La bataille de la logistique en Italie. Les syndicats de base face à la répression policière et les restructurations capitalistes

Les arrestations et les inculpations des syndicalistes de la logistique s’inscrivent dans le cadre du processus de restructuration du secteur et de la tentative de restriction du droit de grève.  Certains voudraient revenir à une époque antérieure au vingtième siècle.

Francesco Massimo et Alberto Violante *

25 juillet 2022

« Le capitaliste fait valoir son droit d’acheteur lorsqu’il s’efforce de prolonger cette journée autant qu’il le peut et de faire de deux jours un seul. D’autre part, la nature particulière de la marchandise vendue exige que sa consommation pour l’acheteur ne soit pas illimitée, et le travailleur fait valoir son droit de vendeur lorsqu’il veut limiter la journée de travail à une durée normalement déterminée. Il y a donc droit contre droit, tous deux portant le sceau de la loi qui régit l’échange de biens. Entre deux droits égaux, qui décide ? La force ».

Karl Marx

« La justice n’est conçue pour rien d’autre que pour enregistrer sur un plan officiel, juridique et rituel ces contrôles qui sont essentiellement des contrôles de normalisation effectués par la police. La justice est au service de la police, historiquement et, de fait, institutionnellement aussi ».

Michel Foucault

Le 19 juillet à Piacenza, une opération de police ordonnée par le parquet de Piacenza a été lancée contre les syndicats indépendants Si Cobas et Usb. Ces deux syndicats de base sont parmi les plus actifs dans le secteur de la logistique en Italie, un secteur dont l’un de ses épicentres est précisément situé à Piacenza, et qui depuis 2011 a connu, dans cette même ville, quelques-uns des conflits syndicaux les plus importants pour améliorer les conditions de travail de milliers d’ouvriers magasiniers, souvent étrangers, toujours surexploités. Des conflits durs, nés dans des contextes d’exploitation extrême, de travail non déclaré, de violences et d’intimidations, d’évasion fiscale et de fraude aux cotisations à la sécurité sociale et d’infiltration mafieuse. Des conflits sociaux qui ont marqué la résurgence de la conflictualité en Italie et le rétablissement, au moins partiel, du droit du travail, du respect de la négociation collective et de l’amélioration substantielle des conditions de vie et de travail dans le secteur. Des conflits qui se sont traduits par des dizaines d’arrestations, de dénonciations et d’amendes ; des assauts sur les piquets de grève, tantôt par la police, tantôt par des escouades patronales ou des camionneurs incités à foncer sur les piquets de grève avec leurs véhicules. Ainsi, deux hommes ont été tués : Abd Elsalam Ahmed Eldanf, égyptien, 53 ans et cinq enfants, écrasé et tué par un chauffeur de camion devant les portes de GLS à Piacenza en septembre 2016, alors qu’il était en grève ; Adil Belakhdim, marocain, 37 ans, assassiné devant l’entrepôt Lidl de Novara en juin 2021, alors qu’il était en grève. Justice n’a pas encore été rendue pour eux. Les procureurs ont d’autres priorités.

Une approche judiciaire du syndicalisme

Mardi, une assignation à résidence a été signifiée à six militants syndicaux, quatre membres des Si Cobas et deux d’Usb, et une interdiction de séjour et une obligation de se présenter devant les autorités pour deux autres militants d’Usb. Huit suspects font face à des accusations graves et infamantes : 150 chefs d’accusation, dont l’association de malfaiteurs pour commettre diverses infractions, telles que des violences privées, la résistance et la violence à l’égard d’un fonctionnaire, le sabotage et l’interruption d’un service public. Les mesures de précaution reposent sur un dossier de 350 pages, résultat d’une enquête qui a débuté en 2016 et qui a été principalement menée par le Digos, le bureau des dossiers politiques au sein des commissariats de police. La presse locale et nationale s’est fait l’écho de l’opération.

Selon l’instruction, les suspects auraient organisé des grèves et des actions collectives non pas dans le but de protéger et d’améliorer les conditions de vie et de travail, mais au profit de leurs organisations respectives :

« Ils organisaient des blocages de marchandises en dehors de tout conflit syndical physiologique (sic !) afin d’augmenter le nombre d’adhérents. Un épisode de blocage de marchandises dans une entreprise est emblématique : soudain, l’un des dirigeants de Si Cobas, pour des raisons de grief personnel subi par une autre entreprise, détourne un bus de travailleurs pour faire du piquetage dans cette autre entreprise. Ce qui ressort des interceptions, c’est que les intérêts des travailleurs sont progressivement dépréciés et que l’on tente de faire avancer les positions de son propre syndicat, au moyen d’une agressivité et d’une violence privée qui perturbe l’activité des centres de logistique. »

Et même d’enrichir indûment certains de ses membres :

« Nous avons prouvé que ces syndicalistes agissaient pour leur profit personnel […] Nous avons une interception de communication téléphonique dans laquelle deux exposants parlent du syndicat comme d’un “distributeur automatique de billets et pour cela ils pouvaient faire des histoires à son sujet”. Ceci est l’environnement dans lequel ces agissements ont eu lieu ce qui nous conduit à croire qu’ils ne répondaient pas aux intérêts des travailleurs mais plutôt de certains des dirigeants syndicaux. J’insiste à nouveau sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une opération contre les syndicats de base, mais contre quelqu’un qui appartient à ces syndicats et qui a mobilisé le syndicat de manière privative comme sa chose. »

Il s’agit là d’une accusation que nous pourrions désormais qualifier de « typique », qui vise à délégitimer l’activité conflictuelle des syndicats à partir d’écoutes et de documentation décontextualisées. Cette singulière philosophie policière du syndicalisme ressort explicitement de la note de la préfecture de police de Piacenza :

« Derrière les nombreuses actions de piquets et de protestation visant ostensiblement à protéger les droits des travailleurs, se cachaient des actions criminelles visant à accroître à la fois le degré de conflictualité avec l’employeur et vis-à-vis d’autres syndicats, afin d’augmenter le poids spécifique des représentants syndicaux au sein du secteur de la logistique pour obtenir des avantages allant au-delà des droits syndicaux apparemment protégés. Les bénéfices économiques obtenus servent également à la direction de l’organisation, non seulement pour un gain personnel direct, mais aussi pour alimenter les revenus intermédiaires des délégués, à maintenir sur la liste de paie du système, avec la perspective d’une « carrière ». Les multinationales ou les employeurs individuels ont été soumis à un chantage exaspérant ce qui les a contraints d’accepter les exigences économiques qui leur étaient imposées. »

En d’autres termes, le rapport du ministère public décrit prosaïquement – on dirait même sociologiquement – le fonctionnement réel de tout syndicat, sous toutes les latitudes, à l’exception peut-être des syndicats domestiqués dans les régimes autoritaires et post-démocratiques. Le fait qu’un syndicat organise un conflit collectif est un crime. Le fait qu’un syndicat se finance lui-même pour mener à bien ses activités est un crime. Le fait qu’un syndicat gagne un conflit et arrache de meilleures conditions de travail et de vie à une multinationale est le crime des crimes. Que reste-t-il à faire pour un syndicat s’il ne peut pas remplir exactement cette fonction ? Supprimer les grèves, ne pas avoir d’argent, et pas de caisses de grève. Et, surtout, toujours négocier des conditions de travail au rabais, pour ne pas pénaliser les multinationales.

Ce n’est pas la première fois que les autorités judiciaires et policières s’octroient la prérogative d’établir ce qui est légitime ou illégitime pour un syndicat. L’année dernière, toujours à Piacenza, le parquet était intervenu directement dans le conflit concernant la fermeture de l’entrepôt de FedEx-Tnt. Alors que les syndicats de base protestaient contre la fermeture de l’établissement, le ministère public avait placé deux militants de Si Cobas en état d’arrestation, sous l’accusation de lésions corporelles aggravées, de violences privées et d’occupation de terrain public. Mais il y a aussi davantage : la thèse du procureur était que les modes d’action du syndicat conflictuel étaient censurables et les syndicalistes méritaient d’être arrêtés, tandis que d’autres modes d’action, définis comme « loyaux », en particulier ceux du syndicat « modéré » CISL, étaient explicitement indiqués par le parquet comme les seules légitimes. En outre, le ministère public est allé jusqu’à dire que, d’après les fiches de paie observées, les salaires étaient déjà « décents » et qu’il n’y avait donc aucune raison valable de protester. Les enquêteurs n’ont pas tenu compte du fait que les revendications du syndicat de base étaient soutenues par l’inspection du travail et qu’un accord avait déjà été signé à la préfecture, puis piétiné par FedEx. Pour le ministère public, il y a un bon et un mauvais syndicat, et les magistrats considéraient comme leur tâche de réprimer les seconds, de soutenir les premiers et de servir de bouclier aux profits des multinationales. Quelques semaines plus tard, le tribunal de réexamen de l’accusation (agissant comme un tribunal de recours) de Bologne a partiellement démantelé le théorème de l’accusation, libérant les deux syndicalistes. Le dossier n’a toutefois pas été clôturé.

Un autre épisode frappant concerne la ville de Modène, centre de l’industrie de la viande, un secteur qui repose également sur des chaînes de contrats et l’exploitation de la main-d’œuvre immigrée. Entre 2016 et 2017, certaines entreprises clés au centre des systèmes d’exploitation, comme le groupe Levoni et Italpizza, ont été impliquées dans une série de grèves organisées par Si Cobas. Face à une chaîne d’exploitation dont les victimes sont des travailleuses et des travailleurs, au lieu de réprimer la surexploitation, les autorités ont réprimé les grévistes : entre 2018 et 2020, dans la seule province de Modène, 481 procédures pénales ont été ouvertes contre des travailleuses et des travailleurs pour des faits liés à l’activité syndicale. Toujours à Modène, une opération particulièrement alarmante a été menée contre le porte-parole national de Si Cobas, Aldo Milani, arrêté en 2017 pour « extorsion aggravée et continue » alors qu’il exerçait simplement son activité syndicale, à savoir négocier de meilleures conditions de travail par la mobilisation collective. Sur la base d’un acte d’accusation comportant de nombreuses zones d’ombre, Milani a été jugé mais, finalement, acquitté en appel en 2019. Ce ne sont là que quelques-uns des épisodes de répression judiciaire qui ont impliqué Si Cobas et d’autres syndicats de base, de Adl Cobas à Usb.

Les particularités des relations professionnelles dans la logistique

Ces opérations judiciaires font partie d’un ensemble plus vaste, qui mérite d’être analysé dans ses traits saillants, afin de ne pas être victime de mystifications faciles ou de simples positions identitaires.

Premier élément : les luttes dans le domaine de la logistique se déroulent dans un secteur avec une valeur ajoutée relativement faible par rapport au capital immobilisé et une forte intensité de main-d’œuvre. Ces dernières années, il a été un terrain d’investissement idéal pour le blanchiment de capitaux d’origine illicite. Les anciennes coopératives de transport (qu’on appelle « Facchini » en Italie) ont été remplacées par des structures qui existent juste assez longtemps pour être exemptées des contrôles – il y a une période de discrétion garanti par le code civil aux coopératives nouvellement créées). Puis elles sont dissoutes et leurs bilans sombrent dans l’oubli avec leurs secrets de fraude et d’évasion fiscales, comme en témoigne l’enquête dite « Miliardo » menée par la Guardia di Finanza pour le compte du parquet de Rome. L’opacité dans la gestion financière et les formes d’exploitation du travail ont donné à ces coopératives l’avantage concurrentiel qui les a rendues si répandues dans le secteur.

Deuxième élément : les coopératives ne sont qu’un maillon de la chaîne, le plus bas. Au sommet de la pyramide se trouvent les donneurs d’ordre : les grands groupes nationaux et multinationaux de la grande distribution, de la messagerie ou de l’agroalimentaire. Ces grandes marques externalisent leurs opérations de manutention et de livraison à des coopératives et des consortiums de coopératives (plus récemment des Srl et même des agences temporaires peut-être créées par les coopératives elles-mêmes). Ce sont ces grands groupes monopolistiques qui dictent les tarifs des contrats, réduisant à tel point les marges que les conditions tarifaires deviennent incompatibles avec le respect des conventions collectives du secteur (quand il ne s’agit pas de conventions collectives « pirates », soit des contrats signés par des organisations syndicales complaisantes afin d’alimenter le dumping).

Troisième élément : le caractère saisonnier et la précarité du travail. La logistique est un secteur qui comporte une forte composante de saisonnalité et d’intermittence dans les volumes de production. Dans le paradigme du « juste à temps », les volumes de manutention suivent la volatilité de la demande, et cette volatilité mine la stabilité de l’emploi des porteurs. Cela génère non seulement de l’incertitude et une discontinuité dans les carrières, mais représente également une arme de chantage que les patrons des coopératives utilisent pour discipliner la main-d’œuvre : « Oubliez d’être rappelé au travail si vous criez au scandale et si vous parlez de droits et de syndicats ».

Dans ce contexte, à partir des années 2010, émerge un type de syndicalisme alternatif à celui, pacifié et concerté, des grandes organisations syndicales – qui, par ailleurs, ne s’étaient pas, jusqu’alors, posées le problème de la représentation de ces segments exploités de la force de travail. Le syndicalisme de base a retrouvé des formes de lutte efficaces qui avaient été oubliées par le syndicalisme majoritaire de l’après-93 et, grâce à des blocages et des grèves simultanés sur plusieurs point sensibles des chaines de distribution, a réussi à mettre en échec les patrons de la logistique.

Le syndicalisme de base (même si sous ce terme on indique des organisations aux nuances différentes) présente un certain nombre de paradoxes. La première est que, bien qu’ils ne signent pas la convention collective concernée, ils deviennent le garant du respect de celle-ci. Même, lorsque cela est possible (notamment dans le sous-secteur plus riche de la logistique de livraison), les syndicats de base est également signataire de véritables accords nationaux d’intégration, avec des conditions meilleures que celles prévues dans les Convention collective. Des accords qui sont également signés par les multinationales et les associations patronales sectorielles et qui sont ensuite appliqués dans les différents entrepôts. Ce sont ces contrats, dont le dernier a été signé en juin, qui font l’objet de critiques de la part du parquet de Piacenza.

Le deuxième paradoxe c’est qu’il s’agit d’un syndicalisme de classe, interprofessionnel mais qui est concentré dans la logistique. C’est précisément ici que s’accumulent les plus grandes contradictions de la chaîne d’approvisionnement ; c’est aussi le point le plus sensible de la logique organisationnelle du juste-à-temps qui guide les chaînes logistiques.

La troisième est que les associations patronales entretiennent une relation ambiguë et déstructurée avec le syndicalisme de base : lorsqu’elles y sont contraintes, elles reconnaissent le syndicat mais, dès qu’elles en ont l’occasion, elles tentent de le réprimer, par exemple en licenciant la main-d’œuvre syndiquée et en essayant de la remplacer par des travailleurs isolés et soumis au chantage.

Ces contradictions s’ajoutent à la précarité particulière de la main-d’œuvre migrante, en raison de l’accès restreint aux droits de citoyenneté et du caractère saisonnier du secteur. Dans cette situation de précarité et de dérégulation, le syndicat de base cherche à protéger les conditions salariales et la continuité de l’emploi au cas par cas, en fonction du rapport de force. Lorsque les conditions le permettent, le syndicat tente de contrôler l’accès au marché du travail, notamment en négociant avec les patrons des mécanismes de recrutement fondés sur des critères « objectifs », tels que l’ancienneté. Il s’agit de soustraire le contrôle du recrutement à l’arbitraire de l’entreprise, afin de protéger la solidarité entre les travailleurs. Cette configuration est très proche des traditions syndicales étatsunien, basé sur les mécanismes de closed shop et du union shop (ce qui équivaut au contrôle syndical sur l’embauche, NDT), et ce n’est pas une coïncidence. Ces dispositifs s’avèrent les seuls efficaces lorsque la déréglementation et la concurrence à la baisse font exploser les formes classiques de négociation et de représentation.

A la lumière de ce qui précède, toutes les limites du formalisme juridique du parquet de Piacenza apparaissent. A l’opposé de l’approche du procureur, il serait nécessaire d’adopter une approche substantive de l’interprétation de la dynamique syndicale. L’idée que, face à des violations flagrantes de la réglementation – et à l’inaction des appareils administratifs et sociaux visant à s’y opposer – la dynamique du syndicalisme ne devrait se déployer qu’à travers la présentation de procédures et selon les délais des tribunaux du travail, amplifie, au lieu de la rééquilibrer, l’asymétrie entre les parties patronale et salariale, qui est reconnue dans le droit du travail tant national qu’international : les blocages et les piquets de grève sont des actions coessentielles qui justifient l’exercice immédiat d’un droit et l’effectivité de ses conséquences.

Les conflits syndicaux ne se déroulent pas dans un vide absolu, mais dans le cadre de relations qui contraignent les acteurs à certains choix et stratégies. Par exemple, la stratégie de faire recours, dans un conflit sur un lieu de travail où l’on est plus faible, le soutien et la solidarité de membres du syndicat d’autres lieux de travail (ou de militants solidaires du conflit), permet de ne pas abandonner les lieux de travail plus petits, où le syndicat est moins capable de négocier. En Italie, les grèves ont arrêté de faire objet d’interdiction explicite pour la première fois en 1889 avec l’introduction du code Zanardelli, qui stipulait toutefois à l’article 165 : « Quiconque, par la violence ou la menace, restreint ou entrave de quelque manière que ce soit la liberté de l’industrie ou du commerce, est puni d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à vingt mois et d’une amende de cent à trois mille lires ». L’interprétation large de la notion de « violence ou menace » devient donc cruciale. le fait de présenter un courriel d’un syndicaliste dans lequel les raisons de l’agitation syndicale sont longuement expliquées, comme preuve d’extorsion est le résultat d’une interprétation radicalement conservatrice du phénomène syndical.

La logistique italienne entre répression, re-régulation et restructuration

Cela nous rappelle la nécessité de mettre en relation la stratégie répressive des appareils d’État en parallèle avec la dynamique réelle du conflit social tel qu’il se déroule dans le tissu productif. La perspective d’avenir, dans ce sens, s’articule sur trois niveaux.

Tout d’abord, une dialectique qui se consolide entre deux pôles. D’une part, les grandes entreprises multinationales, dont certaines s’apprêtent à gérer elles-mêmes des hubs, en internalisant partiellement les services d’entreposage tant qu’elles parviennent – même de manière grossière, comme cela s’est produit à Peschiera Borromeo, où Fedex a utilisé des vigiles privés pour battre les travailleurs – à purger le personnel de la présence des syndicats de base. De l’autre, la réalité fragmentée des petits et moyens opérateurs qui doivent maintenir un modèle patronal précis de compression des coûts vers le bas, fondé sur l’exploitation brutale de la main-d’œuvre.

Deuxièmement, les interventions réglementaires de l’État semblent intervenir dans cette dialectique à partir des demandes directes des lobbies entrepreneuriaux, en déréglementant l’activité tout en donnant des latitudes aux derniers maillons de la chaîne – qui en plus d’être la base sociale des forces de droite, sont ceux qui ont été le plus secoués par ce cycle de luttes, coincés qu’ils sont entre les revendications des travailleurs et la dépendance à une structure de coûts décidée par l’oligopole des grands transporteurs. C’est pourquoi Assologistica – comme le rapportait il y a quelques jours le journal Domani – est intervenue pour rédiger un amendement au DL 36/2022 qui, pour les seules entreprises du secteur, modifie les règles du code civil en matière de contrats. Grâce à cette règle, les comportements illégaux dans la fourniture de services logistiques pourraient redevenir attractifs – même pour les grandes enseignes de transport de colis ou de la grande distribution qui ré-internalisent ou régulent plus clairement la chaîne d’approvisionnement – car, selon la nouvelle loi, personne ne sera solidairement responsable des infractions commises par les sociétés contractantes telles que les coopératives et les sociétés anonymes.

Enfin, la répression, qui vise à interdire et à empêcher de manière disproportionnée toute forme de protestation qui bloquerait ce possible retour à l’exploitation sauvage dans ce secteur, finissant toutefois par peser non seulement sur la logistique, mais sur l’ensemble de la pratique syndicale. L’article 23 du décret Salvini de 2018, qui a re-pénalisé le délit de blocage routier dans l’intention de pousser les procureurs à infliger des sanctions aux participants des piquets logistiques, a également été utilisé par le parquet de Syracuse pour les manifestations devant la raffinerie Lukoil en 2018.

C’est en tenant compte de ces trois niveaux d’analyse qu’il est possible de saisir la portée des arrestations du 21 juillet 2022. Des arrestations qui s’inscrivent dans un processus de restructuration du secteur logistique et des tentatives de plus en plus fortes d’imposer une re-réglementation plutôt qu’une simple déréglementation : restrictions du droit de grève et des formes de représentation collective, laisser-faire des entreprises, restructuration du secteur. Une dynamique destinée à faire reculer le monde du travail : du Statut des travailleurs au Statut Albertin (faisant référence au règne de Charles-Albert de Savoie où l’Etat de droit était entièrement au service des classes dominantes, NDT).

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Article publié par Jacobin Italia

Traduction par Francesco Massimo et Stephen Bouquin

* Francesco Massimo est chercheur à Science Po Paris ; Alberto Violante est sociologue et militant syndical, représentant syndical à l’Istat (Institut national des études statistiques), Rome.

 

Références bibliographiques

Massimo, Francesco S.. « Des coopératives au syndicalisme de base : la citoyenneté industrielle dans le secteur de la logistique en Italie (1990-2015) », in Critique internationale, vol. 87, no. 2, 2020, pp. 57-78.

Benvegnù, Carlotta, et Lucas Tranchant. « Warehousing consent? Mobilité de la main-d’œuvre et stratégies syndicales au principe d’une conflictualité différenciée dans les entrepôts italiens et français », in Travail et emploi, vol. 162, no. 3, 2020, pp. 47-69.