Le culte de la performance est un néo-stakhanovisme.

Comment un mineur soviétique des années 1930 a contribué à créer le culte contemporain du travail et de l’entreprise. Par Bogdan Costea (Professeur en études du management, Université de Lancaster) et Peter Watt (Maître de conférence en études du management et des organisations, Université de Lancaster).

Une nuit d’été du mois d’août 1935, un jeune mineur soviétique du nom d’Alexei Stakhanov réussissait à extraire 102 tonnes de charbon en une seule journée de travail. C’était tout simplement extraordinaire d’autant que suivant les objectifs de la planification soviétique, la moyenne pour une  équipe était de sept tonnes…

Alexei Stakhanov a pulvérisé cet objectif par une augmentation stupéfiante de 1 400 %. Mais la simple quantité extraite ne résumait pas toute l’histoire car c’est bien la réussite individuelle de Stakhanov qui est devenue l’aspect le plus significatif de cet épisode. Depuis lors, l’ethos du travail qu’il incarnait à cette époque n’a cessé d’être recyclé par le management d’entreprise.

Dans les années 1930, les efforts personnels de Stakhanov, son engagement, son potentiel et sa passion ont conduit à l’émergence d’une nouvelle figure idéale dans l’imaginaire communiste de Staline. Après avoir fait la couverture du magazine Time en 1935 en tant que figure de proue d’un nouveau mouvement ouvrier consacré à l’augmentation de la production, Stakhanov est devenu l’icône soviétique vivante d’un nouveau type humain et le début d’un courant social et politique connu sous le nom de « stakhanovisme ».

Ce courant est toujours d’actualité sur les lieux de travail d’aujourd’hui – que sont les ressources humaines, après tout ? En regardant de près, on peut observer que le langage managérial est truffé par une rhétorique identique à celle utilisée dans les années 1930 par le Parti Communiste d’URSS. On pourrait même dire que l’enthousiasme stakhanoviste est encore plus intense aujourd’hui qu’il ne l’était en URSS. Il prospère dans le jargon de la gestion des ressources humaines (GRH), avec ses appels constants à exprimer la passion, la créativité individuelle, l’innovation et les talents et cela à tous les niveaux des structures de management.

Mais ce discours sacralisant la prestation de travail a un prix. Pendant plus de vingt ans, nos recherches ont suivi l’évolution des systèmes de management, de GRH, d’employabilité et de gestion des performances, jusqu’aux imaginaires culturels qu’elles suscitent[1]. Nous avons montré comment ces systèmes laissent aux salariés le sentiment permanent de ne jamais atteindre l’excellence et nourrissent une inquiétude permanente que quelqu’un d’autre (probablement juste à côté de nous) est toujours certainement plus performant.

À partir du milieu des années 1990, nous avons observé dans nos enquêtes l’émergence d’un nouveau langage de gestion des ressources humaines; un langage qui nous incite constamment à considérer le travail comme un lieu où nous devrions découvrir « qui nous sommes vraiment » pour exprimer ce « potentiel unique » qui pourrait nous rendre infiniment « ingénieux » et plein de vitalité.

La vitesse à laquelle ce langage s’est développé et répandu est remarquable. Mais ce qui est encore plus remarquable, c’est la manière dont il est aujourd’hui parlé de manière récurrente dans toutes les sphères sociales. Ce langage est celui du sentiment moderne de soi et il ne peut donc manquer d’être efficace. L’accent mis sur le « soi » confère au management un pouvoir symbolique et culturel sans précédent. Il conduit à intensifier le travail de manière telle qu’il est presque impossible d’y résister. En effet, qui ose encore refuser l’invitation à développer et à exprimer son potentiel ou ses talents présumés ?

Stakhanov a été une sorte de tête d’affiche précoce pour des refrains tels que : « potentiel », « talent », « créativité », « innovation », « passion et engagement », « apprentissage continu » et « croissance personnelle ». Ils sont tous devenus les attributs que les systèmes de GRH saluent comme les qualités des « ressources humaines » idéales. Aujourd’hui, ces idées sont tellement ancrées dans la psyché collective que beaucoup de gens pensent que ce sont des qualités qu’ils attendent d’eux-mêmes, au travail comme dans les interactions sociales en général.

Le travailleur super-héros

Alors, pourquoi le spectre de ce mineur oublié depuis longtemps hante-t-il secrètement notre imaginaire ? Dans les années 1930, les mineurs étaient couchés sur le côté et utilisaient des pioches pour travailler le charbon, qui était ensuite chargé sur des chariots et tiré hors du puits par des poneys. Stakhanov a apporté quelques innovations, mais c’est d’abord l’adoption du marteau-piqueur qui a contribué à sa productivité. Dans les années 1930, cet outil est encore une nouveauté et nécessite une formation spécialisée car il est extrêmement lourd, pesant plus de 15 kg.

Dès que le Parti Communiste avait pris conscience du potentiel de l’exploit de Stakhanov, le stakhanovisme s’est rapidement développé. À l’automne 1935, des équivalents de Stakhanov ont subitement fait apparition dans tous les secteurs de la production industrielle. De la construction de machines aux aciéries, en passant par les usines de textiles et la production de lait, partout des individus battaient les records de productivité et accédaient au statut de l’élite stakhanoviste. Tous étaient stimulés par le fait que le Parti Communiste avait adopté Stakhanov comme symbole principal d’un nouveau plan économique. Le parti voulait créer une élite représentant les qualités humaines d’un travailleur super-héros.

Ces travailleurs ont commencé à bénéficier de privilèges spéciaux (des salaires élevés aux nouveaux logements, en passant par des possibilités d’éducation pour eux-mêmes et leurs enfants). C’est ainsi que les stakhanovistes sont devenus des personnages centraux de la propagande soviétique. Ils montraient au monde ce que l’URSS pouvait réaliser lorsque la technologie était maîtrisée par un nouveau type de travailleur engagé, passionné, talentueux et créatif. Ce nouveau travailleur promettait d’être la force qui propulserait l’Union soviétique devant ses adversaires capitalistes occidentaux.

La propagande soviétique a sauté sur l’occasion. Une narration a vu le jour, préfigurant l’avenir du travail productiviste en URSS. Stakhanov avait cessé d’être une personne pour devenir une icône vivante d’un système d’idées et de valeurs, décrivant un nouveau mode de pensée et de sentiment à l’égard du travail.

Il s’avère qu’une telle histoire était grandement nécessaire. L’économie soviétique n’était pas performante. Malgré des investissements gigantesques dans l’industrialisation au cours du  premier plan quinquennal (1928-1932), la productivité était loin d’être satisfaisante. A cette époque, l’URSS n’avait pas encore réussi à surmonter son retard technologique et économique, et encore moins à dépasser les États-Unis et l’Europe capitaliste.

Le personnel décide de tout

Les plans quinquennaux étaient des programmes systématiques d’allocation des ressources, de quotas de production et de taux de travail pour tous les secteurs de l’économie. Le premier visait à injecter les dernières technologies dans des domaines clés, notamment la construction de machines industrielles. Son slogan officiel du Parti Communiste était « La technologie décide de tout ». Mais cette poussée technologique ne parvenait pas à augmenter la production et le niveau de vie et les salaires réels étaient plus bas en 1932 qu’en 1928.

Le deuxième plan quinquennal (1933-1937) allait avoir un nouvel objectif : « Le personnel décide de tout ». Mais pas n’importe quel personnel. C’est ainsi que Stakhanov a cessé d’être une personne pour devenir un idéal type, un ingrédient nécessaire à la recette de ce nouveau plan.

Le 4 mai 1935, Staline avait déjà prononcé un discours intitulé « Les cadres [le personnel] décident de tout ». Le nouveau plan avait donc besoin de figures comme Stakhanov. Une fois qu’il a montré que c’était possible, en quelques semaines, des milliers de « batteurs de records » ont été autorisés à relever le défi dans tous les secteurs de la production. Ceci s’est produit malgré les réserves des directeurs et des ingénieurs qui savaient que les machines, les outils et les personnes ne pouvaient résister à de telles pressions que pendant un certain lapse de temps.

Quoi qu’il en soit, la propagande du parti devait permettre à une nouvelle sorte d’élite ouvrière de se développer de manière apparemment spontanée – de simples ouvriers, venus de nulle part, mus par leur refus d’admettre des quotas dictés par les ingénieurs et les limites techniques. En fait, ils allaient montrer au monde que c’était le refus même de ces limites qui constituait l’essence de l’engagement personnel dans le travail : battre tous les records, n’accepter aucune limite, montrer comment chaque personne et chaque machine est toujours capable d’en faire « plus »…

Le 17 novembre 1935, Staline fournit une explication définitive du stakhanovisme. En clôturant la première conférence des stakhanovistes de l’industrie et des transports de l’Union soviétique, il définit l’essence du stakhanovisme comme un saut de « conscience » et on comme une simple question technique ou institutionnelle. Bien au contraire, le mouvement exigeait un nouveau type de travailleur, avec un nouveau type d’âme et de volonté, animé par le principe du progrès illimité. Staline a dit :

« Ce sont des gens nouveaux, des gens d’un type spécial… le mouvement Stakhanov est un mouvement d’hommes et de femmes travailleurs qui se fixe pour objectif de dépasser les normes techniques actuelles, de dépasser les capacités toujours sous-estimées, de dépasser les plans de production existants. Les surpasser – parce que ces normes étaient déjà devenues désuètes pour notre époque, pour notre nouveau peuple. »

Dans la propagande qui a suivi, Stakhanov est devenu un symbole chargé de significations. Un héros ancestral, puissant, brut que rien ni personne pouvait arrêter. Mais aussi un esprit moderne, rationnel et progressiste, capable de libérer les pouvoirs cachés et inexploités de la technologie et de prendre le contrôle de ses possibilités illimitées. Il était présenté comme une figure prométhéenne, à la tête d’une élite de travailleurs dont les nerfs et les muscles, l’esprit et l’âme, étaient en parfaite harmonie avec les systèmes de production technologique. Le stakhanovisme était la vision d’une nouvelle humanité.

Les possibilités sont infinies

Le statut de célébrité des stakhanovistes offre d’énormes opportunités idéologiques. Il a permis l’augmentation des quotas de production. Mais cette hausse devait rester modérée, sinon les stakhanovistes ne pouvaient pas se maintenir en tant qu’élite. Et, en tant qu’élite, les stakhanovistes eux-mêmes devaient être soumis à une limite : combien de virtuoses du travail de haute performance pouvaient réellement être reconnus sans rendre leur excellence hors de portée ? Les quotas ont donc été élaborés d’une manière que nous pourrions reconnaître aujourd’hui : par une de distribution forcée , qu’on pourrait aussi qualifier de classement par rang en fonction de la prestation de travail.

Après tout, combien de personnes très performantes peut-on retrouver à un moment donné dans une entreprise ? Selon l’ancien PDG de General Electric, Jack Welch, leur proportion ne dépassera jamais les 20 %, ce qui correspond à peu de choses près aux normes de la fonction publique britannique, du moins jusqu’en 2019. En 2013, Welch a affirmé que ce système était « pondéré et humain », qu’il s’agissait de « construire de grandes équipes et de grandes entreprises par la cohérence, la transparence et la franchise », en opposition aux « complots, secrets ou purges d’entreprise ». L’argument de Welch était loin d’être parfait. Tout système de distribution forcé conduit inéluctablement à l’exclusion et à la marginalisation de ceux qui se situent dans les catégories inférieures. Loin d’être humain, ce système de classement restera toujours, par nature, menaçant et impitoyable.

L’élitisme et le culte de l’excellence sont le stakhanovisme d’aujourd’hui, en témoigne leur focalisation sur les performances des salariés et leur préoccupation constante pour les individus « performants ».

On oublie souvent que le stalinisme lui-même était centré sur un idéal de l’âme et de la volonté individuelles : qu’est-ce que le « je » ne serait pas capable de faire ? Rien, et Stakhanov correspondait parfaitement à cet idéal. La culture d’entreprise et le culte sacré du travail de haute performance ne fait que bégayer l’idée que « les possibilités sont infinies ».

Telle était la logique du mouvement stakhanoviste dans les années 1930. Mais c’est aussi la logique des cultures d’entreprise contemporaines, dont les messages sont désormais partout. Les promesses suivant lesquelles « les possibilités sont infinies », le potentiel est « sans limites » et vous pouvez façonner l’avenir que vous voulez, se retrouvent désormais dans les messages « inspirants » sur les médias sociaux, dans les discours des cabinets de conseil en gestion et dans presque toutes les offres d’emploi pour les diplômés. Une société de conseil en management s’appelle même Infinite Possibilities

Ces mêmes phrases figuraient sur un sous-verre apparemment anodin utilisé par Deloitte au début des années 2000 pour son programme de gestion des diplômés. D’un côté, on pouvait lire : « Les possibilités sont infinies !». De l’autre côté, il invitait le lecteur à prendre le contrôle de son destin : « C’est votre avenir. Jusqu’où le mènerez-vous ? »

Aussi insignifiants que ces objets puissent paraître, un archéologue perspicace du futur dirait de ces messages qu’ils sont porteurs d’une pensée des plus funestes, animant les salariés d’aujourd’hui autant qu’elle animait les stakhanovistes.

Mais s’agit-il de propositions sérieuses, ou simplement de tropismes ironiques ? Depuis les années 1980, le vocabulaire du management s’est enrichi de manière presque incessante à cet égard. La prolifération rapide des tendances de gestion à la mode suit la préoccupation croissante pour la poursuite de « possibilités sans fin », d’horizons nouveaux et illimités d’expression et d’accomplissement de soi.

C’est dans cette optique que nous devons nous montrer comme des membres dignes des cultures d’entreprise. L’exigence de réaliser les possibilités infinies devient un élément central de notre vie professionnelle quotidienne. Le type humain créé par cette idéologie soviétique dans les années 1930 nous regarde  dans les yeux en mobilisant partout où c’est possible des énoncés de mission, des valeurs et des engagements envers l’entreprise et le travail.

En réalité, l’essence du stakhanovisme représentait une nouvelle forme d’individualité, d’implication personnelle dans le travail et cette forme trouve aujourd’hui sa place aussi bien dans les open space, dans les bureaux de la direction, les campus d’entreprise que dans les écoles et les universités. Le stakhanovisme est devenu un mouvement de l’âme individuelle. Mais que produit réellement un employé de bureau et à quoi ressemblent les stakhanovistes d’aujourd’hui ?

Les stakhanovistes d’entreprise d’aujourd’hui

En 2020, la série dramatique Industry, produite par la BBC et créée par deux personnes ayant une expérience directe de la City à Londres, nous a donné un aperçu du stakhanovisme moderne. Il s’agit d’un examen sensible et détaillé du destin de cinq diplômés qui rejoignent une institution financière fictive, mais tout à fait reconnaissable (Goldman Sachs, NDLT). Les personnages de la série deviennent presque instantanément des néo-stakhanovistes impitoyables. Ils savent que leur succès ne résulte pas de leur capacité à produire, mais de la façon dont ils jouent leur personnage comme quelqu’un de cool qui a réussi scène de l’entreprise. Ce n’est pas ce qu’ils font mais la façon dont ils apparaissaient qui importe.

Les dangers de ne pas paraître extraordinaire, talentueux ou créatif sont donc très importants. La série a montré comment la vie professionnelle se transforme en champ de bataille où luttes personnelles, privées et publiques se perpétuent sans fin. Chaque personnage y perd son sens de l’orientation et son intégrité personnelle. La confiance disparaît et le sens même du soi se dissout de plus en plus.

Les journées de travail normales, avec des plages horaires de 8 heures à 10 heures n’existent plus. Les salariés doivent s’exécuter sans cesse de manière frénétique, en produisant une gestuelle qui leur donne l’air d’être impliqués, engagés, passionnés et créatifs. Ces conduites ostentatoires sont obligatoires pour conserver une certaine légitimité sur le lieu de travail. Les contraintes de la vie professionnelle ont donc le pouvoir de déterminer le sentiment de valeur qu’une personne peut avoir d’elle-même et cela à partir d’interactions apparemment insignifiantes – que ce soit dans une salle de réunion, autour d’un sandwich ou d’une tasse de café.

Forcément, les amitiés deviennent impossibles parce qu’une vraie interconnexion humaine est ni souhaitable ni possible, car faire confiance aux autres affaiblira toute personne dont la réussite est en jeu. Personne ne veut être évincé de la société stakhanoviste des talents supérieurs hyper-performants. Les évaluations de performance qui peuvent conduire au licenciement sont une perspective effrayante. Et c’est le cas aussi bien dans la série que dans la vie réelle.

Le dernier épisode d’Industry se termine par le licenciement de la moitié des diplômés universitaires (graduates ou détenteurs de licence, NDLT) encore présents dans l’entreprise, suite d’une opération appelée « réduction des effectifs ». Il s’agit en fait d’une évaluation finale draconienne des performances, au cours de laquelle chaque employé est contraint de faire une déclaration publique expliquant pourquoi il doit rester en poste, un peu comme dans la série de télé-réalité The Apprentice. Dans Industry, les déclarations seront diffusées sur la chaîne d’entreprise, présent à travers des écrans qui émaillent tout le bâtiment. Dans ces clips, ils décrivent ce qui les fait sortir du lot et pourquoi ils sont plus méritants que tous les autres…

Les réactions à Industry sont apparues très rapidement et les téléspectateurs ont été enthousiasmés par le réalisme de la série et la façon dont elle résonnait avec leurs propres expériences. Un animateur d’une chaîne YouTube ayant une grande expérience d’entreprise a réagi à chaque épisode ; la presse économique a également réagi rapidement [2], ainsi que d’autres médias. Leurs conclusions convergent : il s’agit d’un drame d’entreprise très sérieux dont le réalisme révèle une grande partie de la nature problématique des cultures organisationnelles actuelles.

La série Industry est importante car elle touche directement à une expérience vécue par tant de personnes avec notamment le sentiment d’être pris en otage par une compétition permanente de tous contre tous. Lorsque l’on sait que les évaluations de performance comparent les uns aux autres, il ne faut pas oublier que les conséquences sur la santé mentale peuvent être graves.

Cette idée trouve un prolongement dans un épisode de Black Mirror. Intitulé Nosedive, l’histoire dépeint un monde dans lequel tout ce que nous pensons, ressentons et faisons devient l’objet d’une évaluation par celles et ceux qui nous entourent. Et si chaque téléphone portable devenait le siège d’un tribunal perpétuel qui décide de notre valeur personnelle – sans possibilité d’appel ? Et si tout le monde autour de nous devenait notre juge ? À quoi ressemblerait la vie quand la seule chose qui sert à nous mesurer correspond à l’évaluation instantanée que les autres font de nous ?

Nous avons posé ces questions depuis longtemps dans le cadre de nos recherches [3], ce qui nous a permis de suivre l’évolution des systèmes de management des performances et des cultures d’entreprise crées sur deux décennies. Nous avons constaté que l’évaluation de performance tend à devenir publique, impliquant le personnel dans des systèmes à 360 degrés dans lesquels chaque individu est noté anonymement par ses collègues, ses managers et même ses clients sur de multiples dimensions de qualités personnelles.

Les systèmes de management RH axés sur l’évaluation des traits de personnalité se combinent désormais aux dernières technologies pour devenir omniprésents de façon permanente. Les moyens de rendre compte de tous les aspects de notre personnalité au travail sont de plus en plus considérés comme essentiels pour mobiliser la « créativité » et l’ « innovation ».

Il se pourrait donc que l’atmosphère de compétition stakhanoviste soit aujourd’hui plus dangereuse que dans l’URSS des années 1930. Elle est d’autant plus pernicieuse qu’elle est désormais motivée par une confrontation entre les personnes, une confrontation entre la valeur de « moi » et la valeur de « vous » en tant qu’êtres humains – et pas seulement entre la valeur de ce que « je suis capable de faire » et celle de ce que « vous êtes capable de faire ». Il s’agit d’une rencontre directe entre des personnes et leur appréciation de leur « valeur » qui est devenu le support de cultures compétitives et performantes.

Dans The Circle (Dave Eggers), on retrouve une exploration à la fois très effrayante et très nuancée du stakhanovisme du 21ème siècle. Ses personnages, l’intrigue et le contexte, le souci du détail, mettent en lumière ce que signifie « prendre en charge son destin personnel » à ,partir de l’impératif catégorique moral qu’est l’hyper-performance ou la sur-performance de soi et de tous celles et ceux qui nous entourent.

Lorsque le rêve ultime de devenir la star centrale de la culture d’entreprise se réalise, un nouveau Stakhanov est né. Mais qui peut maintenir dans la durée ce genre de vie hyper-performante ? Est-il même possible de maintenir une excellence, extraordinaire, créative et innovante au cours d’une journée ? Quelle peut être la durée d’un travail de haute performance d’ailleurs ? La réponse ne peut se limiter à la fiction, aussi réaliste qu’elle puisse être.

Les limites du stakhanovisme

Durant l’été 2013, un stagiaire d’une grande institution financière de la ville, Moritz Erhardt, est retrouvé mort le matin dans la douche de son appartement. Il s’est avéré qu’Erhardt avait vraiment essayé de réaliser une prestation néo-stakhanoviste en travaillant de manière continue trois jours et trois nuits (une conduite connue chez les traders de la City londonienne ou les chauffeurs de taxi comme « le rond-point magique » ou le magic round-about)

Mais son corps ne l’a pas supporté. Nous avons examiné ce type de conduite en détail au cours de nos recherches en nous avions anticipé un tel scénario tragique un an avant qu’il ne se produise. En 2010, nous avons passé en revue une décennie du Times 100 Graduate Employers pour mettre en évidence comment les profils recherchés incarnent l’esprit du néo-stakhanovisme. Puis en 2012, nous avons publié une analyse critique qui signalait les dangers de l’hyper-performance promue par ces publications. Nous affirmions que le marché des gradués (détenteurs d’une licence) est animé par un culte du « haut potentiel » qui risque de submerger quiconque la suivant de trop près dans le monde réel. Un an plus tard, ce danger est devenu mortel dans le cas d’Erhardt.

Stakhanov est mort après une attaque cérébrale dans le Donbass, dans l’est de l’Ukraine, en 1977. Une ville de la région porte son nom. L’héritage de son exploit – ou du moins la propagande qui l’a perpétué – perdure. Mais la vérité est que les êtres humains ont des limites. C’est le cas aujourd’hui, tout comme ce fut le cas en URSS dans les années 1930. Les possibilités ne sont pas infinies. Poursuivre à l’infini des objectifs de performance, de croissance et de potentiel personnel est tout simplement impossible.

Maîtriser qui nous sommes et ce que nous devenons lorsque nous travaillons est un enjeu fondamental et très concret de notre vie quotidienne. Les modèles de haute performance stakhanovistes sont devenus le registre de base qui rythme nos vies professionnelles, même si nous ne nous souvenons plus de qui était Stakhanov. Or, personne est capable de maintenir de tels rythmes. Tout comme les personnages de Industry, Black Mirror ou The Circle, nos vies professionnelles prennent des formes destructrices, toxiques et sombres parce que nous nous heurtons inévitablement aux limites bien réelles de notre potentiel, de notre créativité ou de nos talents.

Cet article a été publié originalement en anglais par The Conversation. Traduction et republication en accord avec les auteurs et The Conversation. Traduction de l’anglais par Stephen Bouquin et Donna Kesselman

A propos du stakhanovisme, on pourra consulter également

[1] Yeatman A., Costea B. (2018), The Triumph of Managerialism?: New Technologies of Government and their Implications for Value (ed.) ; Costea, B., Amiridis, K. & Crump, N. (2012), Graduate Employability and the Principle of Potentiality: An Aspect of the Ethics of HRM. J Bus Ethics 111, 25–36 (2012). https://doi.org/10.1007/s10551-012-1436-x
[2] Voir dans le Financial Times Henry Mance « Has TV finally captured the reality of the City in BBC series Industry? » Financial Times, 23 nov. 2020  URL: https://www.ft.com/content/cd715c99-75d5-461e-ac7e-be899bc354fb
[3] Amiridis K., Costea Bodgan (2020), Managerial Appropriations of the Ethos of Democratic Practice: Rating, ‘Policing’, and Performance Management, in Journal of Business Ethics volume 164, pages701–713 (2020)

 

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