« Nous devons trouver un langage commun qui résonne au-delà des frontières et des expériences. »

Un compte-rendu de la conférence Allied Grounds à propos de la crise climatique et la justice sociale (Berlin, 5 – 7 octobre 2023)

par Stéphen Bouquin // article republié du site allemand tranversal.at

Allied Grounds ou terres alliées fut le titre d’une conférence internationale sur la justice sociale et la crise climatique qui s’est tenue début octobre à Berlin. La conférence était l’aboutissement d’un projet annuel de la Berliner Gazette (BG) qui explorait deux constellations voisines, mais rarement reliées : « Dans le Sud, les préoccupations environnementales font partie intégrante des mobilisations sociales contre l’expropriation, l’exploitation et l’extractivisme et cela depuis la conquête coloniale et capitaliste du Nouveau Monde. Dans le Nord, en revanche, l’environnementalisme de la classe laborieuse est apparu au 19ème siècle en réponse à l’industrialisation et à l’urbanisation, tandis que les mouvements syndicaux et environnementaux n’ont retrouvé leur potentiel d’alliance que ces dernières années ».

Expériences sur la forme

La conférence de trois jours était organisée autour d’une double temporalité. Les panels de la soirée étaient ouverts au grand public tandis que la journée avait lieu des ateliers / groups de travail qui rassemblaient des participants de pays aussi différents que l’Australie, la Bosnie-Herzégovine, le Canada, la Grèce, l’Italie, le Kenya, l’Iran, l’Inde, l’Indonésie, le Pérou, le Mexique, la Biélorussie, le Portugal, la Roumanie, le Sud-Soudan, l’Espagne et la Turquie. Organisée par Berliner gazette, un média indépendant fondé en 1999, la conférence a bénéficié du soutien d’un large éventail d’institutions et d’organisations. Les ateliers, en particulier, étaient uniques par leur forme et leur contenu. Pendant trois jours, cinq groupes de travail composés d’une dizaine de participants ont eu pour mission de discuter d’un résultat susceptible d’être diffusé sur plusieurs plateformes de communication. Cette méthode « en entonnoir », s’inspire de la méthode du hackathon (contraction de hacking et marathon) qui repose sur des séances de brainstorming respectant un équilibre délicat entre échanges horizontaux et la poursuite d’un objectif tangible à atteindre à la fin de la conférence.

Les séances de discussion ont permis d’identifier des problématiques communes et d’orienter les discussions vers un travail collaboratif qui devait déboucher sur une production ou une création collective ad hoc. Cinq thèmes ont été proposés au débat, mais sans définir la manière comment les aborder ni ce qui pourrait résulter de la discussion : 1) L’éco-internationalisme pour tous ; 2) ces Balkans qui (ne) travaillent (pas) ; 3) L’emploi contre la nature ; 4) l’environnementalisme de la classe laborieuse et enfin, 5) Démanteler l’écofascisme.

Pour aborder ces questions la rédaction de Berliner Gazette avait créé forum dans son journal en ligne qui se concentrait sur les questions clés du thématique de la conférence. Pendant la conférence, ce corpus a servi de référence, ce qui a certainement facilité le dialogue sur des questions très vastes et interconnectées. Tous les participants à la conférence étaient donc à la fois auditeurs, lecteurs, acteurs et modérateurs.

Entrecroisement de questions et de thèmes

Une des originalités de la conférence fut cette imbrication de questions et de thèmes qui sont le plus souvent abordés de manière divisée et juxtaposée dans les médias et le monde universitaire. La crise climatique a été abordée dans une perspective globale, reconnaissant l’existence d’une hiérarchie géographique et sociale des situations. La crise de subsistance dans les pays du Sud est amplifiée par la crise climatique et le développement destructeur d’un capitalisme globalisé. Quant aux phénomènes migratoires, ces derniers ne peuvent être compris sans prendre en compte la destruction des écosystèmes naturels, la mondialisation néolibérale et la crise systémique du capitalisme.

Comme on peut le constater dans bon nombre de pays du nord, l’écofascisme est une « réponse » qui suit la phase de déni de la crise climatique et écologique mais qui persiste dans le refus de remettre en question la nature systémique de la crise climatique. En cherchant à enfermer et à sécuriser les conditions d’existence des classes riches et blanches, l’écofascisme exprime également l’impasse du capitalisme vert. De fait, l’écofascisme avance en parallèle avec le capitalisme vert, l’autre grande utopie capitaliste, et cherche à contenir les luttes sociales et climatiques, à saboter les alliances entre travailleurs et à empêcher la justice environnementale.

Il n’est donc pas surprenant que l’ « écofascisme » ait été évoqué à plusieurs reprises lors de la conférence. C’est devenu un terme de combat de la droite, utilisé notamment comme hashtag dans les réseaux sociaux contre le « gouvernement éco-socialiste de Berlin », Fridays for Future et Elon Musk, entre autres. Tous sont accusés d’instaurer une « éco-dictature ». Cependant, il suffit d’écouter Marine Le Pen en France pour comprendre le sens de l’écofascisme. Comme d’autres personnalités de la droite extrême, Mme Le Pen prône un localisme écologique d’exclusion dans lequel les immigrés sont assimilés à des espèces étrangères envahissantes, tandis que son parti, proclame des slogans tels que « les frontières sont les meilleures alliées de l’environnement, c’est par elles que nous sauverons la planète ». Des discours similaires existent dans des pays aussi différents que les États-Unis et l’Autriche. La fétichisation de la nature par l’extrême droite, comme l’ont suggéré les discussions lors de la conférence, peut aussi se comprendre comme une « réponse » à la crise climatique qui suit la phase de déni, mais qui refuse toujours de remettre en question la nature systémique de la crise climatique. En cherchant à garantir les conditions d’existence des classes riches et privilégiées (principalement blanches) du capitalisme, l’extrême droite expose également les angles morts du capitalisme vert, qui cherche également à contenir (les liens entre) les luttes sociales et climatiques, à saboter les alliances entre les travailleurs et à empêcher la justice environnementale mondiale.

Mais la construction d’alliances durables est loin d’être facile ou spontanée. Alors que l’on prend de plus en plus conscience que les causes de la crise climatique sont le produit d’un « capitalocène racial » à la dérive (Françoise Vergès), il ne suffit pas de rassembler des luttes qui sont à la fois très dispersées et fragmentées. Pour Krystian Woznicki et Magdalena Taube, commissaires (curateurs) et principaux organisateurs de la conférence, c’est précisément ce qui justifie ces conférences et la méthodologie qu’elles mobilisent depuis près de 24 ans : « Pour former des alliances et s’unir, pour atteindre les personnes non convaincues et convaincre les hésitants, nous devons trouver un langage commun qui résonne au-delà des frontières et des expériences. Avant de pouvoir raconter une histoire commune, nous devons nous comprendre les uns les autres et être capables de se parler. Il s’agit avant tout d’une question pratique, et c’est sans doute la raison pour laquelle nous avons toujours rassemblé des personnes aussi diverses que des activistes, des chercheurs, des journalistes et des artistes créatifs. Le résultat n’est pas garanti, il est ouvert ».

Un exercice de créativité, de collaboration et d’écoute

Les résultats des ateliers, au terme de trois jours de discussions intenses, peuvent sembler modestes, mais ils ont un potentiel de multiplication considérable. Le groupe sur l’écofascisme, dont j’ai partagé les idées plus haut, a produit une série de flashcards qui combattent les principaux stéréotypes écofascistes. Le groupe sur l’environnementalisme des classes laborieuses a choisi de se concentrer sur une critique de « l’emploi durable » (sustainable employment) et a mis en place une ébauche d’archive en ligne qui rassemble toutes les ressources et expériences susceptibles de renforcer et d’élargir la dynamique autour de ces aspects. Citons à titre d’exemple, sans ordre particulier, la reconversion des usines récupérées et autogérées, les luttes pour la santé sur le lieu de travail et contre la toxicité de la production, tant pour les travailleurs que pour les habitants, les luttes des paysans pour la recommonisation des terres arables, les mobilisations pour le développement des transports publics dans les grandes agglomérations urbaines, etc.

Le groupe sur l’éco-internationalisme a travaillé sur un manifeste de la plate-forme, dont les premières lignes se lisent comme suit : « Ce manifeste appartient à la Plate-forme, un réseau imaginaire de plates-formes de forage squattées dans l’océan. La Plateforme est un corps vivant, habité par d’autres corps, qui cocréent leur réseau de dépendance. Les mauvaises herbes poussent ici, entre les panneaux solaires et le matériel. Les connexions au sein du réseau sont fragiles et instables. Derrière ce Manifeste, il y a un rêve éco-internationaliste pour tous ». Pendant ce temps, le groupe travaillant sur les luttes écologiques et ouvrières dans les Balkans a créé un modèle de mobilisation inspiré des camps climatiques afin de préparer rencontre de réseaux et de mouvements en juin prochain en Bosnie-Herzégovine. Un autre groupe, traitant de la contradiction entre emploi et environnement tel qu’il est imposé par le capitalisme, a quitté le bâtiment où se déroulait la conférence pour réaliser des entretiens de micro-trottoir, demandant aux passants leurs réactions par rapport à des slogans affichés sur des publicités en faveur de produits nocifs et destructeurs. L’action consistait à confronter les gens de passage avec la réalité de ces publicités polluantes tout en leur posant directement des questions telles que « Mais que voulez-vous produire avec votre travail ? ». En somme, un exercice de créativité, de collaboration, d’écoute et de dépassement des inhibitions symboliques et matérielles.

Espaces publics orientés vers le processus, le bricolage et l’opposition

Pour Krystian Woznicki et Magdalena Taube, deux principaux animateurs / curateurs de la conférence, chaque rencontre est à la fois une nouvelle expérience, différente des précédentes, et la poursuite d’une expérience créative qui n’a rien à voir avec un séminaire ou un colloque académique, mais exprime l’apparition éphémère d’un espace public dissident. Cette approche présente des affinités avec la création d’espaces publics oppositionnels prônée par les théoriciens de l’école de Francfort tels qu’Oskar Negt. Elle fait également écho à l’esprit des projets axés sur une exposition ou un happening comme la Documenta X de Kassel avec Catherine David comme curatrice. Elle s’inscrit aussi dans le prolongement la contre-culture underground Do It Yourself ou dit autrement « Fabrique ce qui n’existe pas alors que cela devrait l’être ». L’approche est donc non pré-formatée mais évolutive et, d’une certaine manière, ouverte et vivante ce qui fait que les traces qu’elle laisse (et les graines qui se répandent) sont certainement beaucoup plus amples que les signes immédiatement identifiables de tel ou tel projet, et c’est une très bonne chose.

Après deux jours de discussions, tant en séance plénière en atelier ou au cours des repas et les pauses, les participants commençaient à mieux se connaître, et les discussions rebondissaient les unes sur les autres ou se référaient à d’autres expériences. Les participants n’étaient pas là pour faire du réseautage ou de l’autopromotion, mais pour apprendre et partager leurs connaissances et leurs points de vue. À la fin de la journée, après les sessions de type hackathon et quelques pauses, les invités des ateliers se sont retrouvés pour des discussions publiques auxquelles le grand public était également convié.

Se débarrasser de la croissance, mais pas du capitalisme qui la produit ?

Le premier débat public, qui s’est tenu le 5 octobre, a porté sur les acteurs potentiels d’un changement systémique. Elle était animée par Claudia Núñez, journaliste d’origine mexicaine à la section « Migration et frontières » du Los Angeles Times et cofondatrice de MigraHack. Les échanges se sont concentrés sur les liens entre la crise climatique et les flux migratoires, sur la raison d’être des frontières (des frontières en papier aux barbelés) et sur la division internationale du travail qui en résulte. Jennifer Kamau, cofondatrice de l’Espace international des femmes à Berlin, une initiative de femmes migrantes et réfugiées, a expliqué comment la situation critique des populations rurales au Kenya est étroitement liée à l’adaptation de la production locale aux marchés européens. En effet, 60 % des fleurs vendues en Allemagne proviennent du Kenya. L’irrigation industrielle et la monoculture entraînent l’épuisement des sols et une énorme dépendance à l’égard des importations de céréales, notamment en provenance d’Ukraine et de Russie, ce qui accroît inévitablement les déplacements de populations et la pression migratoire.

Florin Poenaru, de Bucarest, a adopté le point de vue à la fois très critique et réaliste selon lequel il est peu probable que la situation actuelle s’améliore dans un avenir proche. Le « capitalisme vert » est une vision magique qui prétend résoudre le problème sans vouloir penser à la cause première. L’idée de la décroissance est tout aussi « magique », puisque nous voulons nous débarrasser de la croissance, mais pas du capitalisme qui la génère. N’est-ce pas reproduire le problème en prétendant y apporter la solution ? Une certaine forme d’environnementalisme radical-bourgeois est tout aussi futile : ceux qui prônent la désobéissance civile, le fait de crever les pneus des SUV ou de saboter d’un pipeline se tournent en réalité vers les élites. Leur action consiste à attirer l’attention des élites et à les convaincre de résoudre le problème… C’est encore de la magie !

Le vrai problème auquel nous sommes confrontés est qu’il aujourd’hui plus facile de s’imaginer la fin du monde plutôt que la fin ou la sortie du capitalisme. Pour dépasser ce sentiment d’impuissance, et la paralysie qui s’en suit, il n’y pas d’autre solution que de repolitiser la question de l’environnement, et de proposer des actions et des mesures visant restaurer ou à rétablir un équilibre naturel autant que possible, tout en prenant en charge l’avenir global de l’humanité, en donnant du pouvoir aux plus vulnérables et aux plus exploités que sont devenus la main-d’œuvre migrante et réfugiée.

Remettre en cause le Green New Deal européen

La deuxième conférence publique, le 6 octobre, était animée par Rositsa Kratunkova, membre de plusieurs collectifs travaillant sur des questions de justice sociale en Bulgarie, et portait sur l’environnementalisme de la classe laborieuse. Parmi les participants figuraient Svjetlana Nedimović, de Sarajevo, philosophe et activiste de Puls of Democracy – une publication en ligne pour l’analyse critique des Balkans ; Paola Imperatore, Turin, universitaire-activiste impliquée dans la lutte pour la conversion écologique de GKN à Florence ; et Francesca Gabbriellini, Bologne, historienne et chercheuse, également impliquée dans ces luttes. Les interventions, aussi riches que celles de la veille, ont porté sur les aspects contradictoires du Green New Deal en Europe.

Nedimović est revenue sur la crise environnementale et à la transition écologique en Bosnie-Herzégovine et en particulier ces régions où les communautés de mineurs sont capables d’exercer une pression très forte et de mener les luttes pour la justice économique et environnementale, mais semblent avoir perdu leur élan dans une situation où l’agenda européen exige des mesures environnementales tout en laissant se déployer les prédations extractivistes. L’expérience de GKN, un ancien fournisseur de pièces et de composants (arbres de transmission) pour l’industrie automobile, a gagné une valeur exemplaire à partir d’une occupation de l’entreprise occupée depuis l’été 2021 et dont le comité syndical de l’usine promeut une transition vers la production de pièces et de composants pour les transports publics (trains et bus). Cette expérience montre que les initiatives créatives et imaginatives de la base, lorsqu’elles sont basées sur des alliances fondées entre ceux qui sont directement affectés par le travail et l’emploi et des communautés plus larges d’habitants et d’usagers, peuvent avoir un impact qui va bien au-delà de la situation immédiate ou locale.

Conversation à travers les espaces, les échelles et les subjectivités

La troisième et dernière conférence publique du 7 octobre était animée par la chercheuse écoféministe Anna Saave et portait sur la question de la construction de passerelles entre les luttes. Dario Azzelini, New York et Mexico, a présenté sa vision critique des « emplois durables », qui peuvent être un axe de mobilisation mais à condition se poser la question du mode de production et de ses finalités. Lorenzo Feltrin, Birmingham, est revenu sur les luttes des travailleurs contre la toxicité au sens large, incluant la santé mentale et physique. Le dépassement du clivage entre production et reproduction est sans doute l’une des conditions nécessaires pour orienter les mobilisations dans une direction durable. Dans le même temps, les chaînes de valeur du capital se modifient et s’étendent d’une manière qui rend plus difficile l’identification et la création de liens entre les travailleurs en révolte.

Brett Neilson, Sydney, auteur de livres tels que The Politics of Operation, a axé sa présentation sur la question de la traduction et de la banalisation des langages de résistance. En réalité, cette question est tout sauf sémantique ou linguistique, mais avant tout sociale, en ce sens qu’elle nécessite un positionnement subalterne similaire par-delà les frontières territoriales ou culturelles. Une politique de la traduction doit permettre aux luttes et aux solidarités de s’articuler et d’entrer en conversation à travers les espaces, les échelles et les subjectivités. Savoir se décentrer est certainement une condition d’effectivité importante. Par exemple, la critique du travail animal est à la fois très centrée sur le Nord et exprime une sorte d’horizontalité ontologique qui confond toutes les formes d’êtres vivants. Par ailleurs, reconnaître la différence de nature entre les formes vivantes n’implique pas nécessairement une relation d’assujettissement ou d’exploitation.

La conférence Allied Grounds a été une expérience unique et éphémère. La joie se lisait dans les yeux de chacun. Tout en marquant les esprits par une création collective, cette nouvelle édition des conférences annuelles de la Berliner Gazette a été, comme les précédentes, mais sans doute différemment, une source d’inspiration et d’énergie. Ces trois jours ont démontré concrètement que l’intelligence collective, dans un contexte d’horizontalité et d’égalité, peut favoriser de l’imagination, générer de la confiance et amplifier de nouveaux récits qui devraient se diffuser d’autant plus facilement qu’ils répondent à un besoin réel.

La conférence était le point culminant du projet annuel de BG Allied Grounds, qui a engagé des chercheurs, des activistes et des travailleurs culturels dans une variété de formes et de rencontres dans le but de co-produire des ressources de connaissance, y compris des audios, des vidéos et des textes. Jetez un coup d’œil ici https://berlinergazette.de/projects/allied-grounds/

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