Notes critiques à propos des forces de reproduction : l’éco-féminisme face à la crise écologique mondiale
Dans cet article à propos des forces de reproduction, capitalisme et destruction écologique, Stefania Barca souligne qu’un avenir éco-socialiste ne peut être construit sans combattre le patriarcat. Barca, examine le rôle structurant du patriarcat dans la modernité capitaliste et discute de ce que le mouvement éco-socialiste peut apprendre du féminisme écologique et marxiste.
La crise écologique planétaire que les scientifiques appellent l’Anthropocène est le dernier chapitre en date de l’histoire mondiale du capitalisme. Elle résulte du réarrangement radical des interactions société/nature et de sa métabolisation induit par la modernité capitaliste/industrielle. Par cette expression, j’entends une forme spécifique de la modernité – celle qui considère les forces de production (la science occidentale et la technologie industrielle) comme principaux moteurs du progrès et du bien-être de l’humanité, tout en considérant la reproduction (humaine et non humaine) comme un instrument passif de la production industrielle, contribuant à l’expansion infinie du PIB. Ce paradigme considère à la fois la terre et le travail de soin (care) comme des ressources indispensables, à s’approprier et à entretenir de la manière la moins chère et la plus efficace possible.
La pensée éco-féministe montre comment l’idéologie des forces de production provient d’un modèle du maître de rationalité – hétéro-patriarcal, raciste et spéciste – qui est profondément enraciné dans la culture occidentale et sa définition du progrès. Comme l’a rappelé Val Plumwood (1993 : 25), l’identité humaine dans la culture occidentale a été associée aux concepts de travail productif, de sociabilité et de culture – et donc séparée des formes de travail supposées inférieures ou secondaires (la reproduction et les soins) d’une part et des relations de propriété (comme modalité de mise en commun) d’autre part. L’économie politique capitaliste a défini le travail reproductif comme un non-travail, c’est-à-dire une activité sans création de valeur, bien que socialement nécessaire à la subsistance des êtres humains et la production de biens communs comme des formes de valeur non encore réalisées, que le maître doit s’approprier et améliorer (Barca 2010). La véritable richesse et l’émancipation humaine ne pourraient venir que du maître, et de là, se redistribuer sur les autres. Il faut donc faire le constat qu’une nouveau mode de production, supposée supérieur, fondé sur les inégalités coloniales/raciales, de genre, de classe et d’espèce, représente le cœur de la modernité capitaliste en définissant celle-ci par rapport aux modes de production non capitalistes, et que cette modernité capitaliste et a été rapidement universalisée en tant que modèle hégémonique.
Apparue avec l’essor du capitalisme, la modernité industrielle a été maintenue par des régimes socialistes d’État dans différents contextes géo-historiques. Les variétés capitalistes et étatiques/socialistes de la modernité industrielle partagent une vision de la richesse centrée sur le PIB, fondée sur la nécessaire accélération de la métabolisation nature / société. Elles partagent également une tendance à considérer la crise écologique comme un problème d’efficacité dans l’utilisation des ressources, à résoudre via une « écologisation » des forces de production, ou dit autrement une modernisation écologique (Barca 2019a ; 2019b). Afin de représenter une véritable alternative à l’organisation capitalistes et socialistes-étatistes du métabolisme social, je soutiens que le mouvement éco-socialiste ne peut pas simplement plaider pour une modernisation écologique planifiée de manière centralisée (plutôt qu’orientée vers le marché), mais qu’il doit placer la reproduction au centre de l’économie politique, en la libérant de sa position subordonnée et instrumentale vis-à-vis de la production. En d’autres termes, l’éco-socialisme doit s’affranchir du paradigme de la modernisation écologique et envisager une révolution écologique basée sur une réduction drastique du métabolisme social mondial, à atteindre par le biais d’une réorganisation complète des relations entre production, reproduction et écologie.
Dans mon livre, Forces of Reproduction. Notes for a counter-hegemonic Anthropocene, je développe l’hypothèse que l’histoire consiste en une lutte de sujets autres que le maître pour produire la vie, dans son autonomie par rapport au capital et sa liberté d’expression, une lutte qui s’oppose à l’expansion illimitée de la domination du maître. Ces autres sujets sont les « forces de reproduction » – un concept que je tire de la pensée éco-féministe socialiste (Mellor 1997). De manière assez a-systématique, le concept croise de façon critique deux traditions théoriques distinctes : la pensée éco-féministe et le matérialisme historique. Cette approche nous permet de voir que le point commun essentiel entre les Autres non-maîtres est une notion de travail définie de manière large mais toujours convaincante : à partir de différentes positions, et sous différentes formes, les femmes, les esclaves, les prolétaires, les animaux et les natures non humaines sont tous amenés à travailler pour le maître. Ils doivent lui fournir les nécessités de sa vie, afin qu’il puisse se consacrer à des occupations supérieures. Le maître dépend d’eux pour sa survie, sa position dominante et sa richesse, mais cette dépendance est constamment niée et les forces de reproduction sont représentées comme traînant à l’arrière-plan de l’évolution historique.
Cet article propose une brève revue d’un courant spécifique de la pensée et de la pratique éco-féministes, l’éco-féminisme socialiste, qui développe une critique systématique de la modernité industrielle capitaliste, fondée sur la division sexuelle et coloniale du travail à l’échelle mondiale. Je trouve cette approche essentielle pour envisager la possibilité d’une « bonne vie » alternative à celle des versions capitaliste et étatique/socialiste de la modernité industrielle.
Travail et écologie dans l’éco-féminisme socialiste
L’éco-féminisme socialiste s’est développé à partir de la critique marxiste-féministe de l’économie politique. Apparu dans les années 1970, le féminisme marxiste – également connu sous le nom de théorie de la reproduction sociale (Bhattacharya, 2017) – a montré comment le capitalisme était profondément ancré dans l’appropriation et la mise en contexte discursive du travail reproductif non rémunéré. S’appuyant sur ce corpus de pensée, certains universitaires et intellectuels publics ont mis la nature et l’écologie dans l’équation. Réfléchissant aux profondes interconnexions qui s’étaient formées entre le patriarcat, le capitalisme et la vision mécaniste de la nature dans l’Europe moderne (Merchant, 1980), ils ont commencé à relier la dévalorisation politico-économique de la reproduction à la destruction de l’environnement, produisant ainsi un récit radicalement nouveau sur la modernité industrielle capitaliste.
Une référence fondamentale largement reconnue pour l’éco-féminisme matérialiste est le travail de la sociologue allemande Maria Mies, et en particulier son livre Patriarchy and Accumulation on the World Scale (1986). Partant des « questions non résolues » sur la relation entre le patriarcat et le capitalisme, Mies a affirmé que le féminisme devait aller au-delà de l’analyse du travail reproductif dans les pays occidentaux, en le reliant aux conditions matérielles spécifiques des femmes dans les périphéries du système mondial capitaliste afin d’identifier « les politiques contradictoires concernant les femmes qui ont été, et sont encore, promues par la confrérie des militaristes, des capitalistes, des politiciens et des scientifiques dans leur effort pour maintenir le modèle de croissance » (Ibid. : 3). En bref, Mies a jeté les bases d’un éco-socialisme décolonial/féministe, fondé sur le rejet de la croissance du PIB comme mesure universelle du progrès (Barca, 2019b ; Gregoratti et Raphael, 2019).
Pour développer cette perspective, il fallait repenser « les concepts de nature, de travail, de division sexuelle du travail, de famille et de productivité ». L’économie politique, selon Mies, a conceptualisé le travail en opposition à la fois à la nature et aux femmes, c’est-à-dire comme une activité transcendantale codée par les hommes, qui façonne activement le monde en lui donnant de la valeur. Au contraire, selon elle, toute forme de travail qui contribue à la production de la vie doit être qualifié de productif « au sens large de production de valeurs d’usage pour la satisfaction des besoins humains » (Ibid. : 47).
L’argument central de Mies était que la production de la vie, ou encore la production de subsistance, réalisée principalement sous forme non salariée par les femmes, les esclaves, les paysans et autres sujets colonisés, « constitue la base pérenne sur laquelle le “travail productif capitaliste” peut être construit et exploité » (Ibid. : 48). N’étant pas rémunérée, son appropriation capitaliste (ou « surexploitation », comme elle l’appelle) ne peut être obtenue – en dernière instance – que par la violence ou des institutions coercitives. En fait, écrit-elle, la division sexuelle du travail ne repose ni sur des déterminants biologiques ni sur des déterminants purement économiques, mais sur le monopole masculin de la violence (armée), qui « constitue le pouvoir politique nécessaire à l’établissement de relations d’exploitation durables entre hommes et femmes, ainsi qu’entre classes et peuples différents » (Ibid. : 4). Les bases de l’accumulation du capital en Europe ont été posées à partir du 16ème siècle en mobilisant un processus combinant la conquête et l’exploitation des colonies et capacités productives des femmes (ce qui formait la raison d’être la chasse aux sorcières). Ce n’est qu’après avoir établi ce régime d’accumulation par la violence que l’industrialisation a pu commencer. Avec elle, « la science et la technologie sont devenues les principales « forces productives » grâce auxquelles les hommes pouvaient « s’émanciper » de la nature, ainsi que des femmes (Ibid. : 75). Dans le même temps, les femmes européennes de différentes classes sociales (y compris celles participant au colonialisme de peuplement) ont été soumises à un processus de housewifisation (d’enfermement dans la condition de femme au foyer, NDLT), c’est-à-dire qu’elles ont été progressivement exclues de l’économie politique, conçue comme l’espace public du progrès et de la construction de la modernité, et enfermées dans « l’idéal de la femme domestiquée et privatisée, préoccupée par “l’amour” et la consommation et dépendante d’un homme “soutien de famille” » (Ibid. : 103).
Le travail de Mies doit être considéré comme faisant partie d’un effort scientifique plus large visant à jeter les bases d’une critique éco-féministe de la modernité capitaliste. Il convient de mentionner ici deux autres ouvrages novateurs : Ecological Revolutions (1989) de Carolyn Merchant et Caliban and the Witch (2004) de Silvia Federici. Le cadre des révolutions écologiques a constitué la contribution de Merchant à une approche écologique et féministe de l’histoire : il reste probablement l’étude qui met le plus clairement en lumière les implications écologiques de la modernité coloniale/hétéro-patriarcale/capitaliste. Dans Caliban and the Witch (2004), Federici a étudié en profondeur la manière dont, dans l’Europe du 17ème siècle, le corps féminin a été transformé « en un outil [social] permettant l’expansion de la main-d’œuvre, traité comme une machine à reproduire naturelle, fonctionnant selon des rythmes échappant au contrôle des femmes » (Federici, 2009 : 49). Selon Federici, cette nouvelle division sexuelle du travail a redéfini les femmes du prolétariat comme des ressources naturelles, une sorte de bien commun ouvert à l’appropriation, ou « enclosure », dans le but d’améliorer la productivité. Le patriarcat capitaliste a pu voir le jour en raison de l’enclosure parallèle des terres tandis que les femmes ont progressivement perdu l’accès aux moyens de subsistance et comme leur travail a été expulsé de la sphère du marché, elles sont devenues économiquement dépendantes des hommes. Avec un mouvement similaire à celui appliqué aux indigènes dans les colonies, les femmes ont été infra-humanisées dans le droit, asservies dans l’économie et soumises à la terreur génocidaire de la chasse aux sorcières. Selon Federici, avec la colonisation et la traite des esclaves, la guerre contre les femmes a constitué une étape importante dans l’émergence de l’Anthropocène, car elle a permis de fournir régulièrement une main-d’œuvre bon marché qui a permis l’industrialisation. Comme il s’agissait d’un processus généralisé concernant toutes les femmes (bien que sous des formes évidemment différentes), les féministes marxistes y voient une redéfinition de facto du sexe féminin en une classe – celle des travailleuses reproductrices.
Contribuant à ce corpus de pensée, l’éco-féministe marxiste Mary Mellor (1996) a formulé le concept de « forces de reproduction », c’est-à-dire le « travail sous-employé des femmes qui est incorporé dans le monde matériel des hommes tel que représenté dans le cadre théorique du matérialisme historique » (Mellor, 1996 : 257). Ce dernier, selon elle, devrait s’affranchir des limites artificielles du productivisme, par lequel « la vie des femmes devient théoriquement une catégorie résiduelle, la “sphère de la reproduction” » (Ibid. : 260), ce qui entraîne des impacts écologiques dévastateurs – tels que ceux enregistrés dans les « économies dirigées » (le socialisme d’état bureaucratique). Plutôt que d’être ignoré ou nié, le corps des femmes doit être compris comme la base matérielle sur laquelle des relations sociales spécifiques ont été imposées : « Les différences biologiques de sexe – écrit Mellor – ne déterminent pas le comportement humain ; elles sont les forces de reproduction qui doivent être prises en compte dans les relations de reproduction » (Ibid. : 261). Dans le même temps, le féminisme a permis aux femmes d’utiliser « leur position biologique/sociale dans la société (…) comme un point de vue spécifique qui leur permet de produire une vision alternative du monde, transcendant des frontières fallacieuses entre le naturel et le social » (Ibid. : 262). Cela a permis de voir la croissance économique moderne comme un processus par lequel certains humains se libèrent de la pénurie aux dépens d’autres humains et du monde non humain. Grâce à des luttes collectives, affirme-t-elle, « nous pouvons reconstruire notre monde social sur des principes égalitaires » tout en respectant l’autonomie de la nature et notre interdépendance avec elle (Ibid. : 263).
De ce point de vue théorique, les éco-féministes matérialistes ont plaidé pour une reconsidération approfondie de la valeur économique. Dans Globalization and its Terrors, par exemple, Teresa Brennan (2000, 2003) a revisité la théorie de la valeur de Marx, en soulignant comment « l’ajout de valeur à l’argent nécessite l’apport de nature vivante (humaine et non humaine) dans les produits et les services » (Charkiewicz, 2009 : 66) ; non seulement le travail, mais aussi la nature donnent plus qu’ils ne coûtent. Le capital transfère le coût de la reproduction du travail et de la nature à des tiers – les femmes, les sujets colonisés et racisés. Cela produit à la fois les corps malades et des territoires inhabitables où un travail supplémentaire est nécessaire pour son maintien. Des îles Marshall (De Ishtar, 2009) au delta du Niger (Turner et Brownhill, 2004), en passant par d’innombrables autres histoires, les activistes et les chercheurs éco-féministes ont souligné que la maladie et la mort dans l’Anthropocène ont été les effets d’un modèle de progrès hautement industrialisé/militarisé, dont les coûts ont été largement supportés par « les femmes, la nature et les colonies ». S’inscrivant dans cette perspective, Ariel Salleh a proposé le concept de « dette incarnée », c’est-à-dire celle « due au Nord et au Sud aux travailleuses reproductrices non rémunérées qui nous fournissent des valeurs et régénèrent les conditions de production, y compris la future main-d’œuvre du capitalisme » (Salleh, 2009 : 4-5). Selon elle, cette dette doit être considérée comme imbriquée à d’autres : la « dette sociale » due par les capitalistes pour la plus-value extraite des travailleurs par le biais du travail salarié et non salarié (par exemple, celui des esclaves) ; et la « dette écologique » due par les pays coloniaux aux pays colonisés « pour l’extraction directe des moyens naturels de production ou de subsistance des peuples non industriels » (Salleh, 2009 : 4-5). Cette approche, que Salleh désigne comme un matérialisme incarné, permet de développer une analyse éco-féministe matérialiste de l’Anthropocène : un récit qui voit la crise écologique comme découlant de l’interconnexion des trois formes de vol opérées par un système global d’exploitation.
La dette incorporée souligne le fait que l’agriculture et la cueillette de subsistance, ainsi que l’entretien de l’environnement urbain et rural, sont des formes de travail reproductif non (parfois rémunéré) qui complètent le travail domestique en garantissant les conditions de production. Nous pourrions qualifier ce travail de reproduction environnementale, c’est-à-dire le travail consistant à rendre la nature non humaine apte à la reproduction humaine tout en la protégeant de l’exploitation et en garantissant les conditions de la propre reproduction de la nature, pour les besoins des générations actuelles et futures. L’éco-féminisme matérialiste revendique que ce travail soit non marchand ou non-capitaliste, c’est-à-dire non orienté vers la valeur, mais régi par des principes de mise en commun et de justice. Sa distinction fondamentale par rapport à la modernisation éco-capitaliste consiste à s’appuyer sur le principe que Salleh appelle l’éco-suffisance (plutôt que l’éco-efficacité), c’est-à-dire une relation non extractive à la nature non humaine en tant que fournisseur des besoins humains plutôt que du profit. L’éco-suffisance, affirme-t-elle, est la véritable réponse à la dette climatique et écologique. Si elle s’accompagne d’une annulation de la dette financière et qu’elle est adoptée à l’échelle mondiale, elle impliquerait de mettre un terme à la poursuite de l’extraction dans les pays les plus pauvres et à leur éventuelle récupération de la dégradation écologique, en leur permettant de « garder le pétrole dans le sol » (comme l’ont revendiqué les amérindiens Yasunis de l’Equateur) et de développer une autonomie locale et la souveraineté des ressources. D’un point de vue féministe, Salleh affirme que la décroissance peut également signifier une libération des classes ouvrières industrielles du monde, celui d’un travail salarié sexué/sexué et racialisé piégé dans un système de productivisme et de consumérisme comme seule voie possible de satisfaction des besoins.
Dans cette optique, les éco-féministes matérialistes ont soutenu que, en tant que travailleuses reproductives, les femmes de la modernité capitaliste ont non seulement incarnées, mais également au cœur des contradictions écologiques, et cela à partir de leur position sociale : elles ont, comme le dit un dicton féministe, organisé la résistance depuis la table de la cuisine (Merchant 1996, 2005 ; Fakier et Cock, 2018). Ceci permet aussi de conceptualiser les acteurs d’alternatives qui s’inscrivent dans et contre la modernité capitaliste, et notamment autour d’une politique des communs. Les écoféministes matérialistes ont vu les femmes comme les premières défenseuses des biens communs, car celles-ci constituent la base matérielle du travail reproductif. Selon elles, la défense de l’accès commun et la préservation des environnements naturels et construits (sol, eau, forêts, pêcheries, mais aussi air, paysages et espaces urbains) a été une forme de résistance du travail contre la dépossession et les conditions dégradantes du travail reproductif. Ce faisant, de nombreuses femmes rurales et urbaines « ont été la principale force sociale s’opposant à une commercialisation complète de la nature, soutenant une utilisation non capitaliste de la terre et une agriculture orientée vers la subsistance » (Federici, 2009) ; cela explique pourquoi les femmes du monde entier ont été à l’avant-garde de l’agriculture urbaine, des actions d’arrachage et de plantation d’arbres, des mobilisations anti-nucléaires et anti-mines, de l’opposition aux mégaprojets destructeurs, à la privatisation de l’eau, aux décharges toxiques, et d’autres actions similaires (Gaard, 2011 ; Rocheleau et Nirmal 2015). Suivant Carolyn Merchant (1996) ont peut appeler cette agencivité le earthcare.
Nombreux sont ceux qui ont critiqué cette revendication pour son essentialisme, suscitant un débat « autour du lien inconfortable entre la nature, les soins aux autres et à l’environnement, et la relation sexe/genre » (Bauhardt, 2019) ; comme l’écrit Christine Bauhardt, il est important de se rappeler que « le problème est la pratique du travail de soin et non une essentialisation du corps féminin » (Ibid. : 27). Néanmoins, l’éco-féminisme matérialiste insiste également sur le fait que les femmes doivent être reconnues comme la grande majorité de la classe mondiale des reproducteurs et des soignants, à la fois historiquement et actuellement. Bien que les femmes soient évidemment traversées par d’autres différenciations sociales, un certain niveau de base de généralisation descriptive (et non normative) est nécessaire pour voir les femmes comme une grande majorité du prolétariat mondial, et comme une classe de travailleurs dont les corps et les capacités productives ont été domestiqués par le capital et les institutions capitalistes. Dans cette perspective, l’agencivité environnementale des femmes devient celle de sujets politiques qui reprennent le contrôle des moyens (et des conditions) de la re/production : leurs corps et l’environnement non humain. En d’autres termes, si le lien entre les femmes et la nature non humaine en tant que co-producteurs de la force de travail a été socialement construit par les relations capitalistes de reproduction, alors les luttes environnementales et reproductives des femmes doivent être considérées comme faisant partie de la lutte des classes globale.
Pour les éco-féministes socialistes, cela exige aussi de désavouer le paradigme de la croissance économique moderne, car ce dernier a subordonné la reproduction et l’écologie à la production, les considérant comme des moyens d’accumulation capitaliste. Cela peut même être considéré comme un principe de base de l’éco-féminisme matérialiste : comme le dit Mary Mellor (1996 : 256), « en séparant la production de la reproduction et de la nature, le capitalisme patriarcal a créé une sphère de « fausse» liberté qui ignore les paramètres biologiques et écologiques » ; un socialisme véritablement écologique, soutiennent-elles, doit inverser cet ordre, en subordonnant la production à la reproduction et à l’écologie (Merchant, 2005). Face à la dimension catastrophique de la crise écologique actuelle, les récents développements de la théorie de la reproduction sociale et du mouvement féministe mondial indiquent des possibilités concrètes d’assumer cette perspective (Batthacharya, 2017 ; Arruzza, Batthacharya et Fraser, 2019 ; Fraser, 2014). La grève mondiale des femmes, par exemple, pourrait être considérée comme une lutte non seulement pour le travail domestique, mais aussi pour le travail de soin de la terre que la modernité industrielle capitaliste a externalisé sur les femmes et d’autres sujets contextualisés/féminisés, défiant ainsi la violence capitaliste/industrielle et militaire pour transformer radicalement les relations productives et reproductives.
L’éco-féminisme socialiste se configure comme un outil inestimable de subjectivation politique ; cependant, il ne doit pas être considéré comme une affirmation généralisée sur les femmes, mais plutôt comme une analyse critique des relations matérielles de re/production qui ont généré des réponses politiques spécifiques, et qui créent de nouvelles possibilités politiques dans le présent. La division sexuelle du travail coloniale/capitaliste, avec sa normativité féroce, a opprimé et continue d’opprimer trop de générations de femmes dans le monde pour être ignorée comme un puissant moteur de libération. Bien sûr, de nombreuses femmes ont souscrit au modèle maître de la modernité et du progrès, en adhérant au féminisme « lean-in » et à des modèles de consommation et des aspirations non critiques, ou en acceptant d’être femmes au foyer et de dépendre du salaire masculin. Comme tous les sujets historiques, les femmes font des choix, même si ceux-ci découlent de conditions qu’elles n’ont pas choisies. Il en va de même pour les travailleurs masculins que le matérialisme historique a traditionnellement considérés comme les fossoyeurs du capital. Comme l’a encore noté Mellor (1996), évoquer le travail reproductif et de son potentiel écologique n’est pas plus essentialiste que de parler du travail industriel et de son potentiel révolutionnaire : il s’agit plutôt de reconnaître les conditions historiquement déterminées dans lesquelles (la plupart) des femmes se situent dans la division globale du travail, de reconnaître les manières spécifiques dont le travail et le genre ont été amenés à se croiser dans la modernité capitaliste, tout en refusant de se conformer à des conceptions profondément ancrées du travail domestique et de subsistance comme improductif ou passif.
La fusion du matérialisme historique et de l’éco-féminisme nous amène à considérer l’Anthropocène du point de vue du travail reproductif, c’est-à-dire le travail consistant à soutenir la vie dans ses besoins matériels et immatériels. Par sa propre logique, le travail reproductif s’oppose au travail social abstrait et à tout ce qui objective et instrumentalise la vie à d’autres fins. La vie elle-même est le produit du travail reproductif (humain et non humain). En même temps, le capitalisme soumet ce travail à une marchandisation et à une objectivation croissantes : cela génère une contradiction dans la mesure où le travail reproductif devient directement ou indirectement incorporé dans le circuit de valeur argent-marchandise-argent. Le capitalisme diminue ou annihile ainsi les potentialités d’amélioration de la vie des forces de reproduction, les transformant en instruments d’accumulation. Ce processus épuise à la fois le travailleur et l’environnement, en leur soutirant plus de travail et d’énergie que nécessaire et en les laissant épuisés. Comme l’a dit Tithi Batthacharya (2019) : « La fabrication de la vie entre de plus en plus en conflit avec les impératifs de la recherche du profit ».
Conclusions
Si le modèle maître de la modernité est constitutif de la modernité capitaliste/industrielle, il ne coïncide pas entièrement avec elle. D’une part, le capitalisme a adopté ce modèle de rationalité en remodelant la notion de modernité comme la capacité d’extraire de la valeur du travail humain et non humain ; d’autre part, ses caractéristiques clés (ou une partie d’entre elles) peuvent également être trouvées dans des systèmes sociaux non capitalistes, c’est-à-dire non orientés vers la valeur. Le socialisme d’État tel qu’il a été construit dans le bloc soviétique et en Chine, ou certaines de ses versions postcoloniales en Afrique, en Amérique latine et en Asie du Sud-Est, ont conservé diverses combinaisons historiques de colonialité/racisme, d’hétéro-patriarcat/sexisme et/ou de suprématie humaine/spécisme. Des structures politico-économiques profondément enracinées, de l’échelle locale à l’échelle mondiale, vont à l’encontre de toute tentative de démantèlement du modèle maître de la modernité, de sorte qu’un contre-modèle maître reste à trouver dans les formations étatiques. Pourtant, c’est avec lui que résident nos meilleurs espoirs de justice climatique. Nous devons donc exercer une critique de contre-maîtrise par tous les moyens possibles pour cultiver des formes alternatives, multiples et durables de modernité.
Le dilemme éco-moderniste du socialisme ne peut être surmonté qu’en adoptant une vision de l’économie politique où toutes les formes de travail ont une valeur égale dans la mesure où elles soutiennent la vie. En montrant l’intersection du capitalisme avec le patriarcat, le racisme et le spécisme à l’échelle mondiale, l’éco-féminisme socialiste permet de voir la transition écologique comme une intersection de différentes luttes pour le « changement systémique ». Prendre cette vision au sérieux pourrait aider les organisations à se libérer de leur obsession héritée d’un fétichisme des forces de production et de la croissance du PIB – la version capitaliste/industrielle de la modernité – et à envisager une véritable révolution écologique.
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Stefania Barca est enseignante-chercheure à l’université de Santiago de Compostella (Espagne) //contact: sbarca68@gmail.com
Article publié en anglais sur le site de Polen Ekoloji et en portugais sur le site de la revue E-cadernos Publié en français sous le titre «L’écoféminisme socialiste et la crise écologique mondiale» par la revue EcoRev’ n°49, pp. 126-138
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