Par Stéphen Bouquin
Les classes sociales semblent devenus des « objets transitionnels » pour la sociologie : soit on évoque la honte d’appartenir à la classe ouvrière (Beaud, Pialoux), soit il est question de transfuges (vers le haut), soit on est amené à découvrir par le biais d’une auto-analyse biographique la dureté de l’existence ouvrière (Joseph Ponthieux) soit on décrit une culture ouvrière et populaire peu à même de nourrir une identité de classe à laquelle peut s’identifier. Lorsque les classes sociales sont au centre d’un colloque ou de réflexions collectives, comme par exemple le congrès de l’AFS à Aix (août 2019), le sens commun sociologique penche presque inévitablement vers une sociologie des stratifications sociales, qu’elles soit de nature culturaliste ou objectiviste-positiviste centré sur les modes de consommation, les goûts culturels, l’absence de patrimoine et le faible niveau de revenu etc. Je n’irais pas jusqu’à dire que ces aspects sont négligeables, loin s’en faut. Mais une question demeure silencieuse dans la plupart des analyses sociologiques, à savoir la l’appartenance de classe du point de vue des sujets eux-mêmes. Est-elle si négligeable au point où l’identité de classe portée par les membres de groupes sociaux est d’aucun intérêt pour la sociologie ?
Certes, « nous sommes le peuple » est une identité subjective très puissante lorsque des mobilisations se développent. Mais en dehors des périodes de mobilisations sociales (comme par exemple contre la réforme des retraites) une telle rhétorique populiste reste extrêmement perméable à l’ethnocentrisme. Owen Jones (2011) a montré comment en Angleterre les Chavs (jeunes urbains faiblement scolarisés et d’origine modeste) étaient d’abord un stigmate porté par les jeunes du monde ouvrier et comment cette identité est devenue un contre-stigmate ( “We are the chavs !”), affirmant une identité collective plébéienne ou prolétarienne contemporaine. Mais Owen Jones constatait aussi aussi que cette affirmation identitaire « classiste » est principalement blanche et bien éloignée de la culture ouvrière de la jeunesse des années 1960-1970, période pendant laquelle la jeunesse ouvrière blanche et jamaïcaine des Docklands ou des villes industrielles du centre de l’Angleterre se mélangeait tant au niveau des contre-cultures musicales que des milieux de travail.
En France, on n’évoque plus la classe ouvrière mais plutôt les classes populaires. Si la définition de la classe ouvrière fut pendant longtemps marquée par un ouvriérisme délibéré porté par le PCF, qui en réclamait être l’unique représentant, l’ouvriérisme que d’autres courants portaient en bandoulière perdait sa force d’appel au fur et à mesure que la désindustrialisation progressait et que défaites syndicales et politiques s’accumulaient.
Depuis les années 2000, la sociologie prenant les classes subalternes pour objet ont troqué la notion de classe ouvrière par celle de « classes populaires ». Il s’agit pour l’essentiel d’un substitut nominal à une « classe ouvrière » telle qu’elle était définie comme par un marxisme orthodoxe français qui était calquée sur la catégorisation socioprofessionnelle étatiste de l’INSEE (les cols bleus, les travailleurs productifs, les manuels, masculins). Cette définition restrictive laissait de côté les travailleurs des services « improductifs », essentiellement des femmes, ainsi que les employés, les cadres, techniciens ou ingénieurs (« cols blancs ») qui feraient désormais partie des « classes moyennes ». Or, une telle analyse stratificationniste et culturaliste est beaucoup trop statique et ne peut pas être appropriée par ceux qui appartiennent ce groupe social. Dit autrement, si les « classes populaires » existent, qui s’en revendique ? Si les « classes populaires » existent « en soi », peuvent-elles devenir des classes « pour soi » ? Lorsqu’elles le font, c’est surtout en mobilisant le registre discursif populiste identitaire, comme les « français de souche » par exemple.
Un second problème non résolu est le fait que les classes forment des groupes sociaux qui se positionnent toujours par rapport à d’autres. C’est la question du « nous » et du « eux » comme l’avait bien formulé Richard Hoggart dans The Uses of literacy (mal traduit qui est plus avec un titre La culture du pauvre qui n’a rien à voir avec le contenu).
Lorsqu’on est assigné appartenir au classes populaires, l’enjeu premier est de ne plus y appartenir, d’accéder à la propriété, que les enfants fassent des études supérieures et gagnent bien leur vie. Bref, l’enjeu est de monter sur l’échelle sociale et les conduites sociales comme les imaginaires sociaux s’organisent autour d’une « lutte des places » au lieu de s’inscrire dans un antagonisme de classe qui n’a pas disparu au demeurant puisque la « lutte des classes » se mènent aussi et surtout par la classe dirigeante.
On oublie souvent que la définition de la classe laborieuse ou du prolétariat proposée par Marx est négative : la classe des travailleurs regroupe les personnes qui ne possèdent pas les moyens de production et qui sont dès lors contraints de travailler pour subvenir à leurs besoins. La conscience d’appartenir à une même classe subalterne a toujours fluctué ; elle est la résultante d’une situation objective partagée et des mobilisations en opposition « contre ceux d’en haut ».
Les travaux d’Edward P. Thompson et d’Antony Giddens permettent de renouer avec une analyse des classes qui fonctionne sur le plan analytique et qui fait sens sur le plan discursif et subjectif. Pour Anthony Giddens, la classe laborieuse (working class) est formée par un processus de structuration double, à la fois objectif et subjectif. Les frontières de classe (mobilité sociale) ou les caractéristiques socio-économiques (revenus, type d’habitat) et culturelles (loisirs, capital culturel, capital social, habitus, etc.) comptent mais pas autant que l’expérience des mobilisations, des conflits sociaux et une mémoire collective portée par les organisations syndicales ou politiques. Pour Giddens tout comme pour Marx, l’identification subjective (le « nous ») est déterminante et se fonde sur une réalité vécue et sur la compréhension d’une adversité et un conflit d’intérêts. Ce conflit d’intérêt ne concerne pas seulement le travail salarié, le partage des gains de productivité et de la « valeur ajoutée » mais aussi la protection sociale, les services publics et notamment la qualité des services de santé, le logement etc.
En évoquant ab nauseam les classes populaires, la sociologie a – sans doute inconsciemment et involontairement – contribué à affaiblir les ressources subjectives de dignité et de fierté, et dilué le sentiment d’injustice dans un magma populiste fut-il de gauche. On doit à Chantal Mouffe et Ernesto Laclau d’avoir élaboré l’armature théorique et conceptuelle où l’antagonisme du peuple contre la caste a effectivement permis de mobiliser en Amérique Latine les masses paupérisées par 20 ans de néolibéralisme. Mais en Amérique Latine, el pueblo est bigarré et multiracial tandis que l’oligarchie est en général très blanche… La transposition de cette approche populiste en Espagne par Pablo Iglesias et Podemos a fonctionné pendant un certain temps mais son élan s’est brisé sur le mur du réalisme et les couches moyennes qui ont vu leur condition se détériorer.
En Europe, les contours des groupes sociaux à mobiliser vont bien au-delà des « classes populaires » mais intègrent des secteurs du salariat grandement fragilisés comme comme des travailleurs hors-statut. Or, l’enjeu discursif et politique est justement de reconstruire une communauté d’intérêts, un « nous » à la fois inclusif et antagoniste sur des bases qui ne laissent pas le champ libre au populisme de droite, nativiste et raciste. Comme le disait Descartes « mal nommer les choses, c’est apporter du malheur au monde »… Bien les nommer, c’est se donner les moyens d’y voir plus clair, ce qui est sans doute aussi une précondition pour agir plus efficacement.
Au vu des discussions stratégiques à gauche, en rappelant combien certains instrumentalisent la classe ouvrière des « périphéries» (pensons aux interventions de Fabien Roussel ou de François Ruffin) en l’opposant à des groupes sociaux des quartiers populaires des métropoles urbaines fortement marqués par les migrations des anciennes colonies, il nous semblé utile de republier un article de Samia Moucharik critique de la notion de “classes populaires”, d’une grande qualité argumentative que nous avons publié en 2008 dans un numéro N° 6 avec un dossier sur classes laborieuses, orientation politiques et militantes, et qui n’a pas pris une ride, faut-il le souligner.
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Références
Giddens Anthony et Held David. (1982), Classes, Power and Conflict, University of California Press, 640p. ISBN, 9780520046276
Thompson Edward Palmer (1988 [édit. orig. 1963]) La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Seuil
Jones Owen (2011), Chavs. The demonization of the working class, Verso, 352p.
Ponthus J. (2019), À la ligne. Feuillets d’usine, Folio276p.
Hall Stuart et Jefferson Tony (sous la dir. de), Resistance Through Rituals : Youth Subcultures in Post-War Britain, Routledge, Londres – New York, 2003 (1re éd. : 1976).