par Marc Loriol, IDHES Paris 1
La notion de harcèlement institutionnel permet de caractériser des situations qui étaient mal prises en compte lorsque le terme de harcèlement moral a été popularisé. En effet, En France, la première approche, développée par Marie-France Hirigoyen (1998) était d’abord celle d’une thérapeute. L’accent était mis sur la relation entre un harceleur « pervers narcissique » et une victime perfectionniste dotée d’une faible estime de soi. Le grand succès de cette notion à l’époque s’explique par le fait qu’un nombre croissant de salariés ne parvenaient plus à donner du sens aux actes négatifs et agressif qu’ils subissaient et qu’ils ne pouvaient plus y apporter de réponses collectives (Loriol, 2016) pour plusieurs raisons : affaiblissement des collectifs de travail ; individualisation des parcours et des formes de reconnaissance ; difficultés à aborder les conflits liés au travail, vécus alors comme des conflits de personnes plutôt que sur l’activité ; distanciation sociale croissante entre décideurs et subordonnés ; management à distance qui dépersonnalise les relations et favorise les injonctions contradictoires ; montée en puissance des impératifs budgétaires et de rentabilité par rapport aux impératifs techniques et professionnels ; etc.
Des prédictions auto-réalisatrices ?
Mais la notion de harcèlement moral a eu en retour un effet performatif en faisant passer l’analyse à un registre psychologisant et réducteur, avec la mise en cause de personnes (les supposés « pervers narcissiques ») plutôt que d’une organisation ou d’un système de management (Loriol, 2016).
Lors de l’enquête PRESST-NEXT (Estryn-Béhar, 2005) à laquelle j’ai participé au moment des débats puis du vote de la loi de 2002 qui reconnaît le harcèlement moral, plus de 11% des 17 000 soignantes interrogées se plaignaient de « harcèlement moral ». Pour une part, il s’agissait de situations où la cadre du service les rappelait durant leur repos pour assurer en urgence des remplacements. Le fait que ces appels répétés étaient ressentis comme intrusifs et que la cadre usait parfois d’une forme de chantage moral (« tu ne peux pas laisser tomber les patients, les collègues, le service ») faisait écho au terme de « harcèlement moral ». Quelques soignantes estimaient que les cadres étaient des « vieilles filles » qui ne pouvaient pas comprendre les contraintes de la vie de famille. De leur côté, certaines cadres déploraient une « moindre conscience professionnelle » chez leurs jeunes subordonnées. Ces accusations croisées ne trouvaient en fait que peu de confirmations empiriques. Ce n’était pas les mentalités supposées des unes ou des autres qui étaient en cause, mais bien des choix organisationnels (suppression des pools de compensation et de suppléance qui permettaient de trouver des remplaçantes expérimentées en interne, politique de réduction du nombre d’infirmières formées, recours à l’intérim) qui créaient des tensions structurelles entre les cadres, obligées de trouver les effectifs pour faire tourner le service, et les soignantes cherchant à équilibrer leur travail et leur vie de famille (où les tâches domestiques et éducatives sont encore mal réparties).
Une évolution par le Droit
Les prises de position syndicales lors des débats sur la loi de 2002 qui instaure le harcèlement moral, mais aussi les nouveaux travaux de Marie-France Hirigoyen (2001) et d’autres chercheurs comme Christophe Dejours, vont élargir le périmètre du harcèlement à des dimensions un peu plus collectives et organisationnelles.
Une fois la loi votée, la jurisprudence a travaillé la notion de harcèlement moral afin de prendre en compte les effets délétères de formes de management ou de certains outils de gestion, notamment au moment de la médiatisation des suicides au Technocentre de Renault puis à France-Télécom (Miné, 2012 ; Wolmark, 2015 ; Loriol, 2016 ; Paragyios, 2017). Par exemple, le fait de « communiquer avec un subordonné à l’aide de tableaux », de le court-circuiter en donnant directement des ordres à un salarié placé sous son autorité et de le soumettre « à une pression continuelle, des reproches incessants, des ordres et contre-ordres dans l’intention de diviser l’équipe », indiquait, selon la cours de cassation, « une mise à l’écart et un mépris envers ce salarié ». Elle en déduit que « le licenciement du salarié était nul, en ce qu’il aurait eu pour origine le comportement de son supérieur » (Cass. soc., 10 novembre 2009, n° 07-45.321). De même, est victime de harcèlement moral un chef de service qui a fait l’objet d’une mutation irrégulière avec changement de résidence pour être affecté à un poste progressivement vidé de tout contenu (Cass. soc., 3 décembre 2008, n°07-41.491). C’est aussi le cas quand l’employeur suspend la ligne téléphonique et la messagerie électronique d’un salarié sans motif légitime (Cass. soc., 24 octobre 2012, n°11-19.862). Des conditions de travail qui portent atteinte à la santé peuvent aussi caractériser une forme de harcèlement moral, par exemple lorsque l’employeur impose à une salariée d’effectuer des tâches de manutention lourde de manière répétée au mépris des prescriptions du médecin du travail entraînant des arrêts de travail (Cass. soc., 28 janvier 2010 n° 08-42.616). L’implication de l’employeur est aussi liée à la réparation de la perte d’emploi quand un salarié a dû démissionner suite un harcèlement ; le licenciement ici est sans cause réelle et sérieuse. Dans un autre cas, l’employeur est responsable des actes de harcèlement moral commis par un tiers (Cass, soc., 19 octobre 2011, n° 09-68272). C’est enfin la question de l’indemnisation qui conduit à chercher à impliquer l’employeur : le harcèlement moral peut donner lieu à l’octroi d’une indemnité spécifique pour sanctions injustifiées (Cass. soc., 30 novembre 2011, n° 11-10.527 et 11-10.528).
C’est donc le Droit qui définit et fait évoluer la notion. D’ailleurs, dans le Dictionnaire du Travail (PUF, 2012) comme dans le Dictionnaire des Risques Psychosociaux (Le Seuil, 2015), l’article « harcèlement » a été confié à un juriste (respectivement Michel Miné et Cyril Wolmark). Mais ce cadre juridique limite l’analyse des effets organisationnels et des dynamiques collectives dans la mesure où il suppose toujours de caractériser et d’identifier un « harceleur » et une « victime ».
En l’absence de tableaux de maladie professionnelle concernant la santé mentale ou les risques psychosociaux, la loi sur le harcèlement moral apparait néanmoins comme le principal moyen d’obtenir réparation des souffrances subies et de pousser les directions à intégrer davantage les conséquences sur la santé mentale dans leurs décisions. Mais l’origine psychologique, puis pénale, marque toujours la notion de harcèlement, rendant difficile la prise en compte des facteurs organisationnels et relationnels dans la compréhension et la prévention des violences au travail. Cela n’avait rien d’inéluctable et l’histoire aurait pu emprunter d’autres voies.
Bullying, mobbing et harcèlement, des conceptions hétérogènes
La genèse des réflexions sur ces questions s’inscrit en effet dans une triple filiation. Andrea Adams, dans son livre Bullying at the workplace (1992) a popularisé l’idée, en Grande-Bretagne, que les comportements d’intimidation et de d’humiliation pratiqués dans les cours de récréation par certains élèves sur les plus fragiles pouvaient trouver leur équivalent dans le monde du travail. Dans les deux situations, les défaillances de l’éducation parentale sont pointées du doigt pour expliquer pourquoi certains vont chercher à imposer leur emprise sur ceux qui n’ont pas les moyens de se défendre.
Heinz Leymann, dans Mobbing (1993), développe, pour l’Allemagne et les pays scandinaves, une approche assez différente. Le mobbing correspond le plus souvent à une situation où le groupe se retourne contre un individu qui devient le bouc-émissaire de problèmes plus larges. Le mobbing résulte de conflits que l’organisation n’a pas pu ou pas voulu résoudre, voire a créés pour faire avancer ses objectifs (réduire les effectifs, tester une réforme) ou se dédouaner. Rejeter toutes les fautes sur une personne (petit chef ou collègue) est une façon de dégager la responsabilité des décideurs. Pour Leymann, la personnalité des parties prenantes n’est pas la cause du processus de mobbing, même si les personnalités difficiles peuvent devenir, au bout d’un moment, la conséquence du processus de mobbing non résolus.
En France, Marie-France Hirigoyen, dans Le harcèlement moral (1998), donne une lecture psychanalytique des situations de « harcèlement ». Elle estime, par exemple, que beaucoup de victimes de harcèlement auraient inconsciemment pris leur supérieur pour leur père, d’où un redoublement des blessures de l’enfance par les actes des supérieurs harceleurs. Par la suite, elle se montrera plus attentive aux contextes professionnels et organisationnels ; tout en attachant toujours beaucoup d’importance aux personnalités et à leur psychogenèse (Loriol, 2017).
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Adams
Bullying (1992)
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Leymann
Mobbing (1993)
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Hirigoyen
Harcèlement moral (1998)
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Origines / antécedents |
Violence et humiliation à l’école
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Ethologie (Lorenz) et recherches sur l’humiliation et le stress
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Harcèlement Sexuel et thérapie familiale
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Cadre théorique |
Sens commun et psychologie du développement
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Processuel et interactionniste
psychologie sociale
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Psychanalyse et psychiatrie
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Causes / Responsabilités |
Personnalité forgée dans l’enfance / management qui ignore le problème
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Organisation, management et relations humaine
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Pervers narcissiques
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La notion de mobbing aurait pu servir de point de départ à une lecture plus collective et organisationnelle des phénomènes de violence et de conflit dans l’entreprise. Malheureusement, dans la littérature internationale, c’est la notion de bullying, la plus pauvre théoriquement, qui va s’imposer de façon hégémonique (Loriol, Dassisti et Grattagliano, 2020). Les travaux inspirés de Leymann vont être peu à peu tirés vers des approches plus individualisantes (notamment en développant l’idée de plus grand risque de victimisation de certaines personnalités), tandis que ceux sur le bullying et le harcèlement vont, avec difficulté du fait des présupposés de départ et de la résistance des employeurs, tenter d’intégrer un petit peu la gestion et l’organisation du travail.
Le procès de France-Télécom
Le procès des suicides à France-Télécom, tenu à Paris en 2019, a largement contribué à faire exister dans le droit la notion de harcèlement institutionnel (Lerouge, 2021 ; Tessier, 2021). Le tribunal a en effet estimé que les dirigeants inculpés étaient responsables d’un « suivi vigilant des agissements harcelants dont l’objet était la dégradation des conditions de travail de tous les agents de France Télécom pour assurer et hâter, accélérer la réduction recherchée des effectifs de l’entreprise ». Cela reposait sur « une politique d’entreprise issue d’un plan concerté pour dégrader les conditions de travail des agents de France Télécom afin d’accélérer leur départ » (jugement cité par Tessier, 2021).
Le procès a cherché à rendre socialement responsable la personne morale de l’entreprise (qui a obligation de préserver la santé physique et mentale de ses salariés) et pénalement responsables certains de ses dirigeants dont on a pu démontrer qu’ils avaient sciemment mis en place des politiques visant à déstabiliser, pour les faire partir, des salariés qui étaient jugés trop nombreux ou peu adaptés aux nouveaux objectifs. Le tribunal a dû faire la preuve du caractère intentionnel de ces politiques, mais aussi du fait que les notions de harcèlement managérial et de harcèlement institutionnel étaient antérieures aux faits incriminés (les suicides en 2009-2010). Les débats préparatoires à la loi de 2002, les experts entendus (notamment ceux de Christophe Dejours et de Michel Debout, médecin spécialiste du suicide) à cette occasion et de nouveau auditionnés au procès et la jurisprudence avaient déjà démontré la volonté de dépasser « l’inter-individuel pour questionner le collectif de travail, ses liens avec la hiérarchie et le rôle de celle-ci dans la genèse du processus » (jugement cité par Tessier, 2021).
Le 30 septembre 2022, la cours d’appel a confirmé le jugement de 2019, tout en réduisant les peines et en modifiant la nature des arguments. Selon les juges, « les décisions d’organisation prises dans le cadre professionnel peuvent, dans un contexte particulier, être source d’insécurité permanente pour tout le personnel et devenir harcelantes pour certains salariés (…) Le harcèlement institutionnel a pour spécificité d’être en cascade, avec un effet de ruissellement, indépendamment de l’absence de lien hiérarchique entre [les prévenus] et [les victimes] ». Ils précisent que ce qui est reproché aux anciens dirigeants n’est « ni les modalités de réorganisation, le nombre de sites à fermer, les salariés à muter ou à reconvertir, ni encore le nombre de départs ou d’embauches à réaliser pour améliorer la compétitivité de l’entreprise, mais bel et bien la méthode utilisée pour y parvenir, qui a excédé très largement le pouvoir normal de direction et de contrôle du chef d’entreprise » (cités dans Le Monde du 30/09/2022).
Cette confirmation en demi-teinte du jugement de 2019 traduit la volonté de fonder plus strictement en Droit les condamnations, en relativisant les témoignages des experts non juristes (psychiatres, psychologues, sociologues notamment), afin de répondre aux arguments des prévenus et de leurs avocats. En creux, cette décision de la cour d’appel illustre donc les limites du cadre juridique pour rendre justice de la souffrance au travail. Les différentes recherches en sciences humaines sur la santé mentale au travail ne sont pas jugées en mesure de caractériser des éléments de preuve (comme cela est pourtant le cas dans d’autres usages juridiques des expertises médicales ou psychiatriques).
Les limites de la notion de harcèlement institutionnel ou organisationnel
Le procès des suicides à France Télécom a bien montré comment la déshumanisation des salariés et les stratégies de dégradation et de découragement mises en place pour faire partir ceux qui étaient jugés indésirables ou superflus ont été possibles par la dilution des responsabilités et la mise à distance, par les hauts dirigeants, du terrain et des conséquences désagréables de leurs décisions. Au procès, la principale ligne de défense (au sens à la fois juridique et probablement aussi psychologique) était de répéter systématiquement « je n’étais pas au courant », « je n’avais pas à connaître ce genre de choses » ou « je m’occupais des grandes orientations stratégiques, pas de la santé au travail », etc. (Beynel, 2020). De même, certains ricanements ou soupirs appuyés entendus sur le banc des prévenus lors de l’audition des parties civiles ou des experts relèvent sans doute d’une forme de mépris de classe, mais aussi d’une volonté plus ou moins consciente de mettre à distance la souffrance générée par leurs choix stratégiques et la politique de réduction et remplacement des effectifs.
Plus la distance est grande entre la direction et les salariés, plus le risque est élevé de se sentir victime de harcèlement (Loriol et Sall, 2014). C’est ce que montre la dernière enquête européenne sur les conditions de travail menée auprès de 41 000 salariés dans 35 pays (EWCS, 2015, données fournies gracieusement par UK Data Service et retravaillées par l’auteur sur SPSS). Si les salariés des entreprises de 2 à 9 salariés sont 4,7% à se plaindre de harcèlement, dans les entreprises de plus de 500 salariés, ils sont 15,3% (EWCS, 2015).
La perte de sens, le manque de reconnaissance, la fragilisation des collectifs, l’impossibilité de faire un travail dont on peut être fier, l’obligation de faire dans son travail des choses qui peuvent aller à l’encontre de nos valeurs ne relèvent pas toujours d’un « harcèlement institutionnel », mais peuvent avoir des effets délétères sur la santé et le bien-être des travailleurs concernés. Les deux questions ne se recoupent que partiellement. Les salariés qui se sentent reconnus quand ils font un bon travail sont beaucoup moins nombreux (3,1%) que ceux qui ne sont pas reconnus (15,4%) à se dire victimes de harcèlement (EWCS 2015). De même, ceux qui pensent que leur manager leur fait confiance ne sont que 3,4% à signaler un harcèlement contre 17,9% de ceux qui estiment que leur manager ne leur fait pas confiance (EWCS 2015). Mais dans le même temps, beaucoup de salariés qui se plaignent de ne pouvoir faire un bon travail, de ne pas être reconnus ou de ne pas avoir la confiance de leur supérieur ne le vivent pas sous le registre du harcèlement, mais sous celui du stress, de la démotivation, du retrait, du conflit d’intérêt, du rapport de forces, etc.
De même, les salariés qui ont connu des restructurations importantes dans leur entreprise sont plus nombreux à se plaindre du harcèlement (8,3%) que les autres (3,2%), mais les restructurations sont porteurs d’autres difficultés (fragilisation des collectifs, désorganisation, mise en concurrence en interne, intensification du travail ou mises au placard, etc.) qui ne sont pas toutes vécues comme du harcèlement (EWCS, 2015). Avant même l’invention de la notion de harcèlement moral, l’arrivée, suite à une restructuration, de nouvelles équipes d’encadrement qui ne connaissent ni ne respectent les codes sociaux locaux, les arrangements implicites entre les ouvriers et la maîtrise, la fierté partagée du travail bien fait, a pu être vécu avec douleur comme une forme de mépris, de non reconnaissance, d’exploitation, etc. Parfois des grèves en ont résulté. C’est ce que montre, par exemple, mon étude sur le travail ouvrier de 1938 à 2015 dans un bourg industriel (Loriol, 2021). La même recherche témoigne aussi de la réalité ancienne du harcèlement syndical, phénomène encore peu pris en compte dans l’étude du harcèlement institutionnel.
Nombre de facteurs organisationnels peuvent difficilement, comme l’a montré le jugement en appel de France-Télecom, être rattachés juridiquement à la notion de harcèlement. Les dirigeants mis en cause utilisent toutes les armes juridiques à leur disposition pour nier leurs responsabilités. D’autant plus que le travail est toujours ambivalent, car source à la fois de contraintes et de réalisation de soi. Le conflit, par exemple, n’est pas forcément une cause de souffrance. S’il porte sur le réel de l’activité (et non sur des questions de personnes ou de pouvoir) et permet de mobiliser l’expérience de chacun pour réduire les problèmes quotidiens, le conflit est un moyen d’augmenter la puissance d’agir et les ressources collectives pour un travail bien fait dans lequel les travailleurs peuvent se reconnaître (Clot, 2021). Les dysfonctionnements dans l’organisation, les dynamiques relationnelles problématiques, la souffrance ou le bien-être ne peuvent pas être analysés et gérés sous le seul prisme du harcèlement.
Un témoignage littéraire de l’intérieur
Thierry Beinstingel, écrivain et ancien cadre de France télécom qui a vécu la période des suicides, est revenu plusieurs fois, dans ses romans, sur l’évolution du travail au PTT puis à France-Télécom (Loriol, 2019). Dans son livre, Dernier travail (2022), il aborde la période entre la vague de suicides (2010) et le procès (2019). Bien que le thème soit au centre de sa réflexion, le mot « harcèlement » ne revient que quatre fois et dans la bouche de personnages parlant du procès, non du narrateur. En effet, si Thierry Beinstingel ne nie pas, bien au contraire, les souffrances, la redondance du terme finit, pour lui, par banaliser tant les drames humains que la déshumanisation des politiques d’entreprise, productrices d’une violence symbolique qui résonne avec les parcours personnels.
Il évoque par exemple, avec une grande sensibilité aux mots utilisés, « toutes les notes de service, dûment numérotées, faisant référence à d’autres antérieurement conçues, rédigées de manière froide et réservée » qui « révèlent d’un bloc leur capacité à accabler, à blesser, à offenser, à tourmenter, écharper, massacrer, démolir. »
A propos d’un rapport sur l’accompagnement des salariés en situation d’exclusion à cause d’un « désajustement professionnel » , il note ainsi : « le mot “désajustement”, issu “d’ajusteur”, la noblesse de ce métier, souvent cachée sous les appellations alambiquées d’opérateurs de fabrication, de techniciens de maintenance, d’agents de production, vocabulaire et compétences interchangeables, tout un savoir-faire en matière de dispositions de moteurs, de turbines, d’élaborations de machines d’atelier, d’installation de ponts roulants, d’assemblages de trains d’engrenage, l’odeur de fer, de graisse, la parfaite mécanique, tout cela semblait rayé par l’expression de « désajustement professionnel». Il s’agissait à l’évidence de désavouer purement et simplement ce qui avait été, d’ériger la déliquescence en postulat, d’attribuer cette culpabilité au destin, d’enfoncer le clou en précisant bien que le désajustement était strictement professionnel, de nier en quelque sorte les répercussions personnelles que ce type de situation induit, abattement, dépression… Suicide. Dans la manière dont est rédigée l’expression, l’entreprise ne semble nullement fautive. On nage ici en plein cynisme dans quelque chose d’impersonnel. Mais quand on essaie de conjuguer cette langue distraite qui a oublié de nommer ceux qui sont concernés, la responsabilité pleine et entière de l’entreprise apparaît au grand jour : est “désajusté professionnellement” celui qui revient de longue maladie et à qui l’entreprise est incapable de proposer un emploi adapté ; est “désajusté professionnellement” celle à qui on ne propose plus aucune formation parce qu’il ne lui reste que quelques années à tenir. »
Bien que la nouvelle direction ne cesse de répéter qu’il faut « réinjecter de l’humain dans les rouages » (image un peu terrifiante si on la prend au pied de la lettre), les personnes ne semblent plus prises en considération, leurs efforts ne sont plus reconnus, leur humanité est niée, comme dans le cas de cet informaticien que la DRH s’acharne à vouloir faire partir sans aucun motif valable, simplement parce qu’il est issu de la promotion interne et non d’une école prestigieuse. Les pratiques rituelles, comme les plaques commémoratives ou la remise de médailles du travail sont peut-être désuètes, mais rien n’est venu les remplacer.
Références
Adams A., 1992, Bullying at the workplace, Virago.
Beinstingel, T., 2022, Dernier travail, Fayard.
Beynel, E. (dir.), 2020, La raison des plus forts. Chroniques du procès France Telecom, Les Editions de l’Atelier.
Clot, Y. (dir.), 2021, Le prix du travail bien fait. La coopération conflictuelle dans les organisations, La découverte.
Estryn-Behar M., Le Nézet O, Loriol M, Bedel M, Cantet-Bailly N, Charton-Promeyrat C, Crave, S, Cuénot E, Heurteux P, Négri J. F, Valentin R, Vambana M,. Caillard J.F, 2005, « La situation des cadres de santé en France Comparaisons européennes », Soins Cadre, Masson, Hors-série (supplément au n° 52), 41 pages.
Hirigoyen, M-F., 1998, Le harcèlement moral, la violence perverse au quotidien, Syros.
Hirigoyen, M-F., 2001, Malaise dans le travail, harcèlement moral, démêler le vrai du faux, Syros.
Lerouge, L., 2021, Le jugement France Télécom : contribution à l’étude de la démonstration juridique fondant l’incrimination pénale de « harcèlement moral institutionnel », Travailler, 2 (n° 46), pp. 39 – 55
Leymann, H., 1993, Mobbing, Rowohlt Taschenbuch.
Loriol, M. et Sall, D, 2014, La gestion du stress dans les TPE, La Revue des Conditions de Travail, ANACT, 1 (1), pp. 56-63.
Loriol, M., 2016, La médicalisation des difficultés et conflits au travail : le cas du harcèlement moral en France, Revue Economique et Sociale, Vol. 74, pp. 21-32.
Loriol, M., 2017, Appropriation and acculturation in the French debate on mental health at work of anglo-saxon clinical categories (stress, burn out and mobbing), dans Psychosocial Health, Work and Language: International Perspectives towards their Categorizations at Work, Cassilde, Stéphanie, Gilson, Adeline (Eds.), Springer International Publishing, p 93-111.
Loriol, M., 2019, Une approche littéraire de la souffrance au travail. Thierry Beinstingel et les suicides à France Télécom, La Revue des Conditions de Travail, 9, p. 35-43.
Loriol, M., Dassisti, L. et Grattagliano, G., 2020, Harassment at work in France and Italy first hypothesis for an international comparison, Aggression and Violent Behavior, 53, pp. 101-127.
Loriol, M., 2021, Les vies prolongées des usines Japy. Le travail ouvrier à Beaucourt de 1938 à 2015, Editions du Croquant, col. « Témoignages ».
Miné, M., 2012, Harcèlement, Dictionnaire du travail, PUF, pp 360-366.
Paragyios, A., 2017, La jurisprudence concernant le harcèlement moral au travail : jurisprudence vivante, village-justice.com, ( https://www.village-justice.com/articles/jurisprudence-concernant-harcelement-moral-travail-jurisprudence-vivante,25979.html )
Tessier, H., 2021, Quelques réflexions sur le jugement France Télécom, Travailler, 2 (n° 46), pp 11- 38.
Wolmark, C., 2015, Harcèlement, Dictionnaire des Risques Psychosociaux, Le Seuil, pp 357-362.