Penser politiquement le travail. Renouer avec un héritage refoulé

Colloque – Penser politiquement le travail. Renouer avec un héritage refoulé

Lyon (MSH-Espace Marc Bloch) – 7 et 8 avril 2022

On se propose, lors de ces journées, d’examiner les institutions de travail en tant qu’objet et en même temps composante des États contemporains, et de chercher les enjeux des choix politiques opérés en ce domaine. Il ne s’agit pas tant d’observer et de critiquer les acteurs du politique que de délimiter les champs et d’éprouver les méthodes d’une nouvelle enquête : l’analyse des formes nouvelles de travail et des tensions qu’elles suscitent parait être la seule en effet qui permette de comprendre l’évolution actuelle des modes de pouvoir dans toute la planète. Il s’agit d’identifier, derrière les difficultés que rencontrent aujourd’hui toutes les régulations nationales, les mouvements qui déforment les structures, et annoncent peut-être l’avènement d’autres logiques de relation entre les individus comme entre les nations.

Les difficultés qu’il faudra surmonter lors de cette réflexion sont évidentes : chacun a une expérience singulière du travail, et les noms qui désignent ces différentes réalités sont multiples, même si le vocabulaire de l’administration prédomine ; les réactions à l’ordre salarial et les revendications qu’il suscite se retrouvent dans tous les comportements. Le chercheur lui-même a forcément une opinion politique. Peut-on supposer qu’il saura se rendre impartial sans pour autant se trouver démuni en face de son objet ? Il nous faudra forcément remettre en question la division du travail bien installée entre le savant et le politique, le premier espérant trop souvent d’ailleurs, même à son insu, que son travail éclairera voire guidera l’action du second.

Occupées des problèmes que leur proposent tant les gestionnaires de l’économie et de l’État que leurs contestataires, les recherches contemporaines en sciences humaines ont donné lieu à de multiples études, lesquelles utilisent souvent des langages spécifiques intraduisibles entre eux, et ne peuvent donc ni se corroborer, ni se contredire. La plupart de ces expertises exploitent des enquêtes mal repérées dans les temps et les structures du social, et se concluent généralement par la description de réactions ou d’attitudes individuelles ou collectives qu’en l’occurrence il conviendrait de favoriser ou de corriger, c’est-à-dire des comportements si spécifiques qu’aucune science psychologique ne saurait les reconnaitre. Envahie par l’empirisme, la sociologie du travail souffre de la grande dispersion de ses objets et du manque d’exigences et de débats épistémologiques, de même que, plus largement, la sociologie souffre de son repli académique et de son renoncement au dialogue avec les autres disciplines.

Renouant avec un héritage sociologique illustré plus particulièrement par l’œuvre de Pierre Naville, cette réflexion collective devra donc lever de lourds obstacles méthodologiques.

Sans être jamais justifiée, ni même affirmée clairement, la thèse s’est en effet imposée progressivement en sociologie selon laquelle l’État constitue la réalité dernière qu’inventorie le chercheur, cette institution représentant la rationalité première de l’expérience. Les notions et les termes juridiques sont donc les seuls admis lors de la recherche, et constituent le vocabulaire même de la science. Contester cette théorie implicite, c’est souvent, dans l’opinion commune, violer la distinction première, qui passe pour fondatrice, celle qui discrimine le savant de l’essayiste ou du partisan.

Cette opposition, pourtant, ne peut être admise sans réserve, et les concepts juridiques validés a priori comme universels : le travail, par exemple, n’est pas un fardeau éternel de toutes les communautés humaines, mais une invention récente, instable et contestée. Dans la plupart des sociétés historiques, la production en continu des biens et services est concédée ou imposée à une population particulière, pourvue d’un statut spécifique, esclave, métèque, serf ou artisan…Dans le système qui nous régit aujourd’hui, par contre, le travail doit satisfaire ceux des besoins qui parviennent à s’imposer. Chaque tâche est l’objet d’un rapport noué autour d’un projet entre des individus quelconques, et les produits livrés au commerce. Les administrations nationales se définissent en imposant des normes à ces échanges libres, et en ménageant les conditions de leur développement. La subordination conditionnelle de l’opérateur à l’entreprise, contre rétribution monétaire, le salariat, donne ainsi lieu à des institutions différentes selon les pays, certaines législations autorisant une relative solidarité entre les employés, imposant la reconnaissance  d’échelles de qualifications, fixant des professions, entretenant des enseignements qui renouvellent plus ou moins les inégalités de classe,  mutualisant une partie des dépenses salariales, transformant des hommes de métier en fonctionnaires d’État… Autant de  systèmes salariaux donc que de nations différentes…

Réglementé politiquement, le travail dans le monde d’aujourd’hui n’en est pas moins, dans ses méthodes comme dans son dynamisme, déconnecté des contraintes nationales. La production dans un pays n’est pas tenue de satisfaire les besoins locaux, de se cantonner à son territoire, d’utiliser exclusivement ses ressources, de collaborer à la richesse collective … Tout au contraire, chaque firme s’efforce d’exploiter une formule originale, connectant par exemple la main d’œuvre d’une région de la planète pour alimenter les consommateurs d’une autre, et donc de mettre à profit méthodiquement les inégalités multiples qui divisent le monde capitaliste. Les États se trouvent ainsi mis en concurrence à travers leurs politiques d’emploi, chaque décision locale constituant une prise de position internationale, la fixation de normes et l’adoption de techniques prenant le sens d’un acte d’allégeance ou de retrait envers les rivaux. Dans les métropoles anciennes, pourvues d’infrastructures complexes, beaucoup des moyens matériels et humains se dépensent à renouveler le parc des entreprises, des transports, des techniques, des savoirs, de sorte que les ligues de nations antagonistes s’affrontent d’abord pour la possession et la mise en valeur des nouveaux territoires…

Il nous faut donc, en mettant en commun et en éprouvant nos connaissances comme nos réflexions épistémologiques, nous donner les moyens d’étudier les mouvements qui ordonnent aujourd’hui notre monde, les marchés du travail juxtaposés, chevauchant les frontières, les nouveaux modes de collaboration et de concurrence entre les firmes et les États, les types d’affiliation inédites qui se substituent aux anciennes professions, et, d’un bout à l’autre de la planète, des régulations étatiques de plus en plus contestées…

Quelle prise avons-nous sur l’objet « travail » ? L’acte, le poste, l’emploi, l’équipe, l’entreprise, la classe, les compétences, la profession… Quels concepts utiliser, chacun d’entre eux entrainant un horizon de recherche, une durée d’observation, des acteurs différents ? La notion susceptible de regrouper ces notions et leurs mouvements n’est-elle pas celle de salariat ? Peut-on imaginer que la socialisation du salariat, ou la mondialisation, ou l’évolution technique, ou la planification…, aboutissent à d’autres formes d’organisation, de mobilisation, de distribution du travail ? La production planétaire, tout à la fois reproduisant, mais aussi problématisant, les hiérarchies entre les nations, politisant les dépendances nationales (les révoltes des pays dominés), offrant la possibilité de figures sociales nouvelles, les capacités humaines devenant plus collectives que spécifiques (des savoirs et des instruments communs à la consommation et au travail , des compétences d’équipes autour des installations  une production concentrée en des infrastructures collectivisées qui se reproduisent régulièrement , la ville, les transports, l’information,  l’énergie, les armées…).  Peut-on voir en ces divers phénomènes les signes annonciateurs d’une nouvelle organisation de l’espèce humaine, des associations autonomes d’individus autour de réseaux évolutifs de production et de services ?

Ces deux journées se proposent de mettre en discussion l’actualité de l’héritage de la pensée de Pierre Naville. La première, à partir de trois thématiques, « subjectivités », « salariat », et « réseaux », au travers desquelles cette pensée semble particulièrement appropriée pour nourrir le débat, avec l’apport de courants intellectuels différents. La seconde, à partir de quatre ouvrages récemment parus et qui font peu ou prou appel à la pensée du co-fondateur de la discipline.

Comité d’organisation : Mateo Alaluf, Sylvie Célérier, Paul Bouffartigue, Caroline Lanciano-Morandat, Sylvie Monchatre, Pierre Rolle.

Revues partenaires de ces journées : L’Homme et la société ; la NRT ; La Pensée ; Revue française de socio-économie ; Temporalités.

Le comité d’organisation tient à remercier les éditions Syllepse (Paris) et Page Deux (Lausanne) pour leurs contributions respectives à la réédition des travaux de Pierre Naville et à la publication de ceux de Pierre Rolle.

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Programme

Première journée – Subjectivités, salariat, réseaux

Cette journée s’organisera à partir de trois interventions qui lanceront la discussion dans l’esprit d’« ateliers » de travail, préparatoires à une manifestation ultérieure plus large.

9h : Accueil

9h15 : Introduction et présentation de la journée : Paul Bouffartigue (LEST) et Sylvie Monchatre (Université Lumière Lyon2 – CMW)

9h30 : Atelier 1 : Subjectivités et travail

Comment les réactions quotidiennes des travailleurs alimentent elles les dynamiques sociales? En sociologie du travail, comme en sciences de gestion et en économie, l’analyse des transformations contemporaines du travail amène à mobiliser, le plus souvent implicitement, certaines visions de la subjectivité des travailleurs éloignées des apports de la psychologie des conduites que P. Naville appelait de ses vœux.

Animateur : Pierre Rolle (CNRS)

Intervenantes : Marianne Lacomblez (Professeure de psychologie du travail à l’Universidade do Porto et chercheuse au Centro de Psicologia da Universidade do Porto (CPUP)) ; Aurélie Jeantet (Sociologue, Maître de conférences, Université Paris 3, Cresppa-GTM)

11h : Pause

 11h15 : Atelier 2 -Dynamiques du salariat et mise à l’épreuve des institutions

La désagrégation des figures de l’État et de l’Entreprise qui ont accompagné la construction du salariat marque profondément les métamorphoses en cours de ce dernier. Peut-on décrire ces dernières sans vision critique et alternative d’un dépassement possible dont elles sont porteuses ?

Animatrice : Sylvie Monchatre (Université Lumière Lyon2 -CMW)

Contributeurs : Claude Didry (Sociologue, Directeur de recherche au CNRS, membre du Centre Maurice Halbwachs (ENS)) ; Alberto Riesco-Ranz (Professeur de sociologie à Université Complutense de Madrid) ; Jorge García-López (Professeur de sociologie à Université Complutense de Madrid)

 12h 45 : pause déjeuner

 14h30 : Atelier 3 : Travail et production planétaire

De l’automatisme social à l’extension mondialisée des réseaux productifs et à la compénétration travail/consommation…

Animatrice : Sylvie Célérier (Université de Lille-CLERSE)

Intervenants : Bertrand Badie (Politiste, professeur émérite des universités à l’Institut d’études politiques de Paris et enseignant-chercheur associé au Centre d’études et de recherches internationales) ; David Gaborieau (Sociologue, Maître de Conférence Université de Paris – Chercheur au CERLIS) ; Pierre Veltz (Sociologue, économiste et ingénieur, Ancien directeur de l’Ecole des Ponts et Chaussées et du LATTS) (sous réserve).

Seconde journée : Travail, contradictions, conflits.

Regards croisés sur cinq ouvrages récents

 9h30 : Présentation de l’ouvrage de Pierre Rolle : Pour une sociologie du mouvement, Editions Page 2-Syllepse, 2022.

  • Animation et discussion de Mateo Alaluf

12h30 : Pause déjeuner

14h : Présentation/discussion de :

  • Mateo Alaluf (Université Libre de Bruxelles, METICES), le socialisme malade de la socialdémocratie, Editions Page 2, 2021.
    • Présenté/discuté par Jean-Pierre Durand (Centre Pierre Naville)
  • Sylvie Monchatre (Université Lumière Lyon2-CMW) : Sociologie du travail salarié, Armand Colin, 2021.
    • Présenté/discuté par Sylvie Célérier (Université de Lille – CLERSE)

15h30 – 15h45 : Pause

15h45 : Présentation/discussion de :

  • Caroline Lanciano-Morandat (LEST), Le travail de recherche, Editions du CNRS.
    • Présenté/discuté par Paul Bouffartigue
  • François Vatin, De l’économie, suivi de l’économie de guerre sanitaire, Laborintus, 2020.
    • Présenté/discuté par Caroline Lanciano-Morandat (LEST).

17h : Clôture des journées

 

Inscriptions :

 

 

 

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