêmes d’une personne à l’autre et peuvent faire l’objet d’une évaluation différente en fonctions des parcours, des situations. Une même activité pourra être jugée passionnante dans certains contextes (une carrière réussie, un poste en prise avec l’actualité ou l’intérêt du ministre, etc.), mais pas dans d’autres (poste isolé, supérieur peu reconnaissant, etc.) Ce n’est pas forcément la nature de l’activité qui la rend passionnante, mais ce que l’on peut en faire, l’écho qu’elle peut avoir, la reconnaissance, ou non, par les pairs. C’est d’une certaine façon ce que dit ce rédacteur : « C’est un dossier passionnant, mais tout dossier devient passionnant dès qu’on commence à gratter un peu ». Pour être durablement passionnante, une activité doit être reconnue comme telle par des autrui significatifs. Les diplomates à la représentation permanente (RP) auprès du conseil de l’Europe (à Strasbourg) ont le sentiment de s’occuper de dossiers très intéressants (les Droits de l’Homme, la culture, les relations avec la Turquie ou la Russie, etc.), mais le fait que leur travail soit quasiment ignoré par leur administration de tutelle au Quai d’Orsay rend plus difficile l’entretien de la passion (du fait d’un héritage de l’Histoire, cette RP était suivie pour les questions de désarmement stratégique, ce qui n’est plus au centre de ses préoccupation après la chute de l’URSS).

L’utilisation du mot passion (ou de ses dérivés) ne se constate pas dans tous les métiers. Dans mes nombreux entretiens avec des policiers ou des infirmières, qui sont pourtant souvent très engagés dans leur travail, le mot « passion » n’est pratiquement jamais utilisé (deux fois sur près de 200 entretiens). Par contre, dans les entretiens menés avec des agents du ministère des Affaires étrangères, environ 80 occurrences spontanées des mots « passion », « passionnant », « passionné » ont pu être notées sur près de 120 entretiens analysés. De même, au cours des entretiens menés avec Line Spielmann auprès de salariés de Scènes de Musiques Actuelles (Smacs), la passion est présente dans presque toutes les 26 interviews. D’autres études sociologiques montrent que le terme de passion est utilisé particulièrement souvent dans les métiers artistiques (Laillier, 2011 ; Buscatto, 2015 ; Wagner, 2015, Oughabi, 2015 ; Karakioulafis, 2015), sportifs (Bertrand, 2009 Slimani, 2015 ; Honta et Julhe, 2015 ; Leroux, 2015), de l’informatique et des technologie de la communication (Vendramin, 2004 ; Murgia, 2012), de la finance et du trading (Sarfati, 2012), de la mode (Arvidsson, Malossi et Naro, 2010), du journalisme et de l’édition (Morini, Carls et Armano, 2010), de la culture, etc. Quel est le point commun entre toutes ces activités apparemment hétérogènes ? Il s’agit de carrières très individuelles et personnalisées, dans lesquelles l’accès aux postes les plus prestigieux fait l’objet d’une rude concurrence basée sur le mérite et la domination individuelle. Le rapport au travail se construit dans un registre plus personnel qu’ailleurs, autour de l’idée d’un « style », d’un engagement vécus comme individuels (même si, comme nous l’avons vu, leur détermination est largement collective). Ce sont aussi des secteurs qui demandent souvent des sacrifices personnels et où il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus. La passion devient alors une forme d’auto-justification et un signe d’élection. Elle peut aussi être parfois une forme d’auto-exploitation.

3 – Une passion instrumentalisée par le management ?

Retraçant le développement d’un nouveau style de management dans la Silicon Valley, Walter Isaacson (Les innovateurs, 2016) écrit que les leaders « doivent encourager les autres à suivre leur passion et non leur donner des ordres ». Cette mobilisation de la passion et du plaisir au travail pour garantir l’engagement et la motivation des salariés, se traduit par la mise en place de formes ludiques de management, de relations informelles et décontractées. Si les grandes entreprises américaines des technologies de l’information et de la communication semblent avoir été les pionnières, ce mouvement s’est ensuite étendu à d’autres secteurs. D’après Luc Boltanski et Eve Chiapello (Le nouvel esprit du capitalisme, 1999), le capitalisme serait ainsi parvenu à récupérer à son profit la « critique artiste » du travail et la demande de sens exprimée par les salariés.

3.1 Instrumentaliser la passion et la compétition

C’est ce qu’illustre l’étude de Nathalie Leroux (Le travail passionné, 2015) sur les jeunes vendeurs des magasins Décathlon. Cette enseigne a fait le choix d’entretenir la passion sportive et le goût pour la compétition afin de susciter, dans un univers de concurrence ludique, motivation et surtravail. Décathlon embauche ainsi une population jeune, correspondant à l’imaginaire sportif des produits, et plus malléable (car sans grande expérience professionnelle antérieure). La moyenne d’âge en magasin est en effet de 28 ans. Les jeunes vendeurs sont incités à progresser dans la hiérarchie ou à partir. Cela permet à l’enseigne de maintenir une moyenne d’âge peu élevée et d’accroître les chances de promotion pour les heureux élus, augmentant ainsi l’attractivité du travail pour les nouveaux salariés fraîchement sortis du système universitaire, plus ou moins diplômés, et qui souhaitent, travailler dans le secteur du sport. Nathalie Leroux (Le travail passionné, 2015, p 213) conclue ainsi que « l’engagement sportif de ces jeunes cadres oriente en effet leur subjectivité au travail dans le sens proposé par l’entreprise et les invite à valoriser ce qui confirme le bien fondé de leurs choix antérieurs ». Mais cela se paye d’un gros investissement en travail, pas toujours récompensé en retour. Comme le dit un ancien vendeur cité par Nathalie Leroux :

Les salaires Décat sont inférieurs à la moyenne quoi qu’ils en disent… Autonome certes, si ton magasin et ton univers cartonnent, on te foutra la paix. Si on compte 66h hebdo d’ouverture plus 6h de réception et sans compter les 8 dimanches, les déménagements de nuit, les inventaires, etc., et seulement assez de vendeurs pour couvrir 75% de ces heures, je passais jusqu’à 70 heures au taf pour 1650€, donc j’ai déclaré forfait. Oui, Décat a été une super boîte pour les passionnés de sport et de commerce et le reste… du moment que vous pensez, parlez, respirez, mangez, buvez, pissez bleu. Alors là oui, vous aurez peut-être la chance de faire partie de ces non pas 25% mais 10% de “patrons” évolutifs jusqu’à ce quelqu’un le soit plus que vous…

Plusieurs travaux sur le travail dans le secteur des TIC (et dans une moindre mesure des arts) ont développé l’idée que les employeurs étaient parvenus à s’appuyer sur la passion et l’engagement des jeunes salariés pour leur activité afin d’obtenir un « travail gratuit », une valorisation extrinsèque par les employeurs de la motivation intrinsèque des salariés (selon l’expression de Mathieu Cocq, 2016). Un exemple peut être donné par le cas des programmateurs dans une petite entreprise de services Internet (Vendramin, Le travail au singulier, 2004) : surchargés de travail, ils accumulent les heures supplémentaires non payées et doivent, en plus, trouver le temps sur leurs loisirs de se former en permanence. Comme l’explique une de leur collègue graphiste : « Il y a tout le temps des nouvelles technologies, des nouvelles possibilités, donc, je pense que ça doit être une passion et qu’ils doivent être à ça tout le temps » (citée dans Vendramin). Une consultante dans une autre entreprise de services informatiques ajoute : « On ne peut pas tout avoir, avoir un métier qui est enrichissant [au sens de rémunérateur] et qui est passionnant. Par exemple, il y a des journées où, du matin au soir, je ne vois pas l’heure passer parce que ça me passionne. » Les faibles salaires, les heures supplémentaires non payées, l’absence de formations offertes par l’employeur, l’absence de syndicats et de conventions collectives sont vus par les professionnels des NTIC interrogés comme le « prix à payer » pour faire un travail passionnant (Vendramin, 2004).

3.2 Auto-exploitation et régulation de la passion

Même si le management ne cherche pas explicitement à mobiliser la passion des salariés en vue d’un surtravail, la possibilité de vivre sereinement ou non sa passion au travail dépend pour une large part de choix d’organisation. Dans une recherche menée sur les salles de concert dédiées aux musiques actuelles, Line Spielmann et moi-même avons pu constater que la régulation du rapport passionnel au travail parmi les jeunes salariés pouvait prendre des formes variables d’une structure à l’autre (Le travail passionné, 2015). Dans une première salle, les salariés font preuve d’un engagement très fort, ne comptant pas leurs heures, confondant leur vie professionnelle et leur vie privée (par exemple en allant voir des concerts ou en distribuant des tracts pendant leurs loisirs). Ils rechignent à se mettre en arrêt quand ils sont malades, n’envisageant pas de pouvoir se syndiquer, etc. Passionnés par leur travail et se percevant comme privilégiés d’être payés pour faire ce qu’ils aiment, ils se sentent toutefois insuffisamment reconnus par l’équipe de direction (plus âgée) qu’ils admirent, mais qui ne partage pas forcement la même vision qu’eux de l’action culturelle et de la musique. Cela les pousse à toujours vouloir en faire plus pour enfin pouvoir être pleinement satisfaits de leur travail, être mieux reconnus. À ce rythme, plusieurs ne tiennent pas, craquent (burn-out, dépression) et quittent la structure lorsqu’ils se sentent ouvertement désavoués par l’équipe de direction. Dans une autre salle, plusieurs conflits avec la direction et la municipalité qui finance la structure, mais aussi l’absence de perspectives de carrière pour les jeunes salariés, ont conduit à l’impression qu’un bon travail n’est pas possible et que cela ne vaut pas la peine de se fatiguer. Le directeur cumule son rôle avec celui de programmateur et laisse peu d’initiatives stimulantes à ses jeunes subordonnés. La démotivation a donc succédé à la passion (au bout de trois ans). Le ressentiment a conduit les jeunes salariés à limiter leur investissement. Certains déclarent même prendre des arrêts-maladie (alors qu’ils auraient pu venir travailler quand même) « par revanche ». La troisième salle est un peu différente. Les salariés sont presque tous dans les âges intermédiaires et partagent une vision commune de ce que doit être un « beau concert ». Ils ont connu des expériences de travail antérieures passionnantes mais très prenantes en temps et en énergie et sont heureux de pouvoir, dans leur poste actuel, combiner un travail intéressant et créatif, avec une relative préservation de leur vie privée. Les jeunes sont peu nombreux et occupent de positions provisoires (stage, CDD). Ils perçoivent leur travail comme une chance d’apprendre leur métier dans une structure dynamique et valorisante et n’entretiennent, de ce fait, pas de relations conflictuelles ou de concurrence avec la direction.

Conclusion

En conclusion, loin de n’être que l’improbable rencontre d’une vocation personnelle intrinsèque et d’un univers professionnel donné, la passion et le plaisir au travail sont des constructions conjointes complexes, objet de conflits d’intérêt et de choix d’organisation. L’autonomie et le dynamisme des collectifs de travail constituent des éléments essentiels dans la définition et l’entretien de la passion au travail. Celle-ci ne se décrète pas et le rôle du management se limite bien souvent à ne pas entraver, involontairement ou non, ces dynamiques collectives plutôt qu’à imposer de façon volontariste et artificielle une passion et un entrain que ne ressentiraient pas véritablement les salariés. La passion au travail suppose une autonomie collective réelle et des institutions fortes et légitimes pour tous. Or le monde du travail contemporain, qui individualise les parcours et les identités, délie et met en concurrence les travailleurs, ne favorise pas la construction de repères et de valeurs partagés. C’est justement pour pallier la mise à mal de la valorisation par les pairs du travail et de son objet que les managers et les spécialistes des ressources humaines en viennent à réclamer, dans une injonction paradoxale, l’engagement passionnel.

Texte initialement publié dans Bulles de Savoirs (revue en ligne aujourd’hui disparue), le 5 avril 2017, Rubrique « Sciences Sociales ».

 

Références

  • Arvidsson Adam, Malossi Giannino et Naro Serpica, (2010), « Passionate Work? Labour Conditions in the Milan Fashion Industry», in Journal for Cultural Research, 14,3, p. 295–309.
  • Bertrand Julien (2009), « Entre passion et incertitude : la socialisation au métier de footballeur professionnel », in Sociologie du travail, n° 51, p. 361-378.
  • Boltanski Luc, Chiapello Eve, (1999), Le Nouvel esprit du capitalisme. Paris, Gallimard, 843 p
  • Buscatto Marie (2015), « Aux fondements du travail artistique. Vocation, passion ou travail ordinaire? », dans Loriol et Leroux (dir.), Le travail passionné, éditions ERES, p 29-56.
  • Clot Yves (2006), « Clinique du travail et clinique de l’activité », in Nouvelle Revue de Psychosociologie, n° 1, p. 165-177.
  • Cocq Matthieu (2016), Co-création et mise au travail des joueurs : le cas d’une plateforme communautaire dans l’industrie du jeu vidéo, Journée d’études co-organisée par l’IDHES et le LISE : Le travail à l’épreuve des plateformes numériques, Nanterre le 18/11/2016.
  • Cossart Paula, (2002), « Usages de la rhétorique romantique », in Sociétés & Représentations, 1, n°13, p. 151-164.
  • Dejours Christophe, (1993), Travail : usure mentale – De la psychopathologie à la psychodynamique du travail, Bayard.
  • Dortier Jean-François (2016), Le réveil des passions, in Sciences Humaines, n° 280, p. 25-29.
  • Isaacson Walter (2015), Les innovateurs. Comment un groupe de génies, hackers et geeks a fait la révolution numérique, Jean-Claude Lattès.
  • Julhe Samuel et Honta Marina (2015), « Expression et maintien de la passion au travail chez les agents du ministère des Sports. Une approche par les capacités », in Loriol et Leroux (dir.), Le travail passionné, éditions ERES, p 153-182.
  • Kabbaj Thami (2011), Psychologie des grands traders. Editions d’Organisation.
  • Karakioulafis Christina (2015), « Être acteur professionnel en Grèce : un travail de passion ou un emploi comme les autres ? », in Loriol et Leroux (dir.), Le travail passionné, éditions ERES, p 89-115.
  • Joël Laillier (2011), « Des familles face à la vocation. Les ressorts de l’investissement des parents des petits rats de l’Opéra », in Sociétés Contemporaines, 2, n°82, p 59 – 83
  • Leroux Nathalie (2015), « La mobilisation de la passion sportive des cadres dans une entreprise de la grande distribution d’articles de sport », in Loriol et Leroux (dir.), Le travail passionné, éditions ERES, p 183-213.
  • Loriol Marc (2015), « Les diplomates et l’expression obligatoire de la passion dans le travail », in Loriol et Leroux (dir.), Le travail passionné, éditions ERES, p 215-244.
  • Loriol Marc et Spielmann Line (2015), « Quand la passion s’emmêle. De l’investissement de soi à la souffrance dans une MJC, scène de musiques actuelles », in Loriol et Leroux (dir.), Le travail passionné, éditions ERES, p 117-151.
  • Luhmann Niklas (1990), L’Amour comme passion : de la codification de l’intimité, Paris, Aubier.
  • Marshall Thomas (2012), « La fabrication des artisans. Socialisation et processus de médiation dans l’apprentissage de la menuiserie », Thèse sous la direction de Jacques Bonnet, Agrosup Dijon, Université de Bourgogne, 316 p.
  • Martin Emily (2012), Voyage en terres bipolaires. Manie et dépression dans la culture américaine, Paris, Rue d’Ulm.
  • Maslach Christina et Schaufeli Wilmar (2001), « Job burnout », in Annual Review of Psychology, Vol. 52, p. 397-422.
  • Morini Cristina, Carls Kristin et Armano Emiliana (2014), « Precarious Passion or Passionate Precariousness? Narratives from co-research in Journalism and Editing », in Recherches sociologiques et anthropologiques, 45-2.
  • Murgia Analisa (2012), « Stories of Gender. Hegemony and Resistance in Temporary Jobs », in Gendered Ways of Knowing in Science. Edited by S.Knauss, T.Wobbe and G.Covi, FBK Press, p. 117-196.
  • Oughabi Moufida (2015), « Ne vivre que de son activité de plasticien : une condition exclusive pour affirmer sa passion au travail ? », in Loriol et Leroux (dir.), Le travail passionné, éditions ERES, p 57-88.
  • Sarfati François (2012), Du côté des vainqueurs. Une sociologie de l’incertitude sur les marchés du travail, Lille, Presses Universitaires du Septentrion.
  • Slimani Hassen (2015), « L’économie de la passion. Formation professionnelle et turn-over des moniteurs(trices) équestres sous conditions sociales et affectives », in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 205, p. 21-41.
  • Vendramin Patricia (2004), Le travail au singulier – Le lien social à l’épreuve de l’individualisation, Academia Bruylant/L’Harmattan.
  • Wagner Izabela (2015), Producing Excellence. The Making of Virtuosos, New Brunswick, Rutgers University Press, 2015
  • Weinberg Achille (2016), « Comment trouver sa vocation ? », in Sciences Humaines, n° 280, p. 36-39.

La fatigue actuelle n’est pas seulement celle d’individus libres et autonomes

Marc Loriol, chercheur CNRS, membres de l’IDHES – Paris 1

Dans une tribune récente au journal Le Monde, Alain Ehrenberg a critiqué l’ouvrage de la fondation Jean-Jaures –Une société fatiguée ? – en estimant à juste titre que l’on ne peut pas traiter la société comme un individu, même si des transformations sociales peuvent expliquer une monté de la plainte de fatigue parmi les individus. A propos des entreprises, il explique que « l’imaginaire du travail n’est plus un imaginaire taylorien de l’exécution mécanique des ordres ou du suivi des cadences. On demande aux gens d’être responsables, autonomes, d’avoir de l’initiative, de développer des compétences de « savoir être », etc. Dans le système d’attentes collectives de l’autonomie, la question « que suis-je capable de faire ? » se substitue à « que m’est-il permis de faire ? ». Ce changement de nos régimes d’action exige de chacun des formes d’auto-contrôle émotionnel et pulsionnel qui étaient parfaitement marginales dans le taylorisme, ce qui donne une place nouvelle aux dimensions affectives du travail. »

Une telle analyse peut toutefois sembler bien rapide. Tout d’abord parce que le taylorisme est loin d’avoir disparu. Il s’étend même, sous des formes renouvelées, y compris en dehors de l’industrie, par exemple dans les centres d’appel, les entrepôts logistiques, les caisses des supermarchés ou le travail des postiers (comme l’a montré Nicolas Jounin), notamment du fait des outils numériques de contrôle et de gestion des activités à distance. Ensuite, parce que la fatigue au travail est un phénomène complexe et multiforme. Il n’existe sans doute pas une, mais différentes formes de fatigue qui mêlent de façon variable suivant les époques et les secteurs professionnels, fatigue et usure physique d’une part  et souffrance morale ou psychique d’autre part.

David Gaborieau, par exemple, dans son enquête sur les préparateurs de commande dans les entrepôts logistiques nous rappelle que ces ouvriers du tertiaire pouvaient, jusqu’au début des années 2000, être fiers de réaliser des belles palettes, à la fois esthétiques et pratiques (facilitant ainsi le travail du transporteur et de mise en rayon). Mais l’introduction de la commande vocale les a privés d’une grande part de leur initiative et de la possibilité de se valoriser par le travail tout en provoquant une explosion des troubles musculo-squelettiques. Leur fatigue est donc à la fois physique et psychologique, faute de stimulants psychosociaux et de reconnaissance dans le travail. Sur ce sujet, on peut aussi consulter l’article Mostafa Henaway sur notre site.

Contrairement à l’idée d’une fin du taylorisme, les enquêtes sur les conditions de travail montrent que le travail sous contrainte de temps ou dicté par des impératifs commerciaux, le fait de devoir fréquemment abandonner une tâche pour une autre non prévue, l’obligation de se dépêcher, l’imposition d’objectifs quantitatifs à atteindre, le port de charges lourdes, etc., sont de plus en plus répandus. A cela s’ajoute l’augmentation du travail de nuit et des horaires alternés, atypiques ou morcelés, des temps de transport, etc. Les raisons d’être fatigué dans son travail ne manquent donc pas. L’épidémie de Covid 19 a pu accroître la charge de travail de certains salariés de première ligne, notamment dans la santé, et parfois de télétravailleurs soumis à des objectifs accrus ou désireux de faire la preuve de leur activité par un surtravail.

Si dans le même temps, les enquêtes montrent aussi une augmentation de l’autonomie formelle et de la responsabilisation des salariés, cette « liberté » est en fait souvent contrainte par les objectifs et procédures à respecter. Elle est alors vécue négativement (obligation de se débrouiller seul en cas de problème, crainte de sanctions en cas d’erreurs, etc.).

Quand on interroge des salariés en fin de carrière ou retraités (comme je l’ai fait pour mon dernier livre, Les vies prolongées des usines Japy, ou avant dans mes travaux sur la police ou l’hôpital, l’on retrouve un constat largement partagé. S’ils reconnaissent que des améliorations ont été faites en ce qui concerne la sécurité et l’ergonomie des postes de travail, ils expliquent aussi que l’intensification du travail les a empêchés de réaliser un travail de qualité, un beau travail (comme les préparateurs de commande qui ne peuvent plus faire des « belles palettes »). Mais les cadences rendent aussi parfois difficile l’utilisation des équipements de protection individuelle (EPI) ou le respect des procédures de sécurité. De plus, tous ou presque déplorent que la transmission du métier et des valeurs qui lui sont associées ne se fasse plus. Ils expriment le sentiment d’une fragilisation des collectifs de travail dont la fonction était de réguler l’investissement dans le travail et la reconnaissance des qualités et apports de chacun. L’autonomie, quand elle peut être gérée collectivement pour favoriser un « bel ouvrage » et la préservation de la santé est une ressource et non une contrainte. Mais l’emploi d’intérimaires, la division du groupe ouvrier entre opérateurs, techniciens, et précaires, affaiblissent la capacité à résister ensemble aux organisations dysfonctionnelles et à l’appauvrissement du travail. Les occasions d’échanges et d’entraide sont réduites, tout comme le sentiment de partager des intérêts et un destin communs.

Dans beaucoup de cas, la pandémie a accru ces difficultés. L’augmentation de la charge de travail, la désorganisation des services, la montée des incertitudes et parfois la sous-activité forcée ont rendu le travail plus pénible, moins intéressant, tandis que dans le même temps, l’entretien des collectifs de travail et la coopération entre salariés étaient rendus plus difficiles par les confinements et le télétravail.

A l’hôpital, la première vague de Covid 19 a engendré un surcroit d’activités, de peurs et de tensions. Mais celles-ci ont parfois été rendues supportables, au début, par une plus grande autonomie, un renforcement des équipes autour d’un même but, un relâchement du contrôle des tutelles, le sentiment que les revendications des soignants seraient enfin entendues. Mais cette parenthèse a été de courte durée. Les agences régionales de santé, un temps dépassées par la situation, ont cherché à reprendre la main en imposant de façon démultipliée des directives déconnectées du terrain. Les réformes qui avaient, avant l’épidémie, augmenté le malaise des soignants (tarification à l’activité, fermeture de lits, flexibilisation des emplois, flux tendus, etc.) ont été poursuivies. Les tensions et conflits entre les équipes ont été attisés par le manque de moyens, les inégalités dans la répartition de la charge de travail supplémentaire, les arrêts maladies et les démissions, les désaccords et non-dits autour de la vaccination obligatoire, etc. Le résultat a été une explosion des burn-out, une fatigue généralisée des soignants. Pour plus de précisions, voir « Des soignants pris en tenaille entre la pandémie et les réformes néolibérales de l’hôpital, dans le numéro des Mondes du Travail intitulé « Travailler en temps de pandémie » (juin 2021).

Une des caractéristiques de la période actuelle est la difficulté à faire des projets, notamment collectifs. Participer à un projet valorisant parce que valorisé par ceux avec qui on travaille est une source primordiale d’énergie psychique dans le travail. C’est ce qu’avait pressenti Emile Durkheim à travers la notion de « force sociale » et ses interrogations sur le passage d’une « solidarité mécanique » à une « solidarité organique », plus délicate à construire et à entretenir. On est donc loin de La Fatigue d’être soi, diagnostiquée en son temps par Alain Ehrenberg.

Infiltrer Amazon. Ce que j’ai appris en m’infiltrant chez le géant des entreprises.

Pour s’organiser en faveur des droits des travailleurs, il faudra affronter le puissant mélange de surveillance, d’exploitation et d’avantages sociaux d’Amazon. Par Mostafa Henaway

Mai 2021, il est 23 h 30, et c’est mon premier jour en tant qu’amazombien – un travailleur de nuit chez Amazon. Je ne sais pas trop à quoi m’attendre alors que je me dirige en métro vers Laval, juste au nord de Montréal. Dans mon sac à dos se trouve une lettre de l’entreprise déclarant que je suis un travailleur essentiel qui sort après le couvre-feu. On m’a dit que je faisais partie des chanceux qui travailleront le jour de l’ouverture de leur nouvelle installation logistique.

En descendant du bus, juste après minuit, dans une zone industrielle perchée derrière un complexe de prisons provinciales, je m’approche lentement du bâtiment d’Amazon. C’est très éclairé. Tout est bien indiqué le long de la route. Il y a un agent d’accueil à l’entrée, pour s’assurer que je sache par quelle porte entrer. Vu les sommes investies dans ces installations, j’ai l’impression de pénétrer dans un terminal d’aéroport flambant neuf.

Avant le début de la formation, le directeur des opérations consent un effort supplémentaire pour contrecarrer les médias qui critiquent les conditions de travail des salariés d’Amazon. L’une des premières choses qu’il affirme à la douzaine de stagiaires devant lui est que les rumeurs selon lesquelles les employés doivent faire pipi dans des bouteilles pendant les longues périodes de travail sont « tout simplement fausses ». Nous pouvons prendre des pauses toilettes à tout moment, insiste-t-il. Dans les semaines qui suivent, l’accent est mis sur la santé et la sécurité – y compris les étirements rituels quotidiens où nous regardons le dessin animé d’un robot qui fait des exercices d’accroupissement en tenant une boîte Amazon, et nous l’imitons.

Mais au cours de mon mois en tant que prétendu associé d’Amazon, il me paraîtra évident qu’il s’agit d’un vernis recouvrant des conditions de travail dangereuses et la surveillance des salariés. Amazon montre ainsi qu’elle n’est pas seulement prête à faire pression sur les travailleurs pour qu’ils ne s’organisent pas pour défendre leurs droits, mais qu’elle est également prête à faire tout ce qu’il faut pour rester la seule entreprise en ville. S’il y a quelque chose qui distingue cette entreprise, c’est sa capacité à entretenir le mythe de la sécurité d’emploi et de la communauté d’appartenance à l’entreprise tout en devenant une force monopolistique qui exploite méthodiquement les travailleurs.

L’effet Amazon a transformé nos économies. Il exerce une influence sur les types d’emplois qui sont perdus ou créés. Et il a permis à Jeff Bezos d’amasser une richesse inimaginable, au détriment de l’état de santé de centaines de milliers de travailleurs dans ses entrepôts.

Maintenant, le désastre social se propage au Canada. Depuis la pandémie et la hausse de la demande de livraisons en ligne, Amazon s’est rapidement étendue dans ce pays depuis les États-Unis. Le 13 septembre, l’entreprise a annoncé qu’elle embaucherait plus de 15 000 nouveaux travailleurs à temps plein et à temps partiel, en plus des 25 000 emplois existants. Au cours de l’année écoulée, le nombre de de sites d’Amazon au Canada est passé de 30 à 46. Il s’agit notamment de centres d’exécution des commandes, de centres de tri et de postes de livraison.

J’ai pensé que le moment était venu de ne plus me contenter de lire des articles sur les abus dont sont victimes les travailleurs d’Amazon, mais d’y travailler moi-même, tout en cachant mon identité de militant syndical qui défend les droits des travailleurs. Je veux comprendre sur le terrain à quoi ressemble cet environnement de travail. Plus important encore, je veux comprendre le type d’organisation syndicale dont nous aurons besoin pour défier et affronter non seulement Amazon, mais l’ensemble du système de livraison et de logistique juste-à-temps, qui est devenu central dans notre économie contemporaine, et les inégalités qui l’accompagnent.

Devenir le robot industriel

Le jour où j’ai décidé de postuler, j’ai navigué sur le Web jusqu’au site d’Amazon. Après quelques clics, je suis entré dans un portail où l’on me posait une série de questions d’ordre psychologique, qui auraient tout aussi bien pu relever d’un conseiller d’orientation de lycée. L’examen a duré 30 minutes. Il y avait des questions sur les relations avec les équipes : si on me remettait un prix hypothétique, est-ce que je le garderais ou est-ce que je le donnerais aux autres membres de l’équipe ? On m’interroge également sur mon degré de satisfaction dans la vie, en demandant de préciser sur une échelle de 1 à 5. Bien que je ne sois pas certain de pouvoir être satisfait si je soumets une candidature à Amazon, j’apportai les réponses que je pensai qu’ils veulent entendre. À Dieu ne plaise, je ne suis pas satisfait, insatisfait et même peut-être désobéissant.

Le lendemain, j’ai reçu un message m’annonçant que je suis embauché – sans entretien, sans vérification de mes références, sans expérience professionnelle visible. On me demande de me rendre dans un centre d’embauche où un employé vérifie ma carte d’identité, pris une photo et m’a demandé mes disponibilités en termes d’horaires. On me laisse le choix : je peux faire un service de travail à l’expédition de 10 heures entre 1 h 20 et 12 h  durant les jours de semaine, ou travailler de 7 h à 17 h au centre de traitement des commandes, ce qui inclut un jour de week-end. J’apprends que ces horaires sont presque universels chez Amazon, avec des contrats qui stipulent que les travailleurs doivent obligatoirement être disponibles pour des heures supplémentaires pendant les saisons de pointe – travailler cinq jours, ou 50 heures, par semaine.

Je choisis l’équipe de nuit. Je suis maintenant un « amazombien ».

Dans le cadre des premières embauches, mes nouveaux collègues et moi sommes désignés comme des « badges bleus ». Les badges bleus sont considérés comme des embauches permanentes (des CDI, NdT), pour lesquelles les avantages sociaux entrent en vigueur immédiatement.

Amazon a largement limité le recours au travail intérimaire tout en créant un système d’intérim interne. Les badges blancs, contrairement aux badges bleus, sont des travailleurs temporaires qui peuvent être licenciés à tout moment. Le système de badges crée une main-d’œuvre soit docile du côté de l’effectif permanente sinon desespérée parmi les personnes embauchées comme travailleurs saisonniers. Amazon dit aux badges blancs qu’ils ont la possibilité de devenir des badges bleus, mais qu’il faut pour cela satisfaire à leurs quotas et obtenir l’approbation de la direction et des RH. On nous affirme régulièrement que le fait d’être embauché en CDI est un privilège, et que nous n’avons pas eu à travailler comme des malades pour passer d’un badge blanc à un badge bleu.

Le poste de livraison où je travaille au nord de Montréal est différent des centres d’exécution des commandes, semblables aux entrepôts que l’on associe à Amazon. Ces stations de livraison, introduites sur tout le continent, font partie de la stratégie d’Amazon visant à dominer le commerce électronique en créant son propre système logistique jusqu’au dernier kilomètre. Ne dépendant plus de FedEx, UPS, Purolator ou Postes Canada, Amazon peut désormais gérer la livraison pour ses propres produits, mais aussi pour les vendeurs tiers.

Un site de livraison employant près de 100 personnes veille à ce que, chaque jour, entre 25 000 et 35 000 commandes soient préparées avant 9 h du matin pour être livrées. Pour y parvenir, Amazon décompose le travail en mettant en place plusieurs tâches répétitives et effectuées à un rythme effréné. Le travail d’entrepôt est difficile à automatiser car il nécessite beaucoup de réflexion, de dépannage et de transport de boîtes et de colis de tailles diverses. Amazon a trouvé la solution : fusionner la technologie et le travail humain pour transformer les travailleurs en robots industriels.

Chaque jour, lorsque je commence mon service, j’enfile mon armature robotique. Nous prenons ce que l’on appelle un dispositif TCI – qui ressemble à un Smartphone géant – et l’attachons à un bras. Avec l’autre main, nous prenons un scanner. Nous nous connectons à notre appareil et, à partir de ce moment, nous ne contrôlons plus nos actions. Au lieu de cela, cet appareil déterminera où nous irons, quelles tâches nous accomplirons et si nous sommes un bon employé.

Les tâches elles-mêmes commencent par le déchargement de nombreux camions et le balayage d’articles sur des bandes transporteuses afin de s’assurer qu’un préparateur de commandes, à un stade ultérieur, saurait où placer l’article sur un rack. À ce stade, un magasinier scanne chaque article, le met dans un sac et commence à jouer à Tetris à grande vitesse pour s’assurer que chaque article peut entrer dans un sac avant de quitter l’entrepôt.

L’objectif de chacun est d’atteindre 300 articles par heure pendant toute la durée de son poste. Travailler à une telle vitesse avec des articles aussi divers que des livres, de la litière pour chats, des barbecues et même de grandes chaises ergonomiques crée une pression énorme. Bien sûr, on nous martèle de déplacer les objets en toute sécurité, que notre santé est une priorité, de ne jamais courir, de ne jamais soulever d’objets trop lourds. Mais ces recommandations commencent à ressembler à une plaisanterie, car le résultat est que nos quotas sont la seule chose qui compte. Si nous devenons trop lents, les boîtes s’empilent rapidement et provoquent un cauchemar au bout de la chaîne. D’après mes calculs, rester au top signifie déplacer une boîte toutes les 6 à 8 secondes.

Sur la ligne de l’entrepôt, notre appareil et notre scanner enregistrent chaque boîte ou paquet que nous touchons, puis le sac de tri dans lequel il est placé. Si nous plaçons l’article dans le bon sac, nous sommes récompensés par un voyant vert ; s’il est incorrect, un voyant rouge s’allume. L’appareil nous indique également quelle route de livraison nous devons préparer et quels paquets choisir.

L’appareil ne fait pas que nous guider, il devient notre superviseur. Non seulement nous sommes surveillés pendant les tâches de travail, mais les périodes d’absence sont une mesure qui affecte notre salaire. Moins vous êtes connecté ou plus longtemps vous êtes déconnecté, plus votre réputation auprès des superviseurs dégringole. Cela peut entraîner des audits et des réunions, ce qui rend les travailleurs anxieux.

La nature répétitive et rapide de ce travail a rapidement des répercussions sur mon corps. Je travaille debout 10 heures par jour, je scrute, soulève et déplace constamment, le tout au milieu de la nuit. En général, la douleur physique augmente pendant le service, à mesure que la pression augmente. En tant que préparateurs, notre responsabilité fondamentale est de faire sortir tous les colis avant 9 h. Cela peut signifier que nos pauses sont retardées et qu’il faut travailler pendant 4 à 5 heures d’affilée. Le seul moyen de trouver un répit est de se cacher dans les toilettes pendant quelques minutes.

À l’approche de 9 h, alors que les superviseurs, les assistants et les directeurs mettent la pression sur les travailleurs, nous nous dépêchons de ranger plus rapidement, soulevant des sacs de plus en plus lourds, trouvant n’importe quel moyen d’atteindre nos quotas. Peu importe que le travail soit désormais dangereux, l’essentiel est de respecter notre précieuse échéance de 9 heures du matin.

Le très grand frère nous regarde

Le matin d’un des derniers jours de mai, vers la fin de notre service, un gestionnaire demande à tout le monde d’arrêter immédiatement. Il a vu sur son ordinateur que deux paquets ont été égarés. Nous devons les retrouver. Notre ratio de 100 % de boîtes placées dans les sacs correspondants est ruiné, car deux paquets – seulement 2 sur 25 000 – n’ont pas été placés dans leurs sacs. Ce qui est étonnant, c’est que le responsable peut dire qui les a manipulés pour la dernière fois, qui les a scannés pour la dernière fois et dans quels sacs ils auraient dû se trouver. Il peut suivre les colis en temps réel dans l’entrepôt.

Chez Amazon, le pouvoir presque omniscient de la technologie est toujours en arrière-plan. Au début, personne n’en parle et personne ne vous dit comment fonctionne le système existant, et comment vous êtes surveillé. En tant qu’employé, j’ai fini par apprendre que mes patrons pouvaient surveiller en temps réel chacun de mes mouvements, mes mesures et le nombre de boîtes que je range. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à me rendre compte que près de la moitié des employés d’Amazon, une fois promus, doivent constamment surveiller et contrôler les employés qui leur sont inférieurs.

La surveillance la plus insidieuse à l’intérieur de l’entrepôt se présente sous la forme de caméras d’intelligence artificielle (IA). Comme elles sont visibles partout, au début de chaque service, nous avons l’impression que Big Brother nous observe. Amazon prétend que l’avantage de ces caméras est de s’assurer que nous suivions les protocoles Covid-19. De même, Amazon, aux États-Unis, a justifié l’installation de caméras IA à l’intérieur de ses camionnettes de livraison en affirmant qu’il s’agit de surveiller et de détecter les comportements à risque pour assurer la sécurité des conducteurs.

Mais les caméras IA ne font que les assurer de notre obéissance. Toutes les 6 minutes, les caméras IA analysent chaque travailleur et la distance qui les sépare, générant un rapport à la fin du service. L’utilisation de l’IA et des big data montre que la direction n’en a pas elle-même la maîtrise – elle est simplement là pour appliquer des algorithmes et des tâches prédéterminées.

Fidèle à son esprit, Amazon a également trouvé un moyen d’en tirer profit en commercialisant ses propres technologies de gestion du processus de travail. Elle appelle ce nouveau service Amazon Business Analytics. Cette subdivision permet à d’autres entreprises de louer la plateforme de métrologie qu’elles utilisent pour gérer les travailleurs. Les entreprises qui se rendent compte qu’elles n’ont pas les ressources nécessaires pour rivaliser avec Amazon peuvent simplement louer sa plateforme pour réussir. Les implications sont claires. Le modèle de travail d’Amazon pourrait bientôt être exporté dans tous les secteurs et sur tous les lieux de travail. La question qui se pose alors est la suivante : pourquoi accepterions-nous, sur nos lieux de travail, un mode de surveillance que nous n’accepterions pas en public ou dans nos quartiers ?

Le leitmotiv d’Amazon : « Nous sommes une grande famille »

Au cours de la première semaine, je demande à plusieurs de mes collègues si cet emploi représente pour eux un emploi sur le court ou long terme. À ma grande surprise, beaucoup me disent qu’ils voient Amazon comme un emploi stable, une carrière potentielle, et qu’ils imaginent gravir les échelons. Beaucoup de nos superviseurs travaillent chez Amazon depuis seulement quelques années, mais ils ont déjà atteint le niveau de supervision et du management « de terrain ». Lors des déjeuners, les superviseurs partagent leurs histoires personnelles de progression triomphante dans l’échelle. Tout cela sert d’horizon séduisant : supportez les conditions de travail exténuantes et peut-être, vous aussi pourrez monter en grade.

Beaucoup de mes collègues sont de nouveaux arrivants : soit des réfugiés syriens, soit des migrants plus jeunes, de la deuxième génération. Pour ces travailleurs racisés, trouver un emploi stable et décent est presque impossible. Les réfugiés et les immigrés font de plus en plus partie des travailleurs pauvres, qui endurent des jobs précaires, piégés dans des secteurs tels que l’entreposage, le travail à la chaîne et l’agro-alimentaire, où ils sont confrontés à de bas salaires, à des conditions de travail dangereuses, et surtout des emplois non couverts par une action syndicale.

Dès le moment où j’ai soumis ma candidature, j’ai remarqué comment Amazon réussit à se distinguer d’autres employeurs. Par exemple, avant de commencer, Amazon m’a donné un bon de 100 dollars pour acheter des bottes de sécurité, ainsi que quelques formulaires à remplir pour bénéficier d’avantages sociaux. Les avantages sociaux offerts par Amazon varient d’un pays à l’autre, mais ils sont importants – surtout aux États-Unis. Ils vont de l’assurance médicale complète, à l’assurance dentaire, à l’assurance de santé mentale, au congé parental, à un congé maladie payé limité, à la retraite, aux actions de la firme et à une remise de 10 % sur les achats. Le salaire horaire de départ, lorsque j’y travaillais, était de 16,25 dollars (canadiens) et il a été porté à 18 (l’équivalant de 14,5 US$ ou de 13 €, NdT). Dans un post Facebook que j’ai vu, un travailleur américain qui venait d’avoir son premier enfant a remercié Amazon pour le congé parental de 20 semaines. Aux États-Unis, il s’agit d’une amélioration considérable pour les travailleurs à bas salaires, le congé parental habituel varie de 3 à 6 semaines.

Lorsque j’étais chez Amazon, le sentiment d’appartenance à une grande famille, le sentiment que l’entreprise prend soin de ses travailleurs, est cultivé lors des réunions quotidiennes – au cours desquelles nous faisons des étirements rituels, suivi d’un échange où chacun devait présenter une de ses réussites au travail. Nous étions encouragés à applaudir pour chaque histoire. Lors des sessions de formation, on nous demandait même de crier tous ensemble la devise des travailleurs d’Amazon : « We write history ! We have fun ! We work hard ! (« Nous écrivons de l’histoire ! Nous nous amusons ! Nous travaillons dur. »)

Ces tentatives de créer un sentiment de camaraderie entre les travailleurs, et d’adhérer à la culture d’entreprise d’Amazon, sont cruciales pour le fonctionnement. Les images d’Amazon sont partout. C’est un véritable culte de l’entreprise, pas de Bezos en personne. Les superviseurs nous rappelleront constamment que ce que nous faisons chaque nuit et chaque jour n’est pas pour Jeff Bezos, ni même pour nous, mais pour nous assurer que nos clients soient heureux. Si nous sommes trop lents ou si nous ne travaillons pas assez dur, nous laisserions tomber notre famille – une conception très large de la famille en fait.

Amazon utilise le culte de l’entreprise à l’intérieur des entrepôts pour faire croire aux travailleurs qu’ils contribuent à son amélioration, pour qu’ils comprennent que leur voix compte. L’entreprise se sert de My Voice, un forum de discussion en ligne dans lequel les travailleurs peuvent faire part de leurs suggestions, de leurs critiques et de leurs idées pour améliorer le processus de travail. Les responsables d’Amazon encouragent le covoiturage et prennent en compte les suggestions d’amélioration des mesures relatives à la diversité ethnique. L’entreprise se vante d’avoir installé des salles de prière multiconfessionnelles et la possibilité d’obtenir des repas halal réchauffé au micro-ondes dans ses locaux.

Amazon ne met pas ouvertement les salariés à la porte. Elle laisse le travail se faire tout seul. Par exemple, l’entreprise offre aux travailleurs la possibilité de se former pour devenir de meilleurs « associés ». Les travailleurs sont récompensés pour leurs bons résultats, mais ne sont pas renvoyés en cas de mauvais résultats. Si vous êtes lent, on vous prendra à part, on vous donnera des conseils ou on fera appel à un formateur. Officiellement, la manière dont les travailleurs sont licenciés est basée sur un système à six points mais, en réalité, Amazon préfère que les travailleurs démissionnent, par attrition physique, ce qui signifie qu’elle ne risque pratiquement jamais de faire l’objet de plaintes pour licenciement injustifié ni de subir des sanctions pour avoir empêché les salariés d’exercer leurs droits fondamentaux.

Lorsque les travailleurs quittent leur emploi, la plupart du temps parce que leur corps n’en peut plus, cela ne représente pas un coût réel pour Amazon parce qu’elle a intégré, dans son système de gestion, un taux de turn over élevé. La façon dont Amazon s’est adaptée à des niveaux extrêmes de turn over est évidente dans son système de RH. Aux États-Unis, vous pouvez simplement « démissionner » sur votre application Amazon.

Cette approche très raffinée de la carotte et du bâton a fonctionné incroyablement bien pour repousser les tentatives d’organisation des travailleurs – jusqu’à présent. Après tout, quels que soient les petits différends que vous pouvez avoir avec votre famille, vous ne lui tournez pas le dos.

Les défis de la syndicalisation

Cette année, la fortune personnelle de Jeff Bezos a atteint 197,8 milliards de dollars, ce qui en fait l’homme le plus riche du monde. Tout au long de la pandémie, Amazon a vu sa capitalisation boursière s’accroître jusqu’à 1 800 milliards de dollars américains – un montant supérieur à l’ensemble du PIB du Canada, qui était de 1 640 milliards de dollars en 2020. Selon le Forum économique mondial, en 2020, Amazon est devenue le cinquième plus grand employeur privé au niveau mondial, avec plus de 1,2 million de travailleurs dans le monde, sans compter la main-d’œuvre saisonnière ou temporaire.

Alors comment défier une telle entreprise dans un contexte où le néolibéralisme a érodé de plus en plus notre filet de sécurité sociale et la possibilité d’un niveau de vie décent, et lorsque les travailleurs expriment leur gratitude envers la même entreprise qui a été accusée d’« éviter agressivement » des milliards de dollars d’impôts ? Cette même société qui a étouffé les droits des travailleurs et les tentatives de syndicalisation ?

Amazon est sous les feux de la rampe au Canada depuis que l’International Brotherhood des Teamsters [le syndicat des Teamsters organise historiquement les chauffeurs de poids lourd et développe désormais une action de syndicalisation dans le secteur de la logistique NdT] a annoncé sa campagne de syndicalisation d’un centre d’exécution Amazon YEG1, situé à Nisku, dans l’Alberta, non loin d’Edmonton. Il s’agit de la première campagne de syndicalisation chez Amazon au Canada, et ce sera un test historique pour le mouvement syndical au Canada.

Elle survient au lendemain d’une défaite écrasante des efforts du Retail, Wholesale and Department Store Union (RWDSU) à Bessemer, dans l’Alabama, où une campagne de syndicalisation a finalement échoué. Après le vote de Bessemer, on a beaucoup analysé les raisons de la défaite du syndicat, de la manière dont il avait mené sa campagne en réponse à la stratégie et aux tactiques d’Amazon. S’il est vrai que la pression exercée par les syndicats a forcé Amazon à augmenter les salaires, le fait qu’une seule usine Amazon au Canada ou aux États-Unis n’ait pas encore été syndiquée reste une menace existentielle pour le mouvement syndical dans son ensemble.

Les difficultés rencontrées par les syndicats pour s’implanter dans les grandes firmes comme Wal-Mart et Amazon ne proviennent pas uniquement des tactiques viscéralement antisyndicales et de l’intimidation d’Amazon. L’un des obstacles réside dans la stratégie de gestion d’Amazon visant à créer une main-d’œuvre à deux vitesses. D’une part, l’amazonien engagé restera un travailleur à long terme. D’autre part, le travailleur indésirable finira par démissionner après quelques jours ou quelques mois. Ceux qui restent comme travailleurs à long terme, et qui seraient la cible de toute campagne syndicale, ont tendance à être loyaux, tandis que ceux qui ne supportent pas le travail seront partis avant même d’avoir eu la chance de signer une carte syndicale.

Cette rationalisation, qui consiste à distinguer les stables et les vulnérables, fait partie intégrante de la stratégie d’Amazon et qu’il a été révélé que l’entreprise payait jusqu’à 5 000 dollars les employés à plein temps des entrepôts qui démissionnaient. Selon Melanie Etches, porte-parole d’Amazon : « Nous voulons que les salariés qui travaillent chez Amazon aient envie d’y être. ». Un petit chèque permet de faire partir plus rapidement les mécontents et les récalcitrants.

Une autre raison pour laquelle Amazon est si opposée aux syndicats est peut-être parce que cela jetterait un grain de sable dans sa machinerie rapide, complexe et fragile : la capacité de vendre 12 millions d’articles différents et de les livrer dans un délai d’un à deux jours repose sur une chaîne d’installations étroitement liées entre elles – des centres de tri à l’aéroport Amazon du Kentucky, en passant par les centres d’exécution et les stations de livraison. Il n’y a pas de marge d’erreur. Chaque centre d’exécution est spécialisé dans des articles spécifiques à proximité des grands centres urbains. Par exemple, une commande peut arriver de Brampton ou de l’extérieur d’Ottawa, et le rayon maximal serait de 7 heures pour n’importe quelle station de livraison.

Si un camion ne se présente pas à l’heure, cela peut retarder les commandes de 12 à 24 heures supplémentaires. Le modèle organisationnel du lean en matière de stockage et de distribution des marchandises permet une expédition rapide et gratuite pour les clients, mais à un coût humain élevé. Si une campagne syndicale réussie dans un centre de traitement des commandes faisait baisser les quotas de production afin de garantir des conditions de travail humaines, cela entraînerait une énorme perte de vitesse dans l’expédition et la livraison des commandes. Pour garantir la fluidité des livraisons, il est donc essentiel de maintenir les syndicats à l’écart; ce qui signifie également que la menace qu’une syndicalisation réussie des travailleurs pourrait obliger l’entreprise à consentir d’énormes concessions.

Amazon s’est infiltrée dans tous les aspects de nos vies et dans la façon dont nous produisons, distribuons et consommons. Pour Amazon comme pour nous, chaque campagne de syndicalisation est un moment décisif. La syndicalisation des travailleurs d’Amazon ne doit pas se limiter à l’adhésion et au versement de cotisations mais doit être considérée comme une bataille syndicale des plus importantes.

À mesure que nos économies se tournent vers le commerce électronique, faisant de l’entreposage ou de la distribution un secteur d’emploi essentiel, la gestion d’Amazon aura un effet massif sur l’ensemble de l’économie. La dépendance d’Amazon à l’égard d’un énorme bassin de travailleurs précaires et racisés à la recherche d’un moyen de subsistance est un laboratoire pour l’économie du futur.

Alors qu’Amazon établit des normes en matière de conditions de travail dans le secteur, nous devons tirer les leçons des campagnes réussies aux États-Unis – comme le blocage de HQ2 à New York par des organisations communautaires en coalition avec des syndicats, ou la nouvelle loi californienne sur la sécurité, adoptée en septembre 2021, qui vise à protéger les salariés dans les entrepôts en réglementant les quotas que les travailleurs doivent respecter si cela rend le travail dangereux.

Au Québec, le centre des travailleurs immigrés, où je suis employé, a organisé une commission du travail en entrepôt, demandant un décret provincial pour réguler l’économie d’Amazon, via les salaires ainsi que les normes de santé et de sécurité. Nous avons proposé de nous attaquer aux inégalités sociales racialisées que produit le système Amazon, de limiter le pouvoir dont dispose cette firme dans le façonnement de nos économies et de nous organiser afin que les salariés et les communautés reprennent le contrôle du titan du capital mondial.

Personnellement, après un mois de travail dans les locaux de Laval, j’en ai vu assez. Pour donner ma démission, j’ai appelé un numéro, le 1-800, et parlé à un représentant du service du personnel qui a simplement mis mon dossier à jour. C’était impersonnel et cela m’a semblé être une fin appropriée – j’avais fait l’expérience de ce que c’est que de devenir un rouage de la machine géante qu’est Amazon, pressurisé de chaque gramme possible d’énergie humaine. La fatigue des travailleurs à la fin de leur journée ne laisse que peu de temps pour les autres – pour ma part, j’avais à peine l’énergie de parler à quelqu’un d’autre que ma famille, et encore moins de participer à des activités militantes ou d’organiser des réunions.

Mais cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas nous organiser et gagner, car ailleurs aussi les travailleurs s’engagent et s’organisent tous les jours malgré la fatigue et les énormes difficultés. En quittant l’entrepôt le matin de ma dernière journée de travail, j’ai imaginé une armée d’amazombiens sortant de leur sommeil et s’unissant en grand nombre pour défendre les droits des travailleurs et de meilleures conditions de travail.

 

Mostafa Henaway

Mostafa Henaway est réfugié politique, devenu militant communautaire au Centre des Travailleurs Immigrés de Montréal et doctorant à la Concordia University.

[article publié initialement sur Breachmedia Canada; traduction Stephen Bouquin et Nadine Loszycer]

 

Les Mondes du Travail: appels à contribution pour les numéros 28, 29 et 30

Voici notre calendrier de publication.

• Le numéro 28 sera un numéro « Varia-junior» (parution avril 2022).

Nous privilégions les papiers proposé·e·s par les chercheur·e·s non statutaires, doctorant·e·s, vacataires autour de thématiques et objects variés, ayant un lien direct ou indirect avec le travail et les relations de travail.

Date de livraison des papiers : 15 janvier 2022 / date de parution du n°28 avril 2022

• Le numéro 29 contiendra un dossier sur travail et écologie. La coordination est assurée par Alexis Cukier, David Gaborieau et Vincent Gay.

Date de livraison des papiers : 31 mai 2022 / Date de parution du n° 29 octobre 2022

L’appel à contribution peut être téléchargé ici

La page permettant de le faire circuler sur les réseaux sociaux se trouve ici

• Le numéro 30 contiendra un dossier sur l’évolution des relations professionnelles et du dialogue social. La coordination est assurée par Sophie Béroud et Jérôme Pélisse

Date de livraison des papiers: 15 octobre 2022 / date de parution du n°30 en avril 2023

L’appel à contribution peut être téléchargé ici

La page permettant de le faire circuler sur les réseaux sociaux se trouve ici

 

 

 

Représenter, revendiquer, dialoguer…  Quelles transformations des relations professionnelles ?

Appel à contribution le dossier du n°30 (printemps 2023)

Dossier coordonné par Sophie Béroud (Univ de Lyon 2), Jérôme Pélisse (SciencePo Paris)

Un ensemble de mesures (lois et ordonnances) prises sous les mandats présidentiels de F. Hollande et d’E. Macron ont remodelé en profondeur le cadre et les formes des relations professionnelles en France. De la loi Rebsamen et de la première loi Macron (2015), en passant par la loi Travail (2016) et les ordonnances (2017), une véritable entreprise idéologique et pratique de refonte à la fois du droit du travail, mais aussi d’institutions comme les Prud’hommes et surtout des formes de la représentation syndicale s’est déployée au nom de la promotion d’un « dialogue social » plus « professionnalisé ». L’objet de ce numéro consiste à en proposer un bilan critique, étayé par des études empiriques, en restituant la cohérence interne de ces différentes réformes, c’est-à-dire en traitant aussi bien des implications liées à la mise en place des CSE sur le travail de représentation syndicale (mais aussi sur celui des DRH) dans les entreprises, que de la transformation des formes d’intervention sur les questions de santé au travail et de conditions de travail après la disparition des CHSCT (et la mise en place des CSSCT) ou encore de la profonde déstabilisation de l’institution prud’homale, de moins en moins sollicitée ces dernières années. Centré sur la France, le dossier visera à interroger avant tout les implications de ces changements sur les pratiques des principaux acteurs des relations professionnelles en faisant varier les échelles d’observation (du local au national). Il permettra in fine de questionner par là même la singularité de ces évolutions dans un contexte plus large, au niveau européen, voire international. Plusieurs thématiques pourraient ainsi être abordées :

1) On pourra s’interroger sur la transformation des liens de représentation entre les salariés et les représentants du personnel (élus au CSE, membres de leurs diverses commissions, représentants de proximité) dans des contextes de réduction des mandats, des heures de délégation mais aussi de fonctionnement des CSE sur des périmètres souvent larges. Des études empiriques menées dans le cadre des enquêtes Post-Réponses DARES, pour France Stratégie ou dans d’autres contextes (projets collectifs de recherche, doctorats, mémoires de masters) pourront être ici mobilisées afin de rendre compte de divers phénomènes. On peut évoquer les difficultés d’appropriation ou d’endossement des mandats d’élus au CSE ou de représentants de proximité, dans un contexte de renouvellement des candidats imposés par les dispositions sur la parité ;  la façon dont ces nouveaux mandats s’articulent entre eux (et comment cela se traduit en termes d’offre d’engagement pour les salariés), mais aussi des processus de désengagement rapide ou, à l’inverse, de possibles revitalisations du rôle des  délégués syndicaux, soutenus par l’inversion de la hiérarchie des normes qui fait des accords d’entreprise (pour lesquels, de manière générale, les délégués syndicaux ont le monopole de la signature), la source de production principale des règles du travail depuis 2016 et 2017. Des éclairages particuliers pourraient être apportés sur les TPE / PME, et notamment sur des entreprises qui ne disposaient pas d’IRP avant la mise en place des CSE. A quel point l’instauration de celui-ci a -t-il permis de formaliser les relations sociales pré-existantes et comment analyser ce qui s’est joué dans ce processus d’institutionnalisation ? Comment ces nouvelles instances et leur fonctionnement permettent-ils d’interroger à nouveau frais l’imbrication entre les dimensions formelles et informelles des relations sociales en entreprise et de dépasser l’opposition entre ces deux manières, formelles et informelles, de construire, se rapporter et utiliser les règles dans les situations de travail ?

Dans la lignée de ces premiers questionnements, il pourrait être également intéressant d’éclairer les dynamiques de professionnalisation des élus, tant au regard de ce ces derniers font concrètement dans les instances, de la façon dont ils les préparent, mais aussi au regard des formations qui leur sont proposées et des compétences attendues ou promues qu’ils développent pour exercer leurs mandats. Des éclairages sur les pratiques effectives des « formations communes au dialogue social » instaurées depuis 2016, entre représentant.es des employeur.ses et représentant.es des salarié.es pourraient être ici bienvenues. Il s’agira aussi de voir comment les élus CSE ont réussi à investir les CSSCT et en stabiliser le périmètre d’intervention : observe-t-on un réinvestissement des anciens élus CHSCT dans ces nouvelles commissions ? A quel point la période de crise sanitaire a-t-elle favorisé une stabilisation et une montée en puissance éventuelle des CSSCT existantes ?

Des contributions pourront également porter sur d’autres acteurs des relations professionnelles (inspecteurs du travail, juges prud’homaux, experts auprès des CSE et CSSTE) ou d’autres procédures (référendum par exemple), en rendant compte de la manière dont les changements institutionnels liés aux lois Travail et aux ordonnances Macron pèsent également sur leurs pratiques et leurs usages.

2) Au-delà de la transformation des acteurs, le dossier accueillera aussi avec intérêt l’analyse de négociations d’accords. Il pourra s’agir d’accords d’entreprise, d’établissement, d’Unité économique ou sociale ou de groupe, mais aussi de branche ou d’accords nationaux interprofessionnels dont les paramètres ont changé avec les réformes engagées dans la dernière décennie. La redéfinition du rôle des branches et des accords d’entreprise, autant que celui du Code du travail, devenu supplétif pour bon nombre de règles (mais pas sur tous les thèmes non plus !), pourra notamment être interrogée en étudiant les usages qui en sont faits par les acteurs, tout comme le développement des accords de performance collective. Un volet d’analyse des discours pourrait aussi être envisagé afin de repérer les conditions de production et de circulation dans différents espaces sociaux et professionnels (clubs, think tanks, instituts de formation, ouvrages…) des principales formules ou éléments de langage associés à la promotion d’un « dialogue social » fortement décentralisé, à qui l’Etat et les légistes laissent a priori fortement la main.

3) Enfin, un troisième axe pourra s’intéresser aux évolutions des modes de régulation des tensions et des conflits dans le monde du travail, en lien avec les transformations que connaît ce dernier aussi bien en termes de digitalisation, automation, numérisation qui touchent aussi bien les activités de travail que les statuts d’emploi. Le développement accru de relations professionnelles procéduralisées, mais aussi, sur d’autres plans, de rapports de force plus ou moins explicites et brutalement affirmée, pourrait être étudié sur divers types de terrains. Monographies d’entreprise, analyses sectorielles ou territorialisées des manières, par exemple, dont les relations professionnelles sont de plus en plus enrôlées par l’action publique, instrumentalisées par certains acteurs, investies (ou désinvesties) comme espaces de résistance constituent autant de manières possibles d’explorer ces transformations récentes des relations professionnelles. Celles-ci contribuent-elles à une redistribution des cartes et à un basculement des modes de régulations du travail dans un contexte de verticalisation des pouvoirs et d’accroissement des relations de concurrence entre travailleurs.ses, entre entreprises, entre pays ? Ou ne font-elles qu’infléchir des évolutions, ne se trouvant, comme de nombreuses réforme auparavant, que faiblement appropriées par les acteurs ? La gestion de la pandémie qui s’est diffusée en 2020 et les mesures prises pour y faire face – du quoi qu’il en coûte visant à soutenir les entreprises et les salariés, aux ordonnances du 30 mars 2020 autorisant de nouvelles et amples dérogations en matière de temps de travail, en passant par la diffusion inégalement généralisée du télétravail et les impacts très variables de la gestion de la pandémie sur les activités de travail – constitue également un accélérateur autant qu’un révélateur d’évolutions en cours des relations professionnelles, que les articles pourront aussi envisager.

Les propositions pourront porter enfin, au-delà de ces trois axes, sur d’autres aspects des transformations des relations professionnelles depuis une dizaine d’années en France. Les recours à la justice du travail (en forte baisse aux prud’hommes), les thèmes et enjeux des négociation (des conditions de travail au salaire, à la formation, aux temps ou lieux de travail), les répertoires d’action qu’emploient leurs acteurs (y compris patronaux ou managériaux, dans les entreprises mais aussi en dehors) pour se coordonner et s’affronter, déplacer des rapports de force, imposer ou résister à des projets de réforme, de réorganisation, de restructuration ou de gestion renouvelée de la main d’œuvre, constituent autant d’entrées possibles qui pourront trouver place dans le dossier.

Les articles, d’une taille d’environ 40 000 signes, sont attendus pour le 15 octobre 2022. Des projets d’articles de 3000 signes (maximum) peuvent être envoyés en amont, avant le 6 mai 2022 aux coordinateurs du dossier, aux adresses suivantes : sophie.beroud@univ-lyon2.fr et jerome.pelisse@sciencespo.fr.  avec copie à  info@lesmondesdutravail.net  

 télécharger l’appel en format pdf