Dominations plurielles au travail, conflictualités et action syndicale – AAA numéro 32
Coordination dossier n° 32 : Rachid Bouchareb (UMR 7217 CRESPPA), Saphia Doumenc (UMR 5206 Triangle Lyon 2), Claire Flécher (Institut d’études du Travail, Lyon, Centre Max Weber)
Le dossier du numéro 32 ambitionne de faire dialoguer ensemble une série de travaux attentifs à l’impact des différents marqueurs de division sociale (de classe, de race, de genre mais également d’âge, de génération, de handicap, d’orientation sexuelle, etc.) sur la genèse et le déroulement de formes diverses de conflictualités dans la sphère professionnelle. Ces dernières peuvent avoir pour enjeu la dénonciation d’injustices ou des inégalités de traitement sans nécessairement se définir comme discriminatoire. Comment l’imbrication de plusieurs rapports sociaux recompose-t-elle la domination inhérente au rapport salarial, et, fait-elle émerger des formes de contestation individuelles et/ou collectives ?
Cet appel constitue une double invitation, d’abord à destination des chercheurs et des chercheuses investi.es dans des approches intersectionnelles[1], à questionner leurs travaux, voire à effectuer une revisite de terrain à l’aune, spécifiquement, des formes de conflictualité au travail. Une invitation également faite aux sociologues du travail, du syndicalisme, à prêter une attention particulière aux conditions de possibilité des conflictualités au regard des articulations des différents rapports sociaux dans lesquels sont pris les travailleur.euses.
Le spectre de ces conflictualités adopté ici se veut délibérément large : des résistances informelles (Bouquin, 2008), notamment aux humiliations silencieuses (Jounin, 2008) aux formes plus institutionnalisées d’organisation collective (syndicats, collectifs autonomes, etc.), nous souhaitons donner à voir comment la reconnaissance de rapports sociaux complexes vient renouveler les formes de contestation au travail. La question se pose avec d’autant plus d’acuité que, ailleurs, dans les luttes sociales, la construction d’un cadre commun de lutte contre les discriminations fait son chemin[2]. Ce dernier se construit en référence aux luttes déployées dans le contexte anglo-saxon dès le milieu du XXème siècle, mais est aussi impulsé par un nouveau cadre juridique de non-discrimination, porté au niveau européen (Fassin, 2002). La construction de ce cadre se traduit par une certaine circulation des savoirs et savoir-faire militants entre luttes menées contre le racisme, le sexisme, l’âgisme, ou encore le validisme (Rennes, 2020 ; Masson, 2013 ; Revillard, 2020), permettant ainsi le renouvellement des argumentaires et des formes de conflictualité (Bouchareb, 2011).
Mais qu’en est-il dans les sphères du travail ? Dans quelle mesure celles-ci s’inspirent-elles de mouvements situés hors de la sphère du travail ? Car si les liens entre organisations syndicales et mouvements sociaux dits « intersectionnels » restent peu visibles, nombreuses sont les luttes du travail articulant plusieurs dimensions sociales (territoriale, ethnique, professionnelle…). Dans une actualité très récente, on peut par exemple citer les grèves des femmes de ménage (Nizzoli, 2015 ; Doumenc, 2021), les mobilisations de coursiers à vélo (Jan, 2018), les grèves pour la reconnaissance du caractère systémique des discriminations raciales dans le BTP. A l’international aussi, de nombreux travaux pointent les différents leviers d’action à disposition des populations précaires, que ce soient à travers les luttes des travailleurs sans-papiers (Soumahoro, 2022), des salariés de Walmart (Hocquelet, 2014) ou le mouvement Justice for Janitors à Los Angeles (Kesselman, Sauviat, 2017), des salarié·es de la logistique en Italie (Benvegnu et Tranchant, 2020) ou encore celles des travailleurs saisonniers de l’agro-industrie en Espagne (Hellio, 2008). Toutes ces luttes mettent sur le devant de la scène des travailleurs et des travailleuses articulant plusieurs propriétés sources de discriminations qui participent de leur assignation à des places subalternes. Ces mobilisations interrogent également la manière dont les syndicats renouvellent leurs moyens de lutte – par le répertoire juridique (Chappe, 2019) ou l’organizing en se connectant à de nouveaux mouvements sociaux (Thomas, 2016) – et leurs revendications. Car si le statut de travailleurs semble primer par-delà toute distinction de statut ou d’identité (comme dans la lutte des travailleurs sans-papiers en France (Baron et al., 2011)), force est de constater que certaines luttes mettent au cœur de leurs revendications des préoccupations variables et spécifiques aux travailleurs concerné·es (comme l’installation de salles de prière sur le lieu de travail par exemple (Gay, 2021)).
Ce numéro propose de prêter attention à la manière dont l’ensemble de ces rapports sociaux de pouvoirs s’articulent dans les luttes au travail, en s’intéressant en priorité aux pratiques, et à la manière dont un cadre commun de lutte contre les discriminations « infuse » les conflictualités au travail, menées par ou à côté des organisations syndicales. Au-delà d’un état des lieux, nous souhaitons ainsi interroger la signification de ces évolutions.
Les interrogations pourront prendre plusieurs directions (non exhaustives).
- Un premier ensemble de question pourra porter sur les liens dynamiques entre assignation à des positions minorisées dans l’espace de travail et les possibilités de leur contestation. La progression et le renouvellement de la part des emplois non-qualifiés dans les services ou la gig economy notamment depuis une trentaine d’année et, à l’inverse, l’accroissement des emplois très qualifiés exacerbe un mouvement de polarisation. Les interactions ou précisément l’absence d’interactions, encouragées par le recours massif à l’externalisation, entre salarié.es qualifié.es d’un côté et les travailleur.euses disqualifiés de l’autre, segmentés selon les nationalités, le genre et la classe sociale n’encouragent-t-elles pas l’apparition de sentiment d’injustice ? En outre l’imposition de conditions de travail plus dégradées, en dehors du droit du travail, conduit-elle à faire émerger des résistances pouvant prendre la forme d’une opposition commune ? Le fait de partager au travail bien plus qu’une série de tâches prescrites, mais également des propriétés sociales analogues permet-il de nourrir des « visions du mondes » similaires et, en cas de moment conflictuel, de fournir un socle commun de revendications (Kergoat, 2009 ; Beaumont et al., 2018) ?
- Dans la continuité de ce premier axe, un autre point attirera particulièrement notre attention : celui du lien entre ces contestations et le hors-travail. L’ancrage territorial, par exemple, est un mode d’organisation historique des syndicats (UL, UD, etc.) – permettant notamment de penser des luttes interprofessionnelles -, néanmoins tombé en désuétude. Or le contexte actuel semble appeler à un renouveau de cet échelon organisationnel (Béroud et Martin, 2020). Parallèlement, un certain nombre de travaux insistent sur le rôle joué par l’ancrage territorial dans l’organisation de la vie collective des salariés, en particulier lorsqu’ils sont très discriminés (Benquet, 2011 ; Collectif du 9 août, 2016 ; Rosa Bonheur, 2019 ; Doumenc, 2022). Dans quelle mesure les organisations syndicales intègrent-elles cette articulation souvent étroite entre le travail et le hors-travail pour renouveler leurs pratiques ? Par ailleurs, le hors-travail ne se limite pas aux lieux de résidence, il concerne l’ensemble des sphères dans lesquelles les individus évoluent. De cette manière, les appartenances communautaires, nationales, familiales, amicales, religieuses, etc. apparaissent intéressante à prendre en considération dans l’étude des conflictualités ordinaires au travail. Encouragent-elles la contestation et, éventuellement, l’adhésion syndicale, ou, au contraire concourent-elles à opérer de nouvelles formes de hiérarchisation dans les luttes (Dunezat, 2007) ?
- Parce que l’acteur syndical constitue un des acteurs historiques de la contestation au travail, un troisième ensemble de questions pourra porter sur la manière dont les syndicats se positionnent vis-à-vis de ce nouveau cadrage des conflictualités. En effet, un des enjeux centraux du syndicalisme reste la possibilité de gagner de nouveaux adhérent·es et de les garder sur le temps long (Giraud et al. 2018). Or pour que cela fonctionne, encore faut-il que les nouveaux·elles adhérent·es parviennent à s’y faire une place. Autrement dit, pour mener des luttes, il revient aux organisations syndicales de comprendre ce que les gens veulent (Tapia et Tamara, 2021). Or les difficultés à ce « renouveau syndical » sont nombreuses. Elles se traduisent parfois sur le terrain par la création de collectifs spécifiques la plupart du temps sectoriels (Collectif de la force invisible des Aides à domicile, Collectif Pas de bébés à la consigne, pour n’en citer que deux). L’émergence de ces formes d’organisations alternatives au syndicalisme interroge dès lors les frontières et les limites de l’action syndicale. Par ailleurs, les organisations syndicales peinent encore à intégrer des minoritaires (femmes, racisé.es, personne en situation de handicap…) en haut de la hiérarchie syndicale ou lors des négociations collectives (Contrepois, 2014). A quelles nouvelles dynamiques, stratégies, processus de cadrage l’approche intersectionnelle donne-t-elle lieu dans les organisations syndicales ? Comment se renouvellent les pratiques à l’aune de cette approche (davantage de recours au droit, alliances renouvelées avec le tissus associatif, politiques actives de syndicalisation, etc. ?) ? On pourra se demander par exemple comment ces pratiques se nourrissent d’autres mouvements sociaux (mouvements Gilets jaunes, Black Lives Matters, #me too, etc.) ou d’autres sphères sociales (quartier, famille, associations, etc.).
Le dossier accueillera des contributions s’appuyant aussi bien sur des enquêtes quantitatives que qualitatives (monographiques, ethnographies, études comparatives, etc.) et donnant à voir le renouvellement de ces pratiques et formes de conflictualité salariale au croisement des différents rapports sociaux. Les contributions pourront prendre en considération divers critères, au-delà de la classe, de la race sociale ou du genre : le handicap, la religion, l’âge, l’orientation sexuelle, l’état de santé ou la structure familiale. Des articles d’ordre plus méthodologiques seront également bienvenus, afin de mettre en évidence comment l’étude de ces pratiques induit un regard sociologique renouvelé. Dans quelle mesure l’approche intersectionnelle renouvelle-t-elle les pratiques d’enquête afin d’être en mesure d’identifier les capacités d’agir plurielles dont disposent les salarié·es ? Enfin, des propositions faisant état de retours d’expériences de la part d’acteurs (salarié·es, syndicalistes, militant·es, etc.) ayant participé ou observé de tels moments sont aussi vivement encouragés. Ce faisant, ce dossier espère contribuer au décloisonnement de l’étude du syndicalisme pour l’ouvrir à d’autres champ de la sociologie (urbaine, du travail, du racisme, des mouvements sociaux, de la famille, etc.).
Calendrier
Les contributions ne peuvent pas excéder 40 000 signes, espaces inclus.
Normes typographiques et bibliographiques : https://lesmondesdutravail.net/contrib/
Date de livraison des propositions d’articles : 30 mai 2023
Date de livraison des articles : 1er septembre 2023
Date de parution du numéro : Avril 2024
Adresse de livraison des fichiers : rachidbouchareb@aol.com, doumenc.saphia@gmail.com et claire.flecher@univ-lyon2.fr avec copie à info@lesmondesdutravail.net
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Références
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Benvegnù C. et Tranchant L., « Warehousing consent? Mobilité de la main-d’œuvre et stratégies syndicales au principe d’une conflictualité différenciée dans les entrepôts italiens et français », Travail et emploi, 2020, n° 162, p. 47-69.
Benquet M., Les damnées de la caisse. Grève dans un hypermarché, Paris, Éditions du Croquant, 2011.
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Bouchareb R. (coord.), « Dossier. Les discriminations racistes au travail », Les mondes du travail, n°21, 2018.
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Chappe V.-A., L’égalité au travail. Justice et mobilisations contre les discriminations, Presses des Mines, 2019.
Collectif du 9 aout, Quand ils ont fermé l’usine. Lutter contre la délocalisation dans une économie globalisée, Agone, 2016.
Collectif Rosa Bonheur, La ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire, Paris, Éditions Amsterdam, 2019.
Contrepois S., « La démocratie, une question de genre ? La participation des femmes à la négociation collective », Politiques de communication, 2014, n°2, p. 113-144.
Dunezat X., « La fabrication d’un mouvement social sexué : pratiques et discours de lutte », Sociétés & Représentations, vol. 24, no. 2, 2007, pp. 269-283.
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Thomas A., « The transnational circulation of the ‘organizing model’ and its reception in Germany and France”, European Journal of Industrial Relations, 2016, n°4, p. 317-333.
[1] La perspective intersectionnelle permet, dans un double mouvement, à la fois de penser la (re)production des inégalités sociales de classe, de genre et de race, mais également de saisir concrètement les stratégies mises en œuvre pour les dénoncer ou les combattre. Voir l’article d’Irène Pereira (2018) sur sa réception et les controverses militantes et théoriques en France.
[2]Aux États-Unis, des stratégies de renouvellement syndical accordant le primat à l’organisation des non syndiqué·e·s se focalisent sur le développement de campagnes allant au-delà des seules sphères professionnelles, s’inspirant du modèle du community organizing proposé par Saul Alinsky.