La fièvre des conteneurs

Heinrich Heine a écrit en 1843 que le chemin de fer « tuait » l’espace, ne nous laissant que le temps. Karl Marx a condensé cette idée dans la célèbre phrase selon laquelle les nouveaux moyens de communication et de transport détruisent (ou annulent) l’espace par le temps. L’industrialisation a permis au capital de couvrir des distances (même longues) toujours plus rapidement et, grâce à la baisse des coûts de transport, de distribuer la production « au-delà de toute barrière spatiale » (Grundrisse). L’expansion de l’utilisation de l’énergie et des transports a bien fonctionné pendant plus de 150 ans pour ouvrir de nouveaux marchés et des réservoirs de main-d’œuvre, pour augmenter la productivité et raccourcir les délais d’exécution.

Cette évolution a été précédée par l’expansion de la navigation – avec la construction de canaux pour la navigation intérieure et le développement de routes maritimes intercontinentales pour le transport des esclaves et des ressources naturelles extraites des territoires colonisés. Dès la fin du 18ème siècle, le capital a eu recours à la machine à vapeur dans les mines et les usines textiles. Pour acheminer le charbon, le réseau ferroviaire s’est développé au 19ème siècle, et les locomotives et les navires ont également commence à être propulsés par la vapeur. Depuis les années 1950 du 20ème siècle, d’énormes pétroliers sillonnent les mers ; le pétrole est la matière première de la seconde moitié du 20ème siècle (propulsion des navires, voitures, chauffage, industrie chimique).

Un changement significatif du terrain de la lutte des classes a été l’introduction du conteneur à la fin des années 1960. Il a énormément changé le travail et les infrastructures de transport, permettant un rechargement rapide entre le bateau, le rail et le camion – et le démantèlement de nombreux emplois.

Depuis les années 1970, de plus en plus d’investissements ont été consacrés à la construction de voies de transport mondiales. Elles étaient la condition préalable au démantèlement des grandes usines et à l’externalisation de la production. À partir des années 1990, le monde a commencé à s’appuyer sur des chaînes d’approvisionnement mondiales en flux tendu. La « logistique » n’était plus traitée comme un département d’entreprise parmi d’autres, mais comme une sphère à part entière, avec des universitaires, des consultants en gestion, des informaticiens, des responsables de la sécurité et des financiers qui tentaient tous d’obtenir leur part du nouveau gâteau. Le réseau logistique mondial a entraîné une pression à la baisse sur les prix dans le monde entier ; les « chaînes d’approvisionnement réactives » ont pu contenir les travailleurs gênants et contourner leurs luttes.

Mais depuis quelques années, des problèmes systémiques apparaissent dans le régime du juste-à-temps. Lors de la pandémie de Covid, pour la première fois, des « chaînes d’approvisionnement brisées » ont été ressenties simultanément dans le monde entier. Les transporteurs sont les premiers à tirer d’énormes profits de ce chaos qui dure maintenant depuis deux années. Leurs bénéfices supplémentaires contribuent à l’augmentation du prix de tous les biens.

Les revendications pour de meilleures conditions de travail et des salaires plus élevés dans le secteur des transports sont désormais presque aussi populaires que celles concernant les travailleurs du secteur des soins. Les salaires des chauffeurs routiers ont augmenté de manière significative dans certains pays en raison de la pénurie de travailleurs. A l’échelle du globe, 20% des emplois ne sont pas pourvus ; la guerre en Ukraine a créé une pénurie supplémentaire de dizaines de milliers de chauffeurs routiers ukrainiens et bélarussiens.

Le moment est donc propice aux conflits sociaux. Et en effet, des grèves massives ont lieu en 2022. Pour la première fois depuis 1978, les dockers nord-allemands se sont remis en grève – pour des salaires plus élevés et contre le « monstre de l’inflation ». En Angleterre, les cheminots, les conducteurs de métro et les travailleurs d’Amazon se sont mis en grève ; les travailleurs de Felixstowe, le plus grand terminal portuaire britannique, viennent de voter à 92 % en faveur d’une nouvelle grève. Il y a eu et il y a encore des luttes dans presque tous les grands aéroports européens, la plus récente étant celle des pilotes… Des arrêts de travail ont également lieu en dehors de l’Europe. En Corée du Sud, l’économie d’exportation était au bord de l’effondrement après une grève des camionneurs ; le gouvernement a utilisé les militaires comme chauffeurs. En juillet, les travailleurs d’Amazon dans la ville américaine d’Atlanta ont organisé le premier débrayage dans les États du Sud [1].

Au cours de l’histoire, des compositions militantes de la classe laborieuse ont émergé dans différents « régimes de transport ». Les dockers et les marins ont pu très tôt s’organiser au niveau international et exercer leur pouvoir dans les luttes. La construction des chemins de fer est un secteur où les premières grandes luttes ouvrières du capitalisme ont eu lieu. Les conducteurs de locomotives et les cheminots ont pu, à plusieurs reprises, obtenir de meilleures conditions grâce à leurs grèves. L’arrivée du pétrole a rendu superflue l’une des parties les plus militantes de la classe laborieuse : les mineurs de charbon. Aujourd’hui, de Londres à Myanmar, nous voyons des coursiers s’organiser ; leur volonté de se battre est grande, leur position de négociation et de pouvoir plutôt pauvre. Dans le prolongement des articles des derniers numéros sur le travail dans les entrepôts et sur les grèves des dockers du Pirée (Grèce), le présent numéro examine de plus près le terrain de la lutte dans le secteur des transports.

Camion, rail, bateau : trois embouteillages

Dans le régime du juste-à-temps, les camions sont considérés comme des « entrepôts roulants », les navires comme une « chaîne de montage étendue ». Avec ce système, le capital réduit non seulement la main-d’œuvre de base mais aussi les coûts de stockage. Idéalement, toutes les marchandises sont livrées juste à temps, au moment où elles sont nécessaires, afin d’être transformées (ou revendues). Dans ce système, les perturbations locales ont des effets mondiaux. En 2004, le premier « embouteillage mondial » s’est produit en raison d’un manque de travailleurs au port de Los Angeles/Long Beach. Il a duré plusieurs semaines et s’est propagé à travers le Pacifique et le canal de Panama jusqu’aux ports européens[2]. Le capital a riposté avec encore plus de technologie, plus de contrôle, des moyens de transport plus importants, plus d’externalisation – jusqu’à ce que l’ensemble du système s’effondre lors de la pandémie de Covid.

La pandémie du Covid marque-t-elle la fin des transports bon marché ?

Plus de 90 % des marchandises dans le monde sont transportées par bateau. Avant la pandémie, environ 90 % des navires arrivaient à l’heure ; en 2021, ils n’étaient même plus 40 %. Avant la pandémie, un porte-conteneurs reliant l’Asie à l’Europe mettait environ 30 à 40 jours ; en 2021, il faudra en moyenne 18 jours de plus. En 2019, une opération de chargement et de déchargement dans les ports nord-américains prenait en moyenne huit à dix heures ; en 2021, 33 heures ! En janvier 2022, 109 porte-conteneurs attendaient au large du port de Los Angeles/Long Beach. Début juillet 2022, 100 navires étaient bloqués en mer du Nord, soit 2 % de la capacité mondiale de transport de marchandises. Shanghai, le plus grand port du monde, et la province voisine du Zhejiang, d’où partent environ 20 % des exportations chinoises, ont été au bord de l’immobilisation complète pendant des semaines en raison des confinements. En juin 2022, près de 4 % de la capacité mondiale y était bloquée.

Au niveau mondial, la quantité de marchandises fixée sur des navires immobilisés est passée d’environ 7 % avant la pandémie à 12 % à la mi-juillet 2022 (elle atteignait 14 % à la mi-2021). Lors des lockdowns de la pandémie, de grandes capacités de transport ont d’abord été mises à l’arrêt, les travailleurs du transport ont été bloqués à cause des règles de quarantaine (sur les navires, dans les camions à l’étranger…), et certains ont été licenciés. Plus tard, beaucoup n’ont pas voulu reprendre leur travail et affronter le risque d’une longue quarantaine (la plus sévère en Chine) ; après les mauvaises expériences de quarantaine, de nombreux marins ne veulent pas renouveler leur contrat.

Simultanément, les commandes en ligne ont augmenté pendant la pandémie. Au Royaume-Uni, par exemple, la part des ventes en ligne dans les ventes au détail a presque doublé entre février 2020 et janvier 2021, pour atteindre 25 % aujourd’hui. Aux États-Unis, le plus grand pays consommateur, les ventes en ligne ont augmenté de 50,5 % depuis 2019 et représentent désormais 19 % des ventes globales au détail. En outre, les lockdowns ont vu un déplacement de la consommation des services vers les biens tangibles : les Américains ont dépensé près de mille milliards de dollars de plus pour ces derniers en 2021 qu’avant la pandémie (U.S. Census Bureau).

Dans la foulée, les prix du fret ont massivement augmenté. Selon le Drewry World Container Index, les prix du fret pour un conteneur de 6 mètres sur les huit principales routes navigables [3] oscillaient entre 1 500 et 2 000 dollars dans les années qui ont précédé la pandémie ; en juillet 2022, ils étaient proches de 7 000 dollars, après avoir augmenté encore plus pendant la pandémie. Pour les tarifs de fret convenus à long terme, qui représentent près de 90 % de toutes les transactions, les prix ont « seulement » doublé, mais la tendance à la hausse est plus stable.

Les augmentations des prix du transport représentent environ un quart à un tiers de l’inflation mondiale et contribuent de manière directe à l’augmentation générale des prix. Avant la pandémie, les coûts de transport ne représentaient que quelques pour cent du prix total de nombreux produits de base ; aujourd’hui, au moins pour certains produits importants, ils sont plus chers que les coûts de production eux-mêmes – ce qui signifie que le transport des régions à bas salaires vers le marché final est devenu irrationnel du point de vue du capital.

Les personnes qui croient au marché pourraient dire : « La pénurie de capacité de transport avec une demande accrue entraîne une hausse du prix de transport. Et alors ?» Certes, mais derrière ce phénomène, ce sont des problèmes structurels qui deviennent visibles.

Conteneurs vides

De très nombreux biens consommés en Occident sont produits en Asie du Sud-Est. De nombreux conteneurs arrivent pleins de Chine et repartent à vide. Il en résulte une grande différence de prix entre les voyages aller coûteux et les voyages retour bon marché ; à la mi-2021, par exemple, le transport d’un conteneur de Shanghai à Rotterdam coûtait 15 000 dollars – dans le sens inverse, 1 600 dollars. De nombreux armateurs n’ont pas attendu pour récupérer les conteneurs vides après leur déchargement, mais sont rentrés directement en Chine avec seulement une cargaison partielle de quelques conteneurs pleins. Résultat : aujourd’hui encore, les conteneurs vides encombrent les ports d’Amérique et d’Europe. À Los Angeles/Long Beach, les camionneurs ne sont plus autorisés à entrer dans le port avec des conteneurs vides pour les garer et récupérer des conteneurs pleins, à moins qu’ils ne puissent prouver que le conteneur vide est déjà réservé sur un navire. À la fin de l’année 2021, la cinquième compagnie maritime mondiale, la Hapag-Lloyd de Hambourg, a déclaré qu’elle avait besoin de 20 % de conteneurs supplémentaires pour transporter la même quantité de marchandises qu’auparavant[4]. Un collègue du port de Hambourg nous a dit en mai qu’ils ne pouvaient pas toucher un navire de la compagnie maritime chinoise COSCO (China Ocean Shipping Company) pendant trois jours de travail parce qu’il n’y avait plus de place pour les conteneurs sur les quais.

Plus vous empilez des conteneurs les uns sur les autres, plus vous devez les ré-empiler pour retrouver le bon ; ainsi, le « taux de ré-empilage » a augmenté de 60 % en mai 2022[5]. Le port de Hambourg loue désormais de nouveaux espaces pour les conteneurs vides et perçoit des frais de stockage lucratifs. Le port d’Anvers augmente également ses revenus de cette manière. Le directeur de Duisport [NdT : un port sur le Rhin, près de Duisburg], qui dispose d’un une participation dans un terminal à Anvers, a commenté : « Ça a l’air bien sur le bilan financier, mais sur le plan opérationnel, c’est une catastrophe. »[6]

Pénurie de chauffeurs

Au cours de l’automne 2021, les rayons des supermarchés britanniques se vidaient et jusqu’à 90 % des stations-service manquaient d’essence, car de nombreux chauffeurs est-européens étaient rentrés chez eux en raison du Brexit, des règles de quarantaine chaotiques et des conditions de travail exécrables. Comme en Corée du Sud, le gouvernement a dû confier aux militaires la responsabilité du camionnage de biens essentiels.

La pénurie de chauffeurs poids lourd n’a pas été soudaine – bien avant la pandémie, les jeunes évitaient le métier. Aux États-Unis, un chauffeur routier gagne aujourd’hui 60 % de moins qu’il y a 40 ans. En Allemagne, un chauffeur routier est payé 10 à 20 % de moins que les travailleurs de la même catégorie dans d’autres industries – et beaucoup ne sont même pas payés selon les conventions collectives. L’élargissement de l’UE à l’Est en 2004 et l’introduction de la « libre prestation de services » (inspirée par directive-projet Bolkestein) ont entraîné une concurrence déloyale au niveau des salaires. Une grande partie des chauffeurs poids lourds viennent d’Europe de l’Est et conduisent pour 500 euros par mois. En outre, les entreprises de camionnage obligent les conducteurs seuls à effectuer de nombreux transports qui étaient auparavant effectués à deux ou à trois.

Sanctions contre la Russie

La guerre aggrave la congestion car les conteneurs liés à la Russie doivent être inspectés méticuleusement ou ne sont pas touchés du tout en raison des sanctions (par exemple, dans le port de Rotterdam, le commerce russe représente 13 %, à Hambourg, 9 %). En outre, la Russie et l’Ukraine représentent près de 15 % des marins dans le monde : 200 000 viennent de Russie, 76 000 d’Ukraine. Plus de la moitié des marins ukrainiens se trouvaient sur des navires lorsque la guerre a commencé – au début, on disait qu’un cinquième voulait se battre au front. Souvent, les marins russes et ukrainiens travaillent sur le même navire. On signale également des problèmes de paiement des salaires des marins russes en raison des sanctions contre les banques russes.

Navires trop grands

Les méga-porte-conteneurs ne peuvent être traités que dans quelques ports qui leur sont adaptés. En 2015, le patron de la plus grande compagnie maritime du monde, Maersk, a protesté contre le fait qu’une augmentation de 46 % de la capacité des porte-conteneurs n’était compensée que par une augmentation de 20 % de la productivité du chargement. Depuis, les navires n’ont cessé de croître tandis que la vitesse de manutention des conteneurs de 12 mètres (26 tonnes max.) diminue, passant de 28 mouvements de chargement par heure à 20. Il faut des grues plus grandes, dont les cycles de chargement et de déchargement sont plus longs car elles doivent parcourir de plus grandes distances avec des navires plus larges[7].

En dehors du port, le transport des conteneurs fonctionne au ralenti parce qu’il n’y a pas assez de chauffeurs – théoriquement, il faudrait un camion avec chauffeur pour chaque conteneur ; en moyenne, un grand porte-conteneurs avec 24 000 conteneurs décharge environ 4 à 6 000 conteneurs dans un seul port – c’est autant de trajets en camion qui seraient nécessaires. Dans la distribution au-delà des limites du port, il y a de nouveau un manque de camions poids lourd et de trains de marchandises, qui pour leur part ont du mal à circuler à temps en raison de l’augmentation des chantiers ferroviaires…

Externalisation

Le porte-conteneur géant Evergreen, bloqué dans le canal de Suez en mars 2021, appartient à une société de leasing japonaise détenue par le plus grand chantier naval japonais ; le navire est sous pavillon panaméen et navigue sous la direction d’une compagnie maritime taïwanaise ; le voyage a été organisé sous gestion allemande et le navire était manutentionné par un équipage indien. Il a fallu quatre mois après le déblocage du navire pour déterminer qui allait payer les dommages ; ce n’est qu’alors que le navire a pu quitter les eaux égyptiennes, transportant des marchandises d’une valeur de trois milliards de dollars.

La situation est similaire dans les ports – les terrains et les installations ont des propriétaires différents, sont exploités par des sociétés différentes, qui ont elles-mêmes des contrats avec des sous-traitants, etc. Cette structure de propriété rend presque impossible la résolution des problèmes (pertes, vol, endommagement) qui surviennent. S’il n’est pas clair qui doit prendre en charge les coûts nécessaires, personne ne le fera en fin de compte. Cette situation est particulièrement dramatique lorsqu’il s’agit de questions de sécurité ; dans les ports, les accidents de travail (mortels) sont redevenus plus fréquents que partout ailleurs.

Prix monopolistiques et goulets d’étranglement

Les prix augmentent non seulement à cause du carburant plus cher, mais aussi à cause du manque d’infrastructures et de la pénurie de main-d’œuvre. Douze pour cent de toutes les expéditions mondiales passent par le canal de Suez ; l’autorité égyptienne du canal a doublé ou triplé les frais de passage en fonction du type de cargaison. En juillet 2022, elle a annoncé un chiffre d’affaires record de sept milliards de dollars pour l’année fiscale, soit 20 % de plus que l’année précédente.

Il existe de nombreux goulets d’étranglement de ce type sur les routes maritimes mondiales. En raison de la sécheresse, la voie navigable Rhin-Main est en train de devenir un goulet d’étranglement. Les trois quarts de tous les transports fluviaux allemands passent par le Rhin – charbon, pétrole, produits chimiques… La plus grande usine chimique du monde – BASF à Ludwigshafen – se procure 40 % des matières premières par voie fluviale. Au début du mois d’août, lorsque le niveau des eaux était au plus bas, les bateaux ne pouvaient être chargés qu’à hauteur d’un tiers. Mais grâce à ces difficultés, les chargeurs rhénans ont pu bénéficier d’une hausse des taux de fret – et ont également exigé la « surtaxe de basses eaux », un prix plus élevé fixé contractuellement, s’ils devaient utiliser davantage de navires en raison du faible niveau des eaux.

Centralisation et surcapacités

Les compagnies maritimes sont des entreprises qui assurent le transport de navires, soit avec leurs propres navires, soit avec des navires affrétés. Trois grandes alliances maritimes contrôlent plus de 80 % de la capacité mondiale des porte-conteneurs. Elles ont profité de la crise des transports pour augmenter les prix et ont réalisé des bénéfices records. Cette situation est protégée par la loi – la Commission européenne autorise les prix des cartels par le biais d’un règlement appelé « Règlement d’exemption par catégorie pour les consortiums maritimes ». Et grâce au « calcul du bénéfice par tonnage » prévu par la loi allemande de 1998 sur l’impôt sur le revenu, Hapag-Lloyd ne paie même pas un pour cent d’impôt sur ses bénéfices. Cette méthode d’imposition n’est pas basée sur le bénéfice, mais sur le volume de fret.

Les investissements de ces compagnies maritimes renforcent les processus de centralisation improductifs : achat d’encore plus de grands navires, d’avions, d’aéroports, de terminaux portuaires, de hubs de transit ; participations dans d’autres sociétés ; rachats et fusions.

L’inefficacité la plus ridicule de cette organisation capitalistique apparaît dans la relation entre la croissance prévue des expéditions d’une part et la construction de navires d’autre part. Entre 1980 et 2005, le trafic de conteneurs a augmenté de près de 9 % par an, mais certaines années, le rapport entre les commandes de navires et la capacité existante (« rapport entre le carnet de commandes et la flotte ») a dépassé 50 %. Lors de la crise mondiale de 2008, cette surcapacité est devenue manifeste ; les dix années suivantes ont connu des pics de crise répétés. En 2009, la Hapag-Lloyd, qui ne sait pas aujourd’hui où placer ses milliards de bénéfices, a en même temps dû être sauvée avec de l’argent et des garanties de l’État, et la ville de Hambourg est devenue le principal actionnaire unique. En 2013, les financiers de navires se sont effondrés, notamment HSH Nordbank, Bremer Landesbank, DVB Bank, Nord/LB. En 2016, la septième compagnie maritime du monde, Hanjin, a fait faillite. En 2013, il y avait encore 20 grandes compagnies maritimes ; en 2018, il en restait plus que onze. Depuis cette année-là, le « rapport entre le carnet de commandes et la flotte » s’est stabilisé à environ dix pour cent. Mais depuis 2020, les bénéfices ont explosé – grâce notamment aux limites de capacité convenues entre les trois grandes alliances. (Ce qui est nouveau. Avant la pandémie, les deux principaux transporteurs, Maersk et MSC, s’étaient livrés à une concurrence féroce de sous-cotation – « La bataille des prix qui s’en est suivie s’est intensifiée au niveau mondial et a démoli tous les transporteurs »)[8].

Au cours de l’année 2021, le nombre de commandes de navires a déjà augmenté à nouveau pour atteindre environ 15 à 20 % de la capacité existante. En termes absolus, jamais auparavant autant de capacité n’avait été commandée qu’aujourd’hui. Si ces commandes se transforment en navires réels, le marché des avions cargo va sombrer dans l’excès d’offre pour une longue période. Les navires seront prêts dans trois ans, mais la demande de transport est déjà en baisse. Le Baltic Dry Index, un indicateur relativement fiable du développement économique mondial basé sur les expéditions maritimes de marchandises[9], a chuté de près de 40 % au cours des derniers mois et se situe à peine au-dessus des niveaux d’avant la pandémie.

Les nouveaux modèles commerciaux de la bulle logistique

Des sociétés d’investissement comme Blackstone injectent des masses d’argent à la recherche d’investissements non pas dans l’entretien ou l’amélioration des infrastructures, mais dans l’espace d’entreposage[10]. [Les ports, les entrepôts et les navires sont considérés comme des « actifs », c’est-à-dire des investissements en actifs dont on attend un rendement annuel. Il existe depuis longtemps une « bulle portuaire » et, plus important encore, une « bulle des entrepôts ». Pendant le boom de la demande de ces deux dernières années, de nombreuses entreprises ont passé des commandes et constitué des stocks. Aujourd’hui, compte tenu du ralentissement de la demande solvable dû à l’inflation, les grands détaillants, en particulier, s’assoient sur leurs stocks. Le port de Jade-Weser à Wilhelmshaven est un parfait exemple de la « bulle portuaire » – il a été construit avec beaucoup d’argent du gouvernement et a finalement ouvert en 2012 ; à ce jour, il ne fonctionne même pas à 30 % de sa capacité.

Pendant ce temps, de plus en plus d’infrastructures tombent en ruine, ce qui n’a aucun sens. La logistique capitaliste est inversement proportionnelle à l’utilité sociale, sa consommation d’espace et d’énergie est énorme, et de nombreuses actions de transport – par exemple, les retours à vide – sont tout aussi insensées. Désormais, « les chaînes d’approvisionnement doivent être régionalisées » ; l’objectif est d’abandonner le risque de livraison en flux tendu au profit du nearshoring (délocaliser à proximité) et du friendshoring (la production chez des alliés sûrs au niveau géopolitique). Le PDG de DHL, la plus grande société de logistique de colis au monde, a appelé à mettre l’accent sur l’« économie circulaire » : les équipements électroniques, en particulier, ne devraient pas être jetés et produits à nouveau, mais collectés et réparés[11]. La « collecte » est effectuée par DHL, bien sûr. Renault, d’ailleurs, le fait déjà : son usine de Flins va devenir une Re-factory, une unité qui ne produira plus de nouvelles voitures, mais recycle et restaure des composants des voitures usagées. La fabrication des biens de consommation, avec ses longs trajets de transport et ses cycles de vie courts, est sous le feu des critiques – y compris dans le monde de la logistique !

Cet article a été publié initialement par la revue Wildcat (automne 2022) ; traduction Stephen Bouquin

 

Notes

[1] Voici une belle vidéo d’un travailleur d’Amazon : https://www.tiktok.com/@nikkithecreative/video/7120298046381903146

[2] Voir Wildcat 94, printemps 2013 pour plus de détails.

[3] Shanghai – Rotterdam, Rotterdam – Shanghai, Shanghai – Gênes, Shanghai – Los Angeles, Los Angeles – Shanghai, Shanghai – New York, New York – Rotterdam, Rotterdam – New York.

[4] Christoph Koch : Kein Schiff wird kommen [Aucun bateau ne viendra], www.brandeins.de, 12.11.2021

[5] Alexandra Stühff, Maximilian Mann : Stau vor dem Hamburger Hafen : “Du kannst dich auf nichts mehr verlassen”, sagt die Schiffsplanerin, [Congestion devant le port de Hambourg : “On ne peut plus compter sur rien”, dit le planificateur de navires], www.nzz.ch, 27.5.2022

[6] Christian Müssgen, Jonas Jansen, Christoph Hein : Versinken in der Containerflut [Naufrage dans l’inondation des conteneurs], www.faz.net, 19.10.2021

[7] Sources : Measuring Port Performance 2015, www.theloadster.com et Container Port Performance Index 2021, www.ihsmarkit.com

[8] Michael Machatschke : Cash aus der Kiste [Argent liquide de la boîte], www.manager-magazin.de, 19.3.2021

[9] Basé sur les prix de 20 routes de transport en haute mer pour le charbon, le minerai de fer, les céréales, etc. – c’est-à-dire les matières premières nécessaires à la production. Si moins de matières premières sont commandées, alors moins sont transportées, alors le prix baisse et l’indice aussi. Ainsi, une baisse du BDI quelques mois à l’avance annonce une moindre utilisation des moyens de production – et donc, avec une forte probabilité, une crise économique.

[10] Jonathan Gray, PDG de Blackstone : “Wir setzen auf Lagerhäuser” [“Nous misons sur les entrepôts”] www.faz.net, 25/06/2022. : “Nous avons commencé à acheter des entrepôts il y a un peu plus de dix ans… Dans presque tous les pays du monde, la fréquence à laquelle les gens commandent en ligne augmente. Et ces marchandises doivent être stockées quelque part. Il y a eu une petite exagération dans le segment à cause de Corona, mais la tendance restera avec nous. Car les entrepôts sont également importants pour une deuxième raison. Les entreprises ont appris qu’elles ne peuvent plus produire “juste à temps” en cas de goulots d’étranglement dans l’approvisionnement – en d’autres termes, elles ne peuvent plus produire sans entreposage. Non, la production “juste au cas où” est désormais à l’ordre du jour, c’est-à-dire la préparation à toutes les éventualités. Pour cela, il faut des marchandises en stock. Et pour cela, vous avez besoin d’espace de stockage. Blackstone, avec un volume d’investissement d’un bon 200 milliards de dollars, est aujourd’hui le plus grand propriétaire d’entrepôts au monde.”

[11] Christoph Hein : DHL fordert ein radikales Umdenken der Industrie [DHL appelle à une refonte radicale de l’industrie], www.faz.net, 27 janvier 2022.

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