Les recherches sur le temps de travail en Allemagne

Par Nicola Cianferoni [1] //

Le 20-21 octobre 2022 s’est tenu à Dortmund une rencontre sur le temps de travail autour de la 4e Conférence spécialisée sur le temps de travail en Allemagne (BAuA-Fachveranstaltung Arbeitszeit in Deutschland) et du 10e Colloque de la Société germanophone du temps de travail (Symposium der Arbeitszeitgesellschaft). Le premier réunit les spécialistes du temps de travail qui réalisent leurs activités de recherche en Allemagne pour le compte de l’Office fédéral pour la protection de la santé et la médecine du travail (Bundesanstalt für Arbeitsschutz und Arbeitsmedizin – BauA). Le deuxième discute des recherches plus abouties en incluant des contributions venant d’Autriche et de Suisse. Les activités de ce réseau germanophone sont méconnues auprès du monde scientifique francophone. Après avoir participé à ce colloque, je résume dans ce billet les principaux travaux qui ont été discutés au cours de ces deux journées [2]. Je pense qu’ils contribuant à comprendre les mutations en cours dans le salariat et le monde du travail plus en général, en prenant un certain recul par rapport aux approches et débats français.

Durée du travail, horaires et enregistrement du temps de travail

La premier constat que l’on retient de l’exposé de Nils Backhaus Länge der Arbeitszeit: Tatsächliche Wochenarbeitszeit, Überstunden, verkürzte Ruhezeiten [3] est la dimension centrale que maintient le temps de travail dans la société allemande. Cette centralité du temps de travail s’exprime par sa durée, son intensité (les pores du temps) et sa fragmentation par rapport à une flexibilité croissante. Les personnes actives travaillent en moyenne 38,8 heures par semaine, mais ce chiffre doit être compris en considérant que le temps partiel concerne un quart des effectifs. Ainsi, si l’on considère seulement les personnes actives à temps plein, la durée moyenne hebdomadaire du travail se situe à 43 heures. Les longues semaines de travail, celles qui sont égales ou supérieures à 48 heures hebdomadaires, concernant 12% l’échantillon. Les heures supplémentaires hebdomadaires sont courantes : soit 3,3 heures en moyenne pour tout l’ensemble de l’échantillon et 4,3 heures pour les personnes engagées à temps plein. Les personnes les plus concernées sont celles de sexe masculin, relativement âgées, au bénéfice de qualifications élevées, actives dans le secteur de l’industrie et l’artisanat, ainsi que dans les métiers de la sécurité, du transport et de la logistique. La raison évoquée le plus fréquemment pour expliquer les heures supplémentaires (en l’occurrence par 38% des personnes qui effectuent au moins 2 heures par semaine en moyenne) est la contrainte de prolonger le travail pour pouvoir terminer toutes les tâches professionnelles, c’est-à-dire assurer la prestation de travail. L’enquête montre que les troubles de santé (mal au dos, difficultés à dormir, fatigue et épuisement, dépression) se manifestent davantage lorsque les heures supplémentaires sont pratiquées sur une base fréquente. 21% des répondant·e·s déclare subir des temps de repos réduits. Enfin, une différence est observée entre hommes et femmes en qui concerne la durée du travail souhaitable : celle-ci est passée pour les hommes de 38,8 heures en 2015 à 36,9 heures en 2021, alors qu’elle est restée stable pour les femmes (35,6 heures en 2015 à 34,3 heures en 2021).

La prise en compte des horaires montre à quel point le temps de travail est central dans la l’organisation de la vie sociale. Dans leur intervention intitulée Lage der Arbeitszeit: Schicht- und Wochenendarbeit [4], Laura Vieten et Ines Entgelmeier expliquent que près de 40% des répondant·e·s déclare travailler régulièrement le samedi et/ou le dimanche. Cela concerne surtout des jeunes travailleurs peu qualifiés, actifs dans les petites et moyennes entreprises (PME), ainsi que dans des secteurs comme la sécurité, la santé et la gastronomie. Les personnes qui travaillent régulièrement (au minimum 1x/mois) le samedi et le dimanche déclarent davantage de troubles de santé. Le travail en soirée ou la nuit, soit entre 19h et 7h, est une réalité que connaissent 20% des répondant·e·s. Cela concerne davantage les personnes actives dans les entreprises de taille moyenne ou grande, notamment dans le secteur de l’industrie. Les heures supplémentaires et les longues semaines de travail sont également très courantes pour ces personnes. Le travail posté (qu’on appelle les 2 ou 3 x 8) concerne 15% des répondant·e·s, notamment des hommes engagés à temps plein dans le secteur de l’industrie, du service public ou de la santé. Le travail posté est sans surprise positivement corrélé avec des troubles de santé.

La flexibilité est l’objet d’une contribution de Johanna Nold intitulée Flexibilität der Arbeitszeit: Flexibilitätsmöglichkeiten und –anforderungen. [5] La chercheuse explique que les ouvriers de l’industrie et les cadres disposent de plus grandes marges de manœuvre dans la possibilité de fixer les horaires et de prendre des journées de récupération ou de congé quand ils le souhaitent. Les uns grâce aux accords négociés avec les syndicats, les seconds grâce à leur plus grand pouvoir discrétionnaire (cadres, cols blancs). Cependant, il y a une différence en ce qui concerne les attentes de disponibilité en dehors du travail (Erreichbarkeit): si elles sont plus faibles dans l’industrie, les cadres sont beaucoup plus concernés. Les analyses descriptives montrent aussi que plus la personne effectue des heures supplémentaires, plus elle tend à être disponible en dehors du travail pour des questions relevant de son activité professionnelle. En revanche, plus la maîtrise des horaires est élevée, moins la personne tend à déclarer des troubles de santé. L’enregistrement du temps de travail est un autre aspect pris en compte dans la recherche. Il fait l’objet d’une attention particulière depuis que les employeurs des Etats membres de l’UE sont obligés à mettre en place un système permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier. [6] L’enquête allemande sur le temps de travail permet désormais de connaître les pratiques en la matière : la comptabilisation du temps de travail avec un solde horaire quotidien (Erfassung und Arbeitszeitkonto) est pratiquée par 66% de la population active, tandis que 13% enregistre le temps de travail sans comptabilisation du solde horaire quotidien (Erfassung ohne Arbeitszeitkonto) et 21% n’enregistre pas du tout ses heures (keine Erfassung von Arbeitszeit).

Impact de la pandémie

Ces différentes enquêtes donnent aussi des informations en lien avec la pandémie de Covid entre 2020 et 2020. La moitié des répondant·e·s déclare que la pandémie a eu un impact sur le temps de travail. Cependant, l’impact n’est pas unilatéral: si la durée du travail hebdomadaire a augmenté pour 26% des répondant·e·s (notamment pour les femmes, les personnes engagées à temps partiel, le personnel de l’administration publique et dans les secteurs de la santé et des services), le temps de travail a diminué en revanche pour 19% des répondant·e·s (notamment dans l’industrie et la restauration). Ce clivage n’est pas sans surprise. Les mesures sanitaires ont contraint certaines activités au chômage partiel, alors même que d’autres ont été mises davantage sous pression. Environ deux tiers des répondant·e·s estiment que l’intensité du travail a augmenté durant cette période pour différentes raisons, la plus importante étant le fait d’avoir travaillé sous la contrainte de délais. Un quart de la population active déclare d’avoir travaillé le samedi et/ou le dimanche en raison de la pandémie. Cela concerne notamment le secteur du service public (31%). Ces mêmes circonstances ont conduit 19% de répondant·e·s à travailler la nuit ou le soir de 19h à 7h. Les chiffres sur le télétravail montrent qu’un changement important est en cours au niveau du lieu d’exécution de l’activité professionnelle : si le travail à domicile avec ordinateur et internet ne concernait que 9% de l’échantillon en 2015, cette forme de travail a franchi le seuil de 30% en 2021. La rapidité, l’ampleur et les possibles conséquences du télétravail sous l’impulsion de la pandémie ont conduit plusieurs chercheuses et chercheurs à approfondir ce phénomène.

Hausse du télétravail et ses conséquences

L’étude de Johannes Wendsche, Dmitri Bogorad et Jürgen Wegge Pausenverhalten und Erholungserfahrungen bei der Arbeit von Zuhause und im Büro und Wirkungen einer pausenbezogenen Zielsetzungsintervention [7] s’interroge sur l’organisation des pauses comme « analyseur » de l’activité de travail, selon que le travail soit effectué au bureau ou à la maison. La documentation scientifique suggère que les pauses sont plus courtes et moins fréquentes en situation de télétravail par rapport au travail effectué au bureau, mais ce constat n’est pas suffisamment étayé s’agissant d’un phénomène encore très récent. La démarche méthodologique de leur recherche s’appuie sur le relevé détaillé du temps de travail journalier de 40 personnes (dont 33 effectuant un travail exclusif de bureau) pendant 4 semaines. Le nombre d’individus retenus dans l’étude est très réduit: la démarche s’inscrit donc dans une démarche plus expérimentale que représentative ou systématique. Or, à l’inverse des analyses plus anciennes, les résultats de cette étude montrent que les pauses sont plus fréquentes en cas de télétravail, et que leur durée totale est de 10 min plus élevée par rapport au travail de bureau. Les interruptions du travail sont plus en lien avec des relations familiales ou privées en cas télétravail, alors qu’elles sont plus en lien avec les collègues ou les supérieurs lors du travail au bureau. Le sentiment de solitude associé à la prise des pauses est plus élevé en cas de travail à domicile.

Dans leur étude Arbeitsort: Arbeit von zuhause [8], Ines Entgelmeier et Anita Tisch s’intéressent à l’impact d’une convention visant à règlementer le télétravail sur les pratiques des employé·e·s de bureau. Leurs analyses sont basées sur une variable dépendante composée par trois groupes de salarié·e·s: le premier effectue du travail à domicile en étant au bénéfice d’une convention, le deuxième travaille à domicile sans avoir signé une convention et le troisième travaille exclusivement au bureau. La répartition de ces trois groupes n’est pas communiquée dans la présentation, mais l’échantillon utilisé est représentatif (9840 observations). Les auteures observent que la convention signée par la travailleuse ou le travailleur et l’employeur a un impact positif sur les pratiques dans différents domaines. Je résume ici les résultats les plus intéressants :

  • Les heures supplémentaires régulières (au moins 2 heures par semaine) sont plus élevées en cas de télétravail sans convention (57%) par rapport au télétravail avec convention (49%) ou par rapport au travail exclusif au bureau (36%).
  • La travail le samedi et/ou le dimanche est plus courant en cas de télétravail sans convention (36%) par rapport au télétravail avec convention (22%) ou par rapport au travail exclusif au bureau (18%).
  • La réduction des pauses est plus élevée en cas de télétravail sans convention (42%) par rapport au télétravail avec convention (29%) ou par rapport au travail exclusif au bureau (21%).
  • Les longues semaines de travail égales ou supérieurs à 48 heures sont plus fréquentes en cas de télétravail sans convention (17%) par rapport au télétravail avec convention (11%) ou par rapport au travail exclusif au bureau (7%).

La convention est donc une source de réglementation/délimitation du temps travaillé, et permet de réduire l’envahissement de la vie privée par les activités de travail. Les chercheuses s’interrogent néanmoins sur les raisons pour lesquelles une convention sur le télétravail n’a pas été signée dans certains cas. Parmi les personnes concernées, 57% indiquent qu’une convention n’est pas été souhaitée par les salarié·e·s, 37% que l’activité professionnelle ne le permet pas et 6% que l’employeur a refusé la signature d’une convention.

Dans leur étude Das Ausmaß von Telearbeit und Möglichkeiten der Berücksichtigung persönlicher und familiärer Interessen bei der Arbeitszeitplanung [9], Alexandra Mergener, Timothy Rinke et Ines Entgelmeier souhaitent savoir si le télétravail permet de mieux concilier les besoins privés et familiaux dans la planification du temps de travail. Une meilleure prise en compte des besoins personnels est observée en cas de télétravail pour 39,3% des personnes concernées. Les auteur·e·s s’interrogent ensuite sur l’existence d’une limite au-delà de laquelle le télétravail n’est plus avantageux. La réponse est affirmative : le niveau de bénéfice le plus élevé dégagé par le télétravail est identifié autour d’un «taux d’intensité» du télétravail de 40% sur le temps hebdomadaire habituel, ce qui équivaut à deux jours par semaine pour une personne salariée à temps plein. À partir d’un « taux de télétravail » de 80%, ce qui équivaut à quatre jours par semaine pour un contrat à temps plein, le télétravail apporte des bénéfices inférieurs par rapport au travail de bureau. L’équipe de recherche conclut que le télétravail dégage des ressources en lien avec la prise en compte des besoins personnels, ce qui explique l’intérêt des salarié·e·s pour cette nouvelle forme de travail. Il n’en reste pas moins qu’un équilibre entre travail au bureau et télétravail se situe dans une fourchette large, où le «taux de télétravail» se situe entre 40% et 80% par rapport à l’activité globale (par exemple entre 2 et 4 jours par semaine si le personne travaille 5 jours par semaine.

Le télétravail a aussi fait l’objet d’une étude en lien avec le Sickness Presenteeism, ce qui consiste à travailler en étant malade, par Lena Zöhrer, Sophie-Charlotte Meyer, Nils Backhaus et Heiko Breitsohl. Leur étude est réalisée sous le titre Home-Based Telework and Sickness Presenteeism: Do Regulations at the Organizational Level Matter? [10] La revue de la littérature montre que le présentéisme a des effets négatifs autant sur la santé que sur la productivité ou la qualité de fonctionnement organisationnel. Les auteur·e·s se demandent si la hausse du télétravail en lien avec la pandémie a comporté à son tour une hausse du présentéisme, c’est-à-dire si le fait de travailler en étant malade est plus fréquent du fait que les personnes travaillent davantage à domicile. Elles et ils souhaitent également savoir si une formalisation du télétravail – par exemple avec une convention – pourrait réduire l’ampleur du présentéisme en lien avec cette forme de travail. En 2021, le télétravail apparaît comme étant associé au présentéisme plus qu’il ne l’était en 2019, mais sa formalisation semble atténuer cette association. Le télétravail apparaît comme étant associé à une attitude consistant à «se mettre volontairement en danger» (self-endangering behavior) lorsqu’il n’est pas encadré; une attitude illustrée précisément par le fait de travailler à la maison en étant malade. Cette attitude serait plus présente en l’absence convention sur le télétravail ou d’une autre modalité pour encadrer cette pratique.

Pourquoi s’intéresser à ces travaux dans une perspective francophone?

Les contributions à ce colloque germanophone sur le temps de travail sont très intéressantes à plusieurs égards. Il y a tout d’abord le dispositif d’enquête sur le temps de travail en Allemagne dont sont issues les principales études présentées à ces deux journées. L’approche allemande se caractérise par une dimension fortement orientée à l’enquête quantitative qui contraste avec les enquêtes qui sont d’usage en France, où elles sont à la fois plus théoriques et politisées, du fait qu’elles s’inscrivent dans les débats et controverses liés à la mise en œuvre des «35 heures». Un témoignage de l’approche française se retrouve entre autres dans l’ouvrage collectif édité par Sylvie Monchatre et Bernard Woehl intitulé Temps de travail et travail du temps (Paris, Publications de la Sorbonne, 2014). Ces deux approches sont distinctes, mais aussi complémentaires. Le dispositif allemand a l’avantage de permettre l’étude des tendances longues à l’œuvre dans l’évolution du temps de travail, ce qui renoue avec la sociologie du travail française d’après-guerre. La compréhension de ces tendances autour du temps de travail permet de saisir la constitution des groupes sociaux et leurs transformations, comme le relevait William Grossin en 1969 dans son enquête empirique Le travail et le temps: horaires, durées, rythmes: une enquête dans la construction mécanique et électrique de la région parisienne (Paris, Anthropos). L’utilisation des grandes bases de données comportent toutefois certaines limites. C’est le cas lorsque la compréhension des enjeux liés au temps de travail requiert une étude plus fine des dynamiques à l’œuvre au niveau du contexte productif, par exemple dans un secteur ou dans des entreprises particulières, ce qui est possible seulement par une enquête monographique ou sectorielle, ce que j’ai effectué par exemple dans mon livre Travailler dans la grande distribution. La journée de travail va-t-elle redevenir une question sociale? (Zurich et Genève, Seismo, 2019). En l’occurrence, la dimension subjective (vécue) du temps de travail, par exemple celle en lien avec l’intensité, n’a pas été abordé véritablement par les travaux présentés aux deux jours de colloque.

Ensuite, l’intérêt des travaux présentés au colloque réside aussi dans les connaissances produites par les recherches. Si certaines analyses ne sont pas tout à fait consolidées (en témoignent les nombreux travaux basés sur des analyses bivariées sans qu’il y ait le contrôle de certaines variables sur la base d’hypothèses théoriques, ce que permet l’analyse multivariée), il n’en reste pas moins qu’elles convergent sur ce constat : le temps de travail représente une dimension centrale que ce soit au niveau de la vie sociale ou à l’échelle des individus. C’est ce que montrent les chiffres concernant la durée hebdomadaire du travail (43 heures en moyenne pour un équivalent temps plein), les heures supplémentaires (4,3 heures pour les personnes engagées à temps plein), les longues semaines (12% déclare travailler plus de 48 heures en moyenne), le travail du soir (20% des répondant·e·s), le samedi et/ou le dimanche au minimum 1x/mois (39% des répondant·e·s).

Ces chiffres sur le temps travaillé en Allemagne sont méconnus auprès du public francophone. Pourtant, ils apportent des éléments empiriques utiles pour comprendre les tendances à l’œuvre en ce qui concerne le temps de travail, et les conséquences potentielles pour la santé des travailleuses et des travailleurs. Plusieurs des recherches mentionnées dans cet article indiquent que les troubles de santé sont corrélées avec des longues journées et semaines de travail, ainsi qu’aux horaires «atypiques». Les chiffres montrent aussi des différences entre hommes et femmes que ce soit au niveau des pratiques ou du temps de travail désiré. Ceci est l’illustration de changements structurels qui sont à l’œuvre au niveau des rapports sociaux de sexe : la plus grande intégration des femmes dans le marché du travail n’est probablement pas tout à fait achevée, car les femmes souhaitent travailler davantage (ce qu’on comprend au vu du volume de temps partiel et de l’insuffisance que cela implique au niveau des revenus). On peut se demander dans quelle mesure ceci est le reflet de l’aspiration à une meilleure intégration des femmes dans le marché du travail et si la présence de structures d’accueil des enfants représente un frein à ces aspirations. On peut également se demander si les longues heures de travail sont liées aux politiques de modération salariale menées dans le cadre de la réunification allemande, des lois Hartz et de l’Agenda 2010 [11], ce qui a conduit à la création d’un secteur d’emplois précaires et/ou à bas salaires, où le pouvoir de négociation du temps de travail est plus faible en raison la faiblesse syndicale dans la définition des bornes temporelles et des temps travaillés. Les travaux présentés au colloque n’abordent malheureusement pas cette question.

Ces différentes enquêtes empiriques peuvent également contribuer à la réflexion et aux débats en sociologie du travail, par exemple lorsqu’il s’agit d’évaluer l’impact de chaque segment temporel (journée, semaine, mois, année et vie de travail) sur les conditions de vie des travailleuses et travailleurs, tout comme son lien avec la conflictualité sociale. On peut constater en l’occurrence que les heures supplémentaires et les longues semaines de travail exercent une pression sur l’ensemble des temps sociaux (famille, loisirs, engagements), notamment pour les personnes employées à temps plein. Ceci signifie concrètement que pour ces personnes les heures supplémentaires tendent à rallonger autant la journée, la semaine, que le mois ou l’année de travail. Cela permet de saisir sous un angle différent, celui de la durée du temps travaillé, la disponibilité temporelle qui est le plus souvent appréhendée sous l’angle de la flexibilité des horaires, en considérant que « le travailleur est contraint d’ajuster constamment son temps de travail aux besoins de l’activité, de le moduler selon des rythmes et des interruptions imposées, et à accepter des vies de travail incompatibles avec les rythmes sociaux de notre société. » (cf. communication présentée par Esteban Martinez aux Journées internationales de sociologie du travail (JIST), «Démesure du temps et disponibilité au travail», ULB, Bruxelles, 2012). La délimitation de la journée de travail redevient donc un thème actuel et indissociable de celui de la maîtrise du temps de travail, tout l’est aussi la délimitation de la semaine, du mois, de l’année et de la vie de travail en raison de l’usure que le travail exerce sur les corps humains et l’impact qu’il a sur la vie sociale et la santé. La prise en compte de ces différents aspects devrait permettre aussi la discussion de la thèse très audacieuse de Timo Giotto, selon laquelle «au phénomène de synchronisation des salariés au sein des usines ayant marqué l’avènement du temps industriel, se substitue désormais un phénomène inverse de désynchronisation des temps de production», présentée dans son livre intitulé La désynchronisation des temps professionnels. Vers un nouvel ordre temporel? paru chez Octarès en 2021 (p. 32).

La prise en compte de la situation de pays différents reste tout de même nécessaire pour avancer dans ces réflexions. Les tableaux 1 et 2 et reprennent les principaux indicateurs concernant la durée du travail et les horaires de travail pour la France, l’Allemagne, l’Italie, le Royaume-Uni et la Suisse. Les chiffres sont ceux de la 6e Enquête européenne sur les conditions de travail (EWCS) de 2015. Le tableau 1 indique que la durée habituelle du travail est la plus élevée en Suisse avec 42 heures par semaine, tandis qu’elle est la plus basse en France avec une moyenne de 36 heures par semaine. Le temps partiel semble fléchir la moyenne de la durée habituelle dans le cas notamment de de la France (durée moyenne de 39 heures par semaine pour les personnes engagées à temps plein contre 36 heures si l’on considère tous les taux d’occupation), puis en moindre mesure pour l’Allemagne et le Royaume-Uni (40 heures contre 38). La durée habituelle des personnes engagées à temps partiel est plus élevée en France et en Italie avec respectivement une moyenne de 25 et 24 heures par semaine. La proportion des salarié·e·s à temps plein qui travaillent 48 heures ou plus est plus élevée au Royaume-Uni (22%) et en Italie (21%) par rapport aux à la Suisse (14%), l’Italie (14%) et l’Allemagne (13%).

Tableau 1. Durée du travail [12]

France Allemagne Italie Royaume-Uni Suisse
Durée habituelle du travail 36h 38h 40h 38h 42h
Durée habituelle du travail, temps plein 39h 40h 40h 40h 42h
Durée habituelle du temps, temps partiel 25h 20h 24h 21h 20h
48+ heures par semaine, temps plein 14% 13% 21% 22% 14%

Source : Enquête européenne sur les conditions de travail 2015 (EWCS), élaboration de l’auteur.

Le tableau 2 donne en revanche des indications au niveau des horaires du travail. Le travail le samedi au moins une fois par mois est mentionné par environ la moitié des répondant·e·s des pays pris en considération. Le taux le plus haut concerne l’Italie avec 58%, il est le plus bas en France avec 47%, tandis qu’il est de 50% en Allemagne. Les proportions varient de manière plus importante lorsqu’on considère le travail le dimanche effectué au moins une fois par mois. Le taux varie entre 23% en Suisse et 40% au Royaume-Uni. Il est de 29% en France et 22% en Allemagne. Une explication possible des écarts plus grands est la règlementation différenciée du travail de dimanche, notamment en lien avec les heures d’ouverture des magasins. Le travail de nuit est moins fréquent, mais il a des conséquences plus importantes pour la santé des personnes concernées. Le taux varie entre 13% en Italie et 22% au Royaume-Uni. Il est situé à 17% en Allemagne. Enfin, la proportion des répondant·e·s qui déclare moins de 11 heures consécutives de repos entre deux jours de travail au moins une fois par mois varie entre 16% en Italie et 25% au Royaume-Uni. L’Allemagne est aussi relativement peu concernée avec un taux de 17%.

Tableau 2. Horaires de travail

France Allemagne Italie Royaume-Uni Suisse
Travail le samedi (au moins une fois par mois) 47% 50% 58% 53% 48%
Travail le dimanche (au moins une fois par mois) 29% 22% 25% 40% 23%
Travail de nuit 20% 17% 13% 22% 16%
Moins de 11 heures consécutives de repos entre deux jours de travail (au moins une fois par mois) 23% 17% 16% 25% 18%

Source : Enquête européenne sur les conditions de travail 2015 (EWCS), élaboration de l’auteur.

Les tableaux 1 et 2 permettent donc de constater que la situation diverge d’un pays à l’autre. Si la Suisse reste le pays où la durée du travail est la plus longue, le Royaume-Uni est en revanche le plus concerné par les horaires de travail de nuit, le travail le samedi et le dimanche, un nombre d’heures insuffisant pour récupérer entre deux journées de travail. Le Royaume-Uni est aussi le pays qui compte la plus grande proportion de personnes qui travaillent au moins 48 heures par semaine lorsqu’elles sont engagées à temps plein.

Pistes de réflexions pour poursuivre les recherches et débats sur le temps de travail

Ces éléments ouvrent plusieurs pistes de réflexions pouvant déboucher sur un programme de recherche ou une activité d’un groupe de travail (inter-revues/inter-labos/interdisciplinaire).

  • Quel est l’impact des politiques sociales sur le temps de travail en ce qui concerne la durée du travail et les horaires de travail? Quels sont les liens avec les caractéristiques de l’emploi (par ex. précarité, sécurité de l’emploi, etc.) que l’on retrouve dans les pays respectifs? Les pays qui ont déréglementé le plus le marché du travail sont les plus concernés par les longues heures de travail et les horaires atypiques?
  • Comment étudier l’impact du temps de temps travail sur les autres temps sociaux en tenant compte des différentes facettes du temps de travail (durée, horaires, intensité, etc.) et de la variété des rapports sociaux (de classe, de sexe etc.) qui caractérisent nos sociétés?
  • Comment rendre durables les rythmes collectifs en évitant une société 24/7 complétement dérégulée, ce qui pose la question de la maîtrise des temps sociaux et des possibilités de décélérer les rythmes sociaux?
  • Comment réorganiser les cadres structurants (jour, semaine, mois, année et vie de travail) pour les rendre socialement soutenables et éviter que l’un empiète sur l’autre (par exemple si l’annualisation du temps de travail implique des journées et semaines de travail excessives durant certaines périodes de l’année) et contenir autant que possible les horaires atypiques?
  • Quelles conditions doivent être remplies pour que le temps «choisi» le soit véritablement, c’est-à-dire sans être issu d’une contrainte liée par exemple aux à la production (aléas, délais, charge de travail, etc.) ou d’infrastructures insuffisantes au niveau de la prise en charge des enfants, des personnes âgées, etc.?
  • Comment pourrait-on réorganiser la production pour qu’une réduction du temps de travail soit envisageable là où l’organisation de la production repose sur des journées de travail de 10-12 heures, par exemple dans les hôpitaux, le transport, etc.?

Notes

[1] Membre de la société germanophone du temps de travail Arbeitszeitgesellschaft et co-auteur de l’article paru parmi les actes de son 9e colloque: Bonvin, J.-M., Cianferoni, N., & Kempeneers, P. (2022). What happens when working time is not recorded. Social policy lessons from a Swiss case study. sozialpolitik.ch, 2, 1‑21.

[2] Les informations sont issues de mes notes personnelles et des supports des présentations. Les intervenant·e·s de la première journée ont exposé les résultats descriptifs de leurs outils de suivi du temps de travail en Allemagne en les appliquant chaque fois à un thème spécifique. La pièce maîtresse du dispositif de recherche est l’Enquête allemande sur le temps de travail (BAuA-Arbeitszeitbefragung) réalisée depuis 2015 pour relever, à une périodicité annuelle, les différentes dimensions du temps de travail auprès d’un échantillon composé par environ 20’000 individus représentatifs de la population active. Le deuxième volet du colloque s’inscrivait en revanche dans les activités plus anciennes de la société germanophone du temps de travail (Arbeitszeitgesellschaft). Cette société se donne comme mission de promouvoir l’étude du temps de travail, ses effets et ses dangers pour la santé, tout comme les possibilités d’amélioration au niveau des entreprises. Elle a aussi pour but de mettre en réseau des individus et/ou institutions intéressées à ces questions. La société réunit des chercheuses et chercheurs venant d’Allemagne, d’Autriche et de Suisse. Elle organise un colloque par année sur une thématique spécifique concernant le temps de travail et y présente des travaux plus avancés sur le plan analytique. Les actes de ce colloque sont publiés chaque fois dans une revue académique et font l’objet d’un numéro thématique.

[3] Traduction: Durée du travail: durée hebdomadaire effective, heures supplémentaires, périodes de repos réduites (les traductions des titres sont effectuées par l’auteur de ce billet).

[4] Traduction: Situation concernant le temps de travail: travail en équipe et le week-end.

[5] Traduction: Flexibilité du temps de travail: possibilités et exigences de flexibilité.

[6] «Les États membres doivent obliger les employeurs à mettre en place un système permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier». Communiqué de presse de la Cours de justice de l’Union européenne du 14 mai 2019.

[7] Traduction: Comportement en matière de pauses et expériences de récupération lors du travail à domicile et au bureau avec prise en compte des effets d’une intervention ciblée sur les pauses.

[8] Traduction: Lieu de travail: travail à domicile.

[9] Traduction: L’étendue du télétravail et les possibilités de prendre en compte les intérêts personnels et familiaux dans la planification du temps de travail.

[10] Traduction: Télétravail à domicile et présentéisme pour cause de maladie: les réglementations au niveau de l’organisation sont-elles importantes?

[11] Les coûts de la réunification sont très élevés dans un contexte où l’écart des salaires dans les deux parties de l’Allemagne est important. La modération salariale s’inscrit dans une stratégie de re-convergence des deux parties de l’Allemagne et change le rapport de force dans les négociations salariales (cf. Xavier Ragot et Mathilde Le Moigne, La modération salariale en Allemagne à l’origine des difficultés économiques françaises, La Tribune, 2.9.2015). Ensuite, les lois Hartz et l’Agenda 2010 du chancelier Gerhard Schröder conduisent à un changement structurel du marché de l’emploi en Allemagne en coupant les liens entre indemnités de chômage et expérience/qualification professionnelles (cf. Hege, A. (2012). Allemagne: une décennie de modération salariale. Quelle emprise syndicale sur la dynamique des salaires?. La Revue de l’Ires, 73, 205-235. Source: https://doi.org/10.3917/rdli.073.0205). Ces différents facteurs explique que les salaires réels stagnent à partir du début des années 1990.

[12] Libellé original de la question: Combien d’heures travaillez-vous d’habitude, par semaine, dans votre travail rémunéré principal?