Après quarante et un jours d’actions de grève, le syndicat UAW (United Automobile Workers) a obtenu une victoire historique sur les trois grands constructeurs Ford, General Motors et Stellantis (Chrysler). Cette victoire met fin à 43 ans de concessions et de défaites initiées en 1979, lorsque l’UAW avait accepté la suspension de toutes les conventions signées avec la direction de Chrysler alors en faillite. Au cours de cette longue période, près de 60 sites de production ont été fermés ou délocalisés vers le Mexique et le syndicat n’avait cessé d’accepter, certes à reculons, une modération salariale et la flexibilité productive en plus d’une catégorie de travailleurs effectuant les mêmes opérations, mais payés 10 ou 15 dollars/heure en moins appelés « second tier » (second segment). En même temps, le secteur de l’automobile s’est profondément transformé et connaît un regain d’activité. Employant aujourd’hui 1,2 million de travailleurs contre 850 000 en 1980, les constructeurs se sont diversifiés avec l’arrivée des marques allemandes (VW, Mercedes) ou japonaises (Toyota, Nissan, Honda) et plus récemment, le développement accéléré de sites de production de véhicules électriques.
Les avancées obtenues par l’UAW sont historiques à plusieurs égards. Outre une augmentation de 25 % échelonnée sur quatre ans (la durée de la convention collective), l’intégration des travailleurs temporaires dans la catégorie des permanents (CDI), c’est surtout l’abolition du système dualiste avec des travailleurs de second rang (second tier) qui représente une victoire sur la précarité et le surexploitation puisque ces travailleurs bénéficieront d’une augmentation pouvant atteindre, dans certains cas, 150 % du salaire horaire. Le syndicat a également obtenu la restauration de l’indexation des salaires sur le coût de la vie (appelé système Cola pour cost of living adjustment) qui avait été supprimé en 2008. Appliquée à l’ensemble des travailleurs syndiqués des Big Three (Ford, GM et Chrysler), la restauration de l’indexation devrait ajouter 8 % aux augmentations de salaires obtenues par ailleurs. Les intérimaires ayant plus de 90 jours d’ancienneté passeront immédiatement au statut de permanent. Les futurs intérimaires deviendront des travailleurs permanents au bout de neuf mois, qui compteront pour leur progression vers le taux supérieur de la grille salariale. Le seul bémol de cette victoire se situe au niveau des retraites même si Ford a accepté de réinjecter des ressources dans les fonds de pension, cela reste insuffisant pour garantir les mêmes droits de retraites à l’ensemble des catégories de travailleurs.
Comment une telle victoire a-t-elle été possible ?
Le changement de direction syndicale a joué un rôle déterminant dans cette victoire. Le nouveau président de l’UAW, Shawn Fain, a été élu après une rude bataille menée par une tendance de gauche, United All Workers for Democracy, qui s’était constituée il y a de cela un dizaine d’années. Il y a deux ans, cette tendance avait obtenu l’élection du président au suffrage direct, mais échouait de justesse à emporter le vote interne. Au cours de l’année suivante, la direction syndicale de l’UAW a été éclaboussée par une série de scandales de corruption et d’enrichissement personnel. Pendant cette période agitée, Shawn Fain a su gagner une reconnaissance comme syndicaliste de base opposé aux concessions et aux inégalités salariales. Au printemps 2023, Fain a mené une campagne interne autour du mot d’ordre « pas de corruption, pas de concessions et pas d’inégalités statutaires » (« no corruption, no concession, no tier »), emportant l’élection interne contre Ray Curry qui représentait une orientation plus modérée à l’égard des constructeurs.
Shawn Fain s’était affiché à plusieurs reprises avec Bernie Sanders et a mené une campagne médiatique dès son élection en annonçant le retour d’un syndicalisme capable d’apporter des avancées sociales. Articulant un discours centré sur la justice sociale avec une critique du mépris de classe envers ceux qui travaillent, Shawn Fain incarnait une volonté des membres d’obtenir de bons salaires et de retrouver une condition sociale assimilée à la classe moyenne. Adoptant le Green New Deal, le gouvernement s’était montré très généreux envers les constructeurs. Les subventions et les prêts sans intérêts pour financer la transition écologique atteignaient des montants considérables, de l’ordre de 25 à 30 milliards de dollars par constructeur. La nouvelle direction de l’UAW a pressenti que le moment pour mener une action offensive était advenu.
Peu après son élection, Shawn Fain a mobilisé la base en annonçant le retour d’un syndicalisme de combat qui n’a pas peur de s’engager dans un conflit avec la ferme conviction de pouvoir l’emporter. En annonçant un calendrier de grèves « stand-up » (debout), Fain mobilisait le puissant souvenir mémoriel des « sit-down strikes » (grèves assises) des années 1934-1937 qui avaient permis à l’UAW d’obtenir une reconnaissance syndicale[1].
La campagne de grèves stand-up ciblait simultanément les trois constructeurs, ce qui représente une nouveauté par rapport à la période précédente. Auparavant, la tactique éprouvée consistait à cibler un seul constructeur pour ensuite étendre les avancées salariales vers les deux autres. Mais ce mode d’action était devenu désuet, sinon contre-productif. En effet, toute concession syndicale autour du temps de travail ou des salaires se soldait par des reculs symétriques chez les autres constructeurs. La délocalisation d’usines d’assemblage vers les États du Sud ou le Mexique, dépourvus de représentation syndicale, donnait une arme redoutable aux mains du management qui n’hésitait pas à s’en servir pour arracher des concessions dans les usines historiques dans le périmètre des Grands Lacs (Detroit-Flint-Chicago-Cleveland). Pour sortir de cette spirale de régression sociale, il fallait prendre les « Big Three » simultanément pour cible. Ce choix, audacieux et à certains égards risqué, exigeait la ferme garantie d’être en pleine capacité de mettre des sites à l’arrêt pendant une longue période. Début septembre, l’UAW annonçait un calendrier de quarante jours de grève échelonnés, mais sans divulguer les sites qui seraient mis à l’arrêt. De cette manière, le syndicat se donnait les moyens de démultiplier l’effet disruptif, en désorganisant l’approvisionnement et en créant un chaos dans les plannings de production.
Cette tactique de grève tire sa force de l’effet surprise par rapport à une organisation du procès de travail en réseau et en flux tendu. Ne sachant pas où le syndicat allait frapper, les constructeurs avaient empilé les stocks de moteurs et d’autres composants essentiels. Mais contre toute attente, le syndicat a choisi d’organiser des débrayages et des grèves ailleurs que dans les usines d’assemblage, en mettant à l’arrêt les centres de distribution avant de cibler les unités d’assemblage des véhicules de haut de gamme comme les 4 x 4 ou les modèles de luxe.
En alternant les grèves dans les centres de logistique, les usines d’assemblage, les unités de fabrication de composants essentiels, l’UAW a réussi à maximaliser les effets disruptifs des arrêts de travail tout en ménageant sa caisse de grève. Chaque usine affectée par un arrêt de travail l’était complètement et chaque affilié à l’UAW touchait une indemnité de 100 dollars par jour de grève…
Dans les sites non affectés par un arrêt de travail, les travailleurs avaient pour consigne de refuser les heures supplémentaires, de travailler de la manière la plus stricte possible, en respectant à la lettre les consignes techniques ou les normes de sécurité. Début octobre, l’UAW annonçait que la poursuite des actions de grève jusqu’à Thanksgiving ne posait aucun souci. Mi-octobre, General Motors et Ford ont commencé à concéder des hausses de salaires et le retour de l’indexation. Chrysler-Stellantis refusait encore d’embrayer le pas, ce qui a poussé l’UAW à concentrer les actions de grève chez ce constructeur, faisant de Carlos Tabares, dont le salaire annuel atteint 26 millions de dollars, l’incarnation de la vénalité managériale.
Arrêter la descente aux enfers
Quand Ford et General Motors ont commencé à faire des concessions sur l’un ou l’autre point du cahier de revendications, l’UAW a décidé d’enfoncer le clou en accentuant la pression sur Chrysler-Stellantis, le plus réticent des trois. Pris en tenaille par les concessions des autres constructeurs où la production reprenait et des grèves ciblant les véhicules les plus rentables, Stellantis a fini par accepter de rouvrir l’ancienne usine de Jeep Cherokee en y affectant la fabrication de batteries électriques et la création de 5 000 postes de travail, permettant la réembauche des 1 500 travailleurs licenciés fin 2022.
Cette décision représente un véritable tournant dans la tradition états-unienne des relations industrielles. En 1946, l’UAW avait mené une grève de cent dix jours chez General Motors pour obtenir un droit de regard sur la comptabilité de l’entreprise (« open the books ») et surtout un droit de veto sur toute décision affectant l’organisation de la production. Pour Walter Reuther, à l’époque dirigeant de l’UAW et militant socialiste formé à la doctrine du contrôle ouvrier [2], l’enjeu était d’importance stratégique. Voyant arriver les machines-outils à commande numérique, Reuther était convaincu qu’un syndicalisme autolimité aux revendications salariales serait tôt ou tard dépassé par les innovations technologiques. Mais pour General Motors, il était hors de question de concéder ne serait-ce qu’une parcelle de pouvoir managérial. Pour obtenir la paix sociale, la direction avait concédé des augmentations salariales et des garanties collectives (sécurité, assurance maladie, retraite) jamais vues auparavant. Après avoir été purgé des militants communistes pendant le maccarthysme, l’UAW s’était replié sur le périmètre convenu des relations industrielles, laissant au management toute latitude dans les décisions concernant l’organisation du travail et les investissements.
Selon Daniel Bell, alors journaliste de la revue Fortune, l’UAW n’avait emporté qu’une victoire à la Pyrrhus, et la montagne de dollars a surtout servi masquer l’émasculation d’un syndicalisme de contre-pouvoir. Si le raisonnement de Bell est loin d’être faux, pendant près de trois décennies, les ouvriers de l’automobile ont vu leur niveau de vie augmenter de manière constante jusqu’au point d’incarner la figure sociale de l’ouvrier appartenant à la classe moyenne. Mais la tendance s’inverse à partir des années 1980. Les ouvriers de l’automobile étaient de moins en moins bien payés et leur appartenance à la classe moyenne commençait à se déliter sérieusement. Il faut néanmoins reconnaître l’habilité de la nouvelle équipe dirigeante de l’UAW qui a su transformer le sentiment de déclassement en ressource de mobilisation, invoquant la nécessité d’une « réparation » salariale tout en se positionnant comme protagoniste pour la restauration du rêve américain. Cette approche est loin d’être « anticapitaliste » mais pour les centaines de milliers de travailleurs du secteur et le syndicat, il était devenu urgent de rompre le cycle interminable de défaites et de reculs sociaux.
Le retour inopiné du contrôle ouvrier
Ce qui est désormais chose faite, et pas seulement au niveau des salaires. Shawn Fain, rappelant à plusieurs reprises les combats historiques de Walter Reuther, la réouverture de l’usine de Belvidere de Stellantis est une victoire qui renoue avec le meilleur des traditions du contrôle ouvrier pratiqué dans l’entre-deux-guerres : « Pour la première fois dans l’histoire syndicale, nous avons obtenu la réouverture d’une usine sans devoir accepter des pertes de salaire ni sacrifier des emplois ailleurs. Mieux, nous avons obtenu que les montants des salaires, la couverture d’assurance maladie et les pensions seront identiques aux usines d’assemblage thermique, déjà couverts par les conventions collectives. »
Cette interprétation n’est pas exagérée. Pour Barry Eidlin, professeur en sociologie des relations industrielles à l’université McGill, la réouverture de l’usine de Belvidere marque un tournant car c’est la première fois que le syndicat obtient la réouverture d’une usine tout en pesant sur les choix d’investissements et d’organisation du procès de travail. Auparavant, l’UAW n’obtenait que l’ajournement d’une fermeture ou le maintien d’activité en faisant d’importantes concessions salariales ou statutaires.
La doctrine du contrôle ouvrier est également à la base d’une série d’actions qui visent à maintenir les activités liées à la production de véhicules à propulsion électrique au sein du périmètre historique de l’automobile. Début octobre, l’UAW obtenait que les 6 000 emplois prévus par GM dans le secteur électrique seront couverts par la convention-cadre générale plutôt qu’une convention distincte avec des salaires au rabais. Cette victoire concerne également des semi-filiales (entreprises en joint-venture) comme Ultium Cells de Lordstown, dans l’Ohio, où les 1 300 travailleurs verront leurs salaires ajustés à la hausse, passant de 16,50 dollars à 28 dollars/heure, une avancée qui sera étendue à sept autres unités de fabrication de composants pour les moteurs électriques.
General Motors à Spring Hill est un autre exemple illustrant l’actualité du contrôle ouvrier. Dans cette usine du Tennessee, GM avait décidé d’externaliser la peinture et le moulage en plastique dans une entreprise où les salaires commencent à 15 dollars et se terminent à 17 dollars après quatre ans. Bien que les véhicules électriques ne changent en rien l’activité de peinture et de plasturgie, les travailleurs couverts par les conventions d’entreprise de l’automobile avaient soudainement été licenciés. En obtenant l’extension des grilles salariales et des garanties collectives aux entreprises fabriquant les composants, l’UAW enlève tout avantage à externaliser certaines activités et évite la fragmentation des collectifs de travail suivant des clivages salariaux justifiés par des prétextes technologique. Désormais, être affecté à certaines activités spécialisées dans le secteur des véhicules électriques ne sera plus à l’origine d’une sous-rémunération, ce qui n’est pas rien par rapport à un marché en pleine croissance. En effet, sur les 14 millions de véhicules particuliers vendus chaque année aux Etats-Unis, la part du parc électrique augmente rapidement et atteint désormais un volume annuel de 800 000 unités, représentant 6 % du volume total, près du double des ventes en 2021.
Enjeux climatiques et électoraux
Pour le syndicat, ces multiples victoires sur les Big Three représentent de véritables trophées de guerre qui devraient lui permettre de forcer la porte pour entrer chez les des constructeurs employant des travailleurs non syndiqués. L’égalisation des salaires du secteur électrique sur ceux du secteur thermique est une victoire qui devrait faciliter l’adhésion des travailleurs, encore très sceptiques par rapport à la transition écologique. Pour Shawn Fain, l’alliance « Green-Blue » (entre le vert écologiste et le bleu des « cols bleus» ) est essentielle : « La crise climatique n’est pas une rumeur fantaisiste et il est essentiel que la transition écologique se fasse en respectant les principes de justice sociale. On ne peut pas accepter que des green jobs [emplois verts] soient créés en imposant des sous-salaires sans garanties collectives. »
L’enjeu est bien sûr de taille, y compris sur le plan politique puisque Donald Trump s’oppose à l’électrification du parc automobile « car ce sont des boulots mal payés ». Pour contrer le populisme réactionnaire de Trump, l’UAW a choisi de ne pas se jeter dans les bras du démocrate Joe Biden, mais d’exiger d’abord des garanties sur les salaires et la représentation syndicale. Cette tactique peut sembler très modérée, mais elle n’est pas sans effet puisque Joe Biden s’est présenté à un piquet de grève. Il est évident qu’il aura besoin du soutien des travailleurs de l’automobile du Midwest pour l’emporter dans ces Etats frappés par la désindustrialisation et une paupérisation de la classe laborieuse qui se croyait appartenir à la classe moyenne…
Sachant que les usines de Tesla sont toutes exemptes de présence syndicale et sans couverture conventionnelle, et que la plupart des constructeurs étrangers sont dans le même cas, la victoire syndicale sur les Big Three est sans doute aussi une concession inspirée par un certain opportunisme de la part des grands constructeurs historiques. Les parts de marché du trio General Motors, Ford et Chrysler a totalise 42 % contre 80 % il y a vingt ans… Pour les constructeurs états-uniens, il est essentiel de préserver leurs parts de marché et, pour atteindre cet objectif, ils ont tout intérêt à réduire l’écart de compétitivité face aux concurrents [3]. Ayant été contraints de concéder des hausses salariales substantielles et la fin du système dualiste, ils facilitent désormais les syndicats à entrer chez les concurrents pour empêcher ces derniers de profiter de leurs avantages compétitifs. Cela invite à prendre au sérieux Shawn Fain lorsqu’il annonce que l’UAW retournera à la table des négociations en 2028 pour négocier avec les Big Five ou les Big Six au lieu de se cantonner aux constructeurs historiques. Parce qu’elle initie une dynamique de progrès social, la victoire de la grève dans l’automobile est un tournant qui ouvre aussi une perspective pour l’ensemble des travailleurs de l’automobile, voire au-delà.
Vers un renouveau syndical ?
Vu de loin, cela semble peut-être anecdotique, mais l’UAW n’est pas seulement changé de direction et d’orientation mais est aussi un syndicat qui a élargi son périmètre d’action et a réussi à obtenir une reconnaissance syndicale dans des secteurs et des métiers très éloignés de l’automobile, comme les employés du casino de Chicago, des travailleurs de l’aéronautique, de l’agroalimentaire et même des enseignants-chercheurs universitaires, qui représentent désormais 10 % des affiliés du syndicat. Comment cela-t-il été possible ? D’abord en menant des campagnes d’affiliation incessantes suivant la méthode de l’organizing (parfois même du deep organizing), ce qui est une étape incontournable pour négocier des conventions collectives et représenter les travailleurs sur les questions de conditions de travail. Il faut rappeler ici que l’employeur est obligé de reconnaître une section syndicale comme interlocutrice dès lors que 30 % des travailleurs s’affilient à un syndicat, quel qu’il soit, et qu’une majorité des votants confirme ce choix lors d’une consultation [4].
Conclusion
En Europe, on avait pris l’habitude de considérer les syndicats états-uniens comme impuissants sinon comme extrêmement modérés, prêts à toutes sortes de concessions. La montée d’un nouveau syndicalisme enseignant avec des victoires dans plusieurs États (voir l’article de Wim Benda sur les grèves victorieuses dans l’éducation) avait quelque peu relativisé cette image caricaturale, mais bon nombre d’analystes continuaient à penser que dans le secteur privé et concurrentiel, le management restait seul maître à bord. Certes, il y avait quelques percées syndicales, comme chez Amazon à Staten Island [5] mais, au-delà, la situation semblait toujours aussi désespérante. À tort et la victoire des travailleurs l’automobile montre que la disponibilité pour « collectivisme » existe bel et bien et qu’un syndicalisme offensif peut emporter une épreuve de force contre trois multinationales à la fois [6]. Le regain de popularité du syndicalisme que l’on voit apparaître dans de nombreux endroits après la pandémie et que certaines enquêtes sociologiques avaient su identifier, notamment au niveau générationnel est confirmé par les faits. En même temps, des tels changements ne s’opèrent pas spontanément, mais résultent d’un effort prolongé de réseaux militants enracinés socialement pour renouveler le syndicalisme. Ce qui implique non seulement une orientation plus offensive, mais aussi la mobilisation des travailleurs autour de revendications unifiantes par-delà les clivages statutaires et les inégalités (ethno-raciales et de genre) et last but not least, l’audace d’utiliser des tactiques de mobilisation en rupture avec le jeu ritualisé d’un dialogue social où les employeurs dictent ce qui est négociable ou pas.
Le cas des États-Unis montre que de tels basculements sont possibles, même avec un syndicat extrêmement bureaucratisé, voire corrompu. Cela ne signifie pas que ce soit toujours et partout la seule voie à emprunter. Au Mexique, General Motors a longtemps bénéficié du soutien de la Confédération des travailleurs mexicains de Miguel Trujillo López. Mais après des années de tentatives pour démocratiser le CTM, les 6 232 travailleurs de GM à Silao (Etat du Guanajuato) ont fini par voter à 76 % en faveur de la reconnaissance d’un nouveau syndicat, le Sindicato Independiente Nacional de los Trabajadores y Trabajadoras de la Industria Automotriz (Sinttia). Il faut dire que l’ancien syndicat avait signé pour la énième fois une convention collective qui n’apportait aucune amélioration salariale et acceptait l’imposition de gains de productivité par la seule intensification du travail. Lorsque le gouvernement Mexicain a ouvert en 2019, par une réforme du code du travail, la voie à la démocratisation de la représentation des travailleurs, les travailleurs de GM au Mexique n’ont pas hésité à former un nouveau syndicat devenu majoritaire ; un exemple qui a été suivi par d’autres chez Goodyear ou Saint Gobain [7].
Certes, il existe beaucoup de différences entre la situation aux Etats-Unis et celle que l’on connaît en France. Outre la dispersion des forces syndicales et l’absence de caisse de grève, les syndicats sont confrontés à une négociation de plus en plus refermée sur la conception managérialiste du « dialogue social ». Mais par-delà ces différences et les obstacles que l’on peut identifier, il y a certainement des une convergence en termes de combativité ouvrière et une conscience critique à l’égard du management…
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Notes
[1]. En pleine crise économique, les grévistes avaient décidé d’occuper les ateliers, empêchant le lock-out et la mobilisation de briseurs de grève. Il aura fallu plusieurs grèves «sit down» au cours de 1936-1937 avant que General Motors et Chrysler concèdent enfin la reconnaissance syndicale et la négociation avec un comité regroupant des délégués d’atelier. Ford a continué à refuser le fait syndical, parfois avec violence, en mobilisant les Pinkerton – véritable milice patronale – et fait tirer à la mitrailleuse sur les piquets de grève. Chez Ford, l’UAW obtiendra la reconnaissance syndicale qu’en 1941, après l’introduction d’une nouvelle réglementation imposée par l’administration de Roosevelt en 1937 et l’entrée en guerre des Etats-Unis que l’UAW.
[2] Cette doctrine s’est formée au début du 20ème siècle à partir d’expériences concrètes dans plusieurs pays (Russie en 1905, Angleterre, Italie et Belgique en 1917-1922) où les syndicats exerçaient un droit de véto sur toutes les décisions du management (horaires, conditions de travail, organisation du travail) tout en exigeant un droit de regard sur la gestion de l’entreprise (« ouverture des livres de compte »). Le contrôle ouvrier a été intégré dans la doctrine officielle de plusieurs confédérations syndicales et de certains partis sociaux-démocrates dans la période de l’entre deux-guerres. Après la seconde guerre mondiale, elle tend à s’institutionnaliser en RFA avec la Mitbestimmung ou co-détermination qui représente une variante plus modérée. Dans d’autres pays, tels que l’Italie, le Royaume-Uni ou la Belgique, elle reste centrale dans les doctrine syndicale. Il est important de ne pas confondre le « contrôle ouvrier » avec la cogestion ou le management participatif. Selon la doctrine originale, le syndicat doit garder toute son indépendance et considérer l’exercice d’un contrôle ouvrier comme une sorte de situation de double pouvoir qui forme en même temps une école préparant les travailleurs à l’autogestion ou la gestion ouvrière. Pour un aperçu des débats par rapport à la France, voir « Réforme de l’entreprise ou contrôle ouvrier ? Débat public entre François Bloch-Lainé, Ernest Mandel et Gilbert Mathieu», in Cahiers du C.E.S., n° 70-71, préfacé par J.-M. Vincent, E.D.I., Paris ; voir aussi Hélène Hatzfeld (2020), « Le “contrôle ouvrier” : diffusion et disparition d’un imaginaire », in Histoire Politique n°42 | DOI : https://doi.org/10.4000/histoirepolitique.691 ; Jacques Béllanger (1986), « Le contrôle ouvrier sur l’organisation du travail: Étude de cas en Grande-Bretagne », in Relations Industrielles / Industrial Relations, Vol. 41, No. 4 (1986), pp. 704-719, https://www.jstor.org/stable/23073111. Pour une biographie de Walter Reuther, lire Nelson Lichtenstein (1996), The Most Dangerous Man in Detroit: Walter Reuther and the Fate of American Labor, Basic Books, NY ; voir aussi la recension critique de Jane Slaughter, co-fondatrice avec Kim Moody du journal Labor Notes, protagoniste du renouveau syndical au Etats-Unis depuis 1979.
[3]. Au premier semestre 2021, General Motors était le premier constructeur automobile en termes de parts de marché aux Etats-Unis, avec 16,48 % du marché des voitures et des véhicules utilitaires. Toyota arrive en deuxième position, avec une part de marché de 15,01 %. La troisième place est occupée par Ford, avec une part de marché de 11,92 %, suivie de près par Stellantis (11,48 %) et Honda (10,02 %).
[4]. Si une majorité de travailleurs souhaitent former un syndicat, ils peuvent choisir un syndicat de l’une des deux manières suivantes : si au moins 30 % des travailleurs signent des cartes ou une pétition indiquant qu’ils veulent un syndicat, le NLRB organise une élection. Si la majorité des votants choisissent ce syndicat, le NLRB certifiera le syndicat comme votre représentant pour les négociations collectives. Une élection n’est pas le seul moyen pour un syndicat de devenir votre représentant. L’employeur peut reconnaître volontairement un syndicat sur la base de preuves – généralement des cartes d’autorisation syndicales signées – qu’une majorité d’employés souhaitent qu’il les représente. Une fois le syndicat accrédité ou reconnu, l’employeur est tenu de négocier les conditions d’emploi avec le représentant du syndicat.
[5]. Mometti, Felice (2022), « Amazon aux Etats-Unis : de la défaite de Bessemer à la création d’un syndicat auto-organisé à New York », in Mouvements, vol. 110-111, n° 2-3, 2022, pp. 98-108. https://doi.org/10.3917/mouv.110.0098
[6] Pour une présentation de la théorie des mobilisations et du “collectivisme”, voir John Kelly (1998), Rethinking Industrial Relations, Mobilisations, Collectivism and Long Waves, Routlegde, Londres. Pour une note de lecture de J. Kelly, Stephen Bouquin, « Quand le collectivisme refait surface » in Les Mondes du Travail, n°30, pp. 210-217.
[7]. Grâce à cette réforme, l’élection déterminant le degré de représentation était devenu obligatoire et avait eu lieu en présence d’observateurs du Bureau international du travail et d’Industry ALL, la fédération organisant sur le plan mondial les travailleurs de l’automobile. Depuis l’introduction de la nouvelle loi, les nouveaux syndicats ont gagné leur reconnaissance dans une série impressionnante de firmes multinationales. Voir « Democratic Unions can Become a Reality », article publié le 25 mai 2022 Industry All .
La Grande-Bretagne [1] a connu cet été une vague de grèves comme elle n’en a pas vue depuis des décennies. Frappant tour à tour les entreprises du transport ferroviaire, la logistique, le terminal portuaire de Felixstowe et le Royal Mail, ces grèves se déroulent dans un contexte économique et social marqué à la fois par des profits record, une crise politique et une inflation galopante. La vague de grèves spontanées dans une dizaine d’entrepôts d’Amazon fut sans doute le moment le plus inattendu de ce summer of discontent, autrement dit l’été du mécontentement [2].
Dans cet article, nous voulons porter à la connaissance du lectorat francophone le retour de la grève comme fait social majeur, et cela dans un pays qui a connu une longue période de «pacification sociale contrainte». Après avoir brièvement exposé les éléments contextuels dans un premier point, nous décrirons dans le deuxième point les principaux conflits. Nous développerons ensuite quelques réflexions à propos de la poursuite des mobilisations de grèves au cours des prochains mois dans un contexte d’instabilité politique. Le quatrième point aborde la question de la fin d’une longue période de pacification de la conflictualité, en envisageant l’éventualité de cycles longs dans l’activité gréviste à partir du changement des coordonnées structurelles et organisationnelles qui en déterminent l’intensité. Nous conclurons enfin en dressant une série de constats généraux.
1 – Singularités britanniques sous tension
Au Royaume-Uni, les relations professionnelles (industrial relations) sont de type volontaire et faiblement réglementées, bien qu’à l’inverse, la grève soit très encadrée. Elles sont dépourvues d’instances représentatives du personnel et c’est pourquoi on évoque le « single channel » ou canal unique[3]. Le législateur a reconnu très tôt le fait syndical au sein de l’entreprise (1872) tandis qu’il accordait dans la foulée le droit d’organiser un piquet de grève pacifique (1875). En 1906, les syndicats obtenaient le droit de mener des grèves sans être exposés à une condamnation avec dommages et intérêts. La confédération Trade Unions Council (TUC) est un produit direct du chartisme né en 1838[4]. Elle regroupait initialement 180 syndicats de métiers ou de professions. A l’inverse d’autres pays où prédominaient les traditions anarcho-syndicalistes ou révolutionnaires, la TUC a pris les devants de l’action politique en fondant en 1900 le Labour Representation Comittee, qui à son tour a fondé le Labour Party. Une représentation politique était un complément nécessaire à l’action syndicale essentiellement « économique ». Pendant l’entre-deux guerre se manifeste une forte conflictualité sociale, avec comme point culminant une grève générale, restée unique, en 1926. Après la seconde guerre mondiale, les syndicats et le parti travailliste réussissent à améliorer profondément les conditions de vie de la classe laborieuse. Outre la création d’une sécurité sociale à vocation universelle sous l’égide de William S. Beveridge, avec des services de santé accessibles à tous, financée à partir de l’impôt, le pays connaît pendant deux décennies un relatif plein-emploi (masculin) avec un puissant pôle industriel public et une offre élargie de services sociaux (notamment en termes de logement).
La formation des salaires est très décentralisée en Grande-Bretagne. Elle s’est organisée de 1945 à 1986 à partir d’une négociation salariale au sein des Wages Councils (conseils de salaires) qui recoupaient, sur une base territoriale, les métiers et les professions avec une représentation appointée des employeurs et des employés. Les Wages Councils élaboraient une grille indicative des tarifs horaires, des seuils minima selon l’ancienneté et la qualification (Dobb, 1946).
Après leur suppression en 1986, la négociation salariale a perdu beaucoup d’importance. En même temps, dans certains cas (transport, énergie), elle s’est maintenue à l’échelle d’un secteur pour éviter des dérives de surenchère ou de dumping salarial. Au cours de la période récente (2000-2020), dans le secteur privé, seul 20 % des augmentations de salaire étaient le produit de la délibération (collective bargaining) contre 45 % dans le secteur public. La création d’un salaire minimum horaire (1998) – assez exceptionnel au vu de la tradition britannique – se justifiait par l’ampleur de la paupérisation de travailleurs, avec près de 25% de travailleurs salariés pauvres.
De 2010 à 2020, les hausses de salaires ont été très modérées, se situant systématiquement en deçà du taux de croissance annuel du PIB. Au cours de cette décennie, le salaire horaire médian (en termes réels) n’a augmenté que de 0,6 % tandis que le salaire horaire moyen a connu une baisse de 2,4 % en termes réels si on prend la décennie écoulée comme référence. L’augmentation importante en 2021 est avant tout liée à la fin des périodes de confinement, avec la cessation du système de chômage temporaire (furlough).
Les salaires sont au cœur de ces grèves pour une raison très simple: l’inflation. En avril 2022, le Chartered Management Institute [5] révélait que la moitié des entreprises n’avaient prévu aucune augmentation de salaires tandis que dans l’autre moitié, la hausse se limiterait à 3 %, c’est-à-dire moins de la moitié de l’inflation (à ce moment-là). Selon cette même enquête, dans le secteur public – où le taux de syndicalisation atteint les 50 % contre 18 % dans le secteur privé – l’augmentation des salaires ne dépasserait pas les 2 à 3 % en 2022.
Or, la Grande-Bretagne a connu une longue période de stagnation des salaires depuis 2008, année de la crise financière. Mais cette décennie se caractérisait aussi par une inflation modérée, de 1,5 % en moyenne, et cette donnée a changée brutalement fin 2021.
Dans un premier temps, au cours de l’automne 2021, la hausse des prix résultait d’une reprise économique relativement brutale, après les périodes de confinement liées à la pandémie. L’année 2021 était également marquée par une importante désorganisation du transport routier, notamment à cause d’une pénurie de chauffeurs de poids-lourds, pour partie liée au Brexit. Dans ce contexte, les prix étaient en augmentation constante et l’inflation atteignait déjà 5-6 % vers la fin de l’année 2021. La désorganisation des chaînes de valeurs globales, encore amplifiée par le contexte insulaire de l’économie britannique, a poussé l’inflation jusqu’à 7-8%. Puis, en juin de cette année, à la suite de la hausse des prix de l’électricité et du gaz liée à la guerre en Ukraine, l’inflation a franchi le seuil de 10 %.
La flambée des prix coïncidait avec des annonces répétées de bénéfices extraordinaires pour l’année 2021. Les marges de profit des entreprises cotées en bourse (FTSE 350) étaient 73 % plus élevées que les niveaux pré-pandémiques en 2019. Les bénéfices de ces entreprises ont connu un bond de 11,74 % au cours des six mois allant d’octobre 2021 à mars 2022. Sur la même période, les revenus du travail n’ont augmenté que de 2,61 % ; et ont baissé de 0,8 % après prise en compte de l’inflation. Ce récent bond des bénéfices est responsable de 58 % de l’inflation au cours du dernier semestre, contre seulement 8,3 % pour les coûts de main-d’œuvre. Pour le syndicat Unite, il s’agit de « surprofits » générés à partir d’une hausse des prix et de rentes monopolistiques[6]. Il ne s’agit donc pas seulement des compagnies pétrolières ou de quelques « pommes pourries ». Même en excluant les entreprises énergétiques, les bénéfices des sociétés du FTSE 350 ont augmenté de 42 % entre 2019 et 2021.
La combinaison des trois réalités – modération salariale, (sur)profits et inflation– est devenu un cocktail explosif. Faisant face à des critiques, venant y compris de son camp, Boris Johnson décidait de concéder à chaque ménage un chèque énergie de 400 livres sterling, financé par une taxe sur les « surprofits » des producteurs énergétiques [7]. La mesure, assez « radicale » pour un conservateur néolibéral, a réveillé la conscience sociale des catégories populaires. Fin juillet, de nouvelles hausses de prix étaient annoncées, alourdissant la facture annuelle énergétique de 3 000 à 4 000 livres. Dans un pays où beaucoup de travailleurs sont soit propriétaires d’une habitation vétuste, soit locataires d’un logement social, une hausse des prix énergétiques allait provoquer un désastre social. Pour l’économiste Jonathan Bradshaw, de l’université de York, un chèque de 400 livres n’empêchera pas 80 % des ménages de basculer dans la « pauvreté énergétique »; seuil défini à partir du moment où 10 % des revenus disponibles y sont consacrés [8].
Face à cette réalité, plusieurs syndicats ont engagé des procédures de consultation que le droit britannique a rendu nécessaires pour pouvoir appeler à la grève. Symptôme de l’exaspération sociale, les taux de participation à ces consultations dépassaient systématiquement les 80 % tandis que le vote en faveur de la grève atteignait parfois 90 % ou 95 %, ce qui reflète une vraie détermination de passer à l’action pour obtenir des augmentations de salaires. Signalons au passage que l’existence d’une caisse de grève est certainement d’une aide précieuse lorsque les conflits éclatent. Les salariés gagnant plus de 30 000 livres peuvent toucher jusqu’à 50 livres par jour tandis que pour les bas salaires (gagnant moins de 30 000 livres sterling bruts), le montant peut s’élever à 75 livres par jour. Certes, le taux de syndicalisation dans le secteur privé est descendu au-dessous de la barre des 30 % depuis une dizaine d’années mais, dans les grandes entreprises et les services publics, ce taux se maintient à 50 %.
2 – La grève est de retour
Nous présenterons ici les conflits emblématiques du rail, de la logistique, des services postaux et des dockers. D’autres conflits, plus locaux, ont également eu lieu. Mais ces derniers, autant suivis que les conflits de grève nationaux, ne contiennent pas d’enjeux national qui font du retour de la grève une question à part entière.
Quand la grève du rail ouvre le bal
Les cheminots (appelés railworkers ou travailleurs du rail) ont été les premiers à se lancer dans une grève nationale touchant l’ensemble du secteur ferroviaire. N’ayant plus connu de grèves depuis 1989, le transport ferroviaire présentait toutes les caractéristiques d’un éden managérial. Privatisé en 1990-1991 avec une quinzaine d’opérateurs nationaux distincts, le secteur est également morcelé par l’externalisation d’un grand nombre de services techniques et commerciaux. Mais cette réalité fragmentée n’a pas empêché le syndicat RMT (le syndicat du rail, du secteur maritime et du transport – Rail, Maritime and Transport workers) de mener une campagne en faveur d’une négociation centralisée sur la question des salaires. Fort de ses 50 000 membres ou adhérents, le RMT demeure un syndicat plutôt « militant » avec une présence sur le terrain, y compris chez les prestataires externes comme les services de nettoyage. Il s’est desaffilié du Labour lorsque ce dernier s’engagé dans une « troisième voie « qui s’apparente au libéralisme social. A ses côtés, on retrouve d’une part le syndicat ASLEF [9], qui compte 22 000 affiliés et qui organise les conducteurs de trains et de rames de métro et, d’autre part, la TSSA, une association professionnelle indépendante non affiliée au TUC organisant le personnel de certains prestataires régionaux, et qui s’est ouverte au secteur du transport touristique [10].
Dans un premier temps, fin mai 2022, ASLEF et RMT ont refusé d’accepter une hausse de 3 %, bien inférieure à un taux d’inflation de 9-10 %. Pour les syndicats, une hausse de 7 % était la condition nécessaire pour ouvrir des négociations. En réaction à ce refus, Network Rail concède une hausse salariale de 5 %, mais conditionnée par l’acceptation d’une réorganisation des services et d’une augmentation des temps travaillés. Refusant ce « marché de dupes », RMT et ASLEF se sont alors lancés dans les préparatifs de grève. Après avoir mené des consultations très suivies, avec un taux de participation très élevé de 78 % et de 90 % des votants favorables à la grève[11], plus de 60 000 salariés du secteur ont arrêté le travail, d’abord le 21 juin, suivi d’une deuxième journée de grève le 27 juillet, d’une troisième le 20 août et enfin le samedi 1er octobre, lors d’une première grève commune avec d’autres secteurs.
Les grèves du rail ont reçu le soutien de larges secteurs de l’opinion publique [12]. Un sondage [13] fin juillet de 2 000 personnes révélait que 63. Le même pourcentage estime que les travailleurs du rail devraient bénéficier d’une augmentation de salaire « qui tienne compte du coût de la vie », tandis que 59 % pensent que les travailleurs du rail ont le droit de faire grève lorsque des négociations échouent. Plus largement, 85 % des personnes interrogées estiment que les bénéfices de l’industrie ferroviaire doivent être investis dans la protection des emplois et la qualité du service. L’opinion publique demeure largement favorable aux actions de grève, ce qui est cohérent avec le soutien à la renationalisation du secteur qui est majoritaire depuis une dizaine d’années.
A chaque journée de grève, la totalité des services était paralysée, y compris à Londres. Dans une tentative de diviser le mouvement, les employeurs se disaient prêts à concéder une augmentation salariale de 8 %, mais pour certains métiers seulement. Pour Mick Lynch, interrogé sur Skynews le 1er octobre, il est inacceptable que certains métiers soient discriminés face à une hausse de l’inflation qui touche tout le monde et qui dépasse désormais les 10 %. Ce jour-là, après 15 jours de deuil suite au décès de la reine Elisabeth II, une nouvelle grève nationale a eu lieu et d’autres actions ont été annoncées depuis lors. Le mouvement social est donc toujours en cours et il est loin de s’essouffler.
Les grèves dans le transport ferroviaire, hautement symboliques, illustrent le retour de l’action syndicale sur le devant de la scène. Elles signalent le retour de la grève comme forme de lutte. Leur exemplarité symbolique se vérifie dans le fait que les travailleurs d’autres entreprises leur ont emboîté le pas, y compris dans des entreprises sans présence syndicale comme Amazon.
Vent de révolte chez Amazon
Début août, le géant de la logistique a connu une vague de grèves spontanées touchant une dizaine de sites, essentiellement des entrepôts de tri et de préparation de commande (fulfilment centers). Tout a commencé le matin du 3 août au dépôt LCY2 à Tilbury, au sud de Londres. Après avoir reçu l’information que le salaire horaire ne serait augmenté que de 35 pennies [14], environ 600 travailleurs ont débrayé et se sont rassemblés dans le hall. Au cours des jours suivants, des débrayages ont lieu à Rugeley, ainsi qu’à Coventry, Swindon, Rugby, Doncaster, Bristol, Dartford, Belvedere, Hemel Hempstead et Chesterfield.
Ces wildcat strikes se distinguent par leur caractère à la fois majoritaire et spontané, et représentent un événement social qui n’avait plus eu lieu depuis les années 1970 (Darlington & Lyddon, 2001) [15]. Même si les actions étaient soutenues par Unite et le GMB, dans leur déroulement pratique, elles étaient plutôt auto-organisées par des réseaux informels de collègues. Les actions ont pris des formes très variées, allant d’une cessation du travail tout en restant à son poste de travail au ralentissement de la cadence (slow down strike) ou encore des occupations des quais de chargement ou de la cantine (sit-down strike).
Toutes ces actions portent sur la question des salaires. Amazon est une entreprise qui refuse de dialoguer avec un interlocuteur syndical, ce qui laisse le service des ressources humaines agir seul sur cette question. Un gréviste témoigne combien la colère couvait depuis déjà un certain temps :
« Normalement, les augmentations de salaires sont notifiées au mois d’avril. Au mois de juillet, il n’y avait toujours aucune information, ce qui a ajouté de l’exaspération à l’impatience. L’annonce d’une augmentation de 35 pennies a été perçue comme une douche froide car tout le monde s’attendait à bénéficier d’une vraie augmentation de salaire. Auparavant très bas, proche du seuil minimal légal de 8,50 livres, le salaire d’embauche avait été augmenté l’année passée à 10,50 livres, sinon à 11,45 livres selon les bassins d’emploi. Attention, cette décision n’était en rien inspirée par un sentiment de générosité ; Amazon cherchait juste à devenir plus attrayant sur le marché de l’emploi. Dernièrement, à la sortie de la pandémie, Amazon avait eu le plus grand mal à recruter 25 000 travailleurs… En interne, cette augmentation du salaire d’embauche a nourri l’espoir que l’ensemble des catégories allaient obtenir un ajustement à la hausse. Dans un contexte d’inflation mais aussi de bénéfices record – 210 millions de livres sterling, une augmentation de 20 % par rapport à 2020 – et nets d’impôts, il est évident que le refus de la direction d’accorder une vraie augmentation devait provoquer une grogne sociale. Celle-ci s’est répandue comme une traînée de poudre du 3 au 12 août, avec des grèves et des débrayages qui se sont succédé dans la quasi-totalité des fulfilment centers. » (Paul, préparateur de commande chez Amazon, Tilbury)
Plusieurs grévistes ont souligné leur indifférence à l’égard des menaces du management. Leur refus de céder aux intimidations, de répondre aux injonctions de reprendre le travail, même lorsqu’il agite une retenue sur salaires pour l’entièreté de la journée de travail interrompue, semble avoir été une réaction largement partagée :
« Nous avons seulement décidé le matin même qu’on allait débrayer. Le management était complètement désemparé. Ils ont d’abord agité la menace d’une retenue sur salaires, mais on a tenu bon et on est resté toute la journée à la cantine. On a demandé des explications au représentant de la direction. Pourquoi nous donnent-ils une aumône alors qu’ils ont augmenté les salaires d’embauche de 2 livres ? Pourquoi ne pouvaient-ils pas augmenter nos salaires au niveau de l’inflation, alors que l’argent coule à flots. Mais la direction britannique d’Amazon est restée murée dans son silence et les managers locaux ne savaient plus quoi faire… Ils étaient complètement déconcertés. Au final, après plusieurs jours de flottement, la direction a concédé une hausse de 50 pennies de l’heure tout en annonçant un ajustement salarial dans les mois à venir ; ce qui a permis d’obtenir une reprise du travail. » (Paul)
Le syndicat GMB mène, dans le prolongement de ces grèves, une campagne pour un salaire d’embauche de 15 livres de l’heure et une hausse salariale ajustée à l’inflation. Cette orientation offensive reflète la volonté du syndicat de s’appuyer sur les débrayages pour obtenir le statut d’interlocuteur social que Amazon a toujours refusé [16]. Mais selon Callum Cant, auteur de Riding for Deliveroo. Resistance in the New Economy (2019) et très bon connaisseur du secteur de la logistique, Amazon va certainement tenter de rétablir son emprise managériale et tout faire pour garder les syndicats hors des entrepôts. Cependant, pour le spécialiste, il est inévitable que les travailleurs continuent à « prendre conscience de leur force » .
Les dockers croisent les bras
Le 21 août, ce fut au tour des dockers de Felixstowe d’entrer dans la danse. Situé près d’Ipswich, Felixstowe est le plus grand terminal portuaire qui représente à lui seul la moitié de l’activité portuaire annuelle du pays. La première grève a duré 8 jours et a mobilisé les 1 900 dockers, tous métiers confondus : pontiers, grutiers, manutentionnaires, techniciens, etc. Lors de la consultation préalable à la grève, 9 travailleurs sur 10 s’étaient prononcés en faveur d’un arrêt de travail, paralysant la totalité de l’activité de transbordement.
Le propriétaire de terminal de Felixstowe est la holding CK Hutchison dirigé par le milliardaire Li Ka-Shin, l’homme d’affaires le plus riche de Hong Kong qui est aussi le 32e homme le plus riche du monde et dont les comptes sont domiciliés dans les paradis fiscaux. CK Hutchison est le numéro un mondial au niveau de la gestion des terminaux portuaires ; propriétaire de 52 terminaux dans 26 pays qui génèrent un chiffre d’affaires de 30 milliards de dollars. A nouveau, la question des salaires trouve au centre du conflit. N’ayant pas été augmentés depuis une dizaine d’années alors que la division britannique a annoncé des bénéfices record – 95 millions de dollars en 2021, contre 64 millions en 2020 –, les dockers ont laissé libre cours à leur colère.
A la suite de cette grève, la première depuis 1989, la direction de la société portuaire propose une augmentation de salaire de 7 % avec une prime unique de 500 livres. Mais pour le syndicat Unite, l’augmentation devrait atteindre au minimum 10 % et s’ajuster à l’inflation, à l’inverse de ce qui avait été concédé pendant la période 2010-2020, période à faible inflation il est vrai. Pour Sharon Graham, « le terminal de CK Hutchison réalise des profits tels qu’il serait possible d’augmenter les salaires de 50 % sans mettre les comptes dans le rouge. Revendiquer une hausse de 10 % n’est en rien déraisonnable ».
Début septembre, face au refus syndical d’accepter une augmentation en dessous de l’inflation, le gestionnaire du terminal portuaire décide de fermer la porte aux négociations. La direction mène depuis lors une campagne médiatique contre le syndicat Unite et les dockers en agitant le montant élevé du salaire d’un docker – aux alentours de 50 000 livres par an –, tout en expliquant que les grèves provoqueront une augmentation des prix.
Pour les représentants de Unite, les salaires sont bloqués depuis une dizaine d’années tandis que les hausses de prix résultent d’une augmentation des tarifs pratiqués par les armateurs qui ont vu leurs bénéfices tripler en 2021. La désorganisation du transport maritime affecte particulièrement les îles britanniques et depuis 2021, seul un porte-conteneur sur cinq arrive à l’heure prévue. Pour les syndicalistes de Unite, mettre la hausse des prix sur le dos de la grève des dockers est une mauvaise blague : « On est passé du just in time au just in case… (au cas où), ce qui ne fait que renchérir les prix avec des retards par-ci et des pénalités par là… ».
Il faut peut-être rappeler ici que l’ensemble du flux mondial de marchandises est affecté par une désorganisation chaotique : soit les usines sont à l’arrêt en Chine, soit il n’y a plus de porte-conteneurs disponibles, soit ils sont déroutés car il n’y a pas de créneaux horaires pour décharger les conteneurs en moins de 48 heures. Felixstowe est souvent le dernier terminal avant de repartir à vide pour l’Asie. En cas de congestion, les navires déchargent leurs conteneurs à Anvers ou à Rotterdam plutôt que d’attendre au large. Ces conteneurs doivent ensuite être acheminés outre-Manche, ce qui allonge la chaîne d’approvisionnement et pousse le prix final à la hausse. Le secteur de la distribution a augmenté ses capacités de stockage afin d’éviter les ruptures de stock. Mais en commandant davantage de marchandises, il n’a fait qu’amplifier le chaos et pousser les prix encore plus à la hausse.
Le refus syndical d’accepter une augmentation en deçà de l’inflation transforme la grève des dockers en un conflit-test. Fin septembre, c’était aux dockers de Liverpool de faire grève pendant une semaine. Le 29 septembre, ceux de Felixstowe se lançaient dans une deuxième semaine de grève, soutenus par ceux du port de Southampton qui refusaient de décharger les marchandises déroutées depuis Liverpool ou Felixstowe.
Pour le secrétaire d’Etat au Trésor Kwasi Kwarteng, les grèves de dockers ne sont qu’une forme de terrorisme social « qu’il va falloir empêcher par tous les moyens ». Dans la même veine, Liz Truss, la nouvelle cheffe du gouvernement récemment entrée à Downing Street, déclare considérer qu’il faudrait abroger au plus vite la loi de 1973 interdisant le recrutement d’intérimaires en cas de grève. Ses déclarations récentes expriment la volonté d’attaquer à nouveau le droit de grève à l’aide d’une panoplie de mesures restrictives telles que l’allongement des délais de préavis de grève de 2 à 4 semaines, la limitation dans le temps de la validité d’un vote favorable à la grève ou encore l’augmentation des seuils de validité des consultations.
La poste et télécoms se joignent au mouvement
Fin août, enfin, c’est au tour des services postaux de rejoindre le mouvement gréviste. La direction du Royal Mail, privatisé en 2013 et désormais coté en Bourse, voulait bien accepter une hausse salariale de 5 %. Mais pour Dave Ward, du CWU (Communication Workers Union), cette proposition n’est pas sérieuse, d’autant qu’elle combine une augmentation linéaire de 2 % avec un chèque de 500 livres. Pour le CWU, seul un rattrapage égal à l’inflation était envisageable. Fin juillet, la consultation a mobilisé 77 % de l’effectif, dont 96,7 % s’est exprimé en faveur de la grève. Celle-ci fut annoncée en deux temps. La première journée de grève, le 31 août, concernait uniquement les 125 000 postiers du Royal Mail. Elle a été suivie par une grève « sectorielle » les 8 et 9 septembre impliquant aussi 40 000 salariés de British Telecom. La grève du 31 août a été très suivie, avec plus de 2 000 piquets de grève.
Selon les avis de syndicalistes que j’ai pu interroger à Londres à la mi-septembre, la grève a également été suivie par les managers de première ligne. Il faut savoir que les bureaux de poste sont, la plupart du temps, gérés dans le cadre de points de vente ou d’épiceries qui disposent d’une franchise pour les activités liées au courrier. L’essentiel de l’activité – au demeurant lucrative vu que le Royal Mail a fait 170 millions de livres de bénéfices nets en 2021 – se concentre au niveau de la collecte, du tri et de la distribution de plis et de colis. Sur ce plan, il est évident que le Royal Mail a suivi la même trajectoire que bien d’autres services postaux qui combinent une rationalisation néo-taylorienne avec un sous-effectif et un sous-équipement chronique. Cela explique aussi pourquoi nous retrouvons en arrière-fond de la question des salaires le vécu d’une dégradation des conditions de travail :
« On nous a enlevé les horaires fixes, ce qui ajoute du travail qui ne sera jamais rémunéré. Désormais, on nous demande de venir travailler les dimanches, avec la période des fêtes de fin d’année. […] J’ai commencé au Royal Mail il y a trois ans et demi et je peux dire que la charge de travail augmente tout le temps. Nos tournées sont de plus en plus longues. Comme certains terminent avant l’heure, au niveau du management de district, ils nous disent qu’on doit en faire plus. Ce genre de managers n’a jamais été postie [facteur]. Ils ne comprennent pas que nous vivons à Luton, à Bromley ou dans le Bedfordshire… loin de Londres avec plus d’une heure et demie de trajet le matin comme en fin de journée. Forcément, on saute la pause de midi, ce qui permet de terminer plus tôt et d’arriver chez soi vers 17 h-18 h, sachant qu’on se lève aussi à 4 h du matin ! Les calculs des tournées sont aberrants. On a toujours eu moins de colis l’été qu’en novembre-décembre ; mais ça, ils s’en fichent. Ils calquent les tournées d’hiver sur les volumes de l’été. Une vraie arnaque. En plus, notre matériel est dans un état lamentable : il n’y a pas assez de caddies et on est obligé de se débrouiller. On s’arrange et on bricole. Un collègue va remplir à fond le fourgon et laissera une partie des colis à livrer chez un épicier affilié au réseau. De là, un autre collègue prend le relais et l’intègre dans sa tournée. Le lendemain, on échange nos tournées entre celui qui circule à pied et celui qui roule en voiture. C’est normal, il n’y a pas de raison que certains en bavent plus que d’autres. Le management le sait très bien et ils ferment les yeux. D’ailleurs, il y en a pas mal qui font grève avec nous… » (Ian, postier au centre de distribution de Hampstead)
Comme dans le secteur ferroviaire, la direction tente d’échanger une augmentation salariale contre l’imposition d’une « modernisation du fonctionnement ». Mais pour le syndicat CWU, il est hors de question de lier ces deux aspects « puisqu’il s’agirait de reprendre d’une main ce qui aurait été concédé de l’autre ! ». Pour Dave Ward, « une augmentation de 10 % serait très raisonnable puisque le Royal Mail a réalisé plus de 650 millions de livres de bénéfices en 2021 et que près de 500 millions ont été distribués aux actionnaires et au top management »[17].
3 – Mobilisations sociales sur fond de crise politique
Le décès de la reine a très certainement mis en parenthèse les tensions sociales pendant quelques semaines. Pourtant, rien ne semble suggérer que la vague de grèves va refluer. Mais ii l’été est derrière nous, se pose toujours la question du débouché des actions de grève. Est-ce que les directions d’entreprise vont faire des concessions ou s’engager dans une épreuve de force ? Est-ce que l’instabilité politique va se développer et conduire à des élections anticipées?
Il impossible d’y répondre sauf en disant , avec beaucoup de flegme, que rien n’est joué… Certes, le secteur public est plutôt resté en retrait jusqu’à présent. Unison, principal syndicat de ce secteur, soutient l’orientation de centre gauche du Labour dirigé par Keir Starmer, qui se dit prêt à gouverner « avec raison ». Au niveau de la NHS, la structure nationale de santé, Unison a soumis au vote la proposition managériale d’une hausse de seulement 4,5 %. Mais cette proposition a été massivement rejetée et le syndicat s’est vu contraint de consulter les travailleurs sur une action de grève avant le 27 octobre. Dans le secteur des collectivités territoriales et des écoles publiques, les propositions de hausse salariale semblent plus significatives et pourraient passer par l’attribution d’une hausse uniforme de 2 000 livres (flat rate) et d’un jour de congé extra, ce qui équivaudrait à une hausse de 10 % pour les plus bas salaires et de 6 à 8 % pour les moyens et hauts salaires. Là aussi, le syndicat a soumis au vote la proposition d’augmentation sans prendre position.
Entretemps, le gouvernement conservateur a annoncé une réduction drastique du nombre de fonctionnaires (90 000 sur un total de 600 000), attisant la colère du PCS (Public Civil Servants Union) qui s’est immédiatement lancé dans des consultations en vue d’une série de grèves en novembre. Au niveau de l’éducation, le syndicat UCU (University and College Union) a également mobilisé ses adhérents en obtenant d’ores et déjà un avis favorable à la grève dans 22 universités et collèges pour le mois d’octobre.
Il est vrai qu’aucun conflit majeur ne s’est soldé par une victoire du camp syndical jusqu’à présent. En même temps, quelques conflits importants mais plus locaux montrent que des victoires sont loin d’être hors d’atteinte. A Coventry, par exemple, les éboueurs des services municipaux ont obtenu une hausse de 12,9%, après six mois ponctués par une dizaine de jours de grève. Il en est de même à Thurrock. Un certain nombre de conflits emblématiques sur d’autres questions que les salaires ont donné lieu à des victoire. Je pense par exemple au personnel des hôpitaux de Londres dans sa lutte pour être intégrés dans l’effectif interne ; ou encore aux chauffeurs de bus de Manchester et les travailleurs de British Airways à l’aéroport d’Heathrow qui se battent contre le système fire and rehire (licencier et recruter à nouveau);. Il y a aussi les travailleurs du fabricant de palettes CHEP, qui après une grève historique de 20 semaines ont obtenu une hausse de 9%.
L’accumulation moléculaire – au sens où celles-ci demeurent « invisibles » jusqu’au moment où elles expriment leur impact disruptif – de victoires partielles peut aussi conduire les employeurs à durcir leur position. De leur point de vue, toute concession est dangereuse car elle risque d’encourager d’autres à faire grève aussi. Mais ne pas faire de concession va immanquablement affermir les positions du côté syndical. Pour Mick Lynch, secrétaire général du RMT, les travailleurs ont vu leur pouvoir d’achat fondre comme neige au soleil alors que les profits engrangés ont connus des sommets rarement atteints : « On a connu une stagnation des salaires et maintenant on connaît une baisse parce que les salaires ne s’ajustent pas à l’inflation. Si on accepte cela, on va se retrouver avec une pitance qui nous plongera dans la pauvreté. No way !». Pour le leader du RMT, il est temps que la classe des travailleurs passe à l’offensive : « Nous y sommes prêts, et cela d’autant plus que le marché de l’emploi nous donne un coup de pouce puisque les employeurs ne trouvent plus personne pour travailler dans des conditions invivables pour des salaires de misère. » (intervention 17 août meeting de lancement Enough is enough).
A la question de savoir si on assiste à l’agonie du projet thatchérien, ou simplement à un retour de la conflictualité sociale, Lynch répond « Et bien, je ne sais pas si le thatchérisme prendra fin, parce que pour cela vous devez mettre quelque chose d’autre en place. (…) La seule façon d’y mettre fin est de mettre en place un système, ou une série de réformes, et c’est pourquoi je pense que Starmer (le dirigeant du Labour) a une opportunité. En même temps le parti travailliste ne reflète pas les aspirations sociales de changement. Je pense qu’ils sont trop prudents. Je pense qu’ils ont été élevés d’une manière qui leur fait avoir peur du radicalisme. »[18]
Faute de disposer d’un relais politique adéquat, des secteurs du mouvement syndical ont décidé de lancer une campagne unitaire Enough is enough (que l’on pourrait traduire par « Quand c’est trop, c’est trop ») qui rencontre un écho grandissant dans le pays. « Enough is enough » a été initiée par les secteurs les plus combatifs du monde syndical, en alliance avec les associations de logement, de la jeunesse et de la gauche du Labour avec l’idée « [qu’] ils agissent dans leurs intérêts de classe, il est temps qu’on le fasse aussi ». Pour Zarah Sultana, députée travailliste de Coventry, « la crise actuelle est une crise du coût de la vie, c’est une crise sociale pour le monde du travail et non pas une crise pour le capital qui continue à engranger des profits et à distribuer des millions en dividendes. […] C’est une crise non pas parce qu’il n’y aurait pas assez de richesses, mais parce que les richesses sont accaparées par une infime minorité » (intervention lors du meeting du 17 août 2022).
« Enough is enough » mène campagne pour faire converger les luttes salariales vers une action de grève interprofessionnelle et sociétale, faisant explicitement référence à l’unique grève générale que la Grande-Bretagne a connue en 1926. La plateforme défend l’adoption de mesures d’urgence pour protéger le pouvoir d’achat face à la spirale inflationniste (gel des prix, ajustement des salaires à l’inflation) et plaide en faveur d’une taxe des surprofits du secteur énergétique. La pression sociale continuant à augmenter, la direction du TUC a adopté récemment une position favorable à la coordination des actions de grève, ce qui est exceptionnel pour cette confédération syndicale.
Le samedi 1er octobre, la première journée de grèves commune aux cheminots, des postiers et dockers a été couronnée de succès. Fait rare outre-Manche, elle a donné lieu à de nombreuses manifestations de rue. D’autres journées de grève sont d’ores et déjà annoncées pour octobre et novembre. Il est fort probable que le secteur public ou la santé rejoignent le mouvement, ce qui pourrait déstabiliser le nouveau gouvernement à peine en place et conduire à des élections anticipées. La direction du Labour adopte une orientation modérée, rappelant selon certains l’époque de Antony « Tory » Blair, mais la gauche travailliste et la gauche syndicale se mobilisent pour mettre en avant des mesures d’urgence, ce qui fait dire aux éditorialistes, tant du côté du Guardian (centre gauche) que du Times ou du Telegraph (droite conservatrice) que les syndicats sont à nouveau « la première force d’opposition » dans le pays.
Cette opposition sociale pourra peut-être profiter d’un gouvernement divisé et chaotique. Très récemment, la crise du parti conservateur a connu un rebondissement spectaculaire lorsque Liz Truss, à peine arrivée au pouvoir, valide un budget qui devrait réduire l’imposition fiscale sur les catégories les plus aisées pour un montant de 45 milliards de livres. Or, ce même gouvernement a décidé de plafonner les factures énergétiques à 2 500 livres par an ; une mesure qui devrait coûter de 70 à 140 milliards de livres suivant l’évolution des prix de base. Même pour le FMI, une telle politique est parfaitement incohérente. Les marchés financiers ont également désapprouvé le package de mesures, provoquant immédiatement une chute de la devise britannique, ce qui a mis en péril les fonds de pensions qui tirent une fraction considérable de leurs revenus des placements financiers. Face à ce qui risquait de provoquer un effondrement boursier – du même type que celui engendré par la faillite de Lehman Brothers en 2008 –, le gouvernement s’est vu contraint de faire marche arrière. De son côté, la Banque d’Angleterre combine une politique anti-inflationniste en augmentant les taux directeurs, à l’instar de la FED ou de la BCE et une politique d’assouplissement monétaire, injectant quand il le faut des milliards dans les circuits financiers. Si la hausse des taux d’intérêts ne peut que renchérir le crédit et provoquer la faillite d’un grand nombre d’entreprises, les injections de liquidités auront comme conséquence de miner la confiance dans la Livre Sterling. Comme la crise énergétique est loin d’être résolue, notamment parce que la guerre en Ukraine s’est enlisée, les coordonnées britanniques d’une situation de récession globale risquent d’avoir des conséquences sévères. Même si la mesure d’urgence visant à plafonner les factures a réussi à stopper provisoirement la hausse de l’inflation, et à condition que celle-ci se maintienne encore quelques mois à 10%, il est évident que la paupérisation de couches entières du salariat ne restera pas sans réactions.
La conjonction de mobilisations sociales et de grèves d’une part et le chaos politique d’autre part forme un véritable cocktail explosif au point où The Economist titrait son édition du 18 octobre par Welcome in Britaly. Le désarroi au sein de la classe dirigeante gagne du terrain, tant il devient difficile de conjuguer le populisme de droite et la raison économique néolibérale.
4 – La fin d’un long hiver social ?
La grève des mineurs, en 1984-1985, s’est soldée par une défaite historique du mouvement ouvrier britannique. Cette défaite a non seulement démoralisé les secteurs les plus combatifs du mouvement syndical mais aussi changé le rapport de force global, facilité en cela par une restriction féroce du droit de grève via une longue liste de procédures restrictives [19]. Encore récemment, ces restrictions ont été renforcées lorsque le gouvernement de David Cameron a imposé, en 2016, un seuil minimal de 50 % du corps électoral et de 70 % de suffrages favorables à la grève.
On pourrait résumer ce basculement d’époque en disant que le néolibéralisme a réussi à imposer une «pacification sociale contrainte» et que l’on peut observer dans l’effondrement du nombre de journées individuelles non travaillées (JINT) pour fait de grève. Nous retrouvons cette notion de « pacification coercitive » dans plusieurs analyses de Dave Lyddon (2007; 2015), professeur à l’université de Keele et spécialiste des relations professionnelles et auteur de nombreux articles et ouvrages. Lyddon souligne ainsi la volonté constante de repression de l’action syndicale. En effet, après avoir culminé à 30 millions de journées à la fin des années 1970, l’activité gréviste est tombée à 5 millions en 1985 pour ensuite refluer vers 150 000 à 300 000 JINT par an dans les années 1990 et 2000.
Données : Office of National Statistics – Royaume-Uni .
Le nombre de jours de grève par 1 000 personnes salariées, qui est un indicateur mesurant la densité sociale de l’activité gréviste, confirme ce constat. Au Royaume-Uni, depuis le début des années 2000, le seuil de 50 jours de travail perdus par tranche de 1 000 salariés a été très rarement dépassé. A titre de comparaison, signalons que pour d’autres pays comme la Belgique, la France ou l’Espagne, les années de grève interprofessionnelle, on observe des pics de 300 à 500 jours perdus par 1 000 salariés tandis qu’au cours des années « d’accalmie sociale », l’activité gréviste se maintient aux alentours de 80 à 100 jours perdus. Il n’est donc pas exagéré de dire que le modèle de gouvernance néolibéral a réussi à rendre l’activité gréviste résiduelle et marginale.
Source : Institut Syndical Européen – ETUI (avec la collaboration de Kurt Vandaele).
Il faut néanmoins préciser que les données statistiques britanniques ne comptabilisent que les grèves de plus de 20 salariés qui durent au minimum une journée entière. Cela laisse donc de côté les arrêts de travail, appelés work stoppages, qui représentent historiquement un mode d’action privilégié au point où l’on faisait de ses micro-grèves une singularité des industrial relations britanniques.
A ce jour, il est difficile de préjuger de la suite des événements. En revanche, il est possible de prendre la mesure du changement d’époque et de dire que la conflictualité sociale est sortie d’une longue période d’hibernationD’ores et déjà, le nombre de JINT a dépassé les 2 millions, ce qui démontre que la grève n’est plus un tabou pour les syndicats et qu’ils sont prêts à s’engager dans des conflits sociaux comme on a pu en connaître dans le passé.
Reste à savoir si le long cycle de défaites et de reculs sociaux va céder la place à un nouveau cycle offensif avec une accumulation de conquêtes sociales. Ceci nous ramène au débat du début des années 1980 à propos de l’existence d’ondes longues dans la lutte des classes et de leur rapport avec les ondes longues au niveau de l’accumulation du capital. Initié par l’économiste marxiste Ernest Mandel (Mandel, 1980 ; Kleinkecht, Mandel & Wallerstein, 1992), cette approche postule l’existence de séquences de conflictualité entretenant un rapport indirect mais réel avec les cycles économiques.
Même si cette approche a été critiquée par certains comme pour son impossible validation empirique (Beverly Silver, 1980 ; 1991), d’autres comme John Kelly (1998), s’en inspirent pour mettre en évidence que la conflictualité reste marquée par une sorte « d’effet de sentier » (path dependency ou dépendance à la trajectoire) mais qu’il existe également des réalités plus structurelles qui facilitent ou entravent l’activité gréviste. Bien sûr, ces déterminants structurels se situent autant dans « l’infrastructure » sociétale (les rapports sociaux de production, le marché du travail) qu’au niveau de ses « superstructures » (les règles juridiques, l’hégémonie idéologique ou encore la vitalité du mouvement syndical). Je laisserai provisoirement entre parenthèses la discussion sur le rapport entre les ondes longues et la lutte des classes, aussi parce qu’elle exige d’investiguer le champ économique et notamment l’évolution de la profitabilité. Par contre, suivant en cela John Kelly, je pense qu’il est important de prendre la mesure de certaines coordonnées infra et super-structurelles qui influent directement sur la conflictualité.
Dans le cas de la Grande Bretagne, le reflux du chômage à 3,5% joue certainement en faveur du retour des grèves. Ce n’est certes pas encore le « plein emploi » (certes, avec beaucoup de précarité) mais la demande de main-d’œuvre se rapproche de près de l’offre de travail, ce qui change la donne du point de vue des travailleurs. Pour le CIDP, un centre d’études en ressources humaines[20], les entreprises connaissent depuis 2017 des difficultés croissantes de recrutement. Selon leur dernière baromètre auprès de DRH du printemps dernier, six entreprises sur dix font face à des difficultés prolongées et seraient prêts à augmenter le salaire d’embauche pour faciliter le recrutement et rendre l’emploi plus attractif.
Il est à signaler que le reflux du chômage est moins le résultat d’une création nette d’emplois que d’un double changement structurel, à savoir le vieillissement de la population et le Brexit. Le premier est commun à d’autres pays de l’OCDE. La génération du babyboom, née entre 1946 et 1968, a commencé à partir à la retraite, laissant un nombre croissant de postes de travail vacants. Selon le CEDEFOP, le centre d’études européen sur les compétences et les qualifications, 9 postes vacants sur 10 en Europe sont désormais liés aux départs à la retraite. Le dernier rapport (2018) à propos du Royaume-Uni sonne l’alerte à propos de l’augmentation rapide des besoins de main-d’œuvre. Suivant les calculs de démographe Ilias Leanos, au cours des années à venir, les employeurs vont devoir recruter d’ici 2030 plus de 15 millions de personnes. Même si ce chiffre est une surestimation des besoins de recrutement, il n’en demeure pas moins que l’ampleur des besoins est énorme puisqu’on n’est pas loin d’évoquer un renouvellement de plus de la moitié de la population active[21] ! Il est à noter aussi que dans cet ensemble de postes à pourvoir, la moitié concernent des profils de travailleurs semi- ou non qualifiés. Là aussi, les labour shortages se font ressentir sévèrement, ce qui améliore globalement le rapport de force social en faveur des travailleurs.
Une étude récente de l’université d’Oxford a révélé que le Brexit joue un rôle important dans la montée en flèche des labour shortages (pénuries de main-d’œuvre) [22]. Selon les auteurs de l’étude, le système d’immigration post-Brexit a introduit des exigences de visa pour les citoyens de l’UE qui pouvaient auparavant travailler dans n’importe quel emploi. A ce jour, cet apport de main-d’œuvre n’est pas compensé par l’accès au marché du travail pour les citoyens non européens. En conséquence, les emplois à bas salaire qui dépendaient fortement des travailleurs de l’UE ne sont plus éligibles pour les visas de travail[23]. Indirectement, le Brexit a contribué à assécher le réservoir de recrutement pour tout un nombre d’emplois du bas et du milieu de l’échelle des qualifications.
Outre ces aspects structurels liés à l’état du marché du travail, on assiste aussi à un retour du «collectivisme». Ce concept fera sourire certains et il n’a rien à voir avec le modèle soviétique mais il permet de ne pas limiter l’analyse à une montée de l’individualisme. Même si la notion de collectivisme est absente des analyses hexagonales ou francophones [24], elle n’est pas sans pertinence puisqu’elle permet d’interroger la disponibilité pour un engagement collectif, que ce soit l’adhésion syndicale ou l’engagement dans une action de grève. Pour John Kelly (1998), spécialiste des relations professionnelles, le « collectivisme » prend appui sur un sentiment d’injustice partagée et la conviction qu’il est possible d’améliorer sa condition sociale sur une base collective, avec un « nous » impliquant une solidarité réciproque.
Sur ce plan, plusieurs faits indiquent que le collectivisme renvoie à un processus moléculaire de solidarisation réciproque qui précède le conflit social. Les grèves spontanées chez Amazon – qui relèvent d’une conflictualité sans syndicat – indiquent qu’un profond ressentiment avait commencé à s’accumuler depuis un certain temps. Le ressentiment et la colère sont nourris par un sentiment d’injustice qui se diffuse et se manifeste par un arrêt de travail.
Outre cette spécificité de la grève spontanée, au demeurant peu britannique, il faut souligner combien la composition sociale très hétérogène des collectifs de travail n’a nullement freiné la mobilisation. Dans le fulfilment centre d’Amazon à Tilbury, la majorité des travailleurs ont moins de quarante ans, un tiers sont des femmes et plus de la moitié sont d’origine étrangère, mais de façon très diversifiée. Une « multitude » de vécus et de conditions sur le plan subjectif n’a donc pas empêché la coagulation des colères et la conduite d’une action collective. Ce n’est pas toujours le cas et cela mérite donc d’être souligné. D’autres secteurs en grève, que ce soit la poste ou le rail, sont également marqués par une diversité sur le plan du genre et de l’identité culturelle. Or, les grèves démontrent, par leur caractère absolument majoritaire, que l’hétérogénéité n’est plus un obstacle.
Mick Lynch le confirme à sa manière lorsqu’il explique que les questions identitaires, de genre, de racialisation ou d’orientation sexuelle peuvent tout à fait être « articulés au combat de classe ». Ce dernier reste un ferment d’unité, mais à condition de combattre aussi le racisme et le sexisme (entretien Jacobin). Dit autrement, les identités structurées autour de luttes contre des oppression spécifiques ont toute leur place dans le mouvement syndical. Ceci est un acquis de longue date puisque les syndicats britanniques ont appliquent depuis les années 1990 le principe d’auto-organisation pour des groupes spécifiques tels les gens de couleur (black and colored people, asiatiques, les femmes et les LGBT+. On comprend mieux que chez les affiliés du RMT du London Underground, un tiers sont issus de minorités racisées. Plus généralement, selon les statistiques gouvernementales, la proportion d’employés syndiqués est la plus élevée parmi les travailleurs « noirs et britanniques noirs » (26,9 %), suivis des travailleurs classés comme « mixtes » (24,1 %) et « blancs » (24 %). Globalement, le TUC compte plus de femmes que d’hommes.
Le collectivisme s’exprime aussi dans les « zones grises » du marché du travail, du côté des gig workers, avec l’émergence d’une action proto-syndicale de la part des travailleurs de plateforme qui ont commencé à former une multitude de collectifs d’action. Parfois, ces collectifs s’intègrent à de nouveaux syndicats comme le Independant Workers Union of Great Britain, fondé en 2012 par un collectif de travailleurs du nettoyage tous d’origine latino-américaine. Les enquêtes sociologiques (Gandini, 2018, Cini, 2022) à propos de ces mobilisations observent un certain nombre de traits communs : refus du travail à la pièce et du statut d’indépendant, volonté de bénéficier d’une protection sociale et dynamiques de mobilisation de type communautaire. Leur action articule mobilisation et combat judiciaire, ce qui a donné lieu à une victoire importante qui commence à faire jurisprudence.
La décision de la Cour suprême du Royaume-Uni de février 2021 considère sur ce plan que les chauffeurs d’Uber doivent être traités comme des travailleurs, et non comme des entrepreneurs indépendants. Cette décision unanime devrait avoir des conséquences importantes sur les entreprises mobilisant des plateformes puisque les chauffeurs ont droit à des avantages tels que les congés payés, le salaire minimum et une retraite complémentaire. La raison est simple, Uber impose des des tarifs et des trajets sans aucune négociation et impose un régime disciplinaire aux chauffeurs en fonction de leurs évaluations. Le tribunal, rejetant la pratique de longue date d’Uber consistant à traiter ses chauffeurs comme des entrepreneurs indépendants, a également estimé que les plus de 70 000 chauffeurs britanniques de la société devront être payés pour les heures où ils sont connectés à l’application Uber, indépendamment de la demande de transport.
Depuis ce jugement, un nombre de dossiers analogues (plombiers de Pimlico, livreurs de CitySprint et Excel Services, livreurs de Bolt) ont été portés devant la justice et ont tous donné lieu à une confirmation du jugement rendu dans le cas des chauffeurs Uber [25]. En termes de statut, il est intéressant de constater que les mobilisations combinant action directe et actions juridiques obtiennent des avancées autour de la reconnaissance du statut hybride des « Limb (b) workers », qui sont ni des free-lance ni indépendants ni des personnes employés et intégrés au salariat au sens classique du terme mais des travailleurs dépendants auquel l’entreprise doit payer le salaire minimum horaire tant qu’ils sont connectés par leur application ainsi qu’une protection sociale et des jours de congés [26].
Au final, il est certes encore trop tôt pour valider l’hypothèse d’un nouveau cycle de luttes offensives, mais les exemples de mobilisations se multiplient et les brèches s’ouvrent ici et là. Le reflux du chômage devrait se poursuivre pour les raisons structurelles et le renouveau du collectivisme participe à la revitalisation de l’action syndicale.
5 – En guise de conclusion
Premièrement, il est évident que le pouvoir d’achat, déjà en berne depuis la pandémie, est devenu un enjeu central pour les travailleurs, tous secteurs confondus. La décennie 2009-2019 avait été celle d’une stagnation des salaires, et cette stagnation des salaires n’est plus acceptée dans un contexte inflationniste. Les réorganisations du procès de travail se sont traduites par une dégradation des conditions de travail, ce qui a nourri à son tour le sentiment que l’effort doit continuer à s’accroître alors qu’il est de moins en moins bien rémunéré. La baisse brutale du pouvoir d’achat, au printemps 2022, n’est qu’une goutte de plus dans un vase qui était sur le point de déborder. Lorsque le sentiment d’injustice latent est largement partagé, il suffit de peu de choses – comme l’annonce de bénéfices record – pour qu’il se mue en esprit de révolte. La conviction qu’il faut recourir à l’action de grève est devenue une idée largement partagée en très peu de temps.
Le deuxième constat est que les obstacles réglementaires à la grève sont loin d’être insurmontables. Mais pour réussir à franchir le seuil d’approbation, le syndicat doit forcément convaincre une majorité de travailleurs quant à l’idée qu’une action de grève se justifie et qu’elle peut permettre d’arracher des améliorations substantielles. Pour réussir une telle campagne – appelée communément « strike ballot campaign » –, il faut mobiliser tout l’appareil syndical, les shop stewards (l’équivalent du délégué du personnel, mais suivant le canal unique), publier des tracts, des courriels et envoyer au final des textos à chaque travailleur. Il est significatif que les syndicats combatifs comme le CWU, RMT, Unite ou PCS s’y emploient tout autant que les syndicats plus modérés (Unison, GMB). Ceci indique que la « base » syndicale et plus largement des travailleurs sont exaspérés par la perte de leur pouvoir d’achat, après une longue période de modération salariale. Les directions syndicales sont en « syntonie » avec ce sentiment et comprennent qu’une telle situation est intenable. Mais en tant que syndicalistes, ils se disent aussi que le mouvement syndical peut prendre sa revanche après avoir perdu et concédé beaucoup pendant des années, sinon des décennies. C’est le propos que tient Mick Lynch lorsqu’il annonce que la classe des travailleurs est de retour.
Troisièmement, les syndicats, même limités dans leur champ d’action, restent des institutions puissantes. Les syndicats comptaient près de 13 millions d’adhérents dans les années 1970. A partir des années 1980, ils ont connu une hémorragie constante pour ne plus organiser que 6,5 millions de travailleurs en 2015. Mais depuis 2016, chaque année, environ 100 000 travailleurs décident d’adhérer. Parmi ces nouvelles adhésions, on compte une majorité de femmes, plutôt des jeunes, des personnes issues de l’immigration ou encore des Black and colored people. Ceci qui reflète une prise de conscience collective que le syndicat est un outil indispensable pour défendre ses droits et ses intérêts. En même temps, ce processus rend compte de la recomposition sociale de la classe laborieuse. Si le Labour a beaucoup de mal à mobiliser son électorat traditionnel, les syndicats gardent quant à eux une assise très large et forment, de ce fait, l’institution centrale d’une classe laborieuse qui manifesterait à nouveau, en quelque sorte, à travers ces conflits notamment, son existence « pour soi ».
Quatrièmement, le dialogue social est quasi inexistant, ce qui met au centre du « jeu social » les acteurs eux-mêmes, voire les travailleurs tout court (Amazon) et non les instances et la distribution des mandats ou le jeu de positionnement comme on peut le connaître en France. Comme on l’a rappelé au tout début de cet article, le modèle britannique de la négociation collective ne favorise en rien le « dialogue social ». Sachant que ces relations entre employeurs et syndicats fonctionnent presque une base volontariste, autour de ce qu’on appelle le single channel (canal unique), il n’y a pas beaucoup de production normative ou contractuelle. En conséquence, la couverture des conventions collectives atteint péniblement 30% ce qui est parmi les plus bas niveau dans les pays occidentaux. Même quand un syndicat est reconnu et qu’il joue le rôle assuré par les institutions représentatives du personnel, l’employeur peut accepter de négocier ou pas. Un tel « vide » institutionnel peut aussi attiser la conflictualité sociale tant il est vrai que le refus de concéder des améliorations de la part des employeurs va renforcer le sentiment d’injustice et rendre les travailleurs réceptifs à l’idée d’une grève. L’information et la consultation se font selon le bon vouloir patronal. Cette situation délétère a conduit le mouvement syndical à se réorganiser, à mener des campagnes d’adhésion, inspirées par le modèle états-unien de l’« organizing »[27]. Au niveau de syndicats membres du TUC, plusieurs syndicats se sont regroupés sous la bannière de Unite et du GMB[28] (secteur concurrentiel et privé) tandis que plusieurs convergences ont eu lieu dans le secteur public (Unison). La dirigeante de Unite, Sharon Graham, impulse une orientation beaucoup plus combative sur le terrain social, en organisant aussi des coalitions intersectorielles au niveau local.
Constater que la conflictualité sociale opère un retour si massif et tumultueux après quatre décennies de paix ne permet pas encore d’expliquer ce phénomène. Pour avancer dans ce sens, il nous faudra également dresser un bilan approfondi du néolibéralisme et interroger la persistance d’un antagonisme structurel entre capital et travail. Ce que nous ferons dans deux articles à venir : le premier portant sur les splendeurs et les misères du néolibéralisme ; le second à propos de la profondeur des divisions et des antagonismes de classe.
18 octobre 2022
(mis à jour le 14 novembre 2022).
Références bibliographiques
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* Je tiens à remercier Michael Roberts, Erik Demeester, Nicola Cianferoni, Marc Loriol et Jérôme Pélisse pour leurs remarques et suggestions.
[1] La Grande-Bretagne comprend l’Angleterre, l’Ecosse et le Pays de Galles ; le Royaume-Uni intègre aussi l’Irlande du Nord. Comme le mouvement de grève s’est moins manifesté en Irlande du Nord, je privilégie ici l’appellation de Grande-Bretagne. En même temps, sur le plan politique, l’entité première demeure le Royaume-Uni.
[3] Dans d’autres pays dotés d’un système « dualiste », comme l’Allemagne, il y a à la fois des IRP telles que le Betriebsrät (conseil d’entreprise, analogue au CE, devenu CSE) et des Vertrauwensleute (gens de confiance) qui sont élus sur une liste syndicale. On parle alors d’un « double canal de représentation ».
[4] Le chartisme est un l’expression politique du mouvement ouvrier naissant qui se développa au milieu du 19ème siècle suite à l’adoption de la People’s Charter. L’imposition d’un régime électoral censitaire avait exclu la classe ouvrière du champ de la démocratie parlementaire. La Charte du peuple fut adopté en 1838 et réclamait le suffrage universel masculin, un juste découpage des circonscriptions électorales, l’abolition de l’obligation d’être propriétaire pour être éligible, des élections législatives annuelles et le vote à bulletin secret. Le mouvement resta actif jusqu’en 1848 donna naissance à des caisses de secours mutuel, des coopératives et un premier mouvement syndical. ; Jacques Carré, La Grande-Bretagne au xixe siècle, Paris, 1997, 160 p.
[5] Employers and employees face a “great cost squeeze“ as government support fails to lift sufficient pressure say managers, 22 avril, voir www.managers.org
[6] Unite Investigates: Corporate profiteering and the cost of living crisis. Report commissioned by Sharon Graham, juin 2022, miméo, 28p.
[7] La notion de surprofits renvoie à des profits qui s’ajoutent à ceux qui sont déjà réalisés, suivant des causes externes au marché, tel qu’une guerre par exemple. Mais cette définition ne fait pas consensus. Pour ma part, je préfère les notions de profit et de rente (rente de marché ou rente spéculative).
[13]https://www.rmt.org.uk/news/rmt-on-opinium-poll/ Une majorité des jeunes et des usagers des transports les soutiennent, mais les catégories âgées (+ 50 ans) ou les résidents de zones rurales sont plutôt opposées. Même si près de 70 % des électeurs du Labour expriment un soutien à l’égard des grèves du rail, pour Keir Starmer, le dirigeant de centre-gauche du Labour ayant succédé à Jeremy Corbyn, le parti travailliste doit avant tout rester neutre, ce qui lui permet d’appeler les députés du Labour à ne pas fréquenter les piquets de grève. Voir Katherine Swindells, “Where does public opinion stand on the rail strikes ?, Younger people are far more likely than older people to support striking train workers”, in New Statesmanhttps://www.newstatesman.com/chart-of-the-day/2022/07/public-opinion-stand-on-rail-strikes
[14] Il faut 100 pennies pour faire une livre sterling.
[15] En anglais, ces grèves spontanées portent l’appellation de wildcat strikes – littéralement « grève des chats sauvages » – ce qui fait référence aux actions de grève inopinées que menaient, aux Etats-Unis, les militants des Industrial Workers of the World, une organisation syndicale révolutionnaire. Ces grèves visaient à perturber la production afin de protester contre des décisions patronales ou managériales. Dans le cas présent, il s’agit de grèves qui ne respectent pas les procédures normales conduisant à une grève (consultation et préavis).
[16] Rappelons qu’en 2001, Amazon décide de contrer une campagne en faveur de la reconnaissance syndicale en mettant à la porte certains syndicalistes tout en accordant une augmentation salariale de 10 %. A la suite de cela, le syndicat avait reçu plusieurs dizaines de lettres de démission et subi un revers douloureux avec 80 % des travailleurs votant contre la reconnaissance syndicale.
[17] Pour un aperçu des résultats de l’année 2021, voir ici
[23]Madeleine Sumption, Chris Forde, Gabriella Alberti & Peter Walsh, How is the End of Free Movement Affecting the Low-wage Labour Force in the UK?, first report, 15 AUG 2022, The Migration Observatory COMPAS (Centre on Migration, Policy and Society), University of Oxford.
[24] En France, soit ce “collectivisme” est considéré comme acquis, soit c’est son absence qui le sera, à partir d’une analyse constatant l’atomisation des collectifs de travail, l’omniprésence du consentement et de la servitude, de la docilité et de la loyauté. Il y a pourtant une possibilité de penser les choses de manière plus dialectique, en mobilisant par exemple la notion de résistances au travail ou celle de « communautés pertinentes d’action collective » proposée par Denis Segrestin (1980). Voir S. Bouquin (2020), Bellanger et Thuderoz (2012) ou encore, à propos de l’action collective D. Segrestin (1980).
[26] Selon la section 230 de l’Employment Relations Act de 1996, un travailleur est défini comme un individu qui a conclu ou qui travaille dans le cadre (a) d’un contrat de travail ou (b) de tout autre contrat, qu’il soit explicite ou implicite, qu’il soit oral ou écrit, par lequel l’individu s’engage à faire ou à exécuter personnellement un travail ou des services pour une autre partie au contrat dont le statut n’est pas, en vertu du contrat, celui d’un client d’une profession ou d’une entreprise commerciale exercée par l’individu. Les personnes qui ne sont pas des employés mais qui satisfont aux exigences de l’alinéa b) ci-dessus sont parfois appelées “limb (b) workers » ou « travailleurs de l’alinéa b) ». Voir aussi https://www.theguardian.com/technology/2021/feb/19/uber-drivers-workers-uk-supreme-court-rules-rights
[27]L’organizing représente une nouvelle pratique syndicale qui a émergée aux Etats-Unis au début des années 2000 et qui vise à gagner des secteurs de travailleurs d’une entreprise au vote majoritaire en faveur de la reconnaissance du rôle d’interlocuteur. Elle est désormais critiquée pour son approche très institutionnaliste, et certains lui opposent le modèle de deep organizing qui renvoie à l’action en profondeur à partir de la constitution de réseaux semi-clandestins, inspirés notamment par les IWW. Voir Milkman R., Bloom J., Narro V. (2010), Working for Justice: The L.A. Model of Organizing and Advocacy.
[28] Unite the Union, une fusion d’Amicus et de TGWU, organise davantage les travailleurs des secteurs de l’industrie, de la logistique et de la construction. Il compte 1,2 million d’affiliés adhérents ; le GMB, anciennement General, Municipal, Boilermakers’ and Allied Trade Union, compte 640 000 affiliés employés dans les secteurs industriels, le commerce de détail, la sécurité, les écoles, la distribution, les services publics, les services sociaux, le National Health Service (NHS), les services d’ambulance et les administrations locales.