L’entreprise n’est pas un lieu central de décision : réponse à Daniel Bachet et Gilles Ringenbach

par Mateo Alaluf 

La critique de Daniel Bachet et Gilles Ringenbach repose sur une méprise qui conditionne leur argumentation. Je n’ai en effet jamais soutenu dans mon article que « l’entreprise ait pratiquement disparu ». Je pense comme eux que « les travailleurs ne sont pas en lutte contre l’entreprise » puisque leur emploi en dépend ; que le capitalisme de plates-formes requiert bien sûr « du personnel sur place » ; et que les milieux de travail sont des lieux de conflictualité et de lutte de classes. Je n’ai pas nié non plus l’intérêt des modèles d’entreprises alternatifs. J’ai simplement soutenu que dans le nouveau régime du capitalisme, l’entreprise n’est pas un lieu central de décision. Par quel erreur d’optique mes contradicteurs ont-ils pu confondre cette thèse avec la disparition de l’entreprise ? Je ne considère pas pour autant « l’entreprise en soi » comme un cadre fixe pouvant abriter des versions tantôt capitalistes tantôt démocratiques, voire révolutionnaires, mais je propose de prendre en compte les transformations de l’entreprise elle-même.

Mon article était explicitement une réponse à l’appel signé en mai 2020 par un grand nombre de chercheurs en sciences sociales qui préconisait la « codécision » entre capital et travail pour démocratiser l’entreprise et émanciper les travailleurs. Cette démarche tient plus selon moi d’une vieille recette que d’une stratégie innovante. J’y avais évoqué les transformations dont l’entreprise a été le siège depuis le milieu des années 1970 avec la prépondérance du capitalisme financier. Les relations contractuelles marchandes ont en effet pris le dessus sur les relations collectives de travail et le marché a pénétré la structure interne de l’entreprise, a entraîné l’externalisation de ses activités et les cascades de sous-traitance et de délocalisation. Si bien que l’entreprise a perdu, par rapport à la période précédente (dite « fordiste ») sa consistance institutionnelle. Prôner la codécision dans l’entreprise me paraissait en conséquence relever plus d’une démarche anachronique que de nature à « dépolluer la planète et émanciper les travailleurs ».

La grande entreprise intégrée est apparue comme un obstacle au nouveau régime du capitalisme. Nous assistons en conséquence à un éclatement des entreprises en même temps qu’à une concentration de la propriété. Les grandes décisions qui engagent l’entreprise (restructuration, fusion, délocalisation…) se prennent en dehors de son enceinte. L’activité économique s’organise désormais dans des chaînes de valeur qui débordent et se substituent aux entreprises. L’entreprise éclatée se dérobe à ses responsabilités d’interlocuteur social vis-à-vis des salariés mais ne peut échapper pour autant au conflit entre capital et travail qui la traverse. La dilution des contraintes que fait peser l’entreprise sur les salariés ouvre cependant aussi un espace nouveau pour l’auto-organisation des salariés et leur capacité de maîtriser leurs conditions de travail. La vitesse de circulation des capitaux, la fluidité des marchés, la circulation des pièces et des matières « juste à temps », l’instantanéité de l’information et la flexibilité de l’emploi, érigées en lois de l’économie ont, avec l’injonction à la mobilité, accru la vulnérabilité du capital. L’entrave à la mobilité peut démultiplier la force des mouvements sociaux. Le blocage d’une route, d’un rond-point, d’une raffinerie, d’une région portuaire ou d’un centre logistique est devenue intolérable et les actions de grève dans les chemins de fer et transports publics sont les plus fortement ressenties et réprimées.  J’ai aussi évoqué à cet égard, l’importance prise par la santé au travail pendant la pandémie et de la manière dont les salariés avaient pu faire usage de leur droit de retrait. La question du pouvoir autonome des salariés sur leur santé et les conditions de travail apparaît ainsi clairement. Les sections syndicales d’entreprise jouent d’ailleurs souvent un rôle déterminant dans ces conflits et les rapports entre révolte sociale et mouvement syndical peut être le gage de leur avenir.

« Reconstruire l’entreprise », telle qu’elle est envisagée par mes contradicteurs, me paraît cependant un projet abstrait et hors du temps. Donner une personnalité morale à la « structure productive » à côté de celle des actionnaires n’implique d’ailleurs en rien de confier sa gestion au collectif des travailleurs. En régime capitaliste, « société » et entreprise participent d’un même système de décision. Un montage juridique ne suffit pas à supprimer « la société des actionnaires » au profit de l’entreprise (structure productive) supposée spontanément autogérée.

Mateo Alaluf

 

 

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