Le gig work entre passé et futur

Par Bruno Cartosio (Officina Primo Maggio)

Nous publions le deuxième article de notre série estivale sur le travail de plateforme. Bruno Cartosio, membre de la rédaction de la revue italienne Officina Primo Maggio porte un regard critique et original sur le “gig work”, notion utilisée dans le monde anglo-saxon qui désigne le travail à la tâche, le micro-travail ou le travail de plateforme. Son originalité se situe dans le fait que l’auteur met en rapport les changements technologiques, le vécu d’un travail mal payé et hyperflexible et la montée des revendications et des mobilisations des travailleurs de plateforme.

À chaque époque son précaire, et toujours avec les États-Unis qui tracent la ligne. Dans le « marché libre du travail » créé par la combinaison de l’offensive néolibérale et des technologies numériques, le travail précaire a même changé de nom. Il s’appelle désormais gig work (que l’on traduit par micro-travail en français, NDLT). La notion de gig work a été empruntée au monde du spectacle, où il désigne le « numéro » qu’un acteur sans troupe est appelé à faire quand on a besoin de lui et pour lequel il est payé au forfait. Appeler gig ce mode de travail occasionnel et intermittent évoque la légèreté de la scène, comme si monter une garde-robe ou conduire sa propre voiture pour quelqu’un d’autre revenait à jouer un rôle, à jouer un air ou à chanter une chanson. Le gig work est un travail précaire basé sur des relations tripartites : les entreprises qui offrent des services en tout genre, les individus qui demandent un service occasionnel et les travailleurs qui fournissent leurs services sur appel, sans contraintes contractuelles, pour une rémunération convenue avec l’entreprise-plateforme à laquelle les utilisateurs s’adressent via une application partagée. C’est pourquoi les entreprises-plateformes qui mobilisent les gig workers les classent dans la catégorie des « indépendants » ou free lance et non dans celle des salariés, auxquels elles devraient garantir un salaire et tous les avantages, assurances et couvertures sociales qu’implique une relation de travail régulière.

Les entreprises de gig work éponymes sont nées dans le San Francisco des riches : Uber et Lyft, en 2009 et 2012 respectivement, et avant cela TaskRabbit en 2008. Après ces débuts, le succès des plateformes et de leur modèle d’exploitation a été fulgurant. La forte croissance de la demande de travailleurs occasionnels, dont les services sont bon marché pour les entreprises comme pour les utilisateurs, a modifié la relation des travailleurs avec les plateformes elles-mêmes. Non sans malentendus et ambiguïtés : pour certains d’entre eux – en particulier les chauffeurs et les coursiers – la fréquence de répétition des services pour une même plateforme a souvent fini par ressembler à des relations d’emploi traditionnelles. Mais sans reconnaissance formelle : ce sont de vrais emplois et des relations de dépendance, qui se déroulent cependant en dehors des règles légales sur les salaires, les heures de travail, la couverture et les responsabilités des employeurs. Selon les enquêtes d’opinion, les plateformes et les utilisateurs, ainsi que la moitié des travailleurs, et chacun pour ses propres raisons, sont satisfaits ou en accord avec le gig work. Cependant, face à la contrainte quasi permanente de disponibilité à laquelle les travailleurs sont appelés par les entreprises, face aux risques, aux coûts et à la précarité tout aussi permanents des conditions de travail à leurs propres frais – les autres visages moins sympathiques de la flexibilité et de l’autonomie individuelle, vraie ou fausse – l’autre moitié des gig workers s’est lancé dans des mobilisations, des revendications et des initiatives pour définir une réglementation juridique mettant en évidence la fausse autonomie des individus inscrits comme prestataires. Leur comportement, leur statut social et professionnel ont fait l’objet de nombreuses enquêtes de la part de cabinet conseil et de chercheurs universitaires.

En 2014, alors que de nouvelles plateformes « combinant des individus sous-employés avec des emplois occasionnels » poussaient comme des champignons, la journaliste d’investigation Sarah Jaffe a souligné dans un article qui a fait date publié par The Guardian leur ambiguïté inhérente : ces plateformes « exploitent le besoin existant d’un revenu quelconque dans une économie de plus en plus construite sur le travail à bas salaire, ou pas de travail du tout, et répondent à un réel désir de flexibilité présent chez les travailleurs. ». Sarah Jaffe s’est penché sur des sites tels que TaskRabbit, le précurseur créé pour fournir des « aides » capables d’effectuer des tâches telles que monter et démonter des meubles, déménager, livrer, nettoyer et autres travaux ménagers. L’objectif affiché de cette plateforme, selon les termes de son PDG, était de « révolutionner le monde du travail » ; mais plus simplement, comme il ressort des témoignages résumés par le journaliste, sa logique opérationnelle était de chercher à fragmenter le travail, à isoler les travailleurs en les mettant en concurrence les uns avec les autres afin de les payer le moins possible. Pour Colin Crouch, sociologue des relations professionnelles, déclarait en 2019 : « dans le mensonge au cœur de la gig economy […] les entreprises plateformes disent à leurs travailleurs qu’ils sont des entrepreneurs indépendants alors qu’en réalité ils sont des travailleurs subordonnés et fortement surveillés d’une grande machine génératrice de profits. »

La machine à laquelle Colin Crouch fait référence correspond à l’économie numérique sur laquelle, après la grande récession de 2008, les apologistes ont fondé tous leurs espoirs et à propos de laquelle des tas de promesses ont été faites. L’économie numérique, avec « ses milliards de connexions en ligne » relie quotidiennement les personnes, les entreprises, les machines, les données et les processus. Il s’agit d’un présent qui porte forcément en lui un boulvèrsement. Selon le cabinet conseil Deloitte, « l’épine dorsale de l’économie numérique est l’hyperconnectivité, c’est-à-dire l’état d’interconnexion croissante entre les personnes, les organisations et les machines qui découle du réseau, de la technologie mobile et de l’internet des objets ». L’économie numérique prend forme et ébranle les notions conventionnelles de fonctionnement et d’interaction des entreprises et de la manière dont les consommateurs obtiennent des services, des informations et des biens. »

En 2019, l’équipe de communication d’Adobe a défini l’ensemble des activités soutenues par internet et les technologies numériques et de communication comme une « économie axée sur les données, caractérisée par la capacité de collecter, d’utiliser et d’analyser des quantités massives d’informations afin de fournir des expériences plus significatives et personnalisées. »

Les nouvelles technologies de l’information ont rendu les transactions immédiates et le traitement des données en temps réel plus accessibles. C’est aussi cela, l’internet des objets, l’intelligence artificielle et l’automatisation qui donnent lieu à des masses de données économiques qui sont collectées et analysées en tant que transactions et micro-événements. Cela peut réduire les effets négatifs des fluctuations de la demande dans la chaîne d’approvisionnement, tout en fournissant des informations précises qui améliorent les processus de prise de décision des dirigeants en raison de la capacité accrue à prédire l’avenir et à l’orienter. En effet, la pratique rapidement adoptée par les dirigeants d’entreprise consiste à se concentrer sur l’utilisation du numérique pour atteindre les principaux objectifs des entreprises : augmenter les revenus et les bénéfices, accroître l’efficacité opérationnelle et réduire les coûts.

Pour explorer ce nouveau territoire, l’Institut Aspen a mis en place en 2015 son propre groupe de recherche avec pour objectif d’étudier « la promesse d’opportunité et l’avenir du travail ». Les exigences et les perspectives de dynamisme que la technologie offre au capital ont été mises en rapport avec les attentes tout aussi légitimes, mais trop souvent frustrées, de récompense économique et de sécurité sociale du travail. Dans le rapport final – publié sous un titre ambitieux « Vers un nouveau capitalisme » – la nouvelle précarité du travail et ses contradictions internes étaient présentées comme cruciales. À tel point qu’un an plus tard, le même institut et l’historique Institute for Workplace Studies de l’université de Cornell ont lancé un projet de recherche et de collecte de données sur le passé et le futur du travail, le Gig Data Hub, visant à « fournir des informations larges et accessibles à tous ceux qui souhaitent en savoir plus sur l’objectif et la nature du travail indépendant et intermittent (gig) d’aujourd’hui ».

Dans la diversification actuelle des services, le gig work apparaît comme une évolution de l’ « ancienne » précarité faite d’emplois occasionnels et à temps partiel ou limité dans le temps dans lesquels c’est l’entreprise qui fixe les horaires de travail et fournit l’outillage et les moyens de production à ceux qui vendent leur force de travail. La différence par rapport aux anciens modèles réside dans les innovations rendues possibles par les technologies de l’information, auxquelles sont liées les transformations de la localisation du travail dans la société, la dévalorisation de la spécificité du métier de l’individu et l’extranéité d’une grande partie du gig work aux lois en vigueur qui régulent le marché du travail et imposent des charges aux entreprises.

Les figures sociales sur lesquelles l’image-type du nouveau travailleur « autonome » et flexible a été construite sont les chauffeurs d’Uber et de Lyft, les deux entreprises qui dominent et se partagent encore ce marché spécifique. Il ne fait aucun doute que la facilité d’un message sur le smartphone au lieu de se battre pour trouver un emploi est attrayante, de même que la possibilité d’ajouter des missions à un autre emploi plus ou moins stable pour augmenter ses revenus, ou encore le privilège de pouvoir décider si l’on est disponible ou non et pour combien de temps. Le service fourni se fait par ses propres moyens et ailleurs que dans l’entreprise qui exploite le système et est déclenché par l’appel de la plateforme. Ensuite, le chauffeur d’Uber et consorts – en s’en tenant au type original – pourra s’asseoir au volant de sa propre voiture, payant de sa poche l’assurance, le carburant et l’usure, pour emmener quelqu’un d’un endroit à l’autre de la ville. Pour d’autres, le service sera différent – les coursiers utiliseront leur vélo et les déménageurs leur camionnette, tandis que les promeneurs de chiens marcheront… – mais la triangulation entre la plateforme, l’utilisateur et le prestataire de services est toujours la même.

La pratique du gig work s’est étendue à d’autres plateformes et à d’autres secteurs d’activité. Lorsque l’on s’étonnait encore de la vitesse à laquelle la gig economy se développait, on l’illustrait en dressant la liste des nouveaux « indépendants » : petits commerçants, garçons de courses et livreurs divers, ouvriers et nettoyeurs, cuisiniers, femmes de ménage et aidants, baby-sitters et promeneurs de chiens, jusqu’à inclure – dès le milieu de la décennie 2010-20 – même des membres du monde des professions spécialisées : infirmières et médecins, enseignants, programmeurs, journalistes, experts en marketing et… oui, même des avocats. C’est ce qu’écrivait en 2016 l’universitaire californienne Orly Lobel dans un article publié par l’université de San Diego, dont le sujet était précisément le problème juridique de la classification des nouveaux prestataires de services. En effet, même si les différences factuelles entre la prestation d’un vrai travailleur indépendant (indépendant ou entrepreneur indépendant, ou freelance) et celle d’un faux travailleur indépendant ou d’un employé sont évidentes, la question de la classification se prête à une variété d’interprétations et surtout à une variété d’intérêts en jeu, de coûts et d’avantages pour les plateformes et pour les gig workers eux-mêmes.

Ces derniers se comptent aujourd’hui par millions. En 2018, avant la pandémie, Gallup estimait que 36 % de tous les travailleurs aux États-Unis – soit quelque 57 millions de personnes – étaient des gig workers. Ses estimations étaient inclusives et englobaient tous ceux qui ajoutaient un deuxième ou un troisième activité rémunérée à leur profession principale, « des travailleurs des plateformes (comme Uber ou TaskRabbit) aux indépendants, en passant par les infirmières contractuelles et les travailleurs à temps partiel. » En 2021, dans une vision plus restrictive, le Pew Research Center a ramené à 16 % la part des femmes et des hommes « qui ont gagné de l’argent par le biais d’une plateforme en ligne dans au moins l’une des activités suivantes : conduire pour une appli qui procure des trajets en taxi ; acheter ou livrer des courses pour un tiers ; effectuer des services ménagers tels que nettoyer la maison, arranger les meubles, ramasser le linge ; livrer de la nourriture pour des restaurants ou des magasins réservés par le biais d’une appli ; utiliser un véhicule personnel pour livrer des colis demandés par le biais d’applis ou de sites tels qu’Amazon Flex ; d’autres services de nature similaire à ceux énumérés. »

Les premiers à être touchés par le raz-de-marée de la nouvelle précarité du travail dans l’économie numérique ont été les catégories déjà insalubres du travail manuel : hommes et femmes en difficulté; majoritairement des latinos, suivis par les afro-américains et les asiatiques et, à distance, les blancs ; principalement les 18-29 ans appartenant à la classe laborieuse inférieure. La vague a ensuite atteint les échelons supérieurs des professions libérales, comme indiqué plus haut. « De nombreux professionnels, écrivait Forbes en 2022 avec une intention rassurante, continuent aujourd’hui d’offrir les mêmes services que ceux qu’ils offraient sur leur lieu de travail habituel, à ceci près qu’ils travaillent désormais pour eux-mêmes.

Mais la vague qui s’est abattue sur les professionnels a perdu une grande partie de sa force destructrice ; la chevaucher, pour eux, a été moins ardu que pour beaucoup d’autres. Et bien sûr, ce ne sont pas les premières figures sociales qui viennent à l’esprit lorsqu’on pense aux gig workers. La pandémie a encore modifié le tableau général, en privant des millions de personnes de revenu et en creusant les inégalités. De nombreux employés permanents se sont vus proposer le télétravail. À l’automne 2021, l’institut Gallup a noté que près de la moitié des personnes employées à temps plein travaillaient régulièrement à domicile et que le pourcentage de jours travaillés de cette manière avait bondi de 5 à 60 % au début de la pandémie (il a ensuite diminué progressivement pour se stabiliser autour de 25 % en 2022). Au lieu de cela, les personnes occupant des « emplois nécessaires », stables ou non, ont dû rester au travail dans les services publics et les transports, dans les hôpitaux, dans les supermarchés (souvent en s’infectant elles-mêmes, selon les statistiques). En 2020-21, les revenus des travailleurs à temps partiel, des travailleurs précaires et des travailleurs occasionnels étaient en baisse ou s’effondraient.

Aux Etats-Unis, les deux tiers des « cols blancs » (les cadres et employés des services) en emploi stable travaillent désormais à domicile et neuf sur dix d’entre eux ont exprimé l’espoir que ce régime de travail, dans lequel la réduction des dépenses hors du domicile équivaut à une augmentation de pouvoir d’achat, se prolongerait dans le temps à venir. Pendant qu’une forte minorité des travailleurs se déclaraient prêts à démissionner s’ils devaient retourner travailler en permanence dans les locaux de l’entreprise, beaucoup d’autres étaient en faveur d’une solution hybride, avec une partie du temps de travail au siège et une autre partie du temps de travail à distance. Certes, il ne s’agissait pas du gig work, mais d’une manière ou d’une autre, l’éloignement forcé du travail et des lieux de travail a ouvert de nouveaux espaces de légitimation, même pour l’idée d’effectuer du gig work. Du côté des travailleurs, la perspective d’une mobilisation flexible de leur temps et d’une « libération » (distanciation) du lieu de travail avec des contraintes horaires fixes et des contrôles hiérarchiques, outre d’autres inconvénients, des coûts et des temps de transport; du côté des entrepreneurs, la possibilité de disposer de services de main-d’œuvre bon marché parce qu’ils sont désormais libérés du fardeau des responsabilités de l’entreprise, des coûts d’assurance et de pension et de l’entretien des installations. Les différences sont importantes. La grande majorité des plus de vingt millions de personnes licenciées, suspendues ou au chômage pendant les deux années qu’a duré la pandémie appartenait aux couches sociales les plus basses, dont les revenus de départ étaient inférieurs ou légèrement supérieurs au seuil de pauvreté. Beaucoup d’individus et de familles ont été sauvés par les subventions extraordinaires instituées par les administrations Trump et Biden à partir de mars 2020 (Cares Act et Rescue Act, pour un total de 5,1 milliards de dollars) et par les quelques formes de gig work réalisables dans la sphère sociale restreinte. Mais à un autre niveau, l’essor du télétravail et de la consommation en ligne a ouvert la voie à « l’ uberisation » de nouveaux types d’emplois autres que la conduite d’une voiture ou une livraison.

Puis, aux premiers signes d’éloignement du pire (avant même la véritable reprise économique), l’inattendu s’est produit dans le monde du travail : le passage de la souffrance à l’intolérance. La première réaction a été le vaste soulèvement social consécutif à l’assassinat policier de George Floyd en mai 2021, puis la multiplication des grèves et des conflits du travail à l’automne de la même année par le label médiatique de Striketober, l’octobre des grèves, et les millions de départs des « anciens » de leurs emplois – la grande démission – par des personnes qui étaient convaincus qu’ils pouvaient trouver un job mieux payé dans la période post-récession, ou qui avaient l’intention de s’installer à leur compte et de devenir indépendants, ou encore qui voyaient dans le gig work une occasion de satisfaire leurs besoins fondamentaux, du moins à court terme.

En 2020, selon Gallup (citant le US Bureau of Labor), 48 % des adultes américains – le pourcentage le plus bas depuis 1983 – étaient employés à temps plein et un peu plus de la moitié d’entre eux étaient à la recherche d’un autre emploi. Nous avons souligné ailleurs que le réveil de la combativité sur le lieu de travail – loin de celle des temps forts, et pourtant en rupture avec le « calme plat » de la décennie 2000-2010 – et l’abandon des emplois indésirables peuvent être considérés comme les deux faces d’une même intolérance. D’autres signes, nous l’avons souligné, vont dans le même sens : l’augmentation, détectée par des sondages en 2022, des attitudes favorables aux syndicats et de la volonté d’y adhérer, si et quand ils sont présents sur les lieux de travail ; l’augmentation des demandes d’autorisation de vote pour reconnaître l’organisation syndicale dans les entreprises ; la croissance des plaintes pour actions antisyndicales contre les entreprises, le regain du militantisme de base et des tentatives d’organisation syndicale et quasi-syndicale ou solidaire contre l’absolutisme entrepreneurial. À tous ces signes d’une résurgence de la réactivité – inévitablement dépourvue de « grands » projets, mais d’autant plus significative qu’elle est inattendue – l’administration Biden y a répondu en refinançant le National Labor Relations Board (NLRB) et en tentant de faire passer le Protecting the Right to Organise Act (Pro), destiné à éliminer les goulets d’étranglement antisyndicaux du passé et à faciliter l’organisation sur le lieu de travail.

Parallèlement à cette nouvelle combativité collective, alors que la demande et l’offre de main-d’œuvre augmentaient à nouveau, la relation de l’individu avec le gig work et la contradiction entre l’autonomie (largement fausse) et la dépendance (largement vraie et sous-payée) sur lesquelles reposent l’existence et le fonctionnement du « marché du travail libre » ont également été de plus en plus remises en question. Parmi les jeunes issus des minorités, qui représentent 70 % des gig workers, le taux de chômage est plus élevé (pour les Afro-Americains, il est le double de celui des Blancs) et le fait qu’il soit attendu, dans certaines limites, qu’ils prennent ce qu’ils trouvent sur le marché du travail, n’exclut pas l’impatience et le mécontentement quant à la manière dont ils sont traités. Il est plus que probable que le gig work dans les services low cost, soit plus facile à trouver ou même, subjectivement, qu’il soit préféré à l’« ancien » modèle de travail salarié précaire, coincé dans les limites rigides des murs, des heures, des salaires et des réglementations. Pour beaucoup de ces jeunes, la précarité est une condition de vie ordinaire et attendue : le demi-siècle au cours duquel ils sont nés et ont grandi est celui de la défaite du plus grand cycle de luttes ouvrières de l’histoire des États-Unis (1966-75) mais aussi de l’indocile « nouvelle race de travailleurs » issue de mouvement contemporain. Deux générations. Si un projet de recomposition syndicale restait hors de portée de ceux qui continuaient à travailler côte à côte, comment pouvait-on s’attendre à ce qu’il sorte des solitudes des gig workers ? Il était donc inévitable que ces jeunes prennent au pied de la lettre les promesses du gig work, et que leurs choix s’inscrivent dans le cadre de ce capitalisme et de l’idéologie dominante de l’individualisme, tous deux présentés comme garants d’un modèle de vie, de travail et de relations sociales valorisant, respectueux de l’autonomie personnelle et d’un certain paradigme du « futur du travail ».

Ceux qui ont dénoncé les pièges de l’ancienne et de la nouvelle précarité du travail dans l’économie intérimaire et l’économie numérique néolibérale n’ont pas manqué, ni ceux qui ont tenté de résoudre le malentendu entre indépendant et salarié au niveau institutionnel ; mais ceux qui ont prévalu jusqu’à présent ont été les plus nombreux à faire l’apologie médiatique du gig work sans distinction. Sans la victoire politique et culturelle sur le monde du travail et la destruction des collectivités ouvrières des dernières décennies, dont les « anciennes » précarités sont la preuve, les réactions et les résistances aux nouvelles précarités de l’économie numérique auraient été plus importantes et plus promptes. Au lieu de cela, ce n’est que maintenant que de nombreux gig workers sont entrés dans la danse par l’action collective, en ayant éprouvé non seulement la tromperie dans leur chair, mais aussi la dégradation des conditions de travail qui touche à peu près tous les secteurs. C’est ce dont nous rendons compte dans l’essai suivant.

Traduction de l’italien par Stéphen Bouquin

Vous pouvez lire la deuxième contribution de l’auteur sur le même thème : Gig work : travail indépendant ou emploi ? Faits privés ou destins collectifs ?

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *