Par Karen Gregory (Université d’Edimbourg)
Les gig workers sont des travailleurs indépendants. De plus en plus souvent, ils demandent à voir les algorithmes qui régissent leur travail. Ce combat est riche d’enseignements pour la création de rapports de travail équitables pour tous.
Dans le monde entier, les collectifs de travailleurs indépendants mènent des campagnes visibles et bruyantes en faveur des droits des travailleurs. Sur de multiples plateformes et dans de nombreux pays, ils se battent pour la reconnaissance officielle de leur activité de travail comme relevant d’un emploi salarié (ce qui leur permettrait d’avoir accès à des avantages tels que les indemnités de maladie, les congés payés, les prestations de retraite et le droit de se syndiquer). Ils font de même pour des normes de sécurité de base, des augmentations de rémunération et des horaires stables, ainsi que pour la fin d’une politique managériale fondé sur le blocage et l’exclusion pur et simple des plateformes. Au cœur de ces campagnes, on trouve une exigence de transparence et l’obligation pour les plateformes d’offrir des indications fiables et significatives sur la façon dont elles collectent et analysent les données extraites de l’activité des travailleurs. Les travailleurs indépendants demandent de leur côté qu’on leur montre les algorithmes qui définissent, gèrent et contrôlent la nature du travail à la demande qu’ils effectuent.
L’intérêt pour les data des travailleurs et les informations contenues dans la « boîte noire de la plateforme » revêt un double enjeu. Tout d’abord, les travailleurs des plateformes savent qu’ils génèrent de grandes quantités de données précieuses. Les plateformes s’engagent dans ce que l’on appelle la « double production de valeur », où tout profit réalisé par l’entreprise grâce à son service est augmenté par l’utilisation et la valeur spéculative des données produites avant, pendant et après la prestation. En exigeant qu’on leur révèle les processus algorithmiques qui façonnent leur expérience professionnelle, les travailleurs demandent à savoir comment leur travail génère de la valeur pour l’entreprise. Il s’agit donc d’une demande de reconnaissance et de rémunération.
Cependant, les recherches menées auprès des gig workers ont montré que l’intérêt qu’ils portent au management algorithmique va plus loin que l’exigence d’une rémunération plus élevée. En l’absence du statut d’emploi, le gig work est une forme de travail indépendant, et les travailleurs devraient bénéficier d’une autonomie, d’une flexibilité et d’une liberté de choix quant au moment et à la manière de travailler, ainsi que des informations claires sur la manière de rester en sécurité pendant le travail et d’atténuer les risques associés au travail indépendant.
Actuellement, les travailleurs indépendants ne bénéficient pas de ces avantages. Au contraire, le travail pour les plateformes contient des risques et imposent aux travailleurs l’obligation de porter la myriade de coûts financiers, physiques et émotionnels liés à leur travail. En réponse à ces risques, les travailleurs affirment que l’accès aux données des plateformes et des explications plus claires sur la façon dont leurs données sont collectées et analysées par la plateforme est indispensable pour pouvoir faire des choix mieux informés sur quand et comment travailler. L’intérêt des travailleurs pour les données des plates-formes est donc fondamentalement motivé par le besoin immédiat de rendre l’activité de travail moins incertaine et insécurisante.
Bien que la réglementation de l’économie des plateformes et des droits du travail solides sont véritablement nécessaires à long terme, les travailleurs indépendants ont clairement indiqué qu’ils avaient également besoin que les informations sur leurs conditions de travail soient plus facilement accessibles. Ils nous montrent que le combat juridique pour des protections du travail est aussi un combat pour les droits des travailleurs en matière d’accès aux données. Pour les travailleurs, les demandes de transparence et de responsabilité algorithmique soulèvent autant de défis que d’opportunités. L’exigence de transparence sur les algorithmes ou d’obtention des data révèlent immédiatement l’asymétrie de pouvoir dans l’économie des plateformes. Les données, telles qu’elles sont conçues aujourd’hui, sont accaparées par la plateforme, qui deviennent les propriétaires de ce trésor précieux. Alors que les plateformes bénéficient des avantages de la collecte et de l’analyse des big data, les lois actuelles sur la protection des données fonctionnent à une plus petite échelle et sont basées sur les droits individuels.
En vertu du GDPR et de la loi britannique de 2018 sur la protection des données (bien que cette dernière soit encore en cours d’examen et de consultation par le gouvernement), les travailleurs individuels ont effectivement le droit d’obtenir leurs données personnelles ainsi qu’une explication sur la façon dont leurs données sont mobilisées dans la prise de décision automatisée. Cependant, si le processus d’obtention des données personnelles est relativement évident pour les individus, l’agrégation et l’analyse complexe intégrant ces données nécessitent des ressources et des compétences spécifiques. Cela soulève forcément des questions sur la maintenance à long terme des données produites par les travailleurs, car l’agrégation des données des travailleurs soulève la question de savoir où ces données doivent être stockées, comment elles seront sécurisées et maintenues, et qui y aura accès en fin de compte. De plus, pour générer une base de données utile et solide sur les travailleurs, ces derniers doivent s’encourager mutuellement à faire des demandes d’accès et à contribuer leurs données à un projet collectif. Ce projet risque d’être onéreux, incomplet et inefficace.
Pourtant, comme l’ont montré les chauffeurs d’Uber à Londres, le GDPR prévoit des droits puissants que les travailleurs peuvent exercer. Avec le soutien de Workers Info Exchange, les chauffeurs Uber de Londres non seulement demandent mais mettent en commun leurs données dans un trust de données appartenant aux travailleurs, ce qui permet à ces derniers de poser leurs propres questions sur les conditions de travail et d’y répondre – des questions qui peuvent être particulièrement précieuses lorsqu’elles portent sur le nombre d’heures travaillées ou lorsqu’on tente de calculer les salaires dans le temps. Avec de telles données, les travailleurs peuvent déterminer s’ils gagnent un salaire minimum. Ces données collectivisées ont également permis aux travailleurs de contester les processus de décision automatisés tels que les exclusions et autres mises au ban, et de tirer la sonnette d’alarme sur les questions de partialité dans le déploiement des technologies de reconnaissance faciale. Jusqu’à présent, la gig economy a fonctionné comme un terrain d’essai non réglementé pour la science des données managériales et logistiques, mais les défis posés par les processus de décision automatisés sont loin d’être limités à la gig economy. Les préjudices liés aux données auxquels sont actuellement confrontés les chauffeurs Uber doivent être considérés comme une menace pour les travailleurs de manière plus générale.
Tandis que les travailleurs de cette économie informelle soulignent la nécessité de droits plus solides en matière de données et attirent l’attention sur les préjudices liés aux données, une série d’outils et d’applications conçus pour offrir un accès au fonctionnement algorithmique des plateformes a également vu le jour. Des applications existantes peuvent être puissamment combinées pour générer ce qui a été appelé une enquête ouvrière digitale sur les travailleurs numériques. Une conférence récente à l’Université d’Edimbourg, que j’ai organisée, a réuni plusieurs de ces projets pour explorer les possibilités et les défis de ces outils. S’inspirant de prédécesseurs tels que l’extension de navigateur Turkopticon, qui permet aux micro-travailleurs de partager et d’accéder aux évaluations des employeurs qui utilisent la plateforme Amazon Turk, les développeurs ont construit des applications pour veiller sur le temps de travail, qui permettent d’identifier et combattre la retenue voire le vol de rémunération, de suivre les sous-paiements, d’exercer une contrôle sur les paiements, de récolter et d’organiser un portage de données, ou encore d’illustrer et de visualiser les conditions de travail, bref, de construire la solidarité et de s’organiser collectivement. Ces outils soutiennent les travailleurs précaires en offrant des informations mesurables et fondées sur des données concernant les conditions de travail.
Par exemple, We Clock, qui est en accès libre, aide les travailleurs à suivre leur temps de travail et à quantifier leur journée de travail. Cela peut servir à comprendre combien d’heures de travail ne sont pas rémunérées – une préoccupation majeure pour les travailleurs qui sont payés « à la tâche » mais peuvent passer des heures par jour à attendre du travail. Des projets tels que RooParse utilisent les factures PDF que les coursiers Deliveroo reçoivent dans leur courrier électronique pour extraire et agréger les revenus hebdomadaires, ce qui peut aider les travailleurs à comprendre comment leur paie augmente ou diminue au fil du temps. Deliveroo Unwrapped révèle la rémunération horaire et peut montrer que les coursiers gagnent beaucoup moins que le salaire minimum.
Au-delà de ces enquêtes, des projets tels que Contrate Quem Luta (« engagez ceux qui luttent ») permettent aux travailleurs marginalisés de contourner les plates-formes et d’accéder plus directement aux jobs grâce à un chatbot de WhatsApp. Up and Go amène les travailleurs à s’interroger directement sur la propriété de cette technologie et des données qui y sont associées. Dans l’ensemble, tous ces projets lancent des échanges entre travailleurs et peuvent être des mécanismes puissants pour attirer l’attention des médias sur les préoccupations des travailleurs.
Tous ces projets soulèvent également de sérieuses questions sur les meilleures pratiques éthiques et techniques pour construire et maintenir les données des travailleurs ; sur les types de collaborations et de financements nécessaires pour mener cette forme de « science des données des travailleurs » ; et sur la répartition du pouvoir entre les travailleurs, les chercheurs et les organisateurs. Bien que les travailleurs puissent vouloir obtenir et construire un collectif grâce à leurs données, beaucoup d’entre eux n’auront pas les compétences techniques et les ressources financières pour créer réellement un outil ou une application. Cela signifie que les travailleurs auront besoin de collaborateurs fiables qui sont prêts à s’investir dans un projet de maintenance des données. (À cet égard, les universités et les chercheurs devraient jouer un rôle plus important, de même que les syndicats, pour soutenir les projets menés par les travailleurs et aider ces derniers à gérer leurs données et à établir des pratiques éthiques et sécurisées en la matière. Un bon exemple de cela est le Civic AI Lab de Northwestern, sous la direction de Saiph Savage).
Cependant, même les projets qui associent les travailleurs à leur développement, qui sont open source et conçus pour protéger la vie privée, soulèvent des questions quant au fait de s’appuyer sur des solutions technologiques au lieu de s’organiser matériellement, ou de ce que le chercheur Danny Spitzberg a appelé « la solidarité en tant que service ». Ces projets risquent de reproduire l’asymétrie de pouvoir déjà ancrée dans la gig economy, résultat d’une plateforme ou d’un service responsable devant les investisseurs et non devant les travailleurs, comme dans un syndicat ou une coopérative démocratique. Par conséquent, pour certains travailleurs, de nouveaux espaces tels que les observatoires dirigés par les travailleurs sont nécessaires pour que les travailleurs eux-mêmes gardent le contrôle du processus d’enquête et de collecte de données.
Ce qui est en jeu dans le processus de construction avec les données des travailleurs transcende l’utilisation finale d’une application ou d’un outil. Comme l’a proposé James Farrar, les droits sur les données, les projets axés sur les données et les fiducies de données doivent être considérés comme des outils imparfaits que les travailleurs adoptent dans le processus de sensibilisation, de réforme et de réglementation des conditions de travail sur les plateformes. Fondamentalement, ces outils doivent être utilisés au service de l’organisation et du renforcement du pouvoir des travailleurs. Ils ne peuvent toutefois pas remplacer le travail nécessaire à la construction d’une organisation syndicale.
Si les applications et les outils ne peuvent pas fournir une solution technologique rapide, ils peuvent être utilisés pour ajouter des mesures et des preuves aux revendications des travailleurs, et ces projets peuvent être le point de départ de conversations essentielles dans et entre les syndicats. Comme l’a fait remarquer Roz Foyer, secrétaire générale du Scottish Trade Union Congress, les syndicats sont depuis longtemps des institutions axées sur les données, mais s’ils veulent « combattre le feu par le feu » dans l’économie numérique, ils devront s’attaquer aux complexités des données sur les travailleurs par le biais d’une capacité de recherche renouvelée.
Pour Christina Colclough, fondatrice du Why Not Lab, les syndicats devraient renforcer leur capacité à comprendre les « tenants et aboutissants des données et des algorithmes » et développer leurs propres équipes d’analystes de données. Selon Colclough, les syndicats ont un rôle fondamental à jouer dans la protection des droits numériques collectifs des travailleurs. Si les outils d’enquête numérique peuvent offrir de nouvelles masses de données, il est essentiel que ces projets contribuent à renforcer l’action syndicale, plutôt que de fracturer ou de privatiser les intérêts des travailleurs. Tout changement à long terme qui pourrait être rendu possible grâce à ces outils ne pourra se faire qu’en associant les syndicats à des mobilisations politiques plus larges sur la gouvernance des données.
Les syndicats devront faire le travail de connexion entre les défis auxquels les travailleurs sont actuellement confrontés, l’avenir du travail, et le rôle central que les données et les droits sur les données joueront. Certains syndicats, comme Prospect, consacrent des ressources à ce domaine et s’engagent dans ce que Lina Dencik appelle le « syndicalisme de la justice des données », une forme de syndicalisme de la justice sociale qui s’engage avec les technologies centrées sur les données comme fermement situées dans un agenda des droits des travailleurs. Si les applications et outils d’enquête sur les travailleurs ne peuvent pas immédiatement donner naissance à un programme de justice des données, ils offrent des études de cas tangibles capables de rassembler les travailleurs, les organisateurs, les syndicats et les chercheurs pour développer le domaine de la science des données des travailleurs. Ce champ de bataille déterminera l’avenir du travail.
Karen Gregory est chercheure à la School of Social and Political Science de l’université d’Edimbourg. Elle est sociologue du numérique
mail <K.Gregory@ed.ac.uk>
Publié par WIRED 7/12/2021. https://www.wired.com/story/labor-organizing-unions-worker-algorithms/