« L’histoire de la prévision du futur du travail est, pour l’essentiel, l’histoire d’experts qui se sont trompés de manière spectaculaire… »
Grand entretien avec Ursula Huws réalisé par Olivier Frayssé
2 – Dossier Le futur du travail : critiques et enjeux
Introduction au dossier
Marie-Anne Dujarier, Olivier Frayssé
Les discours (des) dominants sur le « Futur du travail » : mimétisme, conservatisme et impensés
Marie-Anne Dujarier
Retour vers le « Future of Work » : un débat mondial toujours plus déconnecté des réalités du Sud global
Cédric Leterme
Les fictions utopiques et dystopiques comme discours sur l’avenir du travail
Olivier Frayssé
« Ils n’ont pas introduit les machines pour augmenter les profits, ils l’ont fait pour nous virer » Code 8, les superhéro·ïne·s et l’avenir du travail
Daniel Koechlin
Le discours sur le « futur du travail » comme dispositif managérial. Le cas d’une grande entreprise tertiaire
Scarlett Salman
Le « Future of Work », une ressource discursive stratégique pour les nouveaux intermédiaires du travail
Yannick Fondeur
Automatisation de façade et travail invisibilisé en arrière-boutique: des discourssur le futur du travail aux dynamiques numériques dans les entrepôts logistiques
Mathieu Hocquelet
Discours sur l’avenir du travail dans le secteur de la santé au Royaume-Uni
Louise Dalingwater
3 – Contrechamp
Que sait-on du travail ? Beaucoup trop ! Voir bien peu de choses …
Stéphen Bouquin
Au-delà de la coercition, du consentement et du conflit dans le process de travail
Sarah Nies
De la coercition au consentement dans la théorie du process de travail
Paul Thompson
Notes à propos de l’exploitation illimitée dans les process de travail capitalistes
Heide Gerstenberger
4 – Notes de lecture
Sophie Bernard (2023), UberUsés : Le capitalisme racial de plateforme à Paris, Londres et Montréal, Paris, PUF, 301p.
(Rachid Bouchareb)
Franck Fischbach, Anne Merker, Pierre-Marie Morel et Emmanuel Renault (s. dir.) (2022), Histoire philosophique du travail, Paris, Vrin (« Histoire de la philosophie »), 408p.
Franck Fischbach et Emmanuel Renault (textes réunis et introduits par) (2022), Philosophie du travail. Activité, technicité, normativité, Paris, Vrin (« Textes clés »), 372p.
(Etienne Bourel)
Olivier Alexandre (2023), La Tech : Quand la Silicon Valley refait le monde, Éditions du Seuil, 560 p.
La crise inflationniste de trois dernières années représente un tournant majeur pour des centaines de millions de travailleurs. Dans beaucoup de pays, les salaires ne sont plus ajustés automatiquement à l’inflation. Tant que celle-ci variait de 1,5 à 2,5%, l’érosion du pouvoir d’achat pouvait facilement être contrecarrée par une négociation collective ajustant les salaires à l’évolution du coût de la vie. Dans ce premier article d’une trilogie, je propose d’analyse plus détail l’ampleur de la perte de pouvoir d’achat que représente une hausse inflationniste lorsque celle-ci est non-contrecarrée par des mesures adéquates. Dans le deuxième volet, je présenterai en détail le cas de la Belgique, seul pays qui connaît encore un système d’indexation automatique des salaires. Dans un troisième article, je reviendrai sur l’ampleur de la paupérisation salariale comme phénomène social et les moyens de la combattre en considérant que ce phénomène -– tout comme la précarisation – est ni inéluctable ni irréversible.
1 – Un choc inflationniste inattendu
Au cours de l’année 2022, selon les calculs de l’Institut Syndical Européen (ETUI)[1], les dépenses les plus élémentaires, comme l’énergie, les biens alimentaires, le logement ou les frais de transports, ont augmenté jusqu’à quatre fois plus vite que les salaires. Certes, le salaire horaire moyen a également augmenté de 4,4% mais le taux d’inflation s’élevait à 9,2 % pour l’UE[2].
Les salaires réels, qui fournissent la seule information pertinente sur l’évolution des rémunérations après la prise en compte de l’inflation, ont dès lors subi un recul important dans tous les États membres de l’UE.
Cette situation n’avait rien à voir avec la « stagflation » des années 1970 puisque les bénéfices nets des entreprises ont augmenté et que le taux de marge s’est maintenu à des niveaux élevés dans la plupart des pays. C’est en réponse à cette situation que des économistes ont évoqué la greedflation[3], fondée sur l’existence de surprofits, de rentes monopolistique et d’une hausse des prix liée à la spéculation.
La question des surprofits, de taux de marge qui se sont maintenus à des niveaux élevés malgré la pandémie est loin d’être anodine mais je préfère la traiter ultérieurement dans un autre article spécialement dédié à cet aspect.
Dans ce premier article, je pense indispensable de mettre d’abord la focale sur les effets de la hausse inflationniste des dernières années. Je commencerai par présenter quatre graphiques qui parlent en grande partie pour eux-mêmes. Le premier montre l’évolution de l’inflation moyenne dans l’UE. Le deuxième montre l’inflation cumulée entre le quatrième trimestre 2021 et le premier trimestre 2023. Le troisième graphique montre l’évolution des salaires réels que je propose d’affiner présentant l’ampleur de la baisse des salaires réels suivant les secteurs d’activités et au niveaux de qualification.
Fig. 1 – Evolution annuelle du taux d’inflation dans l’UE (janvier 1997- juin 2023)
Lecture : La hausse inflationniste se concentre sur la période T4 2021 et T12023.
Fig. 2 – Taux d’inflation cumulée sur la période (T4 2021 et T12023)
Fig. 3 – Evolution des salaires réels (horaires) du T1-2022 au T1-2023
Mais il est probable que le choc inflationniste n’ait pas eu les mêmes effets selon les profils d’emploi (niveau de qualification), les secteurs d’activité (permettant ou non un ajustement des salaires à l’évolution du coût de la vie) ou encore la capacité des organisations syndicales d’imposer par la négociation collective un rattrapage rapide qui bloque en quelque sorte la chute de salaires réels.
Figure 4 – Evolution des salaires horaires réels par secteur d’activité / niveau moyen de rémunération entre T1-2022 et T1-2023
On peut observer que dans certains pays, les secteurs d’activités ont amorti le choc inflationniste différemment. En France, l’indexation automatique du salaire minimum a certainement protégé les bas salaires ou les niveaux de qualification inférieurs. En Espagne, en Allemagne et en Grèce, les bas salaires ont également moins souffert d’une perte du pouvoir d’achat et les salaires réels ont donc été protégés par des ajustements à la hausse des montants.
La tendance globale est néanmoins clairement identifiable : le choc inflationniste s’est traduit par une perte de pouvoir d’achat et une baisse du « salaire réel » de l’ordre de 4 à 5 % en moyenne avec des reculs plus importants de 7-8 ou 10% dans certains pays. Ces variations sont avant tout le produit de mesures limitant la hausse des prix ou d’une compensation spontanée ou impulsée des salaires.
L’hémorragie du pouvoir d’achat semble avoir été arrêtée en 2023 même si l’Institut syndical européen constate que les salaires réels ont continué à se tasser de 0,8% en moyenne au deuxième trimestre 2023 (par rapport au même trimestre de 2022). [4]
Mais l’inquiétude demeure. Pour la secrétaire générale de la CES, Esther Lynch : « Les syndicats ont obtenu des augmentations salariales indispensables qui ont protégé nos membres des pires effets de la crise du coût de la vie provoquée par les profits des entreprises. Mais il y a trop d’échappatoires qui permettent aux entreprises d’esquiver les négociations collectives. Notre constat est sans appel : deux ans après le début de la crise inflationniste, le pouvoir d’achat des travailleurs n’a toujours pas été correctement rétabli. »[5]
Pour Esther Lynch, cette situation est non seulement à l’origine de la misère de millions de travailleurs et de leurs familles, mais pousse les économies vers une nouvelle récession. « Nous avons désespérément besoin de mettre plus d’argent dans les poches des travailleurs, qui le réinvestissent dans l’économie locale, au lieu de laisser les ultra-riches empiler des milliards sur leurs comptes offshore. À l’approche des prochaines élections européennes, nous demandons à nos 45 millions de membres de voter pour des partis qui donneront aux travailleurs le pouvoir d’obtenir des augmentations de salaire justes et équitables. »
Le ralentissement de l’érosion des salaires réels est avant tout le résultat d’une inflation moindre, passant de 12% en octobre 2022 à 4% vers la fin de l’année 2023. Toutefois, aucun signe invite à croire qu’un mouvement de rattrapage salarial aurait commencé. Même si la BCE et la Commission Européenne évoquent une hausse moyenne des salaires de 5,9 % en 2023 pour la zone euro, cette augmentation est loin de compenser la baisse des salaires réels enregistré au cours de l’année précédente. Pour les économistes du WSI de la Hans Böcklerstiftung, il ne fait aucun doute que sur une base cumulée, de 2021 à 2024, les salaires réels ont enregistré un recul net de 5 à 7%, excepté pour la Belgique, qui apparaît de ce fait comme une « anomalie ». J’y reviendrai dans un deuxième article spécifiquement dédié au système d’indexation automatique belge.
Dans l’immédiat, je pense utile de signaler que même les hautes sphères de la Commission européenne demeurent très prudents quant à l’éventualité d’un rattrapage salarial dans les années à venir. En effet, le rapport Labour Markets and wage development in 2023 (publié début 2024 sous la responsabilité de la DG ‘Emploi et Affaires sociales et inclusion’) constate que « les pertes de salaires réels qui ont été enregistrées depuis la fin de 2021 pèsent sur le pouvoir d’achat des ménages et continuent à faire des ravages (sic). La détresse financière des travailleurs s’est accrue de manière significative et le taux de privation matérielle et sociale de l’ensemble des travailleurs a augmenté considérablement.» (re-sic). En même temps, le constat est fait que « le choc social provoqué par la crise inflationniste a été moins brutal que les effets provoqués par la crise financière de 2007-2008, notamment grâce à la résilience des marchés de l’emploi et à l’efficacité de la réponse à la crise au niveau de l’UE et au niveau national ». Les rédacteurs du rapport observent plusieurs tendances qui paraissent des plus inquiétantes :
La tendance à la convergence des salaires entre les états-membres de l’UE s’estompe ou recule ;
Les écarts salariaux entre les états-membres, tant au sein de la zone euro qu’à l’extérieur de celle-ci tend à s’accroître ;
Les inégalités salariales au sein des états-membres se creusent, et la composante des travailleurs à bas salaires, surtout des femmes, connaît une augmentation notable. La combinaison de bas salaires et du temps partiel involontaire conduit ces travailleuses dans une situation de pauvreté laborieuse duquel il est très difficile de sortir ;
Last but not least, la tendance lourde d’une stagnation salaires, qui a débuté à la suite de la crise financière de 2008, se prolonge et évolue dans certains pays vers une tendance à la baisse des salaires réels. Une partie du salariat est en train de basculer d’une situation de « modération salariale permanente » vers une condition de pauvreté laborieuse structurelle. La figure 5 illustre parfaitement ces constats.
Fig. 5 – Evolution annuelle des salaires nominaux et réels pour la zone euro (2000-2022)
L’Italie est le pays qui incarne le mieux le basculement d’une stagnation à baisse des salaires. Toutefois, la France n’est pas en reste – surtout depuis 2017 – car il apparaît que les salaires réels y subissent une érosion significative que même l’augmentation du Smic, pourtant indexé sur l’inflation, ne semble pas en mesure de contrecarrer.
Fig. 6 – Evolution annuelle du salaire moyen en France (2015-2023). (Salaire Moyen Par Tête – SMPT)
S’il est vrai que les données d’Eurostat, de la BCE, de l’OCDE ou de la Banque Mondiale ne sont pas toujours homogènes, les variations statistiques ne contredisent nullement les traits fondamentaux que nous avons identifié ici. En effet, globalement le diagnostic est le même : après avoir subi une décennie de modération salariale, les années récentes se caractérisent par une baisse des salaires réels, de 4 à 5%, parfois jusqu’à 10 ou 15%. Mais, il faut le souligner également, il existe une pays – la Belgique – où le salariat dans son ensemble échappe à cette tendance lourde.
Certes, « l’anomalie » que représente le cas belge n’est pas de nature à pouvoir inverser la tendance globale, mais son cas révèle qu’il est possible de protéger le pouvoir d’achat tout en préservant une certaine vigueur économique. En effet, l’indexation automatique des salaires et des minima sociaux ne s’est pas traduit par une inflation supérieure ni une baisse de la compétitivité des entreprises mais a plutôt soutenu l’activité économique, ce qui s’est traduit par une croissance du PIB de 1,4% là où les pays tels que l’Allemagne ou la France se trouvent en situation de quasi-récession.
Pour les éditorialistes du Financial Times, sans doute le porte-voix le plus lucide du monde de la finance, il ne fait aucun doute que la compression des salaires et l’érosion du pouvoir d’achat sont des facteurs qui nourrissent l’atonie économique générale initiée par la grande récession de 2008. La « polycrise » – une notion quelque peu évasive qui désigne le caractère systémique de la crise du capitalisme – est donc également et avant tout une crise du modèle néolibéral.
Fig. 7 – Salaires moyens à prix constant et devise locale, indexés sur le niveau de l’année 2000.
De toute évidence, ce modèle néolibéral de croissance propulsé par la mondialisation des échanges et une financiarisation croissante n’est plus à même de générer une croissance (non soutenable au demeurant) ni de garantir une prospérité à de larges secteurs de la population. Ceci est vrai pour les classes laborieuses comme pour certains secteurs des couches moyennes. Bien sûr, les revenus du capital ne s’en tirent pas trop mal – c’est le moins que l’on puisse dire – mais pour les catégories socio-professionnelles qui tirent leurs revenus du travail (à dominance salarié, sinon « indépendant » ou lié à des activités économiques à petite échelle), les temps sont de plus en plus durs. Ce diagnostic mériterait certainement d’être affiné, en intégrant par exemple l’importance du patrimoine immobilier ou des revenus du capital tirés de placements car elles préservent les anciennes et nouvelles générations d’un déclassement vers le « monde d’en bas ».
La tempête inflationniste, même si elle fut passagère – ce qui est loin d’être certain au vu de la crise écologique et des tensions géopolitiques croissantes – a fonctionné comme un accélérateur des inégalités sociales qui sont reflètent, in fine, des inégalités de classe … C’est pourquoi, si jamais il fallait représenter la société visuellement, je commencerai par dessiner une forme qui ne ressemble pas à un losange mais plutôt à une poire dont le haut est en train de grossir tandis que le milieu se contracte et que la moitié inférieure se gonfle tout en s’affaissant …
Pour comprendre le processus de régression sociale actuellement en cours, il ne suffit plus d’évoquer le « déclassement social », un terme fort usité par certains sociologues – de quelle classe vers quelle autre classe sociale ? – ni de se lamenter sur la panne de l’ascenseur social mais commencer par reconnaître que de larges secteurs de la population subissent un processus de «(re)prolétarisation » tant sur le plan objectif que subjectif. Sur le plan objectif car l’accès à la propriété, sans apport de patrimoine, tend à devenir impossible pour de larges secteurs tandis que au niveau de l’emploi, l’insécurité socio-professionnelle augmente. Sur le plan subjectif, cette « involution» correspond effectivement à un sentiment de « déclassement» sauf qu‘il n’est pas toujours facile de comprendre que l’appartenance à la classe moyenne était fondé sur une illusion… En l’absence de mobilisation sociale collective, cette dévolution se traduit forcément par une compétition féroce pour maintenir son rang ou son statut sinon pour tenter de gravir péniblement l’échelle sociale dans une compétition où les perdants sont bien plus nombreux que les gagnants. Le rpocessus de (re)prolétarisation a également pour effet de transformer les interactions sociales à une incessante « lutte des places », avec des orientations sociales qui tendent à devenir de plus en plus utilitaristes, avec des individus-compétiteurs qui adhèrent ou se résignent à jouer le jeu de l’auto-valorisation permanente avec tout la dévalorisation des autres que cela implique.
Forcément, la société des individus en compétition permanente est également source de frustrations et de ressentiments. Pour ces groupes sociaux qui ne comprennent pas pourquoi leur condition est menacée ni comment la dégradation de leur condition sociale pourrait être freinée, il est évident que l’anxiété et l’exaspération doit trouver un exutoire. Cela explique aussi pourquoi les discours «rétropiques » qui agitent l’espoir d’un retour de l’âge d’or de la prospérité fondé sur l’ethnocentrisme et un rejet raciste et classiste des plus vulnérables est en train de gagner une audience de masse.
Si jamais la tonalité de ces propos serait trop idéologique, je conseille vivement la lecture de quelques données objectives comme par exemple l’indice Gini. L’indice (ou coefficient) de Gini est un indicateur synthétique permettant de rendre compte de l’ampleur des inégalités sociales (revenus et patrimoine). Variant entre 0 (égalité parfaite) et 1 (inégalité extrême), les inégalités sont d’autant plus profondes que l’indice de Gini est élevé. Proche de zéro, nous aurions une société très égalitaire (inexistente) ; au-dessus de 0.25 ou 0.30, les inégalités existent mais sont jugulées tandis qu’au-delà de 0.35, la société devient réellement inégalitaire. Dit autrement, les écarts de condition sociale sont de plus en plus profonds et les distances sociales à enjamber de plus en plus grandes.
Ce bref aperçu montre plusieurs choses qu’il me semble important de rappeler en ces temps où la démoralisation et le pessimisme l’emportent trop facilement. Primo, il est faux de dire que le « modèle social européen » a vécu. Pour preuve, dans certains pays, les inégalités reculent, notamment grâce au maintien d’amortisseurs sociaux. Secundo, globalement, le modèle social européen résiste plutôt bien aux turbulences (crise financière, récession et pandémie). En même temps, l’état social est « mal fichu » et en situation de détresse financière. Pensons aux soins de santé particulièrement mal en point dans certains pays ; aux services publics sous-financés donnant lieu à une baisse de qualité des services rendus à la population ; à la crise que traverse les systèmes éducatifs ou encore aux manquements des systèmes de protection sociale avec un accès restrictif aux revenus de remplacement très souvent insuffisants face aux besoins réels. Il faudrait mentionner aussi l’ampleur des besoins sociaux insatisfaits que les citoyens ne pourront jamais, avec les faibles revenus ou le travail mal rémunéré auxquels ils ont encore accès, prendre en charge par eux-mêmes : logements insalubres ou hors de prix ; dégradation de la santé après des années de travail, services sociaux spécifiques en termes d’éducation ou de prise en charge humaine des ainés, etc. Le chantier est vaste et je n’en ferais pas l’inventaire ici…
Je terminerai simplement en rappelant que des reculs sociaux, il y a eu auparavant et que rien n’est perdu. C’est pourquoi j’aborderai dans le second volet de cette série la question de la paupérisation salariale et les modes d’y répondre, en plaçant la focale sur quelques pays très différents dont la trajectoire paraît particulièrement riche d’expériences.
(Rome-Paris 29 mai-2 juin 2024)
Annexe : évolution des salaires nominaux et des coûts de la vie pour l’année 2022.
[1] WSI Report No. 86e, July 2023, WSI European Collective Bargaining Report – 2022 / 2023 – Institute of Economic and Social Research (WSI) of the Hans Böckler Foundation
[2] En réalité, la chute du pouvoir d’achat fut encore plus grande lorsqu’on prend en compte l’augmentation des coûts de la vie les plus essentiels. Les données pour tous les États membres de l’UE sont fournies dans le tableau publiée en annexe de cet article.
[3] contraction de « greed » (vénalité) et inflation
Dans ce second volet d’une trilogie sur la centralité des salaires dans la question sociale, je présente de manière relativement détaillée le système d’indexation automatique des salaires qui est toujours d’application en Belgique. La survivance d’une échelle mobile des salaire est devenu, à juste raison, l’objet d’une grande curiosité dans les milieux syndicaux européens, notamment français. Cet article est aussi une première version d’un article comparatif qui sera publié à l’automne dans la revue Transfer, éditée par l’ETUI dans le cadre d’un dossier consacré au retour de la question salariale … [1]
L’adoption du système d’indexation remonte aux années 1920 lorsque les commissions paritaires furent installées par branche d’activité suite à un mouvement d’agitation pour une augmentation des salaires dans un contexte de hausse inflationniste (Luyten, 1995 : 35 ; Bolle, 2013). Outre la longévité et la résilience du système belge, il est également particulièrement intéressant d’un point de vue économique puisque, contrairement au dogme de la spirale inflationniste salaires-prix, son application au cours de deux dernières années ne s’est nullement traduite par une poussée inflationniste supérieure aux autres économies de la zone euro. En effet, « malgré » l’indexation automatique, la Belgique est restée dans l’étiage d’un taux d’inflation analogue aux pays voisins, avec un taux de 12% au mois d’octobre, au moment du pic inflationniste qui frappait alors l’ensemble du continent européen, dépassant même 14% au Royaume-Uni.
Tableau 1 – Evolution de l’indice des prix à la consommation harmonisé (IPCH)
On peut observer que l’inflation a dépassé les 10% en 2022 tant en Belgique qu’au Pays-Bas alors qu’elle oscillait autour de 8,5% dans la zone euro.
Fig. 1 – Inflation en Belgique (variation sur l’année précédente, en %)
L’indexation automatique ne s’est pas davantage traduite par une croissance amoindrie de l’activité économique, bien au contraire. En Belgique, après avoir subie une contraction de -5,3% en 2020 a vu le PIB se redresser en 2021 (+6,9%) , se maintenir à +3,2% en 2022 ; un niveau supérieur à l’Allemagne (+1,8 %) et à la France (+2,5 %), tout en étant légèrement inférieur au Pays-Bas (+4,3 %) et la zone euro (+3,4 %). En 2023, la croissance du PIB se maintenait toujours à 1,5%, un niveau supérieur à celui de la France (+0,1%) de l’Allemagne (-0,5%) ou de l’Italie (+0,2%), ces trois pays étant en situation de récession ou de quasi-récession[2].
Ces données macro-économiques quelque peu paradoxales du point de vue de la doxa monétariste nous invitent à examiner de plus près le système belge d’indexation et plus largement celui de la formation des salaires. Toutefois, pour en prendre toute la mesure, il est indispensable d’intégrer dans l’analyse les coordonnées structurelles de l’économie belge. Celle-ci préserve une activité industrielle considérable (environ 20% du PIB en 2022) tout en étant avant tout orientée sur l’exportation (2/3 du PIB). En effet, le total des échanges des biens et service avec l’étranger représente près de 90% du PIB contre 65% pour les Pays-Bas ou 50% pour l’Allemagne, alors qu’il ne dépasse guère 35% pour ce qui concerne la France [3].
2 – Un système d’indexation automatique, étendu et centralisé
Le système d’indexation belge répond à l’objectif d’ajuster de manière automatique les salaires et les prestations sociales (retraites et minima sociaux) à l’évolution générale des prix de manière à en préserver la valeur réelle et donc à maintenir le pouvoir d’achat.
Si cet ajustement est automatique, il n’est pas pour autant homogène car plusieurs mécanismes sont en application de manière simultanée. Ainsi, dans la fonction publique, la loi du 1er mars 1977 organise un régime de liaison des salaires à l’indice des prix à la consommation lorsque celui-ci franchit le seuil de 2%. L’ajustement se fait de façon automatique avec un décalage de deux mois et s’applique également aux revenus de remplacement (retraites et minima sociaux). Dans le secteur privé, l’indexation s’est constitué sans base légale mais résulte d’une jurisprudence établie dans l’entre-deux guerres. Le système s’est institutionnalisé à partir de la négociation collective sectorielle et fut appliqué à la négociation d’entreprise qui a gagné en importance à partir des années 1970. Il existe des différences significatives quant aux délais d’ajustement et « l’indice pivot » (le taux d’inflation à partir duquel une partir duquel un ajustement doit s’éoprer). Dans certains secteurs ce dernier est établi à 1,1% tandis que d’autres commissions paritaires (de « branche) ont adopté le même indice de 2% que celui qui prévaut dans la fonction publique. Si quelques secteurs échappent à l’indexation automatique (activités sportives, institutions de crédit et de conseil aux entreprises et aux indépendants), dans l’ensemble, près de 97% des travailleurs bénéficient d’une indexation automatique et l’ensemble des allocataires sociaux également (bénéficiaires de l’assurance chômage et de l’aide sociale).
Tableau 2 – Estimation de la répartition des salariés selon les mécanismes d’indexation
Si la Belgique a maintenu l’indexation en période de « stagflation » comme ce fut le cas au début des années 1980, le gouvernement de centre-droit avait néanmoins imposé à trois reprises la suspension son application (les fameux « sauts d’index »), ce qui a imposé une perte nette de pouvoir d’achat d’environ 15% pour l’ensemble des travailleurs tous secteurs confondus. Alors que le projet initial fut d’abroger toute forme d’indexation automatique, le gouvernement s’est vu contraint de faire marche arrière afin de calmer les mobilisations syndicales très vigoureuses avec plusieurs semaines de grèves généralisées dans le secteur public en septembre 1983 et une longue période de grèves interprofessionnelles au printemps 1986.
Si la droite libérale et le patronat désiraient supprimer le système d’indexation automatique, sa suspension temporaire exprimait la volonté de ne pas attiser la vague de protestations et de grèves qui secouait le pays. Il faut rappeler que ce contexte du début des années 1980, la coalition gouvernementale composée de libéraux et de démocrates-chrétiens était mise sous pression tant sur le front social que sur le front sociétal avec une vaste mobilisation pacifiste contre le placement de missiles Cruise et Pershing II. La combinaison de la mobilisation syndicale et pacifiste avait poussé la confédération syndicale chrétienne à questionner ses liens organiques avec la démocratie chrétienne, à cette époque encore hégémonique en Flandre.
En 1987, après avoir passé cinq ans dans l’opposition, la social-démocratie (tant son aile flamande que francophone) retourne au gouvernement ce qui marque un coup d’arrêt dans les réformes néolibérales. Plusieurs chantiers de réformes s’imposent néanmoins car l’économie Belge était déjà parmi les plus internationalisées de l’OCDE, ce qui faisait du « coût du travail » un enjeu macro-économique central [5]. Ceci conduit la nouvelle coalition de centre-gauche au pouvoir à mettre en place un système de veille sur l’évolution des salaires via l’adoption de la « Loi sur la sauvegarde de la compétitivité des entreprises » (1989). Cette loi-cadre conférait au Conseil Central de l’Economie [6] la responsabilité de suivre de près l’évolution des salaires en comparant le cas de la Belgique avec ses principaux partenaires commerciaux, à savoir l’Allemagne, les Pays-Bas et la France.
Outre la mise en place de cette veille comparative sur la formation des salaires, le gouvernement initie une politique de soutien à la compétitivité des entreprises via des exonérations de cotisations à la sécurité sociale, ciblée sur les secteurs orientés sur l’exportation, puis dans un second temps, sur les secteurs à forte intensité de main-d’œuvre (Bouquin, 2001 : 69-91)[7].
En 1993, peu après le Traité de Maastricht (1992) et la mise en place de l’UEM et les célèvres critères de convergence, le gouvernement de centre-gauche tente d’imposer une réforme globale du système de protection sociale afin de réduire de manière structurelle le coût salarial tout en favorisant la fléxibilisation du marché de l’emploi. Mais une vague de grèves interprofessionnelles en front commun syndical (FGTB et CSC) contraint le gouvernement de reculer sur un certain nombre de mesures excepté le blocage des salaires pour les années 1994-1995. Cet épisode annonce un vrai tournant qui va s’opérer en 1996 lorsque la majorité gouvernementale de centre-gauche adopte une loi-cadre qui introduit une « norme salariale » bisannuelle qui plafonne les hausses de salaires négociées au niveau interprofessionnelle, des secteurs comme à l’échelle des entreprises.
Pour les organisations syndicales, la norme salariale représente un carcan qui entrave la libre négociation salariale. Mais pour le patronat, il représente un encadrement nécessaire de la négociation collective qui doit empêcher une dérive inflationniste des salaires (wage drift). La fixation de la norme salariale résulte d’une délibération au sein du Conseil Central de l’économie sur base de rapports technique produits par des experts économiques représentants les acteurs sociaux. En cas de désaccord entre ceux-ci, le gouvernement peut fixer unilatéralement la norme salariale. Celle-ci agit de manière préventive puisque les augmentations de salaire devront être négociés à l’intérieur d’une fourchette dont le plancher est constitué par l’ajustement à l’inflation et les hausses barèmiques tandis que le plafond correspond à la moyenne pondérée des hausses salariales anticipées chez les trois principaux partenaires commerciaux que sont la France, l’Allemagne et les Pays-Bas (Lamas, 1997).
Il convient néanmoins de souligner que cette norme salariale est désormais appliquée depuis plus de 25 ans et qu’elle a profondément modifié le système de « concertation sociale » – une terminologie « belge » qui intègre, à l’inverse du « dialogue social », la possibilité d’une négociation conflictuelle. La norme salariale a eu pour effet d’institutionnaliser un niveau interprofessionnel de négociation sur les salaires là où celles-ci existaient principalement au niveau des secteurs et des entreprises. En effet, durant la seconde moitié du 20ème siècle, les accords interprofessionnels ou les conventions collectives nationales (fédérales) concernaient avant tout des questions de temps de travail, de flexibilité, les conditions de licenciements collectifs, de conditions de travail ou encore le droit de grève et le droit syndical.
Même si l’année de 1996 marque un tournant dans le système des relations collectives de travail, ce tournant a été opéré en assurant le maintien du système d’indexation automatique pour le secteur privé comme pour la fonction publique, les bénéficiaires des minimas sociaux et les retraités. Il exprime la puissance sociale et institutionnelle d’un mouvement syndical maintenu tout au long des années de crise et de chômage de masse et cadenasse en quelque sorte le rapport de force entre capital et travail.
Il est certain que ce système, à la fois centralisé et suffisamment ajustable suivant la conjoncture, a consolidé une solidarité salariale interprofessionnelle et façonné une cohésion sociale à l’échelle du pays. Rappelons que la Belgique est un pays fédéral polarisé par des tensions communautaires et linguistiques récurrentes et il n’est donc pas exagéré de considérer que cette norme combiné à l’indexation automatique a contribué au maintien d’une protection sociale intégrée à l’échelle fédérale et des relations collectives de travail structurées à l’échelle de l’ensemble des entités fédérées [8].
Depuis la mise en application de la norme salariale en 1996, une sorte de « grande messe » de négociation tripartite s’organise tous les deux ans avec autour de la table les confédérations syndicales socialistes (FGTB), social-chrétiennes (CSC) et libérales (CGSLB), les fédérations patronales d’autre part ainsi qu’une représentation gouvernementale.
Deux périodes peuvent être distinguées depuis l’instauration de la norme en 1996. Une première séquence correspond aux années de croissance (1996-2007) au cours de laquelle la norme salariale oscillait entre 4 et 6% sur une base bis-anuelle. La deuxième séquence s’inscrit dans le prolongement de la crise financière de 2008 et sera marqué par une compression des hausses de salaires. Si l’accord dit « exceptionnel » de 2008 prévoyait encore des marges de négociation d’augmentations salariales (+ 0,9 % en 2009 ; + 3,5 % en 2010) mais par la suite, les négociations ont rarement reçu l’assentiment des organisations syndicales, amenant dès lors le gouvernement fédéral à imposer une norme de modération salariale contestée par les organisations syndicales. Comme le rappellent Bernard Conter et Jean Faniel dans leur article sur la Belgique, parue dans le n°180 de Chronique Internationale de l’IRES (2022 ; pp. 24-27)
le projet d’accord interprofessionnel de 2011 (+ 0 % en 2011 ; + 0,3 % en 2012) fut rejeté par la FGTB, la CGSLB et les centrales d’employés de la CSC[9];
en 2013, le front commun syndical FGTB-CSC-CGSLB rejettent un accord interprofessionnel qui ne prévoyait un blocage des salaires pour les années 2013 et 2014 ;
le projet d’accord de 2015 (+ 0 % en 2015 ; + 0,8 % en 2016) fut rejeté par la FGTB ;
par contre, l’accord de 2017 est signé par les trois confédération syndicales CSC-FGTB et CGSLB malgré la faiblesse de la marge salariale (+ 1,1 % en 2017 ; + 1,1 % en 2018) ;
le projet d’accord de 2019 (+ 1,1 % pour 2019 et +1,1% 2020) est rejeté par la FGTB, mais accepté par la CSC et la CGSLB ;
un accord est conclu en 2021 bien qu’il ne prévoit qu’une marge salariale faible (+ 0,4 % pour 2021-2022) et la possibilité pour les entreprises ayant obtenu de bons résultats durant la crise sanitaire d’accorder une prime « Corona » unique de maximum 500 €.
Il est à noter qu’une révision de la Loi de 1996 a été opérée en 2017 en renforçant le caractère préventif et impératif du dispositif via l’introduction de mécanismes maintenant l’évolution des salaires de la Belgique en deçà de ceux des pays de référence que sont l’Allemagne, la France et les Pays-Bas (Conter et Faniel, 2018 : 14).
Mais cette approche préventive a également contribué à relancer la controverse sur le calcul de la norme. Dès lors que les principaux pays (Allemagne, France et Pays-Bas) modèrent fortement les salaires, « l’handicap salarial » de la Belgique s’accroît, ce qui induit dès lors un freinage des hausses tolérées par la norme. Ceci fait dire aux secteurs les plus critiques du mouvement syndical, tant du côté de la FGTB que de la CSC, que les dès sont doublement « pipés » : la modération des pays voisins induit une spirale régressive tandis que les modalités de calcul se basent sur des moyennes nationales (salaire moyen et médian) ce qui laisse de côté les écarts de productivité.
Cette analyse critique de la norme salariale est partagé par les militants et les responsables de certaines centrales professionnelles, tant du côté de la FGTB que de la CSC. Elle est également nourrie par le sentiment prévalant dans les secteurs et les entreprises où les syndicats sont toujours solidement implantés que la norme est une sorte de camisole alors que le rapport de force sur le terrain et la situation financière de certaines entreprises permettrait d’obtenir des hausses de salaire significatives. En même temps, depuis l’instauration de la norme salariale, les négociations à l’échelle des entreprises (consécutive aux négocitations interprofessionnelles et sectorielles) ont toujours donné lieu à des mesures ciblées d’augmentation du pouvoir d’achat, notamment via des chèques-repas, des chèques-mobilité ou d’autres dispositifs exonérés fiscalement (et donc sans cotisations à la sécurité sociale).
L’existence de la norme salariale a également eu pour effet de centraliser et de verticaliser la formation des salaires du haut vers le bas (du niveau interprofessionnel vers les secteurs et les entreprises). Pour les secteurs où les forces syndicales sont historiquement plus faibles (agroalimentaire, hôtellerie-restauration ou encore le secteur associatif et non-marchand), la norme a permis de mettre en application des hausses salariales que les syndicats n’auraient pas forcément été en mesure d’arracher par la seule mobilisation collective.
Signalons enfin que l’existence d’un système d’indexation doublé d’une norme salariale a sans doute contribué à la cohésion d’un pays fédéralisé traversé par des clivages communautaires et linguistiques opposant la Flandre et la francophonie (Région Wallonne et Région Bruxelles-capitale bilingue).
En résumant, on peut dire que le système d’indexation automatique se singularise par sa longévité et son étendue. Celle-ci ne peut se comprendre sans intégrer dans l’analyse trois faits structurants : primo, l’existence d’un taux de syndicalisation parmi les plus élevés en Europe, stable depuis les années 2000 et gravitant autour de 55% ; deuxio, l’existence d’un taux de couverture conventionnelle très élevé, de l’ordre de 97% ; tertio, le maintien d’une activité gréviste un niveau relativement élevé.
Tableau 5 – Nombre de jours de grève par 1000 travailleurs (2008-2022)
En Belgique, la conflictualité sociale est non seulement une réalité concrète mais celle-ci s’inscrit dans une configuration où l’antagonisme structurel entre capital et travail contient à la fois une dimension très institutionnelle tout en se manifestant sur le plan social.
Si la Belgique a préservé un système complexe mais étendu d’indexation automatique tout en se dotant de mécanismes évitant une spirale inflationniste des salaires, cette équilibre fragile et sous tension est loin d’être une anomalie mais exprime tout simplement l’existence d’un rapport de force entre travail et capital maintenu à un niveau encore relativement favorable au monde du travail. Nous verrons dans le point suivant qu’elle recèle des vertus aujourd’hui ignorées par la doxa économique monétariste et néo-classique.
3 – La crise inflationniste et les mesures gouvernementales.
La Belgique a connu, comme la plupart des pays de l’UE pendant vingt mois plusieurs confinements et périodes de mise à l’arrêt partiel de l’économie. L’inflation a augmenté progressivement dès novembre 2021 et a culminé à 13% au mois d’octobre 2022. Comme le montre la figure 2, la hausse des prix énergétiques a débuté en novembre 2021, donc bien avant la guerre en Ukraine.
Fig 2 – IPCH et ses composants en % de l’inflation totale
Pour la Banque Nationale de Belgique et suivant ici le rapport du Conseil Central de l’Economie, la hausse du prix des biens énergétiques est à la fois le résultat de la vigoureuse reprise économique à l’issue de la pandémie, et la conséquence d’une anticipation sur d’éventuelles pénuries renforcée par des agissements spéculatifs sur la tarification énergétique (BNB, 2023 ; CCE, 2023). Mais la hausse des prix des biens énergétiques n’est pas la seule cause de la poussée inflationniste de 2022. Les aides financières dispensés pendant la pandémie et la mise à l’arrêt partiel des économie ont généré un surplus d’épargne qui s’est traduit par un choc de la demande qui s’est répercuté sur les prix, d’abord des biens de consommation puis des biens intermédiaires. La désorganisation des chaînes d’approvisionnement a suscité une hausse des prix sur l’ensemble des marchés des biens intermédiaires et des matières premières tandis que la flambée des prix énergétiques a fini, avec un certain retard, par se répercuter sur les prix du marché des services. L’évolution de l’indice des prix de biens intermédiaires et des biens de consommation indique que les premiers ont connu une hausse bien supérieure aux second et ont commencé à converger que vers la fin de l’année 2023.
Fig 3 – Evolution de l’inflation des biens de consommation (100= 2019) [Eurostat]
Fig 4 – Evolution de l’inflation sous-jacente (total moins énergie) [Eurostat]
Comparée à d’autres pays, la Belgique a connu une hausse inflationniste supérieure à la France et à l’Allemagne mais inférieure au Pays-Bas. Cet écart est dû en grande partie à une hausse plus forte des prix du gaz et de l’électricité. Si les mesures du gouvernement français ont jugulé la hausse des prix grâce au bouclier tarifaire pour les ménages et les PME, il fut très couteux sur le plan budgétaire puisque les subventions aux fournisseurs en compensation au blocage des prix représentent à eux seuls l’équivalent de 1,4% du PIB.
La Belgique a quant à elle opté pour un policy mix, en appliquant le système d’indexation comme amortisseur structurel pour préservation du pouvoir d’achat tout en accordant une aide forfaitaire de 110 à 200 euros pour les ménages, une réduction de la TVA de 21% à 6% sur la facture des particuliers, l’extension de la tarification sociale et l’émission de chèques énergétiques ciblés pour les indépendants et les PME. L’un dans l’autre, le coût de ces mesures est resté assez modeste, équivalent de 0,7% du PIB, ce qui représente une dépense fiscale supérieure à celle des Pays-Bas (0,3%) et de l’Allemagne (0,3%) mais bien inférieure à celle de la France (1,4%).
4 – De la sauvegarde du pouvoir d’achat à la préservation de la demande intérieure
On peut donc faire le constat que le pouvoir d’achat des ménages a été protégé contre la hausse des prix. Certes, le revenu disponible net a baissé légèrement de 1,3% en 2022 (et de 2,5% si on y inclut les années Covid, donc de 2020 à 2023) mais globalement, le pouvoir d’achat a été préservé principalement grâce au système d’indexation automatique. Si l’indexation des salaires de +8% a été retardé d’un an pour une grande partie secteur privé, à partir de 2023, la perte de pouvoir d’achat a été compensée de manière à se rapprocher de l’évolution globale de l’inflation comparée au seuil de 2019 [10].
Fig 5 – Intervalle entre taux d’inflation et indexation dans le secteur privé
Fig 6 – Indexation des salaires suivant les différents mécanismes
Fig 7 – Evolution du revenu disponible des particuliers (salaires, retraites, minima sociaux)
En additionnant les actifs (5,5 millions de travailleurs pour le secteur privé et la fonction publique) et les adultes inactifs (3,7 millions, soit retraités, soit au chômage ou allocataires de divers minima sociaux) on peut constater que plus de 8 millions d’habitants sur un total de 11 millions disposent de revenus qui sont automatiquement ajustés au coût de la vie lorsque ce dernier augmente. Il n’est pas inutile de rappeler qu’il s’agit là d’un trait marquant d’une société salariale doté d’amortisseurs sociaux qui continuent à produire des effets « contre-cyclique » ay niveau économique. Au moment où d’autres pays ont été confronté à un reflux de la demande solvable suite à la hausse des prix et une baisse des salaires réels, le gouvernement belge a opté pour une sauvegarde du pouvoir d’achat et la préservation de la demande solvable, ce qui a permis à l’économie belge d’éviter la récession.
Tableau 6 – Evolution trimestrielle du PIB (Belgique – France – Allemagne, Pays-Bas)
Qu’en est-il alors des marges des entreprises et de la profitabilité de leur activité[11] ? Notons en premier lieu que malgré la hausse des prix de revient (biens intermédiaires et biens énergétiques), le taux de marge des entreprises en Belgique a connu une forte croissance fin 2021 qui s’est maintenu au cours de l’année 2022. Une analyse comparée (CCE, 2023 : 52) indique que le taux de marge des entreprises s’est globalement très bien maintenu tout au long de la période de 2020-2023, oscillant entre 42 et 44% là où il subit un recul important en France (de 37% à 32%) et un tassement de 45 à 42% en Allemagne.
Fig 8 – Evolution du taux de marge brut des entreprises non financières
Figure 8 – Evolution du taux de profit moyen des entreprises non-financières
Sur une période plus longue, le taux de marge (excédent brut d’exploitation / valeur ajoutée) des entreprises non financières a connu un accroissement graduel. Au niveau de la profitabilité moyenne des entreprises non-financières, il faut constater que la profitabilité reste en-deçà de la Belgique, de l’Allemagne et des Pays-Bas .
Figure 9 – Evolution du taux de marge ENF (2000-2022)
Ces données sont peu discutées dans la presse économique mais rarement ignorées lors des délibérations entre acteurs sociaux au sein des instances tel que le Conseil Central de l’Economie. Elles permettent néanmoins de comprendre pourquoi y compris le patronat n’a pas fait de la suppression de l’indexation automatique un cheval de bataille. Force est de constater que l’indexation combiné à la norme salariale a nullement érodé la compétitivité des entreprises et la profitabilité de leur activité.
Bien sûr, en ce qui concerne les années post-COVID-19, les entreprises ont bénéficié d’un effet aubaine grâce à la reprise de l’activité économique et c’est seulement en 2023, lorsque l’indexation qui a été appliqué que cette dernière a pu avoir eu un impact sur les prix d’acquisition et les coûts de production.
Mais cet effet a été étalé dans le temps et s’est concrétisé dans un environnement économique où l’activité économique nationale s’est maintenue à un niveau supérieur à celui de la France et de l’Allemagne. N’oublions pas que la Belgique est à la fois une économie ouverte fortement dépendante des exportations, mais aussi un marché intérieur relativement étendu avec 11 millions de consommateurs, un taux d’épargne élevé (oscillant entre 17% et 23% du PIB) et une infrastructure économique dynamique avec le port d’Anvers et un grand nombre d’industries de pointe.
Ceci invite à appréhender le système d’indexation des salaires sans a priori idéologique mais comme un outil de gouvernance macro-économique aux effet contre-cycliques. Il est à noter que ce constat fait aujourd’hui consensus au sein du conseil d’orientation de la Banque Nationale de Belgique, du bureau fédéral du plan et du Conseil Central de l’Economie[12].
5 – La politique gouvernementale et les orientations défendues par les acteurs sociaux
La coalition gouvernementale de centre-gauche, au pouvoir depuis 2019, a adopté une politique prudente qui consistait à préserver le mécanisme d’indexation automatique doublée d’une action visant à modérer les prix des biens énergétiques. Si l’aile droite du gouvernement, surtout du côté francophone, a continué à questionner l’indexation, dans les faits aucune mesure de suspension de celle-ci n’a été tentée. Les confédérations syndicales ont appuyé le maintien de l’indexation en exprimant leur refus d’un indexation forfaitaire ou un « saut d’index » (Note Bureau FGTB, 7 avril 2022, Note Bureau CSC, 12 avril 2022).
Au début de l’été 2022, le groupe d’experts du CCE a rendu un rapport qui donne le ton : les bénéfices des entreprises (excédent brut d’exploitation/taux de marge) se sont maintenus à des niveaux supérieurs comparé aux pays voisins. Ils avancent comme explication le fait que les entreprises à haute intensité capitalistique ont subi en moindre mesure la hausse des prix énergétiques tandis que les entreprises à haute intensité énergétique éprouvent moins les conséquences d’une hausse du coût salarial/main d’œuvre. L’indexation étant appliqué avec un certain décalage, la hausse des couts de main-d’œuvre a surtout été ressentie en 2023. En même temps, selon les experts, le marché intérieur (bâtiment, biens de consommation et services) ont maintenu un dynamisme suffisant pour amortir l’impact de cette indexation. Ains, en 2023, l’économie belge a su préserver une croissance de 1,4% là où la zone euro a connu une contraction de 0,1% (-0,7 pour les Pays-Bas, -0,3 pour l’Allemagne et la France).
Selon le rapport de la Banque Nationale de Belgique, la consommation intérieure s’est maintenue tout au long de l’année 2022-2023 grâce au mécanisme d’indexation. L’OCDE abonde dans le même sens en considérant que la politique gouvernementale d’investissement et le système d’indexation automatique ont soutenu l’activité économique, ce qui a eu pour effet indirect de préserver les recettes fiscales. Fin 2022, la fédération des employeurs FEB-VBO était encore très pessimiste dans ses prévisions et annonçait l’entrée en récession de l’économie belge (Note Bureau FGTB, 12 juin 2023). Mais pour la FGTB, ces annonces alarmistes n’avait aucune raison d’être puisque l’évolution des coûts de main-d’œuvre réels est resté en deçà des prévisions établies au cours de l’année 2022.
Ainsi, fin 2022, « le surcoût salarial » à l’égard des pays voisins atteignait en réalité 1,2% contre 3% prévu initialement, tandis qu’en 2023, il n’avait guère dépassé 1%, là où les prévisions annonçaient un surcoût de 3,2%. Etant donné que la Banque Nationale de Belgique prévoit pour les années 2024-2025 un rattrapage salarial en Allemagne et au Pays-Bas, et moindre mesure en France, cela n’a pas beaucoup de sens d’évoquer un déficit de compétitivité des entreprises belges.
Le surcoût salarial correspond à l’écart entre la hausse des coûts du travail en Belgique et les pays voisins. En 2019, celui-ci était de -0,4% (en faveur de la Belgique). Entre 2020 et 2022 le coût du travail a davantage augmenté en Belgique avec 0,8%. Pour les années 2023-2024 ce surcoût atteindrait 1,3% mais cet handicap devrait être résorbé grâce à une hausse salariale chez les pays voisins. Compte tenu d’un handicap de coût du travail négatif (-0,4 %) à la fin de l’année 20, le handicap de coût du travail sera de 1,7 % à la fin de l’année 2024. Ce chiffre est trois fois inférieur à l’estimation faite par le CCE il y a un an. À l’époque, le handicap du coût du travail était supposé s’élever à plus de 5 %.
Les confédérations syndicales FGTB et CSC partagent le point de vue que la compétitivité s’est maintenue grâce à la productivité élevée des travailleurs belges tant du côté de l’industrie que les services. En Belgique, le PIB par heure travaillée demeure parmi les plus élevées des pays de l’OCDE, ce que les analyses comparées prennent rarement en compte. Dès lors que les comparaisons des coût salariaux intègrent dans leur calculs les effets des réductions de cotisations sociales à la sécurité sociale et l’apport des subventions salariales pour certains catégories, la Belgique accuse non pas un surcoût salarial mais un déficit de près de 6% sur la période 2013-2023 (Note pour le Bureau fédéral FGTB, 12 juin 2023). Dit autrement, les modalités de calculs de la norme salariale évacuent à la fois la productivité et omettent de prendre en compte les réductions de cotisations sociales.
Les rapports techniques de la Banque Nationale de Belgique et du Conseil Central de l’Economie sur l’évolution des prix démontrent également que le système d’indexation n’a pas eu d’effet inflationniste[13]. L’IPCH a reflué, passant de 8% en janvier 2023 à 0,1% en octobre 2023 pour ensuite remonter progressivement à 3% début 2024. Cela signifie que la hausse des salaires liée à l’indexation ne s’est pas répercuté sur les prix des biens mais que les entreprises ont réussi à amortir cette hausse grâce au maintien de l’activité tout en concédant une légère compression du taux de marge qui est passée de 44% à 41% en moyenne globale et de 48% à 42% dans l’industrie (Rapport CCE sept 2023, p.52).
La négociation d’un nouvel accord interprofessionnel pour les années 2023-2024 n’a pas donné lieu à de fortes tensions sociales. Pour le comité technique du CCE et le gouvernement, il était hors de question d’envisager une hausse des salaires par-dessus l’indexation de 8% qui venait d’être appliqué aux travailleurs du secteur privé. Si la marge salariale était encore de 0,4% en 2021-2022, elle devait forcément rester égale à 0%. Toutefois, au vu du nombre d’entreprises ayant réalisé des bénéfices au cours des années 2021-2022, le gouvernement a concédé la possibilité de négocier à l’échelle des entreprises une prime forfaitaire de pouvoir d’achat. La prime pouvoir d’achat ne sera possible que dans les entreprises qui ont obtenu des bons résultats en 2022. La notion de « bons résultats » sera à définir lors de négociations au niveau sectoriel et de l’entreprise. Les termes « bénéfices élevés » et « bénéfices exceptionnellement élevés » en 2022 devront également être définis, puisqu’ils déterminent le montant maximal de la prime, respectivement de 500 et 750€ par an et par travailleur. La prime pourra être octroyée jusqu’au 31 décembre 2023, distribuée sous forme de chèque valable jusqu’au 31 décembre 2024. L’accord prévoit également une hausse du salaire minimum[14] qui correspond au revenu minimum mensuel moyen garanti (RMMMG). Alors qu’il s’élevait à 1658,23€ en 2021, il est passé à 1954,99€ en 2023
Même si la norme salariale est égale à zéro, il est éronné de de considérer l’AIP comme un « blocage des salaires ». L’accord a été largement approuvé par les structures syndicales (la FGTB à 70% ; la CSC à 90% et CGSLB à 96%)[15]. Il est à noter que cet approbation résulte non seulement de la possibilité de négocier des primes de pouvoir d’achat mais aussi de la possibilité de pouvoir « travailler plus » en faisant des heures supplémentaires exonérés fiscalement[16]… Il faut reconnaître que l’accord interprofessionnel prévoit aussi des garanties collectives en cas de difficulté économique. Ainsi, la convention collective n° 159 qui autorise pour les cadres et employés (« cols blancs») l’application de la procédure de chômage temporaire pour raisons économiques sera prolongée jusqu’au 30 juin 2025 et sera accompagnée d’une triple indexation du supplément salarial en 2023, 2024 et 2025.
En guise de conclusion
Le cas de la Belgique démontre avec une rare précision qu’un système d’indexation automatique est une sorte d’anomalie exemplaire qui a contribué à préserver le pouvoir d’achat de millions de travailleurs actifs ou retraités ou encore de bénéficiaires des minima sociaux. Le système a survécu à la tempête néolibérale des années 1980 et 1990. Certes, la négociation collective est encadrée par la définition d’une norme salariale, mais la définition de celle-ci mobilise les interlocuteurs sociaux à partir d’un cadre institutionnel qui consolide également le poids social des organisations syndicales. Celles-ci ont su garder une indépendance de vue et de positionnement, refusant régulièrement de cautionner un blocage des salaires, mobilisant contre de telles mesures (2014) ou laissant le gouvernement seul face à ses responsabilités. Au vu d’une représentation politique asymétrique, majoritairement de gauche au sud du pays et majoritairement libérale-nationaliste flamande au nord, le système de concertation sociale belge démontre aussi que les clivages sociaux capital/travail peuvent transcender les clivages politiques et linguistiques et se maintenir malgré ces derniers, sans que cela se traduise par une dégradation des rapports de force et une régression sociale. La véritable énigme se situe davantage sur ce versant plutôt que du côté de la « résilience» d’un système d’indexation. La véritable leçon pratique d’économie politique, à rebours de la doxa néo-libérale se situe dans le fait qu’un tel système n’est pas incompatible avec des taux de profitabilité ou de margé élevés et une compétitivité des entreprises.
Références
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Bolle F. (2013), La mise en place du syndicalisme contemporain et des relations sociales nouvelles en Belgique (1910-1937), Thèse de doctorat en histoire, Université Libre de Bruxelles.
Capéau B., Decoster A., Vanderkelen J., Van Houtven St. (2022), A distributional impact assessment of the energy crisis: the interaction between indexation and compensation, BE-PARADIS Working Paper wp.22.4, 33 p.
Celasun, O., Hansen, N-J., Mineshima A., Spector M., and Zhou J. (2022), Supply Bottlenecks: Where, Why, How Much, and What Next?, IMF Working Paper, 22/ 31, 50 p.
Conter B., Fniel J. (2022), Belgique : hausse des salaires nominaux, aides publiques ponctuelles et perte du pouvoir d’achat, Chronique internationale de l’IRES, n°180.
Fellahi A. et Creuse T. (2023), L’inflation et les mécanismes sectoriels d’indexation en Belgique. Analyse comparative, Institut du développement durable, Namur.
Lamas R. (1997), « La loi de sauvegarde de la compétitivité : un nouvel encadrement des négociations salariales», in l’Année sociale, Institut de sociologie, Université Libre de Bruxelles, p. 87-97.
Luyten Dirk (1993), Sociaal-economisch overleg in België sedert 1918, VUBPress Balans, 207p.
[1] Je tiens à remercier mon collègue Esteban Martinez-Garcia de l’ULB avec qui j’ai rédigé un article comparatif sur le cas de la Belgique et de la France, à paraître dans le n°29 des Cahiers du CHATEFP (Ministère du Travail, de la Santé et des Solidarités – France). J’ai bénéficié des conseils et de la documentation des chercheurs et économistes de la FGTB, en particulier Giuseppina De Simone, Lars Vandekeybus et Mischa Vanherck que je tiens remercier chaleureusement.
[4] La liberté de négociation autorise l’adoption de conventions collectives d’entreprise qui améliorent le contenu des accords de branche.
[5] La part des échanges internationaux dans le PIB de l’économie belge atteignait déjà 65% du PIB.
[6] Le Conseil Central de l’Economie est une instance paritaire consultative et délibérative institué par la Loi du 20 septembre 1948 portant sur l’organisation de l’économie. Site officiel https://www.ccecrb.fgov.be/
[7] Celles-ci ciblaient dans un premier temps les entreprises orientés sur l’exportation et celles à faible intensité capitalistique et représentaient 3 à 5 % de la masse salariale.
[8] Le seules matières qui dérogent à cette solidarité fédérale concerne avant tout la formation professionnelle (l’enseignement étant une compétence régionalisée), les allocations de famille et certains aspects liées à la fiscalité (droit de succession).
[9] FGTB : Fédération Générale du Travail de Belgique ; CGSLB : Centrale Générale des Syndicats Libéraux de Belgique ; CSC : Confédération des Syndicats Chrétiens.
[10] Il faut préciser ici que les seuils d’imposition fiscaux ont également été ajustés mais avec une année de décalage, ce qui explique pourquoi en 2022 la charge fiscale a augmenté tandis qu’elle a légèrement baissé l’année d’après.
[11] Le taux de marge est défini à partir du rapport entre l’excédent brut d’exploitation (EBE) et la valeur ajoutée à prix nominaux. L’EBE représente donc le solde restant de la valeur ajoutée après déduction de la masse salariale et des impôts mais en y incluant les aides diverses.
[12] Ainsi, dans le rapport technique du CCE du 30 octobre 2023 – 2450, on peut lire p.74 “D’un point de vue macroéconomique, l’indexation automatique des salaires pourrait contribuer à une détérioration de la compétitivité salariale des entreprises belges, ce qui pèserait sur les exportations, sur les investissements et donc sur la croissance économique. Toutefois, cet impact négatif sur la croissance économique devrait être compensé par une augmentation plus forte de la consommation des ménages, à condition que les augmentations salariales reçues par les ménages par le biais de l’indexation automatique soient dépensées en Belgique (c’est-à-dire qu’elles contribuent à une augmentation de la demande intérieure).(Rapport octobre 2023, p. 74)
[16] En témoigne la reconduite du système de contingence des heures supplémentaires. En 2021-2022, ce que l’on appelle les « heures de relance », au nombre de 120 par année civile, s’étaient ajoutées au contingent de 100 heures supplémentaires volontaires. L’accord 2023-2024 maintient ce contingent de 120 heures de relance jusqu’au 30 juin 2025 et augmente le contingent à 180 heures supplémentaires qui bénéficient d’un régime fiscal avantageux à la fois pour l’employeur (exonération partielle du paiement du précompte professionnel) et le travailleur (réduction d’impôt).
Le fondateur d’Amazon, Jeff Bezos, parle souvent d’un renouveau de l’humanité sur d’autres planètes. Un atelier d’écriture de science-fiction avec des travailleurs d’Amazon s’est organisé autour de l’objectif d’imaginer comment la vie pourrait être différente ici même sur Terre, dans un monde sans les grands patrons comme Bezos.
Par Xenia Benivolski, Max Haiven, Sarah Olutola et Graeme Webb
Les exigences d’Amazon à l’égard de ses 1,5 million d’employés sont tristement célèbre. Les travailleurs des entrepôts doivent suivre une cadence de travail imposé par un management algorithmique mobilisant l’intelligence artificielle (IA) pour maximiser leur rendement, en s’appuyant sur le fonctionnement des robots d’usine. Ceci produit une situation om un régiment de travailleurs, de chauffeurs-livreurs et de sous-traitants de livraison font la course pour atteindre les quotas assignés par le « borg » ou, dit autrement l’automate. A côté de cela, vous avez l’esclavage numérique où les micro-travailleurs rivalisent pour être payés quelques centimes de plus pour des microgigs sur la plateforme Mechanical Turk (MTurk). Même les cols blancs de haut rang font état d’une impitoyable culture d’entreprise où les employés sont astreint à porter le fardeau de la « satisfaction du client ».
De fait, on nage en pleine science-fiction dystopique dans laquelle des conditions de travail de plus en plus insupportables ravagent des pans entiers de classe laborieuse et où un management panoptique écrase leur auto-détermination. Évidemment, tout cela n’a qu’une seule finalité, à savoir la maximisation des profits d’un multimilliardaire dont la richesse est déjà incompréhensiblement illimitée.
Mais le fondateur emblématique d’Amazon, Jeff Bezos, qui en est aujourd’hui le président exécutif, présente son entreprise aux clients et aux actionnaires sous un jour bien différent. Ce geek féru de science-fiction ressemble de plus en plus à un ange exterminateur venu du futur, qui bouleverse des secteurs à faible rentabilité tels que la logistique, pour investir le secteur des soins de santé, des médias tout comme les biens de consommation digne d’une épicerie, des services web à la littérature. Tout ceci nous dit une chose : Amazon incarne une forme de capitalisme qui ne se contente pas d’exploiter les travailleurs dans le présent, mais qui est déterminé à coloniser l’avenir lui-même.
Mais, confrontés à des pressions sur leur lieu de travail, les travailleurs commencent à s’organiser contre l’empire d’Amazon. Aux États-Unis, l’action réussie du syndicat Amazon Labor Union à Staten Island a provoqué une onde de choc et encouragé d’autres initiatives. Entre-temps, d’autres syndicats, comme Amazonians United se concentrent moins sur l’obtention d’une reconnaissance en tant qu’interlocteur que sur le renforcement du pouvoir d’agir des travailleurs à la base. Au Royaume-Uni et en France, plusieurs grèves ont perturbé le fonctionnement d’Amazon. En Allemagne, les efforts déployés par les travailleurs migrants pour organiser des comités d’entreprise indépendants ont permis d’obtenir des résultats concrets. De nouvelles coalitions mondiales, dont Make Amazon Pay, Amazon Workers International et Athena relient les luttes des travailleurs à d’autres luttes dans le monde entier, ainsi qu’à la société civile et aux structures militantes.
Pourtant, trop souvent, nous sommes tellement focalisés sur les luttes immédiates de la classe laborieuse que nous négligeons de poser les grandes questions : quel futur voulons-nous pour toutes celles et ceux qui sont contraints de travailler pour gagner leur vie ? La course spatiale des magnats que sont Richard Branson, Elon Musk et Jeff Bezos reçoit une attention médiatique permanente et révèle l’influence profonde de la science-fiction comme ressource symbolique dans la construction d’une image de marque.
Pour le savoir, nous avons, au cours des derniers mois, développé un projet d’écriture collaborative avec les travailleurs d’Amazon autour de fictions spéculatives sur « le monde après Amazon ». À l’heure actuelle, une quinzaine de travailleurs écrivent des nouvelles de 2 500 mots que nous publierons sur papier et en ligne et qui seront disponible également sous forme de podcast. Nous espérons une diffusion virale, où les travailleurs nouent un dialogue ensemble pour déployer leur potentiel créatif. Chez Amazon et au-delà, il s’agit du droit des travailleurs de reprendre en main leur avenir l’avenir et d’imaginer un horizon différents que celui d’une dystopie devenue réalité.
L’histoire de l’entreprise Amazon
Il y a à peine une génération, la science-fiction était souvent considérée comme une affaire de losers et de ringards qui osaient imaginer que le monde pouvait être différent, ou qui tentaient d’imaginer la fin dystopique du capitalisme. Mais depuis l’aube du nouveau millénaire, le genre est passé des marges de la société au centre de l’imaginaire capitaliste. Il ne s’agit pas seulement de la démultiplication des épopées de science-fiction au cinéma et à la télévision, alimentée par l’imagerie générée numériquement. Il faut bien constater la montée en puissance des entreprises technologiques avec à leur tête des milliardaires qui se glorifient eux-mêmes et qui se considèrent comme des acteurs à part entière de la société ou des héros d’un opéra spatial, bouleversant les conventions au nom de l’avenir radieux de l’humanité.
La course spatiale privée entre Richard Branson, Elon Musk et Jeff Bezos révèle non seulement la richesse obscène que le capitalisme a placée entre les mains de ces visionnaires auto-proclamés, mais aussi l’influence profonde de la science-fiction en tant que genre. C’est à la fois une source d’inspiration personnelle pour eux et une source de relations publiques séduisantes qui insistent sur le fait que ces figures messianiques iront audacieusement là où aucun ploutocrate n’est allé auparavant.
Les biographies et les interviews de Bezos révèlent son amour particulièrement intense pour la science-fiction. Ses collègues font état de sa collection massive de romans SF. On dit avec certitude qu’il a modelé son apparence et son style de leadership sur l’emblématique capitaine Jean-Luc Picard de Star Trek : The Next Generation, une série qui l’a également amené à envisager d’appeler sa société MakeItSo.com, d’après la phrase d’accroche emblématique du commandant Picard. Bezos est même crédité d’avoir à lui seul sauvé la (fascinante) série de science-fiction The Expansed’un seul coup de crayon, en ordonnant au Studios Amazon d’acheter les droits et de prolonger la franchise assiégée. Cette décision était d’autant plus ironique que la série mettait l’accent sur la rébellion de la classe laborieuse et sur les méchants chefs d’entreprise.
Au-delà des goûts personnels, la science-fiction a été un élément essentiel de la vision d’entreprise d’Amazon. Bon nombre des inventions les plus célèbres d’Amazon, de la reconnaissance vocale Alexa à ses entrepôts robotisés, s’inspirent de thèmes directement tirés de livres de science-fiction et de la télévision. Le slogan « have fun, work hard, make history » (s’amusez-vous, travaillez dur et écrivez l’histoire), qui figure sur les murs de la quasi-totalité des installations d’Amazon, témoigne de sa priorité optimiste à transformer le monde, même si la grande majorité des travailleurs ne connaîtront jamais que la partie où ils travaillent dur. La rhétorique futuriste, qui a émaillé la célèbre lettre annuelle de Bezos aux actionnaires alors qu’il était encore PDG de l’entreprise, a contribué au succès d’Amazon auprès des investisseurs. Cette richesse a été utilisée pour financer le fantasme techno-utopique d’un milliardaire qui se voyait comme le « grand perturbateur » et le pionnier de l’avenir.
Ce qui est en jeu, c’est une sorte de storytelling d’entreprise, qui va au-delà de la propagande grossière et s’efforce d’exploiter l’imagination. Comme tant d’autres entreprises, Amazon se présente comme surfant sur la vague de l’avenir, répondant à la force implacable et positive du marché capitaliste par l’innovation et l’optimisme. De telles histoires exonèrent proprement l’entreprise et ses bénéficiaires des conséquences de leurs choix pour les travailleurs et leur monde.
Ils s’appuient sur un récit dominant qui insiste sur le fait que la « technologie » et les « marchés » sont des forces neutres et imparables. Ces histoires soigneusement entretenues ont également alimenté le second rêve de Bezos de propulser audacieusement l’humanité dans les étoiles, laissant derrière soi la planète Terre comme une sorte de musée vivant ou de réserve naturelle. Bezos, ses acolytes comme ses rivaux se présentent comme des visionnaires incompris, appelés par la science et le progrès à investir les richesses que le marché bienveillant leur a accordées dans des projets lunaires qui défient les priorités terrestres (comme, par exemple, payer un salaire décent aux travailleurs).
Les rêves utopiques de ploutocrates comme Bezos reposent sur une dystopie pour les travailleurs – et pour le monde qu’il entend laisser derrière lui sur les ruines de la Terre.
Lors de la presse conférence de tenue après son voyage de 2021 vers une orbite proche à bord de la fusée de sa société privée Blue Origin, Bezos a remué le couteau dans la plaie en remerciant du fond du cœur « chaque employé d’Amazon et chaque client d’Amazon » en rajoutant sur le ton de la plaisanterie « C’est vous qui avez payé pour tout cela ».
La suggestion ne pourrait être plus claire : les rêves utopiques des ploutocrates comme Bezos reposent sur une dystopie pour les travailleurs et pour le monde qu’il entend laisser derrière lui sur les ruines de la Terre. Quel sera l’avenir des travailleurs qui ont produit leur richesse ? Aurons-nous notre mot à dire pour façonner l’avenir ? Ou sommes-nous destinés à nous battre pour les ressources d’une Terre détruite ou à extraire des astéroïdes pour alimenter des empires galactiques ? Comment pouvons-nous récupérer le pouvoir de l’imagination de la science-fiction pour la classe laborieuse ?
Science-fiction prolétarienne
Au XIXème siècle, les fondateurs de la fiction spéculative, comme Mary Shelley, Jules Verne et H. G. Wells, appartenaient souvent à l’intéllentsia bourgeoise ou à la classe moyenne. Pourtant, ils ont été profondément inspirés et façonnés par cette période de la lutte des classe. Le conte de Frankenstein, qui met en garde contre l’emballement de la science, a par exemple été influencé par les soulèvements luddites contre les machines dans l’Angleterre natale de Shelley, alors que la classe laborieuse de ce pays commençait à prendre conscience de son identité collective et de son rôle historique.
Metropolis de Fritz Lang, l’un des premiers films de science-fiction, tourne autour d’un soulèvement ouvrier et d’une libération par les machines. En Union soviétique, la science-fiction a été développée comme un genre approprié (bien que potentiellement subversif) pour refléter le potentiel de libération des travailleurs de la modernité sous le socialisme d’État. De l’autre côté du rideau de fer, les écrivains occidentaux se sont tournés tout au long du XXème siècle vers la science-fiction comme moyen d’explorer d’autres mondes pour les travailleurs au-delà de l’opposition binaire Est/Ouest, notamment des romancières féministes comme Marge Piercy, Octavia Butler et Ursula K. Le Guin. À la fin du siècle, des théoriciens de la littérature critique comme Fredric Jameson et Darko Suvin ont noté que, loin d’être une simple distraction abrutissante et commercialisée, le genre offrait un point de vue unique sur le monde capitaliste.
Dans la plupart des cas, c’est l’écrivain, en tant que travailleur spécialisé, qui se voit attribuer le monopole de l’imagination, chargé d’imaginer un monde que lectorat va découvrir. Cependant, l’avenir étant de plus en plus accaparé par le capital, les organisateurs de mouvements sociaux ont constaté que l’écriture de fictions spéculatives était aussi un moyen d’améliorer les conditions de vie de la population dans le sens où elle a cette capacité à surmonter les impasses de l’imagination, un monde après le capitalisme, ou dans ce cas-ci un monde après Amazon.
Parmi ces efforts, les plus célèbres sont ceux d’Adrienne Maree Brown et de Walidah Imarisha. Octavia’s Brood d’Adrienne Maree Brown et Walidah Imarisha, une série coéditée de nouvelles écrites par des community organizers (des activités de comités de quartier ou de mobilisations sociales). Inspirées par Octavia Butler, qui a donné son nom au livre, les nouvelles ont été créées à partir d’histoires développées lors d’une série d’ateliers organisés par les éditeurs à l’occasion de la conférence des médias alternatifs à Détroit. Pour les éditeurs, l’organisation des personnes exploitées et opprimées est déjà une forme de fiction spéculative:
Lorsque nous parlons d’un monde sans prison, d’un monde sans violence policière, d’un monde où tout le monde a de la nourriture, des vêtements, un abri, une éducation de qualité, d’un monde sans suprématie blanche, sans patriarcat, sans capitalisme, sans hétéro-sexisme, nous parlons d’’un monde qui n’existe pas à l’heure actuelle. Mais rêver collectivement d’un monde qui n’existe pas encore signifie que nous pouvons commencer à le construire.
Pour Brown et Imashira, reprendre le pouvoir d’envisager d’autres avenirs est, en soi, une forme d’organisation communautaire. Dans un monde capitaliste qui marchandise la culture et le divertissement, le fait de réunir des gens pour écrire et partager leurs écrits n’est pas seulement digne, mais souligne également que la forme de la société est trop importante pour être laissée aux politiciens et aux entreprises. C’est particulièrement vrai pour les groupes qui, historiquement et aujourd’hui, ont été exclus de tout droit de regard sur leur avenir ou celui de la société, notamment les femmes et les personnes racialisées et issues de la classe ouvrière.
Une politique similaire visant à amplifier les voix de la marge a également inspiré l’école d’écriture ouvrière (Worker Writers School ou WWS) qui rassemble des travailleurs (principalement, mais pas exclusivement, à New York) et les aide à écrire des haïkus (petits poèmes) qui ont été publiés sous forme de recueils. Pour le poète Mark Nowak, qui est à l’origine du projet, encourager l’écriture ouvrière ne consiste pas seulement à célébrer les piquets de grève ou s’imaginer faire la révolution. Il s’agit aussi de réfléchir aux éléments banals de la vie prolétarienne, aux petits actes de solidarité, aux luttes des travailleurs dans le domaine du care et de la reproduction sociale : le foyer, la famille, la communauté.
WWS ne se concentre pas que sur la science-fiction et montre le pouvoir radical de l’imagination qui se manifeste lorsque les travailleurs ne se contentent pas de lire des mots inspirants, mais se réunissent pour écrire et ainsi reprendre en main le pouvoir de construire le monde et l’avenir. Il ne s’agit pas de trouver un succès commercial ou littéraire individuel, mais de retrouver une dignité et une capacité de s’imaginer un changement social et une lutte commune.
Nous avons vu comment des entreprises comme Amazon illustrent amplement le pouvoir de la narration capitaliste dans l’idiome de la science-fiction. Reste à savoir comment les travailleurs peuvent-ils réclamer et réinventer cette capacité imaginaire ?
Renouer avec la méthodologie de l’enquête ouvrière
Les initiatives que nous avons mentionnées sont importantes, mais elles ne sont pas les premières du genre. Au XIXème siècle, Karl Marx et Friedrich Engels ont encouragé leurs collègues communistes à envoyer des questionnaires aux travailleurs pour connaître, depuis l’atelier, la réalité des travailleurs sur le lieu de production. Il ne s’agissait pas seulement pour les intellectuels de découvrir les principales luttes et tensions auxquelles les travailleurs étaient confrontés. Dans un monde capitaliste qui marchandise la culture, le fait de réunir des gens pour écrire n’est pas seulement une source de fierté et de dignité, mais souligne également que la forme d’écriture à propos de la société est trop importante pour être laissée aux politiciens, aux entreprises ou aux intellectuels dotés d’un capital culturel.
Dans les années 1950 et 1960, des syndicalistes dissidents de Detroit, luttant contre le conservatisme et la complaisance des syndicats envers le racisme mobilisé par les entreprises pour diviser les travailleurs ont relancé cette méthode d’enquête sur les travailleurs. Ils ont créé des espaces pour publier les commentaires des travailleurs sur leur expérience quotidienne de l’exploitation et de l’organisation du travail, qui étaient autrement rendus invisibles, même par les publications syndicales traditionnelles. Ces témoignages des travailleurs de la ville de Détroit également appelée Motor City ont également fait leur chemin jusqu’en Italie.
Ces écrits ont catalysé une nouvelle vague de radicalisme parmi les intellectuels et les travailleurs, qui s’efforçaient de faire face aux développements industriels sismiques de villes comme Turin et aux nouvelles formes de militantisme ouvrier qui émergeaient dans les ateliers. Au-delà du contrôle ou de l’influence du parti communiste italien ou de ses responsables syndicaux, les organisateurs ont encouragé les travailleurs à étudier, à discuter et à écrire sur leurs luttes, afin d’honorer et de reconnaître les travailleurs en tant qu’intellectuels et d’établir de nouvelles relations de solidarité à la base.
L’enjeu de toutes ces approches sur l’enquête ouvrière est la conviction que les travailleurs de base, dont les corps et les esprits sont exploités par le capital, peuvent avoir accès à des connaissances sur le capitalisme qui dépassent même les plus brillants théoriciens ou les analyses sociologiques du capitalisme. En aidant les travailleurs à se réapproprier le pouvoir de raconter et d’analyser leurs histoires, de réfléchir à leurs vies et à leurs luttes, un espace est créé où de nouvelles perspectives radicales peuvent émerger. Cela est particulièrement vrai dans les moments où le capitalisme se transforme rapidement et radicalement, comme ce fut le cas à Détroit ou à Turin dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale.
Lorsqu’elles sont révélées, ces idées peuvent aider les travailleurs à surmonter les limites des formes de lutte traditionnelles. Elles permettent aux travailleurs de mieux reconnaître la capacité d’adaptation du capitalisme – et de voir qu’ils changent également en réponse à ce dernier ou en le rejetant. Facilité par le partage en ligne des technologies, ce potentiel n’a jamais été aussi grand qu’aujourd’hui. L’enquête ouvrière a pour objectif de fournir les outils qui permettront à la classe ouvrière de se voir se transformer.
Cette approche peut-elle servir de catalyseur à une nouvelle génération afin qu’elle développe ses propres formes de lutte – en utilisant à la fois des techniques traditionnelles et innovantes ?
Au-delà de la dystopie capitaliste
Notre projet Worker as a futurist (le travailleur comme penseur du futur) redonne la capacité d’une pensée spéculative aux travailleurs, au nom de la compréhension de quelque chose de nouveau sur le capitalisme et de la lutte pour quelque chose de différent. Nous avons mobilisé ces travailleurs pour qu’ils imaginent au travers de l’écriture leur propre avenir, face aux imaginaires cultivés par Amazon qui voient les techno-dominateurs dominer le monde et les étoiles.
Grâce au financement du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, notre équipe d’universitaires, d’enseignants, d’écrivains et d’activistes a pu payer des travailleurs d’Amazon (magasiniers, chauffeurs, rédacteurs, travailleurs MTurk, etc.) pour participer à une série d’ateliers d’écriture et de séances d’information visant à renforcer les compétences.
Dans chacun de ces forums en ligne, nous avons été rejoints par des experts de la science fiction, d’Amazon et des luttes des travailleurs. À la fin de cette série de sessions, les participants ont été encouragés à rédiger les histoires qu’ils voulaient raconter sur « Le monde après Amazon ». Ce projet est soutenu par un podcast basé sur des interviews de militants syndicaux, d’artistes, d’auteurs et de penseurs qui contestent le monde qu’Amazon est en train de construire et se battent pour des avenirs différents.
Le projet Worker as Futurist vise à créer un espace et à partager du temps libre pour que les travailleurs puissent exercer et échanger à propos de leurs mondes imaginatifs. L’enjeu n’est pas seulement la dignité des travailleurs en tant qu’âmes créatives et expressives, mais aussi l’avenir que nous construirons collectivement.
Nous devons envisager l’avenir que nous voulons afin de nous mobiliser et de nous battre ensemble pour lui, plutôt que de céder cet avenir à ceux qui voudraient faire des étoiles leur propre bac à sable. C’est dans le processus d’écriture et de partage de l’écriture que nous pouvons prendre conscience de quelque chose que nos corps de travailleurs savent mais que nous ne pouvons pas articuler ou exprimer autrement. Le travailleur de base – cible de l’exploitation quotidienne, forcé de construire l’utopie de son patron – peut avoir crypté en lui la clé qui lui permettra de détruire son monde et d’en construire un nouveau.
Depuis quelque temps, le syndicalisme étatsunien est en pleine effervescence. Il est plein d’énergie et d’optimisme. Après des décennies de revers, de défaites et de déceptions, le monde du travail aux États-Unis semble avoir emprunté une autre voie, modifiant le registre idéologique et les pratiques organisationnelles de l’ancien syndicalisme d’entreprise, appelé business unionism et très accommodant avec les directions d’entreprise, pour passer à l’offensive. Cela se fait sur la base d’une réorientation tactique et stratégique qui, depuis quelques années, est au centre de l’action syndicale, sous la bannière d’un syndicalisme de mobilisation sociale (movement unionism), bien plus combatif en organisé par en-bas, dont nous avons nous déjà eu des échos, par exemple dans le domaine de l’organizing et du renouveau syndical, comme celui initiée par la fédération SEIU[1] qui a formé d’abord la coalition Change to win, qui s’est réorganisé ensuite comme Strategic Organizing Centre regroupant de quatre fédérations syndicales de secteur[2].
UNE NOUVELLE PHASE
L’année 2023 marque un tournant avec plus d’un demi-million de travailleurs américains qui se sont mis en grève, obtenant des augmentations de salaire de 6 à 7% en moyenne. Les récentes victoires retentissantes contre les trois géants de l’automobile (Ford, General Motors et Stellantis) – suivi par la reconnaissance syndicale dans l’usine de Volkswagen à Chattanooga, Tennessee et qui se prolongera très probablement par des percées équivalentes chez Daimler-Mercedes et Toyota, reflète la combativité croissantes des travailleurs des états du Sud qui sont restés pendant longtemps marqués par une culture antisyndicale et des divisions raciales. Citons aussi la paralysie imposée par les acteurs et les scénaristes, jusqu’à la victoire, dans le monde d’Hollywood contre l’application de l’intelligence artificielle ; la syndicalisation de 10 000 salariés employés dans les 400 cafés Starbucks ; la reconnaissance syndicale obtenue par les travailleurs d’Amazon de Staten Island (New York) ainsi que celle des chauffeurs d’UPS dans plusieurs états ; l’augmentation de 25 % des salaires dans la restauration rapide en Californie ; les nombreuses victoires parmi les enseignants et le personnel de soins, sont la démonstration de ce changement d’époque en faveur du monde du travail.
Ce retour en force du syndicalisme trouve son origine dans l’action soutenue menée par le réseau de militants syndicaux initié par le journal mensuel de Labor Notes. Né en 1979, à l’initiative d’un groupe de militants syndicaux et de la gauche radicale socialiste, Labor Notes a poursuivi inlassablement pendant plus de quatre décennies un travail d’éducation populaire, de formation aux « bonnes pratiques militantes », tout en jouant un rôle informatif de premier plan en faisant circuler les comptes-rendus des luttes et des mobilisations, tant au niveau de secteurs que des entreprises, l’action communautaire autour des workers centres, et publiant plusieurs manuels sur le bon syndicaliste « trublion » (si l’on veut traduire troublemaker) et sur les secrets de l’organisateur – disons du militant syndical – qui sait gagner des adhésions et mobiliser collectivement ses collègues de travail, par-delà les clivages raciaux, de genre, de qualification, de statut ou générationnels.
Au cours de la conférence de Labor Notes, ce travail d’éducatif a reçu l’appui manifeste de l’actuel président du puissant syndicat de l’automobile (United Automobile Workers), Shawn Fain, pour qui le Troublemakers Handbook n’est rien de moins que sa « bible » syndicale, qui l’a inspiré dans le combat interne pour le renouveau radical avec lequel il a d’abord gravi les échelons de l’organisation, et qui l’a ensuite guidé – au cours des deux dernières années – vers des objectifs qui auraient semblé impensables ou irréalistes jusqu’alors.
LE RÔLE DE LABOR NOTES
Mais Labor Notes, c’est aussi une conférence organisée tous les deux ans, en croissance continue et exponentielle d’une édition à l’autre, qui, du 19 au 21 avril dernier, a vu converger dans un des plus grands hôtels de Chicago jusqu’à 4 700 délégués de base et responsables syndicaux de tous les Etats-Unis, mais aussi de divers pays, dont certains d’Italie – de la Fédération des métallurgistes (FIOM) et de la Fondation Giuseppe di Vittorio [3]– pour discuter et échanger des expériences au cours de plus de 300 ateliers à propos d’une grande variété de thèmes syndicaux et de l’importance cruciale de réinvestir les relations collectives de travail (industrial relations) de manière combative afin d’obtenir à nouveau des victoires. Cette conférence ne fut ni un congrès ni une sorte de forum mais forme un cadre d’échanges et de formation extrêmement intéressant, en raison de son caractère pragmatique et opérationnel, horizontal et décentralisé, visant à partager au maximum les expériences et à comparer les pratiques de lutte menées, pour la plupart, dans des unités de production fragmentées, mais en concentrant tous les efforts à la recherche des pratiques les plus efficaces et les plus fructueuses.
La figure de ce syndicalisme d’en-bas – grassroots et rank-and-file, selon un lexique anglo-saxon que nous ne connaissons pas – réside dans le lien qui peut être construit entre l’organisation d’une part – en élargissant sa capacité à représenter les non-organisés – et le conflit assumé et la négociation collective d’autre part. L’objectif étant d’obtenir des d’avancées sociales concrètes, que ce soit en matière de salaires ou de conditions générales de travail et de vie.
EXPÉRIENCES CONCRÈTES
La conférence fut un véritable moment de foisonnement, avec des exposés de militants de base, des chercheurs, des responsables de structure et surtout beaucoup d’expériences concrètes à raconter et à transmettre, à « réseauter » pour établir des contacts. Avec seulement quelques séances plénières, au début et à la fin, et surtout un programme très dense qui s’est prolongé jusque tard dans la soirée, avec des moments de détente et de divertissement, musical ou théâtral, le tout dans une atmosphère de grande solidarité, d’effervescence qui fut rendue possible par l’extraordinaire présence de jeunes travailleurs. La génération qui s’engage dans le combat syndical est composé par les filles et les fils de cette « autre Amérique », coloré et combative, pleine d’optimisme et qui est aujourd’hui puissamment revenue sur la scène politique et médiatique internationale, grâce aux mobilisations pro-palestiniennes sur les campus universitaires. Le keffieh était à Chicago un symbole dominant, porté sur les T-shirts et sweatshirts de leur organisation, qu’ils soient du syndicat de l’automobile, les chauffeurs de poids lourds (les biens connus Teamsters), les enseignants ou personnel infirmier, hôtesses de l’air, employés d’Amazon, d’UPS ou encore de Starbucks.
« Comment surmonter l’apathie de ses collègues ? », « Comment organiser un piquet de grève ? », « Comment reconnaître les leaders syndicaux potentiels sur le lieu de travail et comment les gagner au combat syndical ? »… Ce ne sont là que quelques-uns des titres des nombreux ateliers dans lesquels chaque participant pouvait intervenir tout en écoutant les autres. On a beaucoup chanté dans les couloirs de l’hôtel Hyatt, on s’est parfois donné des accolades, des embrassades, et à certains moments, on avait l’impression d’assister à des moments de prise de conscience collective, comme lors de la discussion sur « que faire lorsque votre syndicat vous brise le cœur » ou lorsque votre délégué vous laisse tomber et n’est pas à la hauteur de la tâche. Mais il fut question d’histoire, comme dans l’atelier consacré à la figure légendaire de Walter Reuther, leader de l’UAW pendant trente glorieuses années, de 1946 à 1970.
UN GRAND ABSENT : LA POLITIQUE
Ce qui était frappant, en revanche, c’était l’absence presque totale d’intervention ou de revendications politiques, tant en ce qui concerne l’actuel président Joe Biden – qui s’était proclamé comme le plus pro-syndical depuis l’époque de Lyndon Johnson dans les années 1960 et qui a effectivement manifesté sa proximité avec les travailleurs de l’automobile pendant leur grève de trois semaines – qu’en ce qui concerne le risque, perçu à juste titre comme catastrophique, d’une victoire de Donald Trump. La politique, au sens classique du terme, a tout simplement été la grande absente de ces trois jours à Chicago. La raison en est probablement à chercher dans l’idée – assez typique pour les États-Unis – que les travailleurs et leurs représentants syndicaux, doivent avant tout être capables de se débrouiller tout seuls, d’affronter les directions d’entreprises et de chercher des solutions à leurs problèmes sans placer trop d’espoirs dans les choix des gouvernements « amis », ni de détourner les forces et les énergies dans un affrontement forcément inégal avec des exécutifs hostiles. La nature structurellement décentralisée de l’État (ainsi que du syndicalisme et des relations industrielles nord-américaines) dans laquelle l’action collective a toujours été confrontée à une lourdeur délibérée des procédures d’accès à la représentation sur le lieu de travail et – surtout – à l’hostilité virulente des patrons à l’égard de l’implantation syndicale et de la grève, y a évidemment contribué.
Dans de nombreux États, au nom d’un « droit au travail » mal compris (et légalement validé), les employeurs peuvent tout faire pour briser les grèves et refuser les demandes de reconnaissance syndicale ou de représentation, y compris en ayant un recours systématique à des briseurs de grève. Les employeurs sont dès lors la première et véritable cible de l’action syndicale et c’est seulement en second lieu que la puissance publique est interpellée, avec peut-être une exception du côté des enseignants et du personnel hospitalier. Globalement, ce retour du syndicalisme réussit d’autant plus qu’il arrive à transcender les clivages et à articuler une dimension intersectionnelle de classe, de genre et de race (selon leur lexique).
SE MOBILISER POUR GAGNER
L’enquête ouvrière, la confrontation des expériences de mobilisation et la discussion sur les objectifs à atteindre ne sont jamais dilués ou dispersés en mille ruisseaux mais sont, comme on ils le disent eux-mêmes « focalisés » sur objectifs concrets que le mouvement syndical peut réaliser en construisant un rapport de force à partir de la base. Cette approche pragmatique n’est pas si nouvelle, puisqu’on la retrouve à l’époque où John Commons, Selig Perlman, Samuel Gompers et Walter Reuther avaient défini les grandes orientations de l’AFL-CIO et qui se distinguait de l’approche syndicale européenne, traditionnellement sceptique à l’égard d’un syndicalisme centré uniquement sur les questions matérielles (bread and butter, les questions de beurre et de pain) et très peu marqué idéologiquement[4].
Aujourd’hui, cette approche « volontariste » qui consiste à initier la négociation collective dans un objectif réaliste et concret est ravivée à une sauce radicale et s’éloigne des incrustations hyper-bureaucratiques et pseudo-participatives que nous avions appris à connaître à l’époque où Sergio Marchionne, patron italien de la Fiat-Chrysler, en vantait les vertus et la valeur exemplaire à Détroit.
Une partie de l’ancienne direction syndicale de l’UAW – il faut peut-être le rappeler ici en passant – a connu une fin pitoyable, et poursuivie par des scandales et des condamnations diverses, pour avoir échangé des concessions sur la peau des travailleurs pour leur profit personnel.
UN HORIZON D’ESPOIR
Aujourd’hui, l’UAW renoue avec des combats victorieux, et ce de manière éclatante, qui peut offrir un modèle syndical pour les autres secteurs. Ce syndicalisme est aussi, de manière décisive, une source d’espoir. L’UAW a organisé trois semaines de grèves en crescendo, avec des caisses de grève couvrant 500 dollars par semaine pour chaque gréviste – mais est-ce que quand réfléchirons-nous à cet outil utilisé dans tant de pays autrefois? – à obtenir 25% d’augmentations salariale chez les trois constructeurs, étalés en quatre ans et demi (+11% immédiatement) ; la réintroduction de l’échelle mobile des salaires (le fameux “COLA” : Cost-Of-Living-Adjustment) une amélioration des conditions de travail ; la fin du système dualiste two tier (basé sur une double grille de salaire essentiellement basé sur l’ancienneté) ; l’augmentation du salaire horaire d’embauche qui passe de 16,25 $ à 22,50 $/heure ; voire, enfin, le remboursement de 110 $ par jour, perdus lors des piquets de grève. La convention collective fut adopté à une large majorité dans toutes les usines des trois constructeurs. Les victoires, dans les mobilisations syndicales, sont d’une importance fondamentale et surtout, elles sont contagieuses. « Nous avons enfin mis fin à 40 ans de concessions et de reculs. C’est la meilleure convention de toute ma vie », témoigne un cadre syndical déjà âgé de la General Motors.
Le succès contre les trois géants de l’industrie automobile a déclenché une réaction en chaîne. Le vendredi 19 avril, en pleine séance plénière, la nouvelle de reconnaissance syndicale chez Volkswagen à Chattanooga a été accueillie par des cris de victoire dans l’auditorium ; et pour cause… Avec 70 % de voix en faveur de l’adhésion du syndicat sur les 4 300 employés de l’usine, l’UAW a enfin un pied dans l’entreprise qui fut pendant longtemps un exemple d’un management sans interlocuteur avec des travailleurs sans représentation. Le prochain objectif est maintenant d’obtenir le même résultat chez Mercedes à Vance, dans l’Alabama. Il est frappant de constater que les géants allemands de l’automobile, champions de la concertation sociale dans leur pays et en Europe, viennent dans les états du Sud des États-Unis chercher des conditions de non-représentation syndicale typique des pays du sud global.
À CHICAGO ET DANS LE MONDE ENTIER
A Chicago, il y avait de nombreux représentants et de de délégations syndicales de différents pays ; évidemment du Mexique – avec une cinquantaine d’ateliers étaient uniquement en espagnol, notamment en raison de la forte présence de travailleurs latinos –, mais aussi du Japon, de la Corée du Sud et de l’Europe. Citons notamment United du Royaume-Uni, Yanira Wolf, la secrétaire générale de Ver.di d’Allemagne, ainsi que divers représentants d’IG Metal, de la Fondation Rosa Luxemburg, l’IF-Metall suédois, notamment pour rendre compte de la grève chez Tesla (saviez-vous que ce syndicat dispose d’une caisse de grève d’un milliard et demi d’euros ?), la CGT de France, la CGIL d’Italie avec une délégation de la Fiom (fédération des métallurgistes) et moi-même, pour la Fondation De Vittorio de la CGIL, pour intervenir compte dans un atelier international d’une série d’expériences réalisées au cours de ces dernières années.
Les propos tenus par notre camarade Michele De Palma, lors de la dernière plénière du dimanche matin ont suscité beaucoup d’intérêt, voire d’enthousiasme, avant que la star de cet événement, Shawn Fain, clôture la conférence. Son accession à la présidence de l’UAW, il y a deux ans, a été rendue possible par la mobilisation d’une tendance radicale et critique des anciennes méthodes de direction. En effet, le courant Unite All Workers for Democracy (UAWD) rejetait en bloc toute la dérive bureaucratique et accommodante, en défendant un militantisme et une démocratie interne, par le bas, combinée à une stratégie offensive, et qui sont devenues les lignes directrices d’un redressement syndical qui n’a pas tardé à produire ses fruits, à commencer par la convention collective déjà évoqué contre les trois géants de l’automobile.
LA FORCE DE SHAWN FAIN
La posture et les discours de Shawn Fain sont un hommage vivant à la classe laborieuse et aux gens ordinaires. Dans ses interventions, il prononce des phrases d’une grande clarté, qui réchauffent le cœur et suscitent un enthousiasme contagieux. « Nous sommes ici pour mettre fin au syndicalisme d’entreprise, aux concessions sans fin, à la corruption syndicale et pour briser les chaînes qui nous ont emprisonnés. J’ai dit à maintes reprises que la négociation de bonnes conventions nous porte vers d’autres victoires et des succès, y compris sur le plan organisationnel. Ces deux choses vont de pair. De ce point de vue, notre grève de septembre n’était pas seulement dirigée contre les trois géants de l’automobile. Elle était la grève de l’ensemble de la classe laborieuse, du monde du travail. Et c’est la preuve d’une chose : la classe des travailleurs peut gagner. Elle peut changer le monde. Nous ne gagnerons jamais en jouant sur un mode défensif ou en nous contentant de réagir aux événements. Nous ne gagnerons jamais en jouant les bons élèves biens gentils avec les patrons. Nous ne gagnerons jamais en disant à nos membres ce qu’il faut faire, ce qu’ils doivent dire ou penser. Nous gagnerons en donnant aux travailleurs les outils, l’inspiration et le courage de se défendre. De ce point de vue, je pense que la classe des travailleurs est en quelque sorte l’arsenal de la démocratie et que les travailleurs en lutte sont les « libérateurs ».
Shawn Fain a reçu une ovation de la salle entière qui, debout, a entonné des chants en chœurs à l’issue de ce discours aussi sincère que combatif. Pour couronner le tout, Fain a proposé que l’ensemble des syndicats fassent expirer leurs conventions collectives le 30 avril 2028, date à laquelle la convention collective avec les trois grands de l’automobile tombe à échéance, afin que le 1er mai 2028 devienne un jour de grève générale unitaire, menée partout dans l’ensemble du pays.
LE RISQUE TRUMP
Certes, pour l’instant, les données sur le taux de syndicalisation n’indiquent pas de variations significatives, et gravitent autour de ce modeste 12% – en grande partie grâce à la forte contribution des employés publics (syndiqués à 33%) – et il pourrait y avoir de sérieuses répercussions si une élection de Trump devait se traduire par une recomposition pro-patronale du crucial Industrial Relation National Labor Relation Board. En effet, cette institution fédérale préside à l’admission des bulletins de vote permettant de reconnaître le syndicat sur le lieu de travail lors d’une consultation des travailleurs ; en vérifiant également la régularité des suffrages et des décomptes. Mais pour l’heure, le public de militants syndicaux ardents et enthousiastes savoure ce moment de succès inespéré, après les nombreuses, trop nombreuses années d’amertume du passé.
Il y avait un beau soleil à Chicago, à l’extérieur de l’hôtel Hyatt, parmi les parterres de fleurs des nombreux parcs de cette ville impressionnante. Nous verrons si c’est le signe annonciateur d’un nouveau printemps durable pour le mouvement syndical américain. Dans l’espoir que ses récentes réalisations s’expriment et se répercutent également chez nous. Pour le travail militant et les luttes qui nous attendent. Mais ici, à Chicago, nous avons découvert des modalités de mobilisation et de rassemblement, qui en termes de format organisationnel et, surtout, en termes de contenu, ne seraient pas inutiles d’être examinées de près, selon le meilleur esprit de comparaison et d’apprentissage mutuel et émulatif.
Salvo Leonardi, Fondation Di Vittorio – CGIL
article publié par Collectivo; traduit de l’italien par Stéphen Bouquin
[1] SEIU (Service Employees International Union) ou Union Internationale des Employés des Services est un syndicat nord-américain représentant 2,2 millions de travailleurs exerçant plus de 100 professions différentes aux États-Unis, à Porto Rico et au Canada.
[2] Change to win est une centrale syndicale américaine formée en 2005 par des syndicats dissidents de l’American Federation of Labour – Congress of Industrial Organisations dont l’Union internationale des employés des services et les International Brotherhood of Teamsters. Le syndicat des travailleurs de l’automobile est resté affilié à la confédération AFL-CIO mais s’est élargi à d’autres secteurs comme par exemple les travailleurs du monde universitaire.
[3] La Fondation porte le nom du président de la CGIl de l’après-guerre ; Giuseppe Di Vittorio était un homme politique de gauche, antifasciste et syndicaliste italien. Contrairement à la majorité des syndicalistes du XXᵉ siècle issus de la classe laborieuse, Di Vittorio vient de la paysannerie. Militant communiste, il quittera la PCI après les évènement de Budapest en 1956 pour rejoindre le Parti Socialiste Italien. https://www.fondazionedivittorio.it/it
[4] Mais elle n’est pas si étrangère que cela à notre tradition italienne – ou allemande –puisque Gino Giugni, le grand maître du droit syndical italien, considéré comme le père du statut des travailleurs salariés de 1970, était parti étudier à l’université du Wisconsin où il a appris les leçons du syndicalisme américain fondé sur l’institutionnalisme volontariste théorisé par John Commons et surtout par Selig Perlman. Dans les années suivantes, Gino Giugni deviendra le théoricien de « l’autonomie collective » et de « l’inter-syndicalisme » ; c’est-à-dire d’un système de relations professionnelles entièrement centré sur la capacité autonome des partenaires sociaux à réguler les relations de travail, le rôle de l’État se limitant à produire une législation facilitant la négociation collective, du type de la loi Wagner rooseveltienne de 1935. Bien sûr, cette approche avait aussi ses faiblesses puisqu’elle n’a jamais posé la question du degré de couverture des conventions collectives et elle a laisse le champ libre au patronat de transférer la production dans les états du sud, où la présence syndicale est restée très faible jusqu’à très récemment
Après quarante et un jours d’actions de grève, le syndicat UAW (United Automobile Workers) a obtenu une victoire historique sur les trois grands constructeurs Ford, General Motors et Stellantis (Chrysler). Cette victoire met fin à 43 ans de concessions et de défaites initiées en 1979, lorsque l’UAW avait accepté la suspension de toutes les conventions signées avec la direction de Chrysler alors en faillite. Au cours de cette longue période, près de 60 sites de production ont été fermés ou délocalisés vers le Mexique et le syndicat n’avait cessé d’accepter, certes à reculons, une modération salariale et la flexibilité productive en plus d’une catégorie de travailleurs effectuant les mêmes opérations, mais payés 10 ou 15 dollars/heure en moins appelés « second tier » (second segment). En même temps, le secteur de l’automobile s’est profondément transformé et connaît un regain d’activité. Employant aujourd’hui 1,2 million de travailleurs contre 850 000 en 1980, les constructeurs se sont diversifiés avec l’arrivée des marques allemandes (VW, Mercedes) ou japonaises (Toyota, Nissan, Honda) et plus récemment, le développement accéléré de sites de production de véhicules électriques.
Les avancées obtenues par l’UAW sont historiques à plusieurs égards. Outre une augmentation de 25 % échelonnée sur quatre ans (la durée de la convention collective), l’intégration des travailleurs temporaires dans la catégorie des permanents (CDI), c’est surtout l’abolition du système dualiste avec des travailleurs de second rang (second tier) qui représente une victoire sur la précarité et le surexploitation puisque ces travailleurs bénéficieront d’une augmentation pouvant atteindre, dans certains cas, 150 % du salaire horaire. Le syndicat a également obtenu la restauration de l’indexation des salaires sur le coût de la vie (appelé système Cola pour cost of living adjustment) qui avait été supprimé en 2008. Appliquée à l’ensemble des travailleurs syndiqués des Big Three (Ford, GM et Chrysler), la restauration de l’indexation devrait ajouter 8 % aux augmentations de salaires obtenues par ailleurs. Les intérimaires ayant plus de 90 jours d’ancienneté passeront immédiatement au statut de permanent. Les futurs intérimaires deviendront des travailleurs permanents au bout de neuf mois, qui compteront pour leur progression vers le taux supérieur de la grille salariale. Le seul bémol de cette victoire se situe au niveau des retraites même si Ford a accepté de réinjecter des ressources dans les fonds de pension, cela reste insuffisant pour garantir les mêmes droits de retraites à l’ensemble des catégories de travailleurs.
Comment une telle victoire a-t-elle été possible ?
Le changement de direction syndicale a joué un rôle déterminant dans cette victoire. Le nouveau président de l’UAW, Shawn Fain, a été élu après une rude bataille menée par une tendance de gauche, United All Workers for Democracy, qui s’était constituée il y a de cela un dizaine d’années. Il y a deux ans, cette tendance avait obtenu l’élection du président au suffrage direct, mais échouait de justesse à emporter le vote interne. Au cours de l’année suivante, la direction syndicale de l’UAW a été éclaboussée par une série de scandales de corruption et d’enrichissement personnel. Pendant cette période agitée, Shawn Fain a su gagner une reconnaissance comme syndicaliste de base opposé aux concessions et aux inégalités salariales. Au printemps 2023, Fain a mené une campagne interne autour du mot d’ordre « pas de corruption, pas de concessions et pas d’inégalités statutaires » (« no corruption, no concession, no tier »), emportant l’élection interne contre Ray Curry qui représentait une orientation plus modérée à l’égard des constructeurs.
Shawn Fain s’était affiché à plusieurs reprises avec Bernie Sanders et a mené une campagne médiatique dès son élection en annonçant le retour d’un syndicalisme capable d’apporter des avancées sociales. Articulant un discours centré sur la justice sociale avec une critique du mépris de classe envers ceux qui travaillent, Shawn Fain incarnait une volonté des membres d’obtenir de bons salaires et de retrouver une condition sociale assimilée à la classe moyenne. Adoptant le Green New Deal, le gouvernement s’était montré très généreux envers les constructeurs. Les subventions et les prêts sans intérêts pour financer la transition écologique atteignaient des montants considérables, de l’ordre de 25 à 30 milliards de dollars par constructeur. La nouvelle direction de l’UAW a pressenti que le moment pour mener une action offensive était advenu.
Peu après son élection, Shawn Fain a mobilisé la base en annonçant le retour d’un syndicalisme de combat qui n’a pas peur de s’engager dans un conflit avec la ferme conviction de pouvoir l’emporter. En annonçant un calendrier de grèves « stand-up » (debout), Fain mobilisait le puissant souvenir mémoriel des « sit-down strikes » (grèves assises) des années 1934-1937 qui avaient permis à l’UAW d’obtenir une reconnaissance syndicale[1].
La campagne de grèves stand-up ciblait simultanément les trois constructeurs, ce qui représente une nouveauté par rapport à la période précédente. Auparavant, la tactique éprouvée consistait à cibler un seul constructeur pour ensuite étendre les avancées salariales vers les deux autres. Mais ce mode d’action était devenu désuet, sinon contre-productif. En effet, toute concession syndicale autour du temps de travail ou des salaires se soldait par des reculs symétriques chez les autres constructeurs. La délocalisation d’usines d’assemblage vers les États du Sud ou le Mexique, dépourvus de représentation syndicale, donnait une arme redoutable aux mains du management qui n’hésitait pas à s’en servir pour arracher des concessions dans les usines historiques dans le périmètre des Grands Lacs (Detroit-Flint-Chicago-Cleveland). Pour sortir de cette spirale de régression sociale, il fallait prendre les « Big Three » simultanément pour cible. Ce choix, audacieux et à certains égards risqué, exigeait la ferme garantie d’être en pleine capacité de mettre des sites à l’arrêt pendant une longue période. Début septembre, l’UAW annonçait un calendrier de quarante jours de grève échelonnés, mais sans divulguer les sites qui seraient mis à l’arrêt. De cette manière, le syndicat se donnait les moyens de démultiplier l’effet disruptif, en désorganisant l’approvisionnement et en créant un chaos dans les plannings de production.
Cette tactique de grève tire sa force de l’effet surprise par rapport à une organisation du procès de travail en réseau et en flux tendu. Ne sachant pas où le syndicat allait frapper, les constructeurs avaient empilé les stocks de moteurs et d’autres composants essentiels. Mais contre toute attente, le syndicat a choisi d’organiser des débrayages et des grèves ailleurs que dans les usines d’assemblage, en mettant à l’arrêt les centres de distribution avant de cibler les unités d’assemblage des véhicules de haut de gamme comme les 4 x 4 ou les modèles de luxe.
En alternant les grèves dans les centres de logistique, les usines d’assemblage, les unités de fabrication de composants essentiels, l’UAW a réussi à maximaliser les effets disruptifs des arrêts de travail tout en ménageant sa caisse de grève. Chaque usine affectée par un arrêt de travail l’était complètement et chaque affilié à l’UAW touchait une indemnité de 100 dollars par jour de grève…
Dans les sites non affectés par un arrêt de travail, les travailleurs avaient pour consigne de refuser les heures supplémentaires, de travailler de la manière la plus stricte possible, en respectant à la lettre les consignes techniques ou les normes de sécurité. Début octobre, l’UAW annonçait que la poursuite des actions de grève jusqu’à Thanksgiving ne posait aucun souci. Mi-octobre, General Motors et Ford ont commencé à concéder des hausses de salaires et le retour de l’indexation. Chrysler-Stellantis refusait encore d’embrayer le pas, ce qui a poussé l’UAW à concentrer les actions de grève chez ce constructeur, faisant de Carlos Tabares, dont le salaire annuel atteint 26 millions de dollars, l’incarnation de la vénalité managériale.
Arrêter la descente aux enfers
Quand Ford et General Motors ont commencé à faire des concessions sur l’un ou l’autre point du cahier de revendications, l’UAW a décidé d’enfoncer le clou en accentuant la pression sur Chrysler-Stellantis, le plus réticent des trois. Pris en tenaille par les concessions des autres constructeurs où la production reprenait et des grèves ciblant les véhicules les plus rentables, Stellantis a fini par accepter de rouvrir l’ancienne usine de Jeep Cherokee en y affectant la fabrication de batteries électriques et la création de 5 000 postes de travail, permettant la réembauche des 1 500 travailleurs licenciés fin 2022.
Cette décision représente un véritable tournant dans la tradition états-unienne des relations industrielles. En 1946, l’UAW avait mené une grève de cent dix jours chez General Motors pour obtenir un droit de regard sur la comptabilité de l’entreprise (« open the books ») et surtout un droit de veto sur toute décision affectant l’organisation de la production. Pour Walter Reuther, à l’époque dirigeant de l’UAW et militant socialiste formé à la doctrine du contrôle ouvrier [2], l’enjeu était d’importance stratégique. Voyant arriver les machines-outils à commande numérique, Reuther était convaincu qu’un syndicalisme autolimité aux revendications salariales serait tôt ou tard dépassé par les innovations technologiques. Mais pour General Motors, il était hors de question de concéder ne serait-ce qu’une parcelle de pouvoir managérial. Pour obtenir la paix sociale, la direction avait concédé des augmentations salariales et des garanties collectives (sécurité, assurance maladie, retraite) jamais vues auparavant. Après avoir été purgé des militants communistes pendant le maccarthysme, l’UAW s’était replié sur le périmètre convenu des relations industrielles, laissant au management toute latitude dans les décisions concernant l’organisation du travail et les investissements.
Selon Daniel Bell, alors journaliste de la revue Fortune, l’UAW n’avait emporté qu’une victoire à la Pyrrhus, et la montagne de dollars a surtout servi masquer l’émasculation d’un syndicalisme de contre-pouvoir. Si le raisonnement de Bell est loin d’être faux, pendant près de trois décennies, les ouvriers de l’automobile ont vu leur niveau de vie augmenter de manière constante jusqu’au point d’incarner la figure sociale de l’ouvrier appartenant à la classe moyenne. Mais la tendance s’inverse à partir des années 1980. Les ouvriers de l’automobile étaient de moins en moins bien payés et leur appartenance à la classe moyenne commençait à se déliter sérieusement. Il faut néanmoins reconnaître l’habilité de la nouvelle équipe dirigeante de l’UAW qui a su transformer le sentiment de déclassement en ressource de mobilisation, invoquant la nécessité d’une « réparation » salariale tout en se positionnant comme protagoniste pour la restauration du rêve américain. Cette approche est loin d’être « anticapitaliste » mais pour les centaines de milliers de travailleurs du secteur et le syndicat, il était devenu urgent de rompre le cycle interminable de défaites et de reculs sociaux.
Le retour inopiné du contrôle ouvrier
Ce qui est désormais chose faite, et pas seulement au niveau des salaires. Shawn Fain, rappelant à plusieurs reprises les combats historiques de Walter Reuther, la réouverture de l’usine de Belvidere de Stellantis est une victoire qui renoue avec le meilleur des traditions du contrôle ouvrier pratiqué dans l’entre-deux-guerres : « Pour la première fois dans l’histoire syndicale, nous avons obtenu la réouverture d’une usine sans devoir accepter des pertes de salaire ni sacrifier des emplois ailleurs. Mieux, nous avons obtenu que les montants des salaires, la couverture d’assurance maladie et les pensions seront identiques aux usines d’assemblage thermique, déjà couverts par les conventions collectives. »
Cette interprétation n’est pas exagérée. Pour Barry Eidlin, professeur en sociologie des relations industrielles à l’université McGill, la réouverture de l’usine de Belvidere marque un tournant car c’est la première fois que le syndicat obtient la réouverture d’une usine tout en pesant sur les choix d’investissements et d’organisation du procès de travail. Auparavant, l’UAW n’obtenait que l’ajournement d’une fermeture ou le maintien d’activité en faisant d’importantes concessions salariales ou statutaires.
La doctrine du contrôle ouvrier est également à la base d’une série d’actions qui visent à maintenir les activités liées à la production de véhicules à propulsion électrique au sein du périmètre historique de l’automobile. Début octobre, l’UAW obtenait que les 6 000 emplois prévus par GM dans le secteur électrique seront couverts par la convention-cadre générale plutôt qu’une convention distincte avec des salaires au rabais. Cette victoire concerne également des semi-filiales (entreprises en joint-venture) comme Ultium Cells de Lordstown, dans l’Ohio, où les 1 300 travailleurs verront leurs salaires ajustés à la hausse, passant de 16,50 dollars à 28 dollars/heure, une avancée qui sera étendue à sept autres unités de fabrication de composants pour les moteurs électriques.
General Motors à Spring Hill est un autre exemple illustrant l’actualité du contrôle ouvrier. Dans cette usine du Tennessee, GM avait décidé d’externaliser la peinture et le moulage en plastique dans une entreprise où les salaires commencent à 15 dollars et se terminent à 17 dollars après quatre ans. Bien que les véhicules électriques ne changent en rien l’activité de peinture et de plasturgie, les travailleurs couverts par les conventions d’entreprise de l’automobile avaient soudainement été licenciés. En obtenant l’extension des grilles salariales et des garanties collectives aux entreprises fabriquant les composants, l’UAW enlève tout avantage à externaliser certaines activités et évite la fragmentation des collectifs de travail suivant des clivages salariaux justifiés par des prétextes technologique. Désormais, être affecté à certaines activités spécialisées dans le secteur des véhicules électriques ne sera plus à l’origine d’une sous-rémunération, ce qui n’est pas rien par rapport à un marché en pleine croissance. En effet, sur les 14 millions de véhicules particuliers vendus chaque année aux Etats-Unis, la part du parc électrique augmente rapidement et atteint désormais un volume annuel de 800 000 unités, représentant 6 % du volume total, près du double des ventes en 2021.
Enjeux climatiques et électoraux
Pour le syndicat, ces multiples victoires sur les Big Three représentent de véritables trophées de guerre qui devraient lui permettre de forcer la porte pour entrer chez les des constructeurs employant des travailleurs non syndiqués. L’égalisation des salaires du secteur électrique sur ceux du secteur thermique est une victoire qui devrait faciliter l’adhésion des travailleurs, encore très sceptiques par rapport à la transition écologique. Pour Shawn Fain, l’alliance « Green-Blue » (entre le vert écologiste et le bleu des « cols bleus» ) est essentielle : « La crise climatique n’est pas une rumeur fantaisiste et il est essentiel que la transition écologique se fasse en respectant les principes de justice sociale. On ne peut pas accepter que des green jobs [emplois verts] soient créés en imposant des sous-salaires sans garanties collectives. »
L’enjeu est bien sûr de taille, y compris sur le plan politique puisque Donald Trump s’oppose à l’électrification du parc automobile « car ce sont des boulots mal payés ». Pour contrer le populisme réactionnaire de Trump, l’UAW a choisi de ne pas se jeter dans les bras du démocrate Joe Biden, mais d’exiger d’abord des garanties sur les salaires et la représentation syndicale. Cette tactique peut sembler très modérée, mais elle n’est pas sans effet puisque Joe Biden s’est présenté à un piquet de grève. Il est évident qu’il aura besoin du soutien des travailleurs de l’automobile du Midwest pour l’emporter dans ces Etats frappés par la désindustrialisation et une paupérisation de la classe laborieuse qui se croyait appartenir à la classe moyenne…
Sachant que les usines de Tesla sont toutes exemptes de présence syndicale et sans couverture conventionnelle, et que la plupart des constructeurs étrangers sont dans le même cas, la victoire syndicale sur les Big Three est sans doute aussi une concession inspirée par un certain opportunisme de la part des grands constructeurs historiques. Les parts de marché du trio General Motors, Ford et Chrysler a totalise 42 % contre 80 % il y a vingt ans… Pour les constructeurs états-uniens, il est essentiel de préserver leurs parts de marché et, pour atteindre cet objectif, ils ont tout intérêt à réduire l’écart de compétitivité face aux concurrents [3]. Ayant été contraints de concéder des hausses salariales substantielles et la fin du système dualiste, ils facilitent désormais les syndicats à entrer chez les concurrents pour empêcher ces derniers de profiter de leurs avantages compétitifs. Cela invite à prendre au sérieux Shawn Fain lorsqu’il annonce que l’UAW retournera à la table des négociations en 2028 pour négocier avec les Big Five ou les Big Six au lieu de se cantonner aux constructeurs historiques. Parce qu’elle initie une dynamique de progrès social, la victoire de la grève dans l’automobile est un tournant qui ouvre aussi une perspective pour l’ensemble des travailleurs de l’automobile, voire au-delà.
Vers un renouveau syndical ?
Vu de loin, cela semble peut-être anecdotique, mais l’UAW n’est pas seulement changé de direction et d’orientation mais est aussi un syndicat qui a élargi son périmètre d’action et a réussi à obtenir une reconnaissance syndicale dans des secteurs et des métiers très éloignés de l’automobile, comme les employés du casino de Chicago, des travailleurs de l’aéronautique, de l’agroalimentaire et même des enseignants-chercheurs universitaires, qui représentent désormais 10 % des affiliés du syndicat. Comment cela-t-il été possible ? D’abord en menant des campagnes d’affiliation incessantes suivant la méthode de l’organizing (parfois même du deep organizing), ce qui est une étape incontournable pour négocier des conventions collectives et représenter les travailleurs sur les questions de conditions de travail. Il faut rappeler ici que l’employeur est obligé de reconnaître une section syndicale comme interlocutrice dès lors que 30 % des travailleurs s’affilient à un syndicat, quel qu’il soit, et qu’une majorité des votants confirme ce choix lors d’une consultation [4].
Conclusion
En Europe, on avait pris l’habitude de considérer les syndicats états-uniens comme impuissants sinon comme extrêmement modérés, prêts à toutes sortes de concessions. La montée d’un nouveau syndicalisme enseignant avec des victoires dans plusieurs États (voir l’article de Wim Benda sur les grèves victorieuses dans l’éducation) avait quelque peu relativisé cette image caricaturale, mais bon nombre d’analystes continuaient à penser que dans le secteur privé et concurrentiel, le management restait seul maître à bord. Certes, il y avait quelques percées syndicales, comme chez Amazon à Staten Island [5] mais, au-delà, la situation semblait toujours aussi désespérante. À tort et la victoire des travailleurs l’automobile montre que la disponibilité pour « collectivisme » existe bel et bien et qu’un syndicalisme offensif peut emporter une épreuve de force contre trois multinationales à la fois [6]. Le regain de popularité du syndicalisme que l’on voit apparaître dans de nombreux endroits après la pandémie et que certaines enquêtes sociologiques avaient su identifier, notamment au niveau générationnel est confirmé par les faits. En même temps, des tels changements ne s’opèrent pas spontanément, mais résultent d’un effort prolongé de réseaux militants enracinés socialement pour renouveler le syndicalisme. Ce qui implique non seulement une orientation plus offensive, mais aussi la mobilisation des travailleurs autour de revendications unifiantes par-delà les clivages statutaires et les inégalités (ethno-raciales et de genre) et last but not least, l’audace d’utiliser des tactiques de mobilisation en rupture avec le jeu ritualisé d’un dialogue social où les employeurs dictent ce qui est négociable ou pas.
Le cas des États-Unis montre que de tels basculements sont possibles, même avec un syndicat extrêmement bureaucratisé, voire corrompu. Cela ne signifie pas que ce soit toujours et partout la seule voie à emprunter. Au Mexique, General Motors a longtemps bénéficié du soutien de la Confédération des travailleurs mexicains de Miguel Trujillo López. Mais après des années de tentatives pour démocratiser le CTM, les 6 232 travailleurs de GM à Silao (Etat du Guanajuato) ont fini par voter à 76 % en faveur de la reconnaissance d’un nouveau syndicat, le Sindicato Independiente Nacional de los Trabajadores y Trabajadoras de la Industria Automotriz (Sinttia). Il faut dire que l’ancien syndicat avait signé pour la énième fois une convention collective qui n’apportait aucune amélioration salariale et acceptait l’imposition de gains de productivité par la seule intensification du travail. Lorsque le gouvernement Mexicain a ouvert en 2019, par une réforme du code du travail, la voie à la démocratisation de la représentation des travailleurs, les travailleurs de GM au Mexique n’ont pas hésité à former un nouveau syndicat devenu majoritaire ; un exemple qui a été suivi par d’autres chez Goodyear ou Saint Gobain [7].
Certes, il existe beaucoup de différences entre la situation aux Etats-Unis et celle que l’on connaît en France. Outre la dispersion des forces syndicales et l’absence de caisse de grève, les syndicats sont confrontés à une négociation de plus en plus refermée sur la conception managérialiste du « dialogue social ». Mais par-delà ces différences et les obstacles que l’on peut identifier, il y a certainement des une convergence en termes de combativité ouvrière et une conscience critique à l’égard du management…
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Notes
[1]. En pleine crise économique, les grévistes avaient décidé d’occuper les ateliers, empêchant le lock-out et la mobilisation de briseurs de grève. Il aura fallu plusieurs grèves «sit down» au cours de 1936-1937 avant que General Motors et Chrysler concèdent enfin la reconnaissance syndicale et la négociation avec un comité regroupant des délégués d’atelier. Ford a continué à refuser le fait syndical, parfois avec violence, en mobilisant les Pinkerton – véritable milice patronale – et fait tirer à la mitrailleuse sur les piquets de grève. Chez Ford, l’UAW obtiendra la reconnaissance syndicale qu’en 1941, après l’introduction d’une nouvelle réglementation imposée par l’administration de Roosevelt en 1937 et l’entrée en guerre des Etats-Unis que l’UAW.
[2] Cette doctrine s’est formée au début du 20ème siècle à partir d’expériences concrètes dans plusieurs pays (Russie en 1905, Angleterre, Italie et Belgique en 1917-1922) où les syndicats exerçaient un droit de véto sur toutes les décisions du management (horaires, conditions de travail, organisation du travail) tout en exigeant un droit de regard sur la gestion de l’entreprise (« ouverture des livres de compte »). Le contrôle ouvrier a été intégré dans la doctrine officielle de plusieurs confédérations syndicales et de certains partis sociaux-démocrates dans la période de l’entre deux-guerres. Après la seconde guerre mondiale, elle tend à s’institutionnaliser en RFA avec la Mitbestimmung ou co-détermination qui représente une variante plus modérée. Dans d’autres pays, tels que l’Italie, le Royaume-Uni ou la Belgique, elle reste centrale dans les doctrine syndicale. Il est important de ne pas confondre le « contrôle ouvrier » avec la cogestion ou le management participatif. Selon la doctrine originale, le syndicat doit garder toute son indépendance et considérer l’exercice d’un contrôle ouvrier comme une sorte de situation de double pouvoir qui forme en même temps une école préparant les travailleurs à l’autogestion ou la gestion ouvrière. Pour un aperçu des débats par rapport à la France, voir « Réforme de l’entreprise ou contrôle ouvrier ? Débat public entre François Bloch-Lainé, Ernest Mandel et Gilbert Mathieu», in Cahiers du C.E.S., n° 70-71, préfacé par J.-M. Vincent, E.D.I., Paris ; voir aussi Hélène Hatzfeld (2020), « Le “contrôle ouvrier” : diffusion et disparition d’un imaginaire », in Histoire Politique n°42 | DOI : https://doi.org/10.4000/histoirepolitique.691 ; Jacques Béllanger (1986), « Le contrôle ouvrier sur l’organisation du travail: Étude de cas en Grande-Bretagne », in Relations Industrielles / Industrial Relations, Vol. 41, No. 4 (1986), pp. 704-719, https://www.jstor.org/stable/23073111. Pour une biographie de Walter Reuther, lire Nelson Lichtenstein (1996), The Most Dangerous Man in Detroit: Walter Reuther and the Fate of American Labor, Basic Books, NY ; voir aussi la recension critique de Jane Slaughter, co-fondatrice avec Kim Moody du journal Labor Notes, protagoniste du renouveau syndical au Etats-Unis depuis 1979.
[3]. Au premier semestre 2021, General Motors était le premier constructeur automobile en termes de parts de marché aux Etats-Unis, avec 16,48 % du marché des voitures et des véhicules utilitaires. Toyota arrive en deuxième position, avec une part de marché de 15,01 %. La troisième place est occupée par Ford, avec une part de marché de 11,92 %, suivie de près par Stellantis (11,48 %) et Honda (10,02 %).
[4]. Si une majorité de travailleurs souhaitent former un syndicat, ils peuvent choisir un syndicat de l’une des deux manières suivantes : si au moins 30 % des travailleurs signent des cartes ou une pétition indiquant qu’ils veulent un syndicat, le NLRB organise une élection. Si la majorité des votants choisissent ce syndicat, le NLRB certifiera le syndicat comme votre représentant pour les négociations collectives. Une élection n’est pas le seul moyen pour un syndicat de devenir votre représentant. L’employeur peut reconnaître volontairement un syndicat sur la base de preuves – généralement des cartes d’autorisation syndicales signées – qu’une majorité d’employés souhaitent qu’il les représente. Une fois le syndicat accrédité ou reconnu, l’employeur est tenu de négocier les conditions d’emploi avec le représentant du syndicat.
[5]. Mometti, Felice (2022), « Amazon aux Etats-Unis : de la défaite de Bessemer à la création d’un syndicat auto-organisé à New York », in Mouvements, vol. 110-111, n° 2-3, 2022, pp. 98-108. https://doi.org/10.3917/mouv.110.0098
[6] Pour une présentation de la théorie des mobilisations et du “collectivisme”, voir John Kelly (1998), Rethinking Industrial Relations, Mobilisations, Collectivism and Long Waves, Routlegde, Londres. Pour une note de lecture de J. Kelly, Stephen Bouquin, « Quand le collectivisme refait surface » in Les Mondes du Travail, n°30, pp. 210-217.
[7]. Grâce à cette réforme, l’élection déterminant le degré de représentation était devenu obligatoire et avait eu lieu en présence d’observateurs du Bureau international du travail et d’Industry ALL, la fédération organisant sur le plan mondial les travailleurs de l’automobile. Depuis l’introduction de la nouvelle loi, les nouveaux syndicats ont gagné leur reconnaissance dans une série impressionnante de firmes multinationales. Voir « Democratic Unions can Become a Reality », article publié le 25 mai 2022 Industry All .
Catherine Pozzo di Borgo est une documentariste française qui a réalisé une série de films pionniers explorant l’impact des questions environnementales et sociales sur le lieu de travail. Son objectif constant était de donner la parole aux travailleurs ordinaires sans passer par des commentaires éditoriaux ou même militants. Née à Paris de parents de gauche, Pozzo di Borgo a passé du temps en Angleterre dans sa jeunesse, a séjourné dans un kibboutz et s’est rendue en Algérie pour observer des expériences d’autogestion. De retour à Paris dans les années soixante, elle suit des cours de sociologie et fréquente les situationnistes.
Ce n’est qu’après sept ans comme pigiste à l’Agence France-Presse que Pozzo di Borgo est venue à la réalisation. Envoyée à New York, elle est inspirée par le travail de Frederick Wiseman, notamment son film Meat. « Convaincue que j’avais enfin trouvé ma propre forme d’expression, j’ai abandonné le journalisme et me suis lancée dans l’aventure du cinéma direct. J’ai eu la chance de rencontrer le cinéaste américain Bob Machover » – membre dans les années soixante du collectif radical Newsreel et collaborateur de longue date de Robert Kramer – « qui m’a enseigné les bases du documentaire. Ensemble, nous avons réalisé trois films aux États-Unis ».
Le premier de ces films était Collection and Disposal : A Job for the Birds, un court métrage sur les éboueurs de la ville de New York et l’état lamentable de l’élimination des déchets dans la ville. Il a été suivi par Shop Talk (1980), qui présentait une assez grande imprimerie du New Jersey et les conflits entre les syndicats et la direction alors que l’entreprise déclinait sous l’impact des changements technologiques. Leur troisième et dernière collaboration a été The Great Weirton Stee(a)l. Weirton était la cinquième aciérie des États-Unis, mais dans le contexte de la désindustrialisation, les travailleurs ont fait grève pendant dix-huit mois lorsqu’ils ont été contraints de choisir entre la fermeture complète et l’acquisition de l’entreprise selon les termes d’un « plan d’actionnariat salarié » qui impliquait des réductions de salaire et des licenciements massifs.
Déjà dans son travail avec Machover, l’approche de Pozzo di Borgo, comme elle le dit, a toujours été « de permettre aux gens de parler, de raconter leur histoire, de ne pas intervenir et de ne pas leur imposer un programme ». En 1984, elle est retournée en France, où elle s’est lancée de manière indépendante dans une série remarquable d’études sur le monde du travail.
Il y a d’abord eu Les Vaches bleues de Salsigne, sélectionné au festival du documentaire de Lussas en 1991, qui enquêtait sur l’épidémie de cancer du poumon dans la dernière mine d’or de France, à Salsigne (Aude). Dissimulée pendant de nombreuses années, cette catastrophe écologique n’a été révélée qu’en 2021, bien après la fermeture de l’exploitation. En 2002, Pozzo di Borgo revient sur les conséquences désastreuses de la mine sur la population environnante avec Tout l’or de la montagne noire.
« J’ai toujours consacré beaucoup de temps à la recherche de mes sujets », se souvient Pozzo di Borgo. « J’ai réuni l’argent, choisi les techniciens et écrit le scénario. Elle a souvent travaillé en étroite collaboration avec des experts compétents et actifs dans le domaine des lieux de travail mortels ».
Son prochain sujet principal, en 1996, avec Arrêt de tranche : Les Trimardeurs du nucléaire, elle s’intéresse aux agents de maintenance exploités par la compagnie française d’électricité EDF. Ces employés itinérants, sans couverture sociale ni équipement antiradiation, étaient déplacés d’un poste à l’autre en fonction des arrêts planifiés dans les centrales nucléaires du pays.
Le film Tu seras manuel mon gars, sorti en 1998, suivait un groupe de garçons jugés arriérés en classe et envoyés dans une école professionnelle. Ces jeunes sont désabusés et n’ont aucune chance de trouver un emploi décent.
En 2003, Pozzo di Borgo réalise l’une de ses œuvres les plus prophétiques : Chômage et précarité. Basé comme d’habitude sur des témoignages de première main, ce film comparait le « problème du chômage » dans quatre pays, à savoir la France, le Royaume-Uni, la Belgique et l’Allemagne. Il reflétait également la dépendance croissante du capitalisme à l’égard de ce que l’on appelle aujourd’hui la gig economy : l’utilisation d’emplois « précaires » pour contribuer à éroder la responsabilité des entreprises en matière de protection des travailleurs. Ce film a donné lieu à un livre, édité par Pozzo di Borgo : Chômage et résistances (Dunkerque et Paris, 2005).
Il est arrivé que la conception qu’avait Pozzo di Borgo de sa tâche se heurte à une perspective militante qui exigeait un ton optimiste, mais elle est restée ferme, annonçant par exemple que parfois « les travailleurs préfèrent travailler dans un environnement dangereux plutôt que de ne pas avoir de travail du tout ». Selon elle, « mes films ne se terminent pas bien. Ils montrent la résilience, la résistance et la détermination des membres de la classe ouvrière, mais ils ne les montrent pas souvent en train de gagner ».
Son dernier film était peut-être un peu plus optimiste. Les Brebis font de la résistance évoque « la campagne réussie des petits agriculteurs du plateau du Larzac contre l’empiètement de l’armée sur leurs terres ». Elle s’est intéressée à une coopérative « dirigée par des gens extraordinaires. Ils étaient heureux dans leur travail et profondément attachés à l’agriculture durable ».
Dans l’ensemble, le travail de Pozzo di Borgo constitue une belle contribution à la lutte contre le néolibéralisme, le démantèlement de l’État-providence et l’absence délibérée de réponse au désastre environnemental. Voici son propre résumé, peut-être trop modeste : « L’héritage de ’68 pour moi était le désir de changer le monde. Nous devons maintenant laisser les choses aux nouveaux militants écologistes. Ils verront certainement que nous n’avons pas atteint nos principaux objectifs, à savoir renverser le capitalisme et mettre fin à l’injustice sociale, mais j’espère qu’ils reconnaîtront nos petites réussites et qu’ils poursuivront la lutte pour des lendemains meilleurs ».
La Cinematek (Bruxelles) consacre une rétrospective à Catherine Pozzo di Borgo (1944-2022). Catherine a été membre de la réaction de la revue Les Mondes du Travail (2006-2010) et enseignante PAST au département de sociologie de l’université Picardie Jules Verne.
Article publié sur le site de la Cinematek et republié avec l’accord de l’auteur et de l’organisation.
Voici le programme de la rétrospective à la Cinématek (Bruxelles)
Le 29 septembre 1973, la « marche des 100 000 » à Besançon marque l’apogée d’un mouvement social de grande ampleur. Depuis avril-juin 1973, des salarié.es de l’usine Lip de Palente ont enchaîné initiatives de grève et d’occupation pour s’opposer à un plan de licenciement massifs, dans une entreprise renommée en difficulté. Durant ces turbulentes et contestataires « années 68 » marquées un an auparavant par un autre mouvement emblématique, celui du Joint Français à Saint-Brieuc, le retentissement et la médiatisation du conflit tiennent moins à sa durée et à son caractère protéïforme, certes remarquables, qu’à la dimension autogestionnaire à laquelle son souvenir est attaché à tort ou à raison et, surtout, à une expérience globale et originale de lutte collective au retentissement exceptionnel, en France comme en Europe.
En tâchant de ne céder, ni à une nostalgie rétrospective, ni au fétichisme des dates-anniversaires, il apparaît fructueux de faire le point un demi-siècle plus tard, dans un cadre pluridisciplinaire, à la lumière de recherches et de publications récentes sur les mouvements sociaux (Ch. Mathieu / Th. Pasquier, 2014, D. Reid, 2018; G. Gourgues, 2018; L. Cros, 2018; J. Beckmann 2019…), et à un moment où les protagonistes et les témoins commencent à se faire plus rares, tandis que se pose à nouveaux frais la question des archives (J.-C. Daumas 2022). Après la tenue d’un workshop dans les trois universités de Franche-Comté, Bourgogne et Lausanne d’avril à septembre 2023, la réalisation d’un état des sources disponibles et la mise en œuvre de diverses initiatives mémorielles ou médiatiques, un colloque international pluridisciplinaire sera organisé à Besançon du 16 au 18 novembre 2023. Pourront être notamment explorés les trois axes suivants, non exclusifs – toute proposition sera examinée.
1/ 1867-1973 : une entreprise ancrée dans son territoire
Apparue en Franche-Comté à la fin du XVIIIe siècle après avoir traversé la frontière suisse, l’horlogerie se développe dans le Haut-Doubs et à Besançon, capitale française de la montre où domine le système de l’établissage. C’est là qu’en 1867, Emmanuel Lipmann, juif d’Alsace, ouvre un petit atelier qui, avec l’aide de ses fils et grâce à la mécanisation et à la rationalisation de la production, à des méthodes commerciales originales, est devenu en 1930 la plus importante manufacture française de montres. Ayant découvert la gestion à l’américaine lors d’un séjour aux États-Unis, son petit-fils Fred Lip diversifie la production afin d’assurer l’avenir d’une entreprise victime « d’aryanisation » durant la Seconde Guerre mondiale, dont il finit par prendre la tête en 1946 après la mort de son père en déportation. Mariant innovation, publicité et avantages sociaux pour les salariés, le modèle d’entreprise qu’il met en place lui permet de hisser Lip au 7e rang mondial au début des années 1960, date du déménagement de la rue des Chalets à l’usine flambant neuve du quartier Palente. L’originalité de cette entreprise intégrée repose sur le rôle essentiel de la recherche-développement en son sein et sur une politique sociale avancée, mais coûteuse. Toutefois, la situation se dégrade rapidement car Lip, dont la rentabilité n’est désormais plus suffisante faute de production en grande série, vit au-dessus de ses moyens, perdant finalement son autonomie financière au moment même où elle fête son centenaire. Afin de comprendre plus finement l’histoire de Lip dans le temps long et son inscription dans des contextes à la fois locaux, nationaux et internationaux, les propositions de communication pourraient porter sur :
L’histoire de l’entreprise depuis 1867. Il conviendrait d’étudier, dans les limites des sources disponibles, les modes de production, les innovations, la publicité, le management et la gestion de la manufacture horlogère, en y incluant les autres dimensions productives de l’entreprise (petite mécanique, armement). Il faudrait situer Lip parmi les autres entreprises horlogères comtoises, en particulier celles du Haut-Doubs, et envisager leurs types de relations, pas forcément faciles, tant avec les patrons qu’avec leurs salariés. Le rayonnement et les liens de l’entreprise se déploient indéniablement à l’échelle nationale (intéressantes sont les attaches de Lip avec la communauté de travail Boimondau fondée à Valence par Marcel Barbu) et internationale (liens avec l’industrie horlogère tchèque), mal connues.
L’entreprise dans la ville. La succession des sites, de l’implantation initiale au centre-ville bisontin jusqu’au quartier Palente, en passant par celui de la rue des Chalets, correspond aussi aux mutations des formes de la production : Lip est devenue une manufacture intégrée, alors que le système horloger local repose sur la dispersion et la sous-traitance. Comment s’inscrivent-ils dans l’évolution politique, économique, sociale et culturelle de la ville et du département du Doubs, et au-delà ?
Travailler chez LIP. Comment s’organisent le travail, la dimension genrée de la main-d’œuvre, les relations et les hiérarchies professionnelles, la politique sociale, etc. ?
Les mutations de l’action collective des salariés à la fin des années 1960. La naissance de la CFDT en 1964, le pacte d’unité d’action CGT-CFDT, le mouvement de Mai 68 et ses suites sont autant de moments qui manifestent une évolution des registres de l’action collective. En quoi ces évolutions nationales ont-elles également un impact sur le cadre local (grèves de la Rhodia, du Préventorium, Bourgeois…) des organisations syndicales à Lip ? Il y eut des grèves chez Lip avant 1973 : sans céder à une vision téléologique des événements ultérieurs, quels signes ont précédé le mouvement de 1973, dénotant une montée de la conflictualité sociale et une culture syndicale originale ?
Les « logiques de l’agir » dans le contexte des « années 68 ». Quels ressorts meuvent et quelles formes prennent dans et hors de l’usine la critique sociale, l’autogestion, les contre-cultures… ? Sur quels supports ?
2/ 1973-1974 : Lip en mouvements
« L’Affaire Lip », centrée sur le combat atypique des salarié.e.s contre les licenciements entre 1973 et 1977, est surtout célèbre pour sa première phase (1973-1974), sur laquelle il importe de revenir. Après le départ de Fred Lip en 1971 et la prise de contrôle de l’entreprise par le groupe horloger suisse Ébauches SA, c’est au tour du P-DG de Lip, Jacques Saint-esprit, de démissionner le 17 avril 1973 devant la crise financière de l’entreprise. Les événements se précipitent : le 20 avril est créé le Comité d’action ; le 10 juin, l’usine de Palente est occupée ; les 12 et 13, les administrateurs provisoires sont séquestrés, le plan de licenciements massifs révélé et le stock de montres protégé ; le 18, l’AG des salarié.e.s décide de reprendre la production, puis de vendre les montres à partir du 20, assurant la paye d’août. Le gouvernement envoie alors un médiateur, l’industriel Henri Giraud, reçu par le CA et les syndicats le 7 août. Mais l’expulsion brutale de l’usine de Palente et son occupation par les CRS le 14 août engendre une rupture durable, des heurts entre policiers et salarié.e.s et une extension locale des grèves et manifestations, tandis que les ouvriers et ouvrières sont accueillis aux alentours (gymnase mis à disposition par la mairie…). La « marche des 100 000 » soutiens aux Lip à Besançon est un immense succès. Toutefois, le plan proposé par Giraud fissure le bloc CGT-CFDT, qui propose alors un compromis. Le 12 octobre, l’AG des Lip le refuse très majoritairement, une minorité, soutenue par la CGT, acceptant la logique de licenciements partiels (169). Le front syndical rompu, le Premier ministre, Pierre Messmer, déclare le 15 octobre 1973 : « Lip, c’est fini » – ce en quoi il se trompe…
Après le rejet du plan Giraud, s’engage une négociation menée par la Fédération générale de la Métallurgie CFDT, soutenue par la confédération, avec une fraction moderniste du patronat français et l’appui du ministre de l’Industrie, Jean Charbonnel. Fin janvier 1974, les accords de Dole actent le redémarrage de la partie horlogère de la société avec une partie des Lip, les autres étant envoyés en formation en attente de leur réemploi progressif. Claude Neuschwander est chargé du pilotage de l’entreprise (Compagnie européenne d’horlogerie). La grève s’achève en mars 1974 et, à la fin de l’année, la totalité des Lip restants est réembauchée – pour un temps.
Les acteurs collectifs du conflit Lip (patronat, syndicats, partis politiques, autorités publiques et population) à l’épreuve du mouvement social. Le conflit a été l’occasion de constater de très fortes mobilisations, en particulier des organisations au cœur du mouvement de Mai 68 (PSU, extrême-gauche), mais aussi de la gauche parlementaire (rappelons que la ville est gérée par une municipalité de gauche). Le patronat local, en particulier horloger, est intervenu dans les événements, ainsi que des forces religieuses, à titre individuel ou non. Que nous apprennent ces implications sur le déroulement du conflit ? Quel rôle a joué le conflit Lip dans l’autonomisation, post-68, d’un champ militant par rapport au champ politique institutionnalisé ?
Un répertoire des mouvements sociaux enrichi (popularisation, place des femmes, Comité d’action, etc.). À Lip, non seulement les portes ont été ouvertes vers l’extérieur, mais le souffle de Mai 68 s’est engouffré dans le conflit : création de commissions qui prennent en charge l’organisation de la lutte, rapport controversé avec la légalité, relations parfois rugueuses avec les structures syndicales locales (UD), professionnelles (fédération) ou interprofessionnelles (confédération). La création d’un comité d’action, regroupant syndiqués et non syndiqués, a élargi l’éventail des personnes impliquées. De même, malgré de nombreux obstacles, un collectif de femmes s’est mis en place et a perduré au-delà du conflit. Que sait-on plus précisément de ces éléments ? Quelles furent la réalité et les dimensions de ce mouvement, qui a eu pour ambition d’être “inclusif” (catégories de salarié.e.s, objectifs, modalités, rapports avec l’extérieur de l’usine…) ? Ces innovations dans les modes d’action employés s’inscrivent-elles dans ce que Charles Tilly identifie comme l’apparition d’un 3erépertoire de l’action collective à la suite de Mai 68 ?
« C’est possible. On fabrique, on vend, on se paie » : mythe et réalité. Ce slogan fameux, d’abord contenu dans ses deux premiers termes, puis étendu à la paye et reproduit sur la banderole apposée au fronton de l’usine, est diffusé partout. La reprise de la production sur la base d’un outil de travail préservé débouchera sur le mythe de l’autogestion, largement répandu. Les Lip parlaient, pour leur part, « d’autodéfense » car, s’il y a bien eu ventes et payes sauvages, la question de la production est beaucoup plus ambiguë : seules certaines opérations finales (habillage de la montre) ont été effectivement accomplies. L’essentiel des ventes a été réalisé avec les montres du stock mis de côté. Néanmoins, l’exemple des Lip inspire d’autres entreprises en France (cf. les couturières de CIP à Cerizay fabriquant des vêtements PIL).
Société festive et tensions internes. Des corps allongés sur la pelouse de l’usine, des concerts, la production d’un disque de soutien…, autant de manifestations d’une dimension joyeuse et festive durant les mois du conflit. Pourtant, « l’affaire Lip », après la reprise de 1974, s’est soldée par un échec et par bien des difficultés pour résoudre les contradictions entre salariés, préexistantes ou non. Quels enjeux et quelles traces ces mouvements ambivalents ont-ils laissé dans la gestion de la lutte, au quotidien et à plus long terme ?
Échanges et circulations militantes en France et en Europe (Joint français, Larzac…). D’autres grèves ont précédé le conflit Lip (les « grèves significatives »). Quelles impulsions ont-elles fournies au conflit lui-même ? De même, dans quelle mesure l’extension des relations au-delà du monde ouvrier, les liens noués avec les paysans du Larzac, apportent-ils du nouveau durant cette période riche en ruptures dans le répertoire et les acteurs des conflictualités ? Quel rôle ont joué dans et hors de Lip, en particulier, le PSU, ou le mouvement gauchiste, notamment la « Gauche prolétarienne ?
Les mouvements de solidarité avec les Lip et un retentissement national et international remarquable. Il est inhabituel qu’un conflit suscite une telle attention de la part des médias, tant nationaux (que l’on songe au rôle de Libération puis, dans une seconde phase, de Rouge) qu’internationaux. Sa couverture a connu un développement qui peut surprendre aujourd’hui. En parallèle à cette exposition médiatique, les salariés eux-mêmes, grâce à des réseaux de solidarité, sont parvenus à se déplacer en France pour vendre leurs produits et faire connaître leur lutte (Tour de France 1973…). Quels sont les acteurs de cette solidarité ? Sur quels réseaux, en France et à l’étranger, se sont-ils appuyés ? Quelles en sont les limites ?
3/ « Lip, et après ? », Lip, et alors ?…
Dès 1975, la nouvelle entreprise se révèle très fragile et le plan de relance échoue finalement, en butte à de nombreux problèmes, accentués par les refus des fournisseurs et des banques et par le non respect de certaines promesses gouvernementales, sinon par son hostilité depuis l’élection de V. Giscard d’Estaing. Neuschwander doit démissionner en février 1976 et la CEH dépose son bilan en avril 1976. à nouveau occupée en mai, l’usine de Palente est remise en route par les salariés, les montres séquestrées (26 juillet) et les salariés réappliquent en mai 1977 le slogan «On fabrique, on vend, on se paie ». Faute de repreneurs, la Compagnie est liquidée en septembre 1977. L’AG du 28 novembre 1977 la transforme en six coopératives ouvrières (SCOP), rassemblées sous le nom « Les industries de Palente » (LIP) ; légalisées en juin 1980, elles cessent peu à peu leurs activités au fil des années 1980.
Si le conflit de 1973 a constitué une victoire contre le développement du chômage et la désindustrialisation, cela n’a été que temporaire. Les Lip ont permis des avancées juridiques pour les travailleurs (indemnisation des chômeurs à 90% de leur salaire, priorité aux salariés dans l’indemnisation en cas de faillite…). Mais les transformations économiques (crise, désindustrialisation…), ainsi que leurs conséquences politiques (en 1983, tournant de la gauche au pouvoir vers la « rigueur »), ont rendu beaucoup moins visibles les acquis de ce conflit phare. Il n’en reste pas moins que les Lip ont montré que, collectivement, il était possible d’emprunter une autre voie. Sur cette nouvelle phase, beaucoup moins bien connue, quelles pistes de recherche explorer ?
Lip après Lip, quelles solutions ? Que peuvent nous apprendre encore les années 1974-1976, depuis la mise en œuvre des accords de Dole, jusqu’à la liquidation de la Compagnie européenne d’horlogerie, et comment les interpréter ? Quelle importance revêtent les diverses formes de prolongation de l’activité de Lip (SCOP…) disparues dans les années 1980 ? Quel éclairage leur donner ?
Lip et le « combat économique ». Lip a incarné un véritable « combat pour l’emploi » en s’opposant aux motifs économiques des licenciements, et en parvenant à les éviter pendant deux ans (1974-1976). Ce combat s’est autant appuyé sur la mobilisation (occupation productive, manifestations) que sur la production d’une contre-expertise. Quelles leçons tirer de cette lutte « experte » centrée sur l’enjeu économique ? Les luttes syndicales ont-elles prolongé ou abandonné ces formes de « combat économique » ? Comment l’État et le patronat se sont-ils adaptés à ce combat ?
Lip et le droit. Outre les aspects proprement répressifs, dont les modalités seraient à scruter de plus près (usage de la force publique, rôle des agents de l’État et des élus…), l’affaire Lip recèle d’importantes dimensions juridiques : Qu’implique la confiscation et la vente du stock de montres ? Quels sont les effets de l’affaire Lip sur le droit social français (gestion de l’entreprise, licenciements, régulation de l’action collective…) ? Quelles formes juridiques peut prendre la reprise de l’activité chez Lip (SCOP, etc.) ?
« Les enfants de Lip ». Comment mesurer les réalités et les limites de « l’autogestion » (« on fabrique, on vend, on se paie »), l’appropriation des outils de travail (modalités, extensions, contraintes), l’exportation de types de militantisme ou d’organisation collective ? Comment le mouvement contribue-t-il à diffuser l’idéal d’autogestion et crée-t-il alors un mythe autogestionnaire ? Dans quelle mesure le concept d’autogestion est-il intéressant aujourd’hui pour penser des pratiques d’émancipation, parfois en référence à une tradition anarchiste et anarcho-syndicaliste ?
Les effets nationaux de « l’affaire Lip »sur les dirigeants politiques et syndicaux. Dans quelle mesure Claude Neuschwander a-t-il été abandonné par les patrons et hommes politiques de gauche ? Quelles lectures politiques et quelles conséquences pour le patronat et pour les responsables politiques français ? Quelle influence le mouvement des Lip a-t-il eu, en retour, sur l’évolution du gauchisme en France (témoin l’autodissolution de la Gauche prolétarienne) ?
Les traces médiatiques et culturelles de Lip. Le conflit Lip a pu susciter l’admiration, voire la fascination, autant que la crainte – dimension assez mal connue. À l’orée du cinquantième anniversaire, il est utile de revenir sur la manière dont une approche “mythique” et commémorative, parfois fantasmée, s’est développée, grâce à des acteurs qu’il s’agit d’identifier, des entrepreneurs de mémoire, à l’aide de multiples supports (cinéma, théâtre, bande dessinée, chanson…). Lip continue d’exister dans la sphère publique grâce à tout un travail aussi bien culturel que mémoriel, qu’il convient d’explorer, entre commémoration et résurrection.
Les conséquences biographiques du conflit Lip. Quels effets familiaux ou personnels ce dernier a-t-il eu pour les ouvriers et les ouvrières engagé.e.s dans la lutte, et pour leurs enfants ou parents ? Les conflits sociaux d’importance peuvent imprimer leurs marques sur les parcours de vie de celles et ceux qui les mènent, dans les domaines professionnels, familiaux et politiques. Quelles ont été les trajectoires ultérieures des participants à la lutte Lip ? Celles de leurs enfants ont-elles aussi été marquées par ce conflit ?
Quel devenir pour le système productif localisé horloger dans l’Arc jurassien ? La tradition de fabrication d’objets à haute valeur ajoutée s’est-elle muée dans une nouvelle branche, les microtechniques, déployant des compétences et des qualifications proches de celles de l’horlogerie traditionnelle, et avec quel succès ? Aujourd’hui, outre la réutilisation contemporaine de la marque Lip, il ne reste plus dans l’horlogerie du Doubs que des PME : sont-elles largement sous-traitantes pour les firmes suisses, tandis que s’est développée une horlogerie “haut de gamme” investissant des niches économiques ?
Références succinctes :
Jens Beckmann, Selbstverwaltung zwischen Management und »Communauté«. Arbeitskampf und Unternehmensentwicklung bei LIP in Besançon 1973-1987, Bielefeld, Transcript Verlag, 2019.
Lucie Cros, « Les ouvrières et le mouvement social : retour sur la portée subversive des luttes de chez Lip à l’épreuve du genre », thèse de doctorat en sociologie (Dominique Jacques-Jouvenot dir.), Université de Franche-Comté, 2018.
Jean-Claude Daumas, « Lip, les archives et l’histoire, in Explorer les archives et écrire l’histoire. Autour de Roger Nougaret (Hubert Bonin et Laure Quennouëlle-Corre dir.), Genève, Droz, 2022, p. 109-119.
Guillaume Gourgues et Claude Neuschwander, Pourquoi ils ont tué Lip ? De la victoire ouvrière au tournant néolibéral, Paris, Raisons d’agir, 2018.
Chantal Mathieu et Thomas Pasquier (dir.), « Actualité juridique de l’action collective : 40 ans après LIP ! », Semaine sociale Lamy, supplément 1631, mai 2014.
Donald Reid, L’Affaire Lip, 1968-1981, Rennes, PUR, 2020 [trad. de l’anglais Opening the Gates. The Lip Affair, 1968-1981, Londres / Brooklyn, Verso, 2018] .
Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Rennes, PUR, 2007. ou
Xavier Vigna, Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, Paris, Perrin, 2012.
Les propositions de communications (en français ou en anglais) comporteront un titre provisoire, préciseront en un résumé de 15 lignes environ les sources utilisées et les principaux enjeux de la communication et s’accompagneront d’une brève présentation de l’auteur.e. Elles seront envoyées pour le comité d’organisation à Jean-Paul Barrière (jean_paul.barriere@univ-fcomte.fr) avant le 1er juin 2023. Elles seront soumises au comité scientifique du colloque et une réponse sera donnée avant la fin juin 2023.
Entretien avec Pascal Vitte, responsable syndical de Solidaires Orange et rédacteur du «Et Voilà – santé et conditions de travail» Entretien réalisé par S. Bouquin et J. Pélisse.
L’ex-PDG de France Télécom Didier Lombard et l’ex-numéro 2 Louis-Pierre Wenès ont été condamnés à un an de prison avec sursis,; une peine moindre qu’en première instance. La complicité de deux anciennes cadres est confirmée. Deux autres prévenus sont relaxés. La cour d’appel de Paris a considéré, vendredi 30 septembre 2022, que le « harcèlement moral institutionnel » est bien caractérisé dans l’affaire dite des suicides à France Télécom. La juridiction a entériné à son tour cette notion introduite dans la jurisprudence par le tribunal correctionnel de Paris en décembre 2019. Les indemnités allouées aux parties civiles en première instance ont été réduites par la cour d’appel, tandis que d’autres parties civiles ont été déboutées de leurs demandes.
Harcèlement moral institutionnalisé est reconnu
Stéphen Bouquin – Quel bilan tirer du jugement en appel dans le procès Orange/FT ?
Pascal Vitte : Le bilan que je tire du verdict en appel est positif parce que le caractère institutionnel du harcèlement moral est confirmé, et même consolidé selon nos avocats. La défense des prévenus consistait à dire, en gros, « vous nous accusez de harcèlement moral mais quand on regarde la définition de ce dernier – « des agissements ayant eu pour objet ou pour effet la dégradation des conditions de travail, ou la carrière des salariés » – et bien moi, les salariés, je ne les connaissais pas… ». Or, le jugement en appel confirme la réponse faite en première instance. Il s’est appuyé en partie sur des jurisprudences qui montraient déjà que peu importe qu’il y ait ou non une connaissance directe des personnes : il y a bien eu une atteinte à la santé et aux droits à la dignité de membres du personnel et cela dans la mesure où a été élaborée une politique d’entreprise qui avait pour finalité la détérioration de la santé morale et physique des salariés. Et ça c’est suffisant.
Ensuite, leur deuxième ligne de défense consistait à dire que des managers locaux ont exagéré et qu’ils ont mal traduit ce que la direction avait donné comme consigne. Mais les commissions rogatoires des magistrats instructeurs visant notamment à investiguer les ordinateurs des prévenus, avait déjà bien montré que le harcèlement moral avait été préparé au plus haut niveau de l’entreprise et qu’il avait incité les cadres (« managers ») des directions régionales à « consommer le délit de harcèlement moral ». En atteste, notamment, le compte rendu retrouvé de la réunion de l’ACSED (association des cadres supérieurs de France Télécom) de 2006, où l’on découvre le fameux « il faut se débarrasser de 22 000 personnes par tous les moyens, par la fenêtre ou par la porte » asséné par Didier Lombard. D’où la définition du harcèlement moral institutionnel du jugement d’appel : « Le harcèlement institutionnel a pour spécificité d’être en cascade, avec un effet de ruissellement, indépendamment de l’absence de lien hiérarchique entre le prévenu et la victime. » Donc au final, pour moi, ce verdict permet de renouer avec des conflits de classe qui sont trop souvent étouffés derrière la logique du « dialogue social », laquelle tend à dépolitiser le monde du travail.
Jérôme Pélisse : On a lu différentes choses qui commentent le verdict et on observe quand même deux visions qui ressortent de cela. D’une part, tout le monde souligne combien cette notion est actée et elle l’était déjà par le simple fait qu’après le verdict en première instance, Olivier Barberot et France Télécom/Orange n’avaient pas fait appel. Mais en même temps, on voit qu’en dehors de D. Lombart et L.P. Wenès, qui ont été à nouveau condamnés mais avec des allègements de peine, deux autres prévenus ont été relaxés. Certains dressent des bilans plus amers, ou en demi-teinte, et insistent sur le fait que la dimension dissuasive de ce procès passe un peu à la trappe. Au final, des employeurs pourraient se dire, « finalement,on ne risque pas tant que ça… ». Comment réagis-tu à cela ?
Pascal : Non, cela ne remet pas en cause la victoire, selon moi. Il faut avoir en tête que la peine maximale encourue pour le harcèlement moral était de toute façon très faible. À l’époque des faits, elle était d’un an de prison et de 15 000 euros d’amende. Même si, avec le jugement en appel, il n’y a plus que du sursis (certes invoqué pour des raisons discutables qui sont liées à leur âge et à leur retrait d’activité), la peine maximale prescriptible à l’époque des faits est confirmée. De plus, la peine maximale étant d’un an, ils n’auraient pas fait de prison ferme, même avec une condamnation d’un an ferme.
Toutefois, il est vrai que ce jugement en appel fait très justice de classe. Mais cela tient à d’autres raisons à mon avis. Tout d’abord, selon certaines sources, les prévenus ont payé leurs avocats jusqu’à 20 millions d’euros – non pas eux directement, de surcroît, mais leurs compagnies d’assurances (les 20 millions, cela nous vient d’une autre source syndicale, je ne peux pas la confirmer, mais ce qui est certain c’est qu’ils ont déboursé plusieurs dizaines de millions d’euros). Le fait qu’en appel, la juge dise pour les victimes qui sont loin d’avoir les moyens financiers des prévenus, “les honoraires d’avocats, c’est seulement 1500 euros », pour tous ces mois de procès, c’est quand même un message inquiétant qui est envoyé aux salariés et aux représentants du personnel. Cela revient à dire : « Vous avez le droit de contester le fait que certaines politiques d’entreprises relèvent d’un harcèlement institutionnel, mais bon, ce sera à vos frais… ».
D’autre part, en première instance, le tribunal avait accordé la somme de 10 000 euros aux 118 parties civiles qui ont voulu se joindre au fond – c’est-à-dire que, en plus des 39 victimes retenues par l’ordonnance de renvoi (ORTC) des magistrats instructeurs, 118 personnes se sont portés parties civiles s’estimant victimes du harcèlement institutionnel du fait d’avoir travaillé à France Télécom pendant la période des faits. Or, le tribunal d’appel a réduit le dédommagement à 1 euro symbolique. Pour autant, au fond, ce qui compte, c’est que l’euro symbolique confirme le principe du harcèlement institutionnel.
Je comprends donc que, pour toutes ces raisons, le jugement en appel laisse un goût amer. Mais sur le plan politique et syndical, encore une fois, ce qui importe est que ce jugement peut faire avancer notre combat pour une humanisation du travail. C’est à nous d’agir, de nous approprier les implications de la qualification du harcèlement institutionnel.
Harcèlement et organisation matricielle
Jérôme : Dans cette veine-là, comment rendre opérante la catégorie ? Tu as mentionné cet enregistrement où il est dit “ils passeront par la fenêtre ou par la porte”, et cela a été mobilisé à juste titre pour soutenir l’idée du harcèlement institutionnel moral. Mais ce genre de propos et encore moins de preuve (puisque cette expression a été enregistrée et retranscrite), on ne l’a pas toujours en main … Alors comment faire ? On ne peut pas toujours documenter aussi clairement ce type de politique d’entreprise… Est-ce que ça ne risque pas d’être une limite dans la possibilité de rendre opérante cette catégorie de harcèlement moral institutionnel ?
Pascal : Oui et non. Par exemple, dans le cadre de la CSSCT dont je suis membre, j’ai mis en évidence que l’organisation matricielle, qui est la même que celle qui avait cours pendant la période des faits, avait donné lieu à des débats dans l’enceinte judiciaire et avait été pointée dans l’ordonnance de renvoi comme un élément à charge dans la dégradation de la santé mentale et physique des salariés – notamment du fait des injonctions contradictoires provenant de la « hiérarchie verticale », d’une part, et du « chef de projet », d’autre part, mais aussi des réorganisations permanentes qu’elle engendre, d’une mise sous pression constante des salariés avec des évaluations et des entretiens avec des N+1. Tout cela a été considéré lors du procès comme participant du « climat anxiogène ». Cet exemple permet de mettre au travail la définition qui est donnée du harcèlement institutionnel. Celui-ci, je le rappelle, a pour caractéristique « d’être en cascade, avec un effet de ruissellement, indépendamment de l’absence de lien hiérarchique entre le prévenu et la victime ». Or, dans quelle mesure ce dispositif managérial qu’est l’organisation matricielle, décidé au plus haut niveau d’Orange (comme d’ailleurs de la plupart des entreprises du CAC 40), ne risque-t-il pas d’amener des managers locaux à « consommer le délit de harcèlement moral » ? Bien sûr, on objectera aussitôt le droit d’entreprendre de l’employeur et le fait que l’organisation est dénuée d’intention de nuire. Mais l’important est qu’un dispositif organisationnel jusqu’alors intouchable est mis en débat. D’autre part, cela permet de rappeler que le droit d’entreprendre trouve ses limites dans le respect de la santé des travailleurs, et que l’argument de l’absence d’intention de nuire, comme le rappelle le jugement, n’est pas recevable : seule compte « la conscience » de l’employeur des conséquences néfastes de ses actes ou de ses décisions. Alors, pour répondre à ta question, à nous d’enquêter syndicalement pour constituer les preuves : à partir d’éléments factuels de dégradation des conditions de travail, à nous de montrer que l’organisation matricielle est déterminante, qu’elle est à l’origine d’un « effet de ruissellement » constituant un « facteur de risque » de harcèlement. De plus, en procédant de la sorte, on est au cœur des « principes généraux de prévention » du code du travail sur lesquels, en tant que représentant du personnel, nous avons à nous appuyer. Ces principes de prévention obligent l’employeur à prendre des mesures de prévention dites « primaires », c’est-à-dire qui lui commandent de commencer par « éviter les risques », puis, si cela n’est pas possible, de « combattre le risque à la source » (L. 4121-2). Mais on peut aussi envisager de questionner les possibles « effets en cascade » d’autres dispositifs du néomanagement, comme les « entretiens individuels d’évaluation » des compétences et la « sous-traitance ».
Il faut aussi s’arrêter un peu sur la sous-traitance, qui a pris une dimension exponentielle, « en cascade » (c’est le cas de le dire), avec l’auto-entreprenariat. Je prends l’exemple de là où je travaille, à savoir un centre d’appel technique. Il faut savoir que 92 % des appels des clients Orange sont sous-traités. Les conditions de travail des sous-traitants sont bien pires que les nôtres : statuts précaires, payés à coups de lance-pierres, sans formation, avec des objectifs souvent inatteignables et la peur d’être jetés après avoir été exploités sans vergogne, et obligés de travailler le dimanche. On le voit quand on revient sur le plateau les lundis (lorsque les clients ont appelé le dimanche) : faute de formation, mais aussi de culture technique qui peut donner sens au travail de dépannage, on doit souvent reprendre à zéro le dossier du client. Ce système est inefficace et il participe à la dégradation des conditions de travail tant en interne que chez les sous-traitants ; sans parler de ce que vivent les clients-usagers.
Je fais une autre incise. Suite à la médiatisation des suicides à France Télécom, en 2009, le ministère du travail a imposé l’ouverture d’une négociation nationale. Elle a donné lieu à la création d’un « Comité National de Prévention du Stress » (CNPS) au sein duquel est prévu une enquête triennale sur les risques psycho-sociaux. Elle repose essentiellement sur le questionnaire Gollac de 2011 qui a établi 6 facteurs de risque dits « psychosociaux » : 1° L’intensité du travail, 2°L’exigence émotionnelle, 3° La latitude décisionnelle dans son travail, 4° Les rapport sociaux au travail, 5° Les conflits de valeur, 6° L’insécurité de la situation de travail. Lors de l’enquête CNPS de 2021, la question ouverte située tout à la fin des 70 ou 75 questions a permis d’établir des liens statistiquement significatifs entre, d’une part, l’évocation par les salariés de la baisse des effectifs (le non remplacement des départs) et la dégradation du facteur « intensité du travail », et, d’autre part, l’évocation de la sous-traitance et la dégradation du facteur « conflits de valeur » (plus précisément du « travail empêché » qui en fait partie). On le savait, mais aux moins c’est montré : l’intensité du travail est d’autant plus mal perçue que l’on est en sous-effectif ; travailler quand le cœur de son travail est sous-traité tend à devoir en rabattre sur le niveau de son professionnalisme. Ces exemples, on le sait, avaient déjà montré que ces « politiques d’entreprise » (la politique de l’emploi, de la sous-traitance, de l’évaluation des compétences, des réorganisations successives…) ont des conséquences directes sur les conditions de travail.
Stéphen : D’accord. Mais outre le fait qu’il y a les méandres de la procédure interne à partir du CSSCT, et que l’action sur les conditions de travail n’est plus la même depuis la fusion des instances, il faut pouvoir désigner une pratique managériale comme relevant d’un harcèlement moral institutionnel. Si la définition est restrictive, plein de pratiques managériales pourtant très “toxiques” ne pourront pas être mises à l’index. Si la définition est large et inclusive, cela permet-il encore de gagner un procès ? Par ailleurs, les salariés doivent-ils invoquer des symptômes pour signifier qu’ils subissent un HMI ? Le fait d’être en burn-out par exemple ? Quels sont les indicateurs d’un harcèlement du point de vue des salariés ? Je dis ça parce que les réorganisations en soi ne suffiront peut-être pas pour valider l’existence d’un HMI…
Jérôme: Une autre manière de poser la question serait de se demander si les résultats de l’enquête triennale suffisent pour démontrer l’existence d’un harcèlement moral institutionnel…
Comment améliorer les conditions de travail ?
Stéphen : Je reviens sur deux points. Primo, sur la question de la qualité de vie au travail, il faut quand même constater que le problème ne se limite pas au “harcèlement institutionnel moral” mais que la dégradation des conditions de travail découle d’une variété de politiques, toxiques pour le bien-être des salariés, et qu’elles n’ont pas forcément non plus un lien direct avec le type d’organisation du travail. On peut donc connaître plusieurs modèles d’organisation qui seront dans certains cas source de mal-être mais dans d’autres pas forcément. Deuxio, ne faut-il pas se poser la question de savoir si la judiciarisation ne participe pas à l’atomisation ou au manque de solidarité entre collègues. Je m’explique : quand quelques individus sont en souffrance et entreprennent une action juridique pour harcèlement, cela ne sollicite pas auprès de leurs collègues un élan de solidarité. Ils et elles peuvent même réagir en se disant “bon, et bien moi je ne suis pas concerné, de toute manière je ne suis pas dans le collimateur, donc je me tiens à carreau”. Ces collègues continuent à afficher une loyauté de façade et peuvent s’abstenir d’exprimer leur solidarité envers les victimes puisque le problème doit se régler devant les prudhommes ou une cour de justice… Est-ce que l’action syndicale, en prenant la voie d’un règlement juridique des conflits, ne conforte pas ce type d’attitudes qui au final ne changent pas le rapport de force des collectifs de travail vis-à-vis du management ? Plus largement et pour élargir un peu le débat, on peut aussi se dire que dans un avenir proche, le management sera contraint d’humaniser le travail, faute de quoi, la « grande démission » pourrait vraiment se développer, y compris en France. Dit autrement, est-ce que « exit », les départs volontaires, le refus d’embauche, pour des raisons à la fois liées au montant du salaire mais aussi aux conditions de travail, ne peuvent pas soutenir le « voice » ou la prise de parole, c’est à dire la revendication d’une amélioration substantielle des conditions de travail ?
Pascal : La prise de parole revendicatrice suppose un « désir de politique ». Lutter à l’intérieur de l’entreprise pour de meilleures conditions de travail implique d’abord d’être en mesure de percevoir que la dégradation des conditions de travail relève de choix d’entreprise au service d’un régime politique controversé, le capitalisme, et ensuite d’être motivé par la perspective d’une remise en cause de ce régime qui donne sens à la lutte. Or, la motivation politique et collective est en très net recul et beaucoup plus difficile à susciter dans les services aujourd’hui. Il faut accepter de le reconnaître si on veut orienter efficacement l’action syndicale…
Stéphen : Si je peux me permettre… Le désir de politique est quand-même une idée très abstraite… L’engagement dans l’action collective n’est pas portée que par le souhait d’une transformation sociale d’ensemble. L’action syndicale, c’est aussi améliorer la situation quotidienne pour soi-même et ses collègues. Etre mieux payé et ne pas se faire maltraiter par le management, ça change déjà pas mal de choses au niveau de la vie quotidienne. Sans oublier que ces questions sont avant tout collectives et qu’il faut donc tenter de les mobiliser comme enjeux collectifs…
Pascal : Peut-être, mais il faut admettre aussi que nous ne sommes plus dans les années 1970, voire au début des années 1980 où, aux PTT en tout cas, on parlait du capitalisme, de l’autogestion, etc. Les collègues, sans être hostiles aux mobilisations, préfèrent maintenant beaucoup plus “tirer leur épingle du jeu” individuellement plutôt que de rejoindre l’action collective, le voice. Il serait trop long de reprendre ici tous les changements sociaux à cliquet de quatre décennies de politique néolibérale qui pourraient expliquer ce « recul du politique » dans le monde du travail. Mais pour ce qui me concerne, ayant vécu le passage d’une administration à forte culture technique et de service public à celle d’une entreprise commerciale du CAC 40, je voudrais insister sur deux aspects qui, selon moi, se complètent comme deux étages d’une même fusée : premier étage, la mise en place des dispositifs d’individualisation du travail des années 1990-2000 – comme l’évaluation individuelle et les horaires décalés suite à la loi sur les 35 heures – et puis un second étage, à partir du milieu des années 2000, avec les avancées très rapides du numérique (par exemple, la mise en place d’une gestion administrative du personnel par plate-forme – appelée à France Télécom le CSRH) qui confirment le message implicite du « débrouille-toi tout seul » assumé par le salarié en tant que petit entrepreneur de soi-même. Je pense que ces deux révolutions – la première, organisationnelle et technique, et la seconde, numérique (soutenue par « l’idéologie du progrès ») mise au service de la première –, ont contribué à mettre dans les têtes des “standards” qui rendent ”le collectif” a priori moins légitime qu’avant aux yeux de nos collègues. C’est pourquoi je ne pense pas non plus que « la grande démission », si on fait référence, par exemple, à celle des chauffeurs de bus de la RATP, soit à même de favoriser le retour de la prise de parole dans la mesure où elle relève d’actes individuels non concertés ; et quand l’exit se rend médiatiquement visible, quand il est concerté et devient collectif comme c’est le cas des jeunes des grandes écoles qui refusent collectivement leur diplôme, ou donne lieu à la création d’associations d’aide et de soutien à la « bifurcation » professionnelle – que certains appellent même la « désertion » – , il suppose dans la plupart des cas un minimum de capital économique, mais aussi culturel et social, pour trouver le temps de se retourner. D’autre part, concernant « l’humanisation du travail », le management est passé maître dans l’art de détourner le sens des mots pour justifier ses méfaits. Par exemple, avec Stéphane Richard, qui a succédé à Didier Lombard, Orange a lancé un slogan interne qui était : « Chez Orange on est digital et humain ». Voyant que les deux termes n’allaient pas de pair et que la prise de parole à ce sujet commençait à s’amplifier, la rhétorique managériale s’est empressée de reprendre à son compte la critique montante de la « déshumanisation numérique » pour produire une espèce de sidération de la critique. En réalité, “l’humanisation” du travail est envisagée par le management sous la forme du « modèle Agile », attisant chez les salarié.e.s l’illusion d’une autonomie dans le travail qui se révèle à la longue épuisante et stressante.
Merci pour ces échanges très riches et nous espérons que le débat va rebondir à l’occasion de la publication de cet entretien.
La notion de harcèlement institutionnel permet de caractériser des situations qui étaient mal prises en compte lorsque le terme de harcèlement moral a été popularisé. En effet, En France, la première approche, développée par Marie-France Hirigoyen (1998) était d’abord celle d’une thérapeute. L’accent était mis sur la relation entre un harceleur « pervers narcissique » et une victime perfectionniste dotée d’une faible estime de soi. Le grand succès de cette notion à l’époque s’explique par le fait qu’un nombre croissant de salariés ne parvenaient plus à donner du sens aux actes négatifs et agressif qu’ils subissaient et qu’ils ne pouvaient plus y apporter de réponses collectives (Loriol, 2016) pour plusieurs raisons : affaiblissement des collectifs de travail ; individualisation des parcours et des formes de reconnaissance ; difficultés à aborder les conflits liés au travail, vécus alors comme des conflits de personnes plutôt que sur l’activité ; distanciation sociale croissante entre décideurs et subordonnés ; management à distance qui dépersonnalise les relations et favorise les injonctions contradictoires ; montée en puissance des impératifs budgétaires et de rentabilité par rapport aux impératifs techniques et professionnels ; etc.
Des prédictions auto-réalisatrices ?
Mais la notion de harcèlement moral a eu en retour un effet performatif en faisant passer l’analyse à un registre psychologisant et réducteur, avec la mise en cause de personnes (les supposés « pervers narcissiques ») plutôt que d’une organisation ou d’un système de management (Loriol, 2016).
Lors de l’enquête PRESST-NEXT (Estryn-Béhar, 2005) à laquelle j’ai participé au moment des débats puis du vote de la loi de 2002 qui reconnaît le harcèlement moral, plus de 11% des 17 000 soignantes interrogées se plaignaient de « harcèlement moral ». Pour une part, il s’agissait de situations où la cadre du service les rappelait durant leur repos pour assurer en urgence des remplacements. Le fait que ces appels répétés étaient ressentis comme intrusifs et que la cadre usait parfois d’une forme de chantage moral (« tu ne peux pas laisser tomber les patients, les collègues, le service ») faisait écho au terme de « harcèlement moral ». Quelques soignantes estimaient que les cadres étaient des « vieilles filles » qui ne pouvaient pas comprendre les contraintes de la vie de famille. De leur côté, certaines cadres déploraient une « moindre conscience professionnelle » chez leurs jeunes subordonnées. Ces accusations croisées ne trouvaient en fait que peu de confirmations empiriques. Ce n’était pas les mentalités supposées des unes ou des autres qui étaient en cause, mais bien des choix organisationnels (suppression des pools de compensation et de suppléance qui permettaient de trouver des remplaçantes expérimentées en interne, politique de réduction du nombre d’infirmières formées, recours à l’intérim) qui créaient des tensions structurelles entre les cadres, obligées de trouver les effectifs pour faire tourner le service, et les soignantes cherchant à équilibrer leur travail et leur vie de famille (où les tâches domestiques et éducatives sont encore mal réparties).
Une évolution par le Droit
Les prises de position syndicales lors des débats sur la loi de 2002 qui instaure le harcèlement moral, mais aussi les nouveaux travaux de Marie-France Hirigoyen (2001) et d’autres chercheurs comme Christophe Dejours, vont élargir le périmètre du harcèlement à des dimensions un peu plus collectives et organisationnelles.
Une fois la loi votée, la jurisprudence a travaillé la notion de harcèlement moral afin de prendre en compte les effets délétères de formes de management ou de certains outils de gestion, notamment au moment de la médiatisation des suicides au Technocentre de Renault puis à France-Télécom (Miné, 2012 ; Wolmark, 2015 ; Loriol, 2016 ; Paragyios, 2017). Par exemple, le fait de « communiquer avec un subordonné à l’aide de tableaux », de le court-circuiter en donnant directement des ordres à un salarié placé sous son autorité et de le soumettre « à une pression continuelle, des reproches incessants, des ordres et contre-ordres dans l’intention de diviser l’équipe », indiquait, selon la cours de cassation, « une mise à l’écart et un mépris envers ce salarié ». Elle en déduit que « le licenciement du salarié était nul, en ce qu’il aurait eu pour origine le comportement de son supérieur » (Cass. soc., 10 novembre 2009, n° 07-45.321). De même, est victime de harcèlement moral un chef de service qui a fait l’objet d’une mutation irrégulière avec changement de résidence pour être affecté à un poste progressivement vidé de tout contenu (Cass. soc., 3 décembre 2008, n°07-41.491). C’est aussi le cas quand l’employeur suspend la ligne téléphonique et la messagerie électronique d’un salarié sans motif légitime (Cass. soc., 24 octobre 2012, n°11-19.862). Des conditions de travail qui portent atteinte à la santé peuvent aussi caractériser une forme de harcèlement moral, par exemple lorsque l’employeur impose à une salariée d’effectuer des tâches de manutention lourde de manière répétée au mépris des prescriptions du médecin du travail entraînant des arrêts de travail (Cass. soc., 28 janvier 2010 n° 08-42.616). L’implication de l’employeur est aussi liée à la réparation de la perte d’emploi quand un salarié a dû démissionner suite un harcèlement ; le licenciement ici est sans cause réelle et sérieuse. Dans un autre cas, l’employeur est responsable des actes de harcèlement moral commis par un tiers (Cass, soc., 19 octobre 2011, n° 09-68272). C’est enfin la question de l’indemnisation qui conduit à chercher à impliquer l’employeur : le harcèlement moral peut donner lieu à l’octroi d’une indemnité spécifique pour sanctions injustifiées (Cass. soc., 30 novembre 2011, n° 11-10.527 et 11-10.528).
C’est donc le Droit qui définit et fait évoluer la notion. D’ailleurs, dans le Dictionnaire du Travail (PUF, 2012) comme dans le Dictionnaire des Risques Psychosociaux (Le Seuil, 2015), l’article « harcèlement » a été confié à un juriste (respectivement Michel Miné et Cyril Wolmark). Mais ce cadre juridique limite l’analyse des effets organisationnels et des dynamiques collectives dans la mesure où il suppose toujours de caractériser et d’identifier un « harceleur » et une « victime ».
En l’absence de tableaux de maladie professionnelle concernant la santé mentale ou les risques psychosociaux, la loi sur le harcèlement moral apparait néanmoins comme le principal moyen d’obtenir réparation des souffrances subies et de pousser les directions à intégrer davantage les conséquences sur la santé mentale dans leurs décisions. Mais l’origine psychologique, puis pénale, marque toujours la notion de harcèlement, rendant difficile la prise en compte des facteurs organisationnels et relationnels dans la compréhension et la prévention des violences au travail. Cela n’avait rien d’inéluctable et l’histoire aurait pu emprunter d’autres voies.
Bullying, mobbing et harcèlement, des conceptions hétérogènes
La genèse des réflexions sur ces questions s’inscrit en effet dans une triple filiation. Andrea Adams, dans son livre Bullying at the workplace (1992) a popularisé l’idée, en Grande-Bretagne, que les comportements d’intimidation et de d’humiliation pratiqués dans les cours de récréation par certains élèves sur les plus fragiles pouvaient trouver leur équivalent dans le monde du travail. Dans les deux situations, les défaillances de l’éducation parentale sont pointées du doigt pour expliquer pourquoi certains vont chercher à imposer leur emprise sur ceux qui n’ont pas les moyens de se défendre.
Heinz Leymann, dans Mobbing (1993), développe, pour l’Allemagne et les pays scandinaves, une approche assez différente. Le mobbing correspond le plus souvent à une situation où le groupe se retourne contre un individu qui devient le bouc-émissaire de problèmes plus larges. Le mobbing résulte de conflits que l’organisation n’a pas pu ou pas voulu résoudre, voire a créés pour faire avancer ses objectifs (réduire les effectifs, tester une réforme) ou se dédouaner. Rejeter toutes les fautes sur une personne (petit chef ou collègue) est une façon de dégager la responsabilité des décideurs. Pour Leymann, la personnalité des parties prenantes n’est pas la cause du processus de mobbing, même si les personnalités difficiles peuvent devenir, au bout d’un moment, la conséquence du processus de mobbing non résolus.
En France, Marie-France Hirigoyen, dans Le harcèlement moral (1998), donne une lecture psychanalytique des situations de « harcèlement ». Elle estime, par exemple, que beaucoup de victimes de harcèlement auraient inconsciemment pris leur supérieur pour leur père, d’où un redoublement des blessures de l’enfance par les actes des supérieurs harceleurs. Par la suite, elle se montrera plus attentive aux contextes professionnels et organisationnels ; tout en attachant toujours beaucoup d’importance aux personnalités et à leur psychogenèse (Loriol, 2017).
Adams
Bullying (1992)
Leymann
Mobbing (1993)
Hirigoyen
Harcèlement moral (1998)
Origines / antécedents
Violence et humiliation à l’école
Ethologie (Lorenz) et recherches sur l’humiliation et le stress
Harcèlement Sexuel et thérapie familiale
Cadre théorique
Sens commun et psychologie du développement
Processuel et interactionniste
psychologie sociale
Psychanalyse et psychiatrie
Causes / Responsabilités
Personnalité forgée dans l’enfance / management qui ignore le problème
Organisation, management et relations humaine
Pervers narcissiques
La notion de mobbing aurait pu servir de point de départ à une lecture plus collective et organisationnelle des phénomènes de violence et de conflit dans l’entreprise. Malheureusement, dans la littérature internationale, c’est la notion de bullying, la plus pauvre théoriquement, qui va s’imposer de façon hégémonique (Loriol, Dassisti et Grattagliano, 2020). Les travaux inspirés de Leymann vont être peu à peu tirés vers des approches plus individualisantes (notamment en développant l’idée de plus grand risque de victimisation de certaines personnalités), tandis que ceux sur le bullying et le harcèlement vont, avec difficulté du fait des présupposés de départ et de la résistance des employeurs, tenter d’intégrer un petit peu la gestion et l’organisation du travail.
Le procès de France-Télécom
Le procès des suicides à France-Télécom, tenu à Paris en 2019, a largement contribué à faire exister dans le droit la notion de harcèlement institutionnel (Lerouge, 2021 ; Tessier, 2021). Le tribunal a en effet estimé que les dirigeants inculpés étaient responsables d’un « suivi vigilant des agissements harcelants dont l’objet était la dégradation des conditions de travail de tous les agents de France Télécom pour assurer et hâter, accélérer la réduction recherchée des effectifs de l’entreprise ». Cela reposait sur « une politique d’entreprise issue d’un plan concerté pour dégrader les conditions de travail des agents de France Télécom afin d’accélérer leur départ » (jugement cité par Tessier, 2021).
Le procès a cherché à rendre socialement responsable la personne morale de l’entreprise (qui a obligation de préserver la santé physique et mentale de ses salariés) et pénalement responsables certains de ses dirigeants dont on a pu démontrer qu’ils avaient sciemment mis en place des politiques visant à déstabiliser, pour les faire partir, des salariés qui étaient jugés trop nombreux ou peu adaptés aux nouveaux objectifs. Le tribunal a dû faire la preuve du caractère intentionnel de ces politiques, mais aussi du fait que les notions de harcèlement managérial et de harcèlement institutionnel étaient antérieures aux faits incriminés (les suicides en 2009-2010). Les débats préparatoires à la loi de 2002, les experts entendus (notamment ceux de Christophe Dejours et de Michel Debout, médecin spécialiste du suicide) à cette occasion et de nouveau auditionnés au procès et la jurisprudence avaient déjà démontré la volonté de dépasser « l’inter-individuel pour questionner le collectif de travail, ses liens avec la hiérarchie et le rôle de celle-ci dans la genèse du processus » (jugement cité par Tessier, 2021).
Le 30 septembre 2022, la cours d’appel a confirmé le jugement de 2019, tout en réduisant les peines et en modifiant la nature des arguments. Selon les juges, « les décisions d’organisation prises dans le cadre professionnel peuvent, dans un contexte particulier, être source d’insécurité permanente pour tout le personnel et devenir harcelantes pour certains salariés (…) Le harcèlement institutionnel a pour spécificité d’être en cascade, avec un effet de ruissellement, indépendamment de l’absence de lien hiérarchique entre [les prévenus] et [les victimes] ». Ils précisent que ce qui est reproché aux anciens dirigeants n’est « ni les modalités de réorganisation, le nombre de sites à fermer, les salariés à muter ou à reconvertir, ni encore le nombre de départs ou d’embauches à réaliser pour améliorer la compétitivité de l’entreprise, mais bel et bien la méthode utilisée pour y parvenir, qui a excédé très largement le pouvoir normal de direction et de contrôle du chef d’entreprise » (cités dans Le Monde du 30/09/2022).
Cette confirmation en demi-teinte du jugement de 2019 traduit la volonté de fonder plus strictement en Droit les condamnations, en relativisant les témoignages des experts non juristes (psychiatres, psychologues, sociologues notamment), afin de répondre aux arguments des prévenus et de leurs avocats. En creux, cette décision de la cour d’appel illustre donc les limites du cadre juridique pour rendre justice de la souffrance au travail. Les différentes recherches en sciences humaines sur la santé mentale au travail ne sont pas jugées en mesure de caractériser des éléments de preuve (comme cela est pourtant le cas dans d’autres usages juridiques des expertises médicales ou psychiatriques).
Les limites de la notion de harcèlement institutionnel ou organisationnel
Le procès des suicides à France Télécom a bien montré comment la déshumanisation des salariés et les stratégies de dégradation et de découragement mises en place pour faire partir ceux qui étaient jugés indésirables ou superflus ont été possibles par la dilution des responsabilités et la mise à distance, par les hauts dirigeants, du terrain et des conséquences désagréables de leurs décisions. Au procès, la principale ligne de défense (au sens à la fois juridique et probablement aussi psychologique) était de répéter systématiquement « je n’étais pas au courant », « je n’avais pas à connaître ce genre de choses » ou « je m’occupais des grandes orientations stratégiques, pas de la santé au travail », etc. (Beynel, 2020). De même, certains ricanements ou soupirs appuyés entendus sur le banc des prévenus lors de l’audition des parties civiles ou des experts relèvent sans doute d’une forme de mépris de classe, mais aussi d’une volonté plus ou moins consciente de mettre à distance la souffrance générée par leurs choix stratégiques et la politique de réduction et remplacement des effectifs.
Plus la distance est grande entre la direction et les salariés, plus le risque est élevé de se sentir victime de harcèlement (Loriol et Sall, 2014). C’est ce que montre la dernière enquête européenne sur les conditions de travail menée auprès de 41 000 salariés dans 35 pays (EWCS, 2015, données fournies gracieusement par UK Data Service et retravaillées par l’auteur sur SPSS). Si les salariés des entreprises de 2 à 9 salariés sont 4,7% à se plaindre de harcèlement, dans les entreprises de plus de 500 salariés, ils sont 15,3% (EWCS, 2015).
La perte de sens, le manque de reconnaissance, la fragilisation des collectifs, l’impossibilité de faire un travail dont on peut être fier, l’obligation de faire dans son travail des choses qui peuvent aller à l’encontre de nos valeurs ne relèvent pas toujours d’un « harcèlement institutionnel », mais peuvent avoir des effets délétères sur la santé et le bien-être des travailleurs concernés. Les deux questions ne se recoupent que partiellement. Les salariés qui se sentent reconnus quand ils font un bon travail sont beaucoup moins nombreux (3,1%) que ceux qui ne sont pas reconnus (15,4%) à se dire victimes de harcèlement (EWCS 2015). De même, ceux qui pensent que leur manager leur fait confiance ne sont que 3,4% à signaler un harcèlement contre 17,9% de ceux qui estiment que leur manager ne leur fait pas confiance (EWCS 2015). Mais dans le même temps, beaucoup de salariés qui se plaignent de ne pouvoir faire un bon travail, de ne pas être reconnus ou de ne pas avoir la confiance de leur supérieur ne le vivent pas sous le registre du harcèlement, mais sous celui du stress, de la démotivation, du retrait, du conflit d’intérêt, du rapport de forces, etc.
De même, les salariés qui ont connu des restructurations importantes dans leur entreprise sont plus nombreux à se plaindre du harcèlement (8,3%) que les autres (3,2%), mais les restructurations sont porteurs d’autres difficultés (fragilisation des collectifs, désorganisation, mise en concurrence en interne, intensification du travail ou mises au placard, etc.) qui ne sont pas toutes vécues comme du harcèlement (EWCS, 2015). Avant même l’invention de la notion de harcèlement moral, l’arrivée, suite à une restructuration, de nouvelles équipes d’encadrement qui ne connaissent ni ne respectent les codes sociaux locaux, les arrangements implicites entre les ouvriers et la maîtrise, la fierté partagée du travail bien fait, a pu être vécu avec douleur comme une forme de mépris, de non reconnaissance, d’exploitation, etc. Parfois des grèves en ont résulté. C’est ce que montre, par exemple, mon étude sur le travail ouvrier de 1938 à 2015 dans un bourg industriel (Loriol, 2021). La même recherche témoigne aussi de la réalité ancienne du harcèlement syndical, phénomène encore peu pris en compte dans l’étude du harcèlement institutionnel.
Nombre de facteurs organisationnels peuvent difficilement, comme l’a montré le jugement en appel de France-Télecom, être rattachés juridiquement à la notion de harcèlement. Les dirigeants mis en cause utilisent toutes les armes juridiques à leur disposition pour nier leurs responsabilités. D’autant plus que le travail est toujours ambivalent, car source à la fois de contraintes et de réalisation de soi. Le conflit, par exemple, n’est pas forcément une cause de souffrance. S’il porte sur le réel de l’activité (et non sur des questions de personnes ou de pouvoir) et permet de mobiliser l’expérience de chacun pour réduire les problèmes quotidiens, le conflit est un moyen d’augmenter la puissance d’agir et les ressources collectives pour un travail bien fait dans lequel les travailleurs peuvent se reconnaître (Clot, 2021). Les dysfonctionnements dans l’organisation, les dynamiques relationnelles problématiques, la souffrance ou le bien-être ne peuvent pas être analysés et gérés sous le seul prisme du harcèlement.
Un témoignage littéraire de l’intérieur
Thierry Beinstingel, écrivain et ancien cadre de France télécom qui a vécu la période des suicides, est revenu plusieurs fois, dans ses romans, sur l’évolution du travail au PTT puis à France-Télécom (Loriol, 2019). Dans son livre, Dernier travail (2022), il aborde la période entre la vague de suicides (2010) et le procès (2019). Bien que le thème soit au centre de sa réflexion, le mot « harcèlement » ne revient que quatre fois et dans la bouche de personnages parlant du procès, non du narrateur. En effet, si Thierry Beinstingel ne nie pas, bien au contraire, les souffrances, la redondance du terme finit, pour lui, par banaliser tant les drames humains que la déshumanisation des politiques d’entreprise, productrices d’une violence symbolique qui résonne avec les parcours personnels.
Il évoque par exemple, avec une grande sensibilité aux mots utilisés, « toutes les notes de service, dûment numérotées, faisant référence à d’autres antérieurement conçues, rédigées de manière froide et réservée » qui « révèlent d’un bloc leur capacité à accabler, à blesser, à offenser, à tourmenter, écharper, massacrer, démolir. »
A propos d’un rapport sur l’accompagnement des salariés en situation d’exclusion à cause d’un « désajustement professionnel » , il note ainsi : « le mot “désajustement”, issu “d’ajusteur”, la noblesse de ce métier, souvent cachée sous les appellations alambiquées d’opérateurs de fabrication, de techniciens de maintenance, d’agents de production, vocabulaire et compétences interchangeables, tout un savoir-faire en matière de dispositions de moteurs, de turbines, d’élaborations de machines d’atelier, d’installation de ponts roulants, d’assemblages de trains d’engrenage, l’odeur de fer, de graisse, la parfaite mécanique, tout cela semblait rayé par l’expression de « désajustement professionnel». Il s’agissait à l’évidence de désavouer purement et simplement ce qui avait été, d’ériger la déliquescence en postulat, d’attribuer cette culpabilité au destin, d’enfoncer le clou en précisant bien que le désajustement était strictement professionnel, de nier en quelque sorte les répercussions personnelles que ce type de situation induit, abattement, dépression… Suicide. Dans la manière dont est rédigée l’expression, l’entreprise ne semble nullement fautive. On nage ici en plein cynisme dans quelque chose d’impersonnel. Mais quand on essaie de conjuguer cette langue distraite qui a oublié de nommer ceux qui sont concernés, la responsabilité pleine et entière de l’entreprise apparaît au grand jour : est “désajusté professionnellement” celui qui revient de longue maladie et à qui l’entreprise est incapable de proposer un emploi adapté ; est “désajusté professionnellement” celle à qui on ne propose plus aucune formation parce qu’il ne lui reste que quelques années à tenir. »
Bien que la nouvelle direction ne cesse de répéter qu’il faut « réinjecter de l’humain dans les rouages » (image un peu terrifiante si on la prend au pied de la lettre), les personnes ne semblent plus prises en considération, leurs efforts ne sont plus reconnus, leur humanité est niée, comme dans le cas de cet informaticien que la DRH s’acharne à vouloir faire partir sans aucun motif valable, simplement parce qu’il est issu de la promotion interne et non d’une école prestigieuse. Les pratiques rituelles, comme les plaques commémoratives ou la remise de médailles du travail sont peut-être désuètes, mais rien n’est venu les remplacer.
Références
Adams A., 1992, Bullying at the workplace, Virago.
Beinstingel, T., 2022, Dernier travail, Fayard.
Beynel, E. (dir.), 2020, La raison des plus forts. Chroniques du procès France Telecom, Les Editions de l’Atelier.
Clot, Y. (dir.), 2021, Le prix du travail bien fait. La coopération conflictuelle dans les organisations, La découverte.
Estryn-Behar M., Le Nézet O, Loriol M, Bedel M, Cantet-Bailly N, Charton-Promeyrat C, Crave, S, Cuénot E, Heurteux P, Négri J. F, Valentin R, Vambana M,. Caillard J.F, 2005, « La situation des cadres de santé en France Comparaisons européennes », Soins Cadre, Masson, Hors-série (supplément au n° 52), 41 pages.
Hirigoyen, M-F., 1998, Le harcèlement moral, la violence perverse au quotidien, Syros.
Hirigoyen, M-F., 2001, Malaise dans le travail, harcèlement moral, démêler le vrai du faux, Syros.
Lerouge, L., 2021, Le jugement France Télécom : contribution à l’étude de la démonstration juridique fondant l’incrimination pénale de « harcèlement moral institutionnel », Travailler, 2 (n° 46), pp. 39 – 55
Leymann, H., 1993, Mobbing, Rowohlt Taschenbuch.
Loriol, M. et Sall, D, 2014, La gestion du stress dans les TPE, La Revue des Conditions de Travail, ANACT, 1 (1), pp. 56-63.
Loriol, M., 2016, La médicalisation des difficultés et conflits au travail : le cas du harcèlement moral en France, Revue Economique et Sociale, Vol. 74, pp. 21-32.
Loriol, M., 2017, Appropriation and acculturation in the French debate on mental health at work of anglo-saxon clinical categories (stress, burn out and mobbing), dans Psychosocial Health, Work and Language: International Perspectives towards their Categorizations at Work, Cassilde, Stéphanie, Gilson, Adeline (Eds.), Springer International Publishing, p 93-111.
Loriol, M., 2019, Une approche littéraire de la souffrance au travail. Thierry Beinstingel et les suicides à France Télécom, La Revue des Conditions de Travail, 9, p. 35-43.
Loriol, M., Dassisti, L. et Grattagliano, G., 2020, Harassment at work in France and Italy first hypothesis for an international comparison, Aggression and Violent Behavior, 53, pp. 101-127.
Loriol, M., 2021, Les vies prolongées des usines Japy. Le travail ouvrier à Beaucourt de 1938 à 2015, Editions du Croquant, col. « Témoignages ».
Miné, M., 2012, Harcèlement, Dictionnaire du travail, PUF, pp 360-366.