Voyager dans le metaverse. A propos des résurrections de Matrix

Par Jason Read

Matrix est un film sur le travail. Bien avant que Neo ne s’échappe de la matrice, il doit se libérer d’un espace d’enfermement beaucoup plus banal : la cabine de bureau. Matrix fait partie de cette étrange série de films sortis fin des années 1990 qui traitaient de l’enfermement dans et par le travail ; une liste qui comprend Office Space, Fight Club et American Beauty (ainsi que Being John Malkovich). L’année 1999 était très étrange, en plein milieu de la bulle Internet et de la troisième voie de Bill Clinton ; une année qui, en apparence, était radieuse pour le capitalisme. En même temps, les fictions cinématographiques racontaient une histoire différente, une histoire dans laquelle le travail et le bureau accaparent la vitalité des gens. Une idée que Matrix a rendu littérale dans son futur dystopique de pods aspirant l’énergie avec les cubicles 2199.

Dans Matrix, nous voyons deux échappées différentes hors de ce monde. La première, dans les premières scènes du film, est offerte par Internet, par le monde du piratage. Thomas Anderson/Neo (Keanu Reeves) est un employé de bureau le jour et un hacker la nuit. Il mène deux vies différentes, chacune avec un avenir différent. La première est celle d’un désespoir tranquille, qui l’amène à se poser la question de la nature de la vie et du contrôle, ou, comme le dit le film, «Qu’est-ce que la matrice ? ». L’autre est celui qui le fait sortir de chez lui et l’amène finalement à entrer en contact avec la réponse à cette question, à comprendre ce qu’est la matrice. Comme on l’a souvent noté, la matrice elle-même peut se comprendre comme une sorte d’allégorie d’Internet, ou du moins de l’Internet à ses débuts. D’une part, il y a la capacité d’invention et de réinvention de soi, illustrée par la collection de styles et de modes variés que les « moi numériques » portent dans la Matrice comme les costumes trois pièces, les trenchs et les lunettes de soleil défiant la gravité, associée à l’idéal de la diffusion et même de la démocratisation de la connaissance par la numérisation. C’est un monde dans lequel n’importe qui peut tout savoir en appuyant sur un bouton, y compris le Kung-Fu. D’autre part, il y a l’omniprésence de la surveillance et du contrôle, les agents sont partout et tout est surveillé.

Le succès de Matrix n’était pas seulement dû à sa capacité à capturer la frustration du monde du bureau, mais aussi parce qu’il a su créer un imaginaire composé de nouveaux espaces d’évasion et de contrôle qui ont été créés à partir de tant de bureaux, sur tant d’écrans d’ordinateur pour devenir enfin l’espace du monde virtuel. L’Internet était à bien des égards motivé par une ligne de fuite, une tentative d’échapper à la cabine de bureau, même si ces lignes de fuite se terminaient avec des gens attachés à des ordinateurs portables, essayant de trouver de nouvelles façons de perturber les industries afin de survivre.

Lorsque Matrix Resurrections (2021) s’ouvre, ces deux identités, ces deux vies, celle d’un employé de bureau le jour et celle d’un hacker la nuit, ont été fusionnées en une seule. Nous rencontrons Thomas Anderson, concepteur de jeux vidéo à succès. Il a conçu trois jeux Matrix à succès. Il ne travaille plus dans une cabine mais dans un bureau type open space aussi ouvert et aussi « amusant » qu’on pourrait le penser. Avec un café et des stimulations, qui fonctionne comme son extension nécessaire. Les ordinateurs ne sont plus des machines grises et ennuyeuses le jour et des lieux d’évasion illicites la nuit, mais les deux à la fois. La frustration et l’ennui ne conduisent plus à la recherche des véritables sources de contrôle de la société, mais à l’évasion. Comme l’a avoué l’un des collègues de Thomas, il a failli gâcher ses études au collège en passant tout son temps dans la Matrice. L’évasion n’est plus ce qu’elle était, tout comme le contrôle…

On parle beaucoup de la méta-nature du quatrième film de la série Matrix. Elle commence avec des figures de Warner Brothers qui demandent une suite à Matrix. Ce qui nous rappelle que même les films qui encadrent nos fantasmes d’évasion, qui font exploser les boîtes dans lesquels nous travaillons, ne sont réalisés qu’à condition de faire du profit. Nombreux sont ceux qui ont interprété ces scènes comme l’expression par Lana Wachowski de ses réticences à revenir dans sa franchise à succès. Ces interventions fonctionnent également comme une sorte de théorie du blockbuster lui-même, ou du moins d’une époque antérieure du blockbuster. Comme le dit un personnage lors de la réunion de présentation, « nous devons penser au bullet time (le temps de la balle, NDLT) », en référence à l’effet spécial du premier film qui ralentissait le temps pour que nous puissions voir les personnages éviter les balles tirées à bout portant.

L’histoire des blockbusters, et en particulier des films de science-fiction, est rarement celle où les images de l’avenir de la science-fiction sont rendues possibles par des innovations technologiques existant réellement hors de l’écran. Pensez à Terminator 2 et au métal liquide du T-1000, à Jurassic Park et aux dinosaures CGI, à Matrix et au bullet time comme nouvelle représentation de l’action. Autrefois, un nouveau film avait besoin d’un nouveau gadget pour devenir un succès, quelque chose qui poussait les gens vers le spectacle. Les film de super-héros contemporain, ou, pour être plus précis, les films de propriété intellectuelle si l’on y inclut Star Wars, semblent avoir rompu ce lien. Ils utilisent toujours les mêmes images de synthèse et poussent les gens à se rendre au cinéma pour voir le prochain épisode, non pas en raison des effets spéciaux mais pour voir enfin tel ou tel personnage revenir ou apparaître pour la première fois. D’où l’importance de la scène « post-crédit » qui prend le public à témoin.

Cette théorie du blockbuster et de son évolution n’est pas une parenthèse, mais nous ramène à la nature même du film, à la façon dont il théorise le contrôle et à la façon dont il le met en œuvre. Les Résurrections de Matrix est en quelque sorte un blockbuster sensible, conscient des contraintes auxquelles il est confronté et des possibilités qu’il ouvre. La réplique sur le bullet time est un aspect de sa conscience de soi et de ses limites. Il n’y a pas de nouvel effet qui fasse du film un écart marqué par rapport aux trois originaux, pas qualitativement différent. Le bullet time réapparaît, mais au lieu de ralentir l’image jusqu’à ce que l’on puisse voir l’acte imperceptible d’esquiver les balles, il se prolonge pour permettre le monologue du méchant. Pour faire référence à David Graeber, selon qui l’imaginaire de science-fiction est déconnecté de l’avancement technologique qui tend plutôt à ralentir, il fut un temps où la seule ligne droite du progrès technologique se trouvait dans les effets spéciaux. Nous n’étions pas plus près d’explorer le système solaire ou de construire des robots majordomes, mais les rendus des vaisseaux spatiaux et des robots à l’écran s’amélioraient d’année en année. Peut-être existe-t-il aussi un ralentissement dans le rythme des effets spéciaux. Le manque d’innovation technique derrière l’écran s’accompagne d’une tentative peu enthousiaste de traiter des changements technologiques intervenus depuis la sortie du film. Il n’y a quelques scènes sur le fait qu’on n’a plus besoin de téléphones fixes comme interface entre la matrice et le monde réel.

La matrice du dernier film est à la fois plus définie dans l’espace, en apparaissant comme une ville spécifique, San Francisco, plutôt qu’un lieu quelconque et déconnecté, puisqu’il était possible d’entrer à Paris et d’ouvrir une porte sur un train à grande vitesse au Japon. Le seul point où le film semble refléter le changement de l’Internet moderne est que les agents du film précédent, ces figures de contrôle rapides et mortels qui pouvaient apparaître n’importe où, sont remplacés par des « bots » qui peuvent apparaître partout et en grand nombre. Les essaims d’hostilité programmée semblent être tout aussi importants pour comprendre l’Internet moderne des médias sociaux que le contrôle disséminé l’était dans sa version précédente.

Le film original et sa dernière itération contiennent tous deux ce que l’on pourrait appeler des thèses sur la nature du contrôle. La première est proposée par l’agent Smith qui offre ce qui suit comme explication de la Matrice :

« Saviez-vous que la première Matrice était conçue pour être un monde humain parfait ? Où personne ne souffrirait, où tout le monde serait heureux. Ce fut un désastre. Personne ne voulait accepter le programme. Des récoltes entières ont été perdues. Certains pensaient que nous n’avions pas le langage de programmation pour décrire votre monde parfait. Mais je crois que, en tant qu’espèce, les êtres humains définissent leur réalité par la souffrance et la misère. »

On revient à nouveau sur cette idée que les êtres humains sont contrôlés non pas par un idéal, par une version idéalisée du monde, mais par les désirs et les peurs, l’espoir et le désespoir. Comme le déclare l’analyste dans le dernier film. « Tout est question de fiction. Le seul monde qui compte, c’est celui d’ici (en désignant sa tête), et vous, vous croyez les trucs les plus fous. Pourquoi ? Qu’est-ce qui valide et rend réelles vos fictions ? Les sentiments… ». Ce à quoi il ajoute plus tard : « Les sentiments sont plus faciles à contrôler que les faits. ». Cette déclaration pourrait être comprise comme une thèse sur les changements qu’a connus Internet depuis le premier film, passant d’un conflit pour le contrôle de la connaissance et de l’information, ou à tout le moins de la propriété intellectuelle (Napster et Matrix sont sortis la même année) à l’Internet des médias sociaux, moins motivé par des conflits de contrôle de l’information que par le contrôle par la colère, l’espoir et le désespoir. C’est une déclaration intéressante sur l’nternet, mais il est difficile de la voir fonctionner dans le film.

Il y a quelques aspects intéressants à propos du contrôle émotionnel à travers la critique de la thérapie et des médicaments psychiatriques comme régime de contrôle et, plus précisément, dans le cas de Trinity, de la famille comme forme de contrôle émotionnel. Le film ne va pas vraiment jusqu’au bout de cette critique, il ne nous offre pas vraiment une cartographie des forces de contrôle émotionnel ou affectif qui dominent la vie moderne. La raison en est donnée dans la scène post-crédit, qui vise moins à préparer la prochaine suite qu’à expliquer la disparition du film lui-même. Les sentiments n’ont plus besoin de structure narrative lorsqu’une vidéo de chat ou un mème rapide peut faire l’affaire.

A l’évidence, Matrix Resurrections n’a pas connu le même succès commercial que ses prédécesseurs. Pour ma part, j’étais content de pouvoir le regarder chez moi, mais une semaine avant sa sortie, des millions de personnes sont retournés dans les cinémas pour voir le dernier Spider-Man. Pour applaudir avec d’autres personnes. Peut-être, et cela dépasse le cadre de cet article, que les films de super-héros doivent être compris en termes de leur propre économie affective, de leur combinaison d’espoir et de peur, ou, plus précisément, de la nostalgie en tant qu’émotion.

Jason Read est philosophe, spécialiste de Marx, Spinoza et Deleuze et enseigne à l’université de Maine du Sud à Portland (États-Unis). Depuis 2006, il tient un blog intitulé Unemployed Negativity

 

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