Ce billet réunit plusieurs textes rédigés à la mémoire de Stephen Bouquin.
Passant de l’automatisation, à la racisation et au futur du travail, Stephen Bouquin cherchait à déplacer sans cesse les «débats» établis sur le travail. Il n’acceptait pas une définition a-critique du travail, le considérant comme un objet multi-dimensionnel ou totalisant, dans la filiation marxienne de Jean-Marie Vincent à l’Université de Paris VIII. En ce sens, il scrutait le devenir de la valorisation capitaliste du travail abstrait depuis ses premiers travaux d’enquête sur l’industrie automobile (1999). Pour Stephen le travail est en effet indissociable des rapports de classe et d’une reproduction des inégalités sociales. Pour lui l’aliénation salariale n’était toutefois pas indépassable tant les résistances ordinaires, souterraines ou offensives, étaient constitutives de l’expérience du travail sous le joug du capitalisme.
Au sein du comité éditorial, Stephen était constamment force de proposition de dossiers, cherchant à cerner au plus près autant les enjeux scientifiques et sociaux que les dimensions négligées du travail. Attaché à un fonctionnement démocratique, il nourrissait les échanges sans s’imposer, laissant librement circuler la parole au-delà des seuls coordinateurs de dossiers. Il comptait sur l’engagement de chacun afin de préserver la revue comme un espace libre et bénévole, animé par la rigueur scientifique et étranger à tout académisme ou vision disciplinaire du travail.
Il avait le souci de faire connaître la revue au-delà du cercle des sociologues, auprès des inspecteurs du travail, des syndicalistes, des acteurs associatifs, et plus largement à l’international (en traduisant des articles de spécialistes anglophones). Par sa pratique, Stephen considérait la revue comme une modalité d’action sur les rapports sociaux de connaissance, un outil visant à aider à visibiliser les luttes sociales (se référer au numéro hors-série «Mobilisations et grèves», Les Mondes du Travail, février 2020: https://lesmondesdutravail.net/hors-serie-mars-2020-146p/).
Malgré des périodes difficiles, Stephen faisait sans cesse preuve d’inventivité pour faire vivre la revue, en rendant accessible gratuitement les numéros dès leur parution en ligne suivant une logique de Science Ouverte. Il projetait de redéfinir son site Internet en ajoutant une fonction «ressources» (outils d’enquête, publications repérées, thèses…) et «archives» afin de diffuser les acquis de la sociologie du travail.
C’était un scientifique militant, mais pas comme les autres. Ayant connu un important conflit au sein de son comité, Stephen était bien conscient que la revue aurait pu ne pas survivre à cette bataille. S’il l’a mené tout de même, c’est précisément parce qu’il estimait que l’honnêteté intellectuelle était une valeur à laquelle il ne pouvait pas renoncer. De sa création en 2005 jusque sa fin de parution en 2024, qui l’avait beaucoup affecté, Stephen Bouquin ne s’est jamais départi de faire exister une revue vivante du travail.
Rachid Bouchareb, Nicola Cianferoni, Séverin Muller, Roland Pfefferkorn
Stephen Bouquin, qui se présentait comme «historien de formation, sociologue de métier et scientifique militant» nous a quittés le 21 janvier 2025, à la suite d’une mort accidentelle. Il était un collègue, un camarade et un ami. Nous sommes quelques un.e.s de l’UFR SHSP de l’université de Picardie Jules Verne (Amiens), Nathalie Frigul, Denis Blot, Pascal Depoorter et Alain Maillard, à être allés lui rendre hommage lors de ses obsèques le 28 janvier 2025 à Bruxelles.
Stephen a été un collègue, un camarade et un ami pendant 25 ans. Je voudrais rappeler comment nous avons fait connaissance à Amiens.
Fils d’une mère flamande et d’un père français, Stephen Bouquin avait mené ses études secondaires à Anvers, puis ses études supérieures en histoire à Bruxelles (Vrije Universiteit Brussel). Il les termina en France à Paris 8, au département de science politique, en préparant un DEA et une thèse de doctorat dirigée par Pierre Cours-Salies et soutenue en 1999. Le titre était: «Transformations du travail et action collective. Quelques cas dans l’industrie automobile en France et en Belgique (1980-1998)». De cette thèse, il tira un livre dont le titre reflète l’humour du personnage: La valse des écrous (syllepse, 2006). Après trois années passées à Paris 8 comme attaché temporaire d’enseignement et de recherche (ATER), il fut élu maître de conférences au département de sociologie de l’université de Picardie Jules-Verne (UPJV) en 2000. Devenu sociologue du travail après sa formation d’historien, il se situait dans le sillage des approches critiques des P. Naville, H. Braverman, P. Rolle, M. Alaluf, René Mouriaux, J.-M. Vincent… La Picardie était alors selon l’INSEE la première région ouvrière de France et il m’a convaincu que l’on pouvait créer une dynamique de recherche sur ce que l’on a appelé «les mondes du travail». J’avais proposé de mettre cette locution au pluriel pour souligner la diversité et l’hétérogénéité de notre champ de recherche. Elle devint ainsi le nom d’un petit groupe d’étudiants, de doctorants et de collègues, puis d’un axe du CEFRESS, le laboratoire du département de sociologie que dirigeait alors Nadir Marouf, et enfin de la revue francophone dont il fut d’emblée le directeur de publication (premier numéro en 2006). Il prit aussi la direction d’un master professionnel qui avait été créé par J.-C. Combessie (COCITS). Polyglotte, homme de réseau universitaire et militant à l’échelle européenne, il organisa à Amiens de nombreuses rencontres comme celle qui donna le livre Résistances au travail (Syllepse, 2008). Il soutint son HDR en 2007 et quitta l’UPJV en 2010, année de son recrutement comme professeur des universités à Evry. Là il devint le directeur du Centre Pierre Naville et continua de se consacrer à la revue Les Mondes du travail.
Le 29/01/25
Alain Maillard, professeur en sciences de l’éducation à l’UPJV, directeur du CAREF.