La fatigue actuelle n’est pas seulement celle d’individus libres et autonomes

Marc Loriol, chercheur CNRS, membres de l’IDHES – Paris 1

Dans une tribune récente au journal Le Monde, Alain Ehrenberg a critiqué l’ouvrage de la fondation Jean-Jaures –Une société fatiguée ? – en estimant à juste titre que l’on ne peut pas traiter la société comme un individu, même si des transformations sociales peuvent expliquer une monté de la plainte de fatigue parmi les individus. A propos des entreprises, il explique que « l’imaginaire du travail n’est plus un imaginaire taylorien de l’exécution mécanique des ordres ou du suivi des cadences. On demande aux gens d’être responsables, autonomes, d’avoir de l’initiative, de développer des compétences de « savoir être », etc. Dans le système d’attentes collectives de l’autonomie, la question « que suis-je capable de faire ? » se substitue à « que m’est-il permis de faire ? ». Ce changement de nos régimes d’action exige de chacun des formes d’auto-contrôle émotionnel et pulsionnel qui étaient parfaitement marginales dans le taylorisme, ce qui donne une place nouvelle aux dimensions affectives du travail. »

Une telle analyse peut toutefois sembler bien rapide. Tout d’abord parce que le taylorisme est loin d’avoir disparu. Il s’étend même, sous des formes renouvelées, y compris en dehors de l’industrie, par exemple dans les centres d’appel, les entrepôts logistiques, les caisses des supermarchés ou le travail des postiers (comme l’a montré Nicolas Jounin), notamment du fait des outils numériques de contrôle et de gestion des activités à distance. Ensuite, parce que la fatigue au travail est un phénomène complexe et multiforme. Il n’existe sans doute pas une, mais différentes formes de fatigue qui mêlent de façon variable suivant les époques et les secteurs professionnels, fatigue et usure physique d’une part  et souffrance morale ou psychique d’autre part.

David Gaborieau, par exemple, dans son enquête sur les préparateurs de commande dans les entrepôts logistiques nous rappelle que ces ouvriers du tertiaire pouvaient, jusqu’au début des années 2000, être fiers de réaliser des belles palettes, à la fois esthétiques et pratiques (facilitant ainsi le travail du transporteur et de mise en rayon). Mais l’introduction de la commande vocale les a privés d’une grande part de leur initiative et de la possibilité de se valoriser par le travail tout en provoquant une explosion des troubles musculo-squelettiques. Leur fatigue est donc à la fois physique et psychologique, faute de stimulants psychosociaux et de reconnaissance dans le travail. Sur ce sujet, on peut aussi consulter l’article Mostafa Henaway sur notre site.

Contrairement à l’idée d’une fin du taylorisme, les enquêtes sur les conditions de travail montrent que le travail sous contrainte de temps ou dicté par des impératifs commerciaux, le fait de devoir fréquemment abandonner une tâche pour une autre non prévue, l’obligation de se dépêcher, l’imposition d’objectifs quantitatifs à atteindre, le port de charges lourdes, etc., sont de plus en plus répandus. A cela s’ajoute l’augmentation du travail de nuit et des horaires alternés, atypiques ou morcelés, des temps de transport, etc. Les raisons d’être fatigué dans son travail ne manquent donc pas. L’épidémie de Covid 19 a pu accroître la charge de travail de certains salariés de première ligne, notamment dans la santé, et parfois de télétravailleurs soumis à des objectifs accrus ou désireux de faire la preuve de leur activité par un surtravail.

Si dans le même temps, les enquêtes montrent aussi une augmentation de l’autonomie formelle et de la responsabilisation des salariés, cette « liberté » est en fait souvent contrainte par les objectifs et procédures à respecter. Elle est alors vécue négativement (obligation de se débrouiller seul en cas de problème, crainte de sanctions en cas d’erreurs, etc.).

Quand on interroge des salariés en fin de carrière ou retraités (comme je l’ai fait pour mon dernier livre, Les vies prolongées des usines Japy, ou avant dans mes travaux sur la police ou l’hôpital, l’on retrouve un constat largement partagé. S’ils reconnaissent que des améliorations ont été faites en ce qui concerne la sécurité et l’ergonomie des postes de travail, ils expliquent aussi que l’intensification du travail les a empêchés de réaliser un travail de qualité, un beau travail (comme les préparateurs de commande qui ne peuvent plus faire des « belles palettes »). Mais les cadences rendent aussi parfois difficile l’utilisation des équipements de protection individuelle (EPI) ou le respect des procédures de sécurité. De plus, tous ou presque déplorent que la transmission du métier et des valeurs qui lui sont associées ne se fasse plus. Ils expriment le sentiment d’une fragilisation des collectifs de travail dont la fonction était de réguler l’investissement dans le travail et la reconnaissance des qualités et apports de chacun. L’autonomie, quand elle peut être gérée collectivement pour favoriser un « bel ouvrage » et la préservation de la santé est une ressource et non une contrainte. Mais l’emploi d’intérimaires, la division du groupe ouvrier entre opérateurs, techniciens, et précaires, affaiblissent la capacité à résister ensemble aux organisations dysfonctionnelles et à l’appauvrissement du travail. Les occasions d’échanges et d’entraide sont réduites, tout comme le sentiment de partager des intérêts et un destin communs.

Dans beaucoup de cas, la pandémie a accru ces difficultés. L’augmentation de la charge de travail, la désorganisation des services, la montée des incertitudes et parfois la sous-activité forcée ont rendu le travail plus pénible, moins intéressant, tandis que dans le même temps, l’entretien des collectifs de travail et la coopération entre salariés étaient rendus plus difficiles par les confinements et le télétravail.

A l’hôpital, la première vague de Covid 19 a engendré un surcroit d’activités, de peurs et de tensions. Mais celles-ci ont parfois été rendues supportables, au début, par une plus grande autonomie, un renforcement des équipes autour d’un même but, un relâchement du contrôle des tutelles, le sentiment que les revendications des soignants seraient enfin entendues. Mais cette parenthèse a été de courte durée. Les agences régionales de santé, un temps dépassées par la situation, ont cherché à reprendre la main en imposant de façon démultipliée des directives déconnectées du terrain. Les réformes qui avaient, avant l’épidémie, augmenté le malaise des soignants (tarification à l’activité, fermeture de lits, flexibilisation des emplois, flux tendus, etc.) ont été poursuivies. Les tensions et conflits entre les équipes ont été attisés par le manque de moyens, les inégalités dans la répartition de la charge de travail supplémentaire, les arrêts maladies et les démissions, les désaccords et non-dits autour de la vaccination obligatoire, etc. Le résultat a été une explosion des burn-out, une fatigue généralisée des soignants. Pour plus de précisions, voir « Des soignants pris en tenaille entre la pandémie et les réformes néolibérales de l’hôpital, dans le numéro des Mondes du Travail intitulé « Travailler en temps de pandémie » (juin 2021).

Une des caractéristiques de la période actuelle est la difficulté à faire des projets, notamment collectifs. Participer à un projet valorisant parce que valorisé par ceux avec qui on travaille est une source primordiale d’énergie psychique dans le travail. C’est ce qu’avait pressenti Emile Durkheim à travers la notion de « force sociale » et ses interrogations sur le passage d’une « solidarité mécanique » à une « solidarité organique », plus délicate à construire et à entretenir. On est donc loin de La Fatigue d’être soi, diagnostiquée en son temps par Alain Ehrenberg.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *