Sophie Binet (Ugict-CGT): « Le numérique est un champ de bataille que l’action syndicale ne peut ignorer »

Les Mondes du Travail : Quel bilan syndical tirez-vous de la pandémie et du premier confinement ?

Sophie Binet : À l’évidence, le confinement a changé la donne. La situation a été marquée pour la majorité de l’encadrement par le télétravail, même si certains cadres et professions intermédiaires ont dû continuer à travailler sur site, notamment dans la santé, le commerce ou pour celles et ceux qui encadrent des équipes qui continuaient à travailler en présentiel (industrie, bâtiment…). Mais c’est vrai que la situation était assez clivée au niveau des catégories socio-professionnelles, avec une majorité de cols blancs en télétravail et les salarié-e-s d’exécution qui ont continué à travailler ou qui étaient en chômage partiel. Le télétravail, ce n’est pas nouveau, nous avons signé un accord interprofessionnel sur le sujet il y a quinze ans, en 2005. Cependant, il concernait jusque-là une petite minorité de cadres dans les grandes entreprises et il se pratiquait un ou deux jours par semaine, très rarement à temps plein. Depuis la crise sanitaire, le télétravail est devenu le lot commun de beaucoup de salarié-e-s et il concerne d’une façon ou d’une autre la quasi-totalité des cadres et des professions intermédiaires. Il faut néanmoins préciser qu’il a été vécu de façon très ambivalente. Les salarié-e-s étaient soulagé-e-s de ne pas devoir se rendre au travail et de ne pas courir le risque d’être contaminés. Mais en même temps, le télétravail s’est fait en mode dégradé, il a été mis en place sans aucune préparation ni aucun encadrement, et en dehors de tout cadre légal. La grande enquête réalisée par l’Ugict-CGT démontre que le télétravail a accru les inégalités entre les femmes et les hommes. Pour les mères, il s’est accompagné de la prise en charge des enfants étant donné que les écoles et les crèches étaient fermées. Scandaleuse hypocrisie qui invisibilise encore une fois les tâches ménagères: comment penser que l’on peut travailler en gardant ses enfants, Pis ! En leur faisant la classe ?

Le deuxième élément que je retiens de cette période, c’est la question de la responsabilité professionnelle avec ce qu’on a identifié à l’Ugict comme un « ruissellement de responsabilités ». Le patronat ouvre très facilement un grand parapluie pour se prémunir contre toute mise en cause, en se déchargeant au niveau de sa responsabilité sur les collectifs de travail ou les individus. On voit là comment la politique de sécurité sanitaire se traduit, dans la pratique, par une politique de réduction des risques, suivant une logique assurantielle. L’objectif n’est plus de réduire ou de supprimer effectivement le risque, il est de pouvoir prouver que l’on a tout fait pour se protéger d’un point de vue juridique. Pouvoir prouver que tout a été fait compte plus que ce qui est fait réellement. Mettre en place des dispositifs qui réduisent les risques de contamination est moins important que de pouvoir dire « nous, on a tout fait ». Beaucoup se sont retrouvés soit avec un encadrement sans aucune directive, livré à lui-même pour prévenir les risques et protéger les équipes, mais sans moyen de faire ; soit, à l’inverse, avec un encadrement assommé de protocoles de type papier glacé et donc impossible à mettre en place concrètement, et qui vise surtout à sécuriser la responsabilité de l’employeur et à mettre en faute l’encadrement, considéré comme responsable de la non-mise en place des procédures. A travers cette crise se pose aussi la question de la responsabilité des entreprises, ou plutôt de la façon dont elles organisent leur irresponsabilité tant juridique que sociale. Le cas d’école : le déraillement du train à Brétigny-sur-Orge en 2013, pour lequel c’est le cadre de proximité – très jeune, qui arrivait d’ailleurs juste à son poste et n’avait objectivement pas les moyens de le tenir – qui est poursuivi au pénal, pas la SNCF !

Les espaces de travail se numérisent de plus en plus, on constate que la pandémie du Covid a accéléré ce phénomène. Comment appréhendez-vous cette tendance ?

Au niveau de l’Ugict, nous considérons que la question n’est pas de dire « pour ou contre le numérique », mais de partir de l’usage et de la finalité des innovations pour ensuite peser sur celle-ci afin qu’elles ne dégradent pas les conditions de travail. Attention, si les innovations technologiques sont au service des actionnaires, du capital, pour augmenter la rentabilité et les dividendes pour les actionnaires, ce sera une catastrophe pour l’humain. Mais si on met la technologie au service de l’humain, il peut y avoir des choses intéressantes, à commencer par la réduction du temps de travail et l’émancipation des tâches répétitives. Or, pour l’instant, la technologie numérique est instrumentalisée par le Wall street-management, ce qui conduit à faire beaucoup de dégâts… La standardisation des procédures de travail au niveau des professions relationnelles dénature leur activité de travail et devient source de mal-être. Aussi parce que cela change le sens du travail. Dans les domaines du travail social, des soins, de l’accueil ou de la gestion de la clientèle, ces fonctions ou ces métiers sont désormais sous emprise du numérique, avec un contrôle étroit de la performance individuelle, à l’opposé du métier et de l’éthique professionnelle des salarié-e-s. Quand on fait tout entrer dans un formulaire, le travail se déshumanise. Nous pensons au contraire que le progrès technologique doit être mis au service des salarié-e-s, pour améliorer les conditions de travail, le dégager des tâches répétitives, et arriver à un travail vraiment centré sur le relationnel, la créativité, l’innovation. Cessons de chercher à calquer le travail sur la machine, ou à placer le travail humain sous l’autorité de la machine. Je pense au contre-exemple du système de voice picking à Amazon ! Au contraire, les nouvelles possibilités d’automatisation doivent permettre de retrouver un travail réellement humain, dont le contenu sera de nouveau maîtrisé par les salarié-e-s et qui réponde aux besoins des populations, notamment en matière de lien social. Rares sont les métiers qui connaissent cette évolution positive en lien avec le progrès technologique ; pour la plupart des salarié-e-s, celui-ci rime avec dégradation et régression des conditions de travail.

Les axes revendicatifs que vous mettez en avant sur ce plan visent à privilégier les outils technologiques qui permettent une réappropriation du travail, au niveau du procès de travail.

Tout à fait. J’ajouterai à cela qu’en tant qu’Ugict nous syndiquons aussi les ingénieurs et les techniciens qui conçoivent ces outils. L’usage des technologies n’est pas la seule question à mettre sur la table. Il faut aussi interroger leur conception et leur finalité. Dans la Silicon Valley, des développeurs ont refusé de s’engager dans la conception d’outils de reconnaissance faciale, parce qu’ils ne voulaient pas que cela serve à l’administration Trump pour faire le tri et organiser la surveillance de certaines catégories, comme les racisés ou les enfants.

D’accord, mais est-ce qu’on n’est pas toutes et tous en train de reconnaître les images via les réseaux sociaux, ce qui aide quand même à l’instruction des algorithmes, non?

Oui, une partie du travail est transférée sur nous tous et toutes, mais il reste quand même une conception de base à produire, ce qui est le travail des développeurs. Le mouvement des développeurs de la Silicone Valley a eu un impact et leur refus a permis de mener un débat public grâce à cela. Pour nous, c’est significatif car cela montre que des catégories professionnelles disent :« Notre travail, ce n’est pas ça, notre éthique professionnelle s’oppose à ce type de travail. » Ils refusent qu’on leur vole la finalité de leur travail, et on doit permettre aux salariés en général, à commencer par l’encadrement, de maîtriser le sens et la finalité de leur travail. Nous voulons adosser à la responsabilité professionnelle des droits suspensifs de veto, qui permettent de préserver sinon de retrouver la maîtrise du travail. Et tenir un débat démocratique sur quelles technologies, pour quoi faire.

Pour revenir à la question du télétravail, avez-vous des expériences d’opposition ou d’actions par rapport au maintien des collectifs de travail ? On le sait, le télétravail tend à atomiser les collectifs de travail, mais cette atomisation n’est peut-être pas une fatalité…

Nous sommes opposés au télétravail à temps plein. Pendant la période de confinement, l’expérience nous montre qu’à temps plein il est nuisible et qu’il faut un télétravail, au maximum à mi-temps, afin de préserver le collectif de travail. Après, bien sûr que l’engagement des salarié.e.s et de l’encadrement a permis, ici et là, de maintenir le collectif de travail, mais c’est très compliqué, surtout dans la durée. Cela ne marche qu’à court terme et lorsque les membres du collectif de travail se connaissent déjà et entretiennent un rapport de confiance entre eux. Des problèmes très concrets se posent : comment savoir quand mon collègue travaille et qu’il ou elle est disponible ? Comment recréer les temps d’échange informels qui sont indispensables au bon fonctionnement du collectif de travail ?…

Le patronat a clairement changé sa vision et sa politique par rapport au télétravail. Auparavant, il était plutôt réticent car il avait peur de perdre le contrôle sur les salarié-e-s. Mais depuis l’expérience du confinement, le patronat voit un intérêt nouveau au télétravail car les directions d’entreprise peuvent l’utiliser en lien avec les ordonnances Macron, pour le mettre en place de façon light, sans aucune prise en charge des équipements et, au final, sans garantie de respect du temps de travail, sans droit à la déconnexion. Sans aucune garantie de ce qui constitue les fondamentaux du droit du travail, avec un télétravail qui devient une forme de statut d’indépendant et permet d’ubériser de l’intérieur le salariat. Comment ? Tout simplement en s’affranchissant de l’obligation de prise en charge des frais d’équipement ou de lieu de travail, de respect du temps de travail… Tandis que les salarié.e.s font face à une obligation de résultat au lieu de l’obligation de moyens, ce qui caractérise quand même historiquement le salariat. Pourtant, le télétravail n’est rien d’autre qu’une modalité du travail qui doit s’inscrire dans la relation salariale, en respectant le droit du travail. Le patronat s’en sert actuellement pour individualiser encore plus la relation de travail. Il cherche l’optimisation des espaces de travail avec des économies sur les charges d’exploitation : suppression des postes de travail pour économiser les mètres carrés, développement d’open space et des postes mobiles – flex office – qui dépersonnalisent le cadre de travail. Alors qu’on sait que ces espaces de travail sont ultra-pathogènes, non seulement du point de vue de la pandémie, mais aussi et avant tout pour le bien-être au travail. C’est d’ailleurs la fuite en avant vers les open space qui explique en partie la demande de télétravail de la part des salarié.e.s. Une partie du patronat est sur cette ligne offensive et refuse de négocier en disant « on est dans une période d’innovation et de créativité, laissons les choses se décanter et on verra ensuite comment on peut réguler tout ça ».

D’un autre côté, ce que l’on doit prendre en compte en tant que syndicat, c’est la massification de ce type de travail. Jusque-là, dans les entreprises, on n’avait que 5 % du personnel qui connaissait cette modalité ; surtout les cadres. Mais aujourd’hui, le télétravail concerne des effectifs beaucoup plus importants. Et on a des salarié-e-s qui souhaitent eux aussi pouvoir continuer à télétravailler partiellement. Attention, pas dans n’importe quelle condition –  c’est le slogan de notre campagne – et donc les conditions, c’est d’abord un vrai volontariat, avec un cadre collectif clair sur le télétravail et son organisation. C’est ensuite une durée limitée, deux ou trois jours par semaine au maximum car les salarié.e.s sont demandeurs d’une dynamique d’équipe. Le confinement n’a pas seulement rendu visible le travail invisible, il a également fait apparaître des aspects « invisibles » du travail, l’importance des échanges informels… Par mail, ça ne fonctionne pas, ou en tout cas pas de la même manière ; il faut donc préserver les échanges informels afin de permettre aux équipes de bien fonctionner car la qualité du travail commun dépend de ces échanges là aussi. On doit donc agir sur les conditions de travail à la fois en présentiel et en distantiel. Dans notre enquête, les salarié-e-s expriment le souhait de pouvoir télétravailler. Ils nous disent aussi pourquoi : « je ne peux pas me concentrer sur mon lieu de travail…». En effet, un cadre est interrompu en moyenne toutes les trois minutes. Ce sont les chiffres de l’Apec, alors que normalement le cadre est supposé avoir plus d’autonomie sur son temps de travail. Il y a ceux qui disent : « je souhaite télétravailler parce que l’open space est invivable » ou « parce qu’on m’a imposé des changements qui font que je me sens mal sur mon lieu de travail… ». Pour d’autres, c’est plutôt pour gagner du temps de transport – ce qui est plus que légitime. Mais globalement, beaucoup souhaitent retrouver de l’autonomie dans le contenu de leur travail et dans l’organisation de leur activité de travail. Cela montre que la volonté de télétravailler est également le produit des changements en cours sur le lieu de travail. Depuis plusieurs décennies, on fait face à une standardisation du travail intellectuel, à un mouvement de rationalisation et on a donc les mêmes réactions que ce qu’on a connu dans le monde ouvrier face au taylorisme.

L’aspiration au télétravail est également le produit de cela, du type « je veux retrouver une autonomie »… Il faut prendre en compte les aspirations des salarié-e-s, mais aussi pour répondre à la dégradation des conditions de travail et au mouvement de rationalisation et de standardisation que touchent désormais les fonctions d’encadrement et les activités de recherche, de conception en présentiel. Le télétravail doit donc amener à interroger les conditions de travail en présentiel : l’organisation des lieux de travail, mais aussi l’absence d’autonomie, le reporting, l’exigence de travail en flux tendu et d’immédiateté… Pendant le confinement, l’investissement et la débrouillardise des salarié-e-s ont permis de garantir la continuité de l’activité dans des conditions exceptionnelles, ils et elles ont démontré leurs capacités d’adaptation, d’autonomie, de créativité aussi. Le retour à la normale en présentiel, enfermé dans un travail d’exécutant malgré la qualification et les responsabilités peut donc être très mal vécu !

Les résultats de votre enquête publiés au mois de juin laissent apparaître une situation fortement dégradée. En même temps, vous mettez la barre très haut en termes de revendications. Entre les deux, il y a comme un hiatus. Dit autrement : comment inverser la tendance et changer le rapport de force ? 

À cette question, il est difficile de répondre dans l’immédiat. Personne n’a connu une rentrée comme celle-là et personne n’est en mesure de dire ce qui va se passer dans trois semaines. Ni au niveau de la pandémie, ni sur le plan économique et social. On a connu de grandes mobilisations ces dernières années, ce n’est pas la volonté de se battre qui manque. La possibilité d’obtenir des avancées est fonction de la situation politique aussi. Sur le terrain économique et social, le chômage va augmenter et un grand nombre d’entreprises vont restructurer leur activité et vouloir réduire les effectifs. Les autres vont en profiter avec l’argument du chantage à l’emploi, en utilisant les outils juridiques des lois et des ordonnances travail de 2016 et de 2017 pour faire baisser les salaires et démanteler les garanties collectives. On ne pourra pas s’y opposer de manière isolée. Pour bon nombre de salarié-e-s, les incertitudes sont nombreuses, au niveau individuel et collectif, ce qui n’invite pas directement à s’engager dans des actions collectives. Ça complique la donne. Donc, la leçon numéro un est qu’il faut garder les yeux et les oreilles grandes ouvertes et qu’il faut rester très attentifs et réactifs. La situation française et internationale montre qu’il existe une vaste colère dans la société, notamment sur la façon dont la crise sanitaire a été gérée. L’affaire des masques n’est qu’un exemple de l’incurie. La crise sanitaire montre un déficit d’anticipation et d’investissement dans les équipements publics sanitaires, c’est devenu évident aux yeux de larges secteurs de la population. Ensuite, le confinement a permis aux salarié-e-s, et notamment à l’encadrement, de prendre du recul. La mise en avant des métiers essentiels a poussé les autres à s’interroger sur le sens de leur travail. Il y a une aspiration très forte chez les cadres et les professions intermédiaires à vivre et à travailler autrement. Il y a aussi une lucidité et une colère qui peuvent se transformer en combativité. On l’a vu avec la mobilisation des salarié-e-s de la santé en juin, on l’a vu dans les mobilisations contre le racisme et le sexisme, en juin-juillet, avec beaucoup de jeunes. On constate la même chose au niveau international. Je suis frappée de voir le nombre de mobilisations dans toute une série de pays (Biélorussie, Liban, Thaïlande, Algérie…) et qui concernent souvent à la fois les questions de justice sociale et de démocratie. Malgré la crise sanitaire, la situation n’est pas verrouillée, et on peut basculer dans des mobilisations sociales importantes. Il ne faut donc ni désespérer ni baisser la garde au prétexte qu’« avec la crise on ne pourrait rien faire ». Non, pas du tout, il faut être vigilants et engagés dans les mobilisations, en partant du concret et des questions qui mobilisent les salarié-e-s. Après, il y a des difficultés qu’il ne faut pas ignorer, notamment sur comment on peut toucher la grande masse des salarié-e-s, qui sont ultra-individualisé-e-s et ne sont même pas sur leur lieu de travail. Cela interroge évidemment le syndicalisme et ses modes d’action et d’organisation. On doit investir pleinement les outils numériques et devenir une organisation capable de se mobiliser de cette manière-là. Personnellement, je ne suis pas trop fan du discours « c’était mieux avant » ou encore « de toute manière, le numérique est catastrophique »… Comme nous le disons à la CGT, il n’y a pas de déterminisme technologique, les technologies, et notamment les outils numériques, sont ce que nous en faisons, et les exemples de détournement d’outils pensés à des fins commerciales en leviers démocratiques sont légion. Non, ce qu’on a observé pendant le confinement – et c’est intéressant –, c’est la démultiplication de pratiques démocratiques nouvelles, avec par exemple des collectifs qui sont passés sur des serveurs de messagerie instantanée, qui permettent d’obtenir un échange d’information beaucoup plus horizontal et une prise de décision après une consultation bien plus large, des réunions organisées en visio, ce qui a permis à des salarié-e-s, femmes surtout, d’y participer plus facilement, sans devoir se déplacer. Donc, les débats et le fonctionnement d’une organisation syndicale peuvent aussi bénéficier d’un usage partagé des outils numériques. A condition de les appréhender comme des compléments aux outils traditionnels ; pas en substitution car, là aussi, le relationnel et l’informel sont indispensables.

Est-ce que le numérique a permis de renouveler les réseaux militants ?

Absolument, quand on les utilise intelligemment, ces outils peuvent renforcer notre action. Ça ne sert à rien d’être dans le discours caricatural ou binaire qui s’oppose à ces technologies. Ces outils peuvent aussi nourrir la démocratie syndicale, ce qui peut élargir notre base car on va y intégrer des salarié-e-s que l’on n’aurait pas touché-e-s ni sollicité-e-s autrement.

Qu’est-ce que vous retenez de cette crise à un niveau plus général ?

 Comme celle de 2008, cette crise nous enseigne des choses sur la façon dont la société fonctionne et ce qui est problématique. En 2008, la crise a révélé une contradiction profonde de nos sociétés capitalistes entre la financiarisation et l’économie réelle. La financiarisation de l’économie a de fait conduit à mettre l’économie en panne, et permis de montrer à nouveau que le capitalisme engendre ses propres crises. Là, avec la pandémie et la crise économique qui a suivi, on voit apparaître une contradiction entre la stratégie de division internationale du travail avec la mise en concurrence des systèmes de protection sociale et de droits sociaux, et l’absence de maîtrise des chaînes d’approvisionnement dans un contexte de crise internationale. Avec la pandémie, on a vu apparaître le débat sur la souveraineté industrielle via la question des masques, mais cela va bien au-delà. Le capital est lui-même en difficulté sur ses chaînes d’approvisionnement. Beaucoup d’entreprises manquent de pièces et de composants, et n’ont aucune visibilité sur l’organisation de la chaîne de production pour les mois à venir. Dans les supermarchés, on voit aussi certains rayons vides parce que les chaînes sont rompues ou désorganisées. Pour nous, syndicalement, c’est intéressant car on peut mieux argumenter en faveur d’une maîtrise démocratique de l’économie. On peut plaider en faveur d’une relocalisation de la production, en privilégiant les circuits courts, et d’un développement économique respectant des normes sociales et écologiques. La crise permet de se battre pour un développement économique au service des besoins sociaux. Elle permet de mettre à l’index une production centrée sur la compétitivité-coûts qui ne fait que dégager des valeurs pour les actionnaires. Une production hyperspécialisée pour le marché mondial n’est pas le bon choix et cette pandémie le démontre. Mais attention, le capital a déjà sa réponse : alors que nous parlons relocalisation, il nous répond (avec le gouvernement…) diversification, pour diversifier les sources d’approvisionnement et ne plus dépendre d’un seul pays (la Chine) sans relocaliser la production. Cela ne répond absolument pas aux questions environnementales et sociales !

Est-ce que le plan de relance n’offre pas ici la possibilité de mener une bataille plus offensive sur les priorités de cette relance ? Quelle production, quelle activité productive, quelles priorités sociales ? Finalement, sortir 100 milliards n’est pas rien, reste à savoir à quoi ils vont servir…

Oui, tout à fait, le plan de relance du gouvernement est un énorme gâchis d’argent public, avec 100 milliards qui, en gros, permettent de soutenir le monde d’avant, alors que l’urgence est ailleurs, de répondre au défi climatique notamment. La question centrale est – comme pour le CICE de Hollande ou le crédit impôt recherche – celle de la conditionnalité des aides publiques. Nokia, qui supprime un tiers de ses effectifs d’ingénieur.e.s et de chercheur.e.s en France a bénéficié chaque année de 70 millions de crédit impôt recherche, qui ont pour moitié été absorbés par une filiale sans salarié-e-s domiciliée aux Pays-Bas… Au lieu de tirer des leçons de ces stratégies malheureusement classiques d’optimisation fiscale, on continue de plus belle… Avec le risque, comme en 2008, que ce soit ensuite le contribuable qui soit sommé d’éponger les dettes à travers des plans d’austérité et des augmentations d’impôts. Cependant, la crise a permis de remettre sur le devant de la scène certains concepts présentés comme éculés : remettre sur pied le Commissariat au Plan n’est pas anodin. L’idée d’une planification refait surface… Reste à savoir, en effet, comment planifier et quelles finalités celle-ci doit poursuivre. Nous étions souvent moqués comme des nostalgiques du modèle soviétique mais là, on voit qu’on n’avait pas totalement tort, que le marché – certainement pas à lui seul – ne permet pas de répondre aux défis de notre époque, surtout en période de crise. Sur les masques, on doit continuer à enfoncer le clou : pourquoi cette faillite de l’État, pourquoi cette incurie invraisemblable ? Le patronat tente d’inverser les termes du débat avec, comme discours : « Forcément, l’État a dysfonctionné et heureusement que LVMH était là pour répondre de façon adéquate »… Or, l’analyse correcte, c’est que la faillite de l’État résulte justement de la décision d’avoir démantelé l’État-stratège, capable de jouer un rôle directement. En l’occurrence, on a démantelé l’agence de prévention des risques sanitaires, l’Eprus, on a détruit le stock stratégique de masques, dans la droite doctrine de la limitation maximale du capital immobilisé, on a démantelé du même coup les filières d’approvisionnement nationales et la dernière usine de masques en France a fermé il y a quelques années… Tout cela en faisant « ruisseler » la responsabilité et en prévoyant que c’était aux hôpitaux d’assurer leurs propres stocks, ce qui, dans un contexte d’austérité et de chasse généralisée au « gaspillage » était tout simplement impossible. Comment peut-on imaginer que les hôpitaux avaient la possibilité de constituer des stocks de masques alors qu’ils sont allés jusqu’à limiter les portions alimentaires des malades pour faire des économies ? Il faut continuer à dire cela, sinon le capital va, conformément à la stratégie du choc, tenter d’inverser la situation et d’utiliser la crise sanitaire pour mettre en cause l’État.

Est-ce que cette crise, avec toutes les dimensions qu’elle contient, ne remet pas sur le devant la question des temps sociaux avec en particulier la réduction du temps de travail et la semaine de quatre jours ?

Oui, j’en suis convaincue. Il faut relancer la bataille pour la réduction du temps de travail. D’abord parce qu’il s’agit d’une question d’urgence sociale. On le sait, on a les chiffres, l’augmentation du temps de travail, comme le veut le patronat, cela supprime des emplois. On a les bilans de la déréglementation des heures supplémentaires réalisées sous Sarkozy 2007-2012 : elles ont coûté entre 50 000 et 100 000 emplois, selon les études de l’OFCE ; et de l’autre côté, on sait que les 35heures, malgré leurs défauts – car c’était loin d’être les 35 heures de la CGT –, c’était un compromis avec le patronat, avec beaucoup de flexibilité et un gel des salaires. Mais voilà, malgré tout cela, on sait que ces 35 heures ont conduit à la création de 350 000 emplois directs (selon le rapport d’une mission parlementaire présidée par l’UDI). On peut donc conclure que cette mesure d’urgence sociale et économique est toujours d’une importance essentielle. D’autant qu’on ne peut pas dire, comme le font les directions d’entreprise : « I faut réduire la voilure, réduire les effectifs et licencier » et puis de l’autre vouloir obtenir la suppression de jours de congé ou la suppression de pauses pendant le temps de travail, bref, allonger le temps de travail et faire travailler plus. Après, le vrai sujet, en France comme ailleurs, c’est la très grande inégalité au niveau des temps sociaux. Une partie du salariat se voit obligée de travailler trop, notamment les cadres. Je rappelle que la durée moyenne de travail pour celles et ceux qui sont employés à plein temps, c’est 39 h 30. On est déjà loin des 35h … Mais pour les cadres, la durée moyenne de travail est de 44 h 30. Avec une semaine de 44 h 30, il est impossible d’avoir une vie familiale et sociale ! Réduire la semaine à 4 jours et 32 heures sans perte de salaire, c’est la seule voie pour permettre un partage des tâches domestiques ou éducatives. C’est aussi la seule solution pour réduire le nombre de temps partiels qui enferment souvent les femmes dans la dépendance ou la pauvreté, tout en se donnant les moyens de préserver des postes de travail, de maintenir les effectifs et de garder un savoir-faire dans l’entreprise. Bien sûr, il faudra aussi développer la formation, et surtout améliorer les conditions de travail afin que la réduction du temps de travail n’épuise pas les personnes, mais s’accompagne d’une préservation de leur santé. De toute manière, le temps de travail qu’il faut produire à l’échelle de la société va être réduit, à cause de la crise économique. Ensuite, il va se réduire aussi avec l’automatisation et le progrès technologique. La seule question est donc de savoir comment on organise cela, collectivement, afin que les gains de productivité financent un progrès social : une RTT collective sans perte de salaire à travers une baisse de la durée légale de travail, ou une réduction du temps de travail subie par la société, avec une montée du chômage, tout en imposant à ceux qui travaillent des conditions nuisibles pour leur bien-être et leur santé. Il faudra trancher, c’est évident. Posons la question : à quoi doit servir le progrès technologique ? Pour nous, il doit servir à la société, il doit permettre un progrès social, ce qui implique une réduction collective du temps de travail et un juste partage du temps consacré au travail, quel qu’il soit. Un chiffre pour finir : le gouvernement nous indique que les 100 milliards du plan de relance permettront de créer 160 000 emplois, soit 600 000 € par emploi ! Rappelons qu’un poste de fonctionnaire revient en moyenne à 30 000 €/an… Les 35 heures ont coûté aux finances publiques 4,5 milliards d’euros dont 2 milliards pour les exonérations de cotisations et 2,5 milliards pour les embauches dans la fonction publique, soit 350 000 emplois directs créés. Le calcul est vite fait…

Propos recueillis par Stephen Bouquin (28 septembre – 10 octobre 2020)

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Pour aller plus loin :

Enquête Ugict sur le travail confiné

http://www.ugict.cgt.fr/ugict/presse/rapport-enquete-trepid

Campagne Ugict sur le télétravail

https://ugict.cgt.fr/teletravail/

https://enqueteteletravail.fr/