Au fil de l’eau

Vers un travail écologique : penser les tensions et articulations

Appel à contribution dossier thématique n°29

Date de livraison des papiers => 31 mai 2022 // Date de parution => Octobre 2022

Coordination: Alexis Cukier, David Gaborieau, Vincent Gay

La crise des écosystèmes connaît depuis quelques années une accélération dangereuse. Devenue visible à travers le recul de la biodiversité, le dérèglement climatique, l’acidification des océans, la multiplication et l’ampleur inédites des incendies de forêt, la fonte de la calotte polaire ou le dégel du permafrost, la crise écologique est en passe de franchir des seuils à partir desquels un scénario catastrophe devient probable et les prochaines décennies seront décisives pour l’éviter ou en limiter les conséquences. À ce jour, pourtant, le business as usual de l’exploitation des énergies fossiles se maintient, le capitalisme se fait de plus en plus destructeur des ressources, tandis que l’accumulation du capital s’accélère y compris dans le champ écologique (stratégies d’entreprise de décarbonation, construction d’une expertise, recours à la digitalisation…).

Malgré les rapports du GIEC qui mettent en évidence la détérioration de la situation ou encore les accords de sommets successifs consacrés au climat, en particulier celui de Paris (2015), on ne peut nier le fait que l’ensemble des acteurs gouvernementaux tardent à prendre les mesures draconiennes pour réduire les émissions de CO2. Beaucoup cultivent l’illusion, qu’il demeure possible de juguler cette crise par le biais de la géo-ingénierie. Les grandes puissances (G20) tout comme les pays émergents semblent enchevêtrés dans leurs contradictions géopolitiques, prisonniers d’une compétition sans fin entre blocs économiques ou pris en otage par certains secteurs de l’économie, en premier lieu le capitalisme fossile. Jusqu’à présent, la gouvernance de la crise écologique demeure tout aussi inexistante qu’inefficace, en dépit de tentatives d’instrumentalisation des questions écologiques par des acteurs du marché (greenwashing) voire par des courants écologistes. Nonobstant ces initiatives, par l’intensité croissante de la crise écologique, la question écologique gagne en importance, au niveau mondial mais aussi local face au développement des impacts de la crise climatique, énergétique, biologiques sur l’environnement.

Face à cette montée des périls, la question du travail pourrait apparaître comme secondaire. De fait, elle est souvent absente dans le débat public mais aussi dans les recherches académiques concernant la crise écologique. Pourtant, dans un monde où 90% de la population tire ses revenus de l’activité de travail (agricole, industriel, de services), engager la réflexion sur une transformation écologique du travail et des emplois soulève des enjeux fondamentaux. De prime abord, rares semblent être les tentatives d’avancer dans cette direction. Certes, il existe des expériences, certaines anciennes, de mobilisations écologiques de collectifs de travail prenant pour cible notamment la pollution, qui ont cherché à articuler amélioration des conditions de travail et défense de l’environnement. Et plus récemment en France, des initiatives syndicales, au niveau local ou confédéral, ont contribué à une prise en compte inédite des enjeux écologiques et à des amorces de collaboration avec le mouvement écologiste. En même temps, force est de constater que les mobilisations sociales défendant le pouvoir d’achat ou un emploi de qualité ne tournent pas systématiquement le dos au productivisme et que, dans certaines industries, la défense de l’emploi peut primer sur l’impact environnemental de ces derniers. Le chantage à l’emploi constitue un contexte qui depuis les années 1980 pèse sur de telles luttes, contribuant à effacer d’autres dimensions liées à la question de l’emploi. Et sans doute qu’une fraction non-négligeable du salariat est loin d’avoir fait le deuil d’un mode de vie et de manières de travailler dont l’empreinte écologique dépasse de loin ce que notre écosystème peut encore supporter dans les années à venir.

Avec la révolution industrielle et la généralisation d’une économie marchande (capitaliste), l’exploitation extensive des ressources naturelles a franchi un seuil qui menace l’équilibre de l’écosystème planétaire. Face aux « dégâts du progrès », les dynamiques du capitalisme orientent vers des solutions technologiques de type « écomodernistes » qui permettent d’entretenir l’illusion d’une « croissance verte ». En même temps, la perspective d’une atténuation de la crise écologique suscite aussi un grand nombre de projets d’aménagement et de réformes, tant au niveau de la conception du bâti que de l’habitat, des transports, de la logistique, de l’abandon des énergies fossiles ou de certains produits chimiques. Parallèlement se développent de nouvelles expérimentations et luttes pour des activités productives écologiquement responsables (comme par exemple la ZAD de Notre Dames des Landes, les reprises de terre respectant les principes de l’agro-écologie, le réseau associatif Terres de liens, la coopérative Ambiance Bois, les luttes syndicales de l’Office national des forêts…) qui impliquent souvent des rencontres inédites et parfois des coopérations démocratiques entre des travailleurs et des habitant.e.s, usager.e.s, militant.e.s.

Toutefois, dans beaucoup de ces configurations, le travail est tout sauf « écologique ». Il peut être gravement nuisible pour la santé de celles et ceux qui travaillent, consomment ou habitent à proximité des lieux de production. Et s’il peut également être une potentielle source de bien-être, parfois pour les mêmes, voire contribuer à une bonne santé pour d’autres, il correspond le plus souvent à des productions de biens et de services dont les modalités concrètes impliquent une dégradation des écosystèmes. Cette mise en question du travail ne devrait pas, comme c’est trop souvent le cas, déboucher sur une mise en accusation des travailleurs qu’on rendrait à tort responsables des méfaits de la production, de l’inutilité ou de la mauvaise qualité de ce qu’ils et elles produisent. Les salariés aspirent au contraire à la reconnaissance de activité et de leur contribution au bien-être collectif. Ignorer cela peut engendrer des réactions de défense. Il faudrait au contraire insister, dans la réflexion, sur ce qui fait que, dans le système productif actuel, écologie et travail se trouvent souvent mis en opposition : comment les questions de conditions de travail sont-elles dissociées, par les institutions du travail mais aussi par la division du travail syndical et parfois par la recherche académique, des questions de préservation de l’environnement ? Une partie des difficultés actuelles de la rencontre entre les mondes du travail et les mondes de l’écologie pourrait s’éclairer si l’on explique comment, depuis les débuts de la préoccupation au sujet des risques industriels, risques pour l’environnement et risques pour la santé des travailleurs ont été dissociés, au détriment de ces derniers.

C’est à partir de l’analyse de la tension qui polarisent travail et écologie que nous appelons à examiner les avancées, les obstacles et les perspectives du devenir écologique du travail, dans ses dimensions passées et présentes. Dans cette perspective, nous invitons à proposer des contributions visant à répondre à ces questions :

  • Quelles leçons tirer des mobilisations passées et présentes en faveur d’une prise en compte des enjeux écologiques au niveau du travail et de l’emploi ?
  • Comment appréhender les transformations énergétiques ou les activités productives éco-responsables, visant à réduire l’empreinte carbone, les pollutions ou la destruction des écosystèmes à brève échéance ?
  • Comment penser l’articulation entre travail et écologie en lien avec des modes de domination (de classe, genre, race…) étroitement imbriqués aux dynamiques d’atteinte au vivant et dont la remise en cause est par conséquent un élément clef des processus en cours ?
  • Au-delà de la question des impacts environnementaux, la transformation des types de production soulève de nombreux dilemmes, comme par exemple l’accroissement des volumes de main d’œuvre nécessaire ou le retour d’un certain type de pénibilité. Comment penser les contradictions du travail écologique et les conditions de son développement ?
  • Quels enseignements peut-on tirer des innovations managériales, tant sur le plan comptable (marché carbone, RSE) qu’organisationnel ?
  • Quels freins et obstacles peut-on identifier du côté des organisations syndicales, tant au niveau doctrinal que sur le plan des pratiques (dialogue social, relations professionnelles). A l’inverse qu’est-ce qui explique les avancées relatives en vue d’un « éco-syndicalisme » quand elles ont été possibles ?
  • Quelle évaluation faire de l’action des pouvoirs publics, que ce soit sur le plan des politiques fiscales ou des dispositifs réglementaires (législation environnementale, responsabilité des entreprises au niveau de l’assainissement ou en cas d’accidents industriels) ?
  • Quels bilans peut-on tirer des premières avancées dans la création d’« emplois verts » (emplois climat, la construction de bâtiments passifs ou à faible consommation énergétique, électrification du parc automobile, etc.) ainsi que des initiatives (comme le rapport « Un million d’emplois pour le climat ») visant à les systématiser ?

Le dossier accueille des contributions théoriques et empiriques, y compris des enquêtes encore en cours, en préservant une ouverture à l’ensemble des sciences sociales (sociologie, économie, histoire, philosophie, droit et sciences politiques) et aux diverses disciplines qui prennent l’environnement pour objet (histoire environnementale, écologie humaine, anthropologie et sociologie de l’environnement, etc).

Taille maximale des contributions 40 000 signes espaces et notes incluses

Pour contacter les coordinateurs du dossier :

alexis.cukier@univ-poitiers.fr

vincent.gay@univ-paris-diderot.fr

david.gab@wanadoo.fr

Pour toute correspondance avec le collectif éditorial : info@lesmondesdutravail.net

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L’entreprise n’est pas un lieu central de décision : réponse à Daniel Bachet et Gilles Ringenbach

par Mateo Alaluf 

La critique de Daniel Bachet et Gilles Ringenbach repose sur une méprise qui conditionne leur argumentation. Je n’ai en effet jamais soutenu dans mon article que « l’entreprise ait pratiquement disparu ». Je pense comme eux que « les travailleurs ne sont pas en lutte contre l’entreprise » puisque leur emploi en dépend ; que le capitalisme de plates-formes requiert bien sûr « du personnel sur place » ; et que les milieux de travail sont des lieux de conflictualité et de lutte de classes. Je n’ai pas nié non plus l’intérêt des modèles d’entreprises alternatifs. J’ai simplement soutenu que dans le nouveau régime du capitalisme, l’entreprise n’est pas un lieu central de décision. Par quel erreur d’optique mes contradicteurs ont-ils pu confondre cette thèse avec la disparition de l’entreprise ? Je ne considère pas pour autant « l’entreprise en soi » comme un cadre fixe pouvant abriter des versions tantôt capitalistes tantôt démocratiques, voire révolutionnaires, mais je propose de prendre en compte les transformations de l’entreprise elle-même.

Mon article était explicitement une réponse à l’appel signé en mai 2020 par un grand nombre de chercheurs en sciences sociales qui préconisait la « codécision » entre capital et travail pour démocratiser l’entreprise et émanciper les travailleurs. Cette démarche tient plus selon moi d’une vieille recette que d’une stratégie innovante. J’y avais évoqué les transformations dont l’entreprise a été le siège depuis le milieu des années 1970 avec la prépondérance du capitalisme financier. Les relations contractuelles marchandes ont en effet pris le dessus sur les relations collectives de travail et le marché a pénétré la structure interne de l’entreprise, a entraîné l’externalisation de ses activités et les cascades de sous-traitance et de délocalisation. Si bien que l’entreprise a perdu, par rapport à la période précédente (dite « fordiste ») sa consistance institutionnelle. Prôner la codécision dans l’entreprise me paraissait en conséquence relever plus d’une démarche anachronique que de nature à « dépolluer la planète et émanciper les travailleurs ».

La grande entreprise intégrée est apparue comme un obstacle au nouveau régime du capitalisme. Nous assistons en conséquence à un éclatement des entreprises en même temps qu’à une concentration de la propriété. Les grandes décisions qui engagent l’entreprise (restructuration, fusion, délocalisation…) se prennent en dehors de son enceinte. L’activité économique s’organise désormais dans des chaînes de valeur qui débordent et se substituent aux entreprises. L’entreprise éclatée se dérobe à ses responsabilités d’interlocuteur social vis-à-vis des salariés mais ne peut échapper pour autant au conflit entre capital et travail qui la traverse. La dilution des contraintes que fait peser l’entreprise sur les salariés ouvre cependant aussi un espace nouveau pour l’auto-organisation des salariés et leur capacité de maîtriser leurs conditions de travail. La vitesse de circulation des capitaux, la fluidité des marchés, la circulation des pièces et des matières « juste à temps », l’instantanéité de l’information et la flexibilité de l’emploi, érigées en lois de l’économie ont, avec l’injonction à la mobilité, accru la vulnérabilité du capital. L’entrave à la mobilité peut démultiplier la force des mouvements sociaux. Le blocage d’une route, d’un rond-point, d’une raffinerie, d’une région portuaire ou d’un centre logistique est devenue intolérable et les actions de grève dans les chemins de fer et transports publics sont les plus fortement ressenties et réprimées.  J’ai aussi évoqué à cet égard, l’importance prise par la santé au travail pendant la pandémie et de la manière dont les salariés avaient pu faire usage de leur droit de retrait. La question du pouvoir autonome des salariés sur leur santé et les conditions de travail apparaît ainsi clairement. Les sections syndicales d’entreprise jouent d’ailleurs souvent un rôle déterminant dans ces conflits et les rapports entre révolte sociale et mouvement syndical peut être le gage de leur avenir.

« Reconstruire l’entreprise », telle qu’elle est envisagée par mes contradicteurs, me paraît cependant un projet abstrait et hors du temps. Donner une personnalité morale à la « structure productive » à côté de celle des actionnaires n’implique d’ailleurs en rien de confier sa gestion au collectif des travailleurs. En régime capitaliste, « société » et entreprise participent d’un même système de décision. Un montage juridique ne suffit pas à supprimer « la société des actionnaires » au profit de l’entreprise (structure productive) supposée spontanément autogérée.

Mateo Alaluf

 

 

Une critique de Matéo Alaluf

Daniel Bachet et Gilles Ringenbach nous ont fait parvenir une critique de l’article de Mateo Alaluf (« Travail et entreprise à l’heure de la distanciation physique », Les Mondes du Travail, numéro 26, juin 2021.)

Daniel Bachet (Centre Pierre Naville, professeur émérite, Université d’Evry Paris-Saclay) 

Gilles Ringenbach (Centre Pierre Naville)

Le texte de Mateo Alaluf est clair et bien argumenté mais nous souhaitons montrer que sa thèse centrale est très discutable et surtout qu’elle ne permet pas d’ouvrir des perspectives pour l’action collective des salariés. L’auteur tient en effet à soutenir l’hypothèse selon laquelle l’entreprise ne serait plus le lieu central du pouvoir et des modes privilégiés d’exercice du travail. Or, pour confirmer cette hypothèse, il aurait fallu préalablement donner une définition précise de l’entreprise tout en opérant la distinction qui s’impose entre « entreprise » (structure productive) et « société » (entité juridique) car c’est dans le cadre d’une entreprise refondée et non capitaliste que le travail peut devenir une source de valeur et de développement.

L’entreprise fait partie du rapport capital/travail sans toutefois se confondre complètement ni avec le capital ni avec le travail. C’est une entité qu’il faut identifier, car elle ne se donne pas à voir en tant que telle. Ce n’est pas une donnée naturelle, mais un modèle construit. C’est une convention pour nommer et qualifier un « objet » dont les fonctions sont multiples : productives, économiques, sociales et politiques. Tout dépend le plus souvent de son « objet social » et surtout des finalités institutionnelles qui lui sont assignées dans un contexte donné.

Malheureusement, Mateo Alaluf a rabattu les logiques financières de la société de capitaux derrière laquelle opèrent les actionnaires de contrôle sur les dynamiques productives de l’entreprise et des mondes du travail. Il a confondu la « société » sous sa forme néolibérale ou capitaliste à laquelle est assignée un objectif exclusif de rentabilité avec « l’entreprise » conçue comme outil de travail pour les salariés. C’est pourquoi l’auteur reprend, sans la discuter, la définition néoclassique de l’entreprise comme outil de rendement des actionnaires. Il s’agit de la reconduction de la thèse de Milton Friedman selon laquelle l’objectif de l’entreprise serait en priorité de maximiser la valeur pour l’actionnaire.

Par ailleurs et de manière symétrique, la raison d’être d’une entreprise n’est pas d’abord (et de tout temps) la production de plus-value à moins de naturaliser une fois pour toute cette entité. C’est l’entreprise capitaliste qui est productrice de plus-value et non l’entreprise en soi, sauf à souscrire à une approche quasiment métaphysique c’est-à-dire ahistorique de l’organisation et de la production des richesses. L’organisation et les finalités d’une coopérative de production (SCOP) ne sont pas tout à fait assimilables à celles d’une grande société anonyme de capitaux.

L’entreprise peut-elle se réduire, comme le croient encore certains sociologues, à des « collectifs de travail » sans autre considération sur les formes institutionnelles qui leur donneront l’opportunité et la capacité de produire et de vendre les biens et/ou les services ?

Comment produire et vendre et que produire ? Entre le travail et son résultat, il y aura encore longtemps une médiation institutionnelle, soit un ensemble composé d’une « structure productive » qui produit et d’une « société » (entité juridique) qui vend les biens et/ou les services. Les dirigeants, sous contrôle des actionnaires, organisent la division du travail et donnent une partie de son sens aux activités salariées, individuelles et collectives : soit sur un mode coopératif « démocratique » (un individu = une voix) et plus au moins « horizontal » comme dans les SCOP soit sous des modes plus hiérarchiques et non démocratiques (une action= une voix) comme dans les entreprises capitalistes.

Qu’est-ce qu’une entreprise ?

Si l’on tente de cerner la catégorie « entreprise » au plus près, on pourra signaler qu’elle est une structure productive qui a besoin d’un véhicule juridique (la société) afin d’exister comme personnalité morale. La personnalité morale est une « fiction juridique », puisque seule la société est reconnue par le droit. Tout dépend ensuite des finalités institutionnelles qui lui sont assignées : profit et rentabilité ou production et vente de biens et/ou de services associées à une autre manière, non lucrative, de voir et de compter.

Les missions assignées à l’entreprise et à la société ne se résument pas seulement à la production et à la vente de biens et de services. L’entreprise est également un support de création collective qui engage des agents et des collectifs aux intérêts multiples. Ces agents et ces collectifs produisent, coopèrent, innovent et apprennent les uns des autres, de manière individuelle et collective. Les intérêts sont souvent divergents, contradictoires et par conséquent conflictuels. C’est pourquoi l’entreprise est également une entité profondément politique, qui transforme le monde social. Elle possède « une raison d’être » ou un « intérêt social » non réductibles aux intérêts des seuls associés (propriétaires et actionnaires de contrôle).

Depuis l’origine du capitalisme, l’entreprise, comme structure productive dont l’objectif est d’abord de produire et de vendre des biens et des services, n’est pas appréhendée comme une catégorie distincte du travail et du capital. Elle n’existe pas comme unité autonome, car sa finalité supposée (la recherche du profit) et son objet social (les associés sont réunis par un contrat et ont un intérêt commun, qui est le partage du profit) lui ont été assignés par les seuls détenteurs de capitaux (ou associés). Au XIXe siècle, il n’est d’ailleurs pas possible de la reconnaître en tant qu’entité productive spécifique. Elle est d’abord considérée comme un bien ou un outil appartenant à ses propriétaires.

Il est pourtant nécessaire de rappeler que les détenteurs de capitaux ne peuvent jamais être considérés comme les propriétaires de l’entreprise dès lors que cette dernière n’est pas définie par le droit[1]. Elle n’est ni un objet, ni une personne. Les actionnaires sont simplement détenteurs des actions, des parts sociales ou des titres de propriétés.

Quelle est la portée des analyses de Mateo Alaluf ?

L’auteur montre à juste titre les limites de l’ensemble des formes de cogestion (à l’allemande) ou de codétermination. S’il s’agissait après la seconde guerre mondiale de démocratiser l’entreprise, l’échec est patent car les prérogatives des directions n’ont jamais été fondamentalement entamées même si le projet politique de la codétermination était de remettre en question la « gouvernance » des sociétés à travers la participation des salariés aux conseils d’administration ou de surveillance. L’autre volet portait sur l’organisation du travail à travers le conseil d’établissement en Allemagne (ou Betriebsrat).

Si la plupart des syndicats en Europe ont rejeté la cogestion, le contrôle ouvrier ou le syndicalisme de contrôle se sont présentés après-guerre comme des « instruments de revendication et de ce fait agents de transformation sociale » (Touraine) ou encore comme des partenaires dans la négociation. Mais le contrôle ouvrier qui ne voulait pas se mêler des questions stratégiques et de la gestion des entreprises a également échoué. Car la gestion d’une entreprise est entièrement politique et le droit comptable est l’un des centres névralgiques du capitalisme. Autrement dit, comment un syndicalisme qui plaide pour un contre-pouvoir autonome, séparé du pouvoir de décision économique et stratégique pourrait-il contrôler et infléchir les décisions des dirigeant et des actionnaires ?

Sachant que les directions maîtrisent parfaitement les stratégies économiques et financières (choix d’investissement en particulier) et qu’elles utilisent pour cela des outils de gestion orientés profit et rentabilité, on voit mal comment un contre-pouvoir ouvrier aurait pu infléchir sérieusement les stratégies patronales pour les repositionner en faveur des « intérêts des salariés ».

Les outils de gestion utilisés par les directions d’entreprise sont des technologies politiques qui orientent la manière de voir, d’organiser le travail et de prendre des décisions.

Ainsi, adopter un langage comptable plutôt qu’un autre, c’est adopter une représentation de l’entreprise, de sa finalité, de son efficacité et des rapports de pouvoir. Il est néanmoins possible de compter différemment en vue de proposer une alternative cohérente et opératoire à l’entreprise capitaliste[2].

Dans le texte de Mateo Alaluf, on retiendra la description des transformations spatio-temporelles du travail qui viennent de prendre un tour accentué avec le télétravail et aussi depuis ces dernières années, avec l’éclatement de ce que furent les grandes concentrations industrielles (et ouvrières).  Par ailleurs, se sont développées des chaînes de sous-traitance qui font que, par exemple, sur un même lieu de travail (c’est bien souvent le cas dans le BTP) peuvent se côtoyer des travailleurs n’appartenant pas à la même entité et aux contrats de travail hétérogènes.

A la lecture de l’article de Mateo Alaluf, « l’entreprise » aurait ainsi pratiquement disparu. Affirmer cela est dangereux et tend à s’aligner sur le discours des détenteurs de capitaux qui souhaitent – et ont toujours souhaité –ne surtout pas devenir employeurs. Revenir au temps du contrat de louage d’ouvrage est bien ce qui se dessine en ce moment : rendre invisibles le travail et les travailleurs. Or, aujourd’hui, la bataille se déroule sur le plan juridique quand, les « producteurs » (au sens large) se battent justement contre leurs « exploiteurs ». C’est déjà ce qui s’est produit chez Uber, Deliveroo où ont éclaté récemment des mouvements de grève[3]  au terme desquels, ces « entreprises » ont été condamnées à requalifier ces travailleurs prétendument autonomes en « salariés ». Consciemment ou non, ces travailleurs sont en lutte non pas contre « l’entreprise » mais contre les détenteurs de capitaux et leurs attributs, prérogatives juridiques de dominants.

Il existe et continuera d’exister nombre d’entités au sein desquelles il y aura nécessairement « concentration » de personnels. Le dénommé capitalisme de plateforme ne requiert pas moins de personnel « sur place » : téléopérateurs, entrepôts gigantesques d’Amazon etc., et bien d’autres y compris dans le domaine des services quelle que soit la nature de ces derniers, « industrie du tourisme », ou grandes chaînes hôtelières par exemple. On n’oublie pas non plus la grande distribution et sa consœur en amont : le capitalisme agro-alimentaire qui a toujours besoin de têtes et de bras. Qu’une grève générale éclate chez les exploiteurs fraisiculteurs du sud de l’Espagne et émergera alors une ligne d’affrontement directe entre capital et travail.  Que les manutentionnaires de gros entrepôts en fassent de même et le processus de confrontation sera analogue.

De même, faut-il aussi considérer les « entreprises » du secteur public dont les méthodes de gestion et celles de direction des personnels instaurées par le « new public management », sont désormais calquées sur celles de l’entreprise privée. Que leur statut et celui des agents de la fonction publique relèvent d’un régime juridique différent de l’entreprise privée, n’exclut nullement qu’en leur sein, se nouent les mêmes rapports de domination sous la férule des ministères et de leurs relais incarnés par les hauts-fonctionnaires, l’encadrement supérieur. Or, le surgissement de diverses grèves – dont l’intensité variable a des conséquences y compris pour les entreprises capitalistes – dans ce secteur, attestent bien d’une conflictualité sur les lieux de travail qui mettent face à face un employeur, « l’Etat-patron » et ses salariés.

La crise sanitaire a bien mis aussi en relief, la fragilité logistique dans les flux marchands, écrit encore Mateo Alaluf. Certes, mais qu’est-ce que cela prouve ? Derrière la logistique, interviennent des « entreprises » : les fabricants de containers, les « entreprises » de transports, les personnels de fret, les « entreprises » de services annexes etc. L’auteur pense-t-il réellement que ce ne sont plus des lieux de lutte de classes ? Le vrai défi réside dans le fait que les transformations rapides du capital avec les conséquences que cela comporte (divers éclatements), nécessitent un sérieux réajustement stratégique et tactique de la part des syndicats tout autant que de la capacité des travailleurs eux-mêmes à s’auto-organiser ; ce qui conduit à repenser les modalités elles-mêmes spatio-temporelles d’action. Qu’il y ait déplacements spatio-temporels n’entraine nullement la disparition de « l’entreprise », fût-elle entièrement dématérialisée, virtuelle. Ce qui prouve bien que l’effacement de l’entité physique n’engendre absolument pas la disparition de la société de capitaux et du droit issu de la propriété privée. C’est bien à cela qu’il faut s’attaquer avec des modalités de combat renouvelées.

A défaut d’assigner à l’entreprise une autre finalité que le profit, surtout pour les grandes sociétés de capitaux, le sociologue restera prisonnier de la grammaire capitaliste et sera amené à décrire les conséquences des processus financiers (restructurations, licenciements, délocalisations, etc.) sans être en mesure de remonter à leur origine et de s’attaquer à leurs causes réelles.

Il ne s’agit pas simplement « d’écouter les revendications des salariés » (p. 195) comme l’écrit l’auteur pour les aider à peser sur la finalité de leur travail. Il faut préalablement identifier l’institution ou la structure dans lequel se déploie le travail concret pour lui assigner une nouvelle finalité institutionnelle. L’entreprise n’est plus un objet de propriété et devient alors un « commun ». Elle offre aux salariés des pouvoirs accrus de décision sur le mode de la démocratie salariale : un individu = une voix. Car dans l’entreprise capitaliste, les dominants (dirigeants et actionnaires) occupent une position telle au sein de la structure que celle-ci agit systématiquement en leur faveur. Dans la société de capitaux, le vote par actions permet d’organiser des majorités de façon parfaitement étrangère à l’égalité en droit puisqu’il est possible de se faire élire non pas en recherchant la majorité des voix de partenaires associés, mais en les submergeant avec les « droits de vote » que le capital (la fortune) permet d’acquérir. Cette situation heurte frontalement les valeurs de la démocratie car la seule règle conforme à l’égalité en droit en matière d’expression de volonté commune est logiquement le « vote par tête ».

L’enjeu est donc d’outiller les mondes du travail, lorsque ceux-ci veulent accéder à la mobilisation collective contre l’ordre politique et symbolique établi. Celui-ci s’incarne dans les droits issus de la propriété et dans les outils comptables orientés profit, rentabilité ou valeur pour l’actionnaire. Il s’agit par conséquent de proposer comme légitime les principes d’une autre construction de la réalité économique et sociale.

 

 

[1] Jean-Philippe Robé, op.cit.

[2]. Voir sur ce thème en particulier les travaux de Jean Lojkine et de Daniel Bachet.

[3] « Livreurs : ils établissent un rapport de force dans la lutte contre les plateformes ». Rapports de force –l’info pour les mouvements sociaux, 29 janvier 2021.

 

Démocratiser le travail en démocratisant l’entreprise ?

Article paru dans Les Mondes du Travail revue papier (n°26, juin 2021) sous le titre «Travail et entreprise à l’heure de la distanciation physique»

par Mateo Alaluf (centre de recherche Metices, Professeur émérite, Université Libre de Bruxelles)

La crise sanitaire a révélé l’impréparation et la carence des gouvernants. Le sous-investissement en matière de dépenses et d’investissements publics a entraîné l’érosion du système de santé. Était-ce cependant suffisant pour penser que le vieux monde néo-libéral était désormais derrière nous et que, libérés des contraintes du passé, il nous suffirait d’imaginer l’après ? La pandémie du Covid-19 a sonné, trop naïvement sans doute, le coup d’envoi d’un grand concours d’idées pour « le monde d’après ».

Un grand nombre de chercheurs en sciences sociales s’est ainsi rassemblé autour d’un appel promu par Julie Battilana, Julia Cagé, Isabelle Ferreras, Lisa Herzog, Hélène Landemore, Dominique Méda et Pavlina Tcherneva intitulé : « Il faut démocratiser l’entreprise pour dépolluer la planète »[1]. Contrairement à beaucoup d’autres tribunes de même nature, celle-ci a le mérite de mettre l’accent sur la centralité du travail. Elle ne se départit cependant pas d’une vision datée du travail perçu au travers du seul prisme de l’entreprise que la pandémie a pourtant révélé précisément comme appartenant au « monde d’avant ». De plus, la « codécision » entre capital et travail préconisée par le texte pour démocratiser l’entreprise et émanciper les travailleurs tient plus d’une vieille recette que d’une stratégie innovante.

Ce texte vise à engager le débat. Notre argumentation peut se résumer en trois points. D’abord, le modèle de codécision ressuscité par l’appel « à démocratiser l’entreprise pour dépolluer la planète » avait dans le passé permis de contenir la conflictualité du travail en Allemagne, mais avait montré très vite ses limites. Sous le poids de l’exacerbation de la concurrence et des délocalisations, le modèle s’était considérablement détérioré par la suite. De plus, sous l’effet du nouveau régime du capitalisme financiarisé et mondialisé, l’entreprise a perdu sa substance, en particulier en tant que lieu de décision. Si bien que le débat qui avait opposé naguère les syndicats (dits réformistes du Nord de l’Europe) partisans de la cogestion aux syndicats (dits révolutionnaires du Sud) qui y étaient opposés, relève d’une époque révolue. Ensuite, la distanciation physique érigée en règle pour combattre la pandémie a accéléré la révolution numérique par  le recours massif au télétravail et surtout par la place croissante prise par le capitalisme des plates-formes. Une grande partie des salariés œuvre désormais en dehors des structures formelles des entreprises. Placer l’enjeu de la démocratisation dans l’entreprise au moment précisément où l’on assiste à la délocalisation du travail hors des entreprises serait en conséquence une grave erreur. Enfin, l’organisation de la production par des chaînes de valeur et l’accélération de la digitalisation sous l’effet de la pandémie exigent l’adaptation sans cesse du travail au mouvement. Alors que l’entreprise a perdu sa centralité et n’est plus le cadre privilégié de la condition salariale, la vulnérabilité du capital à l’impératif de mobilité peut ouvrir des possibilités nouvelles à l’émancipation du travail.

Cogestion contre contrôle ouvrier

Les signataires de l’appel ont érigé « La citoyenneté dans l’entreprise » comme condition pour émanciper les salariés. Ceux-ci, définis comme des « investisseurs en travail », devraient avoir accès à la décision tout comme « les investisseurs en capital » que sont les patrons. Les comités d’entreprise devraient donc, affirme ce texte, être dotés de droits similaires à ceux des conseils d’administration de manière à instaurer un « bicaméralisme » soumettant « le gouvernement de l’entreprise à une double majorité ».

Cette proposition évoque plus la vieille controverse du contrôle ouvrier contre la cogestion qu’elle n’ouvre une perspective nouvelle pour l’après crise. Depuis ses origines, le mouvement ouvrier s’était organisé de manière autonome par rapport au patronat. Après s’être ralliés à l’effort de guerre, les syndicats allemands avaient obtenu leur reconnaissance au lendemain de la Première guerre mondiale et conclu un accord instituant dans les entreprises une communauté de travail entre employeurs et salariés. Après la Deuxième guerre, la DGB, grande centrale syndicale, mettra la cogestion (mitbestimmung) au centre de son programme, cogestion qui sera instaurée par une loi dès 1951.

Par contre, la grande majorité des syndicats en Europe rejetaient la codécision. En associant les salariés à l’entreprise la cogestion les priverait, soutenaient-ils, de leur autonomie revendicative et dans un marché concurrentiel opposerait les travailleurs d’une entreprise à ceux d’une autre. Ils y voyaient une forme de collaboration de classes dont les travailleurs seraient les perdants. Ils prônaient en conséquence le « contrôle ouvrier » en opposition à la « cogestion ». Dans la conception d’Alain Touraine, le contrôle ouvrier s’inscrivait dans « la double nature du syndicalisme : tout à la fois instrument de revendication et de ce fait agent de transformation sociale et en même temps partenaire dans la négociation. Le syndicalisme de contrôle, à la différence de la cogestion, exclut la participation à la gestion des entreprises. Il se veut contre-pouvoir autonome, séparé du pouvoir de décision économique qu’il entend contrôler et infléchir en fonction des intérêts des salariés »[2].

De fait la cogestion a surtout permis de contenir les conflits sociaux. Une étude récente sur la codétermination à l’allemande montre précisément la détérioration de ce « modèle »[3]. Le système a perdu sa cohérence dans la mesure même où, depuis les années 1980, le poids des accords de branche a diminué au profit des entreprises pourtant cogérées. L’étude cite trois sources principales à l’érosion de la cogestion allemande : la financiarisation de l’économie, la mondialisation et les délocalisations qui ont éloigné les centres de décision des entreprises. Avec l’exacerbation de la concurrence, les accords d’entreprise sont devenus des accords « moins disant ». Les syndicats ont perdu au cours des 20 dernières années la moitié de leurs adhérents. La codétermination se traduit plus par la gratification de représentants du personnel conformistes que par la prise en compte des intérêts des salariés. La proposition de démocratiser les entreprises par la codécision rappelle davantage les abandons « du monde d’avant » qu’elle n’éclaire celui « d’après ».

L’entreprise comme lieu du contrôle physique du travail

Le traité de sociologie du travail (1962), écrit sous la direction de Georges Friedmann et Pierre Naville, consacrait une place importante à l’entreprise comme lieu d’exercice du travail. Le tome II du traité s’ouvrait sur le chapitre intitulé « Pouvoir et décision dans l’entreprise » rédigé par Alain Touraine. Pour celui-ci le pouvoir économique pouvait se concevoir « sans risque comme celui du contrôle des sociétés anonymes et surtout des plus importantes d’entre elles » [4]. La question du contrôle ouvrier ou de la cogestion des entreprises divisait à l’époque les syndicats gardiens de leur autonomie revendicative et les syndicats « intégrés » adeptes de la cogestion. Pour que cette controverse conserve cependant encore quelque pertinence, encore faudrait-il que l’entreprise soit le siège des décisions qui la concernent. En est-il toujours ainsi ?

L’apparition de l’entreprise correspond à l’invention de la concentration du travail c’est-à-dire, précise Fernand Braudel, à la concentration physique des travailleurs en un même lieu comme alternative au commerce et à l’artisanat[5]. Le regroupement des ouvriers dans des manufactures d’abord, des fabriques et des usines ensuite permettra la naissance de coalitions ouvrières et la représentation des intérêts collectifs des travailleurs. La classe ouvrière apparaît ainsi comme une catégorie politique construite par les associations politiques et syndicales ouvrières leur permettant de conclure des accords collectifs de manière à compenser le déséquilibre inhérent aux relations individuelles de travail.

Par la suite, les définitions de l’entreprise, qu’elles soient de nature économique, sociologique ou juridique, oscilleront entre les différents axes qui la constituent : organisation, nœud de contrats et institution. L’idée de codécision apparaît à la conjonction d’une conception de l’entreprise comme institution et de la notion de « communauté de travail ».

John R Commons (1862-1945), un des fondateurs de l’institutionnalisme en économie, sera un des premiers à développer une conception de l’entreprise comme une institution, siège de l’exercice d’un pouvoir, liée à la propriété, et régulée par l’état[6]. La grande entreprise intégrée multi-divisionnelle dite « fordiste » correspond à ce modèle. A la différence de la « main invisible » du marché, elle sera régie par une organisation administrative et assurera à ses salariés une sécurité d’emploi.

La capacité à générer des économies d’échelle, c’est-à-dire à produire des biens et services standardisés en grande quantité, avait fait dans l’après-guerre  de la grande entreprise la figure de la modernisation rationnelle. Elle était tout à la fois une organisation productive et un centre de décision. Conçue en vue d’une fin commune, l’entreprise pouvait alors  se représenter comme une « communauté de travail ». Des économistes et des juristes, inspirés par la philosophie personnaliste, prônaient en conséquence la codécision pour assurer la participation des travailleurs aux responsabilités des entrepreneurs. L’association des salariés et des employeurs dans la gestion de l’entreprise devait, à leurs yeux, prévaloir à l’opposition de leurs intérêts.

Des salariés sans entreprise

 Dès le milieu des années 1970, avec la prépondérance du capitalisme financier, l’entreprise qui avait été une institution centrale dans la phase du capitalisme industriel, a perdu sa consistance et par là même le mouvement syndical implanté dans l’entreprise a vu se dérober ses principaux repères organisationnels. Les relations contractuelles marchandes ont pris le dessus sur les relations collectives de travail, le marché a pénétré la structure interne de l’entreprise et a entraîné l’externalisation de ses activités et les cascades de sous-traitance et les délocalisations. Sans compter les petites entreprises d’où toute représentation syndicale est exclue les entreprises ne sont donc plus le siège des décisions qui les engagent. De plus, des centaines de milliers de salariés, ubérisés, coursiers, livreurs, traducteurs, consultants, aides ménagères, soignantes… oeuvrent en dehors du cadre de l’entreprise. Pour se valoriser le capital peut faire désormais l’économie du coût que représente pour lui l’entreprise par la gestion à distance. Le syndicat ne peut donc se laisser enfermer dans une construction institutionnelle complexe de codécision et de bicaméralisme dans le cadre étriqué des entreprises.

La transformation du monde par plus de 40 ans de politiques néolibérales n’a pas entraîné la fin de la centralité du travail ni sa raréfaction, comme l’avaient soutenu nombre d’auteurs dans les années 1980, mais a provoqué la fin de la centralité de l’entreprise. La société composée par les actionnaires est devenue un outil financier non pas au service de l’entreprise mais bien à celui d’un actionnariat mondialisé. Dans le nouveau régime du capitalisme actionnarial, l’entreprise n’est plus centrale mais le profit repose plus que jamais sur l’exploitation du travail. C’est donc l’entreprise et non le travail qui a perdu sa centralité au profit de la société des actionnaires.

La grande entreprise intégrée apparaît comme obstacle à l’expression des forces du marché promues avec la montée du néolibéralisme en condition du dynamisme économique. Il ne s’agit plus pour l’entreprise-réseau de produire des règles normatives dans un environnement stable, mais d’être flexible, c’est-à-dire de créer une tension « obsessionnelle à l’adaptation au changement »[7]. L’entreprise comme institution correspond, conclut d’ailleurs le Dictionnaire du travail, « à un phénomène historiquement, géographiquement et culturellement daté »[8].

Le vieux débat sur le contrôle ouvrier contre la cogestion est aujourd’hui dépassé. Il surgit comme résidu d’une autre époque. Avec la financiarisation, la mondialisation et la numérisation de l’économie, l’entreprise n’est plus un lieu central de décision. Elle se présente désormais moins comme une entité dotée d’une autonomie de décision que d’une coquille assurant des activités très parcellisées à travers des réseaux de sous-traitance localisés dans différents pays. Son sort ne se décide pas dans son enceinte ni dans le pays dans lequel elle est implantée.

Le travail à distance

La distanciation physique érigée en règle pour juguler la crise  sanitaire a accéléré les effets de la révolution numérique qui avait éclaté dans les années 2000. L’ère des méga-usines paraît ainsi vouée à disparaître et les salariés opèrent plus qu’avant en dehors de toute structure formalisée d’entreprise. Les unités décentralisées et les producteurs isolés sont gérés à distance à partir de centres de profit et de plates-formes. A la déconcentration de la production où les petites unités dominent, correspond une concentration des capitaux d’une ampleur exceptionnelle.

La pandémie en rendant la « distanciation physique » du travail obligatoire a assuré l’essor inédit de l’économie numérique. Les cours boursiers des valeurs technologiques se sont envolés. Pendant le confinement les plates-formes Airbnb (location de logements) et Snowflake (traitement de données dans le cloud) ont bénéficié d’un record de levées de fonds dès leur première cotation en bourse. L’indice Nastag des valeurs technologiques de la bourse de New York a progressé de 43% en 2020. La distance n’est plus un obstacle à la fourniture des services : les consultations par télémédecine ont explosé, les étudiants suivent leurs cours depuis l’étranger en visioconférence et l’e-commerce se substitue à la vente en magasin.

Le triomphe des industries numériques a accentué la montée du capitalisme de plates-formes. Le télétravail a pris le dessus sur le « présentiel » au bureau et les livraisons par coursier sur les boutiques et restaurants. Avec le confinement des commerces Amazon qui enregistre des bénéfices colossaux, est apparu comme le symbole de l’hyperpuissance des Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) qui bouleversent les équilibres économiques.

L’extension du télétravail est apparu comme un des effets les plus visibles de la crise sanitaire. Dans un monde marqué par l’aggravation des inégalités salariales, « la délocalisation du travail jusqu’au domicile du salarié » est devenu, selon Michel Lallemand, « l’indice d’une position statutaire plus élevée que la moyenne et associée, en règle générale, à un moins grand risque de précarité »[9].

« La distanciation physique » au cœur du nouveau modèle productif permet désormais au capital d’exploiter le travail à distance tout en se passant de l’entreprise. Dès lors que celle-ci n’est plus l’endroit de la concentration physique du travail, l’entreprise n’est plus un lieu central de décision. L’activité économique s’organise désormais dans des plates-formes et des chaînes de valeur qui débordent et se substituent aux entreprises.

Dans le passé on avait pu se disputer sur le fait de savoir si la démocratisation ou la responsabilité sociale de l’entreprise pouvait ou non réformer le capitalisme. Par sa phrase célèbre, « la responsabilité sociale de l’entreprise est d’accroître son profit », Milton Friedman avait pourtant déjà réglé la question. A présent, la déréglementation qui a accompagné la montée du néolibéralisme, a vidé l’entreprise de sa substance.

La mobilité, talon d’Achille du nouveau capitalisme

Les pénuries de masques, médicaments, matériel sanitaire et vaccins ont mis au grand jour l’organisation de la production par des chaînes de valeur. La fluidité des marchés, la circulation des pièces et des matières « juste à temps », la vitesse de l’information et la flexibilité de l’emploi sont érigées en lois de l’économie. Le travail à domicile, les réunions par visioconférence, l’injonction contradictoire de se plier aux règles sanitaires mouvantes tout en s’exposant aux risques balisent les nouvelles conditions de travail. Des sociétés de conseil en ressources humaines placent dans leur jargon en tête des critères de recrutement le QA (quotient d’adaptabilité) qui a supplanté le QI (quotient intellectuel) passé de mode. Au tournant de la digitalisation imprimée par la pandémie, le travail est sommé de s’adapter sans cesse au mouvement. Le capital a besoin pour se reproduire de bouger et changer en permanence mais la mobilité est devenue aussi son talon d’Achille.

La contestation sociale se déplace en conséquence là où elle peut faire mal. Le centre de gravité des grèves est passé du métallo au cheminot. Le blocage d’une route, d’une raffinerie ou d’une région portuaire est devenue intolérable et les actions de grève dans les chemins de fer et transports publics sont les plus fortement ressenties. Le mouvement social trouve donc son efficacité plus dans l’entrave à la mobilité que dans les entreprises.

La PMIsation des entreprises comme la gestion individualisée des horaires et des rémunérations, la mise en concurrence interne des services, la présence sur un même site de travailleurs aux statuts et aux employeurs différents morcellent les collectifs et compliquent l’organisation d’actions collectives. De plus les grèves confinées aux portes des entreprises perdent leur visibilité. « Quand il y a une grève, plastronnait déjà Nicolas Sarkozy, plus personne ne s’en aperçoit »[10].

Dès lors, comme l’observe Sophie Béroud, c’est la manifestation qui devient la pratique la plus centrale. La capacité de mobilisation des syndicats se mesure à présent moins au nombre de grévistes qu’à celui des manifestants et surtout à sa capacité de blocage des transports publics. La part croissante prise par les cheminots dans les grèves, stigmatisées comme corporatistes par ceux qui ne conçoivent l’action syndicale que limitée à la seule entreprise,  permet en réalité d’établir un rapport de force pour les autres salariés.

Les grèves suspendent pendant un temps donné le rapport salarial et ouvrent aux salariés des espaces nouveaux de discussion, de débat et de créativité. Les manifestations non seulement donnent de la visibilité aux grèves, mais élargissent l’action gréviste aux travailleurs éloignés de prime abord des syndicats comme les livreurs Deliveroo et les chauffeurs Uber.

La précarisation orchestrée

La « distanciation sociale » obligatoire sur toute la planète en raison de la pandémie a eu pour effet le déclin de l’économie traditionnelle. Les salariés ont subi le chômage partiel et les licenciements ; le petit commerce, la restauration, l’hébergement, la culture et l’événementiel ne peuvent plus travailler ; malgré les aides d’urgence de l’Etat, le nombre de faillites et de personnes dépendant d’une aide alimentaire a augmenté. Les travailleurs les plus vulnérables sont aussi privés d’accès à l’emploi (intérim effondré, petits boulots asséchés, sans parler du travail informel et au noir). Il ne reste bien souvent pour ceux-ci que les plates-formes de livraison qui, par la grâce du Covid, ont plus encore qu’avant le vent en poupe.

Au fil des confinements et déconfinements successifs, les plates-formes ont augmenté le nombre de « restaurants partenaires » en même temps que celui des livreurs. Elles sont devenues le refuge, si l’on peut dire, des « précaires déclassés ». Ceux-ci se retrouvent alors en sureffectif, les courses pour chaque livreur se raréfient, leurs revenus baissent et le nombre de travailleurs disponibles pour les plates-formes augmente. La concurrence accrue permet ainsi la précarisation croissante orchestrée des livreurs. La désarticulation des activités traditionnelles pousse encore vers la « gig economy » (nom donné à  l’économie des petits boulots) plus de travailleurs qui, bien que dépendants des plates-formes et subordonnés à ses logiciels, sont considérés comme indépendants et ne bénéficient donc pas des protections de l’emploi salarié.

En Californie, depuis le 1er janvier 2020, la loi AB5 contraint Uber et Lyft à salarier leurs chauffeurs. Les deux plates-formes, refusant de s’y plier ont dépensé plus de 200 millions de dollars (la plus grande somme jamais investie dans ce type d’action) pour mener campagne lors d’un référendum en vue d’abroger la loi. En novembre, en pleine pandémie, elles ont remporté la mise auprès de la population tout en concédant aux chauffeurs un salaire minimum, une couverture santé et une assurance accident. La déception  est grande pour les syndicats qui tentent de réguler la « gig economy ». Pour la Fédération californienne du travail, « la guerre n’est pas terminée et devrait se jouer à présent devant les tribunaux »[11].

La polémique sur le statut des chauffeurs Uber fait rage partout dans le monde. en France, la crise sanitaire a fait fondre les revenus des chauffeurs de taxi comme des chauffeurs Uber. La guerre pourrait-elle se transformer en un combat contre la plate-forme que les uns et les autres reconnaîtraient comme leur ennemi commun ? En mars dernier la Cour de cassation avait fait date en considérant « fictif » le statut d’auto-entrepreneur du plaignant et en requalifiant le chauffeur Uber en salarié. En conséquence, les chauffeurs de taxis ont introduit des actions contre Uber devant le tribunal de commerce de Paris. Leur raisonnement est simple : en s’exonérant des obligations et coûts du statut de salarié Uber commet une fraude au droit du travail et crée ainsi une situation de concurrence déloyale dont les taxis sont victimes. Mais le lobbying des plates-formes ne faiblit jamais. Un décret viendra en octobre favoriser la mise en place de chartes sociales censées résulter de la consultation des travailleurs et devant encadrer leurs conditions de connexion et déconnexion à la plate-forme et le « prix décent » des courses, compliquant ainsi leur requalification en salariés.

En Belgique également, les chauffeurs de taxis orientent de plus en plus leur colère non pas contre les chauffeurs Uber mais contre la plate-forme qui leur fait une concurrence déloyale et dont les pratiques sont de plus copiées par les entreprises de taxis dont ils dépendent. Un chauffeur Uber, soutenu par la United Freelancers et le collectif des travailleurs du taxi de la Confédération des syndicats chrétiens CSC, a obtenu auprès d’une juridiction administrative (la Commission relation de travail) de reconsidérer son statut de travailleur indépendant. Celle-ci a statué en janvier 2021, en continuité avec la Cour de cassation française, et a requalifié le statut d’indépendant du demandeur, jugé incompatible avec son travail, en contrat salarié. Comme cette décision n’est pas contraignante, Uber active d’ores et déjà toute sa puissance de Lobbying. Mais de plus en plus souvent, en Angleterre comme aux Pays-Bas et dans les cantons Suisse de Genève et Zurich, les chauffeurs et livreurs Uber sont désormais requalifiés en salariés. La Commission Européenne entreprend une consultation en vue de la rédaction d’une directive en la matière, et UBER, comme en Californie, engage toute ses capacités de lobbying pour que le résultat se limite au mieux à un statut de sous-salarié pour livreurs et chauffeurs.

Tous les gouvernements ont soutenu le numérique et vanté les start-up mais aucun n’a osé réguler les plates-formes. Celles-ci ont contribué en toute impunité à peser dans le sens de la baisse des salaires et de la détérioration des statuts d’emploi. Nombre de livreurs, chauffeurs et autres auto-entrepreneurs se sont trouvés victimes des restrictions sanitaires sans bénéficier de chômage partiel ni de plan de relance alors que nombre de salariés sont encore toujours poussés vers le statut d’indépendant.

Le droit de retrait

Le droit pour tout travailleur de se retirer de son poste de travail en cas « de danger grave et imminent » est reconnu par l’OIT, par l’Union Européenne et est transposé dans la législation des pays membres. Les salariés en font usage lorsque les circonstances l’exigent, par exemple à propos des risques de cancer ou d’accident de travail. Les quelques 300 salariés présents le dimanche 1er mars au Louvre, inquiets en raison de l’épidémie de coronavirus, auront été les premiers, avant le confinement, à voter le droit de retrait obligeant le musée le plus visité au monde à fermer ses portes. Ils exigeaient pour leur protection la disposition à large échelle de gel hydro-alcollique et l’installation de vitres séparant les caissiers du public. L’épidémiologiste et ancien directeur général de la Santé Publique France William Dab a immédiatement regretté sur Europe 1 cette décision du personnel, affirmant que le droit de retrait n’est pas la bonne réponse à l’épidémie et n’a pas été prévu pour gérer ce type de situation. Il rappelait au surplus, qu’en l’absence de gel, le savon marche très bien aussi et que l’absence de vitres entre le personnel et les visiteurs ne justifie pas ce droit puisqu’il suffit de maintenir une distance d’au moins un mètre. La CGT soutenait au contraire le droit de retrait justifié par l’inquiétude des salariés obligés de travailler dans un endroit confiné, fréquenté par un très grand nombre de visiteurs, sans disposer de protection adéquate. La direction contestait cette position arguant que le droit de retrait « ne peut sur le principe viser qu’une situation particulière de travail et non une situation générale ». Après deux jours de fermeture, les salariés obtiendront satisfaction à leur demande et le musée accueillera à nouveau le public.

Lorsque les conducteurs de la société des transports publics bruxelloise STIB exerçant leur droit de retrait cessèrent le travail du 11 au 17 mai 2020, la surprise fut grande en Belgique dans la mesure où jusque là cette disposition du droit du travail n’avait encore jamais été activée dans le pays. Pendant le confinement, les transports publics jugés « essentiels », avaient continué à fonctionner moyennant des mesures sanitaires strictes. Quelques 1300 conducteurs de bus, tram et métro bruxellois, soit près de 80% d’entre eux, jugèrent cependant, au sortir du confinement, la levée des mesures de protection trop rapide et exigèrent des protections sanitaires similaires à celles de leurs collègues wallons et flamands. A leur estime, « le droit de retrait était le seul type d’action approprié à la situation pour protéger les travailleurs et les voyageurs ». La direction, après avoir refusé de reconnaître ce droit, a noté leur absence comme injustifiée. Les syndicats sceptiques quant à l’issue de cette action ont refusé d’accorder leur soutien aux conducteurs. Ceux-ci se sont auto-organisés et sont à présent engagés dans un bras de fer devant les juridictions du travail.

Le droit de retrait a permis aux salariés de prendre une distance vis-à-vis des postures hygiénistes en résonance avec les tendances autoritaires de gestion du travail. Ils ont mis en avant dans ces conflits leur perception propre du « danger grave et imminent », même si cette perception ne correspondait pas à celle purement administrative de la hiérarchie. Peut-on d’ailleurs concevoir l’intégrité physiologique d’une personne en faisant abstraction de son propre regard ?

Deux questions ont été mises en lumière par l’activation du droit de retrait par les salariés. D’abord, contrairement à des pratiques anciennes, la santé au travail est essentielle et ne peut se monnayer par des primes[12]. Ensuite, au-delà de la pandémie, redonner du pouvoir aux salariés sur leurs conditions de travail est toujours fondamental. Mais comment procéder alors que d’une part l’entreprise se fragmente et que d’autre part, une proportion croissante de salariés se trouve en dehors du périmètre de l’entreprise ? Les salariés ne peuvent surement pas élargir leur autonomie par des procédures administratives de délégation des salariés dans des instances de gestion de l’entreprise.

Le pouvoir d’agir au travail

Avec la pandémie, la gestion du travail à distance s’est largement substituée à sa concentration physique dans les grandes unités de production et le capitalisme de plates-formes qui fournit à distance des services numériques et logistiques, a connu une expansion exceptionnelle. Le sort des entreprises vidées de leur substance et dépendantes  des chaînes de valeur se décide à présent de moins en moins en leur enceinte.

En période de pandémie tout a été fait pour mobiliser les salariés dans des conditions plus précaires. En mettant en lumière les activités essentielles comme étant les moins rémunérées et exécutées par les groupes sociaux les plus précarisés, le coronavirus a révélé toute la violence de la condition salariale. En même temps, les institutions du travail, c’est-à-dire les syndicats, la sécurité sociale et la négociation collective, se sont montrées résilientes dans des circonstances inédites : les soins de santé, le chômage partiel, les différentes variantes du revenu de remplacement et la pension de retraite ont maintenu la société en vie. L’urgence sociale réside désormais dans le rétablissement des conditions salariales décentes pour les professions dites essentielles, contre la précarité de l’emploi et pour l’amélioration des conditions de travail et les exigences de la santé-sécurité au travail.

La crise aura montré à nouveau que l’autonomie n’est pas un moment daté du mouvement ouvrier mais un trait culturel qui lui est propre : non pas l’injonction du management à l’autonomie, mais l’autonomie des salariés préservant les protections de l’emploi hors et contre l’organisation. En affirmant leur « droit de retrait » les travailleurs ont exigé d’être reconnus comme acteurs de leur travail et de leur propre sécurité. ils rejetaient de ce fait le seul traitement hygiéniste décidé par des procédures administratives et refusaient de déléguer la protection de leur santé à l’entreprise.

Les conflits autour de la santé ont laissé ainsi transparaître l’exigence de pouvoir des salariés sur l’exercice de leur travail. Cette exigence, à l’image  des entreprises, est certes apparue encore comme fragmentée et éclatée. D’autant plus que des centaines de milliers de salariés, « freelanceurs » et auto-entrepreneurs « ubérisés » œuvraient en dehors du cadre de l’entreprise.

L’entreprise n’est plus le lieu de décision et de concentration central du travail. Pour rendre justice à l’exigence des salariés, « plateformisés » ou non de peser sur la finalité de leur travail,  plutôt que recycler en surplomb des modèles obsolètes, ne vaudrait-il pas mieux écouter leurs revendications ?

 

______________________

 

[1] Texte et liste complète des signataires sur : www.democratizingwork.org Les thèmes de cet appel ont été développés par la suite dans un livre : Isabelle Ferreras, Julie Battilana et Daminique Méda, Le manifeste travail. Démocratiser, démarchandiser, dépolluer, Seuil, Paris, 2020. Thomas Piketty, dans son dernier livre, Vivement le socialisme !, Seuil, Paris, 2020, propose également la cogestion pour « un meilleur partage du pouvoir dans les entreprises ». Isabelle Ferreras défend de longue date la proposition de « bicaméralisme » à l’échelle de l’entreprise. 

[2] Alain Touraine, « Contribution à la sociologie du mouvement ouvrier. Le syndicalisme de contrôle », Cahiers Internationaux de sociologie, Vol XXVIII, Janvier-Juin 1960, pp. 57 à 88.

[3] Clément Brébion, « L’Allemagne un modèle de relations professionnelles vraiment coopératif ?», Connaissance de l’emploi, N°158, CNAM, CEET, avril 2020.

[4] Georges Friedmann et Pierre Naville, Traité de sociologie du travail, 2 tomes, Armand Colin, Paris 1962, p. 15.

[5] Fernand Braudel, L’identité de la France. Les hommes et les choses, Arthaud – Flammarion, Paris, 1986.

[6] John R Commons, Institutional Economics. It’s Place in Political Economy, London, 1934.  

[7] Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999.

[8] Rachel Beaujolin-Bellet, “Entreprise” Dictionnaire du Travail, PUF, Paris, 2012, p. 267.

[9] Michel Lallemant, Les trois révolutions du télétravail, AOC, Analyses, 4/2/2021.

[10] Déclaration de Nicolas Sarkozy au conseil national de l’UMP, le 6 juin 2008, cité par Sophie Béroud, « les syndicats c’est fini ? », Fondation Copernic, Manuel indocile des sciences sociales, La Découverte, Paris, 2019, p. 507.

[11] « Par vote, la Californie conforte le modèle Uber », Le Monde, 5/11/2020.

[12] « La salud no se vende, ni se delega, se defiende », est un mot d’ordre des Commissions ouvrières CC.OO en Espagne.

Les frontières du travail : déplacements, brouillages et recompositions (JIST2020 du 10- au 2 novembre 2021 – en ligne)

Les Journées internationales de sociologie du travail (JIST) résultent de la dynamique scientifique d’un large réseau de chercheur·e·s (principalement francophones), impliqué·e·s dans l’analyse sociologique des évolutions et mutations du monde du travail. Sous l’égide d’un Comité scientifique composé de représentant·e·s des principaux laboratoires et centres de recherche sur le travail, basés dans les pays francophones et au-delà, les JIST proposent tous les deux ans une manifestation scientifique d’envergure internationale, dont l’organisation est confiée à l’un des membres institutionnels.

Afin d’accroître le rayonnement des travaux, les JIST ont alternativement lieu dans une ville universitaire française, différente à chaque édition, et dans un pays étranger. Le projet d’accueil de la 17ème édition des JIST2020 à Lausanne a été validé par le Comité scientifique, à l’occasion de la précédente manifestation, organisée par les membres du LISE au Centre National des Arts et Métiers (CNAM) à Paris, du 9 au 11 juillet 2018, sur le thème « Le travail en luttes:résistances, conflictualités et actions collectives ».

Ces journées s’inscrivent donc dans une longue série de rencontres, réunissant à chaque fois entre 250 et 600 sociologues du travail, dont une part importante de jeunes chercheur·e·s, qui trouvent dans les JIST de précieuses occasions de rencontres, d’échanges scientifiques et de réseautage.

• Le programme complet des JIST

• Mercredi 10 novembre 16h30-18h30 : Travailler en temps de pandémie” avec certain·e·s des contributrices / contributeurs au dossier du n°26 

• Comment faire pour participer : mode d’emploi

Vous trouverez plus d’informations sur le portail dédié aux JIST2020

Approche agile : entre bonnes intentions et désillusions

par Denis Migot

L’agilité est devenue l’injonction du moment. La numérisation de l’économie et le développement du télétravail renforcent l’impératif d’agilité comme nouvelle norme comportementale et subjective. Mais l’agilité, à l’instar de Scrum, est aussi une démarche certifiée et certifiante dans le management de produits. Dans cet article, Denis Migot, consultant en management et organisation du travail, revient de manière critique sur la dernière mode managériale. 

Le numérique semble avoir englouti le monde. Sa présence en tous lieux a d’abord questionné nos automatismes sociaux avant de les rendre désuets. Les modèles économiques, l’appréhension du travail [1] ou encore l’accès à l’information, aux connaissances, aux services se sont profondément transformés à un rythme effréné. L’Estonie, considérée comme comme le pays le plus numérisé au monde[2], rend compte [3] des impacts positifs de ce glissement. Seulement, derrière les traits avantageux de ce bouleversement se cache une part d’ombre. Pour les individus d’abord. En devenant une norme sociale, le numérique crée « une ligne de rupture symbolique » (Luc Vodoz, 2010) excluant socialement ceux qui se situent en dehors de cette frontière mais également les femmes, le numérique étant « massivement dominé par les hommes » (Isabelle Collet, 2019).

Pour les salariés ensuite : « La révolution numérique et la révolution managériale se sont développées en même temps » amenant comme lot de nouveautés une « culture de la haute performance » consistant à « augmenter la productivité tout en réduisant les effectifs » et reposant sur les salariés une tension permanente pouvant altérer « l’amour du travail bien fait » tout en générant « des troubles mentaux et des problèmes de santé » (Vincent de Gaulejac, Fabienne Hanique, 2015).

Pour les entreprises enfin. Elles doivent désormais intégrer significativement ce bouleversement dans leur modèle d’activité ou risquer de disparaître. Pour preuve, depuis 2000 et selon une étude de Constellation Research, 52 % des entreprises du classement réalisé par le magazine Fortune des 500 premières entreprises américaines ont fait faillite, ont été rachetées ou ont cessé d’exister, “la numérisation des entreprises étant un facteur clé de cette accélération”. Alors qu’au début des années 2000 le numérique était regardé de haut par Wall Street, il est aujourd’hui prépondérant [4] – la technologie étant devenu le secteur le plus important en termes de capitalisation boursière [5].

Face à ce dictat de l’adaptation, les entreprises apprennent souvent à leurs dépens que réussir dans le numérique exige une autre façon de penser leur organisation.

 

Il ne s’agit plus d’appliquer une logique prédictive, directive et de standardisation, typique des industries du vingtième siècle, mais, au contraire, d’intégrer dans leur quotidien une capacité à s’ajuster aux caprices d’un marché incertain.

S’adapter oui, mais comment ?

Selon Steve Denning, auteur, consultant et ancien Directeur Programme de la Banque Mondiale, la réponse évidente : « en étant agile » …. Un avis partagé et mis en pratique par un nombre croissant de grandes entreprises et startups comme en atteste le rapport State of agile : l’adoption de l’approche agile au sein des équipes de développement de logiciels est passée de 37 % en 2020 à 86 % en 2021, la croissance dans les secteurs d’activité non informatiques a également augmenté de manière significative en doublant son adoption depuis 2020. En conséquence, toujours selon Steve Denning, le monde semble entrer aujourd’hui « dans une nouvelle ère : l’ère agile » Du moins en apparence. Mais avant de détailler les limites et dérives de l’application actuelle de l’approche agile, commençons par définir et contextualiser ce terme.

Expliquer ce qu’est ou n’est pas l’approche agile c’est faire face à trois obstacles majeurs : l’absence de définition commune, la relative banalité de nombreux ouvrages spécialisés et l’approximation de certaines recherches sur le sujet. Ceci explique sûrement l’incompréhension générale autour d’un terme déjà souvent confondu ou associé à tort à ceux de la sociocratie, de l’halocratie ou de l’entreprise libérée. Même si l’approche agile a des points d’accroche avec ces derniers (principe de subsidiarité, autonomie de ceux qui font, importance du collectif), elle n’en reste pas moins différente dans ses origines (le développement logiciel) et sa volonté (elle vise l’auto-organisation et non l’auto-gestion des équipes, par conséquent, elle ne s’inscrit pas en faux avec la fonction managériale).

Alors, de quoi parle t-on ? L’approche agile serait une culture permettant à un collectif de prospérer dans un environnement changeant. Ce qui amène trois précisions. D’abord, la culture se définit comme un ensemble de croyances, de valeurs, de pratiques et de comportements spécifiques à un groupe. Le terme culture semble donc pleinement approprié pour définir l’agilité dont le point de départ de la popularité tient à l’écriture en 2001 par dix-sept consultants en développement logiciel d’un manifeste détaillant quatre valeurs et douze principes propres à l’approche agile. Ensuite, par collectif s’entend aussi bien une équipe qu’une entreprise, car l’entreprise n’est rien d’autre, pour citer Dominique et Alain Schnapper, qu’un «collectif d’actions et d’innovations » (Puissante et fragile, l’entreprise en démocratie, 2021). Enfin, la démarche agile est une démarche empirique, c’est-à-dire basée sur l’expérimentation lors d’itérations courtes et sur l’apprentissage lié à cette expérimentation. Cette façon d’appréhender le travail, en rupture avec le paradigme mécanique et prédictif des industries du vingtième siècle, permet de rester efficace face aux montées de la complexité, de l’interdépendance, de l’incertitude et de l’individualité, toutes étant inhérentes à « l’avènement de la société informationnelle » (Jérôme Barrand, 2009).

Et qu’est-ce qu’une entreprise agile ?

« L’entreprise agile se caractérise par la coordination horizontale, le partage de l’information et une grande flexibilité à court terme » (Olivier Badot, 1998). Elle suppose « l’adoption de principes managériaux complémentaires comme la capacité d’anticipation des ruptures de son environnement mais aussi des conséquences de ses propres décisions et actions ; la coopération, tant en interne qu’en externe; l’innovation permanente dans son offre client ; une offre globale s’appuyant bien sûr sur des produits toujours plus performants mais aussi sur des offres de services et une relation personnalisée avec chaque client; une culture client généralisée dans une organisation où chacun est client de l’autre et réciproquement; une complexité à échelle humaine visant à favoriser la reconfiguration des équipes ou des services ou encore une culture du changement faisant de celui-ci un allié souhaité plutôt qu’un ennemi craint. » (Jérôme Barrand, 2009).

L’entreprise agile s’inscrit en continuité des démarches d’organisations matricielles apparues dans les années 1960 et qui furent « l’un des exemples les plus clairs d’une orientation de design structurel selon laquelle la complexité des structures organisationnelles doit suivre la complexité de l’environnement » (Flavio Carvalho de Vasconcelos, 1998). Elle s’inscrit enfin en continuité de la coordination transversale des entreprises fondée sur « la création de connections latérales et une décentralisation du processus de décision » ainsi que sur une « incomplétude des règles et du contrôle » (Catherine Thomas, 2003). L’entreprise agile partage notamment avec ces démarches une volonté de casser les silos, de créer des groupes résumant en leur sein toutes les étapes de production et de faciliter la coopération. La différence fondamentale tient dans l’approche produit des entreprises agiles à contre-courant de l’approche projet des organisations matricielles ou transversales.

Enfin, impossible de définir l’approche agile sans évoquer ce qui a largement contribué à son succès : les frameworks agiles. Ces cadres de travail listent un ensemble de valeurs, de règles, de rencontres et de rôles à respecter pour mobiliser, dans un contexte d’environnements instables, des compétences pluridisciplinaires afin de mener à bien des missions précises.

Contrairement à ce que l’immense majorité de la littérature généraliste, spécialisée ou universitaire affirme, les frameworks agiles ne sont pas des méthodes.

 

Ils ne préconisent pas un ensemble de démarches à suivre mais une pluralité de contraintes à instaurer afin de révéler les difficultés à surmonter. La différence est fondamentale car, une fois la difficulté mise à jour sous l’effet de la contrainte, les personnes sont libres d’expérimenter l’hypothèse qu’elles jugent la plus juste pour limiter ou éradiquer le problème. Les frameworks ne fournissent donc pas, contrairement aux méthodes, une démarche à suivre, aux personnes de les trouver dans le respect des contraintes du cadre.

Le premier framework agile est celui inventé en 1986 par l’ingénieur américain Barry W. Boehm. Il repose sur une structure commune itérative, incrémentale et adaptative dont le fil conducteur consiste à découper la réalisation d’un besoin “en plusieurs objectifs plus petits afin d’obtenir plus sûrement et rapidement un résultat” (Alain Collignon, Joachim Schöpfel, 2016). Si ces frameworks agiles sont multiples (Scrum, SAFe, Scrum of Scrum, LeSS, Nexus, Crystal Clear, pour ne citer qu’eux), s’ils s’adressent tantôt à une équipe, tantôt à un ensemble d’équipes, tantôt à une entreprise dans sa globalité, tous ont pour principes communs le travail sur un périmètre limité en taille, en nombre de personnes et en temps, l’anticipation, l’auto-organisation, le feedback et la collaboration. Tous partagent également une influence assumée du Lean. Ainsi, le guide présentant le framework Scrum indique, dès sa première page, que ce dernier est fondé “sur l’empirisme et la pensée Lea ». Scrum n’est au final, selon les propres mots de son co-créateur Jeff Sutherland, « qu’un dérivé du lean product development de Toyota ».

Enfin, si les frameworks agiles sont aussi semblables que nombreux, deux sont particulièrement populaires[6]. Scrum est utilisé par 66% des équipes travaillant dans un cadre agile. Ce chiffre monte à 81% si l’on prend en compte les dérivés de Scrum que sont ScrumBan (mixant Scrum et Kanban) et Scrum/XP (mixant Scrum avec l’extreme programming). Scrum a été inventé au début des années 1990 par Ken Schwaber et Jeff Sutherland, tous deux signataires en 2011 du manifeste pour le développement agile de logiciels. Son nom est une référence à l’article The New New Product Development Game de Hirotaka Takeuchi et Ikujiro Nonaka. Scrum se définit comme un cadre de travail léger visant à générer de la valeur sur des itérations courtes et à résoudre des problèmes complexes. Il est constitué d’une liste de valeurs (engagement, focus, ouverture, respect et courage), de rôles (developers, scrum master, product owner), d’évènements (sprint, sprint planning, daily scrum, sprint review, sprint retrospective) et d’artefacts (product backlog, sprint backlog, definition of done).

SAFe (Scaled Agile Framework) est utilisé par 37% des entreprises s’appuyant sur un cadre agile pour transformer tout ou partie de leur structure et organisation. SAFe a été formalisé par Dean Leffingwell et Drew Jemilo, sa première version est sortie en 2011. SAFe promeut l’alignement, la collaboration et la livraison régulière au sein des équipes avec la mise en place de cadence, de planification et de réflexion à tous les niveaux de l’organisation.
Il est à noter que malgré un succès commercial fulgurant, SAFe est l’objet de nombreuses critiques au sein de la communauté des professionnels de l’approche agile, c’est à dire par celles et ceux agissant dans la mise en mouvement et-ou dans la diffusion de l’agilité : cabinets de conseils, entreprises de services du numérique (ESN), sociétés de service et d’ingénierie informatique (SSII), organismes de formation et-ou de certifications, experts, coachs, conférenciers, consultants et formateurs. Tout d’abord car Dean Leffingwell fut, avant SAFe, impliqué dans le déploiement commercial du framework Rational Unified Process (RUP) dont il a calqué le modèle économique déjà décrié à l’époque. RUP, malgré une approche itérative et incrémentale chère à la démarche agile, était dans les années 1980 et 1990 pointé du doigt pour avoir transformé un cadre potentiellement efficace en un produit et une licence vendant des outils au service d’une méthode formelle, prescriptive, lourde et peu adaptative.

Ainsi, Ken Schwaber écrit sur son blog en 2013 :

« Les personnes derrière RUP sont de retour. S’appuyant sur le profond échec de RUP, elles poussent maintenant le Scaled Agile Framework comme une approche simple et universelle de l’organisation agile. Lorsque les signataires du manifeste agile se sont réunis en 2001, nous voulions partager nos idées sur le développement de logiciels, une discussion qui a abouti au manifeste agile. Nous voulions réparer les dommages que le Waterfall avait fait à notre profession, et nous espérions également faire en sorte que RUP ne soit pas considéré comme un successeur viable. »

Mais ce n’est pas le seul reproche formulé à l’encontre de SAFe. Pour ne citer que lui, Ron Jeffries, signataire lui aussi du manifeste en 2001, affirme en 2014 sur son blog que malgré plusieurs bonnes idées et références « SAFe met en danger la progression d’une organisation vers un fonctionnement performant ». Sont mis en cause son approche descendante, son manque de flexibilité ou encore son management par l’imposition.

Scrum, SAFe, et l’approche agile de manière globale, sont aujourd’hui des succès commerciaux incontestables. Cette popularité s’explique en grande partie par la vente de certifications. Pour preuve, en 2021 plus de 1,5 millions de certifications payantes à Scrum et ses dérivés [7] ont été délivrés par les seuls organismes Scrum Alliance (fondé en 2002 par Mike Cohn, Esther Derby, et Ken Schwaber) et Scrum.org (fondé en 2009 par Ken Schwaber suite à son désaccord avec les autres membres de Scrum Alliance). S’ajoutent à cela les certifications également payantes à Scrum et ses dérivés délivrés par des sociétés telles que Scrum Inc (fondée en 2006 par Jeff Sutherland), Exin, Scrum Institute ou encore Scrum Study, pour ne citer qu’elles. SAFe n’est pas en reste avec en 2018 plus de 200 000 personnes formées au framework. Les certifications, bien plus que les formations, ont été un élément déterminant dans la popularité de ces cadres de travail. Des propres mots de Mike Cohn, sans elles, « Scrum n’aurait jamais eu le succès qu’il a eu » (2019). Elles sont devenues une source de revenus pour bon nombre de personnalités du secteur. Ainsi Lyssa Adkins a participé à la création d’ICAgile, organisme de certifications à l’approche agile. Il en est de même avec Alistair Cockburn, signataire du manifeste en 2001 mais aussi créateur du framework Crystal Clear, et son lancement des certifications de la Heart of Agile academy ou encore avec Daniel Mezick et sa vente de formations certifiantes à l’Open Space Agility. Cette manne financière explique pourquoi nous comptons en 2017 près de 300 certifications différentes sur l’approche agile ou encore pourquoi Project Management Institute, le géant américain de certifications en gestion de projets dénombrant plus de 600 000 membres et plusieurs millions de personnes certifiées, vend aujourd’hui des certifications sur l’approche agile et fait l’acquisition en 2019 de la boîte à outils Disciplined Agile. 

Cette situation s’accompagne malheureusement de dérives particulièrement néfastes : l’accès limité à certaines offres d’emplois aux seuls détenteurs de certifications, l’exclusion de personnes n’ayant pas les moyens de s’offrir une certification, la course à la certification plutôt qu’à l’apprentissage, la valorisation de la certification plutôt que de l’expérience, la guerre de chapelles entre organismes de certifications mais surtout et avant tout, la prédominance d’une approche agile stérile guidée par le seul prisme des frameworks.

Mais les certifications ne sont pas les seules raisons expliquant le succès commercial de l’agilité. L’écriture du manifeste pour le développement agile de logiciels a sans nul doute joué un rôle prépondérant. D’abord car il a été porté et signé par des figures emblématiques du développement logiciel telles que Kent Beck, Martin Fowler, Robert C. Martin et Dave Thomas. Ensuite car il est sorti en 2001 dans un contexte favorable, au carrefour entre «l’institutionnalisation de politiques de qualité de vie au travail » (Pascal Ughetto, 2021), le développement massif d’Internet et l’arrivée des premières vagues de changements profonds des entreprises. Cette période se caractérise en effet par une redéfinition des processus des entreprises « sur la base de ce que permet l’informatique » (Philippe Silberzahn, 2021) mais aussi par une refonte de leur façon de satisfaire leur client. En proposant une culture centrée sur le client, les interactions humaines, la valeur délivrée et l’efficacité organisationnelle dans des contextes complexes, l’approche agile défendue par le manifeste semble répondre aux grandes préoccupations des entreprises du début du vingt-et-unième siècle.

Enfin, l’apparition des premiers frameworks agiles dans les années 1980 et 1990 est concomitante à l’avènement de la DSI (Direction des Systèmes d’Information) en lieu et place du rôle de responsable informatique. Celui-ci s’est vu attribuer de nouvelles fonctions telles que la planification stratégique et la gestion des technologies, la gestion des infrastructures, le développement de règles et la gestion des ressources humaines (Applegate et Elam, 1992; Feeny et al., 1992). Ces DSI intègrent « de plus en plus souvent des pratiques agiles, qui incluent par exemple un développement et une validation des idées itératives. Les technologies numériques vont faciliter ce virage vers l’agilité car le coût de l’innovation a diminué, grâce aux technologies telles que l’Internet et le Cloud » (Yves Barlette, 2014).

Si ce succès commercial est indéniable, et qu’il s’amplifie avec l’arrivée d’entreprises lançant la démarche par imitation ou guidées par la peur d’être dépassées, l’approche agile s’inscrit-elle pour autant dans la durée ou n’est-elle qu’un épiphénomène de plus ? Si l’on en croit les théoriciens des modes managériales que sont Eric Abrahamson et Gregory Fairchild [8], l’approche agile ne remplit que trois des quatre critères pour être considérée comme telle. Si en effet elle est perçue comme « un moyen moderne et rationnel d’obtenir de meilleurs résultats », si elle a envahi « rapidement l’environnement des managers », si elle résulte bien « d’une croyance », sa mise en pratique ne fait toutefois pas l’objet « d’un cycle de vie court » ni d’une « baisse de popularité » (Romain Zerbib, Ludovic Taphanel, 2017) comme en témoignent les « 10 000 articles publiés en anglais sur l’agilité, dans des revues d’économie, d’ingénierie de production, d’informatique » entre 2006 et 2016 (Anca Boboc, Jean-Luc Metzger, 2020).

Toutefois, l’approche agile, si l’on fait fi de sa longévité, reprend tous les éléments constituant une mode managériale :

« l’invention d’un nouveau produit sur le marché du management sur la base d’une critique des précédentes modes managériales; la vente de ce produit avec des arguments marketing usuels (nouveauté, efficacité, lave plus blanc que blanc, etc.); la déception quant aux effets réels puis l’ouverture vers de nouveaux produits qui viendront corriger les défauts de ce dernier modèle managérial et ainsi renouveler le marché, en toute indifférence pour les effets de ce produit sur le monde – la santé, le stress» (Marie-Anne Dujarier, 2021 [9])

Que l’approche agile soit ou non un énième accessoire managérial jetable, les professionnels du secteur usent et abusent des modes managériales. OKR (Objective & Key Results), Liberating Structures, bienveillance, sketching, leadership,… sont autant de phénomènes de mode envahissant les conférences spécialisées ainsi que les offres commerciales des cabinets de conseils et de formations.

Ce succès commercial a le mérite de faire ressortir les nombreuses errances du management moderne. Malheureusement, il est également à l’origine de la propension de l’approche agile à être galvaudée.  Source de moqueries, de rejet massif et de souffrances [10], l’agilité est aujourd’hui mal comprise, mal instaurée, mal pratiquée, mal vécue, mal perçue. Ainsi, derrière l’agilité salvatrice promue et vendue par les experts, formateurs et autres consultants se cache un terme transparent dont la signification a été gommée par une mise en musique aux faux airs de taylorisme. Cela s’explique en premier lieu par le postulat de Steve Denning évoqué précédemment. En expliquant que nous entrons dans l’ère agile, en affirmant que les entreprises se doivent d’être agiles, Steve Denning défend une position manichéenne selon laquelle il n’existe que deux options : être agile ou mourir. Cette opinion est aujourd’hui largement répandue au sein des professionnels du secteur qui ont cette fâcheuse tendance à s’enfoncer dans le fatras d’une vision binaire : bien (agile) / mal (pas agile), loin, très loin de la réalité complexe des entreprises. Ils dépensent ainsi “leur temps et leur énergie [ainsi que l’argent des entreprises faisant appel à leurs services] dans la construction d’une situation en apparence inébranlable, qui ne laisse que deux possibilités, deux ultra solutions», c’est à dire deux « solutions qui se débarrassent non seulement du problème, mais aussi de tout le reste» (Paul Watzlawick, 1986). Constat que partage le sociologue François Dupuy qui, dans son ouvrage On ne change pas les entreprises par décret, explique que l’approche agile propose de résoudre des problèmes que l’on ne connaît pas et qu’il manque à celle-ci un « investissement dans la connaissance, première phase de tout processus de changement.» Plutôt que d’opter pour une approche solution, François Dupuy conseille d’investir dans la connaissance du problème, dans l’appréhension du collectif et « d’utiliser cette compréhension pour agir de façon raisonnée, construite et, si possible, maîtrisée». Toute la difficulté à sortir de cette approche solution tient dans le fait qu’elle représente aujourd’hui pour les professionnels du secteur un business juteux tant elle joue sur la paresse managériale voyant en l’agilité une solution unique et simple à des problèmes multiples et complexes.

La dérive de cette posture tient dans le fait qu’elle justifie à elle-seule l’imposition de l’approche agile par des dirigeants, consultants ou managers auprès des équipes opérationnelles. Après tout, à quoi bon tenir compte de l’avis et l’envie de ceux qui font puisque l’agilité est la seule solution valable. Une dérive qui est aujourd’hui une norme comme en atteste le consultant et auteur Daniel Mezick : « Dans le monde entier, l’agilité est imposée. L’industrie agile a totalement échoué dans l’éducation des cadres. Des cadres bien intentionnés croient qu’ils peuvent déployer l’agilité comme un processus défini. Mais en réalité, cela ne fonctionne pas de cette façon. Et personne ne leur dit le contraire.» [11]

Comment ne pas y voir un parallèle avec ce que le psychologue Yves Clot nomme le « travail empêché», source de “mauvaise fatigue” et de souffrance, pour qualifier cette situation où les salariés, ne participant pas aux décisions impactant directement leur quotidien, ne peuvent ni agir sur leur environnement ni expérimenter leurs hypothèses. Ils se retrouvent enfermés dans des process, des cadres, des pratiques définis par des personnes extérieures persuadées qu’il n’existe qu’une seule bonne manière de faire : la leur.

Au-delà du fait d’être trop souvent présentée et vendue comme une ultra-solution, l’approche agile, que cela soit dans son interprétation ou sa mise en action, comporte des limites aux conséquences négatives.

D’abord l’approche agile contribue fortement au changement permanent, source de mal-être au travail, en accompagnant sa mise en place par l’instauration d’un nouveau langage, de nouveaux métiers ou outils. Toutes ces modifications déstabilisent et fragilisent certains salariés qui perdent leurs repères et se retrouvent ballotés d’un changement à un autre. Ce changement permanent est légitimé par une soit disante nécessité absolue de s’adapter aux mouvances continues d’un marché incertain, seulement, pour paraphraser l’économiste Thierry Ribault, cette adaptation perpétuelle se fait au détriment de la remise en cause des conditions de la situation. L’approche agile tient sa part de responsabilité dans cet état de fait que la sociologue Danièle Linhart qualifie de « précarité subjective ». Cela se traduit par le déploiement de nouvelles pratiques, de nouveaux process, de nouvelles dénominations, de nouvelles formations, de nouveaux rôles qui donnent le sentiment aux salariés d’être en permanence sur le fil du rasoir. Ce déploiement, sans fond, de nouveautés représente l’essentiel de l’activité de l’approche agile, celle-ci se matérialisant principalement par l’enseignement et la mise en œuvre de nouvelles pratiques et procédures.

Ensuite l’approche agile contribue à une tyrannie de l’urgence, particulièrement destructrice, en se présentant comme un moyen permettant l’hyper productivité. En témoignent deux livres références dont les titres (en français « accélérer» et « faire deux fois plus en deux fois moins de temps») prêtent à confusion et laissent faussement entendre que l’agilité signifie tout simplement faire plus et plus vite. Cet amalgame se retrouve dans la terminologie de certains process présentés comme agiles (FAST agile) ainsi que dans les termes utilisés au quotidien par les professionnels du secteur comme un sprint, soit une course de vitesse pour désigner une itération et une « vélocité», soit la rapidité dans le mouvement pour désigner la production d’une équipe. Cette méprise amène aujourd’hui grand nombre de décideurs à recourir à l’agilité dans l’espoir de voir les équipes produire plus et plus vite. Cela se vérifie dans l’Annual State of Agile Report de 2020 où 71% des sondés ont expliqué avoir mis en place une démarche agile dans leur entreprise afin d’aller plus vite. Sauf que cette course à l’immédiateté ne permet pas de se projeter, de réfléchir ou de comprendre. Couplée à l’accélération et l’augmentation des exigences des clients, elle présente un risque psychosocial fort en raréfiant le temps et en générant du stress. À ce sujet, selon l’Organisation mondiale de la santé, le stress est devenu l’un des principaux problèmes de santé au travail. Mais le stress professionnel ne fait pas mal qu’aux individus, il fait aussi mal aux entreprises qui les emploient avec un coût économique estimé entre 3 et 5 % du PIB.

De plus, les frameworks agiles instaurent dans leur immense majorité une agitation en lieu et place d’un changement profond et ce en se concentrant sur la structure et non l’organisation des entreprises, le tout en évitant soigneusement de considérer ce qui permet de susciter une adhésion collective.

Le sociologue François Dupuy au sein de son ouvrage La faillite de la pensée managériale détaille les différences entre structure et organisation ainsi que l’importance de les distinguer. La structure d’une entreprise relève de sa connaissance ordinaire, il s’agit par exemple de son organigramme, de ses rôles, de ses process ou de ses règles. Il s’agit au final de sa représentation formelle. L’organisation correspond quant à elle à une connaissance élaborée, qui n’est pas immédiatement perceptible. L’organisation n’est pas dans les procédures ou les règles mais dans l’utilisation que les salariés vont en faire. «Pour le dire autrement, la théorie c’est la structure, l’organisation c’est la réalité ». C’est pourtant ce changement structurel qui est privilégié par les professionnels de l’agilité à travers la vente et la mise en place de cadres de travail se concentrant quasi exclusivement à la mise en place de nouveaux rôles, de nouvelles règles et de nouveaux process. Seulement, pour citer François Dupuy :

Ce faisant, a-t-on vraiment changé quelque chose ? En ce qui concerne les effectifs, certainement. Mais qu’en est-il de la réalité de ce que font les salariés, de la façon dont ils travaillent, dont ils résolvent leurs problèmes ? Rien n’est moins sûr, car le changement des structures n’a pas mécaniquement remis en cause l’organisation, c’est-à-dire, répétons-le, ce que font les acteurs”.

Ce point de vue est partagé également par GeePaw Hill, coach américain en développement logiciel. Dans un article publié sur son blog en avril 2021, il affirme ceci :

« Chaque installation SAFe que j’ai vue, et il y en a eu pas mal, et j’utilise le mot “installation” à bon escient, est profondément attachée à une approche hiérarchique de contrôle. […] Les [frameworks agiles] concentrent leur attention et leur raisonnement presque entièrement sur les processus, règles, formulaires, procédures

Enfin, les professionnels du secteur ont fréquemment recours à des injonctions mettant sous tension ceux qui les reçoivent. Quatre sont particulièrement courantes : l’injonction au sens, l’injonction au langage positif, l’injonction au ludique et l’injonction à l’autonomie.

Largement influencée par les platitudes du gourou en management Simon Sinek, la communauté de l’approche agile rend souvent impérative la question du sens. Si, évidemment, pour viser l’épanouissement personnel, la quête de sens peut être utile, transformer celle-ci en injonction s’avère un énième recours vain à l’ultra-solution. L’erreur est de considérer qu’il suffit d’exercer un métier disposant d’une utilité – au sens social, sociétal ou environnemental – pour trouver du plaisir au travail. Différents sondages témoignent du contraire. Ainsi une consultation menée en mai 2021 par l’Ordre des infirmiers montre que suite à la crise sanitaire du Covid-19, 40% des infirmiers ont “envie de changer de métier”. Difficile pourtant de trouver un métier ayant plus de sens que celui d’infirmier. Une autre enquête, menée par Manpower en 2016 auprès de personnes nées entre 1980 et 1995, explique que 33% des sondés souhaitent travailler avec des collègues inspirants alors que seulement 20% aspirent à apporter une contribution positive à travers leur travail.

L’injonction au langage positif – qui se manifeste par la prolifération obligatoire de la psychologie positive – et l’injonction au ludique – expliquant que tout doit être drôle, amusant et divertissant – sont aussi monnaies courantes au sein des professionnels de l’approche agile. Cela se manifeste notamment par la prolifération en réunion des ice breakers et autres energizers [12] ou encore par la suppression de certains mots jugés trop négatifs. Ces deux injonctions présentent le danger de laisser croire que tout va bien, la preuve tout le monde s’amuse, tout le monde a le sourire. Elles gomment toute contestation et rendent tabou les conflits alors même, pour paraphraser Yves Clot, qu’il est indispensable de les réhabiliter pour améliorer la qualité du travail. Dans son ouvrage Le prix du travail bien fait, Yves Clot précise d’ailleurs l’importance d’une «coopération conflictuelle » pour restructurer le «dialogue social» et pérenniser une organisation dans le temps.

Enfin, sous couvert d’une volonté de favoriser l’auto-organisation des équipes, les professionnels de l’approche agile, fortement influencés par les écrits de Dan Pink et les conférences de Jean-François Zobrist, exhortent à une autonomie parfois éloignée des pratiques réelles de travail.

Seulement, l’autonomie ne se décrète pas et, comme l’indique le professeur Pascal Ughetto au sein de son livre Organiser l’autonomie au travail, une injonction à l’autonomie sans régulation et sans discussion peut être un facteur d’isolement et de fragilisation. Il préconise une réflexion sur les conditions de la mise en place de l’activité autonome et indique que «les salariés devront toujours déployer de l’activité, gérer des tensions et des contradictions. Il ne faudrait pas que l’autonomie décrétée conduise à laisser les individus se débrouiller avec ces difficultés».

Conclusion

Un contexte favorable allié à un marketing malin ont permis à l’approche agile de dépasser le statut de simple recommandation d’expert en développement logiciel pour acquérir celui illusoire de condition indispensable à la survie des entreprises. Une évolution positive tant cette approche présente, au sein d’environnements de travail marqués par leur incertitude, un potentiel de rupture efficace face aux démarches prédictives. Ainsi, l’agilité peut avoir un impact positif sur la qualité et la productivité du développement des logiciels, sur le time to market (Reiffer, 2002 ; Li et al. 2010 ; Cardozo et al. 2010) ou encore sur la satisfaction du client (Boehm et Turner, 2003). Elle peut également faciliter la coopération au sein des équipes tout en leur permettant de « gérer l’inconnu correctement » (Marie Benedetto-Meyer, Nathalie Hugot, Pascal Ughetto, 2021).

Seulement la réalité du travail a révélé les limites et dérives d’une approche qui a pour ambition d’impenser les rapports sociaux. Elle rappelle également toute l’importance de ne pas se laisser enfermer dans un seul et même cadre bornant l’horizon et se nourrissant du mensonge de l’ultra-solution. La démarche agile, plutôt que de se concentrer vainement sur la structure des entreprises et de reproduire un schéma taylorien consistant à imposer unilatéralement une façon de faire, gagnerait à agir sur l’organisation des entreprises, à intégrer les conditions nécessaires au travail bien fait, à travailler sur le modèle mental de l’entreprise, et, enfin, à s’inspirer des théories du changement organisationnel participatif recommandant la prise en compte du système dans sa globalité, la mise en place d’un processus de changement des comportements, l’élaboration et le contrôle du changement par ceux concernés ou encore l’implication de la direction.

En l’état, en étant trop éloignée de la réalité du changement organisationnel ou encore trop souvent menacée par les dérives des professionnels du secteur, l’agilité sonne souvent creux face à l’exigence des réalisations et n’est, pour paraphraser Jean-Jacques Rousseau, qu’une « guirlande de fleurs sur des chaînes de fer ».

 

Denis Migot

@denis-migot

[Lisez ici une présentation de l’approche agile du framework scrum. Pour une introduction synthétique des principes de base cet article ]

 

Bibliographie

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– Pink D. (2009), La vérité sur ce qui nous motive, Ckefs-Champs, 180p.

– Schnapper D., Schnapper A. (2020), Puissante et fragile, l’entreprise en démocratie, Odile Jacob, 256p.

– Thomas C. (2003), Organisation matricielle et coordination transversale : le budget demeure l’outil privilégié. In : Comptabilité – Contrôle – Audit. 9. 169. 10.3917/cca.093.0169.

– Ughetto P. (2018), Organiser l’autonomie au travail, FYP édition, 160p.

– Watzlawick P. (1986), Comment réussir à échouer, réédition du 15 février 1991, éditions du Seuil, 117 pages, (ISBN 2-02-012942-6)

 – (2021). Point de vue d’un manager à propos des méthodes agiles. Sociologies pratiques, 42, 101-106. https://doi.org/10.3917/sopr.042.0101

 

Notes

[1] Selon la Commission Européenne, en 2017, 90 % de l’ensemble des emplois requièrent “un minimum de compétences numériques”.

[2] 94 % des habitants de l’Estonie utilisent une plateforme d’identification numérique pour accéder aux services en ligne de l’administration.

[3] Données partagées par le groupe des employeurs du Comité économique et social européen lors d’une conférence tenue à Tallinn en octobre 2017.

[4] Les surprises de la capitalisation boursière des géants du numérique.

[5] Global Top 100 companies – March 2021.

[6] State of agile report, juillet 2021.

[7] Sources : Scrum.org, Scrum Alliance. Le coût de la certification varie selon les organismes et la certification. A guise d’exemple, le coût de l’examen de la certification Scrum Master de Scrum.org est de 150 dollars. Pour Scrum Alliance, une certification Scrum Master nécessite une formation préalable à l’examen dont le prix est à la discrétion des organismes de formation. En France, il se situe généralement autour des 2000 euros. La certification est ensuite à renouveler tous les deux ans.

[8] Management fashion: Lifecycles, triggers, and collective learning processes.

[9] Propos recueillis par courriel en août 2021.

[10] Souffrance au travail – comment l’industrie agile y contribue, conférence donnée par mes soins le 18 juin 2021 au salon Agi’Lille dont la vidéo n’est pas encore disponible à l’heure de l’écriture de cet article.

[11] Propos recueillis par courriel en février 2021.

[12] Les icebreakers et energizers sont des techniques d’animation d’un événement collectif. Elles visent à insuffler de l’énergie aux participants et à créer un climat à la fois positif et ludique. Exemple : l’icebreaker dit de la couverture où l’on demande à deux personnes de se mettre face-à-face puis de trouver le plus rapidement possible le prénom de l’autre. Utilisées dans un contexte professionnel ces techniques peuvent être vécues par les participants comme des techniques infantilisantes et gênantes.

Notre collection « vintage » est (enfin) en ligne

Lors de la parution du numéro 1, en janvier 2006, Les Mondes du Travail étaient exclusivement une revue « papier »; ce qu’elle est restée jusque très récemment. Cette première série aujourd’hui « vintage », fut publiée avec le soutien du CEFRESS, équipe d’accueil de l’Université Picardie Jules Verne. Le comité de rédaction d’alors rassemblait des collègues (doctorant·e·s et enseignants-chercheurs) de ce même laboratoire impliqués dans l’axe de recherche «les mondes (sociaux) du travail» pour les quels une revue représentait un outil de travail. A partir de 2011, une nouvelle série, toujours en cours, fut lancé par une équipe élargie à des membres appartenant à d’autres centres de recherche, notamment le Centre Pierre Naville et l’ISST (Paris 1 Panthéon-Sorbonne). En 2015, nous avons commencé à mettre en ligne la collection complète des numéros de la revue. Les aléas numériques et organisationnels ont fait qu’un certain nombre de fichiers de la première série demeurent introuvables, tant chez l’imprimeur que chez nos ami·e·s maquettistes. Qu’à cela ne tienne, tous les numéros de notre collection « vintage » ont été numérisés et sont désormais en ligne !

Signalons les dossiers thématiques de cette collection :

Chacun·e pourra constater que beaucoup d’articles ont gardé leur valeur analytique et informative. C’est pourquoi il convient de mentionner les contributrices et contributeurs qui nous ont accompagné·e·s au cours de cette période : Isabelle Astier, Maks Banens, Sophie Bernard, Sophie Béroud, Denis Blot, Anne Bory, Paul Bouffartigue, Rachid Bouchareb, José Angel Caldéron, Vérène Chevalier, Valérie Cohen, Jean Copans, Lise Demailly, Jean-Michel Denis, Cédric Durand, Sébastien Fleuriel, Gaetan Flocco, Baptiste Giraud, Mélanie Guyonvarch, Stéphane Le Lay, Pablo Lopez Calle, Matthieu Hély, François Hénot, Lionel Jacquot, Cédric Lomba, Alex Neuman, Nouria Ouali, Jérôme Pélisse, Claudie Rey, Mélanie Roussel, Patrick Rozenblatt, Djaouida Séhili, Maud Simonet, Françoise Sitnikoff, Claude Thiaudière, Karel Yon et bien d’autres …

Signalons aussi quelques Grands entretiens très riches: Jean-Paul Goux (n°1), Dominique Manotti (n°2), Michael Burawoy (n°3-4), Danièle Linhart (n°5), Oskar Negt (n°6), Guy Michelat et Michel Simon (n°6), Annie-Thébaud-Mony et Henri Pezerat (n°7), Patrick Herman et Nicolas Duntze (n°8) ou encore Moshe Postone (n°9-10).

Le droit de retrait en temps de pandémie. Quelques réflexions sociologiques

Jean-Philippe Tonneau

Docteur en sociologie – Membre du CENS (Université de Nantes – CNRS UMR 6025)

 

La crise sanitaire liée au Covid-19 n’a pas laissé le monde du travail aphone. Craignant pour leur vie alors que nombre de pays se confinaient et que certains salariés franchissaient le cap du télétravail, des travailleurs de différents secteurs d’activité, soutenus ou non par leurs organisations syndicales, ont initié des grèves « sauvages » et/ou des débrayages. Que ce soit aux Etats-Unis ou en Europe [1], ces grèves se sont multipliées [2] ; plus encore parce qu’ils « ne sont pas de la chair à canon », les ouvriers italiens par exemple ont appelé « les travailleurs du monde » à s’unir pour demander « la fermeture de toute production non essentielle » et, « lorsque le travail est jugé essentiel », l’obtention d’équipements de protection et le respect des procédures de sécurité [3]. Autrement dit, les salariés revendiquaient leur droit de retrait … sans faire appel au droit [4]. D’autres, au contraire, ont dû mobiliser le droit pour le défendre, c’est notamment le cas en France et en Belgique. Après le rappel de quelques exemples, nous tenterons d’en tirer quelques pistes d’analyse sociologique.

Mobiliser le droit pour sauvegarder sa santé

En France, deux entreprises ont particulièrement retenu l’attention des médias, Renault Sandouville et Amazon. Arrêtée en mars 2020, la production de véhicules devait reprendre fin avril à Sandouville, dans des conditions qui, selon les responsables de la CGT, mettaient en danger la vie des salariés. Sous le mot d’ordre « la vie n’est pas une marchandise »[5], la CGT saisit en référé le Tribunal Judiciaire (TJ) du Havre en mai 2020 au motif que la direction de l’usine « n’a pas tenu compte de ses obligations légales et s’est contentée d’informer les élus des dispositions qu’elle a, elle seule, décidé de mettre en œuvre, en violation des dispositions du Code du travail mais, aussi, en violation de l’accord d’entreprise du 17 juillet 2018 » [6]. Les réactions des autres organisations syndicales ne se font pas attendre : « La posture de la CGT est irresponsable et infondée » selon Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT ; « 700 intérimaires vont être renvoyés chez eux. Ce n’est pas un service rendu aux travailleurs » déclare le secrétaire de FO Métallurgie ; « La fermeture provisoire risque de faire perdre des clients » pour la CFE-CGC[7]. L’ordonnance en référé, rendue le 7 mai, condamne la direction de Renault Sandouville « à suspendre la reprise de la production ». Le magistrat du TJ du Havre considère, en effet, que l’évaluation des risques, par la direction, était insuffisante, et que la procédure de consultation du Comité Social et Economique (CSE) n’a pas été respectée [8]. La Cour d’Appel de Rouen, saisie par l’entreprise, infirme le 21 octobre 2020 la décision du TJ du Havre[9]. Dans leur arrêt, les magistrats prononcent l’irrecevabilité des demandes de la CGT, estimant que ce n’était pas à elle mais au CSE de saisir la justice[10].

Dans l’entreprise Amazon, les organisations syndicales ont multiplié les procédures en recourant à diverses juridictions. Dès la fin mars 2020, certains salariés, qui estimaient courir un danger grave et imminent sur leur lieu de travail, exercent leur droit de retrait. Dès lors, la CGT et la CFDT engage une procédure prud’homale afin que la perte de salaire, dû à l’exercice du droit de retrait par les salariés, soit pris en charge par l’entreprise. Plus encore, l’inspection du travail a mis en demeure à quatre reprises début avril Amazon pour ne pas avoir assurer la sécurité et la santé de ses salariés. Dans le même temps, le syndicat Solidaires assigne en référé l’entreprise devant le TJ de Nanterre afin que les magistrats ordonnent l’arrêt de l’activité sur les différents sites de l’entreprise en France, lui permettant de procéder à une évaluation des risques professionnels inhérents à la pandémie de la Covid-19. L’ordonnance de référé rendue le 14 avril stipule d’une part que les mesures d’évaluation et de prévention des risques n’étaient pas systématiques et pertinentes, et d’autres part que l’entreprise aurait du associer en amont les représentants du personnel (notamment les membres du CSE) dans l’évaluation des risques et l’élaboration des mesures adoptées. Dès lors, le TJ de Nanterre condamne l’entreprise à restreindre ses activités aux commandes de produits alimentaires, médicaux et d’hygiène. L’arrêt de la Cour d’Appel, saisie par Amazon, précise le bien-fondé de l’action judiciaire du syndicat Solidaires – rejoint en Appel par la CGT, la CFDT et FO, confirme la décision de la première instance en insistant sur la nécessité d’informer et de consulter le Comité Economique et Social Central des mesures prises pour l’ensemble des sites français. Enfin, la CGT de Douai, une ville comptant un site Amazon, a déposé plainte au pénal contre l’entreprise pour mise en danger de la vie d’autrui – le procureur a classé sans suite la plainte.

En Belgique, les conducteurs de la Société des Transports Intercommunaux de Bruxelles (STIB) ont sans doute été parmi les premiers travailleurs européens à recourir au droit de retrait. En effet, dès mars 2020, les salariés s’inquiètent des conditions d’exercice de leur travail. La direction de la STIB a alors mis en place, à la même période, quelques mesures de prévention et d’organisation du travail (la désinfection des véhicules, la suppression temporaire des remplacements, un quota de voyageurs, la suppression de la vente de titre à bord, etc.). Un accord signé le 30 avril entre les organisations syndicales (CSC, CGSP et CGSLB) et la direction entérine alors la poursuite de « la mission de service public » qu’est le transport des citoyens. Pour autant, les agents étaient à 80% opposés à la signature de cet accord[11].

Par la suite, la direction, de sa propre initiative et sans en référer aux salariés et au Comité de Protection et de Prévention du Travail (CPPT)[12], a supprimé l’ensemble des mesures de prévention jusqu’alors mis en place. Début mai 2020, les conducteurs doivent reprendre le travail, « la boule au ventre »[13], dans des conditions qui sont celles d’avant-pandémie. Un collectif d’agents se crée pour s’opposer à la reprise du travail alors que le confinement est toujours en vigueur et que les écoles sont toujours fermées. Du 11 au 17 mai, 1300 agents (sur les 9843 que compte l’entreprise) exercent leur droit de retrait face à une situation qu’ils estiment dangereuse pour leur santé, ce qui constitue une première en Belgique. La direction de la STIB considère, quant à elle, que le droit de retrait n’existe pas dans le droit belge – qui correspond pourtant à l’article I.2-26 du Code du bien-être au travail – et que, dès lors, ses salariés ont été absents de façon injustifiée et qu’ils ont abandonné leur poste de travail. Plus encore, elle considère que le droit de retrait confine à n’être qu’une grève déguisée, ce qui l’a conduit à opérer des retenues sur le salaire de ses agents.  Le collectif d’agents lance alors une pétition appelant les citoyens à les soutenir et, surtout, demandant à la porte-parole de la STIB des excuses publiques puisqu’elle avait déclaré que « les chauffeurs roulent des bus, pas des ambulances ». Ce n’est que lorsque le collectif des agents est coordonné par un syndicaliste de la CSC que les poursuites judiciaires sont envisagées. En effet, 215 agents introduisent une action en justice devant le Tribunal du Travail de Bruxelles[14] contre la direction de la STIB. Le procès, débuté le 4 janvier 2021, est qualifié « d’historique » par Olivier Rittweger de Moor, le permanent de la CSC qui dirige dorénavant le mouvement[15]. Parce que la direction de la STIB a, selon Sophie Remouchamps, l’avocate qui représente les agents, volontairement évité de convoquer le CPPT, qui devait pourtant rendre un avis avant la suppression de toutes les mesures instaurées en mars, la stratégie judiciaire et juridique retenue est celle du défaut d’information-consultation. Les attentes du recours à la justice sont nombreuses. Si les agents souhaitent avant tout que les juges condamnent la STIB à rémunérer les jours de retrait, les syndicats espèrent que le procès aura une portée plus générale, notamment en termes de reconnaissance du droit de retrait (autrement dit qu’il existe bel et bien dans le droit belge), de sa définition et de sa portée, de sorte que la décision du Tribunal du Travail fasse jurisprudence pour des salariés d’autres secteurs. L’avocate des agents de la STIB explicite ainsi les enjeux juridiques du procès : « La décision du Tribunal du Travail sera en effet la première à se prononcer explicitement sur la question du droit de retrait en Belgique. On peut donc s’attendre à ce qu’elle fasse autorité, non sur le plan juridique (puisque la notion de précédent n’existe pas dans notre système juridique) mais surtout sur le plan moral. Les premiers jugements et arrêts sur un aspect juridique inédit donnent en effet un cadre d’analyse qui est souvent suivi ensuite par les autres juges. L’attente à ce niveau, pour l’ensemble des travailleurs et des observateurs, porte sur les éclaircissements que pourra donner cette décision puisqu’elle va poser les premières pierres d’interprétation et d’éclaircissement du cadre légal »[16]. L’exemple belge est intéressant pour les sociologues du droit du monde du travail car ce n’est que lorsque les organisations syndicales encadrent les salariés, qui avaient mis en pratique le droit de retrait, que celui-ci est porté devant les tribunaux. En Belgique, où le syndicalisme est puissant, les organisations syndicales ont pourtant peu recours au droit, lui préférant d’autres modes d’action. L’action collective des travailleurs primait donc un temps sur le recours au droit.

Au final, la crise sanitaire semble avoir été une période propice à l’intensification des conflits du et au travail[17]. On peut, dès lors, se demander ce qu’il en sera dans le « monde d’après ». Certains y voient déjà l’occasion de donner un nouveau souffle au « dialogue social européen »[18], pourtant peu articulé aux luttes sociales, sinon juridiques. Concernant la mobilisation du droit pour défendre sa santé, quels enseignements sociologiques peut-on tirer par-delà l’énumération de ces quelques cas, loin d’être exhaustifs ? Pourquoi recourir au droit, et ces recours trahissent-ils d’autres enjeux ? Quatre pistes peuvent être évoquées.

A quoi sert la mobilisation du droit ?

D’abord, le passage d’un conflit du travail à un litige formate la désignation des injustices vécues par les salariés, pointe des responsables, cadre le conflit et le canalise par un registre, des raisonnements et une temporalité formulée dans le langage du droit[19]. Recourir au droit permet ainsi d’emblée aux salariés et aux syndicalistes, comme ils l’écrivent dans leurs communiqués, sur leurs pages Facebook ou encore comme ils le déclarent aux journalistes, de « se sentir entendu », de retrouver une certaine « dignité », « d’être reconnus », et alors de créer « un rapport de force ». Toutefois, simultanément le recours même aux catégories juridiques « contribue à dessaisir les acteurs de leur maîtrise du conflit »[20]. Autrement dit, ceux-ci, par l’effet de généralisation qu’engendre le recours au droit, ne sont plus tout à fait maîtres de leur propre affaire.

Ensuite, le recours au droit nous renseigne sur le rôle des organisations syndicales et leur rapport au droit. Le droit est ainsi devenu un mode d’action parmi d’autres convoqué par les organisations syndicales. Plus encore, en France, où le processus est désormais bien documenté[21], comme en Belgique, une juridicisation des relations de travail [22] semble à l’œuvre. Dès lors, le droit organise et structure les relations entre les salariés et les élus du personnel, et la direction de l’entreprise. Toutefois, le recours au droit par les organisations syndicales n’est pas sans conséquence et ne vise pas seulement à contester les décisions, les orientations ou l’absence de mesures sanitaires des directions d’entreprises. En effet, les syndicalistes déploient également une stratégie juridique et judiciaire à destination des salariés. C’est particulièrement repérable dans les tracts, les communiqués, etc. publiés par les différentes organisations syndicales. Parce que le recours même aux catégories juridiques « contribue à dessaisir les acteurs de leur maîtrise du conflit », les publications des organisations syndicales permettent d’abord aux salariés de se réapproprier leur « affaire », le « droit n’est [alors] plus tout à fait une abstraction et se fond au décor » de la contestation[23]. Surtout, la publication des communiqués rendant compte des actions judiciaires et juridiques permet aux syndicalistes d’encadrer la contestation des salariés. Les syndicalistes non seulement cadrent le conflit opposant la direction aux salariés mais diffusent également une certaine grammaire de la lutte[24], et définissent, parmi la pluralité pouvant coexister, les objectifs de la mobilisation des salariés. Autrement dit, les syndicalistes endossent pleinement leur rôle d’entrepreneur de la contestation. Par ailleurs, la lecture des différentes publications syndicales permet aux salariés de recenser qui, parmi les syndicalistes, initient et organisent telle ou telle action, quels syndicats se mobilisent pour défendre leur santé au travail. La concurrence syndicale interne à l’entreprise ne doit en effet pas être omise, la diffusion des actions qu’ils mènent permet alors à certains syndicalistes de se différencier des autres, dans des objectifs électoraux ou de syndicalisation des salariés. Précisons enfin que la juridicisation des relations du travail en œuvre est aussi produite par les directions des entreprises qui, au moins depuis les années 1980, ont de plus en plus recours au droit, à telle enseigne qu’il est possible d’évoquer une certaine managérialisation du droit[25] qui participe de « l’offensive néolibérale menée sur le front du travail »[26].

Par ailleurs, dans tous les cas présentés, il est significatif que les organisations syndicales introduisent des actions en justice contre les directions d’entreprise pour défaut d’information-consultation c’est-à-dire pour non-respect de la procédure envers les Instances Représentatives du Personnel (IRP). Plus encore, le gouvernement participe aussi de ce processus de contournement, cette fois-ci, du juge. Par exemple, la ministre Elisabeth Borne déclare dès le 4 mars 2020 dans les colonnes du journal Libération « quand les entreprises respectent les consignes [des pouvoirs publics], le droit de retrait ne s’applique pas »[27], renvoyant les représentants des salariés et les entreprises au « dialogue social », une notion dont on connaît la polysémie et qui est davantage à appréhender, à l’instar d’autres comme la « démocratie sociale » comme faisant l’objet de luttes entre les acteurs des relations professionnelles [28]. Bref, l’invocation du « dialogue social » renvoie à une « stratégie de neutralisation » [29] du débat sur le droit de retrait. Le ministère du Travail ne dit pas autre chose lorsque, sur son site internet, il rappelle qu’« un travailleur ne peut se retirer d’une situation de travail que s’il a un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé » [30]. Or, c’est bien aux magistrats des Conseils de Prud’hommes, comme le rappellent certains avocats et certains syndicalistes, d’apprécier si les mesures sanitaires déployées par les entreprises sont suffisantes. Cet épisode sur le droit de retrait des salariés illustre ce processus d’évitement et de contournement du juge que le législateur a, par de multiples réformes de procédure, provoqué.

Enfin, cette séquence sur le droit de retrait en période de pandémie confirme que la production du droit du travail ne peut être saisie uniquement par « le haut » c’est-à-dire qu’il faut dépasser son « histoire par les lois » [31]. Le droit du travail est aussi produit par une pluralité d’acteurs qui occupent des positions dans différents champs, notamment le champ syndical, le champ académique et le champ des praticiens du droit [32]. La convocation, par les salariés et les organisations syndicales, du droit de retrait constitue, à cet égard, presque un idéal-type. Si les syndicalistes en mobilisant le droit de retrait, c’est-à-dire en développant un usage syndical du droit « par le bas », participaient de sa construction, d’autres acteurs en proposaient des définitions concurrentes [33]. Outre différents Ministres, déjà cités, les professeurs de droit et les avocats spécialisés en droit du travail occupaient les colonnes de certains journaux ou publiaient quelques notes scientifiques afin de publiciser « leur » définition du droit de retrait. Il était alors question du contenu même de ce droit et de son application : qu’en est-il de « la charge de la preuve » ?, une pandémie peut-elle être considérée comme un danger imminent ?, etc. Autrement dit, les syndicalistes, les professeurs de droit, les avocats, etc. cherchent à promouvoir « leur » définition du droit de retrait, à la stabiliser, puis à la diffuser. Bref, à l’instar d’autres branches du droit du travail, le droit de retrait fait l’objet de luttes entre des acteurs qui occupent différentes positions au sein de divers champs et qui ont des intérêts particuliers, bien souvent divergents. Cette production du droit par le bas pourrait être l’occasion, en retour, de la mise à l’agenda politique de la santé au travail, de telle sorte que cette dernière devienne un enjeu de santé publique. Gageons que les organisations syndicales auront tout leur rôle à jouer dans cette mise sur le devant de la scène politique du droit de retrait et de la santé au travail des salariés.

En définitive, si les périodes de la pandémie et du confinement ont rappelé « les rapports de domination sociale »[34] au travail, elles ont aussi été l’occasion de mettre la lumière sur des métiers souvent déconsidérés. Les caissières, les éboueurs, etc. assuraient la continuité de la vie sociale et économique, et voyaient ainsi leur travail reconsidéré [35], alors que d’autres, les managers, les publicitaires et autres consultants – autant de bullshit jobs tel que les définis l’anthropologue David Graeber [36] – se confinaient. Si certains appellent les travailleurs essentiels et leurs organisations à ne « plus se contenter de revendications sur le nombre et les conditions d’emploi mais [à] faire en sorte que la maîtrise du contenu du travail et des objectifs de production soit de leur fait »[37], on peut aussi espérer une reconsidération du droit du travail en faveur des salariés – la crise sanitaire, comme d’autres « crises » [38], pourrait ainsi avoir des conséquences pour le droit du travail. Il ne fait pas de doute que le droit de retrait sera, à la sortie de la pandémie, discuté, tant il a fait l’objet de luttes autour de sa définition, de son contenu et de son application – on peut même parier, sans trop prendre de risques, que le droit de retrait sera à l’affiche de certains colloques, de certaines journées d’études ou encore de certaines revues réunissant des professeurs de droit, des avocats, des syndicalistes etc. Toutefois, on peut aussi faire l’hypothèse qu’il serait surprenant que ce soit en faveur des travailleurs, tant le processus auquel on assiste, bien que non totalement unilatéral, est celui d’un droit du travail devenu, depuis les années 1980, un droit protecteur des entreprises et non plus un droit protecteur des salariés [39].

 

 

***

 

[1]https://tribunemag.co.uk/2020/05/britains-coronavirus-wildcat-strikes ;https://www.wsws.org/en/articles/2020/09/14/lear-s14.html ; https://www.nfg.org/news/covid-19-strike-wave

[2] On compte ainsi un millier de grèves « sauvages » aux Etats-Unis, plusieurs centaines en Italie, et quelques dizaines de débrayages en Espagne. Cf. https://organizing.work/2020/04/comment-la-pandemie-a-declenche-une-vague-de-greves-en-italie/

[3] https://www.marxist.com/great-response-to-appeal-to-the-workers-of-the-world.htm. Sur l’exemple italien, Cf. Beppe De Sario, Daniele Di Nunzio, Salvo Leonardi, « Azione sindacale e contrattazione collectiva per la tutela della salute e sicurezza sul lavoro nella fase 1 dell’emergenza da pandemia di Covid-19 », Rivista Giruidica Del Lavoro E Della Previdenza Sociale, 2021, 1, p. 91-111.

[4] Rappelons que le droit de retrait est reconnu par l’Organisation Internationale du Travail (OIT) et par la directive-cadre européenne 89/391 transposée dans les droits nationaux.

[5] « La santé des salariés de Renault Sandouville doit être préservée ! La justice donne raison à la CGT », Communiqué de la CGT, le 11 mai 2020.

[6] « Renault Sandouville : la justice donne raison à la CGT, la santé et la vie ne se négocient pas », La NVO, 19 mai 2020.

[7] « La décision du tribunal de fermer l’usine de Sandouville grippe le redémarrage de Renault », Ouest-France, 9 mai 2020. « La CFDT fustige l’irresponsabilité de la CGT chez Renault », Les Echos, 07 mai 2020.

[8] « Renault Sandouville : la justice donne raison à la CGT, la santé et la vie ne se négocient pas », La NVO, 19 mai 2020.

[9] « Renault Sandouville : la direction gagne en Appel face à la CGT », Ouest-France, 22 octobre 2020.

[10] Précisons qu’un pourvoi en Cassation a, un temps, été envisagé mais que la procédure semble avoir été abandonnée.

[11] « Stib : invoquer le droit de retrait est une stratégie risquée, selon cette avocate spécialisée en droit du travail », Interview de Me Pauline Van Parys. https://bx1.be/categories/news/stib-invoquer-le-droit-de-retrait-est-un-strategie-risquee-selon-cette-avocate-specialisee-en-droit-du-travail/

[12] Le CPPT est l’équivalent en France, jusqu”à leur suppression par les Ordonnances Macron en 2017, du Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT).

[13] « Le procès de la STIB pour le respect du droit de retrait ».

[14] Le Tribunal du Travail correspond, en France, au Conseil des Prud’hommes.

[15] https://www.investigaction.net/fr/lapplication-du-droit-de-retrait-en-belgique-perspective-des-travailleurs-de-la-stib-avec-olivier-rittweger-de-moor/

[16] « Le procès de la STIB pour le respect du droit de retrait ».

[17] Stephen Bouquin, « A quand les luttes virales ? Le travail en temps de pandémie », Les Mondes du Travail, en ligne https://lesmondesdutravail.net/a-quand-les-luttes-virales/ Cf. aussi Hadrien Clouet, « Travailleurs confinés, conflits débridés ? », SciencesPo Centre de Sociologie des Organisations, en ligne

https://www.sciencespo.fr/cso/fr/content/travailleurs-confines-conflits-debrides.html

[18] Christophe Degryse, « Union sacrée ? » Les partenaires sociaux sectoriels face à la crise du Covid-19 en Europe, Rapport ETUI (European Trade Union Institute) 2021.

[19] Austin Sarat, Richard Abel, William Felstiner, « L’émergence et la transformation des litiges : réaliser, reprocher, réclamer », Politix, 1991, n° 16, 41-54.

[20] Éric Agrikoliansky, « Les usages protestataires du droit », in Éric Agrikoliansky, Olivier Fillieule, Isabelle Sommier, (dirs.), Penser les mouvements sociaux. Conflits sociaux et contestations dans les sociétés contemporaines, Paris, La Découverte, 2010, p. 225-243.

[21] Laurent Willemez, « Quand les syndicats se saisissent du droit. Invention et redéfinition d’un rôle », Sociétés Contemporaines, 52, 2003, p.17-38.

[22] Jérôme Pélisse, « Judiciarisation ou juridicisation ? Usages et réappropriation du droit dans les conflits du travail », Politix, n°86, 2009, p.73-96.

[23] Francine Soubiran-Paillet, « Recours à des catégories juridiques et “judiciarisation” dans un conflit du travail », Droit et société, 13, 1989, p. 437-450. Cf. aussi Francine Soubiran-Paillet, « Grève et guerre judiciaire : le recours au juge pénal dans un conflit du travail », Déviance et Société, 1, 1988, p. 57-74.

[24] Jean-Gabriel Contamin, « Cadrages et luttes de sens », in Agrikoliansky Eric, Fillieule Olivier, Sommier Isabelle (dirs.), Penser les mouvements sociaux Conflits sociaux et contestations dans les sociétés contemporaines, Paris, La Découverte, 2010 , p. 55-75.

[25] Lauren B. Edelman, « L’endogénéité du droit », in Bessy Christian, Delpeuch Thierry, Pélisse Jérôme (dirs.), Droit et régulations des activités économiques : perspectives sociologiques et institutionnalistes, LGDJ, 2011, p. 85-109. Pour le contexte français, Cf. les travaux de Jérôme Pélisse, notamment Jérôme Pélisse, « La mise en oeuvre des 35 heures : d’une managérialisation du droit à une internalisation de la fonction de justice », Droit et Société, 2011, n°77, p. 39-65.

[26] Pierre Dardot, Haud Guéguen, Christian Laval, Pierre Sauvêtre, Le choix de la guerre civile Une autre histoire du Néolibéralisme, Montréal, Lux Editeur, 2021, p.219. Cf. aussi Jérôme Pélisse, « Grève froide et drôle de négociation », in Dubet François, Les mutations du travail, Paris, La Découverte, 2019, p.195-212.

[27] « Le coronavirus justifie-t-il le droit de retrait ? », Libération, 4 mars 2020.

[28] Karel Yon, « De quoi la “démocratie sociale” est-elle le nom ?. Luttes idéologiques dans les relations professionnelles », Socio-économie du travail, 2018, n°4, p. 27-54. Cf. aussi Jean-Pierre Le Crom, L’introuvable démocratie salariale. Le droit de la représentation du personnel dans  l’entreprise (1890-2002), Paris, Syllepse, 2003.

[29] Idem., p. 45.

[30] Libération, op-cit.

[31] Jean-Pierre Le Crom, Deux siècles de droit du travail. L’histoire par les lois, Paris, Editions de l’Atelier, 1998.

[32] Nous reprenons ici les développements et les conclusions théoriques de Laurent Willemez. Cf. Laurent Willemez, Le travail dans son droit : sociologie historique du droit du travail en France (1892-2017), LGDJ, 2017. Cf. aussi Jérôme Pélisse, « Travailler le droit : lectures et perspectives sociologiques », Revue française de sociologie, 2018, 59, 1, p.99-125.

[33] Par exemple : Libération, op-cit., « Carnet de crise du Centre de droit public de l’ULB # 20 Le droit de retrait : un outil juridique central pour assurer la protection effective de la santé des travailleurs en période de COVID-19 », Centre de Droit Public, Université Libre de Bruxelles.

[34] Jean-Pascal Higelé, « Crise sanitaire et salariat Ce que le confinement révèle des formes d’institution du travail », op-cit.

[35] Idem.

[36] David Graeber, Bullshit Jobs, Paris, Les Liens qui libèrent, 2018.

[37] Jean-Pascal Higelé, « Crise sanitaire et salariat Ce que le confinement révèle des formes d’institution du travail », op-cit.

[38] Concernant les conséquences des « crises » financières et économiques sur le droit, Cf. Pierre Guibentif, Thierry Kirat, « Le droit et les crises : Après la crise financière un chantier à ouvrir. Présentation du Dossier », Droit et Société, 2020, 1, n°104, p. 21-34.

[39] Laurent Willemez, Le travail dans son droit : sociologie historique du droit du travail en France (1892-2017), op-cit.

La vie ou le capital. La pandémie du Covid-19 et les politiques de la vie

Nicholas De Genova*

« Le capital est un travail mort qui, comme un vampire, ne vit qu’en aspirant un travail vivant, et vit d’autant plus qu’il aspire du travail »[1].

La mort nous confronte à la fragilité de la vie. Au début de La Peste, d’Albert Camus, à la suite de l’un des premiers décès, le narrateur fait remarquer que « la perplexité des premiers jours a progressivement cédé la place à la panique… Et c’est alors que la peur, et avec elle une réflexion sérieuse, a commencé »[2]. Cette prise de conscience est d’autant plus brutale que nous sommes confrontés à l’absurdité amère d’une mort prématurée et non naturelle. L’horreur de la mort produite massivement par des facteurs socio-politiques transforme d’ailleurs cette absurdité existentielle en une insondable parodie de la faillibilité et de l’orgueil humain, si ce n’est en pure cruauté.

Comme toutes les catastrophes apparemment « naturelles », la pandémie de Covid-19 révèle en permanence la profondeur des inégalités sociales pendant que la myopie politique, sinon l’imprudence gouvernementale, amplifie et exacerbe de manière prévisible les effets d’une calamité plus strictement naturelle. Elle met ainsi à nu l’absurdité des énormes disparités dans la répartition inégale de la maladie, de la mort et de la souffrance. Même si la crise de santé publique provoquée par la pandémie a également approfondi une crise économique mondiale déjà en cours, il est tout simplement impensable de comprendre les véritables ramifications de la pandémie en dehors des relations socio-politiques du travail et du capital, plus généralement.

Au cœur de cette pandémie, la crise mondiale de santé publique nous oblige tout d’abord à réfléchir à nouveau sur les relations entre la vie humaine et le pouvoir d’État. Il est bien connu que l’un des apports décisifs de Michel Foucault est l’identification de l’émergence historique du biopouvoir en tant que forme de pouvoir qui « exerce une influence positive sur la vie ; qui s’efforce de l’administrer et de la multiplier, en la soumettant à des contrôles précis et à une réglementation compréhensive »[3].

Cette impulsion biopolitique et ce mandat accordé au pouvoir d’État d’être habilité à décider de la vie humaine et de superviser les paramètres du bien-être humain nous présentent un paradoxe, confondant les exemples classiques de souveraineté en tant que pouvoir définitif sur la vie et la mort (comme l’illustre la confiance habituelle de l’État dans sa capacité à tuer, à torturer ou à exécuter), avec une obligation de soigner historiquement imprévue. Face à la pandémie de coronavirus, nombre de critiques à l’égard de politiciens incompétents ou égoïstes, de gouvernements incompétents, voire de l’État en tant que tel, réitèrent en fait l’attente biopolitique fondamentale selon laquelle l’obligation de l’État est bien de prendre soin de nous, de sauvegarder notre bien-être et de fournir les bases et les protections nécessaires à notre prospérité collective.

La santé publique est intrinsèquement et inextricablement un discours d’État. Toute analyse comparative des réalisations et des échecs de l’un ou de l’autre gouvernement dans la gestion de la crise de santé publique du Covid-19 nous oblige donc à évaluer et à reconsidérer nos propres attentes présomptives, souvent non examinées, vis-à-vis de l’État. En outre, la confrontation des problèmes socio-politiques engendrés par cette pandémie et d’autres – problèmes de planification, d’organisation, de coordination, de distribution et de fourniture de biens et de services à grande échelle, ainsi que de réglementation de la mobilité ou de restrictions de nos libertés – soulève la question de savoir comment les choses pourraient être faites différemment, et par qui, ou avec quelle organisation du pouvoir.

À cet égard, il est instructif de rappeler la discussion de Foucault sur la « contre-conduite » dans l’essai Qu’est-ce que la critique ?, dans lequel il considère les efforts visant à court-circuiter l’art moderne de la gouvernance non pas en termes de « comment ne pas être gouverné du tout ? », mais plutôt « comment ne pas être gouverné comme ça, par ça, au nom de ces principes, avec tel objectif en tête et au moyen de telles procédures, pas comme ça, pas pour ça, pas par eux ? »[4] (1997, p. 28 ; soulignement dans l’original). Mais quelles pourraient en effet être les formes alternatives de « gouvernance » de la vie et de « gestion » des ressources vitales ?

Le biopouvoir, dans l’analyse de Foucault, apparaît notamment comme « sans conteste un élément indispensable au développement du capitalisme »[5]. Si la biopolitique fonctionne, pour Foucault, comme un pouvoir de régulation[6] sur les populations en tant que telles, elle est aussi indissociable du gouvernement des corps :

« Le corps est également impliqué directement dans un domaine politique ; les rapports de force ont une emprise immédiate sur lui ; ils l’investissent, le marquent, le forment, le torturent, le forcent à accomplir des tâches, à faire des cérémonies, à émettre des signes. Cet investissement politique du corps est lié, selon des relations réciproques complexes, à son utilisation économique ; c’est largement en tant que force de travail que le corps est investi de relations de pouvoir et de domination ; mais, d’autre part, sa constitution en tant que force de travail n’est possible que s’il est pris dans un système de sujétion (dans lequel la nécessité est aussi un instrument politique minutieusement préparé, calculé et utilisé) ; le corps ne devient une force utile que s’il est à la fois un corps productif et un corps soumis »[7].

La célèbre lutte de classes du travail contre le capital n’est donc qu’une des manifestations de la lutte endémique et inconciliable du capital, à la manière d’un vampire, pour cannibaliser les énergies créatives de la vie humaine, et de la lutte de la vie humaine contre son objectivation et son aliénation – notre lutte pour préserver, protéger et promouvoir notre propre épanouissement.

À l’échelle collective ou sociétale des populations, ainsi qu’à l’échelle micropolitique impliquée dans la discipline des corps individuels, il ne faut donc pas s’étonner qu’un tel pouvoir sur la vie elle-même devienne indispensable au capitalisme. Car la vie humaine – dans toute sa vigueur et son ingéniosité – est bien le véritable secret du travail, qui est pour le capital la source première et indispensable de toute valorisation.

L’antagonisme structurel et irréconciliable entre capital et travail est bien connu pour être une thèse centrale de la pensée de Karl Marx, mais il est moins souvent reconnu que la lutte endémique entre le travail et le capital soit, pour Marx, fondamentalement une lutte de la vie contre la mort. Du point de vue du capital, tout est ou peut devenir du capital, de sorte que le travail lui-même est reformaté (et défiguré) en tant que « capital humain ». Du point de vue du travail, en revanche – ce qui revient à dire aussi, par conséquent, d’un point de vue marxiste –, tout ce qui entre dans le champ de la vie sociale humaine est toujours déjà intrinsèquement médiatisé et socialisé par une activité humaine intentionnelle : le travail.

En conséquence, toute la vie sociale est soit une manifestation des pouvoirs productifs et des capacités créatives de l’être humain, soit le produit de cette activité de travail humain ; c’est soit le travail vivant, soit le produit du travail déjà réalisé (que Marx dépeint de manière instructive comme le « travail mort »). Le capital, en tant qu’accumulation de la richesse produite par le travail effectué dans le passé, est donc un travail mort, qui ne peut néanmoins se maintenir et se reconstituer qu’en se nourrissant constamment de la vitalité des êtres vivants. Le travail, par conséquent, n’est qu’une forme particulière et une expression spécifique de la vie humaine elle-même.

La célèbre lutte de classes entre travail et capital n’est donc qu’une manifestation de la lutte endémique et inconciliable du capital, à la manière d’un vampire, pour cannibaliser les énergies créatives de la vie humaine, et de la lutte de la vie humaine contre son objectivation et son aliénation pour préserver, protéger et promouvoir notre propre épanouissement.

En accentuant l’antagonisme intrinsèque entre la vie humaine et le capital, la pandémie de Covid-19 expose la dépendance absolue et totale du capital vis-à-vis de la vie humaine en tant que travail – c’est-à-dire, plus précisément, les exigences constitutives du capital pour l’assujettissement de la vie humaine en tant que travail subordonné et aliéné.

L’accumulation du capital exige que tout travail soit finalement disponible. En effet, la condition historique du travail asservi doit être reconnue comme la limite déterminante et constitutive de notre compréhension du travail lui-même dans le cadre du capitalisme, faisant de l’esclavage la condition ultime de subordination et d’assujettissement du travail au capital. Dans ce que je propose comme « une théorie racialisée du travail »[8] – à partir de la reconnaissance du fait que la négritude, en tant que construction racialisée historiquement spécifique à notre modernité (capitaliste coloniale), est inextricablement liée à l’esclavage –, il y a une tendance pour le travail sous le capital à être poussé vers une condition sociopolitique s’approchant de la négritude raciale. Le résultat de cette tendance correspond à une soumission totale et abjecte de la vie humaine à la logique de valorisation.

Cela ne veut pas dire, bien sûr, que les conditions de travail sont égales pour tous, ni que cette disponibilité imposée de la vie sera répartie de manière égale. Bien au contraire. Partout, des masses paupérisées sont reléguées de manière disproportionnée dans des conditions d’abandon, de précarité et d’expulsion. Dans les conditions de cette pandémie, les pauvres sont très prévisiblement abandonnés aux périls d’une exposition démesurée au virus, qu’il s’agisse des sans-abris, des habitants des bidonvilles, des migrants et des réfugiés qui traversent les frontières, échoués sur des bateaux ou confinés dans des camps de fortune, incarcérés dans des centres de détention ou vivant dans des dortoirs de travailleurs surpeuplés ressemblant à des baraquements.

D’ailleurs, les hiérarchies de l’inégalité de classe ont pu être vérifiées de manière remarquable, car beaucoup de celles et de ceux qui sont qualifiés de « travailleurs essentiels » ont été contraints de continuer à travailler sans protection adéquate en matière de santé et de sécurité.

Parmi les travailleurs des transports en commun de la ville de New York, il est devenu courant de faire la remarque sarcastique suivante : « Nous ne sommes pas “essentiels”, nous sommes seulement sacrificiels ». L’esclavage étant l’horizon et la limite ultime d’une infâme disponibilité de la vie humaine, la pandémie a donné lieu à des exemples parfois choquants de personnes poussées par ce que Marx décrit comme « la contrainte silencieuse des relations économiques »[9] à se mettre potentiellement au travail, littéralement, jusqu’à la mort.

Outre les travailleurs de la santé et des services d’urgence, toutes les catégories confondues (médecins, infirmières, ambulanciers, policiers, pompiers, personnel hospitalier et de nettoyage), la santé d’un échantillon beaucoup plus large de la classe laborieuse – à savoir les travailleurs pauvres – a également été mise en danger de manière flagrante.

Alors que les gens sont amenés à jouer leur vie (et celle de leurs proches) en échange de la nécessité absolue de subvenir à leurs besoins, la pandémie a démontré la triste vérité selon laquelle celles et ceux dont le travail est indispensable font partie de ceux que le capital va rendre définitivement disponibles.

Des ouvriers agricoles aux employés d’épiceries, en passant par les ouvriers d’usines de conditionnement de viande et d’autres industries alimentaires, les employés d’entrepôts et les livreurs, les travailleurs des transports en commun et autres transports, les concierges et les agents sanitaires, le personnel des maisons de retraite et les aidants familiaux pour les personnes âgées à domicile, le fait que tant de ces catégories essentielles de main-d’œuvre soient également parmi les moins bien payées et les moins protégées (souvent sans aucune prestation de maladie) garantit qu’elles sont réservées de manière disproportionnée aux « minorités » et aux migrants subordonnés à leur condition de racisés.

Aux États-Unis, les usines de conditionnement de viande sont devenues plus ou moins universellement des foyers d’infection massive de Covid-19 en raison de l’organisation spatio-temporelle du processus de travail. Ce n’est pas un hasard si Donald Trump a publié un décret ordonnant à cette industrie de maintenir ses lieux de travail ouverts plutôt que de les fermer, même s’il s’agit d’un danger clair et objectif pour le bien-être de leurs employés, et plus généralement pour la santé publique.

Les gouverneurs républicains des États dominés par l’industrie de la viande ont également menacé ces travailleurs en leur disant que s’ils refusaient d’aller travailler pour des raisons de santé et de sécurité, ils n’auraient pas accès aux allocations de chômage. Les efforts mercenaires de ces fonctionnaires d’État afin de contraindre ces travailleurs à risquer leur vie au travail pour soutenir la rentabilité de ces entreprises sont véritablement infâmes.

A l’évidence, le mépris de leur santé ne peut cependant pas être séparé de leur subordination raciale. Le conditionnement de la viande est un travail notoirement dangereux, même dans des circonstances « normales », et il dépend en grande partie, en tout cas aux États-Unis, de l’exploitation de la main-d’œuvre mexicaine et d’autres travailleurs migrants.

Que l’on considère les travailleurs pauvres qui sont contraints de façon disproportionnée de continuer à travailler au risque d’être infectés et potentiellement de mourir, ou ceux dont la vie est ravagée par la marginalisation, par le sous-emploi endémique ou le chômage permanent, les risques accrus d’infection par le Covid-19 et les graves répercussions médicales de la maladie se concentrent sur les Noirs et les gens de couleur comme les Hispano-Américains. Dans de nombreuses villes américaines, comme Chicago, c’est un fait révoltant mais peu surprenant que les Afro-Américains ont sept fois plus de risques de mourir du coronavirus que les Blancs. Dans l’État de Géorgie, 80 % des personnes hospitalisées en raison du coronavirus étaient afro-américaines. Ruth Gilmore propose de façon poignante que ce type de répartition inégale de la « vulnérabilité à une mort prématurée » soit effectivement considéré comme la définition même du racisme [10].

Tant pour ceux qui ont été historiquement et durablement expulsés d’un emploi rémunérateur, que pour ceux dont la force de travail est une marchandise de choix pour le capital, excessivement sélectionné pour l’hyperexploitation, la pandémie de coronavirus est une réalité de classe et de race toxique. On ne peut pas se permettre de se contenter de constater combien la vie humaine et la santé sont indissociables de l’exploitation et des inégalités de classe sans reconnaître combien le capitalisme ne peut pas se comprendre autrement que comme un régime racial-(post-)colonial.

Les héritages et les logiques endurcies d’une colonisation racialisée de notre modernité n’ont jamais cessé, depuis des siècles, de renforcer les conditions dans lesquelles certaines vies et certains corps humains – et plus particulièrement certaines catégories de vie humaine – ont été systématiquement dégradés et dévalorisés, et continuent de l’être.

Au sein d’un régime mondial qui se distingue par la mise à disposition permanente et routinière de la vie humaine, la pandémie actuelle jette une lumière crue sur des réalités qui sont habituellement banalisées, sinon négligées avec dérision, tout en intensifiant la portée de l’impitoyabilité de ce régime en étendant de manière spectaculaire la précarité et la mise à disposition.

Aux États-Unis, où les nouvelles inscriptions au chômage ont connu un bond record de 39 millions en neuf semaines, de mars à la mi-mai 2020, l’absence anachronique d’un véritable système de santé public en tant que tel et le recours généralisé à l’assurance maladie privée fondée sur l’emploi illustrent de façon dramatique comment, pour des dizaines de millions de personnes, perdre sa position de travailleur pour le capital équivaut à l’expulsion de tout accès fiable aux soins de santé.

Alors que les gens faisaient la queue pendant des heures dans des files d’attente de trois kilomètres pour s’approvisionner, de nombreuses entreprises qui produisent des aliments (fermes, ranchs et laiteries) ont été contraintes de détruire des quantités massives de leurs stocks à la suite de l’effondrement de leurs marchés commerciaux. La pandémie qui a fait rage et la crise économique qui s’est aggravée sont donc indissociables, et cela est de plus en plus tangible dans le vécu immédiat d’une multitude de personnes.

Ces circonstances désastreuses et de plus en plus désespérées révèlent non seulement ce qui est le plus régressif, voire barbare*, dans les rapports sociaux capitalistes, mais aussi les potentialités latentes de cette crise. Face à l’effondrement soudain d’une grande partie de la vie économique, et donc à la disparition abrupte de l’emploi rémunéré pour un grand nombre de personnes, la triste situation de ne pas avoir de moyens, ou très peu, d’acheter de la nourriture et d’autres produits de première nécessité s’est rapidement abattue sur une très grande partie de la population, parallèlement à la perspective imminente de ne pas pouvoir payer le loyer, l’hypothèque et d’autres dettes.

En même temps, notamment aux États-Unis et dans d’autres pays où il n’existe pas de système public de santé avec un droit d’accès universel, la pandémie impose à tous, plus ou moins immédiatement, les exigences de l’accès aux soins. Par conséquent, de nombreuses contradictions élémentaires de la vie sous le capitalisme sont mises en évidence de manière atrocement aiguë.

Soudain, l’universalité des soins de santé, d’un revenu de base universel (ou d’une autre forme d’assurance de toutes les nécessités de la vie), un moratoire sur toutes les dettes, y compris une suspension des loyers et des hypothèques, la gratuité des transports publics et la protection de la santé et de la sécurité de tous ceux dont le travail est jugé essentiel apparaissent comme légitimes. Ce qui invite aussi à repenser radicalement l’ensemble des rapports sociaux capitalistes.

Au milieu des inégalités de classe flagrantes de la pandémie de coronavirus – où les conditions d’un confinement massif s’appliquent parallèlement à la contrainte pour d’autres de mettre leur vie en danger pour gagner leur maigre subsistance –, ce qui est néanmoins révélé aux yeux de beaucoup est la potentialité latente d’une société et de formes de vie sociale qui ne soient plus subordonnées aux exigences impitoyables d’un travail soumis au régime d’accumulation du capital.

Réfléchissant sur une aporie dans la pensée de Marx, Giorgio Agamben suggère que le concept marxien classique de « mode » (ou forme) « de production » doive être complété par le concept de « forme de vie », qui existe avec le mode de production, mais rend son fonctionnement inopérant et facilite la mise en œuvre de ces productions à de nouveaux usages[11].

L’inopératibilité est un concept clé dans la pensée d’Agamben, qui signale le potentiel intrinsèque de la vie humaine à ne pas être définie par une action particulière, ainsi que son ouverture inhérente et son indécidabilité. Si le pouvoir, dans sa « forme la plus oppressante et la plus brutale », « sépare les êtres humains de leur potentiel et les rend ainsi impuissants », selon Agamben, « une opération encore plus insidieuse du pouvoir n’affecte pas immédiatement ce que les humains peuvent faire – leur potentiel –, mais plutôt leur « impuissance », c’est-à-dire ce qu’ils ne peuvent pas faire[12].

Cette « impuissance » est précisément « l’ambivalence spécifique de toute potentialité » – qui est toujours le pouvoir d’être et de ne pas être, de faire et de ne pas faire – qui définit, en réalité, la potentialité humaine. C’est-à-dire que les êtres humains sont les êtres vivants qui, existant sur le mode de la potentialité, sont capables d’une chose autant que de son contraire, de faire autant que de ne pas faire »[13].

Agamben reformule cette capacité de ne pas faire en « inopérationnalité », comme l’illustre notamment l’abstention de travail productif lors des festivités. « L’inopération… coïncide avec la festivité elle-même, en ce sens qu’elle coïncide précisément avec la neutralisation et la mise hors d’état de nuire des gestes, actions et travaux humains, qui ne peuvent à leur tour devenir festifs que de cette manière »[14]. La festivité se définit donc par le fait que « ce qui est fait… est défait, rendu inopérant, libéré et suspendu de son “économie” »[15].

« Ce qui est essentiel ici, poursuit-il, c’est une dimension de la praxis dans laquelle les activités humaines simples et quotidiennes ne sont ni niées ni abolies, mais suspendues et rendues “inopérantes” afin de les « ouvrir à un usage nouveau ou plus ancien »[16]. « Dans l’inopérationnalité, affirme donc Agamben, la société sans classe est déjà présente dans la société capitaliste »[17]. Ainsi, au milieu des inégalités de classe flagrantes de la pandémie de coronavirus – où les conditions de quarantaine de masse pour certains existent parallèlement à la contrainte pour d’autres de mettre leur vie en danger pour gagner leur maigre subsistance –, ce qui existe néanmoins pour beaucoup est la potentialité latente d’une société, ou de formes de vie, qui ne soit plus subordonnée aux exigences du travail et aux exigences impitoyables d’un régime d’accumulation du capital.

Ici, la pandémie de Covid-19 et la politique de vie et de mort en cours nous obligent à réexaminer comment nous vivons en fait – ce que nous faisons, et ce que nous ne pouvons pas faire. Il est intéressant de noter que la discussion d’Agamben nous appelle à réfléchir à nouveau sur les « activités humaines simples et quotidiennes » et sur la possibilité de les réorienter vers des utilisations nouvelles ou différentes. Comme l’explique Agamben, le concept de « forme de vie » – qu’il juxtapose au « mode de production » tout en l’intégrant (et en le contredisant) – est censé désigner « une vie qui ne peut jamais être séparée de sa forme… une vie pour laquelle l’enjeu de son mode de vie est de se vivre elle-même… Jamais prescrite par une vocation biologique spécifique, ni… assignée par une quelconque nécessité ; au contraire, aussi coutumière, répétée et socialement obligatoire soit-elle, elle conserve toujours le caractère d’une possibilité, c’est-à-dire qu’elle met toujours en jeu le fait de se vivre elle-même. C’est pourquoi les êtres humains – en tant qu’êtres de pouvoir qui peuvent faire ou ne pas faire, réussir ou échouer, se perdre ou se retrouver – sont les seuls êtres pour lesquels le bonheur est toujours en jeu dans leur vie »[18].

En bref, l’inopérativité de la vie humaine, qui signale l’ouverture radicale de la potentialité humaine, est inextricable d’un pari existentiel sur le bonheur plutôt que sur la simple survie[19]. Elle refuse d’accepter qu’il y ait un jour une politique de la vie séparée de la qualité de notre mode de vie.

La déstabilisation et la défamiliarisation massives provoquées par le coronavirus ont certainement été un tournant décisif qui nous a empêchés de poursuivre nos activités habituelles. Nous commençons donc à comprendre qu’un bouleversement aussi abrupt et aussi profond de notre mode de vie actuel peut signaler une confrontation capitale avec l’abjection et la pauvreté ordinaires de la vie quotidienne, et donc l’exposer à un examen critique impitoyable.

Les enjeux politiques de la pandémie de Covid-19 concernant la qualité de notre mode de vie – et, en fin de compte, les politiques de notre bonheur – doivent donc également réexaminer les idées clés de la critique de la vie quotidienne d’Henri Lefebvre[20]. Pour Lefebvre, la vie quotidienne est cet espace-temps résiduel de notre aliénation omniprésente[21] – le dénominateur commun[22] qui reste, en dehors de toutes les opérations ou fonctionnalités spécialisées de notre mode de vie moderne sous le capitalisme, mais qui sert néanmoins de tissu conjonctif qui les englobe toutes. Ainsi, la vie quotidienne se caractérise principalement par la répétition, la routine, la passivité, la banalité, la médiocrité, l’ennui, la privation, l’humiliation, l’insatisfaction, la déception, la désillusion et la désaffection.

« Quoi de plus insignifiant que la vie quotidienne ? » demande Lefebvre de manière provocante[23]. Et pourtant, dans la misère, la monotonie et l’opacité du quotidien, Lefebvre entend discerner la puissance et la potentialité[24] : « Il y a une puissance cachée dans l’apparente banalité du quotidien, une profondeur sous sa banalité, quelque chose d’extraordinaire dans sa banalité même »[25]. C’est précisément là que nous vivons de la manière la plus viscérale et la plus atroce tous les désenchantements amers de la vie moderne, la vie quotidienne représente un terrain fertile de ferments créatifs – l’espace de nos désirs. En effet, la critique de la vie quotidienne que Lefebvre a cherché à articuler et à explorer est elle-même quelque chose qui surgit spontanément de l’intérieur (et contre) l’actualité des besoins et des désirs non satisfaits de la vie quotidienne, et donc joue toujours déjà « une partie intégrante du quotidien »[26]. La vie quotidienne est donc « le point de départ inévitable pour la réalisation du possible »[27]. En outre, dans la mesure où la vie quotidienne est aussi l’espace-temps quotidien de la reproduction sociale, où les relations sociales ordinaires et leur organisation plus large sont constamment rétablies et rééquilibrées, Lefebvre soutient qu’« une révolution a lieu quand et seulement quand… les gens ne peuvent plus mener leur vie quotidienne »[28].

En ce moment de crise multiforme du Covid-19, la vie quotidienne a subi une perturbation profondément troublante. La déstabilisation et la défamiliarisation massives provoquées par la pandémie ont certainement été un tournant décisif qui nous a empêchés de poursuivre nos activités habituelles. Nous avons, tout au long de cette pandémie, commencé à comprendre qu’un bouleversement aussi abrupt et profond de notre mode de vie contemporain peut conduire à éprouver l’abjection et la pauvreté dans la vie quotidienne. Elle impose à chacun.e un examen critique impitoyable de son existence. Les exigences immédiates de notre survie collective et de notre auto-préservation, augmentées par le sentiment d’une menace d’effondrement cataclysmique de l’économie capitaliste mondiale, ont révélé la totale superfluité d’une grande partie de notre travail ordinaire, tout en provoquant une confrontation attendue depuis longtemps entre les exigences d’une véritable culture de la vie, d’une part, et l’irrationalité, la brutalité et la perversité des relations sociales capitalistes, d’autre part. Ainsi, la pandémie met en lumière le pouvoir potentiel non-opérationnalisable de la vie humaine, notre capacité à ne pas être définis par notre travail et notre besoin urgent d’une forme de vie où ce qui est en jeu dans notre mode de vie est la vie elle-même.

 

Publié initialement dans Cultural Dynamics 1–8,  DOI: 10.1177/09213740211014335

Traduction Stephen Bouquin et Donna Kesselman

 

Références bibliographiques

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Marx, Karl, 1867, 1976, Capital: A Critique of Political Economy, vol. 1, New York, Vintage.

 

 

 

 

* Nicholas De Genova est docteur en anthropologie (Université de Chicago, 1999), il est actuellement professeur au département d’études culturelles comparées à l’université de Houston. Il a assuré auparavant des charges d’enseignement au King’s College à Londres, à Standford, à Columbia, tout comme à l’université de Warwick, de Bern et d’Amsterdam.

[1]. Marx, Karl, 1867, 1976, Capital: A Critique of Political Economy, vol. 1, New York, Vintage, p. 342.

[2]. Camus, Albert, 1947, 1972, The Plague, New York, Vintage, p. 22.

[3]. Foucault, Michel, 1976, 1978, The History of Sexuality, vol. 1, An Introduction, New York, Vintage, p. 137.

[4].. Foucault, Michel, 1997, The Politics of Truth, Sylvere Lotringer et Lysa Hochroth (sous la dir. de), New York, Semiotext(e), p. 28.

[5].. Foucault, Michel, 1976, 1978, The History of Sexuality, vol. 1, An Introduction, New York, Vintage, p. 140-141.

[6].. Ibid., p. 139, 144.

[7].. Foucault, Michel, 1975, 1979, Discipline and Punish: The Birth of the Prison, New York, Vintage, p. 25-26.

[8]. De Genova, Nicholas, 2018, « Migration and the Mobility of Labor », in Matt Vidal, Tony Smith, Tomás Rotta, et Paul Prew (sous la dir. de), The Oxford Handbook of Karl Marx, Londres, Oxford University Press. Publié en ligne en décembre 2018, DOI : 10.1093/oxfordhb/9780190695545.013.25

[9]. Marx, Karl, 1867, 1976, Capital, A Critique of Political Economy, vol. 1, op. cit., p. 899.

[10]. Gilmore, Ruth Wilson, 2007, Golden Gulag: Prisons, Surplus, Crisis, and Opposition in Globalizing California, Berkeley, University of California Press, p. 28.

* NdT : La notion de barbare est ici employée pour désigner une tendance régressive de l’organisation sociale, de pourrissement des rapports sociaux.

[11]. Agamben, Giorgio, 2014, 2016, The Use of Bodies, Stanford, CA, Stanford University Press, p. 94.

[12]. Agamben, Giorgio, 2011, Nudities, Stanford, CA, Stanford University Press, p. 43.

[13]Ibid., p. 44.

[14]Ibid., p. 109.

[15]Ibid., p. 110-111.

[16]Ibid., p. 112.

[17]. Agamben, Giorgio, 2014, 2016, The Use of Bodies, Stanford, CA, Stanford University Press, p. 94.

[18]. Agamben, Giorgio, 1996, 2000, Means without End: Notes on Politics, Minneapolis, University of Minnesota Press, p. 3-4.

[19]Ibid., p. 8.

[20]. Lefebvre, Henri. 1947, 1958, 1991, The Critique of Everyday Life, vol. 1, Introduction, 2e édition, traduit par John Moore, New York, Verso ; Lefebvre, Henri, 1961, 2002, ibid., vol. 2, Foundations for a Sociology of the Everyday, traduit par John Moore, New York, Verso ; Lefebvre, Henri, 1968,  1971, Everyday Life in the Modern World, traduit par Sacha Rabinovitch, Londres, Allen Lane ; Lefebvre, Henri, 1972, 1987, « The Everyday and Everydayness », in Yale French Studies #73, p. 7-1 ; Lefebvre, Henri, 1981, 2005, The Critique of Everyday Life, vol. 3, From Modernity to Modernism (Toward a Metaphilosophy of Daily Life), New York, Verso.

[21]. Lefebvre, Henri. 1947, 1958, 1991, The Critique of Everyday Life, vol. 1, Introduction, ibid., p. 3 ; Lefebvre, Henri, 1968, 1971, Everyday Life in the Modern World., ibid., p. 33.

[22]. Lefebvre, Henri, 1972, 1987, « The Everyday and Everydayness », in Yale French Studies #73, p. 10.

[23]. Lefebvre, Henri, 1968, 1971,  Everyday Life in the Modern World, ibid., p. 27.

[24]Ibid., p. 35.

[25]Ibid., p. 37. Soulignement sur l’original.

[26]. Lefebvre, Henri. 1947, 1958, 1991, The Critique of Everyday Life, vol. 1, Introduction, ibid., p.29, voir p. 40.

[27]. Lefebvre, Henri, 1968, 1971, Everyday Life in the Modern World, op. cit., p. 14.

[28]Ibid., p. 32.

La Commune et la question du travail: une première expérience d’auto-gouvernement 

Julien Dohet *

Au-delà de profiter d’un 150e anniversaire toujours propice à se replonger dans un événement historique, l’intérêt d’un retour historique sur la Commune de Paris est de constater combien des débats et des réalisations nous parlent encore aujourd’hui. Pour moi, en tant que historien des luttes sociales et militant syndicaliste rémunéré, l’intérêt est double.

Tout d’abord la Commune est la première expérience concrète d’exercice du pouvoir par le peuple laborieux. Il s’agit d’une classe ouvrière au contours plus larges que le seul statut « ouvrier », ce qui invite aussi à appréhender autrement les questions actuelles des délimitations te des frontières de l’action syndicale. Faut-il se cantonner uniquement aux salarié·es ? Ou faut-il mobiliser l’ensemble de celles et ceux qui doivent travailler pour vivre ? Et donc y compris tant ceux qui sont exclus du travail rémunéré ou encore celles et ceux qui travaillent à leur compte comme indépendants ? Ce sont des questionnements qui traversent aujourd’hui le syndicalisme, et ce d’autant plus que ce dernier est confronté à l’ubérisation de l’économie. Nous le verrons, le peuple parisien qui fait exister la Commune est très hétérogène et comprend également des artisans et des petits patrons.

En second lieu, au-delà des questions à propos de la démocratie communaliste, très largement et abondamment étudiée et discutée, y compris dans les ouvrages publiés par les responsables de la Commune pour justifier après celle-ci leurs décisions, la Commune a débattu de la question du travail, de la propriété des moyens de production, d‘une rémunération équitable ou juste pour les travailleuses et travailleurs… Et ce en se confrontant à des questions toujours d’actualité : quid du respect de la propriété privée ? Quid du rôle de l’état dans la concertation sociale et des relations de travail ? Interventionnisme ou laisser faire ? Quid de l’aide à ceux qui sont privés de travail ? Faut-il organiser cela via la collectivité, la charité ou l’auto-organisation des premiers concernés ?…

Les réalisations concrètes des citoyens et citoyennes [1] qui ont fait les 72 jours de la Commune de Paris sont trop souvent occultées par le drame de la semaine sanglante et l’imagerie des barricades. La violence exercée par le gouvernement à majorité monarchiste d’Adolphe Thiers, réfugié de manière très significative à Versailles, fut à la hauteur de la peur suscité à la bourgeoisie par l’expérience de la Commune. Au point que même son souvenir, sa réalité, sera un enjeu dès les jours qui suivent avec une abondante littérature destinée à en gommer les aspects progressistes (Fournier, 2013). Ceux-ci sont pourtant nombreux en si peu de temps. Avant de détailler dans cet article les mesures propres à la question du travail, il nous semble important de souligner que d’autres mesures touchent la classe ouvrière et qu’il faut les avoir en tête car l’ensemble montre un tout cohérent d’une politique sociale. Citons notamment le gel des loyers (29 mars) et la réquisition des logements vacants (24 avril) pour que tout le monde ait un toit, la séparation de l’Eglise et de l’Etat (2 avril), l’instruction laïque obligatoire et gratuite, en ce compris le matériel scolaire (19 mai), le caractère révocable des mandats et la limitation du cumul et des rémunérations qui y sont liés (4 mai), l’égalité de traitement entre les enfants (légitimes ou non) ainsi qu’entre les épouses et les concubines pour la perception des droits et pensions (17 mai).

1. D’authentiques membres de la classe ouvrière prennent le pouvoir

En 1871, Paris compte à peu de choses près deux millions d’habitants, et a connu un doublement du nombre d’habitants en seulement 20 ans dont trois quarts sont le produit d’un exode rural. Paris, c’est aussi une géographie sociale où les transformations hausmanniennes ont accentué la ségrégation sociale entre les quartiers ; ceux du centre et de l’ouest étant occupés par les plus fortunés. Dans l’est parisien ainsi que dans les faubourgs se mêlent une population ouvrière, avec beaucoup de journaliers mais aussi une importante couche sociale intermédiaire composée d’artisans, de boutiquiers et d’employé.e.s dont seront issus nombre de responsables de la Commune. Vivant très modestement, la classe ouvrière parisienne a été plongée dans la misère par les conditions de vie sous le siège qui durera plus de 4 mois, du 19 septembre 1870 au 28 janvier 1871, mais ne sera pas totalement levé à cette date. Mais une fraction important de cette classe est instruite, elle sait lire et écrire, ce qui explique le succès de la presse durant la Commune. (Cordillot, 2020, pp.197-199). Pour la première fois de l’histoire c’est réellement de cette classe laborieuse qu’émergeront les dirigeants de la Commune et non de la bourgeoisie éclairée. C’est pourquoi Marx insiste tellement sur le fait que la principale caractéristique est qu’elle fut « essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière ».

Cette composition sociale se reflète à plusieurs niveaux. Ainsi, parmi les représentants des 20 légions au sein du Comité central de la Garde nationale qui s’empare du pouvoir le 18 mars, on retrouve des professions comme mécanicien, ouvrier typographe, employé, peintre en bâtiment, relieur, galochier, charretier journalier… mais aussi hommes de lettres ou architecte (Cordillot, 2020, pp.1369-1370). On peut retrouver cette même composition dans le profil des élus lors des deux élections du 26 mars et du 16 avril où dans les 79 qui siègeront effectivement le groupe le plus représentés à hauteur de 41% est celui des ouvriers qualifiés (Deluermoz, 2020, p.10). Si on y ajoute les 14 % d’employés, les enseignants à faible revenu et les journalistes désargentés, on arrive à 60% des élus qui étaient de condition modeste (Dupeyron, 2021, p.98). Par ailleurs, les élus représentant d’autres tendances et ayant d’autres appartenances sociales refusèrent, malgré leur élection, de siéger, ce qui a accentué le caractère ouvrier de l’assemblée communale. Le constat d’un gouvernement ouvrier doit cependant être nuancé quand on analyse les postes à responsabilité où la présence ouvrière ne dépasse pas les 12,5% (Dupeyron, 2021, p.105).

Cette composition qui mêle ouvriers, artisans, petits commerçants et les couche inférieures de la petite bourgeoisie intellectuelle démontre que sans être un prolétariat au sens strict, c’est bien la classe laborieuse qui entra en action. Cela explique aussi combien la question des 1,50 francs de solde journalière de gardien national, souvent la seule rentrée financière de travailleurs au chômage suite au siège, et celle des loyers (d’habitation mais aussi de commerce) sont des questions centrales dans le déclenchement de la Commune. Comme déjà mentionné, le gel des loyers sera d’ailleurs une des premières décisions de l’assemblée élue le 26. Soulignons dès à présent que « la propriété fut d’ailleurs grandement respectée par les décisions de l’assemblée communale, qui n’adopta certaines mesures lésant les propriétaires et les créanciers qu’au terme de longs débats et en limitant leur portée » (Dupeyron, 2021, p.120). Malgré tout, « si le principe même de propriété privée n’est pas remis en cause, son périmètre est bien altéré et sa définition, par brèches, modifiée » (Deluermoz, 2020, p.172). La Commune, comme nous le verrons plus loin concrètement avec le dossier des réquisitions des ateliers, se montrera effectivement prudente et légaliste. Mais il nous semble cependant intéressant de citer la justification qui précède un des tous premiers décrets de la Commune, celui sur la remise générale envers les locataires :

« Considérant que le travail, l’industrie et le commerce ont supportés toutes les charges de la guerre, qu’il est juste que la propriété fasse au pays sa part de sacrifices » (Journal officiel de la Commune de Paris, n°1 du jeudi 30 mars, p.1, col.1).

Comme on peut le voir, la question du travail face à la propriété privée est bien présente et et se situe au cœur du projet de la Commune.  Subissant les revers militaires de la première quinzaine d’avril puis des revers politique que constituent les élections complémentaires du 16 avril (lié à la forte hausse des abstentions), la Commune opte pour la proclamation d’une déclaration politique. Ce qui sera fait le 19 avril avec la « déclaration au Peuple français ». Le texte qui tente une synthèse entre les différents courants politiques et idéologiques, contient plusieurs principes importants tournant essentiellement autour de la démocratie et de l’autonomie mais ne dit quasiment rien des relations de travail.

2. Une commission spécifique qui prendra des décrets importants

Evoquer la question sociale et le travail sous la Commune implique aussi de porter le regard sur les services publics. Face à l’abandon de postes de nombreux fonctionnaires ayant suivi le gouvernement dans sa fuite à Versailles le 18 mars, la Commune va réussir malgré tout à faire fonctionner l’ensemble des différents services. Les travailleurs montrent par ce fait, plus encore peut-être que par les décrets vus plus haut, qu’ils peuvent parfaitement autogérer leur existence. La Commission des subsistances animée par François Parisel et Auguste Viard à partir du 21 avril assurera l’approvisionnement et même la diminution des prix en fonctionnant avec « l’achat en gros des denrées pour les vendre à la consommation à prix coutants par l’entremise d’établissements placés sous la garantie des municipalités » (Zaidman, 2020, p.471). Dans tous les secteurs, des ouvriers militants de l’AIT vont se distinguer dans la bonne gestion tout comme ils seront présents dans la gestion des différentes municipalités (Dupeyron, 2021, pp.254-255) ce qui n’est pas sans importance dans une structure « étatique » qui privilégiera la gestion municipaliste par quartier.

2.1. La commission du travail, de l’industrie et des échanges

Mais sur les neuf commissions mises en place nous développerons ici la « Commission du travail, de l’industrie et des échanges », dont l’intitulé sera souvent résumé en « Commission du Travail et de l’échange ». Elle est mise en place dès la proclamation de la Commune avec dans sa première composition Benoit Malon, Léo Frankel, Albert Theisz, Clovis Dupont, Augustin Avrial, Alfred Louiseau-Pinson, Eugène Gérardin et Alfred Puget (Journal officiel de la Commune de Paris, n°1 du jeudi 30 mars, p.1, col.2). Dans l’ordre, nous retrouvons[2] : un ouvrier teinturier parmi les premiers membres de l’AIT – dont il sera un propagandiste actif dirigeant notamment la grève de Puteaux en 1866 qui aboutira à la création de la « Revendication », une coopérative de consommation et de crédit mutuelle – un horloger mécanicien hongrois ; un ouvrier bronzier ayant participé à la grève des bronziers parisiens pour « l’augmentation des salaires, la diminution de la journée de travail et le droit d’avoir leurs propres délégués dans les discussions salariales » (Cordillot, 2020, p.1272.) ; un vannier, un fondateur de la chambre syndicale des ouvriers mécaniciens, par ailleurs organisateur de souscriptions d’aide à divers mouvements de grève en France et en Belgique des années 1860 ; un ouvrier teinturier ayant réussi à acheter une maison de teintures ; un ouvrier peintre en bâtiment et un peintre sur porcelaine, devenu comptable. Très significativement tous ses membres sont des militants de l’Association Internationale des Travailleurs qui n’est pourtant pas la tendance majoritaire au sein de la Commune. Mais « les militants de l’AIT ne se placent pas en extériorité, en surplomb du mouvement : ils s’y intègrent pleinement, font corps avec les organes de discussion et de décision de la Commune, non en tant qu’élite dirigeante mais à égalité avec les autres communards. Ils n’étaient pas atteints du fétichisme de l’organisation, ce d’autant plus que l’AIT était un regroupement qui impliquait une diversité d’opinions sur nombre de sujets » (Chuzeville, 2021, p.44). Cette commission change de composition le 21 avril et est alors toujours composée de Frankel, Malon et Theisz qui sont rejoint par Charles Longuet, Auguste Serraillier et Louis Chalain (Journal officiel de la République française, n°112 du samedi 22 avril, p.1, col.3). Tous les trois sont également membre de l’AIT avec dans l’ordre un journaliste qui dirigera le Journal officiel et futur beau-fils de Marx, un ouvrier bottier et un maçon. Il est particulièrement significatif que tous les membres passés par la Commission étaient des militants de longues dates au moment où commencent la Commune et qu’ils continuèrent à jouer un rôle important dans le développement du mouvement ouvrier après la Commune.

Léo Frankel, comme délégué à la Commission siégera au sein de la commission exécutive. Il n’a que 27 ans quand il prend les nombreuses responsabilités qui seront les siennes durant la Commune. Il « participe chaque jour à la fois à sa commission et aux séances du Conseil. Il est à plusieurs reprises cosignataires d’avis de la commission du travail et de l’échange qui paraissent au Journal officiel, sur des sujets concernant la vie concrète des Parisiens, par exemple l’aménagement des égouts » (Chuzeville, 2021, pp.50-51) En effet, la commission prend également en charge les travaux publics et met en place dans chaque arrondissement, via des registres, un service public destiné aux demandeurs d’emplois sous le nom de « bureaux de renseignements du travail et de l’échange ».

Début avril, la Commission du travail et de l’échange nomme «  une commission d’initiative pour tout ce qui a rapport au travail et à l’échange. Cette commission, qui siégera au ministère des travaux publics, est composée des citoyens Minet, Teulière, E. Roullier, Paget-Lupicin, Serailler, Loret, Henri Goullé, Ernest Moullé et Levy-Lazare. » (Journal officiel de la République française, n°95 du mercredi 5 avril, p.1, col.1). Outre Serailler, dont nous avons signalé qu’il rejoindra plus tard la commission, on a dans l’ordre : un peintre du porcelaine qui sera le délégué au ministère des travaux publics, un journaliste, un savetier, un deuxième journaliste qui sera directeur de l’hôtel-Dieu, à nouveau un  journaliste, un commerçant et enfin un opticien qui sera secrétaire au ministère des affaires publics. Ici, la majorité, et non la totalité, sont membres de l’AIT. Dès le lendemain, une annonce invite les organisations des travailleurs à prendre contact : «Les délégués des comités des vingt arrondissements, des corporations ouvrières et des chambres fédérales sont prévenus que la commission d’initiative du travail et de l’échange est installée au ministère des travaux publics. Ils sont priés de se mettre en rapport avec elle. La commission recevra toutes les communications de midi à quatre heures.» (Journal officiel de la République française, n°96 du jeudi 6 avril, p.1, col.2). Cette annonce sera relayée à plusieurs reprises comme, par exemple le 20 avril, jour où la Commune prendra une décision interdisant le travail de nuit dans les boulangeries: « Chambre fédérale des sociétés ouvrières. Les délégués des Sociétés ouvrières sont instamment priés d’assister à la réunion de la Fédération du jeudi 20 courant, 8 heures précises du soir. Il y a urgence. Communication des délégués de la sous-commission du travail, rapports sur les différents projets soumis à la commission du travail et de l’échange » (Journal officiel de la République française, n°110 du jeudi 20 avril, p.2, col.1).

Avant de passer en revue les cinq principaux décrets de la commission, soulignons que c’est également elle qui sera à l’initiative le 16 avril de la prolongation du délai de remboursement des créances mais aussi d’un maximum salarial pour les employés supérieurs de services communaux, dont elle interdit par ailleurs le cumul de traitement et enfin de l’augmentation des salaires dans l’enseignement et, surtout du fait que la rémunération y sera égale pour les femmes et les hommes !

2.2. Le décret sur les réquisitions

La Commission du travail et de l’échange ne tardera pas à prendre des mesures importantes. Son premier décret est d’une importance énorme car il ouvre la porte vers la réquisition des ateliers et leur reprise par les travailleurs organisés en coopératives :

« Paris, le 16 avril 1871. La commune de Paris, Considérant qu’une quantité d’ateliers ont été abandonnés par ceux qui les dirigeaient afin d’échapper aux obligations civiques, et sans tenir compte des intérêts des travailleurs ; Considérant que par suite de ce lâche abandon, de nombreux travaux essentiels à la vie communale se trouvent interrompus, l’existence des travailleurs compromise, Décrète :

Les chambres syndicales ouvrières sont convoquées à l’effet d’instituer une commission d’enquête ayant pour but :

1° de dresser une statistique des ateliers abandonnés, ainsi qu’un inventaire exact de l’état dans lequel ils se trouvent et des instruments de travail qu’ils renferment ;

2° de présenter un rapport établissant les conditions pratiques de la prompte mise en exploitation de ces ateliers, non plus par les déserteurs qui les ont abandonnés, mais par l’association coopérative des travailleurs qui y étaient employés ;

3° d’élaborer un projet de constitution de ces sociétés coopératives ouvrières

4° de constituer un jury arbitral qui devra statuer, au retour desdits patrons, sur les conditions de la cession définitive des ateliers aux sociétés ouvrières, et sur la quotité de l’indemnité qu’auront à payer les sociétés aux patrons. Cette commission d’enquête devra adresser son rapport à la commission communale du travail et de l’échange, qui sera tenue de présenter à la Commune, dans le plus bref délai, le projet de décret donnant satisfaction aux intérêts de la Commune et des travailleurs » (Journal officiel de la République française, n°107 du lundi 17 avril, p.1, col.1).

Cette commission tiendra deux séances. Une première le 15 mai dont la convocation de manière très intéressante insiste sur la participation active des travailleuses : « Commission d’enquête et d’organisation du travail. Les délégués des syndicats de toutes les corporations ouvrières des deux sexes se réuniront pour la première fois, dimanche 15 mai, à une heure de relevée, rue Saint-Dominique-Saint-Germain, n°62, à l’ex-ministère des travaux publics. Ordre du jour. Vérification des pouvoirs des délégués, nomination d’une commission exécutive permanente ; nomination d’une commission chargée d’élaborer un projet de règlement intérieur. Les corporations qui n’ont pas encore envoyé des délégués sont invitées à s’y faire représenter le plus tôt possible. Nous engageons particulièrement les citoyennes, dont le dévouement à la Révolution sociale est d’un si précieux concours, à ne pas rester étrangères à la question si importante de l’organisation du travail. Que les diverses professions de femmes, telles que lingères, plumassières, fleuristes, blanchisseuses, modistes, etc., se constituent en syndicat et envoient des déléguées à la commission d’enquête et d’organisation du travail (…)» (Journal officiel de la République française, n°130 du mercredi 10 mai, p.2, col.3).

Une seconde le 18 mai : « Commission d’enquête et d’organisation du travail. Toutes les corporations ouvrières de Paris (Chambres syndicales, sociétés de crédit mutuel, de résistance, de solidarité, associations de production, de consommation, etc.), faisant ou non partie de la fédération, sont invitées à se faire représenter à la deuxième assemblée générale de la commission d’enquête et d’organisation du travail, qui se tiendra le jeudi 18 mai, à une heure, à l’ex-ministère des travaux publics. Pour être admis, on devra justifier de sa qualité de délégué. Ordre du jour 1° lecture du procès-verbal de la première séance 2° discussion des statuts. » (Journal officiel de la République française, n°137 du mercredi 17 mai, p.1, col.4-5).

2.3.  Fin du travail de nuit dans les boulangeries

Dans l’étude à propos de Léo Franckel de Joseph Chuzeville nous pouvons lire :

 « Sous sa direction, la commission du travail continue de mettre en place les mesures sociales de la Commune. Il y a notamment la suppression du travail de nuit des boulangeries, ce qui ne va pas sans difficultés : un premier arrêté est publié par le Journal officiel le 21 avril, puis le 24 avril un arrêté de Frankel pour que le texte précédent soit appliqué à partir du 27 avril ; pourtant, le 27 avril, il est nécessaire que soit publiée une affiche signée Frankel allant dans le même sens, et le lendemain une affiche de la commission exécutive qui fixe l’application à partir du 3 mai. » (Chuzeville, 2021, p.58)

Ce décret concrétise une revendication de longue date des travailleurs du secteur. L’année précédente, Frankel avait d’ailleurs participé à une réunion syndicale qui avait formulé cette exigence : « le 6 avril, une assemblée générale d’ouvriers boulangers l’adopte (cette revendication) de nouveau et mandate des délégués pour qu’ils demandent à la Commune de l’appliquer ». (Chuzeville, 2021, p.58). Le 16 mai une manifestation de remerciement des travailleurs a d’ailleurs eu lieu.

Les débats repris dans le Journal officiel montrent que cette décision n’allait pas de soi y compris au sein de l’assemblée. Ce débat est intéressant car il montre l’absence d’unanimité, et donc de concertation, entre les membres de l’AIT dont certains vont intervenir pour critiquer le décret. Le texte, comme souvent particulièrement concis, est publié le 29 avril, accompagné des débats intenses du 28 avril sous la présidence de Vallès : « En exécution du décret relatif au travail de nuit dans les boulangeries, après avoir consulté les boulangers, patrons et ouvriers. Arrête : Art. 1er. Le travail de nuit est interdit dans les boulangeries à partir du 3 mai. Art.2. Le travail ne pourra commencer avant cinq heures du matin Art.3. Le délégué aux services publics est chargé de l’exécution du présent arrêté. Paris, le 28 avril 1871. La commission exécutive  Jules Andrieu, Cluseret, Cournet, Léo Frankel, Paschal Grousset, Jourde, Protot, Vaillant, Viard » (Journal officiel de la République française, n°119 du samedi 29 avril, p.1, col.1).

Il est donc publié juste en dessous du décret sur les amendes prise le 27 avril, sur laquelle nous reviendrons, montrant par là une accélération des décisions sociales en faveur des travailleurs. C’est J-B Clément qui ouvre la discussion en signalant des troubles dans le IIIe arrondissement « je pense que l’on a voté ce décret un peu légèrement, et je demande que l’on prenne une décision formelle à cet égard ». Il est rejoint par Demay, Billioray et Viard. Ce dernier précisant que « nous n’avons pas à intervenir dans une question entre patrons et employés ». Avrial réagit durement à cette déclaration, ce qui peut paraître étonnant : « Quand la commission exécutive a rendu ce décret, c’est sur l’invitation d’ouvriers boulangers. Depuis longtemps ils se réunissaient. Vous n’avez pas vu ces réunions, et vous ne savez pas depuis combien de temps ils demandent ce décret. Ils auraient forcé les patrons à l’exécuter en se mettant en grève ; mais les ouvriers boulangers ne peuvent pas faire grève, l’Etat le leur défend. Leur travail est un travail immoral ; on ne peut pas faire deux classes dans la société. On ne peut pas faire que des ouvriers qui sont des hommes comme nous ne travaillent que la nuit, ne voient jamais le jour. Si vous preniez une nouvelle décision, tout l’avantage reste aux patrons boulangers. Combien sont-ils vos patrons ? Vous avez des réclamations de quelques patrons ; rapportez le décret, vous aurez bien plus de protestations des ouvriers. La commission exécutive a obéi en rendant ce décret à un sentiment de justice ». Il est rejoint par Varlin et surtout Ledroit pour qui « c’est une question sociale et humanitaire. Le travail en boulangerie peut très bien se faire le jour avec l’entente des ouvriers et des patrons. Ceci est une question particulière dont nous n’avons pas à nous mêler ; mais au-dessus, il y a cette question que l’on vient de vous signaler, c’est que les ouvriers boulangers n’ont pas le droit de faire grève. Il est donc urgent que nous nous mélions de cette question, puisque eux-mêmes ne peuvent obtenir justice ». On voit ici combien la notion du laisser faire que l’on continue à privilégier demeure subordonnée à la réalité du rapport de force qui, lorsqu’il est manifestement inégal au détriment des travailleurs, doit être corrigé par une instance supérieure externe. Alors que le président veut passer à la suite des débats, Theisz précise que la demande est juste un report de deux-trois jours de son application et pas la suppression de la mesure. C’est alors que Frankel intervient en expliquant d’abord que la commission exécutive a peut-être été vite en besogne, en tout cas plus vite que la commission du travail et manqué un peu de pédagogie. Mais il termine en insistant sur l’utilité et la justesse de la mesure : « On dit tous les jours : Le travailleur doit s’instruire ; comment voulez-vous vous instruire quand vous travaillez la nuit ? Aujourd’hui des patrons sont venus, ils étaient cinq, et n’étaient pas d’accord entre eux ; ils ont promis de se ranger du côté de la justice, de la majorité. Je crois que la majorité des boulangers sera d’accord avec nous quand la mesure sera générale ; vous approuvez le décret quoique imparfait de la Commission exécutive, vous serez donc d’accord avec la réforme que nous voulons introduite dans la boulangerie ».

Alors que Clément revient sur une demande de délai, Vermorel réagit durement mais lucidement : « Je ne m’étonne pas que les patrons réclament contre lui ; il en sera de même toutes les fois que nous toucherons à un de leurs privilèges, mais nous ne devons pas nous en inquiéter » et après avoir précisé que la limite de 5 heures permet de fournir du pain tendre à 8 heures du matin il enfonce le clou « renvoyer au 15 ce serait sacrifier l’intérêt des ouvriers à l’intérêt des patrons, ce serait contre toute justice et contre tout droit que de laisser une classe intéressante de travailleurs séparée de la société au bénéfice de l’aristocratie du ventre ».

Malon précise quant à lui que cela fait deux ans que la mesure est discutée et que les patrons ont donc pu se préparer. En province, on ne travaille pas la nuit explique-t-il, avant d’insister d’une manière intéressante : « on nous dit que nous ne pouvons nous occuper de ces questions sociales : je dois dire que, jusqu’ici, l’Etat est assez intervenu contre les ouvriers, c’est bien le moins aujourd’hui que l’Etat intervienne pour les ouvriers ». Theisz enchaine, et s’il continue à considérer qu’on n’a pas assez écouté les différentes parties, il termine en mettant la barre des exigences plus haut, en référence au premier décret sur les réquisitions « voilà les réclamations que les ouvriers ont formulées ; discutez-les, et si vous, patrons, vous ne voulez pas y accéder, si vous nous menacez de fermer vos établissements, ce jour-là, nous exercerons la réquisition. Nous ferons exploiter votre travail par les ouvriers, moyennant indemnité équitable ».

Martelet, qui entend les différents arguments, est quant à lui on ne peut plus clair. Pour lui, il ne faut pas « s’embarrasser des patrons ». Et puisque le décret est applicable dans la pratique, il faut l’appliquer : « ne subordonnons pas les intérêts du socialisme a des questions secondaires » termine-t-il. Et c’est finalement Frankel qui synthétise la position et emporte la décision, même si le décret est incomplet : « néanmoins je le défends parce que je trouve que c’est le seul décret véritablement socialiste qui ait été rendu par la Commune ; tous les autres décrets peuvent être plus complet que celui-là, mais aucun n’a aussi complétement le caractère social. Nous sommes ici non pas seulement pour défendre des questions de municipalités, mais pour faire des réformes sociales. Et pour faire ces réformes sociales, devons-nous d’abord consulter les patrons ? Non. Est-ce que les patrons ont été consultés en 92 ? Et la noblesse a-t-elle été consultée aussi ? Encore non. Je n’ai accepté d’autre mandat ici que celui de défendre le prolétariat. Et quand une mesure est juste, je l’accepte et je l’exécute dans m’occuper de consulter les patrons. La mesure prise par le décret est juste, or nous devons la maintenir ». (l’ensemble de ce débat dont les citations sont issues est repris dans Journal officiel de la République française, n°119 du samedi 29 avril, p.2, col.1-3).

L’opposition à ce décret n’en sera pas pour autant terminée obligeant la Commune a durcir le ton quelques jours plus tard: « Sur la proposition de la commission du travail et de l’échange ; Vu le décret de la commission exécutive du 20 avril, supprimant le travail de nuit chez les boulangers Arrête : Art 1er Toute infraction à cette disposition comportera la saisie des pains fabriqués dans la nuit, qui seront mis à la disposition des municipalités, au profit des nécessiteux. Art 2 : le présent arrêté sera affiché dans un endroit apparent de chaque magasin de vente des boulangers Art. 3 : les municipalités seront chargées de l’exécution du présent arrêté » (Journal officiel de la République française, n°124 du jeudi 4 mai, p.1, col.1).

2.4. Le décret sur les retenues sur salaires

Fin avril, un autre décret est publié qui ne suscite pas autant de réactions mais dont le contenu nous apparaît tout aussi révolutionnaire. Et comme souvent avec les décrets de la Commune, les considérations préliminaires sont tout aussi importants que le décret lui-même puisqu’elles nous informent sur l’esprit qui préside à leur énonciation. Les décisions prises par décret expriment souvent insistance particulière sur les principes juridiques et sur les principes moraux : « Considérant que certaines administrations ont mis en usage le système des amendes ou des retenues sur les appointements et sur les salaires. Que ces amendes sont infligées souvent sous les plus futiles prétextes et constituent une perte réelle pour l’employé et l’ouvrier. Qu’en droit, rien n’autorise ces prélèvements arbitraires et vexatoires.  Qu’en fait, les amendes déguisent une diminution de salaire et profitent aux intérêts de ceux qui l’imposent. Qu’aucune justice régulière ne préside à ces sortes de punitions, aussi immorales au fond que dans la forme. Sur la proposition de la Commission du travail, de l’industrie et de l’échange. Arrête : art. 1er. Aucune administration privée ou publique ne pourra imposer des amendes ou des retenues aux employés, aux ouvriers dont les appointements, convenus d’avance, doivent être intégralement soldés. Art.2. Toute infraction à cette disposition sera déférée aux tribunaux. Art.3. Toutes les amendes et retenues infligées depuis le 18 mars, sous prétexte de punition, devront être restituées aux ayants droit dans un délai de 15 jours, à partir de la promulgation du présent décret » (Journal officiel de la République française, n°119 du samedi 29 avril, p.1, col.1)

2.5 Décret sur les Monts-de-Piété

Le 1er mai est publié un décret très court à l’article 1er explicite « la liquidation des monts-de-piété est prononcée ». Ici aussi, la justification qui précède la décision est illustrative. Le rapport de la commission du travail et de l’échange, après en avoir fait un historique et un état économique et moral conclut que cet office de bienfaisance fait des opérations usuraires et surtout qu’il faut assurer autrement la subsistance des nécessiteux : « Les prêts sur gages soulagent momentanément les classes laborieuses dans les cas de chômage ou de maladie, cas fréquents, qu’une organisation sociale équitable doit prévoir, et qu’elle a pour mission de prévenir et de soulager effectivement sans en bénéficier. (…) La Commune, par ses institutions sincèrement sociales, par l’appui qu’elle donnera au travail, au crédit et à l’échange, doit tendre à rendre inutile l’institution des monts-de-piété, qui sont une ressource offerte au désordre économique et à la débauche » (Journal officiel de la République française, n°121 du lundi 1er mai, p.1, col.6). Il s’agit d’un décret qui a suscité beaucoup de discussions, essentiellement autour du montant maximal des objets pouvant être repris gratuitement. S’il est souvent dissocié des trois autres décrets (réquisition, travail de nuit, salaire minimum) car il ne touche pas directement à la question des conditions de travail, nous l’intégrons pleinement à notre analyse pour deux raisons principales. Premièrement il est issu de la commission du Travail et fait donc partie de sa réflexion globale. Deuxièmement il fait le lien avec une organisation de la société qui ne doit pas laisser les travailleuses et travailleurs dans le besoin, ce qui sera trois quart de siècle plus tard la fonction de la protection sociale.

2.6. Le décret sur le salaire minimum

Enfin, un dernier décret portant spécifiquement sur le travail sera pris le 12 mai, qui démontre combien les membres de la commission veulent avancer d’une façon volontariste en donnant la préférence aux associations ouvrières sur base de cahiers des charges établis non seulement par un délégué de la commission et l’intendance mais aussi par les chambres syndicales tout en fixant le salaire minimum du travail à la journée. Le décret est comme à chaque fois d’une clarté incisive :

« Paris, le 12 mai, La commune de Paris. Décrète. Art.1er La commission du travail et d’échange est autorisée à réviser les marchés conclus jusqu’à ce jour par la Commune. Art.2 La commission du travail et d’échange demande que les marchés soient directement adjugés aux corporations, et que la préférence leur soit toujours accordée. Art.3 les conditions des cahiers des charges et les prix de soumissions seront fixés par l’intendance, la chambre syndicale de la corporation et une délégation de la commission du travail et d’échange, le délégué et la commission des finances entendus. Art.4 les cahiers des charges, pour toutes les fournitures à faire à l’administration communale, porteront dans les soumissions desdites fournitures les prix minimum du travail à la journée ou à la façon, à accorder aux ouvriers ou ouvrières chargés de ce travail » (Journal officiel de la République française, n°133 du samedi 13 mai, p.1, col.1).

A nouveau, les justifications au décret sont éclairantes. Après un rappel par Frankel de l’arrêté du 4 mai qui a chargé la commission du travail et d’échange d’envoyer des délégués à l’intendance pour examiner les marchés, le rapport de Lazare Levy et Evette est publié. Et il est sévère :

« Il résulte de ceci que le prix déjà si faible de façon sera baissé de près de moitié et que ceux qui feront ce travail ne pourront vivre, de sorte que la Révolution aura amené ceci : que le travail de la Commune pour la garde nationale sera payé beaucoup moins que sous le gouvernement du 4 septembre, et alors on pourra nous dire que la République sociale a fait ce que ceux qui nous assiégent actuellement n’ont pas voulu faire : diminuer les salaires. Car il s’agit de savoir si la Commune veut aider le peuple à vivre par l’aumône ou par le travail (…) Il nous est sensible d’être contraints à faire un rapport si peu en harmonie avec ce que devraient être les actes d’un gouvernement socialiste, et nous constatons avec peine que les exploiteurs qui offrent les plus bas prix sont encore privilégiés. Les associations ouvrières ne peuvent se résoudre à remplir un rôle qui consiste à profiter de la misère publique pour baisser le prix du travail (…) » (Journal officiel de la République française, n°133 du samedi 13 mai, p.2, col.1).

Les principes portés par la Commune doivent être respectés et appliqués selon Frankel : « Il est inutile et immoral d’avoir recours à un intermédiaire qui n’a d’autres fonctions que de prélever un impôt sur la journée des travailleurs qu’il occupe ; c’est continuer l’asservissement des travailleurs par la centralisation du travail entre les mains de l’exploiteur ; c’est continuer les traditions esclavagistes des régimes bourgeois, ennemis acharnés, par intérêt, de toute émancipation de la classe ouvrière. On ne saurait invoquer non plus l’état de nos finances (…) C’est une vérité économique incontestable : l’ouvrier viendra demander à la charité ce que le travail n’aura pu lui procurer ; seul, l’intérêt de l’exploiteur est garanti dans cette affaire (…) » (Journal officiel de la République française, n°133 du samedi 13 mai, p.2, col.2).

Et de conclure par des mots d’une grande importance : «Nous ne devons pas oublier que la révolution du 18 mars a été faite exclusivement par la classe ouvrière. Si nous ne faisons rien pour cette classe, nous qui avons pour principe l’égalité sociale, je ne vois pas la raison d’être de la Commune » (Journal officiel de la République française, n°133 du samedi 13 mai, p.2, col.2).

Ces paroles sont soutenues largement par Malon, Serailler, Arnould, Victor Clément, JB Clément et Begeret. Alors que Jourde dit que l’on ne peut faire une législation qui aurait un effet rétroactif, toujours en se souciant de la légalité, Billioray intervient : « Je voudrai que la Commune n’accordat de travaux qu’aux associations ouvrières. Ce serait le premier pas sérieux fait dans la voie du socialisme ». Il est rejoint par Vésinier : « (…) nous devons abolir l’exploitation. C’est pour cela que je demande que les adjudications de travaux soient faites directement et préférablement aux ouvrières. » (Journal officiel de la République française, n°133 du samedi 13 mai, p.2, col.3). Alors que la proposition générale est approuvée Vésinier vient avec une proposition parlant de réviser et non résilier les marchés passés, relançant la discussion pendant laquelle sera également abordée la question du travail à façon mais surtout où Frankel vient avec une nouvelle proposition, qui ne sera pas retenue :  « Le citoyen Frankel. Je demande qu’on dise que la journée sera de huit heures. » (Journal officiel de la République française, n°133 du samedi 13 mai, p.2, col.3). Nous sommes vingt ans avant la première journée internationale de lutte pour les 8h !

2.7. Le rôle de l’Union des femmes

Nous avons déjà mentionné l’appel effectué par la commission et la volonté d’intégrer pleinement les travailleuses au processus délibératif. Les mesures prises par la commission du travail s’appuieront pour leur application sur l’Union des femmes. Fin avril trois de ses dirigeantes, Elisabeth Dmitrieff, Aline Jacquier et Nathalie Le Mel sont appelées à la commission d’enquête et d’organisation du travail. Elles y plaidèrent pour obtenir de la part des différentes municipalités les fonds nécessaires à la mise en place d’ateliers coopératifs organisée par elles conformément à une résolution prise peu avant. Les comités féminins de quartier avaient en effet rapidement recensé les chômeurs par métier et les ateliers abandonnés. Un décret officialisera cette mission. Le 17 mai, le comité central de l’Union des femmes lance un « appel aux ouvrières » co-signé par Frankel (Kerbaul, 2021, pp.82-91, Chuzeville, 2021, p.65) qui apporte donc le soutien et le poids de la commission.

3. Conclusions

Comme nous avons pu le voir, la Commune, en particulier via la Commission du travail et de l’échange, a mis en place de nombreuses initiatives qui répondaient directement aux préoccupations des travailleurs de Paris et concrétisaient d’anciennes revendications. Le bilan général peut paraître relativement réduit : « La création de bourses publiques du travail se fit bien au niveau des mairies d’arrondissement mais ne produisit guère d’effets notables (…). L’appropriation ouvrière des ateliers abandonnés ne se fit qu’au compte-gouttes puisque dix syndicats seulement purent s’investir dans ce projet de recensement et de remise en route de la production : les bijoutiers, les boulonniers-cloutiers, les chaudronniers, les cuirs et peaux, les ébénistes, les fondeurs en suif, les mécaniciens, les serruriers en bâtiment, les tailleurs et coupeurs-tailleurs et les tapissiers, auxquels il faut ajouter l’Union des femmes. La commission d’enquête et d’organisation ne put se mettre au travail que le 18 mai 1871 et, in fine, un seul atelier fut confisqué, la fonderie Brosse dans le XVe arrondissement. » (Dupeyron, 2021, p.342). Mais il faut toujours garder à l’esprit que dans les faits, ce bilan est réalisé dans un temps très limité entre le 28 mars, proclamation de la Commune suite aux élections du 26 mars, suivi de l’instauration de ses instances, et le 21 mai, début de la semaine sanglante. Par ailleurs, l’augmentation importante du nombre de chambres syndicales ouvrières témoigne de la dynamique autour de la question du travail. Rappelons également  que, si nous avons souligné la présence et l’importance des membres de l’AIT, le Manifeste du Parti Communiste, rédigé en 1848, n’avait toujours pas été traduit et publié dans son intégralité en 1871. La première traduction partielle du Capital n’a été publiée qu’en 1872 tandis que la traduction complète du Manifeste dut attendre 1895. De ce point de vue, il faut constater que le caractère « prolétarien » du mouvement n’a pas pu se déterminer à partir de concepts marxistes totalement inconnus du mouvement ouvrier français en 1871. (Dupeyron, 2021, p.123).

Malgré tout cela, la Commune a promulgué des décrets novateurs et en ce sens profondément révolutionnaire. Après avoir subi une répression sanglante, suivi d’une longue période de recomposition politique, il faudra attendre de très nombreuses années avant que le mouvement ouvrier soit à nouveau en capacité de concrétiser des revendications sociales.  Mais au-delà de ce constat historique, constatons aussi combien les principes qui guidaient ces revendications sociales sont encore d’une brulante actualité. Comment ne pas voir aujourd’hui la nécessité pour un Etat d’intervenir dans les questions sociales afin d’y rétablir la justice sociale, l’inverse du laisser-faire néo-libéral. Comment ne pas entendre l’actualité des paroles de Vermorel lorsqu’il dit « Je ne m’étonne pas que les patrons réclament contre lui ; il en sera de même toutes les fois que nous toucherons à un de leurs privilèges, mais nous ne devons pas nous en inquiéter ». Ou d’un Martelet, signalant qu’il ne faut pas « nous embarrasser des patrons (… et ne pas subordonner) les intérêts du socialisme a des questions secondaires » ? Bien entendu, quand on évoque l’arrivée de la gauche au pouvoir, comment ne pas avoir à l’esprit ce que Léo Frankel énonce en disant qu’il ne faut pas « invoquer l’état de nos finances », alors que cela pose aussi la question d’aller chercher les ressoruces financières, là où elles se trouvent. A l’époque, ce débat a été menée dans le plus grand respect de la légalité, avec le refus de s’accaparer les réserves de la Banque de France, qui avaient été transférées à Versailles (Toussaint, 2021).

Je terminerai ce bref aperçu historique par cette phrase, toujours de Frankel : « Si nous ne faisons rien pour cette classe (la classe laborieuse ndlr), nous qui avons pour principe l’égalité sociale, je ne vois pas la raison d’être de la Commune », ce qui de manière actualisée pourrait donner ceci en parlant de la social-démocratie et des partis se disant progressiste et/ou de gauche : «  si nous ne faisons rien pour les classes dominées, nous qui avons pour principe l’égalité sociale, je ne vois pas la raison d’être au pouvoir ».

 

 

Sources et références bibliographiques

Journal officiel de la République française, 20 mars – 24 mai 1871, édition du matin. Collection de l’auteur.

Bantigny, L (2021), La Commune au présent. Une correspondance par-delà le temps, La Découverte, Paris.

César, M et Godineau, L. (sous la direction de) (2019), La Commune de 1871. Une relecture, Créaphis.

Chuzeville, J. Léo Frankel (2021). Communard sans frontières, Libertalia, Montreuil.

Cordillot, M. (sous la coordination de) (2020), La Commune de Paris 1871. Les acteurs, l’événement, les lieux, Editions de l’Atelier, Paris.

Deluermoz, Q. (2020), Commune(s) 1870-1871. Une traversée des mondes au XIXe siècle, Seuil, Paris.

Dupeyron, J-F (2021), Commun-Commune (1871), Kimé, Paris.

Fournier, E (2013), La Commune n’est pas morte. Les usages politiques du passé de 1871 à nos jours, libertalia, Paris, 2013

Kerbaul, E (2021), Nathalie Le Mel. Une Bretonne révolutionnaire et féministe, Le temps des cerises, Montreuil.

Martelli, R (2021), Commune 1871. La révolution impromptue, Arcane.

Toussaint, E (2021), La Commune de Paris, la banque et la dette paru le 18 mars 2021 en ligne sur le site  www.cadtm.org

 

* Historien, administrateur de l’Institut d’Histoire Ouvrière et Syndicale (IHOeS) et secrétaire politique du Syndicat des Employés, Techniciens et Cadres (FGTB) de la province de Liège (45 000 affilié.e.s)

[1] C’est par ce terme issus de la révolution française référence, avec 1848, incontournable des révolutionnaires de 1871 que les membres de la Commune se désignaient. Communard·es, même si communément admis et utilisé, étant plus un terme utilisé par les adversaires. Ludivine Bantigny (Bantigny, 2021) utilisant elle le terme de Communeuses et Communeux, que l’on retrouve également dans les écrits des participant·es.

[2] Pour des notices biographiques des membres de la Commune on consultera le livre coordonné par Michel Cordillot, La Commune de Paris 1871 que l’on peut compléter par les notices en ligne sur le site du dictionnaire du mouvement ouvrier et social www.maitron.fr