« L’Affaire Lip » 50 ans après / Appel à communications // Besançon (16 – 18 novembre 2023)

Le 29 septembre 1973, la « marche des 100 000 » à Besançon marque l’apogée d’un mouvement social de grande ampleur. Depuis avril-juin 1973, des salarié.es de l’usine Lip de Palente ont enchaîné initiatives de grève et d’occupation pour s’opposer à un plan de licenciement massifs, dans une entreprise renommée en difficulté. Durant ces turbulentes et contestataires « années 68 » marquées un an auparavant par un autre mouvement emblématique, celui du Joint Français à Saint-Brieuc, le retentissement et la médiatisation du conflit tiennent moins à sa durée et à son caractère protéïforme, certes remarquables, qu’à la dimension autogestionnaire à laquelle son souvenir est attaché à tort ou à raison et, surtout, à une expérience globale et originale de lutte collective au retentissement exceptionnel, en France comme en Europe.

En tâchant de ne céder, ni à une nostalgie rétrospective, ni au fétichisme des dates-anniversaires, il apparaît fructueux de faire le point un demi-siècle plus tard, dans un cadre pluridisciplinaire, à la lumière de recherches et de publications récentes sur les mouvements sociaux (Ch. Mathieu / Th. Pasquier, 2014, D. Reid, 2018; G. Gourgues, 2018; L. Cros, 2018; J. Beckmann 2019…), et à un moment où les protagonistes et les témoins commencent à se faire plus rares, tandis que se pose à nouveaux frais la question des archives (J.-C. Daumas 2022). Après la tenue d’un workshop dans les trois universités de Franche-Comté, Bourgogne et Lausanne d’avril à septembre 2023, la réalisation d’un état des sources disponibles et la mise en œuvre de diverses initiatives mémorielles ou médiatiques, un colloque international pluridisciplinaire sera organisé à Besançon du 16 au 18 novembre 2023. Pourront être notamment explorés les trois axes suivants, non exclusifs – toute proposition sera examinée.

1/ 1867-1973 : une entreprise ancrée dans son territoire

Apparue en Franche-Comté à la fin du XVIIIe siècle après avoir traversé la frontière suisse, l’horlogerie se développe dans le Haut-Doubs et à Besançon, capitale française de la montre où domine le système de l’établissage. C’est là qu’en 1867, Emmanuel Lipmann, juif d’Alsace, ouvre un petit atelier qui, avec l’aide de ses fils et grâce à la mécanisation et à la rationalisation de la production, à des méthodes commerciales originales, est devenu en 1930 la plus importante manufacture française de montres. Ayant découvert la gestion à l’américaine lors d’un séjour aux États-Unis, son petit-fils Fred Lip diversifie la production afin d’assurer l’avenir d’une entreprise victime « d’aryanisation » durant la Seconde Guerre mondiale, dont il finit par prendre la tête en 1946 après la mort de son père en déportation. Mariant innovation, publicité et avantages sociaux pour les salariés, le modèle d’entreprise qu’il met en place lui permet de hisser Lip au 7e rang mondial au début des années 1960, date du déménagement de la rue des Chalets à l’usine flambant neuve du quartier Palente. L’originalité de cette entreprise intégrée repose sur le rôle essentiel de la recherche-développement en son sein et sur une politique sociale avancée, mais coûteuse. Toutefois, la situation se dégrade rapidement car Lip, dont la rentabilité n’est désormais plus suffisante faute de production en grande série, vit au-dessus de ses moyens, perdant finalement son autonomie financière au moment même où elle fête son centenaire. Afin de comprendre plus finement l’histoire de Lip dans le temps long et son inscription dans des contextes à la fois locaux, nationaux et internationaux, les propositions de communication pourraient porter sur :

  • L’histoire de l’entreprise depuis 1867. Il conviendrait d’étudier, dans les limites des sources disponibles, les modes de production, les innovations, la publicité, le management et la gestion de la manufacture horlogère, en y incluant les autres dimensions productives de l’entreprise (petite mécanique, armement). Il faudrait situer Lip parmi les autres entreprises horlogères comtoises, en particulier celles du Haut-Doubs, et envisager leurs types de relations, pas forcément faciles, tant avec les patrons qu’avec leurs salariés. Le rayonnement et les liens de l’entreprise se déploient indéniablement à l’échelle nationale (intéressantes sont les attaches de Lip avec la communauté de travail Boimondau fondée à Valence par Marcel Barbu) et internationale (liens avec l’industrie horlogère tchèque), mal connues.
  • L’entreprise dans la ville. La succession des sites, de l’implantation initiale au centre-ville bisontin jusqu’au quartier Palente, en passant par celui de la rue des Chalets, correspond aussi aux mutations des formes de la production : Lip est devenue une manufacture intégrée, alors que le système horloger local repose sur la dispersion et la sous-traitance. Comment s’inscrivent-ils dans l’évolution politique, économique, sociale et culturelle de la ville et du département du Doubs, et au-delà ?
  • Travailler chez LIP. Comment s’organisent le travail, la dimension genrée de la main-d’œuvre, les relations et les hiérarchies professionnelles, la politique sociale, etc. ?
  • Les mutations de l’action collective des salariés à la fin des années 1960. La naissance de la CFDT en 1964, le pacte d’unité d’action CGT-CFDT, le mouvement de Mai 68 et ses suites sont autant de moments qui manifestent une évolution des registres de l’action collective. En quoi ces évolutions nationales ont-elles également un impact sur le cadre local (grèves de la Rhodia, du Préventorium, Bourgeois…) des organisations syndicales à Lip ? Il y eut des grèves chez Lip avant 1973 : sans céder à une vision téléologique des événements ultérieurs, quels signes ont précédé le mouvement de 1973, dénotant une montée de la conflictualité sociale et une culture syndicale originale ?
  • Les « logiques de l’agir » dans le contexte des « années 68 ». Quels ressorts meuvent et quelles formes prennent dans et hors de l’usine la critique sociale, l’autogestion, les contre-cultures… ? Sur quels supports ?

2/ 1973-1974 : Lip en mouvements

« L’Affaire Lip », centrée sur le combat atypique des salarié.e.s contre les licenciements entre 1973 et 1977, est surtout célèbre pour sa première phase (1973-1974), sur laquelle il importe de revenir. Après le départ de Fred Lip en 1971 et la prise de contrôle de l’entreprise par le groupe horloger suisse Ébauches SA, c’est au tour du P-DG de Lip, Jacques Saint-esprit, de démissionner le 17 avril 1973 devant la crise financière de l’entreprise. Les événements se précipitent : le 20 avril est créé le Comité d’action ; le 10 juin, l’usine de Palente est occupée ; les 12 et 13, les administrateurs provisoires sont séquestrés, le plan de licenciements massifs révélé et le stock de montres protégé ; le 18, l’AG des salarié.e.s décide de reprendre la production, puis de vendre les montres à partir du 20, assurant la paye d’août. Le gouvernement envoie alors un médiateur, l’industriel Henri Giraud, reçu par le CA et les syndicats le 7 août. Mais l’expulsion brutale de l’usine de Palente et son occupation par les CRS le 14 août engendre une rupture durable, des heurts entre policiers et salarié.e.s et une extension locale des grèves et manifestations, tandis que les ouvriers et ouvrières sont accueillis aux alentours (gymnase mis à disposition par la mairie…). La « marche des 100 000 » soutiens aux Lip à Besançon est un immense succès. Toutefois, le plan proposé par Giraud fissure le bloc CGT-CFDT, qui propose alors un compromis. Le 12 octobre, l’AG des Lip le refuse très majoritairement, une minorité, soutenue par la CGT, acceptant la logique de licenciements partiels (169). Le front syndical rompu, le Premier ministre, Pierre Messmer, déclare le 15 octobre 1973 : « Lip, c’est fini » – ce en quoi il se trompe…

Après le rejet du plan Giraud, s’engage une négociation menée par la Fédération générale de la Métallurgie CFDT, soutenue par la confédération, avec une fraction moderniste du patronat français et l’appui du ministre de l’Industrie, Jean Charbonnel. Fin janvier 1974, les accords de Dole actent le redémarrage de la partie horlogère de la société avec une partie des Lip, les autres étant envoyés en formation en attente de leur réemploi progressif. Claude Neuschwander est chargé du pilotage de l’entreprise (Compagnie européenne d’horlogerie). La grève s’achève en mars 1974 et, à la fin de l’année, la totalité des Lip restants est réembauchée – pour un temps.

  • Les acteurs collectifs du conflit Lip (patronat, syndicats, partis politiques, autorités publiques et population) à l’épreuve du mouvement social. Le conflit a été l’occasion de constater de très fortes mobilisations, en particulier des organisations au cœur du mouvement de Mai 68 (PSU, extrême-gauche), mais aussi de la gauche parlementaire (rappelons que la ville est gérée par une municipalité de gauche). Le patronat local, en particulier horloger, est intervenu dans les événements, ainsi que des forces religieuses, à titre individuel ou non. Que nous apprennent ces implications sur le déroulement du conflit ? Quel rôle a joué le conflit Lip dans l’autonomisation, post-68, d’un champ militant par rapport au champ politique institutionnalisé ?
  • Un répertoire des mouvements sociaux enrichi (popularisation, place des femmes, Comité d’action, etc.). À Lip, non seulement les portes ont été ouvertes vers l’extérieur, mais le souffle de Mai 68 s’est engouffré dans le conflit : création de commissions qui prennent en charge l’organisation de la lutte, rapport controversé avec la légalité, relations parfois rugueuses avec les structures syndicales locales (UD), professionnelles (fédération) ou interprofessionnelles (confédération). La création d’un comité d’action, regroupant syndiqués et non syndiqués, a élargi l’éventail des personnes impliquées. De même, malgré de nombreux obstacles, un collectif de femmes s’est mis en place et a perduré au-delà du conflit. Que sait-on plus précisément de ces éléments ? Quelles furent la réalité et les dimensions de ce mouvement, qui a eu pour ambition d’être “inclusif” (catégories de salarié.e.s, objectifs, modalités, rapports avec l’extérieur de l’usine…) ? Ces innovations dans les modes d’action employés s’inscrivent-elles dans ce que Charles Tilly identifie comme l’apparition d’un 3erépertoire de l’action collective à la suite de Mai 68 ?
  • « C’est possible. On fabrique, on vend, on se paie » : mythe et réalité. Ce slogan fameux, d’abord contenu dans ses deux premiers termes, puis étendu à la paye et reproduit sur la banderole apposée au fronton de l’usine, est diffusé partout. La reprise de la production sur la base d’un outil de travail préservé débouchera sur le mythe de l’autogestion, largement répandu. Les Lip parlaient, pour leur part, « d’autodéfense » car, s’il y a bien eu ventes et payes sauvages, la question de la production est beaucoup plus ambiguë : seules certaines opérations finales (habillage de la montre) ont été effectivement accomplies. L’essentiel des ventes a été réalisé avec les montres du stock mis de côté. Néanmoins, l’exemple des Lip inspire d’autres entreprises en France (cf. les couturières de CIP à Cerizay fabriquant des vêtements PIL).
  • Société festive et tensions internes. Des corps allongés sur la pelouse de l’usine, des concerts, la production d’un disque de soutien…, autant de manifestations d’une dimension joyeuse et festive durant les mois du conflit. Pourtant, « l’affaire Lip », après la reprise de 1974, s’est soldée par un échec et par bien des difficultés pour résoudre les contradictions entre salariés, préexistantes ou non. Quels enjeux et quelles traces ces mouvements ambivalents ont-ils laissé dans la gestion de la lutte, au quotidien et à plus long terme ?
  • Échanges et circulations militantes en France et en Europe (Joint français, Larzac…). D’autres grèves ont précédé le conflit Lip (les « grèves significatives »). Quelles impulsions ont-elles fournies au conflit lui-même ? De même, dans quelle mesure l’extension des relations au-delà du monde ouvrier, les liens noués avec les paysans du Larzac, apportent-ils du nouveau durant cette période riche en ruptures dans le répertoire et les acteurs des conflictualités ? Quel rôle ont joué dans et hors de Lip, en particulier, le PSU, ou le mouvement gauchiste, notamment la « Gauche prolétarienne ?
  • Les mouvements de solidarité avec les Lip et un retentissement national et international remarquable. Il est inhabituel qu’un conflit suscite une telle attention de la part des médias, tant nationaux (que l’on songe au rôle de Libération puis, dans une seconde phase, de Rouge) qu’internationaux. Sa couverture a connu un développement qui peut surprendre aujourd’hui. En parallèle à cette exposition médiatique, les salariés eux-mêmes, grâce à des réseaux de solidarité, sont parvenus à se déplacer en France pour vendre leurs produits et faire connaître leur lutte (Tour de France 1973…). Quels sont les acteurs de cette solidarité ? Sur quels réseaux, en France et à l’étranger, se sont-ils appuyés ? Quelles en sont les limites ?

3/ « Lip, et après ? », Lip, et alors ?…

Dès 1975, la nouvelle entreprise se révèle très fragile et le plan de relance échoue finalement, en butte à de nombreux problèmes, accentués par les refus des fournisseurs et des banques et par le non respect de certaines promesses gouvernementales, sinon par son hostilité depuis l’élection de V. Giscard d’Estaing. Neuschwander doit démissionner en février 1976 et la CEH dépose son bilan en avril 1976. à nouveau occupée en mai, l’usine de Palente est remise en route par les salariés, les montres séquestrées (26 juillet) et les salariés réappliquent en mai 1977 le slogan « On fabrique, on vend, on se paie ».  Faute de repreneurs, la Compagnie est liquidée en septembre 1977. L’AG du 28 novembre 1977 la transforme en six coopératives ouvrières (SCOP), rassemblées sous le nom « Les industries de Palente » (LIP) ; légalisées en juin 1980, elles cessent peu à peu leurs activités au fil des années 1980.

Si le conflit de 1973 a constitué une victoire contre le développement du chômage et la désindustrialisation, cela n’a été que temporaire. Les Lip ont permis des avancées juridiques pour les travailleurs (indemnisation des chômeurs à 90% de leur salaire, priorité aux salariés dans l’indemnisation en cas de faillite…). Mais les transformations économiques (crise, désindustrialisation…), ainsi que leurs conséquences politiques (en 1983, tournant de la gauche au pouvoir vers la « rigueur »), ont rendu beaucoup moins visibles les acquis de ce conflit phare. Il n’en reste pas moins que les Lip ont montré que, collectivement, il était possible d’emprunter une autre voie. Sur cette nouvelle phase, beaucoup moins bien connue, quelles pistes de recherche explorer ?

  • Lip après Lip, quelles solutions ? Que peuvent nous apprendre encore les années 1974-1976, depuis la mise en œuvre des accords de Dole, jusqu’à la liquidation de la Compagnie européenne d’horlogerie, et comment les interpréter ? Quelle importance revêtent les diverses formes de prolongation de l’activité de Lip (SCOP…) disparues dans les années 1980  ? Quel éclairage leur donner ?
  • Lip et le « combat économique ». Lip a incarné un véritable « combat pour l’emploi » en s’opposant aux motifs économiques des licenciements, et en parvenant à les éviter pendant deux ans (1974-1976). Ce combat s’est autant appuyé sur la mobilisation (occupation productive, manifestations) que sur la production d’une contre-expertise. Quelles leçons tirer de cette lutte « experte » centrée sur l’enjeu économique ? Les luttes syndicales ont-elles prolongé ou abandonné ces formes de « combat économique » ? Comment l’État et le patronat se sont-ils adaptés à ce combat ?
  • Lip et le droit. Outre les aspects proprement répressifs, dont les modalités seraient à scruter de plus près (usage de la force publique, rôle des agents de l’État et des élus…), l’affaire Lip recèle d’importantes dimensions juridiques : Qu’implique la confiscation et la vente du stock de montres ? Quels sont les effets de l’affaire Lip sur le droit social français (gestion de l’entreprise, licenciements, régulation de l’action collective…) ? Quelles formes juridiques peut prendre la reprise de l’activité chez Lip (SCOP, etc.) ?
  • « Les enfants de Lip ». Comment mesurer les réalités et les limites de « l’autogestion » (« on fabrique, on vend, on se paie »), l’appropriation des outils de travail (modalités, extensions, contraintes), l’exportation de types de militantisme ou d’organisation collective ? Comment le mouvement contribue-t-il à diffuser l’idéal d’autogestion et crée-t-il alors un mythe autogestionnaire ? Dans quelle mesure le concept d’autogestion est-il intéressant aujourd’hui pour penser des pratiques d’émancipation, parfois en référence à une tradition anarchiste et anarcho-syndicaliste ?
  • Les effets nationaux de « l’affaire Lip » sur les dirigeants politiques et syndicaux. Dans quelle mesure Claude Neuschwander a-t-il été abandonné par les patrons et hommes politiques de gauche ? Quelles lectures politiques et quelles conséquences pour le patronat et pour les responsables politiques français ? Quelle influence le mouvement des Lip a-t-il eu, en retour, sur l’évolution du gauchisme en France (témoin l’autodissolution de la Gauche prolétarienne) ?
  • Les traces médiatiques et culturelles de Lip. Le conflit Lip a pu susciter l’admiration, voire la fascination, autant que la crainte – dimension assez mal connue. À l’orée du cinquantième anniversaire, il est utile de revenir sur la manière dont une approche “mythique” et commémorative, parfois fantasmée, s’est développée, grâce à des acteurs qu’il s’agit d’identifier, des entrepreneurs de mémoire, à l’aide de multiples supports (cinéma, théâtre, bande dessinée, chanson…). Lip continue d’exister dans la sphère publique grâce à tout un travail aussi bien culturel que mémoriel, qu’il convient d’explorer, entre commémoration et résurrection.
  • Les conséquences biographiques du conflit Lip. Quels effets familiaux ou personnels ce dernier a-t-il eu pour les ouvriers et les ouvrières engagé.e.s dans la lutte, et pour leurs enfants ou parents ? Les conflits sociaux d’importance peuvent imprimer leurs marques sur les parcours de vie de celles et ceux qui les mènent, dans les domaines professionnels, familiaux et politiques. Quelles ont été les trajectoires ultérieures des participants à la lutte Lip ? Celles de leurs enfants ont-elles aussi été marquées par ce conflit ?
  • Quel devenir pour le système productif localisé horloger dans l’Arc jurassien ? La tradition de fabrication d’objets à haute valeur ajoutée s’est-elle muée dans une nouvelle branche, les microtechniques, déployant des compétences et des qualifications proches de celles de l’horlogerie traditionnelle, et avec quel succès ? Aujourd’hui, outre la réutilisation contemporaine de la marque Lip, il ne reste plus dans l’horlogerie du Doubs que des PME : sont-elles largement sous-traitantes pour les firmes suisses, tandis que s’est développée une horlogerie “haut de gamme” investissant des niches économiques ?

Références succinctes :

Jens Beckmann, Selbstverwaltung zwischen Management und »Communauté«. Arbeitskampf und Unternehmensentwicklung bei LIP in Besançon 1973-1987, Bielefeld, Transcript Verlag, 2019.

Lucie Cros, « Les ouvrières et le mouvement social : retour sur la portée subversive des luttes de chez Lip à l’épreuve du genre », thèse de doctorat en sociologie (Dominique Jacques-Jouvenot dir.), Université de Franche-Comté, 2018.

Jean-Claude Daumas, « Lip, les archives et l’histoire, in Explorer les archives et écrire l’histoire. Autour de Roger Nougaret (Hubert Bonin et Laure Quennouëlle-Corre dir.), Genève, Droz, 2022, p. 109-119.

Guillaume Gourgues et Claude Neuschwander, Pourquoi ils ont tué Lip ? De la victoire ouvrière au tournant néolibéral, Paris, Raisons d’agir, 2018.

Chantal Mathieu et Thomas Pasquier (dir.), « Actualité juridique de l’action collective : 40 ans après LIP ! », Semaine sociale Lamy, supplément 1631, mai 2014.

Donald Reid, L’Affaire Lip, 1968-1981, Rennes, PUR, 2020 [trad. de l’anglais Opening the Gates. The Lip Affair, 1968-1981, Londres / Brooklyn, Verso, 2018] .

Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Rennes, PUR, 2007. ou

Xavier Vigna, Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, Paris, Perrin, 2012.

Les propositions de communications (en français ou en anglais) comporteront un titre provisoire, préciseront en un résumé de 15 lignes environ les sources utilisées et les principaux enjeux de la communication et s’accompagneront d’une brève présentation de l’auteur.e. Elles seront envoyées pour le comité d’organisation à Jean-Paul Barrière (jean_paul.barriere@univ-fcomte.fr) avant le 1er juin 2023. Elles seront soumises au comité scientifique du colloque et une réponse sera donnée avant la fin juin 2023.

Pour plus d’informations, consulter le site : https://affairelip.hypotheses.org.

Macron et la guerre civile en France

Par Pierre Dardot, Haud Guéguen, Christian Laval et Pierre Sauvêtre // 

On dit beaucoup de mal de Macron à propos du passage en force de la réforme des retraites. On le dit égotiste, arrogant et tout sauf habile. On oublie qu’il est l’homme de la situation, dont la fonction historique aujourd’hui consiste à poursuivre un projet qui le dépasse. Il convient en effet de se déprendre de la petite analyse « psychologique » pour considérer objectivement une politique qui, pour être brutale et parfois tragiquement irrationnelle, n’en a pas moins un sens précis dans l’histoire de nos sociétés. Les caractéristiques personnelles et même sociologiques d’un individu comptent à l’évidence mais seulement pour avoir fait de Macron ce chef de guerre qu’on admire ou qu’on déteste. La haine, voire la rage qu’il inspire chez beaucoup, s’explique par l’intelligence des raisons et des effets de son action. Certes Macron n’est pas Napoléon, et pas Poutine non plus. Cette guerre ne mobilise ni avion ni char, elle est sourde, diffuse, de long cours, à la fois politique et policière, idéologique et budgétaire, parlementaire et fiscale. Elle n’est pas dirigée contre un ennemi extérieur, elle vise la population, et volontiers sa part la plus pauvre, celle des emplois subordonnés et des travaux les plus durs. Elle affaiblit, dénature et détruit, quand les circonstances et le rapport de force le permettent, tout ce qui pourrait s’opposer au grand projet d’une « société fluide » idéalement faite d’entrepreneurs innovants, de jeunes rêvant aux milliards et d’une masse d’individus qui ne doivent compter que sur eux-mêmes pour survivre au sein d’une concurrence généralisée. Il convient de ne pas prendre à la légère le programme sur lequel Macron s’est fait élire en 2017, et qui promettait une « révolution ». C’était le titre de son livre de campagne qui, contrairement à ce qu’on a beaucoup dit, ne se réduisait pas à une petite opération de marketing. Cette révolution par le haut est celle des premiers de cordée, des oligarques de chez nous, des économistes mainstream et des éditorialistes bien en cours. En un mot, cette révolution néolibérale annoncée est toujours, et même plus que jamais, à l’ordre du jour. Soyons clairs, Macron n’a rien inventé, il est l’acteur d’un scénario qui déroule ses effets depuis longtemps. Ce qu’il a pour lui de particulier, c’est un parcours politique « hors cadre », suffisamment « disruptif » pour ne pas s’embarrasser des formes élémentaires de la démocratie, encore moins du dialogue social, et pas même de la légalité quand il faut par exemple défendre manu militari des projets « écocidaires » suspendus par la justice, comme c’est le cas avec nombre de « méga-bassines ». Macron est le « transgressif » et le « brutal » qu’il fallait pour accélérer le processus de transformation en profondeur de la société, au moment même où il aurait pourtant été bien plus urgent de réfléchir « en responsabilité » à son bien-fondé social, écologique et politique.

On explique souvent l’impasse du pouvoir actuel par l’usage de moyens fort peu conformes au libéralisme politique. C’est opportunément que la constitution de la Ve République offre au président des procédures pour court-circuiter et le parlement et l’opinion. Qu’il en use et en abuse, fragilisant ainsi une démocratie dite représentative déjà bien ébranlée, c’est l’évidence, mais ces formes de brutalisation ne suffisent pas à caractériser le sens de l’action elle-même. En d’autres termes, le 49.3 n’est ici que l’arme générique d’une guerre plus spécifique, comme le sont d’ailleurs les forces policières et leurs usages immodérés de la violence.

Certains ont cru à tort que le néolibéralisme n’était qu’une doctrine suffisamment hétéroclite ou incohérente pour ne pas avoir à trop s’en inquiéter. D’autres ont pensé que cette doctrine était déjà passée aux oubliettes et avec elles les politiques et les modes de gouvernement qui y trouvent leur rationalité, comme s’il avait suffi d’en constater les effets catastrophiques sur la nature et la société pour en être définitivement libérés. Autant d’erreurs accumulées d’analyse, qui ont conduit à beaucoup d’aveuglements. Il est urgent que l’on comprenne bien en quoi le néolibéralisme est une doctrine de guerre civile, au sens où Michel Foucault  avançait en matière de méthode d’analyse du pouvoir que « la guerre civile est la matrice de toutes les luttes de pouvoir, de toutes les stratégies du pouvoir » (Michel Foucault, La société punitive. Cours au Collège de France, 1972-1973, EHESS-Gallimard-Seuil, 2013, p. 15)  Ce que l’actuel gouvernement sait parfaitement bien, puisqu’il la met sciemment et systématiquement en œuvre tout en accusant les divers « ennemis de la république » d’en être responsables, selon un retournement qui a tout du déni.

1- La peur de la démocratie

Le néolibéralisme – doctrine qu’Édouard Philippe saluait en 2019 devant l’Autorité de la concurrence en rendant hommage à l’un de ses principaux fondateurs, Friedrich Hayek, et à sa conception de l’État comme gardien juridique de la concurrence économique efficace – est né au tournant des années 1930 avec l’objectif de mettre en place un ordre politique ferme et cohérent qui protégerait la propriété privée et garantirait les échanges marchands concurrentiels – les « libertés économiques ». Il fallait « rénover le libéralisme » en faisant de l’État la membrane protectrice de la concurrence marchande, parce que la politique du laissez-faire des libéraux classiques et leur doctrine de l’État minimal avaient échoué à préserver le marché du puissant et dangereux désir d’égalité des masses. Dès le départ, les thuriféraires du néolibéralisme ont ainsi explicitement identifié le principal problème qui menaçait leur projet de fluidification du marché par l’État : la démocratie toujours susceptible de mettre en danger les libertés économiques. Leur stratégie politique, qui trouve ses racines dans une démophobie profondément réactionnaire, est restée invariable de Hayek à aujourd’hui. Elle consiste à contenir, à neutraliser ou à détruire toutes les forces qui s’attaqueraient aux intérêts économiques privés et au principe de la concurrence en se prévalant de la justice sociale dénoncée comme un mythe.

Au premier rang de ces forces on trouve les syndicats, l’opposition « collectiviste », les mouvements sociaux, les majorités électorales « manipulées par des démagogues ». Les doctrinaires néolibéraux ont consacré d’innombrables pages à imaginer les moyens de tenir en joug la démocratie, n’hésitant pas à souhaiter un droit d’exception donnant tout pouvoir au gouvernement sur les organes parlementaires, ce que l’un deux, Alexander Rüstow, a appelé la « dictature dans les limites de la démocratie ». D’autres ont été parfois jusqu’à souligner l’utilité de la violence fasciste pour sauver la « civilisation européenne » de la « barbarie » socialiste (Ludwig von Mises). D’autres voies plus « légales » sont également praticables selon les circonstances, par exemple l’instauration d’une « constitution économique » permettant de sanctuariser dans le droit toutes les conditions d’une économie capitaliste pour les mettre à l’abri des choix politiques et de la volonté populaire. Tout doit être fait pour faire échec à « l’État social » que l’un des leurs, Wilhelm Röpke, considère comme  un « fruit pourri » . En lieu et place de cet État social, il faut construire et défendre un « État fort » que ce dernier définit comme un « État totalement indépendant et vigoureux qui ne soit pas affaibli par des autorités pluralistes de type corporatiste ».

2- Une guerre qui n’en finit pas

Mais est-il légitime de parler de « guerre civile » pour décrire la mise en place de l’État fort néolibéral contre les forces sociales et politiques hostiles au capitalisme ou simplement désireuses de plus d’égalité et de solidarité ?

À cet égard, l’histoire ne trompe pas quand elle se répète avec cette régularité. Dès 1927, Mises applaudit à Vienne lorsque les pouvoirs d’urgence donnés à la police pour réprimer une manifestation ouvrière firent 89 morts. Les trois « prix Nobel d’économie », Friedrich Hayek, Milton Friedman et James Buchanan se réunirent, dans le cadre de la Société du Mont-Pèlerin, pour célébrer en 1981 la dictature de Pinochet au faîte de sa répression. Röpke soutint l’apartheid en Afrique du Sud tandis que Hayek envoya un exemplaire de son livre La Constitution de la liberté au dictateur portugais Salazar pour, disait-il dans la lettre qui l’accompagnait, « l’aider dans ses efforts de concevoir une constitution protégée des abus de la démocratie ». Thatcher, qui correspondait avec Hayek, fît de La Constitution de la liberté le livre de foi du Parti conservateur : elle réprima militairement la grève des mineurs en faisant trois morts et plus de vingt mille blessés tandis qu’elle s’attaqua durement aux émeutes urbaines des Noirs et des Indo-Pakistanais tout en laissant l’extrême droite ratonner librement. Lorsqu’il était gouverneur de Californie au tournant des années 1970, Reagan introduisit l’obligation au paiement de la scolarité et la répression du mouvement étudiant par la Garde nationale californienne fit un mort. Lors de son premier discours en tant que Président devant le Parti républicain après sa victoire de 1981, il remercia entre autres Hayek, Friedman et Mises pour « leur rôle dans [son] succès ». « La guerre civile habite, traverse, anime, investit de toutes parts le pouvoir », disait Foucault, « on en a précisément les signes sous la forme de cette surveillance, de cette menace, de cette détention de la force armée, bref de tous les instruments de coercition que le pouvoir effectivement établi se donne pour l’exercer » (Ibid, p. 33).

L’imposition de l’ordre du marché par la neutralisation ou la destruction de la démocratie ne peut cependant susciter l’adhésion de la société à terme, à l’exception des classes pro-business qui y trouvent toujours leur compte. Pour cette raison, la stratégie de l’ennemisation, de la constitution d’ennemis rendus responsables du chaos, est essentielle à la politique de guerre civile néolibérale, car, à travers la bataille culturelle et médiatique qu’elle déclenche et que l’État cherche à contrôler à tout prix, elle rassemble autour du pouvoir la coalition sociale de ceux qui prennent parti contre l’ennemi social désigné. Pour les néolibéraux, tous ceux qui critiquent la « civilisation capitaliste » relèvent de la catégorie d’ ennemi : dans les années 1920, Mises voyait dans la Russie soviétique un « peuple barbare » ; dans les années 1940, Röpke faisait des ouvriers « des envahisseurs barbares au sein de leur propre nation », et, à la fin des années 1950, il assimilait les Noirs d’Afrique du Sud à une « majorité écrasante de barbares noirs » ; dans les années 1980, Hayek traitait les étudiants contestataires des seventies de « barbares non-domestiqués » et Buchanan les appelait les « nouveaux barbares », tandis que Thatcher désignait les syndicats de mineurs comme l’« ennemi de l’intérieur ».

3-Le macronisme ou la forme convulsive du néolibéralisme

On passe par conséquent à côté du néolibéralisme si on oublie son caractère intrinsèquement autoritaire. La formule de Hayek : « Je préfère un dictateur libéral à une démocratie sans libéralisme » résume à elle seule l’attitude des néolibéraux à l’égard de la démocratie : acceptable quand elle est inoffensive, elle doit être niée d’une manière ou d’une autre, y compris par les moyens les plus violents, lorsqu’elle menace le droit illimité du capital.

Le macronisme n’est donc pas violent par hasard ou par accident. Il est une des formes politiques que peut prendre le néolibéralisme car il est conforme à sa stratégie de neutralisation de la puissance de décision collective quand cette dernière s’oppose à la logique du marché et du capital. Sa particularité historique tient qu’il radicalise la logique néolibérale à contretemps, dans une période où tous les signaux sociaux, politiques et écologiques sont au rouge, de sorte qu’il ne peut qu’aggraver toutes les crises latentes ou ouvertes. Le résultat est devant nous :  les raidissements convulsifs de Macron engendrent des résistances massives et déterminées de la société.

Ceux qui ont interprété le néolibéralisme macronien comme une troisième voie modérée, à distance de l’ultralibéralisme et du socialisme, se sont lourdement trompés. Et ceux qui ont cru y voir une alternative à l’extrême droite, ont porté l’illusion à son comble. A cet égard, le macronisme n’est pas un rempart, c’est un tremplin, pour une double raison : parce qu’il accentue et élargit le ressentiment contre les élites et les institutions ; parce qu’il utilise des méthodes, notamment les violences policières, qui ne dépareraient pas dans le tableau de ce qu’on appelle pudiquement « l’illibéralisme ». Il suffit d’écouter un ministre de l’intérieur comme Gérald Darmanin pour se rendre compte de l’hybridation en cours entre macronisme et extrême droite.

Macron croit utile à sa cause de jouer les défenseurs de « l’ordre républicain », et croit même malin de comparer les manifestants contre la réforme des retraites à l’extrême droite trumpiste à l’assaut du Capitole ou à opposer les « émeutes » de la « foule » à la « légitimité du peuple qui s’exprime via ses élus ».  Le raisonnement est ici aussi simple qu’il est sophistique : tout ce que le gouvernement ordonne ou décide de protéger est, de ce fait même, légitime et démocratique, fût-ce lorsque ce dernier recourt au 47.1, au 44.3 ou au 49.3 en vue de couper court aux débats parlementaires. Et, inversement, toutes celles et ceux qui osent manifester leur opposition au gouvernement au nom de valeurs démocratiques, écologiques ou redistributives se retrouvent taxés non seulement d’illégalité mais d’illégitimité voire de néofascisme inavoué. On a vu une opération rhétorique similaire à l’encontre des Gilets jaunes, assimilés déjà aux ligues de 1934.

Dénoncer « les factions et les factieux » comme il l’a fait n’a d’autre sens que de fabriquer de l’ennemi à l’intérieur même de la société selon une tradition bien établie des auteurs néolibéraux. C’est là un aspect et un ressort essentiel de toute guerre civile. Avec le néolibéralisme contemporain, cette ennemisation vise  toutes celles et ceux qui, à travers leurs pratiques, leurs formes de vie ou leurs luttes, paraissent aujourd’hui menacer la logique normative du marché ou la supposée unité indivisible de l’État. Dans le cours chaotique du macronisme, on a assisté à l’invention continue de catégories d’ennemis en fonction des circonstances, qu’il s’agisse du « populisme », de l’« islamo-gauchisme », de la non-mixité, de la théorie du genre,  du « séparatisme », du « communautarisme », du « postcolonialisme », du « wokisme », du « déconstructionnisme » ou du « terrorisme intellectuel ». Avec la décision de dissoudre « Les Soulèvements de la Terre » qui a défendu à Sainte-Soline un modèle d’agriculture non-productiviste, ce sont maintenant les termes d’« éco-terrorisme » et d’ « ultra-gauche » qui vont être systématiquement utilisés pour neutraliser toute critique de l’écologie marchande de Macron. Les avantages d’un tel vertige dénonciateur ne sauraient être sous-estimés. Il présente l’immense intérêt de constituer celles et ceux qui dénoncent les diverses formes d’inégalité et de prédation en ennemis de la République, et de maintenir par-là la croyance en la fonction pacificatrice de l’État, niant précisément par cette opération la guerre menée par ce même État contre les adversaires de l’ordre néolibéral.

On voit par conséquent ce que l’invitation foucaldienne à envisager tout pouvoir – et donc le pouvoir néolibéral lui-même – selon la « matrice » de la guerre civile comporte de décisif, dans une conjoncture comme la nôtre. Elle permet de ne pas céder à l’illusion selon laquelle l’État aurait, par essence, pour fonction d’harmoniser les différences et les points de vue  par un « dialogue » si possible rationnel entre les « partenaires » pour au contraire l’envisager comme un acteur de premier plan dans la conduite de la guerre civile. Mais elle permet aussi de prendre toute la mesure de la portée des mobilisations en cours, en mettant au jour la cohérence profonde qui relie la politique de régression de l’État social et la politique écocidaire de Macron.

Derrière le « chaos » que Macron a déclenché, il convient de déceler l’autre monde que portent en eux les « factieux ». En quoi la défense d’une vie digne pour les travailleurs les plus âgés et les futurs retraités et la défense de la nature contre des projets destructeurs offrent-elles aujourd’hui une rare puissance de coalition ? Parce qu’en chaque cas, il est question d’une vie désirable et d’un monde habitable. Et ce désir et cette habitation sont inconciliables avec la subordination de la vie et la domination du monde par le capital et son État. Il faudra s’y faire : les logiques du commun et du capital, devant l’urgence des crises et face au raidissement néolibéral, apparaissent comme irréconciliables au plus grand nombre. C’est en ce sens qu’il n’y a pas de « dialogue » et de « compromis » possible entre ceux qui mènent la guerre civile et la grande masse de la population qui en est la cible.

Pierre Dardot, Haud Guéguen, Christian Laval et Pierre Sauvêtre sont les coauteurs du Choix de la guerre civile, Une autre histoire du néolibéralisme, Lux, 2021.

Tribune publiée sur le site Diacritic

 

 

Notes critiques à propos des forces de reproduction : l’éco-féminisme face à la crise écologique mondiale

Dans cet article à propos des forces de reproduction, capitalisme et  destruction écologique, Stefania Barca souligne qu’un avenir éco-socialiste ne peut être construit sans combattre le patriarcat. Barca, examine le rôle structurant du patriarcat dans la modernité capitaliste et discute de ce que le mouvement éco-socialiste peut apprendre du féminisme écologique et marxiste.

La crise écologique planétaire que les scientifiques appellent l’Anthropocène est le dernier chapitre en date de l’histoire mondiale du capitalisme. Elle résulte du réarrangement radical des interactions société/nature et de sa métabolisation induit par la modernité capitaliste/industrielle. Par cette expression, j’entends une forme spécifique de la modernité – celle qui considère les forces de production (la science occidentale et la technologie industrielle) comme principaux moteurs du progrès et du bien-être de l’humanité, tout en considérant la reproduction (humaine et non humaine) comme un instrument passif de la production industrielle, contribuant à l’expansion infinie du PIB. Ce paradigme considère à la fois la terre et le travail de soin (care) comme des ressources indispensables, à s’approprier et à entretenir de la manière la moins chère et la plus efficace possible.

La pensée éco-féministe montre comment l’idéologie des forces de production provient d’un modèle du maître de rationalité – hétéro-patriarcal, raciste et spéciste – qui est profondément enraciné dans la culture occidentale et sa définition du progrès. Comme l’a rappelé Val Plumwood (1993 : 25), l’identité humaine dans la culture occidentale a été associée aux concepts de travail productif, de sociabilité et de culture – et donc séparée des formes de travail supposées inférieures ou secondaires (la reproduction et les soins) d’une part et des relations de propriété (comme modalité de mise en commun) d’autre part. L’économie politique capitaliste a défini le travail reproductif comme un non-travail, c’est-à-dire une activité sans création de valeur, bien que socialement nécessaire à la subsistance des êtres humains et la production de biens communs comme des formes de valeur non encore réalisées, que le maître doit s’approprier et améliorer (Barca 2010). La véritable richesse et l’émancipation humaine ne pourraient venir que du maître, et de là, se redistribuer sur les autres. Il faut donc faire le constat qu’une nouveau mode de production, supposée supérieur, fondé sur les inégalités coloniales/raciales, de genre, de classe et d’espèce, représente le cœur de la modernité capitaliste en définissant celle-ci par rapport aux modes de production non capitalistes, et que cette modernité capitaliste et a été rapidement universalisée en tant que modèle hégémonique.

Apparue avec l’essor du capitalisme, la modernité industrielle a été maintenue par des régimes socialistes d’État dans différents contextes géo-historiques. Les variétés capitalistes et étatiques/socialistes de la modernité industrielle partagent une vision de la richesse centrée sur le PIB, fondée sur la nécessaire accélération de la métabolisation nature / société. Elles partagent également une tendance à considérer la crise écologique comme un problème d’efficacité dans l’utilisation des ressources, à résoudre via une « écologisation » des forces de production, ou dit autrement une modernisation écologique (Barca 2019a ; 2019b). Afin de représenter une véritable alternative à l’organisation capitalistes et socialistes-étatistes du métabolisme social, je soutiens que le mouvement éco-socialiste ne peut pas simplement plaider pour une modernisation écologique planifiée de manière centralisée (plutôt qu’orientée vers le marché), mais qu’il doit placer la reproduction au centre de l’économie politique, en la libérant de sa position subordonnée et instrumentale vis-à-vis de la production. En d’autres termes, l’éco-socialisme doit s’affranchir du paradigme de la modernisation écologique et envisager une révolution écologique basée sur une réduction drastique du métabolisme social mondial, à atteindre par le biais d’une réorganisation complète des relations entre production, reproduction et écologie.

Dans mon livre, Forces of Reproduction. Notes for a counter-hegemonic Anthropocene, je développe l’hypothèse que l’histoire consiste en une lutte de sujets autres que le maître pour produire la vie, dans son autonomie par rapport au capital et sa liberté d’expression, une lutte qui s’oppose à l’expansion illimitée de la domination du maître. Ces autres sujets sont les « forces de reproduction » – un concept que je tire de la pensée éco-féministe socialiste (Mellor 1997). De manière assez a-systématique, le concept croise de façon critique deux traditions théoriques distinctes : la pensée éco-féministe et le matérialisme historique. Cette approche nous permet de voir que le point commun essentiel entre les Autres non-maîtres est une notion de travail définie de manière large mais toujours convaincante : à partir de différentes positions, et sous différentes formes, les femmes, les esclaves, les prolétaires, les animaux et les natures non humaines sont tous amenés à travailler pour le maître. Ils doivent lui fournir les nécessités de sa vie, afin qu’il puisse se consacrer à des occupations supérieures. Le maître dépend d’eux pour sa survie, sa position dominante et sa richesse, mais cette dépendance est constamment niée et les forces de reproduction sont représentées comme traînant à l’arrière-plan de l’évolution historique.

Cet article propose une brève revue d’un courant spécifique de la pensée et de la pratique éco-féministes, l’éco-féminisme socialiste, qui développe une critique systématique de la modernité industrielle capitaliste, fondée sur la division sexuelle et coloniale du travail à l’échelle mondiale. Je trouve cette approche essentielle pour envisager la possibilité d’une « bonne vie » alternative à celle des versions capitaliste et étatique/socialiste de la modernité industrielle.

Travail et écologie dans l’éco-féminisme socialiste

L’éco-féminisme socialiste s’est développé à partir de la critique marxiste-féministe de l’économie politique. Apparu dans les années 1970, le féminisme marxiste – également connu sous le nom de théorie de la reproduction sociale (Bhattacharya, 2017) – a montré comment le capitalisme était profondément ancré dans l’appropriation et la mise en contexte discursive du travail reproductif non rémunéré. S’appuyant sur ce corpus de pensée, certains universitaires et intellectuels publics ont mis la nature et l’écologie dans l’équation. Réfléchissant aux profondes interconnexions qui s’étaient formées entre le patriarcat, le capitalisme et la vision mécaniste de la nature dans l’Europe moderne (Merchant, 1980), ils ont commencé à relier la dévalorisation politico-économique de la reproduction à la destruction de l’environnement, produisant ainsi un récit radicalement nouveau sur la modernité industrielle capitaliste.

Une référence fondamentale largement reconnue pour l’éco-féminisme matérialiste est le travail de la sociologue allemande Maria Mies, et en particulier son livre Patriarchy and Accumulation on the World Scale (1986). Partant des « questions non résolues » sur la relation entre le patriarcat et le capitalisme, Mies a affirmé que le féminisme devait aller au-delà de l’analyse du travail reproductif dans les pays occidentaux, en le reliant aux conditions matérielles spécifiques des femmes dans les périphéries du système mondial capitaliste afin d’identifier « les politiques contradictoires concernant les femmes qui ont été, et sont encore, promues par la confrérie des militaristes, des capitalistes, des politiciens et des scientifiques dans leur effort pour maintenir le modèle de croissance » (Ibid. : 3). En bref, Mies a jeté les bases d’un éco-socialisme décolonial/féministe, fondé sur le rejet de la croissance du PIB comme mesure universelle du progrès (Barca, 2019b ; Gregoratti et Raphael, 2019).

Pour développer cette perspective, il fallait repenser « les concepts de nature, de travail, de division sexuelle du travail, de famille et de productivité ». L’économie politique, selon Mies, a conceptualisé le travail en opposition à la fois à la nature et aux femmes, c’est-à-dire comme une activité transcendantale codée par les hommes, qui façonne activement le monde en lui donnant de la valeur. Au contraire, selon elle, toute forme de travail qui contribue à la production de la vie doit être qualifié de productif « au sens large de production de valeurs d’usage pour la satisfaction des besoins humains » (Ibid. : 47).

L’argument central de Mies était que la production de la vie, ou encore la production de subsistance, réalisée principalement sous forme non salariée par les femmes, les esclaves, les paysans et autres sujets colonisés, « constitue la base pérenne sur laquelle le “travail productif capitaliste” peut être construit et exploité » (Ibid. : 48). N’étant pas rémunérée, son appropriation capitaliste (ou « surexploitation », comme elle l’appelle) ne peut être obtenue – en dernière instance – que par la violence ou des institutions coercitives. En fait, écrit-elle, la division sexuelle du travail ne repose ni sur des déterminants biologiques ni sur des déterminants purement économiques, mais sur le monopole masculin de la violence (armée), qui « constitue le pouvoir politique nécessaire à l’établissement de relations d’exploitation durables entre hommes et femmes, ainsi qu’entre classes et peuples différents » (Ibid. : 4). Les bases de l’accumulation du capital en Europe ont été posées à partir du 16ème siècle en mobilisant un processus combinant la conquête et l’exploitation des colonies et capacités productives des femmes (ce qui formait la raison d’être la chasse aux sorcières). Ce n’est qu’après avoir établi ce régime d’accumulation par la violence que l’industrialisation a pu commencer. Avec elle, « la science et la technologie sont devenues les principales « forces productives » grâce auxquelles les hommes pouvaient « s’émanciper » de la nature, ainsi que des femmes (Ibid. : 75). Dans le même temps, les femmes européennes de différentes classes sociales (y compris celles participant au colonialisme de peuplement) ont été soumises à un processus de housewifisation (d’enfermement dans la condition de femme au foyer, NDLT), c’est-à-dire qu’elles ont été progressivement exclues de l’économie politique, conçue comme l’espace public du progrès et de la construction de la modernité, et enfermées dans « l’idéal de la femme domestiquée et privatisée, préoccupée par “l’amour” et la consommation et dépendante d’un homme “soutien de famille” » (Ibid. : 103).

Le travail de Mies doit être considéré comme faisant partie d’un effort scientifique plus large visant à jeter les bases d’une critique éco-féministe de la modernité capitaliste. Il convient de mentionner ici deux autres ouvrages novateurs : Ecological Revolutions (1989) de Carolyn Merchant et Caliban and the Witch (2004) de Silvia Federici. Le cadre des révolutions écologiques a constitué la contribution de Merchant à une approche écologique et féministe de l’histoire : il reste probablement l’étude qui met le plus clairement en lumière les implications écologiques de la modernité coloniale/hétéro-patriarcale/capitaliste. Dans Caliban and the Witch (2004), Federici a étudié en profondeur la manière dont, dans l’Europe du 17ème siècle, le corps féminin a été transformé « en un outil [social] permettant l’expansion de la main-d’œuvre, traité comme une machine à reproduire naturelle, fonctionnant selon des rythmes échappant au contrôle des femmes » (Federici, 2009 : 49). Selon Federici, cette nouvelle division sexuelle du travail a redéfini les femmes du prolétariat comme des ressources naturelles, une sorte de bien commun ouvert à l’appropriation, ou « enclosure », dans le but d’améliorer la productivité. Le patriarcat capitaliste a pu voir le jour en raison de l’enclosure parallèle des terres tandis que les femmes ont progressivement perdu l’accès aux moyens de subsistance et comme leur travail a été expulsé de la sphère du marché, elles sont devenues économiquement dépendantes des hommes. Avec un mouvement similaire à celui appliqué aux indigènes dans les colonies, les femmes ont été infra-humanisées dans le droit, asservies dans l’économie et soumises à la terreur génocidaire de la chasse aux sorcières. Selon Federici, avec la colonisation et la traite des esclaves, la guerre contre les femmes a constitué une étape importante dans l’émergence de l’Anthropocène, car elle a permis de fournir régulièrement une main-d’œuvre bon marché qui a permis l’industrialisation. Comme il s’agissait d’un processus généralisé concernant toutes les femmes (bien que sous des formes évidemment différentes), les féministes marxistes y voient une redéfinition de facto du sexe féminin en une classe – celle des travailleuses reproductrices.

Contribuant à ce corpus de pensée, l’éco-féministe marxiste Mary Mellor (1996) a formulé le concept de « forces de reproduction », c’est-à-dire le « travail sous-employé des femmes qui est incorporé dans le monde matériel des hommes tel que représenté dans le cadre théorique du matérialisme historique » (Mellor, 1996 : 257). Ce dernier, selon elle, devrait s’affranchir des limites artificielles du productivisme, par lequel « la vie des femmes devient théoriquement une catégorie résiduelle, la “sphère de la reproduction” » (Ibid. : 260), ce qui entraîne des impacts écologiques dévastateurs – tels que ceux enregistrés dans les « économies dirigées » (le socialisme d’état bureaucratique). Plutôt que d’être ignoré ou nié, le corps des femmes doit être compris comme la base matérielle sur laquelle des relations sociales spécifiques ont été imposées : « Les différences biologiques de sexe – écrit Mellor – ne déterminent pas le comportement humain ; elles sont les forces de reproduction qui doivent être prises en compte dans les relations de reproduction » (Ibid. : 261). Dans le même temps, le féminisme a permis aux femmes d’utiliser « leur position biologique/sociale dans la société (…) comme un point de vue spécifique qui leur permet de produire une vision alternative du monde, transcendant des frontières fallacieuses entre le naturel et le social » (Ibid. : 262). Cela a permis de voir la croissance économique moderne comme un processus par lequel certains humains se libèrent de la pénurie aux dépens d’autres humains et du monde non humain. Grâce à des luttes collectives, affirme-t-elle, « nous pouvons reconstruire notre monde social sur des principes égalitaires » tout en respectant l’autonomie de la nature et notre interdépendance avec elle (Ibid. : 263).

De ce point de vue théorique, les éco-féministes matérialistes ont plaidé pour une reconsidération approfondie de la valeur économique. Dans Globalization and its Terrors, par exemple, Teresa Brennan (2000, 2003) a revisité la théorie de la valeur de Marx, en soulignant comment « l’ajout de valeur à l’argent nécessite l’apport de nature vivante (humaine et non humaine) dans les produits et les services » (Charkiewicz, 2009 : 66) ; non seulement le travail, mais aussi la nature donnent plus qu’ils ne coûtent. Le capital transfère le coût de la reproduction du travail et de la nature à des tiers – les femmes, les sujets colonisés et racisés. Cela produit à la fois les corps malades et des territoires inhabitables où un travail supplémentaire est nécessaire pour son maintien. Des îles Marshall (De Ishtar, 2009) au delta du Niger (Turner et Brownhill, 2004), en passant par d’innombrables autres histoires, les activistes et les chercheurs éco-féministes ont souligné que la maladie et la mort dans l’Anthropocène ont été les effets d’un modèle de progrès hautement industrialisé/militarisé, dont les coûts ont été largement supportés par « les femmes, la nature et les colonies ». S’inscrivant dans cette perspective, Ariel Salleh a proposé le concept de « dette incarnée », c’est-à-dire celle « due au Nord et au Sud aux travailleuses reproductrices non rémunérées qui nous fournissent des valeurs et régénèrent les conditions de production, y compris la future main-d’œuvre du capitalisme » (Salleh, 2009 : 4-5). Selon elle, cette dette doit être considérée comme imbriquée à d’autres : la « dette sociale » due par les capitalistes pour la plus-value extraite des travailleurs par le biais du travail salarié et non salarié (par exemple, celui des esclaves) ; et la « dette écologique » due par les pays coloniaux aux pays colonisés « pour l’extraction directe des moyens naturels de production ou de subsistance des peuples non industriels » (Salleh, 2009 : 4-5). Cette approche, que Salleh désigne comme un matérialisme incarné, permet de développer une analyse éco-féministe matérialiste de l’Anthropocène : un récit qui voit la crise écologique comme découlant de l’interconnexion des trois formes de vol opérées par un système global d’exploitation.

La dette incorporée souligne le fait que l’agriculture et la cueillette de subsistance, ainsi que l’entretien de l’environnement urbain et rural, sont des formes de travail reproductif non (parfois rémunéré) qui complètent le travail domestique en garantissant les conditions de production. Nous pourrions qualifier ce travail de reproduction environnementale, c’est-à-dire le travail consistant à rendre la nature non humaine apte à la reproduction humaine tout en la protégeant de l’exploitation et en garantissant les conditions de la propre reproduction de la nature, pour les besoins des générations actuelles et futures. L’éco-féminisme matérialiste revendique que ce travail soit non marchand ou non-capitaliste, c’est-à-dire non orienté vers la valeur, mais régi par des principes de mise en commun et de justice. Sa distinction fondamentale par rapport à la modernisation éco-capitaliste consiste à s’appuyer sur le principe que Salleh appelle l’éco-suffisance (plutôt que l’éco-efficacité), c’est-à-dire une relation non extractive à la nature non humaine en tant que fournisseur des besoins humains plutôt que du profit. L’éco-suffisance, affirme-t-elle, est la véritable réponse à la dette climatique et écologique. Si elle s’accompagne d’une annulation de la dette financière et qu’elle est adoptée à l’échelle mondiale, elle impliquerait de mettre un terme à la poursuite de l’extraction dans les pays les plus pauvres et à leur éventuelle récupération de la dégradation écologique, en leur permettant de « garder le pétrole dans le sol » (comme l’ont revendiqué les amérindiens Yasunis de l’Equateur) et de développer une autonomie locale et la souveraineté des ressources. D’un point de vue féministe, Salleh affirme que la décroissance peut également signifier une libération des classes ouvrières industrielles du monde, celui d’un travail salarié sexué/sexué et racialisé piégé dans un système de productivisme et de consumérisme comme seule voie possible de satisfaction des besoins.

Dans cette optique, les éco-féministes matérialistes ont soutenu que, en tant que travailleuses reproductives, les femmes de la modernité capitaliste ont non seulement incarnées, mais également au cœur des contradictions écologiques, et cela à partir de leur position sociale : elles ont, comme le dit un dicton féministe, organisé la résistance depuis la table de la cuisine (Merchant 1996, 2005 ; Fakier et Cock, 2018). Ceci permet aussi de conceptualiser les acteurs d’alternatives qui s’inscrivent dans et contre la modernité capitaliste, et notamment autour d’une politique des communs. Les écoféministes matérialistes ont vu les femmes comme les premières défenseuses des biens communs, car celles-ci constituent la base matérielle du travail reproductif. Selon elles, la défense de l’accès commun et la préservation des environnements naturels et construits (sol, eau, forêts, pêcheries, mais aussi air, paysages et espaces urbains) a été une forme de résistance du travail contre la dépossession et les conditions dégradantes du travail reproductif. Ce faisant, de nombreuses femmes rurales et urbaines « ont été la principale force sociale s’opposant à une commercialisation complète de la nature, soutenant une utilisation non capitaliste de la terre et une agriculture orientée vers la subsistance » (Federici, 2009) ; cela explique pourquoi les femmes du monde entier ont été à l’avant-garde de l’agriculture urbaine, des actions d’arrachage et de plantation d’arbres, des mobilisations anti-nucléaires et anti-mines, de l’opposition aux mégaprojets destructeurs, à la privatisation de l’eau, aux décharges toxiques, et d’autres actions similaires (Gaard, 2011 ; Rocheleau et Nirmal 2015). Suivant Carolyn Merchant (1996) ont peut appeler cette agencivité le earthcare.

Nombreux sont ceux qui ont critiqué cette revendication pour son essentialisme, suscitant un débat « autour du lien inconfortable entre la nature, les soins aux autres et à l’environnement, et la relation sexe/genre » (Bauhardt, 2019) ; comme l’écrit Christine Bauhardt, il est important de se rappeler que « le problème est la pratique du travail de soin et non une essentialisation du corps féminin » (Ibid. : 27). Néanmoins, l’éco-féminisme matérialiste insiste également sur le fait que les femmes doivent être reconnues comme la grande majorité de la classe mondiale des reproducteurs et des soignants, à la fois historiquement et actuellement. Bien que les femmes soient évidemment traversées par d’autres différenciations sociales, un certain niveau de base de généralisation descriptive (et non normative) est nécessaire pour voir les femmes comme une grande majorité du prolétariat mondial, et comme une classe de travailleurs dont les corps et les capacités productives ont été domestiqués par le capital et les institutions capitalistes. Dans cette perspective, l’agencivité environnementale des femmes devient celle de sujets politiques qui reprennent le contrôle des moyens (et des conditions) de la re/production : leurs corps et l’environnement non humain. En d’autres termes, si le lien entre les femmes et la nature non humaine en tant que co-producteurs de la force de travail a été socialement construit par les relations capitalistes de reproduction, alors les luttes environnementales et reproductives des femmes doivent être considérées comme faisant partie de la lutte des classes globale.

Pour les éco-féministes socialistes, cela exige aussi de désavouer le paradigme de la croissance économique moderne, car ce dernier a subordonné la reproduction et l’écologie à la production, les considérant comme des moyens d’accumulation capitaliste. Cela peut même être considéré comme un principe de base de l’éco-féminisme matérialiste : comme le dit Mary Mellor (1996 : 256), « en séparant la production de la reproduction et de la nature, le capitalisme patriarcal a créé une sphère de « fausse»  liberté qui ignore les paramètres biologiques et écologiques » ; un socialisme véritablement écologique, soutiennent-elles, doit inverser cet ordre, en subordonnant la production à la reproduction et à l’écologie (Merchant, 2005). Face à la dimension catastrophique de la crise écologique actuelle, les récents développements de la théorie de la reproduction sociale et du mouvement féministe mondial indiquent des possibilités concrètes d’assumer cette perspective (Batthacharya, 2017 ; Arruzza, Batthacharya et Fraser, 2019 ; Fraser, 2014). La grève mondiale des femmes, par exemple, pourrait être considérée comme une lutte non seulement pour le travail domestique, mais aussi pour le travail de soin de la terre que la modernité industrielle capitaliste a externalisé sur les femmes et d’autres sujets contextualisés/féminisés, défiant ainsi la violence capitaliste/industrielle et militaire pour transformer radicalement les relations productives et reproductives.

L’éco-féminisme socialiste se configure comme un outil inestimable de subjectivation politique ; cependant, il ne doit pas être considéré comme une affirmation généralisée sur les femmes, mais plutôt comme une analyse critique des relations matérielles de re/production qui ont généré des réponses politiques spécifiques, et qui créent de nouvelles possibilités politiques dans le présent. La division sexuelle du travail coloniale/capitaliste, avec sa normativité féroce, a opprimé et continue d’opprimer trop de générations de femmes dans le monde pour être ignorée comme un puissant moteur de libération. Bien sûr, de nombreuses femmes ont souscrit au modèle maître de la modernité et du progrès, en adhérant au féminisme « lean-in » et à des modèles de consommation et des aspirations non critiques, ou en acceptant d’être femmes au foyer et de dépendre du salaire masculin. Comme tous les sujets historiques, les femmes font des choix, même si ceux-ci découlent de conditions qu’elles n’ont pas choisies. Il en va de même pour les travailleurs masculins que le matérialisme historique a traditionnellement considérés comme les fossoyeurs du capital. Comme l’a encore noté Mellor (1996), évoquer le travail reproductif et de son potentiel écologique n’est pas plus essentialiste que de parler du travail industriel et de son potentiel révolutionnaire : il s’agit plutôt de reconnaître les conditions historiquement déterminées dans lesquelles (la plupart) des femmes se situent dans la division globale du travail, de reconnaître les manières spécifiques dont le travail et le genre ont été amenés à se croiser dans la modernité capitaliste, tout en refusant de se conformer à des conceptions profondément ancrées du travail domestique et de subsistance comme improductif ou passif.

La fusion du matérialisme historique et de l’éco-féminisme nous amène à considérer l’Anthropocène du point de vue du travail reproductif, c’est-à-dire le travail consistant à soutenir la vie dans ses besoins matériels et immatériels. Par sa propre logique, le travail reproductif s’oppose au travail social abstrait et à tout ce qui objective et instrumentalise la vie à d’autres fins. La vie elle-même est le produit du travail reproductif (humain et non humain). En même temps, le capitalisme soumet ce travail à une marchandisation et à une objectivation croissantes : cela génère une contradiction dans la mesure où le travail reproductif devient directement ou indirectement incorporé dans le circuit de valeur argent-marchandise-argent. Le capitalisme diminue ou annihile ainsi les potentialités d’amélioration de la vie des forces de reproduction, les transformant en instruments d’accumulation. Ce processus épuise à la fois le travailleur et l’environnement, en leur soutirant plus de travail et d’énergie que nécessaire et en les laissant épuisés. Comme l’a dit Tithi Batthacharya (2019) : « La fabrication de la vie entre de plus en plus en conflit avec les impératifs de la recherche du profit ».

Conclusions

Si le modèle maître de la modernité est constitutif de la modernité capitaliste/industrielle, il ne coïncide pas entièrement avec elle. D’une part, le capitalisme a adopté ce modèle de rationalité en remodelant la notion de modernité comme la capacité d’extraire de la valeur du travail humain et non humain ; d’autre part, ses caractéristiques clés (ou une partie d’entre elles) peuvent également être trouvées dans des systèmes sociaux non capitalistes, c’est-à-dire non orientés vers la valeur. Le socialisme d’État tel qu’il a été construit dans le bloc soviétique et en Chine, ou certaines de ses versions postcoloniales en Afrique, en Amérique latine et en Asie du Sud-Est, ont conservé diverses combinaisons historiques de colonialité/racisme, d’hétéro-patriarcat/sexisme et/ou de suprématie humaine/spécisme. Des structures politico-économiques profondément enracinées, de l’échelle locale à l’échelle mondiale, vont à l’encontre de toute tentative de démantèlement du modèle maître de la modernité, de sorte qu’un contre-modèle maître reste à trouver dans les formations étatiques. Pourtant, c’est avec lui que résident nos meilleurs espoirs de justice climatique. Nous devons donc exercer une critique de contre-maîtrise par tous les moyens possibles pour cultiver des formes alternatives, multiples et durables de modernité.

Le dilemme éco-moderniste du socialisme ne peut être surmonté qu’en adoptant une vision de l’économie politique où toutes les formes de travail ont une valeur égale dans la mesure où elles soutiennent la vie. En montrant l’intersection du capitalisme avec le patriarcat, le racisme et le spécisme à l’échelle mondiale, l’éco-féminisme socialiste permet de voir la transition écologique comme une intersection de différentes luttes pour le « changement systémique ». Prendre cette vision au sérieux pourrait aider les organisations à se libérer de leur obsession héritée d’un fétichisme des forces de production et de la croissance du PIB – la version capitaliste/industrielle de la modernité – et à envisager une véritable révolution écologique.

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Stefania Barca est enseignante-chercheure à l’université de Santiago de Compostella (Espagne) //contact:  sbarca68@gmail.com

Article publié en anglais sur le site de Polen Ekoloji  et en portugais  sur le site de la revue E-cadernos  Publié en français sous le titre «L’écoféminisme socialiste et la crise écologique mondiale» par la revue EcoRev’ n°49, pp. 126-138 

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Entretien avec Kōhei Saitō: Le Capital dans l’Anthropocène (Hitoshinsei no ‘Shihonron’)

Nous republions un long entretien avec Kōhei Saitō réalisé le 12 janvier 2023 par Emilie Letouzey et Jean-Michel Hupé de l’Atelier d’Écologie Politique . En remerciant vivement Emilie Letouze,  Jean-Michel Hupé et la rédaction de Terrestres.org pour l’autorisation de cette republication.

Lorsqu’en 1867 Marx publie à Hambourg le livre I du Capital, cinq longues années sont nécessaires pour écouler le tirage de 1 000 exemplaires. Cent-cinquante ans plus tard, un universitaire japonais publie « Le Capital dans l’Anthropocène » qui se vend à 500 000 exemplaires en quelques mois… Kōhei Saitō y propose une relecture écologiste du philosophe allemand, alliant décroissance et communisme. Le « redoutable missile » que Marx croyait avoir « lancé à la tête de la bourgeoisie » vient-il d’être à nouveau mis en orbite depuis le Japon ? Éléments de réponse dans cet entretien avec l’auteur.  Kōhei Saitō

En 2020, l’universitaire Japonais Kōhei Saitō, spécialiste de Karl Marx, publie Le Capital dans l’Anthropocène  (Hitoshinsei no ‘Shihonron’), un essai dense et radical sur la catastrophe en cours et à venir, véritable manuel d’écologie politique. Succès inattendu, le livre se vend à un demi-million d’exemplaires. Saitō est invité partout et débat volontiers dans les journaux, à la télévision ou sur les réseaux sociaux. Dans un langage clair et concis, il expose sa position anticapitaliste et assume un engagement citoyen peu commun pour un chercheur au Japon.

Au centre de son analyse : Marx, dont Saitō a décortiqué les carnets tardifs, dans lesquels il voit une inflexion majeure de la pensée de l’auteur du Capital par rapport à l’environnement. Un Marx écologiste avant l’heure, tel que dépeint par les éco-socialistes ? Oui, mais l’analyse de Saitō va plus loin puisqu’il place la décroissance au centre de son propos. Car en plus d’avoir fait ses classes parmi les éco-socialistes, Saitō s’inscrit dans le renouveau de la pensée décroissante, parfois appelé « la voie catalane1 ». Au Japon, qui vit dans la nostalgie de la Haute croissance (1955-1973) et a pour programme gouvernemental le « Nouveau capitalisme » (Atarashii shihonshugi), il est peu dire que cela ne va pas de soi.

Que contient donc ce livre à succès, dont une version anglaise remaniée, plus académique, est parue en février 20232 ? Saitō y dresse le constat du désastre social et écologique du capitalisme, expliquant les mécanismes d’externalisation d’une charge devenue monumentale sur les humains et la nature. Démontant le solutionnisme technologique et réfutant le Green New Deal, il esquisse quatre scénarios possibles pour le futur : fascisme climatique, maoïsme climatique, barbarie, et un quatrième scénario d’abord nommé « X » et dévoilé plus avant, au terme d’une partie centrale sur la question des communs. Ce scénario, qui constitue la proposition centrale de l’ouvrage, c’est le communisme décroissant – seul à même, selon Saitō, de parer au pire et d’assurer équité, justice et abondance. « Pour ne pas terminer l’Histoire », il appelle enfin à la mobilisation, même minoritaire.

Le Capital dans l’anthropocène recourt donc à Marx pour lutter contre la catastrophe socio-climatique en cours ; de la même manière, Le Capital depuis zéro, dernier ouvrage de Saitō sorti au Japon en janvier 20233, utilise Le Capital pour parler aux gens de leurs problèmes au travail, de la précarité au Japon ou des raisons qui nous poussent à consommer sans relâche. Une posture qui peut sembler paradoxale puisque la spécificité de Saitō est de s’appuyer sur ce qui n’est justement pas dans Le Capital4, et qui lui vaut d’être en désaccord avec de nombreux marxistes.

Dans son bureau de l’université de Tōkyō avec vue sur le mont Fuji, Kōhei Saitō revient sur le succès du Capital dans l’anthropocène et nous explique comment il dépasse l’apparente contradiction entre décroissance et communisme : en partant des communs, tout simplement.

Terrestres : Dans votre livre Le Capital dans l’Anthropocène vous défendez le communisme décroissant comme solution politique (voire civilisationnelle) à l’effondrement prochain des sociétés et de la vie dans l’Anthropocène. Votre proposition converge avec les tendances récentes du mouvement de la décroissance, mais elle est originale pour au moins trois raisons. La première est que vous êtes un spécialiste de Marx ; la deuxième est que vous poussez clairement la décroissance vers la gauche en remettant la notion de communisme au goût du jour ; la troisième est que vous écrivez depuis le Japon, où vous rencontrez un succès important. Le terme « décroissance » est déjà considéré comme une provocation volontaire, celui de « communisme » ressemble à une provocation supplémentaire. Comment les définissez-vous ?

Kōhei Saitō : En effet, la décroissance et le communisme ont tous deux une très mauvaise image, et ces termes peuvent être compris de différentes façons. Je les combine intentionnellement car j’espère que le négatif multiplié par le négatif sera quelque chose de positif qui ouvrira une nouvelle façon de penser. Mais mon point de départ était relativement simple. La décroissance est incompatible avec le capitalisme car, par définition, le capitalisme est un système de valorisation constante du capital : le capital s’accroît lui-même à l’infini. Dans le monde d’aujourd’hui, cela est représenté par l’augmentation du PIB et la croissance économique comme impératif principal de notre société. Donc si nous prônons la décroissance, nous devons être anticapitalistes : la décroissance sous le capitalisme est impossible, ce sont deux choses qui sont tout simplement incompatibles.

« La décroissance est incompatible avec le capitalisme car, par définition, le capitalisme est un système de valorisation constante du capital. » (Saitō Kōhei)

C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai pensé que mon parcours de spécialiste du marxisme serait en quelque sorte utile. D’une part parce que je pense que le marxisme, ou Marx en tant que philosophe, est l’un des rares penseurs qui analyse de manière très critique et systématique le mode de production capitaliste. D’autre part parce que des gens qui appellent à la décroissance, comme Serge Latouche – qui est célèbre même au Japon, puisque trois ou quatre de ses livres sont traduits en japonais – plaident pour une troisième voie par rapport au capitalisme et au socialisme. Latouche n’a jamais dit clairement que, pour sa proposition de décroissance, il serait nécessaire que le socialisme surmonte le capitalisme. C’est pourquoi j’étais un peu méfiant à propos de la décroissance alors que je connaissais le concept depuis longtemps. De même au Japon, Yoshinori Hiroi 広井良典 ou Keishi Saeki 佐伯啓思 sont connus pour avoir utilisé le concept de décroissance, mais ils n’ont jamais dit que l’alternative serait le socialisme ou le communisme. En raison de l’expérience du passé, ils hésitent à utiliser ces termes ou même à revenir à Marx.

Mon approche est différente. Ma génération aussi est différente. Je suis né en 1987 : quand j’ai grandi, l’Union Soviétique avait déjà disparu et je n’ai pas eu ces mauvaises expériences avec le parti communiste. Mais cela ne veut pas dire que je veux revenir au communisme soviétique ou au socialisme à la chinoise. Quand j’utilise Marx, je travaille à partir de divers carnets non publiés dans le cadre du « projet MEGA5 », où nous découvrons beaucoup de nouvelles idées. L’une de ces idées est que Marx était un penseur très écologique, et j’ai découvert que sa critique écologique du capitalisme pouvait être très utile.

« Dans le sillage de Marx, je redéfinis le communisme comme une forme d’association et non un capitalisme d’État bureaucratique. » (Saitō Kōhei)

Par exemple, Marx n’a pas plaidé pour une planification hiérarchique de la société à la soviétique : il met en avant le concept d’association, qui est beaucoup plus du genre bottom-up. Je me suis basé sur ce type de compréhension très largement partagée parmi les marxistes japonais, qui ont montré que la vision du socialisme de Marx est très différente de celle de l’Union Soviétique6. L’Union Soviétique est souvent caractérisée comme un capitalisme d’État – et je suis d’accord avec cela. Ce que j’essaie donc de faire, c’est de redéfinir le communisme comme une forme d’association et non un capitalisme d’État bureaucratique. Il s’agit plutôt de la façon dont diverses formes d’associations gèrent les communs de manière démocratique.

Ma définition du communisme est donc très simple : le communisme est une société basée sur les communs. Le capitalisme a détruit les communs avec l’accumulation primitive, la marchandisation7 des terres, de l’eau et de tout le reste. C’est un système dominé par la logique de la marchandisation. Ma vision du communisme est la négation de la négation des communs : nous pouvons dé-marchandiser les services de transport public, le logement public, tout ce que vous voulez, mais nous pouvons aussi les gérer d’une manière plus démocratique – pas à la façon de quelques bureaucrates qui régulent et contrôlent tout. Nous pouvons avoir un système de gestion plus bottom-up.

J’accepte généralement ce que les adeptes de la décroissance disent, mais j’essaie de combiner deux courants dans le « communisme décroissant ». Je pense même que, à la fin de sa vie dans les années 1880, Marx avait de la sympathie pour ce genre d’idée que j’appelle communisme décroissant.

Il y a quelque chose qui n’apparaît pas dans les traductions, c’est qu’en japonais vous écrivez komyunizumu (コミュニズム) et non kyōsanshugi (共産主義, qui signifie « communisme »). Vous avez aussi mentionné le terme komonizumu (コモニズム, « commonisme ») : est-ce un terme que vous utilisez également ?

Au Japon en effet, « communisme » écrit avec les caractères chinois 共産主義 est généralement associé à l’Union Soviétique, à la Chine, ou au parti communiste japonais. C’est donc intentionnellement que j’utilise le terme komyunizumu コミュニズム pour différencier ma compréhension du terme conventionnel. Mais comme il y a des gens qui ne saisissent pas la nuance, j’ai dit dans une interview que « la société basée sur les communs est le communisme, donc on pourrait même dire commonisme ». Ce terme est en fait proche de ce que je veux exprimer.

Le communisme est généralement associé à la notion de révolution, qui n’est pas mentionnée dans votre livre. Dès lors, quel est le processus pour aller vers ce communisme décroissant si ce n’est pas la révolution ? Comment voyez-vous cette transition ?

C’est une question très importante. Ma vision du communisme est très différente de la révolution prolétarienne, de la dictature du prolétariat et de ce genre de choses. Ce que j’essaie de défendre, c’est l’expansion graduelle des communs.

Le capitalisme est le processus d’expansion constante de la marchandisation de tout. Le processus à suivre devrait donc être la démarchandisation progressive de ce qui a été marchandisé. Cela me semble plus réaliste et plus proche de ce à quoi Marx pensait, surtout dans ses dernières années. Par exemple, si vous lisez le volume 1 du Capital, il explique pourquoi la réduction de la journée de travail est une stratégie très importante pour le mouvement ouvrier. Ce n’est pas révolutionnaire, d’accord, car ce n’est pas en raccourcissant la journée de travail que nous détruirons le capitalisme. Mais Marx pense que c’est une condition préalable. Parce que lorsque les travailleurs et travailleuses travaillent douze heures par jour, ils et elles n’ont pas de temps pour les mouvements sociaux ou pour étudier. Regardez les travailleurs et travailleuses japonaises, qui travaillent tellement qu’ils et elles sont épuisé·es et ne font rien d’autre que regarder Youtube. Je pense donc qu’il est essentiel de raccourcir la journée de travail.

« Contre l’expansion constante de la marchandisation, le processus vers le communisme devrait être la démarchandisation progressive de ce qui a été marchandisé. » (Saitō Kōhei)

De même, il est très important que les gens ne dépendent pas autant des échanges monétaires et marchands. L’État-providence en Europe occidentale me paraît donc plus proche de la vision du socialisme de Marx que l’Union Soviétique. Parce que l’Europe occidentale a démarchandisé l’éducation, une partie du secteur médical et des soins, et même du logement8. Parce que les gens peuvent vivre – ou du moins peuvent sentir qu’ils peuvent vivre – sans dépendre entièrement du travail salarié, ils ont plus de liberté pour s’engager dans d’autres activités non commerciales, non capitalistes. Il peut s’agir d’art, d’activités culturelles, de sport, d’activités politiques, de n’importe quoi. Au Japon, il n’y a pas beaucoup d’endroits où les gens peuvent se réunir sans payer, alors nous allons toujours à l’izakaya9 pour nous réunir – cela reste une activité très marchandisée, je trouve.

Plus nous arriverons à étendre les communs, plus nous aurons de liberté, plus nous aurons d’espaces pour des activités non-capitalistes ou même anticapitalistes. Et cela changera notre façon de penser et notre comportement, ce qui aidera à construire un mouvement social plus large et plus radical. Je pense que ce processus va s’étendre, s’étendre, s’étendre, et qu’il y aura un moment où la logique de cette valorisation constante du capital ne sera plus la force organisatrice centrale ou principale de la société.

Donc, ce n’est pas du communisme pur : ma définition est très différente dans le sens où j’admets que les échanges monétaires et marchands peuvent encore exister dans une société future, mais de façon limitée. Il s’agit d’un autre type de société.

Les deux ouvrages de Kōhei Saitō dans une librairie : « Le Capital dans l’anthropocène » et « Le Capital depuis zéro ». La recommandation des libraires dit : « Tout le monde connait Le Capital, mais à cause de sa difficulté et de sa longueur, personne ne parvient vraiment à poursuivre la lecture…Mais Kōhei Saitō vient renverser cet état de fait ! Avec son approche depuis le point de vue du “métabolisme”, il explique avec soin l’essence du capitalisme et sa signification actuelle…»

Votre proposition pour étendre les communs semble très proche de ce que la communauté de la décroissance10 appelle des « réformes non réformistes ». En ce sens, « commonisme » serait moins ambigu en Europe que « communisme ». Mais, d’un autre côté, vous appelez de vos vœux une alliance rouge-verte, et parler de « communisme » est clairement un appel à la gauche. Avec les traductions de vos livres, qu’attendez-vous de la gauche en Europe, où la gauche et les syndicats sont encore très attachés à la croissance, au pacte fordiste, etc. ? L’utilisation du terme communisme est-elle une tentative pour construire une stratégie de contre-hégémonie à la croissance en favorisant une alliance rouge-verte ?

Oui, le premier point est très important : j’ai été influencé par Joachim Hirsch, le marxiste allemand, qui prône quelque chose de similaire : le « réformisme radical ». C’est une réforme, mais c’est radical parce que nous voulons aller au-delà du capitalisme.

Le deuxième point concernant l’alliance rouge et verte est aussi très important. Ce que j’essaie de faire en mettant en avant ce concept de communisme, c’est de souligner que nous devons aspirer à un post-capitalisme. Les adeptes de la décroissance ont parfois été ambivalents sur ce point. Cela a changé récemment, avec par exemple Jason Hickel et d’autres, plus anticapitalistes, mais dans la génération de Serge Latouche et même André Gorz, les concepts de socialisme et de communisme n’étaient pas mis en avant.

« Alors que j’adhérais partiellement au Green New Deal, j’ai changé d’avis il y a trois ans : la décroissance est la seule solution. » (Saitō Kōhei)

En même temps, je suis un universitaire marxiste et je veux donc aussi influencer mes amis éco-marxistes comme John Bellamy Foster ou Paul Burkett. Michael Löwy, dont je suis proche, a souvent dit par le passé que la décroissance était une mauvaise stratégie politique – même Foster n’a jamais vraiment dit que nous avions besoin de la décroissance ou d’une économie stationnaire. Je voulais les faire changer d’avis. Je pense qu’ils sont toujours prisonniers d’une vieille façon de penser, sans doute parce que le marxisme est favorable aux technologies, et aussi parce qu’ils considèrent que l’idée de décroissance n’est pas une idée attractive pour la classe ouvrière et ne deviendra jamais une force politique de contre-hégémonie.

Mais la situation a changé, la crise climatique s’aggrave vraiment. J’ai d’ailleurs moi-même évolué – surtout après Greta Thunberg, que beaucoup de gens ont soutenu, notamment les jeunes. Alors que j’adhérais partiellement au Green New Deal, j’ai changé d’avis il y a trois ans : la décroissance est la seule solution.

Ainsi, dans mon premier livre11, j’ai essayé de surmonter le clivage entre verts et rouges. Dans mon deuxième livre12, j’essaie de surmonter l’antagonisme entre le marxisme et la décroissance.

Est-ce que ça marche ? Est-ce que les marxistes évoluent vers la décroissance ? Et qu’en est-il du parti communiste, qui est encore assez fort au Japon ?

Le parti communiste ignore mon travail. Tout en profitant du succès de mon livre puisque les gens parlent de Marx. Il prône la croissance et continue d’affirmer que la décroissance est irréaliste. Quant aux marxistes japonais, des hommes âgés pour la plupart, ils ne comprennent pas la gravité de la crise climatique, il est donc très difficile de dialoguer.

Mais si vous regardez en dehors du Japon, l’année dernière, Michael Löwy a écrit un article14 avec Giorgos Kallis dans la Monthly Review où il appelle explicitement à une décroissance éco-socialiste13. C’est un très grand changement. Je lui ai demandé : « Vous avez changé de position ? », il a répondu : « Oui ». Et le fait que la Monthly Review publie cet article signifie que Foster14 change aussi de position. Il a lu mes interviews et il apprécie ma proposition de communisme décroissant. Foster prend donc aussi clairement position pour la décroissance.

La stratégie de la décroissance en Europe, telle que développée notamment à Barcelone par Giorgos Kallis et d’autres, a beaucoup plus appelé à des alliances avec l’éco-féminisme qu’avec le communisme. Nous n’avons pas vu beaucoup de références à l’écoféminisme dans votre livre. Est-ce un choix conscient de votre part de ne pas le faire ?

Je pense que c’est l’une des faiblesses centrales de ce livre (Le Capital dans l’anthropocène) parce que je me suis concentré sur ma nouvelle interprétation de Marx. Je suis également un universitaire homme et j’ai un peu hésité à mettre en avant l’éco-féminisme comme pilier central de mon argumentation. Mais j’aurais quand même dû intégrer davantage ce type d’argument dans mon livre. Dans Marx in the Anthropocene : Towards the Idea of Degrowth Communism (2023), je fais intervenir des autrices comme Stefania Barca, Ariel Salleh, Sylvia Federici et d’autres15. Mais ce que je voulais établir, c’est une interprétation entièrement nouvelle du Marx tardif, qui est ma spécialité, et c’est ce que je peux apporter de plus à la division entre le marxisme et la décroissance.

« Par opposition au socialisme d’État du XXe siècle, le communisme du XXIe siècle devrait être anarchiste, l’utopie que nous recherchons devrait être anarchiste. » (Kōhei Saitō)

Vous ne mentionnez également l’anarchisme qu’une seule fois, pour l’écarter, alors que vous parlez beaucoup des expériences actuelles à Barcelone. L’anarchisme espagnol qui a culminé à Barcelone dans les années 30 et toutes les initiatives d’organisation horizontale et d’autonomie qui en sont issues sont en fait très similaires à ce que vous décrivez à travers le communisme décroissant. Vous citez également David Graeber. L’anarchisme n’est-il donc pas pertinent pour vous, d’une manière ou d’une autre ?

En fait, je viens d’écrire un nouveau livre (en japonais) dans lequel il y a un chapitre sur la Commune de Paris, et j’y écris dans un sens clairement positif que la position du Marx tardif est en fait un « communisme anarchiste » (anākisuto-komyunizumu). Par opposition au communisme ou au socialisme du XXe siècle, c’est-à-dire le socialisme d’État, je soutiens que le socialisme ou le communisme du XXIe siècle devrait être anarchiste, que l’utopie que nous recherchons devrait être anarchiste. Et c’est très proche de ce que Marx préconisait pendant la guerre civile en France dans son analyse de la Commune de Paris.

Et pas seulement de Marx, mais aussi de gens comme Peter Kropotkine, Élisée Reclus et William Morris. Ces auteurs sont également favorables à un post-capitalisme de type décroissance. Mais ils ont été marginalisés au XXème siècle et le récit du socialisme est devenu le marxisme-léninisme, centré sur l’État et sur le développement constant des technologies et de la bureaucratie. C’est totalement à l’opposé de ce qui était tout à fait central au XIXème siècle. Il y a donc eu une déformation du socialisme et du communisme à cause de l’Union Soviétique. Nous devons redécouvrir ce qui a été perdu, dont cette idée de communisme décroissant.

Vous avez eu beaucoup de succès au Japon avec des concepts a priori peu populaires. Comment expliquez-vous ce succès japonais ? Vous mentionnez souvent le jeune public comme une des clés de ce succès, mais avez-vous été lu également par des précaires ou par les milieux d’affaires ?

Oui, beaucoup par les milieux d’affaires ! La première phrase, qui dit que les Objectifs du Développement Durable (ODD) sont le nouvel opium du peuple, a été assez populaire parce qu’au Japon tout le monde parle des ODD : les gens portent des badges « ODD » sans savoir ce que cela signifie. Je pense que mon livre est devenu quelque chose que les milieux d’affaires doivent connaître, mais je ne suis pas sûr qu’ils comprennent vraiment ce que signifie le communisme décroissant, et je ne pense pas qu’ils soient d’accord.

Mon livre se compose de deux parties. La première partie est sur les limites du capitalisme, qui est incapable de résoudre la crise climatique. Je pense que les gens ont lu attentivement cette partie. Mais en ce qui concerne la deuxième partie, sur la solution, ils ne sont pas d’accord. Dans d’autres pays comme l’Amérique avec la génération Z, ou dans la mouvance de Greta Thunberg, la jeune génération a davantage de sympathie envers les idées socialistes. Des mouvements radicaux émergent. Je dis toujours aux hommes d’affaires16 : « Vous allez travailler avec ces jeunes générations pendant les dix ou vingt prochaines années, alors vous devriez savoir quelles sont les tendances générales dans les autres pays. » Alors ils s’intéressent à mes idées sur le socialisme et le communisme, ainsi qu’à la discussion générale sur la décroissance à l’ère de la crise climatique. J’ai l’impression que ça marche.

Et quelle est la réception par les travailleurs et travailleuses précaires ? Sachant qu’il y a eu une forte augmentation de la précarité et de la pauvreté au Japon au cours des trente dernières années ?

Il y a en effet une génération un peu plus âgée que moi qu’on appelle la « génération de l’âge de glace de l’emploi17 » qui était étudiante à l’université au début des années 1990 quand la bulle japonaise a éclaté et qui n’a pas pu trouver d’emploi. Aujourd’hui encore, cette génération précaire est souvent très pauvre. Son avis est que la stagnation de l’économie japonaise est due à l’austérité. Elle plaide donc en faveur d’une augmentation des dépenses gouvernementales, de l’« assouplissement quantitatif » suivant la Théorie Monétaire Moderne18, afin que l’économie japonaise croisse davantage, qu’il y ait plus d’emplois, que les salaires augmentent. Donc, souvent, les précaires n’aiment pas mes idées, ni l’idée de décroissance.

Il existe un clivage malheureux dont la cause profonde est le capitalisme. Au Japon, il y a ce groupe appelé Hankinshukuha, « groupe anti-austérité », qui combat la décroissance. Ce groupe soutient que le Green New Deal est important, qu’il faut plus d’emplois verts, et que le capitalisme est bien alors que la décroissance va créer plus de pauvreté, de chômage : « le communisme de Saitō est trop extrême ». Je suis critiqué par des figures populaires parmi les travailleurs et travailleuses précaires, comme le parti populiste de gauche Reiwa shinsen-gumi de l’acteur devenu politicien Tarō Yamamoto 山本太郎.

Vous débattez volontiers avec des adeptes du capitalisme, qui peuvent admettre que le capitalisme est peut-être allé trop loin mais qui pensent que nous pouvons le réformer et que tout ira bien. Vous vivez également dans le pays du « Nouveau Capitalisme », nom du programme gouvernemental actuel. Qu’en est-il de cette tendance réformiste ?

Je pense que le « Nouveau Capitalisme » (Atarashii shihonshugi) du premier ministre Kishida a été partiellement influencé par le succès de mon livre, où je critique le capitalisme. À l’époque, les journaux et magazines économiques en parlaient et j’ai été beaucoup lu dans les milieux politiques, y compris au Parti Libéral Démocrate [droite nationaliste, NDLR] au pouvoir. Le ministre de l’environnement, Shinjirō Koizumi (qui est le fils de Junichirō Koizumi19 ) a même été interpellé lors d’une discussion au parlement : « Avez-vous lu le livre de Saitō ? Il critique la politique actuelle et dit que l’économie verte n’est pas possible ! ». Le « Nouveau Capitalisme » de Kishida est donc une sorte de réponse.

Une réponse de type Greenwashing ?

Oui, mais intéressante.

En tant que contre-hégémonie ?

Oui. Mais il n’y a eu aucun changement substantiel depuis que cette politique a été lancée il y a deux ans. L’idée de redistribution de Kishida a disparu, il ne parle plus de corriger l’inégalité des richesses. À la place, il nous recommande d’investir dans le marché boursier ! C’est devenu le contraire, c’est devenu un non-sens.

Lorsque je discute de ce type de tentative de réforme du capitalisme, mon principal argument est simple : lorsque l’économie se développe, historiquement, l’utilisation de l’énergie et des ressources augmente également. Donc, à moins que ce découplage entre la croissance économique et l’utilisation des ressources et de l’énergie ne devienne possible, si nous essayons de continuer à croître, cela conduira à un désastre écologique – or ce découplage n’a pas lieu.

Nous devons donc renoncer à la croissance économique : cela ne signifie pas que nous devons vivre dans la pauvreté, n’est-ce pas ? Je ne dis pas que nous devrions réduire l’éducation, les transports publics ou les services médicaux. Je dis simplement que nous n’avons pas besoin d’autant de supérettes, de McDonald’s ou de gyūdon20, ou de fast fashion Uniclo ou Muji, ces choses peuvent être réduites sans réduire notre bien-être social. Nous vivons dans une société de production et de consommation excessive.

Dans Le Capital dans l’Anthropocène, vous mentionnez souvent que nous avons un mode de vie impérial. Dans la première partie de votre livre, on voit que le Japon est très dépendant et vulnérable, et peut s’effondrer très facilement s’il y a une crise majeure (par exemple la majorité de la nourriture est importée). De même qu’avec la guerre en Ukraine, les gens en Europe ont soudain réalisé à quel point nous sommes dépendants de l’économie mondiale. Avez-vous réussi à faire prendre conscience de cette vulnérabilité ?

Ce qui s’est passé au Japon après le déclenchement de la guerre en Ukraine est plutôt réactionnaire. Les gens se sont focalisés sur des réalités économiques à court terme, par exemple comment obtenir plus de gaz ou plus de pétrole, et nous parlons maintenant de prolonger l’utilisation des centrales nucléaires – qui ont maintenant 40 ans mais que nous essayons de prolonger à 60 ans. Beaucoup attribuent l’inflation à la guerre ou à l’énergie verte, et réclament davantage d’énergie nucléaire ou de charbon.

Les gens ont tendance à oublier la crise à long terme du changement climatique. Bien sûr, certaines et certains – dont je fais partie – disent que c’est un problème et que nous devons avoir une plus grande autosuffisance énergétique et alimentaire parce que nous sommes trop dépendants de la Chine, de la Russie et d’autres pays, et que si quelque chose arrive avec la Chine, nous serons toutes et tous morts. Mais je pense que l’opinion publique générale penche plutôt de nouveau vers le nucléaire et estime que nous avons besoin d’autres moyens pour obtenir de l’énergie et la sécurité alimentaire.

Vous employez dans votre livre une expression très forte : l’« état de barbarie » (yaban jōtai), qui en japonais renvoie à une image horrible de ce que le changement climatique peut produire si nous ne faisons rien. Cette image a-t-elle choqué les gens ?

J’utilise ce terme pour que les gens se rendent compte de la gravité de cette crise. Vous êtes au Japon depuis un certain temps : vous avez vu que l’intérêt général pour la crise climatique est très faible. Il n’y a pas de parti vert, nous n’avons pas de discussion sérieuse sur le Green New Deal, des entreprises comme Toyota ne fabriquent même pas de voitures électriques, Kishida parle de centrales à charbon de haute technologie… Ce retard est choquant, même pour moi !

Suite à la popularité de mon livre, je pensais que les gens s’intéresseraient davantage à la crise climatique. C’est tout l’intérêt d’écrire ce genre de livre grand public. Mais dans la société japonaise, la crise climatique est marginalisée. C’est très différent de la France, de l’Allemagne, des États-Unis. Je ne comprends pas et j’ai besoin de trouver une explication !

Parmi les collègues avec lesquel·les j’en parle, personne n’en a. Certain·es disent que c’est parce que le Japon a beaucoup de catastrophes naturelles, comme des tremblements de terre, et que les Japonais·es penseraient donc que la nature est quelque chose que nous ne pouvons pas contrôler. Ils ou elles considéreraient le changement climatique comme quelque chose auquel il faut s’adapter, et non pas contre lequel lutter. Au contraire, les Européen·nes penseraient que l’être humain peut dominer la nature : très contrariés que la nature se révolte, ils et elles essaient de faire quelque chose. Mais c’est une explication très culturelle. En tant que marxiste, je recherche des explications plus socio-économiques. Mais je n’en ai pas encore trouvé.

Vous faites un travail théorique, mais vous participez aussi à des manifestations. Quelle est votre position en tant que chercheur, et surtout en tant que penseur radical ?

Le Japon est une société plutôt conservatrice. Ainsi, simplement participer à une manifestation est considéré comme quelque chose de très dangereux. Beaucoup de gens détestent ce genre d’activités, et même s’ils sont intéressés, ils ne participent pas parce qu’ils ont peur d’être considérés comme des fous furieux. En tant que professeur qui enseigne à l’université j’ai davantage de liberté de m’exprimer en public. Je considère cela comme une sorte de responsabilité sociale que je dois toujours assumer. C’est pourquoi je vais aux manifestations et aux rassemblements chaque fois que je le peux. En même temps, je ressens souvent les limites d’une approche purement théorique : je pourrais me contenter de lire les carnets de Marx dans ce bureau, mais cela ne créera pas une théorie utile au monde d’aujourd’hui !

Je pense que le changement émerge vraiment des pratiques, des mouvements sociaux. C’est pourquoi j’ai écrit un autre livre pour lequel je me suis rendu dans de nombreux endroits au Japon et j’ai essayé d’apprendre des actions locales ou des activistes LGBTQ, par exemple. Comme vous l’avez remarqué, mon approche manque de perspective éco-féministe, notamment. Bien sûr, je peux apprendre en lisant des livres écrits par des universitaires féministes, mais je dois aussi me rendre dans les endroits où les problèmes se posent, où les gens manifestent et protestent, où je peux en apprendre davantage. Je suis souvent en position d’enseigner, et les occasions d’apprendre se font de plus en plus rares. Alors qu’il y a tant de choses que je dois apprendre sur le féminisme, l’anti-impérialisme… Je suis un universitaire masculin vivant à Tokyo, plutôt aisé. En tant que membre privilégié de la société, j’ai besoin d’autres perspectives.

SOUTENIR TERRESTRES

Notes

  1. Emanuele Leonardi, Décroissance et marxisme : la voie catalaneTerrestres, 6 janvier 2021. Voir également : Timothée Parrique et Giorgos Kallis, La décroissance : le socialisme sans la croissance,Terrestres, 18 février 2021 ; Giorgos Kallis et Giacomo d’Alisa, La Décroissance et l’État : une approcheGramscienne, Terrestres, 31 mai 2022. Kōhei Saitō est d’ailleurs invité comme keynote speaker à la conférence internationale sur la décroissance à Zagreb fin août 2023.[]
  2. Version anglaise numérique (version papier prévue en avril) dont Romaric Godin a récemment rendu compte sur Mediapart ; quant à la version espagnole du « Capitaldans l’anthropocène » (« El Capital en la era del Antropoceno », Sine qua non, 2022), il s’agit d’une traduction littérale.[]
  3. « Zero kara no Shihonron» (NHK editions), également un succès avec 150 000 exemplaires vendus en deux mois.[]
  4. Voir Kōhei Saitō, La nature contre le capital. L’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital(Syllepse, 2021), une analyse à la lumière des carnets de notes du Marx tardif portant notamment sur les sciences naturelles et l’agriculture, jusque-là peu étudiés. Comme bien résumé par  Romaric Godin (cit.), les livres II et III du Capital ont  été publiés par Engels à partir des notes de Marx, mais Engels  n’avait pas suivi l’évolution de la pensée de Marx. Si Marx  n’a pas achevé l’écriture du Capital, suggère Saitō,  c’est que ses nouvelles connaissances et idées ne lui permettaient plus d’arriver à une synthèse cohérente.[]
  5. La Marx-Engels-Gesamtausgabe(MEGA) est la collection  académique et critique de tous les écrits de Karl Marx et  Friedrich Engels, comprenant aujourd’hui 65 volumes, sur 114 prévus. (https://marxforschung.de/mega%C2%B2/).[]
  6. Saitō précise : « Par exemple Teinosuke Ōtani 大谷禎之介, célèbre pour la théorie des associations de Marx, Minoru Tabata 田畑稔 ou Ryūji Sasaki 佐々木隆治. »[]
  7. Le terme anglais est « commodification », parfois utilisé tel quel en français.[]
  8. Cette défense de l’État-providence européen peut sembler étonnante à un lecteur ou une lectrice européenne après plusieurs décennies de détricotage néolibéral. Ce qu’il en reste aujourd’hui est cependant encore incomparable à la situation au Japon. A noter que Saitō n’appelle pas pour autant à un retour d’un État fort, soit-il « providence », puisqu’à la suite de Marx il met en avant la notion d’association, et il reconnaît plus loin être proche des conceptions anarchistes. L’argument ici est l’importance d’avoir du temps et de la liberté hors des relations marchandes.[]
  9. Sorte de bar-restaurant.[]
  10. Pour une très bonne synthèse des discussions actuelles au sein de cette communauté, voir Matthias Schmelzer, Andrea Vetter et Aaron Vansintjan (2022), The Future is Degrowth : A Guide to a World beyond Capitalism, Londres, Verso ou Timothée Parrique (2022), Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance, Paris, Seuil.[]
  11. Kōhei Saitō (2017), Karl Marx’s Ecosocialism: Capital, Nature, and the Unfinished Critique of Political Economy, New York, Monthly Review Press.[]
  12. Kōhei Saitō (avril 2023), Marx in the Anthropocene. Towards the Idea of Degrowth Communism, Cambridge, Cambridge University Press.[
  13. Michael Löwy, Bengi Akbulut, Sabrina Fernandes, Giorgos Kallis, Pour une décroissance écosocialiste,Terrestres, 6 octobre 2022.[]
  14. John Bellamy Foster est le rédacteur en chef de ce journal marxiste.[]
  15. Saitō reprend par exemple les arguments de Stefania Barca critiques des narratifs de l’Anthropocène, qui négligent le rôle spécifique du capitalisme dans l’exploitation continue des forces de reproduction et du travail non payé « des femmes, des paysans, des esclaves et des populations indigènes ».[]
  16. Les milieux d’affaires japonais étant effectivement composés d’une majorité d’hommes.[]
  17. Shūshoku hyōgaki, une période d’une vingtaine d’années à partir de l’éclatement de la bulle spéculative japonaise et jusqu’à la crise de 2008 (appelée « Lehman shock » au Japon).[]
  18. La théorie monétaire moderne (MMT en anglais) considère qu’une devise est créée par la puissance publique comme la seule qui permette de payer l’impôt, lui donnant ainsi de la valeur. Ainsi, un Etat ne peut pas faire faillite tant qu’il utilise sa monnaie souveraine, et il peut garantir l’accès à l’emploi en créant davantage de devises. L’assouplissement quantitatif (« quantitative easing », QE) s’inscrit dans la MMT et correspond à un taux d’intérêt à court terme de la Banque Centrale égal ou proche de zéro. Voir par exemple le site français faisant la promotion de cette théorie : https://mmt-france.org/.[]
  19. Junichirō Koizumi est une figure du Parti libéral démocrate (PLD), ancien Premier ministre (2001-2006).[]
  20. Restauration rapide servant des bols de riz avec du bœuf et des oignons.[]

 

L’écologie-monde de Jason W. Moore à l’aune de la valeur

Par Alain Bihr // 

Jason W. Moore est professeur de sociologie à l’Université de Binghamton aux États-Unis. Auteur d’un grand nombre d’articles, publiés dans différentes revues, pour partie résumés dans son ouvrage majeur, Capitalism in the Web of Life: Ecology and the Accumulation of Capital (2015a)[1], il y a entrepris une relecture de l’histoire du capitalisme qui accorde un rôle de premier plan au rapport de ce dernier à la nature, plaçant ainsi la thématique et la problématique écologiques au centre de sa réflexion. Si cette dernière se réfère volontiers à Marx, son ambition est cependant de dépasser le cadre jugé trop étroit du marxisme classique, pour lui permettre précisément d’intégrer cette thématique et problématique. Jusqu’alors peu connue en France, son œuvre commence à y trouver un certain écho. Raison de plus pour la soumettre à une évaluation critique.

Des îlots d’exploitation dans un océan d’appropriation

Moore s’inscrit dans la tradition de Fernand Braudel et d’Immanuel Wallerstein. Il est d’ailleurs membre du Fernand Braudel Center, fondé par Immanuel Wallerstein. Mais, selon lui, le capitalisme n’est pas seulement une économie-monde, comme l’a défini Braudel, mais encore une écologie-monde (« a world-ecology ») (2003a, 2003b, 2015b, 2016 entre autres).

« Le système-monde contemporain devient, dans cette approche, une écologie-monde capitaliste : une civilisation qui associe l’accumulation du capital, la poursuite de la puissance et la production de la nature en un tout organique » (2015b : 80)[2].

Cela amène Moore à considérer que l’accumulation du capital ne repose pas seulement sur l’exploitation du travail humain mais encore sur l’appropriation du travail (passé, présent ou potentiel) de la nature. Moore parle à son sujet de « work/energy » (travail/énergie) ou encore de « web of life » (toile/tissu/réseau de la vie), en confinant par moments à une sorte d’ontologie vitaliste. Ce travail de la nature est, selon Moore, largement non payé, pour autant que son appropriation ne nécessite aucune dépense ou une faible dépense de travail humain. Et tout l’effort du capital va tendre à réduire cette dépense au minimum, moyennant la production de ce que qu’il dénomme des « Cheap Natures » (des Natures Bon Marché), alors que pour sa part le travail humain exploité par le capital est toujours en partie payé, même si son exploitation implique qu’il ne soit qu’en partie.

« Les travailleurs salariés sont exploités, tout le reste, humain ou non humain, est approprié. Comme le dit la vielle blague marxiste : la seule chose pire que d’être exploité est… d’être approprié. L’histoire du capitalisme passe par des îles de production marchande mais se développe à travers des océans de travail/énergie non payé. Ces processus d’appropriation produisent les conditions nécessaires de l’accumulation sans fin de capital (valeur en procès) » (2014a : 252).

« La forme de la valeur (la marchandise) et sa substance (le travail social abstrait) dépendent de relations de valeur qui articulent le travail salarié avec ses conditions nécessairement plus étendues de reproduction : le travail non payé. Et il est important de noter que l’appropriation capitaliste du travail non payé transcende le dualisme cartésien, en englobant aussi bien le travail humain que le travail non humain, extérieur mais nécessaire au circuit du capital et de la production de la valeur » (2014a : 252).

« Cela signifie que le capitalisme peut se comprendre à travers l’articulation changeante de l’exploitation de la force de travail et de l’appropriation des Natures Bon Marché. Cette dialectique de travail payé et non payé exige une expansion disproportionnée de la dernière (l’appropriation) en relation avec la première (l’exploitation) » (2014a : 261).

« La loi de la valeur, loin d’être réductible au travail social abstrait, trouve ses conditions nécessaires d’auto-expansion dans la création et l’appropriation subséquente de natures humaines et non humaines bon marché » (2014b : 264).

« “Nature bon marché” dans son sens moderne comprend la diversité des activités humaines et non humaines nécessaires au développement capitaliste mais non directement valorisé (“payé”) au sein de l’économie marchande. La forme historique cardinale de la Nature Bon Marché à l’époque contemporaine est constituée par les Quatre Bon Marché [Four Cheaps] que sont la force de travail, la nourriture, l’énergie et les matières premières » (2015b : 94).

« Cela implique une reconstruction des rapports de valeur du capitalisme pour englober l’exploitation (la plus-value) dans des processus plus larges d’appropriation : la mobilisation extra-économique du travail/énergie non payé au service de l’accumulation du capital. Dans cette approche, le travail non payé comprend le travail, l’énergie et la vie reproduits largement en dehors des rapports marchands, bien qu’indispensable à l’accumulation capitaliste. Je parle de travail/énergie plutôt que simplement de travail parce que nous avons affaire à un travail compris dans un sens biophysique large, comprenant l’activité et l’énergie potentielle des cours d’eau et des sols, du pétrole et des gisements de charbon, de la production et de la reproduction centrés sur les humains » (2018 : 6)

« Nous pouvons maintenant relier le développement du capitalisme et la loi de la valeur. Les rapports de valeur englobent un double mouvement d’exploitation et d’appropriation. Dans le système marchand, l’exploitation de la force de travail règne en maître. Mais cette maîtrise dépend de l’appropriation de natures non transformées en marchandises sortant du cadre de l’exploitation. Cette liaison a été difficile à concevoir parce que les rapports de valeur sont nécessairement plus étendus, et moins bien définie, que la forme valeur (la marchandise). La production marchande s’élargit à travers un réseau de rapports de valeur dont l’horizon et l’échelle s’étendent considérablement au-delà de la production elle-même » (2018 : 14).

« Dans ce modèle, le capital n’exploite par seulement le travail et la nature dans la sphère de l’industrie moderne, il bénéficie aussi du travail effectué par des natures humaines et extra humaines situées en dehors du règne de la production capitaliste. Ce dernier est vital parce qu’il réduit le coût des inputs et, par conséquent, accroît le taux de plus-value et le profit indirectement » (Walker et Moore, 2018 : 55).

Et, sur ces bases, Moore établit souvent une comparaison entre l’appropriation par le capital du travail non payé de la nature et son appropriation du travail non payé des femmes dans le cadre de la division sexuelle du travail domestique, l’une et l’autre étant des conditions de la valorisation du capital.

« Dans les pays centraux [heartlands], l’appropriation du travail non payé des femmes a été décisif pour réduire le coût de reproduction de la force de travail ; dans les pays périphériques [hinterlands], l’appropriation des natures non humaines (forêts, sols, veines de minerais) a souvent été de première importance » (2015b : 96).

« Toutefois le capitalisme ne pourrait pas survivre un jour sans un troisième moment de travail : l’appropriation du travail humain non payé, reproduit largement en dehors de la sphère marchande [cash nexus]. Ainsi, une politique révolutionnaire soucieuse de développement durable doit reconnaître – et doit chercher à mobiliser à travers – une division tripartite du travail sous le capitalisme : la force de travail, le travail humain non payé et le travail dans son ensemble. Telle est la “trialectique” du travail dans l’écologie-monde capitaliste » (2018 : 34)[3].

D’une révision du concept de valeur…

Selon Moore, l’intégration de la thématique et de la problématique écologiques au marxisme passe donc par un élargissement du cadre de ce dernier, qui le conduit finalement à marginaliser (ou du moins à secondariser) la sphère marchande, celle au sein de laquelle la valeur règne en maître en parvenant à s’y transformer en capital, en valeur en procès, en valeur qui se maintient et s’accroît à travers l’exploitation de la force de travail salariée. Dans sa construction, cette sphère ne devient elle-même qu’une annexe d’un procès plus large d’appropriation par le capital du travail/énergie de la nature, tout comme du travail féminin dans le cadre domestique, sans laquelle la valeur ne pourrait exister.

Pour autant, Moore ne renonce pas à la conceptualité marxiste : valeur et valeur d’usage, capital et travail salarié, travail payé et travail non payé, exploitation, etc., émaillent constamment ses textes. Et il ne prétend pas non plus modifier le sens ordinaire de ces concepts marxistes. Mais il n’est pas certain pour autant qu’ils résistent au traitement qu’il leur fait subir.

Jugeons-en par le principal d’entre eux, celui de valeur. La question soulevée à son sujet est celle de savoir quelle place revient à la nature dans la formation de la valeur. La position de Marx à ce sujet est des plus claire : si la nature constitue un facteur décisif dans la production des valeurs d’usage, partant de la richesse sociale, elle ne joue aucun rôle dans la formation de la valeur.

« La terre peut exercer l’action d’un agent de la production dans la fabrication d’une valeur d’usage, d’un produit matériel, disons du blé. Mais elle n’a rien à voir avec la production de la valeur du blé. Dans la mesure où le blé représente de la valeur, il est considéré uniquement comme la matérialisation d’une certaine quantité de travail social, peu importe la matière particulière dans laquelle ce travail s’exprime, peu importe la valeur d’usage particulière de cette matière (…) La productivité du travail agricole est liée à certaines conditions naturelles et selon leur productivité, la même quantité de travail se traduira par plus ou moins de produits, de valeurs d’usage. La quantité de travail que représente un boisseau dépend du nombre de boisseaux que fournit une même quantité de travail. C’est la productivité de la terre qui décide ici par quelles quantités de produit la valeur se traduira ; mais celle-ci est une donnée indépendante de cette répartition » (Marx, 1976 [1894] : 739).

Voyons à présent ce qu’il en est chez Moore.

1). Il faut commencer par relever que, alors même qu’il entend les articuler, Moore tend au contraire à dissocier exploitation du travail humain et appropriation du travail naturel. Car les deux sont en fait inséparablement liés au sein du procès de travail que le capital s’approprie en le transformant en son procès de valorisation. S’il reconnaît bien ce point, Moore tend cependant à se concentrer sur les procès et médiations externes au procès de travail (tels que l’Etat à travers ses entreprises impérialistes, les sciences telles que la géographie, la cartographie, etc.) qui contribuent à l’appropriation du travail naturel. En somme, il fait de cette appropriation une condition générale extérieure du procès immédiat de reproduction du capital plutôt qu’un moment de ce dernier.

« Cependant, les processus de création des nécessaires rapports et conditions des Natures Bon Marché ne peuvent pas se réduire au procès immédiat de production, ou même à la production et à l’échange marchands dans leur ensemble. Ceux-ci sont cruciaux et indispensables. Mais ils sont insuffisants. Le capitalisme dépend d’un répertoire de stratégies pour s’approprier le travail/énergie non payé d’humains et du restant de la nature en dehors du système marchand. Ces stratégies ne peuvent pas être réduites aux ainsi dénommés rapports marchands mais sont rendues possibles par un mixte de science, de pouvoir et de culture » (2014a : 251).

« Dans ce qui suit, l’appropriation désigne ces procès extra économiques qui identifient, sécurisent et canalisent le travail non payé effectué en dehors du système marchand dans le circuit du capital. Des révolutions scientifiques, cartographiques, botaniques, au sens large, en sont de bons exemples. En ce sens, les processus d’appropriation sont distincts des processus d’exploitation du travail salarié, dont la généralisation tendancielle présuppose celle des pratiques d’appropriation »  (2015b : 78).

« Les capitalistes ne sont pas bien équipés pour cartographier, codifier, enquêter, quantifier et plus largement identifier et rendre accessibles [facilitate] de nouvelles sources de Natures Bon Marché. Si le capital n’est pas très adapté à ces tâches, l’Etat contemporain l’est. Ainsi, au cœur du capitalisme contemporain il n’y a pas seulement l’Etat et le pouvoir géopolitique mais encore le géopouvoir. Le géopouvoir émerge à la connexion de la science de pointe [big science], des Etats les plus puissants [big states] et des “technologies de pouvoir qui rendent le territoire et la biosphère accessible, lisible, connaissable et utilisable” (…) » (2018 : 9).

2). Surtout, se fondant sur le fait que la valorisation du capital repose d’une part sur la part non payée du travail humain (le surtravail qui forme la survaleur ou plus-value) et le travail naturel qui n’est pas payé non plus (sans oublier le travail non payé des ménagères), Moore tend à assimiler (confondre) les deux sous la catégorie de travail non payé (unpaid labor). De ce fait, le rôle fondamentalement différent de ces deux facteurs, travail humain et travail naturel, dans le procès capitaliste de production tend à s’estomper voire à disparaître.

Car, si les deux se combinent dans le procès de travail, qui est toujours à la fois dépense de travail humain et dépense de travail naturel, seul le travail humain opère et importe dans le procès de valorisation du capital, comme Marx l’a mentionné dans la citation précédente. Et, du coup, la différence fondamentale introduite par Marx entre travail concret (le travail utile, le travail en tant qu’il est producteur de valeurs d’usage, qui combine toujours force humaine de travail et nature) et travail abstrait, qui seule est formateur de valeur, tend à s’effacer. Si bien que, comme tant d’autres avant lui, Moore en vient en définitive à confondre formation de la valeur et production de valeurs d’usage, quoiqu’il s’en défende. Il tourne ainsi le dos à l’analyse marxienne de la valeur dont il revendique pourtant l’héritage. En témoignent les passages suivants :

« Toutes ces formes de formes de travail dévalué et non valorisé [de-valued and un-valued formes of work] sont, cependant, situées en dehors de la forme valeur (la marchandise). Elles ne produisent pas directement de la valeur. Et néanmoins – et c’est un néanmoins de grande importance – la valeur comme travail abstrait ne peut pas être produite si ce n’est par l’intermédiaire de travail/énergie non payé » (2014b : 262).

« En d’autres termes, la valeur est co-produite par des natures humaines et non humaines, considérées non pas comme deux blocs mais comme des faisceaux différenciés de l’oecoumène [oikeos], et la structure interne [relationality] des natures non humaines est réformée à travers la valeur comme mode d’organisation de la vie » (2014b : 280).

« Lorsqu’on se focalise sur le rapport entre travail payé et travail non payé, les rapports de valeur ne peuvent pas être réduits à un rapport entre propriétaires du capital et possesseurs de la force de travail. Bourgeois et prolétaires demeurent une expression centrale de l’essence contradictoire du capital. Travail payé et non payé forment une autre contradiction, constitutivement impliquée et fréquemment décisive. Le socle sur lequel repose le temps de travail socialement nécessaire est le travail non payé socialement nécessaire. Le temps de travail ne se forme pas seulement à travers le conflit entre capital et travail mais aussi par la fourniture de travail non payé – un conflit profondément genré, racialisé et multi-spécifique () » (2018 : 14-15)

La confusion précédente apparaît notamment dans la manière dont Moore évalue la contribution du travail naturel à la formation et à l’accumulation du capital. Par exemple dans les passages suivants :

« Sans les flots massifs de travail/énergie non payé en provenance du reste de la nature – incluant celui fourni par les femmes – les coûts de production s’accroîtraient, et l’accumulation se ralentirait » (2014a : 251-252)

En effet, les flots massifs de travail naturel non payé que s’approprie le capital contribuent certes d’une manière décisive et directe à la production des valeurs d’usage dans et par laquelle se matérialise la valeur ; mais ils ne prennent pas directement part à la formation de cette dernière. Certes, comme le fait remarquer Marx dans le passage précédemment cité, la nature peut faciliter ou au contraire entraver le procès d’appropriation de ses éléments comme le procès de production plus généralement : elle peut rendre possible une moindre ou au contraire rendre nécessaire une plus grande dépense de travail social moyen (mort et/ou vivant) pour un résultat donné. En conséquence, elle affecte toujours, positivement ou négativement, dans un degré plus ou moins grand, la productivité du travail dans la mesure où elle contribue à déterminer la masse plus ou moins importante de produits engendrés par une quantité déterminée de travail. « Indépendamment de la configuration plus ou moins développée qu’a prise la production sociale, la productivité du travail demeure cependant liée à des conditions naturelles » dit Marx (1991 [1867] : 574). Dans cette mesure même, pour autant que cette situation soit générale (elle affecte n’importe quel capital opérant normalement, en mettant en œuvre du travail social moyen), elle contribue à déterminer la valeur (par conséquent aussi le prix) unitaire des produits qui résultent de sa transformation. Par exemple, pour reprendre l’exemple précédent, la plus ou moins grande fertilité naturelle d’un sol déterminera la plus ou moins grande masse de blé que l’on y récoltera par hectare et, pour une quantité donnée de travail rendu nécessaire pour cultiver ce blé, la valeur (et le prix) unitaire de ce dernier (par exemple la valeur ou le prix d’un quintal de blé produit dans ces conditions), mais non pas la valeur de l’ensemble de la récolte, uniquement fonction du travail dépensé pour la produire, quelle que soit la masse de cette récolte. Là encore, Marx est très clair sur ce point :

« Par suite de conditions naturelles tout à fait incontrôlables, de saisons favorables ou non, etc., la même quantité de travail peut, en ce domaine, se traduire par des quantités fort différentes de valeurs d’usage et une mesure déterminée de ces valeurs d’usage aura de ce fait un prix qui variera beaucoup » (Marx, 1976 [1894] : 126).

« La productivité du travail agricole est liée à certaines conditions naturelles et selon leur productivité, la même quantité de travail se traduira par plus ou moins de produits, de valeurs d’usage. La quantité de travail que représente un boisseau dépend du nombre de boisseaux que fournit une même quantité de travail. C’est la productivité de la terre qui décide ici par quelles quantités de produit la valeur se traduira ; mais celle-ci est une donnée indépendante de cette répartition » (Marx, 1976 [1894] : 739).

Et pareil raisonnement vaut aussi pour l’ensemble des industries extractives. En somme, c’est la quantité de travail abstrait nécessaire à leur appropriation que ces flots massifs de travail naturel non payé contribuent à déterminer, tant par leur quantité (leur plus ou moins grande rareté ou disponibilité) que par leur qualité (leur capacité à satisfaire plus ou moins directement les besoins des procès de consommation productive ou improductive pour la satisfaction desquels ils sont appropriés), sous la forme notamment du coût de production des matières de travail (matières premières, énergie, etc.). Et c’est à ce titre et par ce biais seulement qu’ils déterminent la quantité de valeur qu’ils incorporent globalement tout comme sa répartition entre leurs éléments constitutifs. Mais, pour autant, ces flots massifs de travail nature ne contribuent en rien à la formation de cette valeur en tant que telle, en tant que forme du travail social, qui ne dépend que de la dépense de travail humain nécessaire à leur appropriation.

L’erreur de Moore est de négliger cette médiation, le travail humain d’appropriation du travail naturel, en raisonnant comme si cette appropriation ne nécessitait aucun travail ou comme si le travail naturel opérait en dehors et indépendamment du travail humain. Et, du coup, il ne comprend pas le caractère artificiel de la différence et opposition qu’il introduit et répète à profusion entre exploitation du travail humain et appropriation du travail de la nature. Car, pour autant que cette dernière s’opère sur un mode capitaliste, elle implique nécessairement l’exploitation du travail d’appropriation. Autrement dit, l’appropriation capitaliste de la nature par le capital est aussi et nécessairement exploitation du travail humain qui rend cette appropriation possible. Et ce n’est qu’à ce titre que cette dernière peut être source directe de valorisation/accumulation de capital.

3). Cela conduit en définitive Moore à ériger de ce qu’il appelle the Four Cheaps, les « Quatre Bon Marché », à savoir la force de travail travail, la nourriture, les matières premières et l’énergie, plus exactement leur coût de production (partant leur prix), en alpha et oméga de l’histoire du capitalisme. Or, d’une part, cette thèse est tautologique et indéterminée, dans la mesure où chacun de ces quatre facteurs entre plus ou moins dans la valeur (le coût de production) des trois autres. D’autre part et surtout, en se centrant sur les seules matières de travail et forces de travail, cette thèse néglige totalement le troisième terme entrant dans la composition, tant organique que technique du capital, à savoir les moyens de travail (machinerie, infrastructures productives, etc., et ce qui rend leur développement possible, la recherche scientifique, la recherche-développement, les innovations techniques, etc.), autrement dit précisément la composante morte du travail d’appropriation de ce que Moore appelle le travail non payé de la nature, qui constitue la composante fixe du capital.

D’où son idée que la variation du taux de profit dépendrait essentiellement des prix des matières de travail et de force de travail ; ce qui pousserait le capital à minorer autant que possible ces derniers et, pour ce faire, à rechercher sans cesse de nouvelles opportunités d’appropriation des « natures bon marché » au moindre coût, de manière à échapper à la baisse tendancielle du taux de profit consécutive à la hausse de la composition organique du capital, contribuant ainsi au tropisme expansif de tout le mode de production. Tandis que la composante fixe ne jouerait aucun rôle dans ce processus.

« Le capital ne doit pas seulement sans cesse s’accumuler et révolutionner la production marchande ; il lui faut sans cesse rechercher et trouver les moyens de produire les Natures Bon Marché qui livrent un flot croissant de nourriture, de forces de travail, d’énergie et de matières premières à bas prix aux portes des entreprises (…) Ce sont les Quatre Bon Marchés. La loi de la valeur en régime capitaliste est une loi de la Nature Bon Marché » (2014a : 250).

« Le temps passant, la composition en valeur des inputs des Quatre Bon Marchés commence à croître, et le capital doit trouver les moyens de reconfigurer l’oecoumène [oikeos] et de restaurer les Quatre Bon Marchés. La croissance et le baisse du surplus écologique déterminent dès lors le développement cyclique et cumulatif du capitalisme » (2014a : 262).

«  Le capitalisme historique a été capable de résoudre ses crises récurrentes parce que des agences territoriales et capitalistes ont étendu l’espace de l’appropriation plus rapidement que l’espace de l’exploitation. Cela a permis au capitalisme de surmonter des “limites naturelles” apparemment infranchissables à travers des appropriations recourant intensivement à la coercition et à la connaissance [coercive- and knowledge-intensive appropriations] de la nature dans son ensemble, en produisant les quatre Bon Marchés : force de travail, nourriture, énergie et matières premières »  (2018 : 17).

« Par capitalisation, la productivité du travail va de pair avec la hausse de la composition de la production en valeur ; par appropriation, la productivité du travail va de pair avec la maîtrise de Natures Bon Marché, réduisant la composition en valeur de la production et haussant le taux de profit. Si le profitabilité doit croître, l’appropriation doit progresser – géographiquement et démographiquement – plus vite que l’exploitation » (2018 : 28).

« Le taux de plus-value dépend de nombreux facteurs et conditions qualitatifs et quantitatifs. Mais, étant donné que la croissance de la productivité se caractérise d’abord par la croissance du quantum d’énergie et de matières premières (capital circulant) par unité de temps de travail socialement nécessaire, le taux moyen [global] de profit dépend d’un triple procès : (1) la quantité de matière engagée [material throughput] dans le circuit du capital  doit s’y accroître ; (2) le temps de travail nécessaire en moyenne dans la production des marchandises doit diminuer ; (3) les coûts du capital circulant (qui affectent aussi le capital fixe) doivent être réduits (si un boom doit se produire) ou leur hausse doit être contenue (si l’on veut éviter la crise). Ainsi le taux de plus-value est étroitement lié à l’accumulation par appropriation. Les crises d’accumulation se produisent lorsque la demande capitaliste d’un flux croissant de travail gratuit – ou bon marché – ne peut pas être satisfaite par des natures humaines et extra humaines »  (2018 : 33).

Ce dernier passage, dans lequel Moore assimile taux de plus-value et taux de profit et réduit le capital fixe (matérialisé dans les moyens de travail) à la part qui en entre dans la composition du capital circulant (sous forme de l’amortissement de ces moyens), témoigne de la confusion dans laquelle le fait finalement tomber sa révision du concept de valeur.

… à sa subversion

En définitive, plus qu’une révision, il y a même chez Moore une véritable subversion tendancielle du concept de valeur. Celle-ci consiste à dissoudre sinon même à dénier l’objectivité de la valeur, comme forme (mode de réalisation et de manifestation) du travail social (du caractère social du travail) commandée par la propriété privée des moyens de production et la division marchande du travail social qui en résulte, pour n’en faire qu’une simple construction subjective, idéologique, une sorte de norme éthico-politique qui serait propre au monde capitalisme mais qui n’en serait pas moins arbitraire comme tout jugement de valeur et récusable à ce titre. Cela transparaît dans les passages suivants :

« En anglais, valeur signifie deux choses importantes. En premier lieu, le terme réfère aux objets et aux rapports qui sont précieux (valuable). En second lieu, il renvoie aux notions morales, par exemple dans l’opposition entre fait et valeur qui a joué un si grand rôle dans la pensée moderne. Le déploiement par Marx de la “loi de la valeur” était bien évidemment destiné précisément à identifier les rapports situées au cœur du capitalisme, fondés sur la reproduction élargie du travail social abstrait. Et, depuis Marx, les marxistes ont défendu, et quelquefois éludé [elided], la loi de la valeur comme un processus économique qui englobe ce premier sens de la valeur : les objets et rapports que la civilisation capitaliste juge dignes de valeur [valuable]. Et il a donc été difficile, en effet, sur la base de cette expérience historique, de suggérer que l’application de la loi de la valeur — la reproduction élargie des relations de valeur, permettant l’expansion quantitative du travail abstrait — peut englober les deux significations » (2014a : 280).

« Le monde objectif de la valeur a été forgé par les subjectivités de “l’imagination du capital” (). Le caractère calculatoire [calculative] de la valeur n’est pas une question de capital utilisant une connaissance objective, fondée sur le dualisme et la quantification, mais une question de capital déployant son pouvoir symbolique pour représenter le caractère arbitraire des relations de valeur comme objectif (…) » (2014a : 281).

« Au cœur du grand arc de l’histoire du monde moderne, du XVIe siècle à nos jours, se trouve la consommation vorace et la quête incessante de natures bon marché — “bon marché” par rapport à l’accumulation du capital et au curieux privilège qu’il accorde au travail salarié comme la seule chose qui ait de la valeur. Une prétention culturelle de ce genre ne pouvait émerger que sur la base de la dévaluation du travail humain effectué en dehors du système marchand — comprenant une grande partie du travail soi-disant féminin — et du “travail” des natures extra-humaines » (2014b : 16)

Si bien que, contrairement à Marx pour qui la loi de la valeur est la marque propre de la civilisation capitaliste, pour Moore, « toutes les civilisations ont leurs lois de valeur – entendues au sens de priorités majeures [broadly patterned priorities] déterminant ce qui a de la valeur ou non » (2017 : 610). Si bien que :

« Bien que “loi de la valeur” soit souvent employée dans le travail de Moore d’une manière qui suggère son affinité avec la critique marxienne, dans sa théorie de l’écologie-monde, elle se métamorphose en une catégorie supra historique, d’une telle imprécision qu’elle englobe non seulement toutes les activités des civilisations, mais aussi le travail/énergie de tout le système terrestre sur des centaines de millions d’années dès lors qu’il affecte la production humaine » (Foster et Clark, 2020 : 227).

La chose n’est finalement pas étonnante. Car, comme j’ai eu l’occasion de le montrer par ailleurs (Bihr, 2019 : 21-50), Braudel et Wallerstein, dans la filiation desquels Moore se situe, ne maîtrisent véritablement ni l’un ni l’autre (et surtout pas le premier), les concepts marxistes fondamentaux,  à commencer par celui de valeur. Si bien que, sauf à revenir à Marx lui-même, Moore se condamnait dès le départ à échouer dans sa tentative d’intégration de la thématique et problématique écologiques à un cadre authentiquement marxiste.

Alain Bihr est professeur émérite de sociologie (Université de Bourgogne)

Cet article a été publié sur le site A l’Encontre et republié avec l’aimable autorisation de l’auteur.

 

Bibliographie

Bihr Alain (2019), Le premier âge du capitalisme. Tome 3 : Un premier monde capitaliste, Lausanne et Paris, Page 2 et Syllepse.

Marx Karl (1976 [1894]), Le Capital. Livre III, Paris, Editions Sociales.

Marx Karl (1993 [1867]), Le Capital. Livre I, Paris, Presses universitaires de France.

Foster John Bellamy et Clark Brett (2020), The Robbery of Nature: Capitalism and the Ecological Rift, New York, Monthly Review Press.

Moore Jason (2003a), « The Modern World-System as Environmental History? Ecology and the Rise of Capitalism », Theory & Society, vol. 32, n°3.

Moore Jason (2003b), « Capitalism as World-Ecology: Braudel and Marx on Environmental History », Organization & Environment, vol. 16, n°4.

Moore Jason W. (2014a), « The Value of Everything? Work, Capital, and Historical Nature in the Capitalist World-Ecology », Review, Fernand Braudel Center, vol. 37, n°3-4.

Moore Jason W. (2014b), « Toward a Singular Metabolism: Epistemic Rifts and Environment-Making in the Capitalist World-Ecology », New Geographies, n°6.

Moore Jason W. (2015a), Capitalism in the Web of Life: Ecology and the Accumulation of Capital, New York / London, Verso.

Moore Jason W. (2015b), « Putting Nature to Work. Anthropocene, Capitalocene, & The Challenge of World-ecology » dans Wee Cecilia, Schönenbach Janneke et Arndt Olaf (eds.), Supramarkt: A micro-toolkit for disobedient consumers, or how to frack the fatal forces of the Capitalocene, Gothenburg, Irene Books.

Moore Jason W. (2016), « The Rise of Cheap Nature » dans Id. (ed.), Anthropocene or Capitalocene? Nature, History, and the Crisis of Capitalism, Oakland, Kairos.

Moore Jason W. (2017), « The Capitalocene Part I: on the nature and origins of our ecological crisis », The Journal of Peasant Studies, vol. 44, n°3.

Moore Jason W. (2018), « The Capitalocene Part II: accumulation by appropriation and the centrality of unpaid work/energy », The Journal of Peasant Studies, vol. 45, n°2.

Walker Richard et Moore Jason W. (2018), « Value, nature, and the vortex of accumulation » dans Ernstson Henrik et Swyngedouw Erik (ed.), Urban Political Ecology in the Anthropo-obscene. Interruptions and Possibilities, Londres et New York, Routledge.

 

 

[1] Les références bibliographiques des articles et ouvrages de Moore qui sont cités figurent en fin d’article. Il en va de même pour toutes les autres références bibliographiques.

[2] La totalité des passages cités figurent dans les originaux en anglais qui ont été traduits par mes soins. Je suis donc aussi responsable d’éventuelles erreurs ou de choix discutables de traduction.

[3] J’ai fait le choix de citer longuement Moore pour permettre aux lecteurs de prendre directement connaissance de ses thèses, mais aussi de son style amphigourique par moments et des approximations théoriques.

n° 29 – Travail et écologie (mars 2023)

n° 29 – 239 p.  Format pdf

GRAND ENTRETIEN / Le monde des paysans, la sociologie du travail et l’écologie politiqueGrand entretien avec Jocelyne Porcher et Geneviève Pruvost

DOSSIER / Travail et écologie / Coordination par Alexis Cukier, David Gaborieau, Vincent Gay

Vers un travail écologique. Penser les tensions et les articulations / Alexis Cukier, David Gaborieau, Vincent Gay // Quelles entraves à un tournant écologique du travail ? L’expérience du décor de cinéma et d’audiovisuel / Samuel Zarka // Raffineurs et écolos unis. Formation et maintien d’une coalition contestataire à la raffinerie de Grandpuits / Nils Hammerli // Stratégies, perspectives et limites de l’environnementalisme syndical / Guillaume Mercœur // Extraire. L’activité des opérateurs en plateforme pétrolière face à l’enjeu du réchauffement climatique / Pierre-Louis Choquet // Forestiers et écologistes ? L’alliance de forestiers publics et d’associations environnementalistes dans l’action publique / Charlotte Glinel // Transformer les déchets en ressources. La division sociale et genrée du travail dans les ressourceries / Jennifer Deram //  Ce que la ville durable fait aux jardinièr·es. Le travail écologique entre gestion, extinction et redécouverte du métier / Elsa Koerner et Sabine El Moualy //

VARIA

Un lavage est un lavage. Des chauffeurs bovins face aux consignes sanitaires / Clémence Beslay, Mary Bouix, Henri Fauroux, Amandine Gautier, Francesco Luposella, Jean-Marie Pillon, Thibaud Porphyre

D’ICI ET D’AILLEURS

Ecologie ouvrière et politique syndicale. Une topologie conceptuelle de Tarente (Italie) / Stefania Barca et Emanuele Leonardi

CONTRECHAMP

Pour éviter le désastre : défendre le « travail vivant » et le bien commun / Stéphen Bouquin

HOMMAGE

Hommage à Margaret Maruani. Le travail au prisme du genre / Pauline Grimaud

NOTES DE LECTURE

Haude Rivoal (2021), La fabrique des masculinités au travail, Paris, La Dispute, 234 pages (par Cyrine Gardes) // Norbert Alter (2022), Sans classe ni place. L’improbable histoire d’un garçon venu de nulle part ( par Françoise Piotet) // Yves Clot, Jean-Yves Bonnefond,  Antoine Bonnemain, Mylène Zittoun (2021), Le prix du travail bien fait. La coopération conflictuelle dans les organisations (La Découverte, 221 pages) ( par Marc Loriol) // Michael Löwy, Daniel Tanuro (dir.), Luttes écologiques et sociales dans le monde.  Allier le vert et le rouge, Editions Textuel, 2021. (par Vincent Gay) // Paul Guillibert, Terre et capital. Pour un communisme du vivant, 2021. (par Alexis Cukier) //

Réforme des retraites : pourquoi c’est aussi une question d’écologie

Greenpeace France soutient la mobilisation des salarié·es et des syndicats contre le projet de loi de réforme des retraites. Voici pourquoi en 4 points. (texte publié le 6 mars sur le site de Greenpeace)

Aux côtés de syndicats qui sont nos alliés au sein du collectif Alliance écologique et sociale – PJC, nous menons depuis plusieurs années déjà des combats communs. Ensemble, nous avons contribué au sauvetage de l’usine Chapelle-Darblay, un modèle d’économie circulaire. Nous militons pour taxer les superprofits des multinationales afin de financer la transition écologique. Nous formulons des propositions concrètes pour concilier justice sociale et environnementale, comme dans notre rapport « Pas d’emplois sur une planète morte ». Et aujourd’hui, nous nous faisons l’écho des revendications en faveur d’un système de retraites conforme à la vision d’une société juste et soutenable, écologiquement comme socialement, telle que nous la défendons au quotidien.

1 – Cette réforme des retraites affecte les personnes défavorisées, également touchées par le changement climatique

Greenpeace France soutient la mobilisation contre la réforme des retraites car ce projet est totalement en contradiction avec notre vision d’une société moins inégalitaire et plus juste socialement. Comme l’ont dénoncé les syndicats, cette réforme va à l’encontre de la cohésion sociale dont notre pays a profondément besoin. Elle risque d’aggraver les inégalités, car ce sont les classes moyennes et défavorisées qui seront les plus fortement impactées. C’est aussi le cas des femmes, qui ont souvent des parcours professionnels interrompus : « Les paysannes, souvent avec des carrières incomplètes, ayant travaillé avec des sous-statuts voire sans être déclarées, seront doublement pénalisées », dénonce ainsi la Confédération paysanne. « Quand on est peu qualifié, quand on vit dans une région qui est en difficulté industrielle, quand on est soi-même en difficulté et qu’on a une carrière fracturée, bon courage pour arriver à 62 ans ! », déclarait d’ailleurs en 2019 un certain… Emmanuel Macron. Le Président qualifiait alors « d’hypocrite » le fait de vouloir reculer l’âge légal à 64 ans. Des promesses qui, tout comme celles sur l’environnement et le climat, ont volé en éclat.

Cette réforme des retraites injuste pèse sur les catégories les plus précaires, or ce sont déjà celles les plus vulnérables face au changement climatique et les plus exposées aux pollutions environnementales. De nombreuses études ont démontré le lien direct entre inégalités et vulnérabilité face aux crises environnementales. Un rapport de Notre Affaire à tous sur les « impacts inégaux du dérèglement climatique en France » soulignait en 2020 que « les politiques d’atténuation et d’adaptation aux changements climatiques ne prennent pas assez en compte l’enjeu des inégalités climatiques. Pire, certaines politiques viennent les renforcer ». C’est aussi le cas de ce projet de réforme des retraites.

2 – La question essentielle (et écologique) de la répartition des richesses est mise sous le tapis

Les questions sociales et environnementales sont intrinsèquement liées et nous sommes solidaires des luttes sociales en faveur d’un meilleur partage des richesses et d’une plus grande protection des plus vulnérables. C’est notamment le sens de notre engagement au sein du collectif Alliance écologique et sociale – PJC depuis plusieurs années. Ensemble, nous avons élaboré des mesures pour engager des transformations en profondeur de notre société sur les plans sociaux, économiques et écologiques. Nous sommes aujourd’hui solidaires des revendications de nos alliés syndicaux dans le cadre de cette mobilisation contre le projet de réforme des retraites, considérant qu’il y a d’autres moyens d’équilibrer notre système de retraite.

Cela peut passer par une réforme du système de fiscalité qui jusqu’à présent épargne largement les catégories les plus riches et les grandes entreprises alors qu’elles ont bénéficié d’aides importantes depuis le début de la crise. Comme l’a montré un rapport d’Oxfam France publié le 16 janvier, les ultra riches ont vu leur revenus considérablement augmenter en France et dans le monde alors que l’immense majorité des Français·es subissent l’inflation de plein fouet, avec la hausse des prix et la crise énergétique. C’est le sens de la demande que nous portons à travers l’ISF climatique qui permettrait de dégager des financements pour la transition écologique, tout comme la taxe sur les superprofits engrangés par des grandes entreprises depuis le début de la crise.

Faire peser sur les classes moyennes et défavorisées les défaillances de notre système fiscal et économique creusera les fractures sociales en France et risque de favoriser l’extrême droite qui, au-delà de sa vision excluante, porte une vision de l’écologie totalement rétrograde et dangereuse pour notre avenir.

3 – Cette réforme risque d’encourager la retraite par capitalisation, néfaste pour le climat

Autre point important : cette réforme des retraites risque clairement d’encourager la retraite par capitalisation, comme l’a analysé l’organisation Reclaim Finance, dans une note intitulée « Réforme des retraites : quel impact sur le climat ? ». En imposant soit de cotiser et travailler plus longtemps, soit de toucher une pension de retraite à taux réduit, cette réforme poussera de nombreux travailleurs et travailleuses à se tourner vers d’autres dispositifs, actuellement facultatifs, de retraite « supplémentaire » par capitalisation.

Or, qui porte actuellement ce système de retraite par capitalisation ? Des banques, assureurs et fonds d’investissement qui financent largement les énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon). Ces organismes contribuent directement à l’aggravation de la crise climatique, nous éloignant un peu plus des objectifs climatiques de l’accord de Paris. « En plus de principaux acteurs de la gestion des fonds d’épargne retraite en France, les géants américains encore moins scrupuleux comme Blackrock pourraient saisir les nouveaux débouchés qui leur sont offerts », souligne par ailleurs Reclaim Finance. Un glissement dangereux, que ce soit du point de vue social ou environnemental, contre lequel nous devons nous mobiliser.

4 – Cette réforme ne tient absolument pas compte du changement climatique

Savez-vous combien de fois le mot « climat » est évoqué dans le projet de réforme des retraites et dans les documents qui le présentent ? Zéro ! Pour une réforme qui est censée anticiper et préparer notre avenir, c’est tout simplement hallucinant. Comment peut-on encore aujourd’hui concevoir un projet dans un domaine directement lié à l’évolution de nos conditions de travail, de notre état de santé et de notre environnement, pour les années et décennies à venir, sans même se préoccuper du changement climatique déjà à l’œuvre ? C’est pourtant une réalité : nos conditions de travail sont d’ores et déjà lourdement impactées par les conséquences du dérèglement climatique, comme le soulignait une étude de l’Anses, dès 2018.

Dans un rapport de 2019, l’Organisation internationale du travail insistait sur ce point : « certains groupes de travailleurs sont plus vulnérables que d’autres parce qu’ils souffrent des effets du stress thermique à des températures moins élevées. Les travailleurs âgés, en particulier, ont une résistance physiologique plus faible à des niveaux élevés de chaleur. »

Dans son rapport annuel de 2022, le Conseil d’orientation des retraites, peu loquace sur le sujet, lançait également cet avertissement : si par le passé, « chaque génération bénéficiait globalement de conditions de bien-être supérieures à celles qui les avaient précédées (…) il est possible que le ralentissement des gains de productivité conjugués avec des dépenses qui devront être consenties pour prévenir ou s’adapter au changement climatique ne permettent pas une progression des conditions du bien-être telle que celle enregistrée sur les 70 dernières années ». Des éléments totalement ignorés par le gouvernement, qui a donc choisi de baser sa réforme sur des calculs potentiellement invalides et de soutenir un projet d’ores et déjà obsolète.

Cela ne concerne évidemment pas que la réforme des retraites : chaque année, une cinquantaine de milliards d’euros d’argent public sont investis sans prendre en compte le changement climatique et ses conséquences déjà visibles. Mais cette absence totale de prise en compte des enjeux climatiques dans une réforme censée répondre aux défis des prochaines années et décennies est extrêmement inquiétante.

Le projet de réforme des retraites présenté par le gouvernement ne va donc clairement pas dans le bon sens d’un point de vue environnemental. En s’inscrivant dans une logique productiviste, en encourageant des investissements néfastes pour le climat, en accroissant les inégalités au détriment de celles et ceux qui subissent le plus les impacts du dérèglement climatique et en ignorant totalement les enjeux climatiques, cette réforme va à contre-sens d’une transition écologique et sociale juste.

Que Greenpeace prenne position sur des questions qui sortent a priori du champ strictement environnemental peut paraître surprenant. Cela correspond pourtant pleinement à notre vision et à l’analyse systémique que nous portons. Pour Greenpeace, les enjeux environnementaux sont intrinsèquement liés un impératif de justice et nous travaillons donc à promouvoir une société écologique et sociale.

La position exprimée ici est alignée avec la Vision pour les mondes de demain, plébiscitée par les adhérent·es de Greenpeace, consultés en décembre 2020.

Nous sommes donc mobilisé·es, en appui aux syndicats, pour dire notre opposition à un projet de réforme des retraites injuste et contraire aux valeurs écologiques et solidaires que nous portons.

Mais au fait, pourquoi Greenpeace se mêle-t-elle de politique ? La réponse ici.

 

L’invisibilisation de la pénibilité physique du travail féminin. Retour sur le cas des ouvrières d’une usine de l’Est de la France

Par Marc Loriol (IDHES Paris 1)

La réforme des retraites actuellement discutée a été critiquée pour plusieurs raisons, notamment du fait d’une prise en compte insuffisante de la pénibilité (Loriol, 2020) et parce qu’elle pénaliserait particulièrement les femmes. Or, pour les ouvrières, qui ont souvent des carrières incomplètes et des conditions de travail pénibles, mais peu reconnues, c’est la double peine. A cause de l’usure et des faibles opportunités de reconversion, beaucoup ne tiendront pas jusqu’à 64 ans. Parmi les 50 – 59 ans, 30 % des ouvriers et 34 % des ouvrières présentent un TMS cliniquement diagnostiqué (Chiron, 2008). C’est dire que leur employabilité est mise à mal et que la mobilisation contrainte ne peut qu’empirer leur état de santé et donc susciter une usure persistante de leur capacité de travail.

« Toutes les études laissent à penser que les TMS sont sous-diagnostiqués, en France, chez les femmes. Selon les données existantes, en Europe, les femmes obtiennent moins de reconnaissance en maladie professionnelle de leurs TMS que les hommes. […] Il résulte souvent de ce sous-diagnostic un manque de réflexion sur l’adaptation du poste à la morphologie féminine. Chez les femmes, les TMS sont moins facilement reconnus au titre de maladie professionnelle, car les grilles d’analyses des situations de travail sont conçues essentiellement à partir de l’expérience des hommes » (La mutuelle Générale, 2018). Dans ces conditions, travailler plus longtemps est difficilement envisageable. C’est ce qu’avaient bien senti les anciennes ouvrières de Beaucourt. Toutes celles que j’ai interrogées m’ont dit qu’elles avaient aimé leur travail, mais toutes ont aussi affirmé que le départ à la retraite avait été une délivrance (Loriol, 2021). Or, depuis, les conditions de travail ne sont pas améliorées.

Pénibilité du travail, rapports de genre et relation salariale

La question de la reconnaissance de la pénibilité du travail occupe une place importante, mais encore peu étudiée, dans l’analyse du rapport salarial. Tout d’abord parce qu’elle peut donner lieu à compensation financière, par exemple sous la forme de primes de pénibilité ou de départ anticipé en retraite. Ensuite parce les politiques de prévention des atteintes à la santé supposent une connaissance préalable des risques, or l’explosion, depuis une trentaine d’années, des troubles musculo-squelettiques (TMS) et des risques psychosociaux (RPS) n’est pas toujours suffisamment prise en compte. Enfin, la question de la reconnaissance de la pénibilité tient une place cruciale dans les débats sur l’âge du départ à la retraite (Loriol, 2020), en particulier pour les femmes.

Traditionnellement, quand il est question de pénibilité (et plus particulièrement de pénibilité physique), c’est une figure masculine qui vient d’abord à l’esprit : mineur, cheminot, métallo, marin-pêcheur, ouvrier du bâtiment, etc. Pourtant, de nombreuses études de cas mettent en lumière des pénibilités particulièrement fortes dans des emplois largement féminisées (métier du care, du ménage, abattoirs, etc.). Même en ce qui concerne les ouvriers, il apparaît que les femmes sont, en moyenne, plus exposées au travail répétitif sous contrainte de temps et à ses effets délétères. Mais cette pénibilité du travail des femmes a longtemps été ignorée et sous-estimée. Cette invisibilisation participe des inégalités de genre en matière salariale et de protection sociale.

Karen Messing (2021), une biologiste canadienne devenue une spécialiste de la santé des femmes au travail écrivait : « Les exigences physiques rattachées aux emplois majoritairement féminins sont souvent moins spectaculaires, et les travailleuses elles-mêmes peuvent avoir du mal à mettre en évidence les difficultés de leur travail. Le principal problème, ce n’est pas tant les différences entre les tâches accomplies par les femmes et les hommes, mais le manque de reconnaissance accordée au travail des femmes »

A titre d’illustration, elle cite une étude dans une usine de confection textile qui compare, au début des années 1990, les charges manipulées par des opératrices de machines à coudre et par des ouvriers chargés de déplacer des rouleaux de tissu imperméable : «  Chaque jour, les hommes soulevaient en moyenne 51 de ces lourds rouleaux (environ 18 kg chacun), qui étaient déplacés à l’aide de barres pesant plus de 7 kg chacune. Comme chaque rouleau devait être manipulé plus d’une fois, ces travailleurs finissaient par soulever 2 612 kg par jour, un poids impressionnant. Les ouvrières, en revanche, devaient assembler des morceaux de tissu relativement légers. Chaque morceau de tissu pesait environ 265 grammes, soit seulement 1 % du poids de chaque rouleau. Manipuler un pantalon à la fois ne demandait que relativement peu d’effort. À la fin de la journée, toutefois, les opératrices de machines à coudre avaient assemblé 1 869 pantalons, et le poids qu’elles avaient soulevé était environ un tiers plus élevé que celui des hommes, pour un total de 3 486 kg. Sans compter qu’elles devaient actionner avec leurs pieds les pédales lourdes et mal entretenues des machines à coudre, pour un total de 16 000 kg de charge supplémentaire à manipuler »

Danièle Linhart (1991) raconte une anecdote similaire observée dans un abattoir. Le travail de découpe y était divisé en fonction du genre : aux femmes était réservée la volaille tandis que les hommes se chargeaient des grosses pièces (bœufs, porcs…). Le poids important de ces dernières conduisait les hommes à penser que leur travail était plus physique et pénible, ce qui était cohérent avec leur valorisation de la force et de la virilité. Toutefois, à une époque où le travail de nuit des femmes était encore interdit, une forte surcharge de travail sur la volaille a conduit à programmer le travail en 3/8. Certains hommes ont donc dû passer à la découpe de volaille la nuit. Leur impression a alors été que le travail était encore plus difficilement soutenable que sur les grosses pièces. Outre le fait de devoir s’habituer à des gestes différents, la rapidité des cadences imposées, le plus grand nombre d’animaux traités à l’heure, l’obligation de faire un travail plus précis et minutieux tout en évitant les risques de coupures expliquait cette « découverte » qu’ils avaient longtemps ignorée. Cette expérience subjective est confirmée par les chiffres : la « transformation et conservation industrielle de la viande de volaille » est le secteur où la fréquence des TMS est la plus élevée (16,4%), mais aussi avec l’indice de gravité le plus fort (38,3%), devant la transformation et conservation industrielle de la viande de boucherie (donc hors volaille) avec une fréquence de TMS de 14,8% et un indice de gravité de 32,5% (Garoche, 2016).

Comment expliquer cette invisibilisation encore plus forte de la pénibilité du travail des femmes par rapport à celui des hommes ? A partir d’une recherche socio-historique sur le travail ouvrier dans deux usines issues du groupe Japy à Beaucourt (territoire de Belfort) entre 1938 et 1945  et produisant, pour la première des machines à écrire (jusqu’en 1975) et pour la seconde des moteurs électriques (Loriol, 2021), différents éléments d’explication peuvent être avancés.

1 – Le travail naturalisé

Comme pour le travail de care, le travail féminin en usine est souvent et pensé comme mettant « naturellement » en œuvre de supposées qualités féminines telles que la patience, la minutie, la précision ou la délicatesse. Dans les entretiens réalisés avec des anciennes ouvrières et anciens ouvriers de l’usine de machines à écrire ou du bobinage des moteurs électriques (où les femmes sont très majoritaires), l’on retrouve des expressions telles que : « c’est un bon petit boulot pour les femmes » ; « c’était un travail minutieux, ça me plaisait bien » ou encore : « Mes moteurs étaient bien propres, bien rangés, comparés à ceux des hommes ». Les jugements portés sur le travail des ouvrières par d’autres salariés évoquent aussi cette nature « féminine » qui s’accorderait bien avec les types d’emplois occupés : « quand on voit le travail fait par un homme et celui fait par une femme. Il n’y a pas photo ! C’était du minutieux, c’était du beau boulot. Moi, je suis le premier à le reconnaître qu’elles faisaient du beau boulot, alors que les hommes… » ; « Moi, je les appelle les doigts d’or, cette équipe-là. Parce que c’était des filles qui avaient toutes quelque chose : une est très douée en sport, l’autre elle sait coudre des robes… Elles avaient toutes quelque chose » ; « ma femme était au réglage des barres de caractères, c’est un poste très délicat, mais ma femme avait des mains en or, comme on dit ». Il est intéressant de noter que l’expression équivalente, entendue pour un ouvrier, est plutôt : « il a de l’or dans les mains » ou « il a de l’or au bout des doigts ». Ce n’est plus la nature de l’ouvrier qui est mis en valeur, mais sa production !

Le réglage des barres de caractère sous la pression des cadences en 1955. ©Musée municipal Japy

Pourtant, toutes les ouvrières sont loin de se couler si « naturellement » dans le travail précis et rapide qu’on leur demande. Le montage des machines à écrire et le bobinage des petits moteurs standards étaient rémunérés aux pièces et beaucoup d’ouvrières peinaient à atteindre les quotas demandés pour avoir un salaire plein. Cela se retrouve dans d’autres usines ou les femmes sont affectées en priorité à des activités rapides et précises. L’ergonome Alain Wisner (1985) évoque ainsi une étude qu’il a menée à la fin des années 1960 sur les ouvrières de l’électronique. 187 volontaires avaient été interrogées dans neuf entreprises. Seules 12 % disaient avoir atteint les cadences exigées en moins d’une semaine, la plupart n’y étaient parvenues qu’au bout de plusieurs mois tandis que 5 % n’y étaient jamais arrivées.

Le travail délicat peut aussi parfois être également très physique. La contradiction entre délicatesse et force devient alors une source de pénibilité supplémentaire. Pour les plus gros moteurs électriques, souvent des moteurs spéciaux, dont la production devient majoritaire à Beaucourt à partir des années 1980, les efforts physiques demandés pour porter, tordre et faire entrer les bobines de fils de cuivre sans les rayer (ce qui causerait un court-circuit) dans les stators sont importants.

Bobinage des stators, années 1990. ©Francis Courtot, Ville de Beaucourt

Sur cette photo, on voit une ouvrière utiliser un marteau poli pour faire entrer les bobines dans les encoches du stator. La prise peu naturelle du marteau correspond au besoin de combiner force et retenue. Cela témoigne d’un savoir-faire adapté, mais particulièrement fatigant à la longue. Lors d’un exposé où j’avais montré cette photo, un homme dans l’assistance avait plaisanté : « on voit bien que c’est une femme, à la façon dont elle tient son marteau ». Implicitement et par méconnaissance du geste, il expliquait donc la pénibilité non par les contraintes de la tâche, mais par une supposée incompétence féminine.

Cette croyance, selon laquelle les femmes seraient plus adaptées aux tâches minutieuses et répétitives se traduit dans la division du travail en usine. D’une part, elles sont plus nombreuses en proportion à être OS ou manœuvres. En 1975, les femmes représentaient 22,2% des ouvriers, mais 28% OS ou manœuvres. D’autre part, des catégorisations équivalentes ne correspondent pas nécessairement aux mêmes conditions de travail pour les hommes et les femmes qui réalisent souvent des activités plus pénibles et un travail plus répétitif. Toujours en 1975, les OS Hommes sont 21,9 %  à déclarer un rythme de travail imposé par la machine contre 42,2 % pour les femmes OS. De même la « Répétition des mêmes gestes » concerne 33,5 % des OS Hommes mais 68,6 % des OS Femmes. Les ouvrières occupent ainsi plus souvent des emplois avec moins d’autonomie, de possibilité d’adapter son travail ou d’utiliser son expérience pour gérer la pénibilité.

2 – Des carrières coupées

La plupart des ouvrières de Beaucourt interrogées ont eu des carrières interrompues par des périodes de retrait de l’usine, notamment lorsque les enfants étaient petits. En fin de carrière, plusieurs ont connu des périodes de chômage. Ces coupures, plus ou moins subies, permettent de masquer ou de retarder l’apparition des effets nocifs d’un travail répétitif sous contrainte de temps (TMS, fatigues, usures). Mais elles justifient, aux yeux de l’encadrement, que les femmes soient moins poussées à progresser dans l’entreprise et qu’elles restent plus longtemps sur un travail répétitif avec peu d’autonomie. Certains hommes OS ont bien commencé au montage des machines à écrire, mais ceux qui étaient les plus rapides se sont généralement vu proposer d’aller à l’usinage où les possibilités de passage comme ouvrier professionnel étaient importantes. Les jeunes hommes qui ne se sont pas vus proposer des opportunités de promotion professionnelle en interne sont généralement partis à Peugeot Sochaux ou en Suisse pour poursuivre une carrière ascendante.

Mais à partir de la fin des années 1990, la montée du chômage et dans une moindre mesure des familles où la mère élève seule ses enfants ont contraint les femmes à rester plus longtemps au travail, alors même que l’entreprise abandonnait la pratique consistant à affecter les salariés vieillissants à des postes moins pénibles, car ces postes ont pour une part été sous-traités et que moins de jeunes étaient embauchés pour occuper les postes les plus durs (Loriol, 2000). Cela a provoqué une augmentation des TMS que les directions ont pris en compte avec retard.

3 – Un travail pensé et organisé par des hommes

Souvent, les ateliers composés essentiellement d’ouvrières ont à leur tête un contremaître homme pour qui la pénibilité du travail des femmes ne semble pas être une préoccupation prioritaire. Ainsi, pendant longtemps, à Beaucourt, les tables sur lesquelles étaient posés les stators pour le bobinage avaient toutes la même hauteur. Pourtant, suivant la taille de l’ouvrière, il est plus ou moins pénible pour le dos, les épaules, les bras, d’effectuer les gestes demandés. Le chef d’atelier, dans les années 1960 ne voulait toutefois pas entendre cet argument et souhaitait que toutes les tables soient à la même hauteur pour des raisons d’esthétique et d’ordre dans l’atelier ! Il semble que ça ne soit pas une situation isolée, comme le montre cette photographie, prise au début des années 1950 dans un atelier de bobinage de Leroy-Somer, un des principaux producteurs français de moteurs électriques (et qui rachètera l’usine de Beaucourt en 1982) :

Bobinage à Leroy-Somer (1950). © Chavanes et Née (2012)

De même, les actions pour limiter les TMS parmi les bobineuses se sont longtemps heurtées au scepticisme et aux résistances de supérieurs masculins. Une syndicaliste (CGT) engagée dans ce combat se souvient :

« On avait essayé de faire des choses ensemble avec la DRH, notamment au niveau du petit bobinage. Parce qu’on était toujours pliées en quatre au niveau de la pose. On avait essayé qu’il y ait des poses un peu plus faciles. Mais je sais qu’elle avait été remise à sa place, au niveau de la maison-mère. On lui avait dit que ce n’était pas son rôle de s’occuper de ça ! Il y avait toujours des gens qui gardaient jalousement leur place et qui n’aimaient pas être supplantés, parce qu’ils étaient incapables de faire des choses. Et la DRH, qui était une personne très humaine, avait fait venir quelqu’un de la Sécurité Sociale. Elle a aussi très vite été remise en place. On l’a vue une fois, mais pas deux. Il y avait l’inspecteur du travail qui était là aussi, et je me rappelle son intervention suite à un propos tenu par le responsable santé et sécurité disant que les TMS n’étaient pas forcément inhérents au travail que l’on faisait, mais à ce qu’on faisait dans la vie de tous les jours. Et l’inspecteur du travail avait répondu que les troubles musculo-squelettiques qui apparaissaient au niveau de l’entreprise étaient équivalents aux troubles de sportifs de haut-niveau ; et qu’il ne pensait pas que les salariées de CEB faisaient du sport de haut niveau ! Et ça s’est arrêté là, cette volonté d’aller contre les TMS. » Pour le responsable santé et sécurité de l’entreprise, en effet, les problèmes des bobineuses auraient été liés à leur travail domestique plutôt qu’à leur activité professionnelle. Cet argument patronal traditionnel est aussi nourri d’une vision un peu machiste des femmes qui seraient « naturellement » dédiées aux tâches ménagères.

Sur d’autres sujets que les TMS, ce même responsable santé et sécurité avait pu se montrer plus proactif. Par exemple, les dames qui, après le bobinage, faisaient les connexions électriques s’exposaient, lors du déguipage des fils de cuivre, au risque de recevoir des éclats métalliques ou d’émail dans l’œil. Comme ce risque était plus visible, simple à comprendre et avait déjà fait l’objet d’une prise en charge pour les ouvriers de l’usinage (qui avaient régulièrement des poussières ou copeaux métalliques dans les yeux), des solutions adaptées ont vite été envisagées : port de lunettes de protection et, pour les ouvrières devant porter des lunettes de vue, réalisation de lunettes de protection adaptées à leur vision. Il semble donc qu’un risque ou un problème de pénibilité soit d’autant plus pris en compte qu’il a déjà affecté des hommes.

4 – Une moindre possibilité de revendiquer

En effet, tant les ouvriers que leurs représentants syndicaux perçoivent plus facilement les risques et les pénibilités auxquelles ils sont exposés. Du coup, les revendications auront plus tendance à porter sur ces questions plutôt que sur les problèmes  qui concernent majoritairement des ouvrières. On pourrait faire le même type de remarques à propos des travailleurs immigrés, autre catégorie surreprésentée parmi les travailleurs peu qualifiés, mais sous-représentée dans les syndicats ouvriers. Au montage des machines à écrire, à Beaucourt, les ouvrières étaient  nettement moins syndiquées que les hommes. L’écart était moins important pour les bobineuses. D’ailleurs, la présence de syndicalistes femmes au bobinage a permis, après bien de combats collectifs et individuels, d’obtenir la qualification P1 puis P2 ainsi que de timides améliorations des conditions de travail. Longtemps, les syndicalistes de l’usine étaient des ouvriers professionnels, peu sensibilisés aux problèmes des OS et encore moins des femmes OS. De plus, OS, ouvrières et immigrés, du fait de salaires plus faibles, se retrouvent plus souvent à devoir faire des tâches pénibles qu’il serait rentable d’automatiser si le coût du travail était plus élevé (par exemple le bobinage des rotors, plus facile à faire faire par une machine que celui des stators).

Un ancien ouvrier professionnel de l’usinage explique, à propos des bobineuses et d’un contremaître qui n’écoutait pas leurs doléances : « « Moi, j’ai l’impression qu’il avait plus de mal avec les mecs et il cherchait plus à les amadouer. Il avait plus de facilités avec les femmes qui faisaient ce qu’il disait. Tandis que les gars, ils se laissaient moins faire ! » Parce que leur position professionnelle semblait moins solide, que leurs compétences n’étaient pas reconnues dans les grilles de classification ; que leur carrière était considérée sous l’angle d’un « travail d’appoint », qu’elles avaient plus de mal à se reconvertir dans d’autres entreprises de la région, les femmes avaient, en moyenne, une attitude moins revendicative que les hommes.

Dans les années 2000, pour différentes raisons (augmentation de la taille moyenne des moteurs produits, nécessité de reconvertir en interne des ouvriers de la fonderie et de l’usinage dont l’activité est sous-traitée), le bobinage se masculinise en partie. Comme dans les cas évoqués en introduction, les hommes affectés à cette tâche en découvrent la pénibilité de cette activité. Certains protestent, d’autres demandent à être mutés ailleurs ou changent d’employeurs. Du coup, leurs difficultés semblent mieux prises en compte.

La série de photographies ci-dessous (comme celles déjà présentées plus haut) illustre la concomitance de l’amélioration des conditions ergonomiques du poste tandis que le bobinage devient une activité un peu plus souvent réalisée par des hommes.bDifférentes évolutions sont observables, notamment la possibilité de s’asseoir ; la hauteur variable du siège et/ou de l’établi ; la mise à disposition facilitée des outils et matériaux utilisés et surtout l’utilisation d’un dispositif (en jaune sur la dernière photo) permettant de faire pivoter sans effort le stator afin de faciliter le travail et d’éviter les postures malcommodes.

Bobinage d’un rotor (années 1980), ©Francis Courtot, Ville de Beaucourt
Bobinage d’un stator (années 1980), ©Francis Courtot, Ville de Beaucourt
Bobinage d’un stator en 2013, ©Francis Courtot, Ville de Beaucourt

En guise de conclusion

Même s’il ne s’agit pas d’une politique délibérée, les risques du travail et les pénibilités sont encore plus invisibles pour les ouvrières que pour les ouvriers. C’est la combinaison d’un ensemble de facteurs (travail et usure réelle mais peu spectaculaire ; gestion de l’usure par des carrières coupées ou interrompues ; méconnaissance des problèmes qui concernent moins ou peu les hommes ; faible représentation syndicale des femmes ; difficultés à défendre ses intérêts, etc.) qui explique le mur d’opacité qui, combiné ou plafond de verre, vient enfermer nombre d’ouvrières dans des postes pénibles, mais dont la difficulté est mal reconnue. Ce manque de reconnaissance de la pénibilité conduit le plus souvent à psychologiser la souffrance des ouvrières au nom de leur supposée « fragilité » si ce n’est pas leur soi-disant « hystérie ». « Crise de nerfs », « crises de larmes » sont alors les formes attendues d’expression des difficultés (Gallot, 2014). « L’état d’épuisement physique ou nerveux est peu pris en compte, tant par la direction de l’usine que par la médecine du travail, car il est mis sous le signe de dérangements hormonaux propres à la nature féminine » (Porhel, 2007).

source: https://www.jean-jaures.org/publication/la-penibilite-au-travail-un-sujet-eminemment-politique/

La réforme des retraites actuellement discutée a été critiquée pour plusieurs raisons, notamment du fait d’une prise en compte insuffisante de la pénibilité (Loriol, 2020) et parce qu’elle pénaliserait particulièrement les femmes. Or, pour les ouvrières, qui ont souvent des carrières incomplètes et des conditions de travail pénibles, mais peu reconnues, c’est la double peine. A cause de l’usure et des faibles opportunités de reconversion, beaucoup ne tiendront pas jusqu’à 64 ans. Parmi les 50 59 ans, 30 % des ouvriers et 34 % des ouvrières présentent un TMS cliniquement diagnostiqué (Chiron, 2008). « Toutes les études laissent à penser que les TMS sont sous-diagnostiqués, en France, chez les femmes. Selon les données existantes, en Europe, les femmes obtiennent moins de reconnaissance en maladie professionnelle de leurs TMS que les hommes. […] Il résulte souvent de ce sous-diagnostic un manque de réflexion sur l’adaptation du poste à la morphologie féminine. Chez les femmes, les TMS sont moins facilement reconnus au titre de maladie professionnelle, car les grilles d’analyses des situations de travail sont conçues essentiellement à partir de l’expérience des hommes » (La Mutuelle Générale, 2018). Dans ces conditions, travailler plus longtemps est difficilement envisageable. C’est ce qu’avaient bien senti les anciennes ouvrières de Beaucourt. Toutes celles que j’ai interrogées m’ont dit qu’elles avaient aimé leur travail, mais toutes ont aussi affirmé que le départ à la retraite avait été une délivrance (Loriol, 2021). Or, depuis, les conditions de travail ne sont pas améliorées.

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Références citées

Georges Chavanes et Jean-Louis Née, 2012, Leroy-Somer : Aventure industrielle et humaine du XXe siècle, Bordeaux, Éditions Sud-Ouest.

Elise Chiron, Yves Roquelaure, Catherine Ha, Annie Touranchet, Anne Chotard, Patrick Bidron, François Leroux, Annick Mazoyer, Marcel Goldberg, Ellen Imbernon, Béatrice Ledenvic, 2008, Les TMS et le maintien en emploi des salariés de 50 ans et plus, Santé Publique, Vol. 20, pp 19-28.

Fanny Gallot, 2014, Les « crises de nerfs » des ouvrières en France dans les années 1968 : politisation d’une manifestation genrée de souffrance individuelle ? Nouvelle revue de psychosociologie, 1, n° 17, pp 31-44.

Bruno Garoche, 2016, L’importance toujours prépondérante des troubles musculo-squelettiques, Dares Résultats, n° 81.

Danièle Linhart, 1991, Le torticolis de l’autruche : l’éternelle modernisation des entreprises françaises, Le Seuil, coll. « Sociologie ».

Marc Loriol, 2000, Le temps de la fatigue. La gestion sociale du mal-être au travail, Paris, Anthropos, coll. « Sociologiques »

Marc Loriol, 2020, Pourquoi la pénibilité est une question centrale dans le débat sur les retraites, Les Mondes du Travail (hors–série sur les mobilisations et les grèves de l’hiver 2019-2020), février, p. 51-56.

Marc Loriol, 2021, Les vies prolongées des usines Japy. Le travail ouvrier à Beaucourt de 1938 à 2015, Editions du Croquant, col. « Témoignages ».

Karen Messing, 2022, Le deuxième corps. Femmes au travail, Femmes au travail, de la honte à la solidarité, Ecosociété.

La Mutuelle Générale, 2018, Epidémie de troubles musculo-squelettiques, vigilance chez les femmes, Le Mag du 1 février.

Vincent Porhel, 2007, Les femmes et l’usine en Bretagne dans les années 1968 : une approche transversale au fil de trois situations d’usine (1968-1974), Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest [En ligne], 114-3.

Alain Wisner, 1985, Quand voyagent les usines: essai d’anthropotechnologie, Syros.

https://www.jean-jaures.org/publication/la-penibilite-au-travail-un-sujet-eminemment-politique/

Retraites : une reforme imposée, un choix social nécessaire

Une tribune libre d’Henri Sterdyniak (Les Économistes Atterrés.)

L’importance donnée depuis 2017 à la question des retraites est surprenante : le système des retraites est pratiquement équilibré, son évolution est contrôlée, des questions comme la dégradation des services publics, la réindustrialisation et la transition écologique sont bien plus cruciales.

Cependant, l’oligarchie financière est persuadée que les prestations de retraites, comme les aides au logement, les prestations chômage ou les minimas sociaux, sont trop coûteuses. Son objectif est de rendre la France plus attractive et compétitive, ce qui suppose de réduire les dépenses publiques pour baisser les impôts sur les entreprises.

Compte tenu de l’évolution démographique (départ à la retraite des baby-boomers, allongement de la durée de vie), le ratio (plus de 62 ans/21-61 ans) augmenterait de 0,490 en 2022 à 0,659 en 2050, soit de 34 % (après avoir augmenté de 44% depuis 2000). Ce qui impliquerait, toutes choses égales par ailleurs, une forte hausse des dépenses de retraites ce que l’oligarchie financière veut éviter, en reportant l’âge de départ à la retraite et en réduisant le montant (le niveau relatif) des retraites. La question primordiale n’est pas celle du déficit, mais du choix social qu’il faut faire entre taux de cotisation, niveau des retraites et âge de départ.

Nous décrirons d’abord la situation du système des retraites, puis son évolution selon le COR, nous analyserons la réforme proposée par le gouvernement, nous verrons ensuite les voies souhaitables d’évolution.

Un état des lieux

Le système de retraite doit assurer que les actifs bénéficient d’un niveau de vie à la retraite équivalent à celui des personnes en activité, cela à partir d’un âge socialement déterminé, permettant de travailler jusqu’à la retraite puis de jouir d’une longue période de retraite en bonne santé. Le système français est relativement satisfaisant. Il permet un départ précoce pour ceux qui ont commencé à travailler jeune, à 62 ans pour les autres. Il assure la parité de niveau de vie entre les actifs et les retraités ; le taux de pauvreté des retraités est nettement plus faible que celui de l’ensemble de la population ; le taux de remplacement est plus élevé pour les bas que pour les hauts salaires.

En 2021, les dépenses de retraites représentaient 13,8 % du PIB, contre 11,4% en 2000, 14 % en 2015.  Leur hausse est stabilisée au prix, nous le verrons, d’une baisse relative des pensions. Les dépenses de retraites en point de PIB sont plus fortes en Italie et en Grèce, équivalentes en Autriche, mais plus basses de 3 points en Allemagne et au Royaume-Uni.

Selon Eurostat, le ratio entre le revenu médian des retraités et celui des moins de 65 ans est proche de 1 en France comme en Italie, Espagne, Grèce, Autriche ; il est plus bas de 12 % au Royaume-Uni, de 15 % en Allemagne, de 20 % en Suède. En France, le ratio est passé de 1,04 en 2014-2018 à 0,95 en 2021, ce qui témoigne d’une nette dégradation au cours de la période récente. Le taux de pauvreté (à 60 % du revenu médian) des plus de 65 ans est particulièrement faible en France, 10,9 %, contre 16,3 % en moyenne dans la zone euro et 19,4 % en Allemagne, mais on observe, là aussi, une dégradation récente puisque ce taux était de 8% en 2018.

Selon l’INSEE, le niveau de vie médian des retraités était égal à celui de l’ensemble de la population en 2021. En fait, il n’était que de 97 % du niveau de vie de la population d’âge actif car les jeunes de 0 à 20 ans ont un niveau de vie inférieur de 10 % à l’ensemble de la population. Le niveau de vie relatif des retraités a subi un net décrochage, de l’ordre de 5 %, de 2017 à 2021, lié à la fois à la hausse de la CSG sur les retraites et à des indexations imparfaites des retraites :  la retraite du régime général a ainsi subi une perte du pouvoir d’achat de 8,6 % durant les six dernières années.

Malgré les réformes successives, il n’y a pas eu de décrochage du ratio « pension nette moyenne/salaire net moyen » jusqu’en 2015, ceci grâce à la hausse de l’emploi des femmes (qui leur assure de meilleures retraites qu’à leurs mères). Depuis, ce ratio, qui avait culminé à 65,9 % en 2015, n’était plus que de 61,2 % en 2021. En euros constants, la retraite à la liquidation a atteint un maximum pour la génération 1947 ; elle baisse depuis, surtout pour les hommes.

Le taux plein est atteint à 62 ans pour une personne ayant cotisé sans interruption depuis l’âge de 20 ans, mais à 60 ans pour une personne ayant cotisé depuis 18 ans, à 65 ans pour une personne ayant commencé à cotiser à 23 ans. Cela compense quelque peu la différence d’espérance de vie selon la profession, mais nuit aux jeunes ayant des difficultés à trouver un emploi et aux femmes dont la carrière a connue des interruptions. Les jeunes commençant actuellement à cotiser à 23 ans en moyenne, l’âge du taux plein devrait passer progressivement à 66 ans.

Selon l’OCDE, l’âge moyen de sortie du marché du travail est de 60,9 ans en France, un peu plus haut que la Belgique, l’Espagne, l’Autriche, mais plus bas de 1 an que la zone euro, de 1,3 an que l’Allemagne et le Royaume-Uni, de 2,6 ans du Danemark et de la Finlande, de 4 ans que la Suède. Dans tous les pays où l’âge légal de retraite est de 65 ou 67 ans, des dispositifs permettent des départs plus précoces (préretraite, dispositif carrières longues, pensions d’invalidité sur critères médico-sociaux).

Depuis 2003, le taux d’activité des 55 à 64 ans a augmenté de 22 points, dont 20 points d’emploi et 2 de chômage. Cependant, le taux d’activité des 60-64 ans reste bas en France (38%) comparée à la moyenne de la zone Euro, (50%) ; mais surtout au Royaume-Uni (58%), à l’Allemagne (63%), et aux pays Nordiques (65% au Danemark et aux Pays-Bas, 73% en Suède).

Les personnes de 60 et 61 ans, déjà touchées par le report de l’âge légal à 62 ans, sont pour 38 % en emploi à temps complet, pour 10 % en emploi à temps partiel, pour 3,5 % en cumul emploi-retraite ; 21 % ont réussi à prendre leur retraite, mais 7 % sont au chômage et 21 % sont inactives. 20 % des personnes qui n’ont pas réussi à prendre leur retraite sont dans une situation difficile, sans salaire, ni retraite, ni prestations chômage, surtout parmi les anciens ouvriers ou employés. Il n’y a au mieux, que 50% d’une cohorte qui sont susceptibles de se maintenir en emploi.

Des projections du COR

Les projections du COR sont simples du point de vue macroéconomique. L’emploi suit les évolutions de projection active de l’INSEE, corrigées d’un taux de chômage imposé par le gouvernement jusqu’en 2027 (baissant à 5%), puis décidé par les partenaires sociaux ensuite (4,5%, 7 ou 10% jusqu’en 2070). Plusieurs scénarios sont proposés selon les gains de productivité du travail : 0,7%, 1%, 1,3% ou 1,6% l’an, jusqu’en 2070. La projection (7% de taux de chômage, 1% de gains de productivité) est privilégiée. Le rapport ne contient aucune réflexion sur l’évolution qualitative de l’emploi, ni sur l’impact des contraintes écologiques. Une croissance de la productivité du travail à 1% par an suppose un niveau de vie plus élevé de 64 % en 2070, ce qui est peu crédible.

Le COR prolonge jusqu’en 2070 la législation actuelle. Ainsi, dans le Régime général, les salaires portés aux comptes, les pensions, les minima de pension, le minimum vieillesse évoluent en projection comme les prix.  A l’AGIRC-ARRO, la valeur de service du point évolue chaque année comme le salaire moyen moins 1,16 point. De 2022 à 2037, l’indice des traitements de la fonction publique, et donc les retraites à la liquidation, perd 8,3 % en pouvoir d’achat, alors que le pouvoir d’achat dans le privé augmente de 12,7 % ; aucune leçon n’est tirée de la dégradation de l’attractivité des emplois publics. Ainsi, le ratio pension/salaire diminue d’autant plus que la progression des salaires réels est forte.

Compte-tenu des mesures déjà décidées, l’âge moyen de départ à la retraite passerait de 62,4 en 2020 à 63,8 ans à partir de 2036. Malgré cette hausse, le ratio retraités/cotisants passerait de 0,583 en 2021 à 0,747 en 2050 (+28%).

En 2022, le système de retraite a été en léger excédent (3,2 milliards d’euros). Les dépenses de retraites représentaient 13,8 % du PIB. Elles seraient de 13,9 % du PIB en 2027. Dans la projection privilégiée, elles seraient, au maximum, de 14,5 % du PIB en 2032 (soit un déficit potentiel de 0,7 point du PIB) ; de 14,2 % en 2050 ; de 13,7 % en 2070.

En 2050, année de déficit maximum pour le secteur privé, le Régime général aurait un déficit de 0,8 point de PIB, la CNRACL (la caisse de retraite des fonctionnaires territoriaux et hospitaliers) aurait un déficit de 0,3 point, les autres régimes du secteur public auraient un excédent de 0,8 point. Le déficit global serait de 0,3 point. Toutefois, l’État ne serait pas obligé d’utiliser l’excédent ainsi dégagé pour financer les retraites du Régime général, de sorte que le déficit des retraites peut être évalué à 1,1 point. Par ailleurs, un taux de chômage à 5 % (plutôt qu’à 7 %) diminuerait le déficit de 0,3 point de PIB. L’Unedic aurait alors en excédent de 0,8 point de PIB (au lieu de 0,3 point avec un taux de chômage à 7%) qu’il serait possible de transférer aux retraites par un ripage de cotisations. L’évaluation du solde de l’ensemble des assurances sociales (retraites +chômage) est problématique : un déficit de 0,8 point (avec un taux de chômage de 7%) ou l’équilibre (avec un taux de chômage de 5 %), avec, dans les deux cas, 0,8 point de PIB économisé par l’État. Ces perspectives n’en sont pas moins utilisées par le gouvernement pour prétendre que le système actuel n’est pas soutenable.

La vraie question est cependant celle de l’évolution du niveau des retraites. En effet, c’est la forte baisse du niveau relatif des retraites qui permet de contenir la hausse des dépenses de retraites. Ainsi, dans la projection à 1 %, la pension moyenne nette passerait de 61,2 % du salaire moyen net en 2021 à 51,6 % en 2050 (-15,7 %), puis à 45,4 % (-25,8%) en 2070. En 2021, le niveau de vie des retraités est égal à celui de l’ensemble de la population. Il n’en serait plus que de 89 % en 2050 ; de 84 % en 2070.  Les retraités seraient de nouveau la partie pauvre de la population. Le système de retraite ne court pas de risque de faillite, son évolution est contrôlée, mais la hausse des dépenses et des recettes n’en est pas moins nécessaire.

La réforme Macron-Borne

Macron et son gouvernement refusent toute hausse des cotisations. Ils souhaitent équilibrer financièrement le système, ouvertement par le recul du départ à la retraite, insidieusement par la baisse du niveau relatif des pensions. Leur perspective se limite à 2030 ; ils ne présentent pas d’évolution à long terme.  Ils imposent cette réforme, malgré l’opposition unanime des syndicats. C’est un nouveau recul de la démocratie sociale.

La mesure essentielle est le recul du départ à la retraite. L’âge minimal de départ à la retraite passerait à 64 ans de 2023 à 2030, au rythme d’un trimestre, de recul par an, tandis que la durée de cotisation requise pour une retraite au taux plein augmenterait à 43 ans, dès 2027. Toutefois, l’âge d’annulation de la décote resterait à 67 ans.

Après les concessions faites par le gouvernement, 43 années cotisées permettraient toujours de partir au taux plein de sorte que le recul du départ à la retraite à taux plein serait de 1 ans pour tous, sauf pour ceux qui ont commencé à travailler à 15-16 ans, (mais ils sont peu nombreux) ou pour ceux qui ont eu de longues interruptions de carrière et partiraient toujours à 67 ans. Par contre, certaines femmes perdraient l’avantage de la Majoration de Durée d’Assurances et devraient travailler jusqu’à 64 ans, au lieu de 62. A âge de départ constant, certains salariés subiraient des décotes, d’autres perdraient des surcotes.

Par ailleurs, le gouvernement a décidé d’une baisse de 25% de la durée maximale d’indemnisation au chômage, soit 2 ans et 3 mois pour les plus de 55 ans au lieu de 3 ans. Ces mesures, prises sans remise en cause des conditions de travail et du déroulement des carrières, sans prise en compte sérieuse de la pénibilité des emplois, pèseront lourdement sur des salariés qui n’ont pas la capacité physique de se maintenir dans leur emploi, sur ceux que les entreprises licencient après 55 ans ou sur ceux ayant une « faible employabilité » – avec peu de chance de retrouver un emploi.

Les régimes spéciaux de retraite seraient fermés pour la RATP, les IEG, les clercs et employés de notaires, la Banque de France. Comme pour la SNCF, les nouveaux embauchés seraient affiliés au régime général pour la retraite. Ceci n’est pas sans poser problème car il n’est pas satisfaisant pour une entreprise d’avoir des personnels obéissant à des statuts différents ; la SNCF et la RATP auront du mal à recruter du personnel dont les droits à retraite sont dégradés sans mesures compensatoires.

Plutôt que d’harmoniser vers le bas, il aurait fallu généraliser à tous les travailleurs à condition de travail difficile les dispositifs dont bénéficient les personnels des entreprises publiques. En fait, les mesures annoncées pour les emplois pénibles sont d’ampleur très limitée. Le Compte Personnel de Prévention serait maintenu, même s’il a peu d’effet : les points seraient seulement acquis un peu plus rapidement. Le gouvernement refuse de remettre en vigueur les quatre facteurs de risques supprimés en octobre 2017 sous la pression du patronat. Le texte mais annonce seulement un meilleur suivi par la médecine du travail, et un départ à 62 ans à taux plein en cas d’inaptitude au travail. Dans le public, la prise en compte de la pénibilité continuera à se faire par le régime des catégories actives (policiers, surveillants pénitentiaires, pompiers, éboueurs et égoutiers, etc.), et donc un départ précoce à la retraite, ce qui serait supprimé pour les entreprises publiques et refusé pour le privé.

Pour compenser un peu le report de l’âge de la retraite, le gouvernement a annoncé une hausse de 100 euros du minimum contributif majoré (MICO), de sorte qu’une retraite minimum de 85% du SMIC net, soit de 1200 euros, serait garantie pour une carrière complète au SMIC, garantie qui était déjà dans la loi de 2003, mais qui n’a pas été tenue.  Les 85% du SMIC ne seraient atteints que le mois de la liquidation. Ensuite, la pension, indexée sur les prix, dériverait par rapport au SMIC. Le minimum brut sera, en fait, de 1170 euros, soit, compte-tenu de la CSG-CRDS, 1120 euros en net (81,4% du SMIC net, 72,6% du SMIC plus prime d’activité).

Bénéficier du MICO suppose d’avoir liquidé sa retraite à taux plein et d’avoir cotisé plus de 120 trimestres. La garantie ne jouerait à plein que pour une carrière complète, alors que beaucoup des basses retraites proviennent de carrières incomplètes (4,2 millions sur 6 millions). Selon le gouvernement, 200 000 retraités bénéficieraient chaque année d’une hausse de leur pension pour un gain moyen de 33 euros par mois. La mesure s’appliquerait aussi aux retraités ayant déjà liquidé leur pension en bénéficiant du MICO. Cela demandera de recalculer leur retraite, ce qui devrait prendre au moins un an. 1,8 millions de retraités en bénéficieraient pour un gain moyen de 57 euros par mois. Il eût été plus simple de revaloriser toutes les petites pensions, mais le gouvernement a voulu récompenser ceux qui ont le plus cotisé.

Aucune mesure contraignante, aucune pénalité financière ne frapperait les entreprises qui continueront à ne pas embaucher des salariés plus de 50 ans, à inciter au départ des plus de 55 ans. Il est seulement question de créer un index seniors dont le contenu n’est pas précisé.

La réforme arriverait à maturité en 2032. Elle induirait une hausse de 0,7 an de l’âge moyen du départ à la retraite, soit, compte tenu des évolutions prévues avant la réforme, de 62,7 ans en 2022 à 64,8 ans en 2035 (+2,1 ans).  La génération 1973 passerait, en moyenne 23,9 ans en retraite (27% de sa vie), soit moins que la génération 1960 (24,4 années, 28% de sa vie).

La réforme augmenterait de la pension moyenne des hommes de 0,9 %, celle des femmes de 2,2 %, En fait, chaque retraité aurait une pension plus faible en partant à 64 ans après la réforme qu’avant. Certains toucheront un peu plus à 64 ans qu’ils touchent actuellement à 62 ans (tout en perdant 8 % de durée de retraite). Par ailleurs, le COR tablait sur une baisse globale de 5% du niveau relatif des pensions d’ici 2035, baisse qui ne serait donc que légèrement réduite.

Selon le gouvernement, la réforme augmenterait de 350 000 la population active disponible en 2035 (soit +1,1%). Il n’est pas prouvé que maintenir des seniors sur le marché du travail est en soi un facteur de création d’emplois supplémentaires. Le gouvernement n’envisage pas d’embauches dans l’éducation, la santé, les EHPAD pour absorber le surplus de demandeurs d’emploi. En fait, selon les modèles macroéconomiques, la hausse de la population disponible augmenterait à terme le taux de chômage, ce qui ferait baisser les salaires et aurait un effet dépressif sur le plan macro-économique.

Grâce à ces mesures, le système de retraite serait équilibré en 2030 au lieu d’être déficitaire de 13,5 milliards (0,4% du PIB). En fait, le report des âges de départ à la retraite rapporterait 14 milliards, la hausse du minimum contributif coûterait 1,8 milliard (0,6% du montant des retraites), l’amélioration de conditions de départs pour inaptitude 0,5 milliard, 1 milliard serait obtenu par un transfert de 0,12 point de cotisation du régime des accidents du travail, 0,7 milliards par la hausse des cotisations à la CNRACL. Le chiffrage ne prend en compte ni l’effet favorable sur les finances publiques qu’aurait la hausse éventuelle de la production, ni le coût des hausses des dépenses de chômage et d’assistance.

Que proposer ?  

Le mouvement social ne doit pas se limiter à défendre le système des retraites tel qu’il est. Il est nécessaire de corriger ses défauts et de garantir sa pérennité pour les jeunes générations.

Le système de retraite doit viser à corriger toutes les inégalités issues du marché du travail. Ainsi, il doit garantir un taux de remplacement net élevé pour les bas salaires (de l’ordre de 85 %), satisfaisant au salaire moyen (75 %) et plus faible pour les hauts salaires. Il doit maintenir l’objectif de départs relativement précoces et différenciés (à 60 ans pour les travailleurs manuels, à 62 ans pour la plupart, à 65 ans pour les cadres et les professions intellectuelles).

Toutes les personnes à la recherche d’un emploi (les jeunes en particulier) doivent bénéficier d’une allocation d’insertion, soumises à cotisation retraite. La décote ne doit pas s’appliquer sur les basses pensions (par exemple, en dessous de 85% du SMIC).

Les majorations pour enfant élevé doivent devenir forfaitaires et concentrées sur les mères (par exemple, 100 euros par enfant élevé, 150 euros à partir du troisième), alors qu’actuellement elles profitent surtout à des hommes à salaires élevés.

La prise en compte des emplois pénibles devrait être unifiée, renforcée et mieux ciblée. Des accords de banches doivent garantir que les salariés qui occupent des emplois pénibles, des emplois qu’il n’est pas possible de tenir après un certain âge, puissent évoluer vers des postes moins exposés ou partir à la retraite précocement. Les chômeurs de longue durée, sans espoir de retrouver un emploi normal, doivent avoir le choix entre une pension d’invalidité, la retraite à taux plein ou un emploi de dernier ressort.

Foncièrement, les retraites sont des assurances sociales, qui doivent être financées par des cotisations assisses sur les revenus des actifs couverts. Cela justifie que le système verse des pensions plus élevées à ceux qui ont eu des salaires plus élevés. On ne peut pas faire cotiser pour la retraite des revenus du capital qui n’ont pas droit à prestations[1] ; cette prétendue cotisation serait alors un impôt, ce qui justifierait d’aller progressivement vers une prestation forfaitaire de faible niveau.

Le ratio retraités/cotisants devrait augmenter d’environ 28 % d’ici 2050. La stabilité du ratio pension moyenne/salaire moyen demande que les dépenses de retraites passent en 2050 à 16,5 %, du PIB soit 2,7 points de plus qu’en 2022. Un taux de chômage de 5 % libérerait 18 milliards d’excédent à l’Unedic (0,7 points de PIB). Les taux de cotisation retraite devrait donc augmenter de 5 points, soit 0,25 point par an pendant 20 ans. Selon le rapport de force, les cotisations patronales ou les cotisations salariés. En contrepartie les droits à retraite doivent socialement garantis, de sorte qu’aucune génération n’ait le sentiment de cotiser pour rien.

Revenir totalement à l’indexation sur les salaires des salaires pris en compte et des pensions déjà liquidés coûterait 3,5 points de PIB ; revenir au départ à 60 ans, avec une durée de cotisation requise de 40 années, coûterait 2,5 points de PIB.  Les dépenses de retraites devraient passer à 20 % du PIB, avec une hausse des cotisations retraite de 14 points. Certes, le niveau des cotisations peut augmenter, mais une telle hausse serait ressentie comme excessive. Les dépenses de retraites entrent en concurrence avec les dépenses de prestations familiales, d’aide aux jeunes adultes, de santé, de dépendance. Il paraît difficile dans cette optique de revaloriser massivement les retraites, d’abaisser pour tous l’âge ouvrant le droit à la retraite.

Le projet de réforme se heurte à un large refus des salariés, qui refusent de travailler un ou deux ans de plus. Une situation où les salariés attendent avec impatience leur retraite n’est pas satisfaisant. La France se caractérise par un haut niveau de mécontentement des salariés qui se plaignent de leurs conditions de travail, des surcharges de travail qui empêche de faire leur travail correctement, d’une hiérarchie trop pesante et des méthodes « modernes » de management qui les privent le salarié de toute autonomie. Les emplois doivent devenir plus attrayants et moins stressants, cela nécessite des embauches en particulier dans les services publics. Les inégalités de salaires et de statuts, comme les rapports hiérarchiques doivent être repensés ; les salariés doivent avoir plus de pouvoir dans l’entreprise, ceci à tous les niveaux de l’atelier au Conseil d’administration.  Changer le travail devrait être un préalable à la réforme des retraites.

 

(crédit photo © FREDERICK FLORIN / AFP]

 

[1] La nécessaire réforme fiscale augmenterait la taxation des revenus financiers, des patrimoines élevés et des successions, mais les ressources ainsi dégagées ne peuvent financer les retraites.

« Solidarités ouvrières : pratiques militantes, enjeux sociaux et politiques. 19e – 21e siècle » – Colloque jeudi 16 et vendredi 17 février 2023

Amphi de l’École Normale Supérieure –  48 boulevard Jourdan – 75014 Paris

Zoom : https://sciencespo.zoom.us/j/96918427152

Ce colloque, qui se tiendra sur deux jours, aura pour but d’explorer les manières de penser et de pratiquer la solidarité ouvrière, à la fois dans l’histoire et aujourd’hui. Que ce soit dans le processus même du travail ou en dehors de celui-ci, que ce soit à l’échelle de l’usine, du métier, de la classe entière, nationalement ou internationalement, l’exercice de la solidarité est en effet constitutif de l’identité ouvrière elle-même – non seulement théoriquement, mais en pratique, par les liens que les relations de solidarité permettent de tisser. Nous entendons étudier ce phénomène à travers des interventions portant sur les conceptualisations ouvrières de la solidarité, sur l’organisation de celle-ci par les coopératives, les syndicats, les partis, sur l’imbrication des pratiques de solidarité ouvrière avec les sociabilités populaires et les liens familiaux ou amicaux, ou encore sur les manières dont la solidarité ouvrière utilise, renforce, détourne ou contrarie les formes de domination de genre ou de race qui structurent les mondes du travail.

Jeudi 16 février

9h00. Accueil des participant-es

9h30. Introduction

10h00-12h00. Panel 1 : Penser la solidarité, construire la classe ouvrière 

– Caroline Fayolle (Université de Montpellier, IUF, LIRDEF) : “Créer la solidarité ouvrière par l’association de production. Un idéal à l’épreuve des rapports de pouvoir (1848 – 1870)”

– Camille Ternier (Sciences po, CEVIPOF) : “Le capital indivisible des coopératives de production, un outil ‘sacrificiel’ visant à l’émancipation de la classe ouvrière entière”

– Maxime Quijoux (CNRS,  LISE ) : “L’associationnisme, outil du mouvement ouvrier ? Retour sur la naissance de la chambre consultative des associations ouvrières de production au tournant du XXe siècle”

Discutante : Ludivine Bantigny (GRHis)

13h30-14h15. Conférence 

Nicolas Delalande (Sciences Po, CHSP) :  “La solidarité ouvrière internationale au XIXe siècle : fondements, pratiques et limites”

14h15-16h30. Panel 2 : Le genre de la solidarité ouvrière

– Rose Feinte (EHESS) : “La grande grève du Parisien libéré (1975-1977), une expérience marquante pour les grévistes et les familles de la solidarité ouvrière”

– Marie Cabadi (Université d’Angers, TEMOS) : “Dancing for Dulais : solidarités et sociabilités lesbiennes et gays dans la grève des mineurs britanniques (1984-85)”

– Vincent Porhel (Université Lyon 1, LARHRA) : “Se nourrir pendant la grève : une lecture genrée de la solidarité dans les années 68”

– Célia Keren (IEP de Toulouse, IUF, LaSSP) : “L’exode des enfants: aider les enfants et soutenir les familles en temps de grève”

Discutante : Ingrid Hayes (Université de Nanterre, IDHE.S)

17h-17h30. Conclusion de la journée : Michel Pigenet (CHS) 

17h30-19h30. Table-ronde avec des syndicalistes / Pratiques actuelles de la solidarité ouvrière :

Jacky Maussion (IHS CGT Seine Maritime), Marianne Ravaud (Info’Com CGT), Muriel Guilbert (Union Syndicale Solidaires), Tiziri Kandi (CNT-SO)

Discutant : Karel Yon (CNRS, IDHE.S)

Vendredi 17 février 

9h30 : accueil des participant-es

10h00-12h15. Panel 3 : Les frontières internes et externes de la solidarité ouvrière

– Yasmine Siblot (Université Paris 8, CRESPPA-CSU) : “ Salarié·es subalternes à statut : conscience de ses droits et clivages au sein des classes populaires”

– Lucie Cros (Université Bourgogne-Franche-Comté, LaSA) : “Quand la solidarité de classe éclipse les frontières de genre : revisitons les luttes de chez Lip !”

– Gabriel Rosenman (EHESS-ENS, CMH) : “Origines des fonds collectés et principes de répartition entre grévistes : les caisses de grève comme « dispositifs de solidarisation »”

– Quentin Ravelli (CNRS, CMH) : “Les vies ouvrières des Gilets jaunes : des solidarités de classe malgré les divergences politiques”

Discutant : Paul Boulland (CNRS, CHS)

14h00-15h00. Conférence (en distanciel)

Rick Fantasia (Smith College, Massachusetts, USA)

15h00-17h00. Panel 4 : Les enjeux ethno-raciaux de la solidarité au travail 

– Vincent Gay (Université Paris Cité, LCSP) : “« Français, immigrés, solidarité » ?  Racisme, antiracisme et solidarité ouvrière après 1968”

– Anton Perdoncin (CNRS, Centre Nantais de Sociologie) : “La solidarité ouvrière à l’épreuve de la désindustrialisation : les grèves de mineurs marocains entre encadrement syndical et isolement (Nord-Pas-de-Calais, années 1980)”

– Jean-Albert Guidou (CGT) : “La CGT et la solidarité avec les travailleur.euses sans-papiers”

Discutante : Laure Pitti (Université Paris 8, CRESPPA-CSU)

 

 

Comité d’organisation : Fanny Gallot (UPEC, CRHEC), Samuel Hayat (CNRS, CEVIPOF), Gabriel Rosenman (EHESS-ENS, CMH), Rose Feinte (EHESS)

Soutiens institutionnels : CEVIPOF (Sciences Po),  CMH (ENS-EHESS-CNRS) et le projet ANR « La théorie politique au travail » (THEOVAIL).