Redaction

n° 30 – « Travail, négociations, conflits : quelles recompositions? » (septembre 2023)

Sommaire du n° 30 – 220 pages – parution septembre 2023   Téléverser le n°30 (format pdf)

GRAND ENTRETIEN

Grèves et relations professionnelles en Grande-Bretagne et en Allemagne

Grand entretien avec Dave Lyddon et Martin Kuhlmann réalisé par Sophie Béroud, Delphine Corteel et Jérôme Pélisse

DOSSIER : TRAVAIL, NÉGOCIATIONS, CONFLITS : QUELLES RECOMPOSITIONS ?

Coordination par Sophie Béroud et Jérôme Pélisse

Introduction – La situation paradoxale des syndicats : entre affaiblissement et mobilisations

Sophie Béroud et Jérôme Pélisse

Effets et appropriations des réformes

 «Au plus près du terrain»? De la décentralisation des régulations à la concentration des pouvoirs

Camille Dupuy et Jules Simha

Des conflits ouverts au «dialogue social»: les stratégies patronales pour contourner les oppositions syndicales au travail de nuit et du dimanche dans le grand commerce parisien

Pauline Grimaud

Une diversité accrue des thèmes des négociations

De la prévention des risques professionnels. Le pouvoir d’agir syndical à l’épreuve des CSE 

Fabien Brugière, Lucie Goussard, Sabine Fortino, Guillaume Tiffon

La managérialisation de la question sociale dans une multinationale de la distribution sportive

Pierre Rouxel

La parentalité dans la négociation collective en France : un enjeu managérial plutôt que syndical?

Cécile Guillaume, Sophie Pochic

Le paradoxe du télétravail

Jens Thoemmes

Des acteurs aux prises avec les réformes

Les DRH face aux réformes du droit du travail

Chloë Biaggi

Les pratiques syndicales saisies par les logiques électorales

Timothy Hébert

Les conseillers du salarié, représentants syndicaux de ceux qui n’en ont pas. 

Gwendal Roblin

D’ICI ET D’AILLEURS

Néolibéralisme exacerbé au Brésil: dégradation sociale et dévastation de l’environnement

Andréia Galvão, José Marcos Nayme Novelli

NOTES DE LECTURE

Stephen Ackroyd et Paul Thompson, Organisational Misbehaviour, 2022, 322 p.

par Jan-Christian Karlsson

Matt Vidal, Management Divided. Contradictions of Labor Management, 2022, 350 p.

par Grégor Bouville

Olivia Foli, Les paroles de plainte au travail. Des maux indicibles aux conversations du quotidien, 2023, 265 p.

par Marc Loriol

John Kelly, Rethinking Industrial relations : Mobilisation, Collectivism and Long Waves, 1998, 189 p.

par Stéphen Bouquin

Notre Opéraïsme – Mario Tronti

Extrait de Noi Operaisti, de Mario Tronti (1931-2023)

Présentation

Alors que la plupart des traditions intellectuelles de la gauche européenne se sont propagées au-delà des frontières nationales, l’opéraïsme italien des années 1960 a largement constitue une expérience sui generis en son temps. Reconnu pour son impact intellectuel significatif dans son pays, il a transformé la sociologie italienne, grâce à son projet d’enquêtes ouvrières, et a donné naissance à une récolte abondante, bien qu’évanescente, de revues théoriques : Quaderni Rossi, Classe operaia – il a eu moins de répercussions immédiates a l’étranger que le courant plus large autour du quotidien Il Manifesto, dont l’ampleur culturelle et la cohérence politique n’était pas du même ordre. L’existence de l’opéraïsme a été conditionnée par l’expansion industrielle spectaculaire des années 1950, au sein d’une culture déjà profondément colorée par deux partis de gauche de masse, chacun doté d’une vie intellectuelle animée. Le Partito Comunista Italiano comptait quelque deux millions de membres, tandis que le Partito Socialista Italiano des décennies d’après-guerre était bien plus à gauche que la social-démocratie de l’Europe du nord. L’opéraïsme se caractérise par une hostilité gramscianisme dilué de la perspective « nationale-populaire » du PCI (« la résistance comme second Risorgimento »), et par une pratique combinant enquête ouvrière et dialogue avec les acteurs des luttes. Les premiers penseurs de l’opéraïsme provenaient principalement de la gauche du PSI, dont le mot d’ordre d’ « autonomie » – à l’origine avec une connotation de « pour soi » – est reste un terme clef. Figure emblématique, Raniero Panzieri (1921-1964) a dirigé la revue theorique Mondo operaio de 1957 a 1959 ; marginalise par la direction de Parti, il est allé travailler pour Einaudi à Turin en y lançant Quaderni Rossi en 1961, Panzieri a pu s’appuyer sur des penseurs partageant les mêmes idées tels que Luciano Della Mea à milan, Antonio Negri et Massimo Cacciari à Padoue et Mario Tronti à Rome. Né à Rome en 1931 dans une famille communiste de la classe ouvrière, Tronti a rejoint le PCI au début des années 1950, alors qu’il étudiait la philosophie à l’université de Rome. Rompant avec les Quaderni Rossi en 1964, il a ensuite édité Classe Operaia, avant de revenir au PCI en 1967 pour poursuivre le projet operaïste dans ses rangs et développer le concept d’ « autonomie du politique ». Nous publions ici un extrait de Noi operaisti, tiré des mémoires de Tronti sur le mouvement opéraïste (2009) et publié en français en 2013 par les éditions d’en-bas. A la fois polémique et personnel, Tronti y établit une distinction nette entre l’opéraïsme classique et son écho lointain, l’autonomisme, qui a persisté dans les milieux contre-culturels des grandes villes européennes à partir de la fin des années 1970, pour émerger à nouveau sous une forme plus hygiénique après la publication de l’ouvrage Empire d’Antonio Negri et Michael Hardt.

Alors que la plupart des formes et traditions politiques de la gauche européenne se sont librement propagées au-delà des frontières nationales, l’opéraïsme italien des années 1960 a largement constitué une expérience sui generis en son temps. Reconnu pour son impact intellectuel significatif dans son pays, il a transformé la sociologie italienne, grâce à son projet d’enquêtes sur les travailleurs, et a donné naissance à de nombreuses revues théoriques : Quaderni rossi, Classe operaia, Angelus Novus, Contropian – il a eu moins de répercussions immédiates à l’étranger que le courant plus large autour du journal Il Manifesto, dont l’ampleur culturelle et la cohérence politique étaient d’un autre ordre. L’existence de l’opéraïsme a été conditionnée par l’expansion industrielle spectaculaire dans l’Italie des années 1950, au sein d’une culture déjà profondément colorée par deux partis ouvriers de masse, chacun doté d’une vie intellectuelle animée. Le Parti Communiste italien comptait quelque deux millions de membres, tandis que le Parti Socialiste des décennies d’après-guerre était très à gauche par rapport à la social-démocratie de la guerre froide ; tous deux ont été revitalisés par le dégel qui a suivi le discours secret de Khrouchtchev. L’opéraïsme se caractérise par une hostilité à l’égard d’un gramscianisme dilué de la perspective « nationale-populaire » du PCI («la Résistance comme second Risorgimento »), et par un engagement dans des méthodologies scientifiques anti-historiques. Les premiers penseurs de l’opéraïsme provenaient principalement de la gauche du PSI, dont le mot d’ordre d’ « autonomie » – à l’origine avec une connotation de « pour soi » – est resté un terme clé. Figure emblématique, Raniero Panzieri (1921-64) a dirigé la revue théorique de l’ISP Mondo operaio de 1957 à 59 ; marginalisé par la direction de Nenni, il est allé travailler pour l’éditeur Einaudi à Turin. En y lançant Quaderni rossi en 1961, Panzieri a pu s’appuyer sur des penseurs partageant les mêmes idées que Luciano Della Mea à Milan, Antonio Negri et Massimo Cacciari en Vénétie et Mario Tronti à Rome. Né à Rome en 1931 dans une famille communiste de la classe ouvrière, Tronti a rejoint le PCI au début des années 1950, alors qu’il étudiait la philosophie à l’université de Rome. Rompant avec les Quaderni rossi en 1964, il a ensuite édité le journal Classe Operaia avant de revenir au PCI en 1967 pour poursuivre le projet opéraïste dans ses rangs et développer un concept d’  « autonomie du politique ». Dans ce numéro, nous publions un extrait édité des mémoires de Mario Tronti (Noi operaisti, publié par Derive Approdi en 2009 avec une traduction française publiée en 2013). À la fois polémique et personnel, il offre un contraste éclairant entre le printemps de 1956 et l’automne chaud de 1969, et établit une distinction nette entre l’opéraïsme classique et son écho lointain, l’autonomisme, qui a persisté dans les marges contre-culturelles des villes européennes à partir de la fin des années 1970, pour émerger sous une forme plus hygiénique dans l’Empire de Hardt et Negri au début des années 2000.

 

Notre opéraïsme

MARIO TRONTI

L’opéraïsme italien des années 1960 commence avec la naissance des Quaderni rossi et s’arrête avec la mort de la Classe operaia. Fin de l’histoire. Tel est l’argument. Ou bien – le grain ne meurt – l’opéraïsme se reproduit autrement, se réincarne, se transforme, se corrompt et… se perd. Ce texte est né de l’envie de clarifier la distinction intellectuelle entre l’opéraïsme  [1] et le post-opéraïsme, ou les mouvements autonomes de la fin des années 1970 et d’après. La mémoire capricieuse a fait le reste. Il appartiendra aux lecteurs de juger si ce « reste » est de bon goût et d’une quelconque utilité aujourd’hui. C’est ma vérité, basée sur ce que je croyais à l’époque et que je vois beaucoup plus clairement aujourd’hui. Je ne veux pas donner une interprétation canonique de l’opéraïsme, mais une des lectures possibles, suffisamment unilatérale pour soutenir la bonne vieille idée d’une recherche partisane, cette pratique théorique du « point de vue » qui nous a formés.

Je dis « nous », parce que je crois pouvoir parler au nom d’une poignée de personnes inséparablement liées par un lien d’amitié politique, qui partageaient un nœud commun de problèmes en tant que « pensée vécue ». Pour nous, la distinction classique « ami/ennemi politique » n’était pas seulement un concept de l’ennemi, mais aussi une théorie et une pratique de l’ami. Nous sommes devenus et sommes restés amis parce que nous avons découvert, politiquement, un ennemi commun en face de nous ; cela a eu des conséquences qui ont déterminé les décisions intellectuelles de l’époque et les horizons qui ont suivi. J’essaierai de parler simplement, en évitant le langage littéraire. Mais il faut dire que l’opéraïsme des années 1960 a forgé son propre « haut style » d’écriture, ciselé, lucide, conflictuel, où l’on croyait saisir le rythme des ouvriers en lutte contre les patrons. Chaque période historique est marquée par sa propre forme de représentation symbolique. Les partisans semi-lettrés confrontés aux bourreaux nazis ont produit les Lettere di condannati a morte della Resistenza, une œuvre d’art [2] tandis que les jeunes qui se présentaient devant les portes de l’usine Fiat Mirafiori de Turin au petit matin rentraient chez eux le soir pour lire l’Âme et la Forme du jeune Lukács. Une pensée forte exige une écriture forte. Le sens de la grandeur du conflit a éveillé en nous une passion pour le style nietzschéen : parler dans un registre noble, au nom de ceux qui sont en dessous.

Je n’ai jamais oublié la leçon que nous avons apprise aux portes des usines, lorsque nous arrivions avec nos tracts prétentieux, invitant les travailleurs à rejoindre la lutte anticapitaliste. La réponse, toujours la même, venait des mains qui acceptaient nos chiffons de papier. Ils riaient et disaient : « Qu’est-ce que c’est ? De l’argent ? ». Ils étaient de cette « race païenne brutale », en effet. Ce n’était pas le mot d’ordre bourgeois « enrichissez-vous ! », c’était le mot salaire, présenté comme une réponse objectivement antagoniste au mot profit. L’Opéraïsme a retravaillé la brillante phrase de Marx – le prolétariat atteignant sa propre émancipation libérera l’humanité entière – pour lire : la classe ouvrière [3], en suivant ses propres intérêts partiels, crée une crise générale au sein des rapports sociaux capitalistes. L’opéraïsme a marqué une façon de penser politiquement. La pensée et l’histoire se rencontrent dans un choc direct, immédiat et frontal. Ce qui est doit être exposé à l’analyse, à la réflexion, à la critique et au jugement. Ce qui a été dit et écrit à son sujet est venu bien plus tard.

Le récit biographique qui suit conserve un élément d’ambivalence entre le registre personnel et le registre générationnel. Mais je dois dire d’emblée que mon opéraïsme était de type communiste. Les membres du parti n’ont jamais été majoritaires au sein de l’opéraïsme italien, ni été dominants au sein des revues Quaderni rossi ou Classe operaia et la combinaison était peut-être mon problème personnel. Je décrirai ici les Lehrjahre – les années d’apprentissage formatrices – des operaisti, une fraction générationnelle limitée mais significative. En tant qu’historien maladroit des événements et des idées, j’essaierai d’expliquer les premières tentatives complexes d’argumentation de l’opéraïsme, ainsi que certaines des positions adoptées par la suite.

Rupture de cinquante-six

Une date clé apparaît comme un lieu stratégique pour nous tous : 1956. Plusieurs éléments ont rendu cette année « inoubliable », mais j’insisterai sur le passage – il s’agit en fait une rupture épistémologique – d’une vérité de parti à une vérité de classe. La période qui s’est écoulée entre le vingtième congrès du parti communiste soviétique et les événements de Budapest[4] a constitué une suite de sauts dans la prise de conscience d’une jeune génération d’intellectuels. J’ai senti, avant de le penser consciemment, que le vingtième siècle se terminait là. Nous nous sommes réveillés du sommeil dogmatique de l’historicité. En Italie, la règle du nom propre, substantif ou adjectif, matérialiste ou idéaliste – la ligne De Sanctis-Labriola-Croce-Gramsci – avait exercé une hégémonie culturelle inégalée en politique. Grâce au charisme de Togliatti, un puissant groupe de leaders du pci a pu se constituer autour de cette ligne et s’est attelé à sa mise en œuvre dans l’après-guerre. À l’Instituto Gramsci, on pouvait rencontrer des membres du parti issus de la Direction et du Secrétariat. Ils n’écrivaient pas de livres et ne faisaient pas appel à d’improbables écrivains fantômes pour le faire à leur place. Ils lisaient des livres. Et entre une initiative et la suivante, ils discutaient de ce qu’ils en pensaient.

À un moment donné, un personnage à l’allure étrange est arrivé de Sicile – il avait enseigné à Messine : grand, râblé, avec un nez crochu et un visage de faucon. Il s’exprimait dans une langue difficile, et ses écrits étaient encore plus difficiles à comprendre. Mais Galvano Della Volpe a démonté, pièce par pièce, la ligne culturelle des communistes italiens, sans respecter les allégeances d’orthodoxie [5]. Pour être honnête : nous nous sommes libérés du carcan « national-populaire » gramscien du PCI, mais un certain aristocratisme intellectuel est resté accroché à nous. La compréhension était plus importante que la persuasion ; travailler sur le concept créait des difficultés avec le mot. Aujourd’hui, c’est l’inverse qui est vrai : la facilité du discours implique de se passer de la pensée. L’approche que nous avons adoptée à l’époque semble d’autant plus précieuse aujourd’hui, au moment où le triomphe de la vulgarité médiatisée sur le langage politique est en passe de s’achever. Nous étions une école de rigueur intellectuelle ascétique, au prix d’un isolement un peu auto-référentiel. La science contre l’idéologie, tel était notre paradigme. Marx contre Hegel, comme Galilée contre les scolastiques, ou Aristote contre les platoniciens. Puis, grosso modo, nous avons dépassé ce schéma sur le plan du contenu, tout en conservant les enseignements sur le plan de la méthode. A la réflexion, c’est précisément sur cette base qu’à partir de 1956, alors que d’autres camarades redécouvraient la valeur des libertés bourgeoises, que nous, à quelques-uns, avons eu la chance de découvrir, par tâtonnements, les horizons de la liberté communiste.

Je reste dubitatif quant aux choix tactiques à ce moment-là – non pas ce qui était « correct », mais ce qui aurait été le plus utile. Il est vrai que, parfois, peu dépend de ses propres décisions et beaucoup des circonstances, des ouvertures, des rencontres. Mais une autre voie s’offrait à nous en 1956 : celle d’un développement politique au sein du PCI, dont la direction s’était engagée dans une période de « renouveau dans la continuité ». Qu’est-ce que cette deuxième voie aurait impliqué ? Une longue marche dans l’organisation, un sacrifice culturel sur l’autel de la praxis, l’exercice de cette catégorie politique de la Renaissance qu’est la « dissimulation honnête ». Dans ma formation politique personnelle, Togliatti était le maître politique par excellence. Quand je me demande s’il aurait été possible d’être « Togliattien », avec une culture différente, je réponds par l’affirmative. La politique possède son autonomie propre, même par rapport au cadre culturel qui la soutient et parfois la légitime. Nous nous laissons emporter par le plaisir fascinant de la pensée alternative. Mais le doute persiste que l’autre voie était peut-être la bonne : en dire un peu moins et en faire un peu plus. La découverte théorique de l’« autonomie du politique » a eu lieu dans le cadre de l’expérience pratique de l’opéraïsme ; ce n’est que son élaboration historico-conceptuelle qui est venue plus tard – et avec elle, la prise de conscience d’avoir échoué à réaliser une synthèse du « dedans et du contre ».

Il y a quelques années, j’ai écrit : « Nous, jeunes intellectuels communistes, avions raison d’être du côté des insurgés hongrois de Budapest. Mais – c’est le paradoxe de la révolution à l’Ouest – l’État socialiste n’a pas eu tort de mettre fin à cette lutte avec des chars d’assaut » [6]. C’est le genre de phrase que les amis les plus proches, précisément parce qu’ils vous veulent du bien, font semblant de ne pas avoir lue. Pourtant, résoudre cette énigme œdipienne du mouvement ouvrier du vingtième siècle était exactement la tâche à laquelle nous étions confrontés. Il est facile de choisir entre ce qui est correct et ce qui est erroné ; ce qui est difficile, c’est de devoir choisir entre deux idées correctes, toutes deux internes à notre camp. Le dilemme est de savoir s’il faut rechercher la passion de l’appartenance ou le calcul des possibilités. Les deux idées correctes de 1956 furent aussi les deux erreurs, divisant ceux qui ne voyaient que le développement possible de ce qu’on appellerait le « socialisme à visage humain » et ceux dont le seul critère était le contrôle immédiat des positions, dans le feu croisé des deux camps de la guerre froide.

Pourtant, l’une des analyses critiques les plus importantes du système soviétique est venue de l’intérieur de l’opéraïsme. L’ouvrage Operai e sistema sovietico de Rita Di Leo a démontré que partir du point de vue des travailleurs permettait d’appréhender bien plus que l’usine capitaliste [7]. L’expérience politique ouvrière par excellence était ici mise en jeu de manière critique. Elle reste une analyse extrêmement isolée : la vérité et les faits coïncident trop pour qu’elle soit accueillie par les deux idéologies dominantes et opposées…

Un Bildungsroman

C’est au début des années 1960 qu’un groupe d’opéraïstes a commencé à se former spontanément. Pas de la manière dont les « groupes » se sont institutionnalisés au début des années 1970. C’était une façon originale et tout à fait informelle de se rassembler, politiquement et culturellement. Il est étrange de constater qu’avec le temps, une sorte d’affection mutuelle s’est maintenue, même parmi les camarades qui n’ont pas fait le même voyage des Quaderni rossi jusqu’à la revue Classe operaia. Je ressens encore une profonde sympathie en me rappelant les qualités humaines de personnes telles que Bianca Beccalli, Dario et Liliana Lanzardo, Mario Miegge, Giovanni Mottura, Vittorio Rieser, Edda Saccomani, Michele Salvati et bien d’autres encore. Quaderni rossi était un titre magnifique pour un journal, d’une simplicité évocatrice, éloquente en soi. Les « cahiers » expriment la volonté de recherche, d’analyse et d’étude. Le rouge de la couverture était le signe d’une décision, d’un engagement à être cela. Commencer l’écriture, et donc la lecture, par la couverture – noir sur rouge – était une idée brillante de Raniero Panzieri.

Raniero – il est mort en 1964, à l’aube de la quarantaine – fait partie de ceux qui ont été condamnés à passer trop peu de temps sur cette terre. Suffisamment, cependant, pour laisser une trace. En me souvenant de lui aujourd’hui, en y repensant, j’éprouve la nostalgie d’une humanité politique perdue. Il n’était pas par nature un héros romantique, mais il l’est devenu par la force des choses. Il voulait passer du statut d’organisateur de l’opéraïsme à celui d’organisateur de la culture ouvrière. Mais il ne savait rien organiser du tout. C’est le charme de ses limites, si semblables aux nôtres – aux miennes en particulier – qui nous a fait nous sentir proches de lui. Le Marx de Panzieri était celui de Luxemburg, pas celui de Lénine. Comme Rosa, il lisait le Capital et imaginait la révolution. Contrairement à Lénine, qui a lu le Capital pour organiser la révolution. Il n’était pas, et n’aurait jamais pu être, communiste. Sa tradition était celle du syndicalisme révolutionnaire, avec une dose de socialisme anarchiste que le vieux psi portait historiquement en lui. Mais le « contrôle ouvrier » était un mot magique qui nous réveillait de cet autre sommeil dogmatique – le « parti de tout le peuple » des socialistes.

Marcher avec Raniero la nuit dans les rues de Rome ou de Milan – et non de la détestable Turin – c’était réaliser l’idée de Walter Benjamin de « se perdre » dans les rues d’une ville. Se perdre dans la polis, c’est aussi un art, celui de la politique, que nous nous sommes efforcés de maîtriser. Plus d’une fois, nous nous sommes perdus et nous nous sommes retrouvés sur la frontière qui sépare un camp de l’autre, sans jamais la franchir. Nous préférions les patrons éclairés, mais pour mieux mener la guerre qui nous intéressait. Nous n’étions pas épris de démocratie libérale, mais nous l’utilisions comme un terrain de lutte plus avancé. Intuitivement, nous reconnaissions les réformistes de gauche comme des fonctionnaires sérieux du general intellect capitaliste (et qui règne désormais au niveau euro-mondial). Nous avons apprécié l’impulsion du mouvement comme une passion, plutôt que comme un fait. C’était un événement de l’imagination politique auquel nous pensions constamment – et que nous pratiquions, ce qui est bien plus sérieux.

Quaderni rossi a allumé la lumière à l’intérieur de l’usine, fait la mise au point de l’objectif et pris une photo où les rapports sociaux de production apparaissent avec une clarté saisissante. Quoi que l’on dise des intellectuels ex-ouvriers, on s’accorde toujours à reconnaître la « lucidité » des analyses des enquêtes ouvrières. L’Operaismo a ouvert une nouvelle voie à la sociologie. La méthodologie wébérienne mélangée à la politique de l’analyse marxiste. En ce sens, si l’on regarde en arrière, entre Quaderni Rossi et Classe operaia, ou entre Vittorio Rieser et Romano Alquati, il y avait moins de désaccords qu’on ne le pensait à l’époque. La dette de la sociologie italienne à l’égard de l’opéraïsme est aujourd’hui largement reconnue ; mais c’était aussi un contexte dans lequel de nouvelles façons de faire de l’histoire étaient envisagées. Umberto Coldagelli et Gaspare De Caro ont ouvert une voie critique avec leurs « hypothèses de recherche marxistes sur l’histoire contemporaine », dans le n°3 des Quaderni rossi. Coldagelli a entamé sa longue aventure dans l’histoire politique et institutionnelle de la France ; Sergio Bologna entame des recherches sur l’Allemagne, le nazisme et la classe ouvrière.

Les chemins du purgatoire

Notre désaccord avec Panzieri et les sociologues de Quaderni rossi portait sur l’idée et la pratique de la politique, rien d’autre. La primauté de la politique était présente dès le départ dans Classe operaia, lancé en 1963 comme « le journal politique des travailleurs en lutte ». Le slogan de mon éditorial, « Lénine en Angleterre », dans le premier numéro – « d’abord les travailleurs, ensuite le capital » ; autrement dit, ce sont les luttes des travailleurs qui déterminent le cours du développement capitaliste – était la politique : la volonté, la décision, l’organisation, le conflit. Le passage de l’analyse de la situation des travailleurs, comme Quaderni rossi a continué à le faire, à l’intervention dans les revendications qu’ils avancent pour leurs intérêts de classe, est ce qui a donné son sens au saut de la revue au journal. Et si les Quaderni rossi ont innové sur le plan du contenu, Classe operaia a également révolutionné les formes. Le choix du graphisme relève d’un artisanat de haut niveau ; poètes et écrivains, de Babel à Brecht, de Maïakovski à Éluard, se pressent dans ses pages ; il inaugure la satire politique en bande dessinée – le dragon victorieux poursuivant un Saint-Georges en fuite, dans une inversion de l’esclave et du seigneur. Nous avons vu Classe operaia comme le Politecnico – un légendaire hebdomadaire culturel de l’après-guerre – des ouvriers d’usine.

Sur l’en-tête rouge du journal, on pouvait lire les mots de Marx : « Mais la révolution est complète ». Si la révolution est complète, elle est encore en train de traverser le purgatoire. Elle fait son travail méthodiquement . Aber die Revolution ist gründig. Traduction/interprétation : elle va au fond des choses. Ce n’est pas si mal comme ambition. Ce « Mais » des débuts était crucial qui exprime un doute important. Aujourd’hui, nous ne savons plus s’il travaille encore méthodiquement, ou peut-être précairement, ou s’il a pris sa retraite. Les longues et lentes périodes de restauration sont plus que d’autres propices aux feux de paille de l’illusion révolutionnaire ; entre 1848 et 1871, Marx en a vu plusieurs. De notre petit coin, nous en avons vu d’autres, et ce sera plus tard l’un des critères de sélection de ceux qui porteront l’expérience opéraïste sur le terrain de la lutte. Aujourd’hui, la fameuse scission au sein des Quaderni rossi peut sembler à première vue due à l’incompatibilité de personnalités comme Raniero Panzieri et Romano Alquati. Réunis sur la base d’un projet de recherche commun, ils ne pouvaient coexister. Chez Alquati, le désarroi intellectuel est élevé au rang de génie. Il ne voyait pas tant ce qui est que ce qui est en train de naître. Il nous a raconté que ce n’est qu’à l’âge adulte, lorsqu’il a enfin pu s’acheter des lunettes, qu’il s’est rendu compte que les champs de pâturages étaient verts. Alquati inventait, et donc intuitionnait ; il disait qu’il avait toujours un temps d’avance. Mais c’est lui qui nous a montré comment les jeunes ouvriers de la fiat menaient leur lutte.

En d’autres termes, nous avons formé un asile de fous… Lors de nos réunions, nous passions la moitié du temps à parler, le reste à rire. Et à part quelques militants de base du pci, je n’ai encore jamais rencontré des gens de plus grande valeur humaine que ceux que j’ai côtoyés d’abord aux Quaderni rossi, puis à la Classe operaia : des interventions publiques aussi désintéressées, exemptes de toute ambition personnelle ; un sens de l’engagement aussi franc ; et surtout, une façon aussi désenchantée, aussi ironique, de partager le travail collectif. Les camarades de Quaderni rossi sont plus connus, et ont été pardonnés par les temps iniques qui ont suivi, accueillis dans le Parnasse des bien-pensants. Les camarades de la Classe operaia sont moins cités et plus souvent décriés ; je m’en souviens avec une infinie nostalgie. Ces jeunes hommes et ces jeunes femmes n’ont pas théorisé « une nouvelle façon de faire de la politique ». Ils l’ont pratiquée.

Notre opéraïsme

Qu’est-ce donc que l’opéraïsme ? Une expérience de formation intellectuelle, avec des années de noviciat et de pèlerinage ; un épisode de l’histoire du mouvement ouvrier, oscillant entre formes de lutte et solutions organisationnelles ; une tentative de rupture avec l’orthodoxie marxiste, en Italie et au-delà, sur les relations entre travailleurs et capital ; une tentative de révolution culturelle en Occident. Pour cette raison il faut dire que l’opéraïsme est aussi un événement singulier du vingtième siècle. Il est apparu au moment précis d’une transition où la grandeur tragique du siècle s’est retournée sur elle-même, passant d’un état d’exception permanent à un nouveau temps « normal », sans époque. Avec le recul des années 1960, nous pouvons constater que ces années représentaient une transition. Le désordre maximal a renouvelé l’ordre existant. Tout a changé pour que l’essentiel reste inchangé.

L’ouvrier d’usine que nous avons rencontré était une figure du vingtième siècle. Nous n’avons jamais utilisé le terme « prolétariat » : « nos » ouvriers ne ressemblaient pas à ceux du Manchester d’Engels, mais plutôt à ceux de Detroit. Nous n’avons pas apporté dans les usines La condition de la classe ouvrière en Angleterre en 1844, mais la lutte des ouvriers contre le travail des Grundrisse de Marx. Nous n’étions pas animés par une révolte éthique contre l’exploitation des usines, mais par une admiration politique pour les pratiques d’insubordination qu’elles avaient inventée. Il faut reconnaître à notre opéraïsme le mérite de ne pas être tombé dans le piège du tiers-mondisme, de la campagne contre la ville ni des longues marches paysannes. Nous n’avons jamais été Pro-chinois et la révolution culturelle nous a laissés froids, étrangers, plus que sceptiques et même très critiques à son égard. Le rouge était et reste notre couleur préférée, mais nous savons que lorsque des gardes ou des brigades (rouges) l’adoptent, seuls les pires aspects de l’histoire de l’humanité peuvent en résulter.

Mais nous nous félicitions que les ouvriers du XXème siècle aient perturbé la « longue et glorieuse » histoire des classes subalternes, avec leurs rébellions désespérées, leurs hérésies millénaristes, leurs tentatives récurrentes et généreuses – toujours douloureusement réprimées – de briser leurs chaînes. Dans les grandes usines, le conflit est presque égal. On gagnait et on perdait, jour après jour, dans une guerre de tranchées permanente. Nous étions excités par les formes de la lutte mais aussi par son timing, les moments saisis, les conditions imposées, les objectifs poursuivis et les moyens de les poursuivre : ne rien demander de plus que ce qui était possible, rien de moins que ce qui pouvait être obtenu. Ce fut une autre découverte pénétrante de constater que, pendant la longue phase de quiescence apparente de la Fiat au retour des luttes conventionnelles nationales en 1962 – il n’y avait pas eu de passivité ouvrière mais une autre forme de lutte sauvage : le salto della scocca (« sauter un châssis » ou interrompre le travail pendant quelques minutes seulement, NDT), le sabotage sur la chaîne de montage ou encore l’utilisation insubordonnée des programmes de production tayloristes.

Certes, ces travailleurs étaient les enfants des travailleurs antifascistes de 1943, qui avaient sauvé les entrepôts et les machines-outils de la destruction par les nazis. Mais ils étaient aussi les héritiers des occupations d’usines des années révolutionnaires, 1919-20, quand le drapeau rouge flottait sur les usines, témoignage de la volonté de faire comme en Russie. Dans la concentration forcée du travail industriel en Italie entre les années 1950 et 1960, les besoins d’un développement capitaliste effréné ont créé un creuset sans précédent d’expériences historiques, de besoins quotidiens, d’insatisfactions syndicales et de revendications politiques ; c’est ce que les opéraïstes tentaient – naïvement, sans doute – d’interpréter. Naïveté bienheureuse qui nous rendait, comme le disait Fortini, « sages comme des colombes » … L’opéraïsme était notre université, nous étions diplômés en lutte des classes, ce qui nous permettait non pas d’enseigner, mais de vivre. Le point de vue des travailleurs est devenu une façon politique de voir le monde et une façon humaine d’y opérer, en restant toujours du même côté. Le fait est que toute l’histoire de la première moitié du vingtième siècle a convergé vers la figure de « l’ouvrier de masse » ; c’est le seul sujet social qui a émergé de la classe laborieuse à cette époque, entre 1914 et 1945, qui a grandi par la suite et qui a pu se hisser à la hauteur de cette histoire.

Pourtant, avec les années 1960, nous entrions déjà dans la moitié déclinante du siècle ; seul le cours misérable des décennies qui ont suivi, jusqu’à la fin du siècle et au-delà, pouvait faire croire à une saison miraculeuse de nouveaux départs. La différence qualitative entre l’agitation et la révolution nécessite un examen plus approfondi. Critiquer le pouvoir est une chose, le mettre en crise en est une autre. L’émancipation de l’individu dans les années 1960 a conduit à la restauration de l’ancien équilibre des forces, aujourd’hui rehaussé par quelques nouvelles réformes. Nous avons été les victimes sacrificielles de ce processus, qui n’était pas une anomalie mais une caractéristique normale de la politique. Il ne suffit pas de comprendre cela pour le renverser, mais c’est une condition préalable nécessaire. Toute la discussion sur « l’autonomie du politique » – qui a pris naissance dans l’opéraïsme et s’est propagée à partir de là – portait sur ce point. Les luttes ouvrières déterminent le cours du développement capitaliste ; mais le développement capitaliste utilisera ces luttes à ses propres fins si aucun processus révolutionnaire organisé ne s’ouvre, capable de changer cet équilibre des forces. On le voit bien dans le cas des luttes sociales où tout l’appareil systémique de domination se repositionne, se réforme, se démocratise et se stabilise à nouveau.

Un paradoxe : les luttes culturellement arriérées – pour l’ « émancipation » – ont eu des conséquences sociales favorables au travail, obligeant le capital à faire des concessions : l’État-providence, les réformes constitutionnelles, le rôle des syndicats et des partis. Cependant, les luttes plus avancées sur le plan culturel – pour la libération – ont engendré une résurgence capitaliste vengeresse, la pensée unique d’une seule forme de vie sociale possible et la subordination de tout ce qui est humain à une théorie et à une pratique universelle de la vie bourgeoise. Peut-être, comme le clament les conservateurs et les libéraux, les premières luttes étaient-elles justes et les secondes erronées ? Je crois qu’il faut chercher une autre explication. Dans les luttes pour l’émancipation, le mouvement ouvrier organisé a joué un rôle central et actif. Dans les luttes de libération, c’est la crise de ce mouvement qui a joué un rôle actif et, paradoxalement, les luttes ont exacerbé cette crise. L’opéraïsme a-t-il également fonctionné de cette manière ? Je laisse la question en suspens…

L’opéraïsme et le PCI

Il y avait pourtant un fait simple qui ne pouvait être éliminé par un acte de volonté politique. Beaucoup de ceux qui constituaient la « subjectivité alternative » des années 1960 avaient été formés en dehors des formes institutionnelles officielles du mouvement syndical et de ses partis, et étaient orientées contre elles dans une certaine mesure. C’est ainsi qu’en 1962, le conflit des ouvriers de la fiat au sujet d’un nouvelle convention est devenue l’occasion d’une agitation publique extraordinaire, avec un écho au niveau national. C’est ainsi, avons-nous appris, que la centralité politique de la classe laborieuse a fonctionné dans la pratique : en remettant à l’ordre du jour du pays, à chaque fois qu’elle a éclaté, la proposition de Brecht à la conférence antifasciste de Paris en 1935 : « Camarades, parlons des rapports de propriété ! ». Mais le PCI ne s’est pas acquitté de la fonction qui lui était dévolue, à savoir traduire les grandes luttes ouvrières du début des années 1960 en haute politique. Contrairement à ce que l’on pense, le « parti de la classe ouvrière » était plus disposé à écouter le 1968 des étudiants que le 1969 des travailleurs italiens. (Là encore, la preuve est faite a posteriori : dans les années qui suivent, la direction du parti se renouvelle bien plus dans les rangs des étudiants que dans ceux des ouvriers). Parallèlement, un anticommunisme de gauche s’est développé, qui nécessite une analyse historique. Il s’agissait fondamentalement d’un orientation anti-PCI, composé de forces intellectuelles qui existent encore aujourd’hui (malgré la disparition de leur objet antagonique), qui ont grandi sous le signe d’un mouvement, d’une génération, d’une vision, d’un mode de sentir, d’intimité et de communication plutôt que d’être, de penser et de lutter. Les avant-gardes d’alors ont été rejointes par une armée de repentis.

Ce phénomène s’est intensifié après la mort de Togliatti en 1964, non seulement en raison d’un réel déclin de la capacité de médiation du parti, mais aussi en raison des profondes transformations qui s’opéraient au sein de la société italienne. Ce n’est qu’à la fin des années 1950 et au début des années 1960 que le capitalisme moderne a réellement pris son essor en Italie et que le petit monde ancien de la société civile, ancré dans la mémoire du dix-neuvième siècle, a finalement pris fin. L’italietta bornée du Risorgimento (l’émergence de l’esprit menant vers l’unité nationale qui débute en 1848 et se consacre en 1875 lors de l’unification du territoire, NdT) pèse encore sur ceux d’entre nous qui sont nés dans les années 1930 ; nous apprendrons plus en étudiant cette décennie qu’en vivant toutes celles qui ont suivi. Nous avons été vaccinés contre la maladie du « vetero-italica » [jeu de mot évoquant la verrerie italienne, comme métaphore de l’esprit italien comme rien d’autre qu’un simple artefact, NDT]. Toute l’histoire de l’Italie jusqu’à cette époque avait été une histoire mineure du vingtième siècle. Ceux d’entre nous qui tentaient de la penser de manière moderne et désenchantée en sentaient le poids sur leurs épaules – des limites de la langue italienne à l’aveuglement sur sa culture. Comme nous l’avons découvert en lisant John Locke et Montesquieu, et en examinant le parlementarisme de Westminster, toute l’époque pré-fasciste était, en réalité, une mauvaise caricature des systèmes libéraux occidentaux. Et les deux « biennales rouges », si différentes l’une de l’autre – 1919-20 et 1945-46 – ont été des moments extraordinaires et magiques qui ne pouvaient émerger que des cendres de grandes guerres.

La force tranquille du pci a été de s’inscrire dans cette petite histoire de la longue durée, en réduisant ses objectifs, en stoppant toute impulsivité, en organisant un « ce qu’il faut faire » qui n’allait jamais au-delà du possible, en veillant à ne jamais tendre vers l’impossible. Le « national-populaire » du pci était pour nous, ouvriers, une sorte de bête noire, au niveau de la culture avant même celui de la politique, nous l’avons compris très tôt. Notre camarade Alberto Asor Rosa a écrit Scrittori e popolo en 1964, à l’âge de trente ans : un essai sur – et contre – la littérature populiste en Italie [8]. Son livre a marqué le début d’une crise dans un aspect de la culture politique italienne qui était restée hégémonique jusqu’à ce moment-là. Pourtant, sans cette politique populaire – et non populiste – nous n’aurions jamais eu de raison de chanter « Avanti, avanti, il gran partito noi siamo dei lavoratori » … La véritable force du pci a été sa volonté consciente d’enracinement, lucide, culturel, dans le peuple issu de cette histoire.

C’est un lieu commun de dire que le pci était la véritable social-démocratie italienne. Ce n’était pas le cas. C’était plutôt la version italienne d’un parti communiste. Le chemin italien vers le socialisme a été long, il s’est étendu au loin : derrière nous, il y avait l’histoire d’une nation, la réalité d’un peuple, la tradition d’une culture. La vie et l’œuvre d’Antonio Gramsci en ont fait la synthèse et ont légué leur héritage intellectuel hégémonique à l’action politique totalisante de Togliatti. Ainsi, le réformisme a été, dans un sens original, la forme politique que le processus révolutionnaire a prise dans ce contexte. Ce cycle s’est achevé par la dissolution du mythe de l’arriération capitaliste, qui avait longtemps persisté au sein du PCI, même pendant l’essor du développement capitaliste en Italie. La fraction la plus orthodoxe de Togliatti, le groupe Amendola, a cultivé ce mythe au-delà de toute justification et en a fait la base sociale d’un sens commun culturel. C’est là que s’est produite la rupture entre le parti et les jeunes forces intellectuelles émergentes, qui ont trouvé un soutien dans certaines parties du secteur syndical, en particulier dans le Nord, et dans les rangs rétifs du parti.

En fait, les luttes des travailleurs de l’Italie du nord au début des années 1960 étaient plus proches de celles de l’Amérique du New Deal que de celles des ouvriers agricoles du Sud de l’Italie dans les années 1950. L’ouvrier des Pouilles devenu ouvrier de masse à Turin était le symbole de la fin de l’histoire de l’ « Italietta ». Togliatti a bien saisi les aspects super-structurels et politiques du premier centre-gauche, mais il n’a pas su voir les causes sociales et matérielles qui les ont engendrées, ni le rôle central de la grande usine. Les Quaderni rossi et Classe operaia voyaient plus clairement que les revues du pci, Società et Rinascita, le lien entre usine, société et lutte politique comme un espace stratégique où se déroulaient déjà des transformations capitalistes. Il suffit de tourner les pages des revues operaisti : correspondance en provenance des usines, analyse sur le terrain de la restructuration du processus de production, évaluation des stratégies de gestion, critique des revendications, évaluation des conventions, interventions dans les luttes, questions internationales ; mais aussi éditoriaux sur les questions politiques clés de l’époque.

Culture de crise

L’hypothèse selon laquelle la chaîne devait être brisée non pas là où le capital était le plus faible, mais là où la classe laborieuse était la plus forte, a défini l’ordre du jour de l’opéraïsme. Aujourd’hui encore, je ne suis pas sûr que le goût de l’aventure intellectuelle et l’exercice d’une responsabilité politique soient vraiment compatibles ; pourtant, ils ont coexisté pour nous, dans les amitiés politiques nées sur cette base. S’il n’en a pas résulté grand-chose d’autre, nous avons au moins trouvé un moyen de survivre, avec une agréable hominis dignitate, dans un monde hostile. En ce sens, notre opéraïsme était essentiellement une forme de révolution culturelle, qui produisait des figures intellectuelles significatives plutôt que des événements historiques déterminants. Plus qu’une manière de faire de la politique, il a défini une manière de faire de la culture politique. Il s’agissait d’une culture sérieuse, de haut niveau : une spécialisation sans académisation, visant une pratique avec une cohérence stratégique et une profondeur historique. Il s’agissait de restaurer, ou peut-être d’implanter, une aristocratie post-prolétarienne du peuple contre la dérive existante d’un populisme bourgeois. Nous avons vu un sujet sans forme – ou plutôt avec une forme traditionnelle, historique, en crise. Notre nouveau sujet social, l’ouvrier-masse, n’était plus contenu dans l’ancienne forme politique. Un sujet qui naît d’une crise est un sujet critique. Une histoire d’amour passionnée se développera plus tard entre l’opéraïsme et la pensée centro-européenne du XIXème siècle : un amour qui n’a pas été déçu, et que je dirais même retourné, étant donné les travaux produits dans ce cadre. Il suffit de parcourir des revues comme Angelus Novus, Contropiano et plus tard, dans une certaine mesure, Laboratorio politico, pour se convaincre que, pour nous, la communication n’a jamais été séparée de la pensée.

Les controverses sur l’anti-hégélianisme de l’opéraïsme italien ont fait couler beaucoup d’encre. L’hégélianisme se trouve avant tout dans cette idéologie des travailleurs comme « classe universelle », saturée d’éthique kantienne à l’époque de la IIème Internationale, et de matérialisme dialectique à celle de la IIIème. Cette image du prolétariat qui, « en se libérant, libère l’humanité tout entière », présente dans le Marx du XIXème siècle, a été brisée par le cri de Munch, auquel a succédé le grand effondrement de toutes les formes au début du XXème siècle. Nous parlons ici des avant-gardes artistiques, mais aussi scientifiques et philosophiques, et de la révolution de toutes les autres formes humaines collectives, sociales, économiques, politiques, sous l’impact tragique, en 1914, cette première grande guerre civile européenne et mondiale. La marée du progrès humain – la Belle époque – s’est heurtée au mur du pire massacre jamais vu. Mais là où il y a du danger, il y a aussi de la délivrance. De cet enfer est né le principe de l’espoir : l’expérience révolutionnaire la plus avancée jamais lancée. Ce sont les bolcheviks, seuls et maudits, qui ont franchi le pas ; tout ce qui a suivi, au cours de leur expérience, ne peut annuler la gratitude que l’humanité doit à cet effort héroïque. Il n’est pas nécessaire d’être communiste pour le comprendre. Et celui qui ne le comprend pas – ou ne veut pas le comprendre – il lui manque une partie de l’âme dont il a besoin pour exister et agir politiquement dans ce monde. Nous avons eu la chance de partir de cette pensée. Nous y avons ajouté la virtue de la « perspective ouvrière », et c’est ainsi qu’a commencé l’aventure intellectuelle racontée ici.

Critique de 1968

Deux bons coups du sort : nous avons vécu 1956 alors que nous étions encore jeunes, et 1968 alors que nous ne l’étions plus. Cela nous a permis de saisir le noyau politique qui se trouvait sous la croûte idéologique de ces dates. Nous pouvions réagir à 1956 sans la contrainte des carcans historiques qui pesaient sur la génération précédente ; nous pouvions saisir les possibilités qu’elle ouvrait. C’était une époque où l’histoire et la politique étaient en plein essor, s’imposant à la vie quotidienne ; nous n’avions pas d’autre choix que de nous engager dans les événements, de nous interroger, de prendre des décisions, de choisir entre deux camps. Je n’ai jamais accepté les notions de bien et de mal utilisées par l’Église pour apprivoiser les fidèles. Mais j’ai compris par l’expérience que le mal, ce sont ces longues périodes moroses où il ne se passe rien ; le bien se manifeste quand on est obligé de prendre position ; c’est la chute dans le péché qui vous éveille à la liberté. De même, le nihilisme n’est pas produit au cours des périodes sombres de la barbarie, mais par les fausses lueurs de la civilisation, contre lesquelles il n’est pas la pire des réponses.

En 1956, il n’y avait pas de place pour les jeux narcissiques ou l’analyse de l’inconscient – du moins, pas dans ce pays troublé qu’était le mouvement communiste international. La calamité politique a déclenché une grande crise culturelle. Peu à peu, au fil des événements dramatiques – le vingtième congrès du PCUS, le discours secret de Khrouchtchev, la révolte hongroise et sa destruction – tout s’explique. Les mandarins de Togliatti marchaient prudemment entre les contradictions du système soviétique, vulgarisant l’édit de Gramsci contre Croce : moins de dialectique des contraires, plus de dialectique des différences. Nous étions jeunes et libres : aussi naïf que cela puisse paraître, nous voulions de la clarté plutôt que de la confusion, mais on nous offrait un délicat clair-obscur. C’est le premier « non » – agacé mais catégorique – que nous avons opposé aux dirigeants du parti. N’ayant pas vécu la guerre contre le fascisme, nous ne ressentions pas ce lien d’acier avec la patrie socialiste qu’était l’URSS : elle n’était pas devenue le centre de nos vies. Pour nos aînés, l’anti-fascisme avait été un impératif politique et moral, capable de marquer à jamais l’existence ; un engagement d’une grande intensité humaine, auquel aucun cœur pensant ne pouvait se soustraire dans le climat de l’époque. Nés dans les années 1930, nous étions trop jeunes pour la résistance antifasciste et n’avons jamais craint, dans l’après-guerre, le retour du fascisme. En tant que militants, nous avons vécu la guerre froide comme un « choc des civilisations » et non comme un conflit de sphères d’influence. Dès lors, il n’y avait plus de place dans notre réflexion pour des « destins magnifiques et progressistes ». Le communisme n’est plus le terminus d’une ligne de chemin de fer qui mène inexorablement l’humanité vers le progrès. À la suite de Marx, il sera l’autocritique du présent ; à la suite de Lénine, il sera l’organisation d’une force capable de briser le maillon le plus faible de la chaîne de l’histoire.

Ce rappel de 1956 n’est pas excessif. Sans ce saut, l’opéraïsme n’aurait jamais existé : nous n’aurions pas eu les « Thèses sur le contrôle ouvrier » de Panzieri, et nous ne nous serions pas réunis, en tant qu’intellectuels de la crise [9]. L’année 1968 aurait quand même eu lieu – elle a jailli d’autres racines, des impératifs modernisateurs de la société capitaliste – mais elle aurait peut-être pris une forme différente, avec plus d’enfants-fleurs et moins d’apprentis-révolutionnaires. Nous avons vécu 1968 à l’âge adulte, ce qui est une autre chance, car vivre cette année-là dans sa jeunesse s’est avéré, à la longue, un grand malheur (tout comme Marx disait que c’était un malheur d’être ouvrier salarié). L’apparence s’est installée et la substance réelle s’est perdue. L’apparence, c’est-à-dire ce que le mouvement exprimait symboliquement, était son caractère anti-autoritaire. À sa manière, cela a fonctionné. La substance était son caractère de révolte. Cela n’a pas duré : chez les individus, il s’est éteint et absorbé, chez les groupes, il a été détourné et abâtardi.

Ceux d’entre nous qui avaient vécu les luttes des ouvriers d’usine au début des années 1960 regardaient les manifestations étudiantes avec un détachement sympathique. Nous n’avions pas prévu un choc des générations, bien que nous ayons rencontré dans les usines la nouvelle couche de travailleurs – en particulier les jeunes migrants du Sud – qui étaient actifs et créatifs, toujours en tête (certainement par rapport aux travailleurs plus âgés qui étaient épuisés par les défaites passées). Mais dans les usines, le lien entre les pères et les fils tient encore ; c’est dans les classes moyennes qu’il s’est rompu. Un phénomène intéressant, mais pas décisif pour changer le rapport de forces structurel entre les classes. A la Valle Giulia[10], en mars 1968, nous étions avec les étudiants contre la police – mais pas comme Pasolini. En même temps, nous savions qu’il s’agissait d’une lutte derrière les lignes ennemies, pour déterminer qui serait en charge de la modernisation. L’ancienne classe dirigeante, la génération de la guerre, était épuisée. Une nouvelle élite s’avançait vers la lumière, une nouvelle classe dirigeante pour le capitalisme mondialisé de l’avenir. La guerre froide est depuis longtemps devenue un obstacle ; la crise de la politique, des partis et du « public » est à nos portes. Le poison de l’« anti-politique » a été injecté pour la première fois dans les veines de la société par les mouvements de 68. La maturation de la société civile et la conquête de nouveaux droits ont transformé la conscience collective. Mais avant tout, ces transformations ont été bénéfiques pour le capitalisme italien et sa quête de modernité. La reprivatisation de l’ensemble du système de relations sociales a commencé avec cette période, qui n’est pas encore terminée.

Des résultats paradoxaux

La remarquable jeunesse de 68 n’a pas compris – et nous non plus, même si nous ne tarderons pas à la saisir – cette vérité : démolir l’autorité ne signifie pas automatiquement la libération de la diversité humaine ; cela peut signifier, et c’est ce qui s’est passé, la liberté précisément pour les esprits animaux du capitalisme, qui s’agitaient à l’intérieur de la cage de fer du contrat social que le système avait considéré comme un remède inévitable pour les années de révolution, de crise et de guerre. L’année 68 est un exemple classique de l’hétérogénéité des fins. Le slogan « ce n’est qu’un début » n’a pu avoir de succès que pendant une période très brève, sur fond d’une éruption dans le monde occidental qui constituait la force du mouvement. Chanter la lutte continue, c’est déjà reconnaître sa défaite.

À long terme, la partie était perdue. La radicalisation du discours sur l’autonomie du politique à partir du début des années 1970 est née de cet échec des mouvements insurrectionnels, des luttes ouvrières à la révolte de la jeunesse, qui avaient traversé la décennie des années 1960. Il manquait l’intervention décisive d’une force organisée, qui n’aurait pu venir que du mouvement ouvrier existant, et donc des communistes. Une initiative concertée aurait pu pousser les partis sociaux-démocrates européens réticents à entreprendre une reconstruction historique, pour laquelle le moment était venu. Nous aurions dû pousser à une nouvelle « politique d’en haut » à l’intérieur des mouvements de base, pour contrer la dérive implicite vers l’anti-politique, et ainsi perturber l’équilibre des forces sociales et politiques, au lieu de le rééquilibrer. À ce moment-là, un autre monde était possible. Plus tard, et pour longtemps, il ne le sera plus. L’occasion n’a pas été saisie, l’instant fugace est passé, et les morts ont saisis les vivants. Les processus réels ont vaincu les sujets imaginaires. À certains égards, les choses se sont mieux passées aux Etats-Unis qu’en Europe. Là, le Goliath américain a été humilié par le David vietnamien. Ici, on est passé de la rébellion parisienne à l’invasion de Prague, des Quaderni rossi aux nouveaux philosophes, de Woodstock à la Piazza Fontana, des flower children aux anni di piombo (années de plomb, marquées par la lutte armée des Brigades Rouges, NDT). Times are changing ». Dix ans après 68, les temps ont vraiment changé. La Commission trilatérale a dicté les principes du nouvel ordre mondial et de sa religion civique.

En Italie, l’ère de l’opéraïsme classique est terminée. La rédaction de Classe operaia prend la décision controversée de déclarer son projet épuisé. « Ne vous abonnez plus », dit-elle à ses lecteurs avec une ironie caractéristique dans le dernier numéro, publié en 1967, « nous partons maintenant ». Quel rôle aurait pu jouer le « journal politique des travailleurs en lutte » s’il avait été encore en vie lors des événements de 1968, avec son noyau compact et prestigieux de militants ? Aurait-il pu influencer le mouvement, lui donner une impulsion, une orientation politique ? Je ne le crois pas. La décision de le fermer a été prise pour éviter le risque de transformation en « groupuscule », avec toutes les déformations habituelles : minoritarisme, autoréférentialité, hiérarchisation, « double couche », imitation inconsciente des pratiques de « l’État duel », etc. Surtout que dans le meilleur des cas, les petits groupes étaient fatalement amenés à répéter les vices des grandes organisations. Il n’y a donc pas de continuité entre l’opéraïsme politique et les mouvements potentiellement antipolitiques de 1968. Bien sûr, nous avons souri lorsque nous avons entendu des gens chanter « le pouvoir étudiant », mais je me souviens très bien du moment où une marche d’étudiants sur le Corso à Rome a suscité de manière inattendue le cri de Potere operaio ! (pouvoir ouvrier). En fait, si l’opéraïsme était timide par rapport à 1968, 68 a découvert l’opéraïsme, et ce bien avant l’autunno caldo de 1969. « Étudiants et travailleurs, unis dans la lutte » était un slogan enthousiasmant et mobilisateur, qui a contribué à former une génération généreuse de militants, toujours discrètement présents dans les pores de la société civile.

La revue Classe operaia a fermé ses portes au moment où s’ouvrait le onzième congrès du pci. Il n’y a jamais eu de coïncidence plus frappante des contraires. J’étais alors en congé du parti, mais l’appartenance au parti – l’adhésion de plein gré – allait de soi : il en était ainsi avant l’expérience de l’opéraïsme, et cela resta le cas tant que « il partito » exista. Mais nous ne nous sommes pas impliqués dans les âpres luttes au sommet pour la direction qui a succédée à Togliatti. Nous étions contre Amendola sans être pour Ingrao. Nous n’aimions pas l’idée d’un parti unique de la gauche pour l’Italie, qui signifierait la social-démocratisation explicite du pci. Mais nous avons surtout combattu la droite du Parti sur la question de son analyse du capitalisme italien. Nous avons mis en avant, dans le plus pur style marxiste, le concept de néo-capitalisme, que nous considérions comme un terrain de lutte plus avancé et donc plus productif, alors que l’autre camp avait une vision dépassée de l’économie italienne, aggravée par une orthodoxie soviétique tout aussi rétrograde. En effet, le contexte international avait lui aussi été modifié par le début de la détente de la guerre froide et de la « coexistence pacifique » entre les deux systèmes. Le capital aurait besoin d’un nouveau groupe de professionnels de la politique, armés d’une tradition culturelle différente – qui reste à construire – et de nouveaux outils intellectuels. Il s’agirait d’une figure actualisée du néo-capitalisme, à la fois spécialiste et politicien, capable d’opérer habilement dans les contingences du désordre à venir.

L’automne chaud italien de 1969 a été un mouvement spontané : c’est aussi sa limite, son caractère éphémère aboutissant à son rôle structurant, à moyen-long terme, de modernisation sans révolution. L’opéraïsme a été, au moins en Italie, l’une des prémisses fondatrices de 1968 ; mais en même temps, il a fait par avance une critique de fond de 68. À son tour, 1969 a corrigé beaucoup de choses et suscité beaucoup plus d’inquiétudes. Ce fut la véritable annus mirabilis. L’année 1968 est née à Berkeley et a été baptisée à Paris. Il est arrivé en Italie encore jeune et pourtant déjà mûr, entre ouvriers et pci, exactement là où nous nous étions positionnés. L’Operaïsme a poussé 1968 au-delà de ses prémisses. En 1969, la question n’était pas l’anti-autoritarisme mais l’anticapitalisme. Les travailleurs et le capital se sont retrouvés physiquement face à face. Avec l’automne chaud, appelé communément l’autunno caldo, les salaires exerçaient une pression directe sur les profits ; le rapport de force se déplace en faveur des travailleurs et au détriment des patrons. L’idée de la lotta operaia prend une dimension sociétale générale. Deux conséquences qui en ont découlé en témoignent. Premièrement, un bond dans la conscience sociale à l’échelle nationale et une ouverture politique en faveur du plus grand parti d’opposition, qui se considérait toujours formellement comme le parti de la classe laborieuse. Deuxièmement, la réaction violente du système, qui a utilisé toutes ses stratégies défensives, des concessions légales au terrorisme d’État, des services secrets au compromis social. La réponse agressive du système à la secousse administrée par l’autunno caldo a balayé le mouvement – ou, ce qui revient au même, l’a fait changer de cap. C’est cette deuxième voie qui a prédominé, et c’est d’elle que découlera une autre histoire.

Tout cela était déjà inscrit dans la contradiction non résolue entre luttes et organisation – nouvelles luttes, donc nouvelle organisation – qui avait bloqué le chemin de l’opéraïsme dans sa phase initiale. Toutes les tentatives de connexion avec les développements internes du pci au milieu des années 1960 ont échoué. Le « matériel humain » exceptionnel qui a joué un rôle si important dans l’expérience qu’était l’opéraïsme n’était pas fait pour et n’était pas organiquement adapté à un jeu politique dans lequel les hypothèses devaient être testées sur un terrain différent de celui que l’on avait choisi soi-même. L’idée du « dedans et du contre », ce principe sophistiqué, peut-être trop complexe, qui s’est exprimé sous sa forme classique d’opéraïsme politique, n’a pas pu s’enraciner dans des individus en chair et en os ; elle est restée l’énoncé d’une méthode, indispensable pour comprendre mais inefficace comme base d’action.

Les temps morts

La véritable différence entre notre opéraïsme et l’ouvriérisme formel du PCI résidait dans le concept de centralité politique des travailleurs. Nous avons poursuivi cette discussion jusqu’en 1977, date à laquelle nous avons organisé une conférence sur « l’opéraïsme et la centralité ouvrière » avec Napolitano et Tortorella, dans une université de Padoue plombée, soumise aux incursions non pacifistes des soi-disant autonomi [11]. Je ne considère pas 1977 comme une date d’une importance capitale – un choix plutôt qu’un oubli. Je reconnais que, par rapport à 1968, 1977 a plus de poids politique et marque un changement social plus décisif ; une grande partie de la relation négative entre les nouvelles générations et la politique a été résolue à ce moment-là, sur ce champ de bataille. Mais j’aimerais dire aussi que l’opéraïsme italien du début des années 1960 n’avait pas pris cette direction. Vue du présent, le journal Classe operaia était plus proche des Quaderni rossi que de l’organisation Potere operaio de Negri, ou de tous ceux qui ont ensuite participé à Autonomia operaia. La ligne de démarcation précise était la suivante : les deux projets initiaux, d’abord la revue puis le quotidien, se considéraient de manière critique comme faisant partie du mouvement ouvrier, tandis que les projets ultérieurs – davantage fondés sur l’auto-organisation – se plaçaient dangereusement à l’encontre de ce mouvement. L’intelligence de Toni Negri est manifeste dans la théorie de la transition du « ouvrier masse » à l’operaio sociale [12] mais à ce stade, le dommage pratique avait déjà été fait, et un violent gaspillage de précieuses ressources humaines était passé sans espoir du mauvais côté.

Negri a joué un rôle clé dans l’expérience de Classe operaia ; il a été essentiel à la naissance du journal, puis à la rédaction et à la distribution. Bien ancré dans la position stratégique de Porto Marghera, il pressent les évolutions et donne corps à sa position. L’expérience de l’ouvrier fordiste-tayloriste – et la critique ultérieure de cette figure – est à la base de toutes ses recherches ultérieures. Travailleurs n’ont pas d’alliés, s’écriait le titre de Classe operaia en mars 1964, dont l’éditorial était signé Negri. C’est une erreur. Le système d’alliances – salariés, classes moyennes, Émilie rouge – que le mouvement ouvrier officiel avait construit sur la base d’un précapitalisme avancé devait certes être critiqué et combattu. Mais un nouveau système d’alliances se dessine au sein du capitalisme développé, avec les nouveaux professionnels qui émergent du contexte de la production de masse, de l’expansion du marché et de la diffusion de la consommation qui en découlent, des transformations civiles et des mutations culturelles en cours dans le pays. Les travailleurs de 1962 anticipaient ainsi la modernisation de 1968 et la post-modernité naissante de 1977.

Il s’en est suivi l’histoire paradoxale d’une défaite générale, ponctuée de petites victoires illusoires. Il en a été ainsi jusqu’à la fin des années 1980, lorsque nous avons tous été obligés de comprendre où l’histoire avait fini par aller. La direction du PCI subit, en mode subordonné, le même sort que les classes dirigeantes du pays. La modernisation nécessitait un passage de témoin entre les générations de la guerre et de la résistance et les générations de la paix et du développement. Les mouvements de 68 ont fourni du personnel nouveau pour ce passage de témoin. Ce qui s’est passé dans le parti s’est passé dans les cercles du pouvoir : une nouvelle classe politique n’est pas née ; à sa place, une nouvelle classe administrative a émergé, toujours gestionnaire, au niveau du gouvernement comme de l’opposition. Tout le leadership de Berlinguer – aussi bien avec le compromis historique qu’avec son alternative – s’est avéré n’être rien d’autre qu’une période tumultueuse de défense, qui a aligné le peuple communiste pour contenir et ralentir l’inondation néo-bourgeoise. Mais à ce stade, il n’y avait plus grand-chose à faire. Dans le dernier acte de cette tragédie, le Parti communiste a été rebaptisé Partito Democratico di Sinistra (ou parti démocratique de gauche). Ce fut ensuite la farce, lorsque même le mot « parti » disparut, sous la pression du populisme anti-politique. Il n’y avait plus de barrières. Il n’y avait que l’inondation.

À partir des années 1980, la restauration capitaliste néolibérale a sapé la capacité d’opposition des travailleurs. Avec la rupture du maillon le plus faible de la chaîne anticapitaliste, l’État soviétique, il n’y avait plus aucun moyen d’empêcher le retour de la puissance hégémonique de prendre le commandement absolu. La domination nouvellement déclarée du capital n’était pas seulement économique, mais aussi sociale, politique et culturelle. Elle était à la fois théorique et idéologique, une combinaison d’intellectuels et de bon sens de masse. Il convient toutefois de souligner un dernier fait : tant que l’horizon post-capitaliste est resté ouvert, la lutte pour introduire des éléments de justice sociale dans le capitalisme a connu un certain succès. Une fois que le projet révolutionnaire a été vaincu, le programme réformiste est devenu impossible lui aussi. En ce sens, la dernière forme du capitalisme néolibéral pourrait s’avérer ironiquement similaire aux dernières formes de socialisme d’État : incapable de se réformer.

Traduction Stephen Bouquin – Ce texte a été publié en anglais par la New Left Review n°73, jan-fév. 2012.

De Mario Tronti, sont disponibles en français:

  • Ouvriers et Capital, Genève, Entremonde, 2016 (1ère édition, Christian Bourgois, Paris, 1977)
  • La politique au crépuscule, Paris, L’éclat, 2000.
  • Nous opéraïstes, Paris, L’éclat, 2013.
  • La sagesse de la lutte, suivi de : Le Peuple, Paris, L’éclat, 2022.

 

[1] Note de la traduction : la traduction du terme opéraïsme par « ouvriérisme » n’a pas beaucoup de sens, d’abord parce que cela masquerait la spécificité italienne de cette tradition intellectuelle mais aussi et surtout parce que la définition opéraïste de l’ouvrier est ni statutaire ni catégorielle mais sociopolitique et relationnelle. En France, les ouvriers correspondent aux travailleurs manuels suivant les catégories de l’INSEE.

[2] Piero Malvezzi et Giovanni Pirelli, eds, Lettere di condannati a morte della Resistenza italiana, 8 settembre 1943-25 aprile 1945, Turin 1952.

[3] Note de la traduction: la classe ouvrière doit être entendue au sens large du terme, à la manière de la classe laborieuse, en y incluant les travailleurs des services, les « cols blancs» (cadres), techniciens ou les « para-subordonnés» (indépendants, riders, micro-travailleurs, etc.).

[4] Tronti fait référence ici au discours secret de Nikita Khrouchtchev devant le congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique et à l’insurrection ouvrière d’octobre-novembre 1956 à Budapest.

[5] Voir aussi Galvano Della Volpe, «La critique marxiste de Rousseau”, NLR n°59, janvier-février 1970, et “Règlement de comptes avec les formalistes russes”, NLR n°113-114, janvier-avril 1979.

[6]. Mario Tronti, La politica al tramonto, Einaudi – Turin 1998.

[7] Rita Di Leo, Operai e sistema sovietico, Bari 1970.

[8] Alberto Asor Rosa, Scrittori e popolo, Rome 1965.

[9] Raniero Panzieri, « Sette tesi sulla questione del controllo operaio », Mondo Operaio, février 1958.

[10] La bataille de Valle Giulia du 1ᵉʳ mars 1968 est le nom donné à un affrontement entre des étudiants italiens et la police, les premiers tentant de reconquérir la faculté d’Architecture de l’Université de Rome, que la police occupait après avoir délogé les étudiants à la suite de l’occupation des locaux.

[11] Pour les actes de la conférence, voir Tronti et al, Operaismo e centralità operaia, Rome 1978.

[12] Antonio Negri, Dall’operaio massa all’operaio sociale : intervista sull’operaismo, Milan 1979.

 

Pourquoi les plateformes n’ont-elles pas conquis la scène musicale et l’organisation de concerts ?

par Charles Umney (Université de Leeds), Dario Azzellini (Université de Cornell) et Ian Greer (Université de Cornell)

Depuis quelques années, on entend dire partout que l’« économie de plateforme » est en plein essor et qu’elle envahit de plus en plus de secteurs économiques. De nombreuses recherches se sont penchées sur la caractérisation et l’évaluation de ce changement : quels sont les avantages et les inconvénients relatifs de ce type de travail par rapport aux emplois « traditionnels » ? Faut-il être optimiste ou pessimiste ? Un grand nombre de ces recherches se sont penchées sur l’expérience des travailleurs « plateformisés » (tels que le covoiturage, la livraison de repas ou le micro-travail).

Nous pensons que certains secteurs sont plus susceptibles que d’autres de faire l’objet d’une prise de contrôle par les plateformes. Vu sous cet angle, il est assez surprenant que si peu de recherches aient examiné les caractéristiques qui font qu’un marché du travail donné est plus ou moins hostile pour le capitalisme des plateformes. Notre enquête de la musique live en Grande-Bretagne et en Allemagne apporte quelques réponses à ces questions.

À première vue, la musique «en live » semble être le type de secteur qui pourrait facilement plateformiser. Les premières plateformes très médiatisées sont intervenues directement dans l’industrie musicale, remodelant la relation entre les musiciens et leur public (par exemple Napster ou Myspace). La musique en direct est étroitement liée à l’idée qu’il existe une « économie de l’expérience », qui figure en bonne place dans l’auto-promotion de nombreuses plateformes. Voir par exemple Sofar Sounds, qui se considère comme une plateforme dédiée à la musique en direct et qui a collaboré avec AirBnB et Uber pour proposer des « expériences » musicales en direct au domicile de particuliers.

Mais nos recherches montrent aussi que la musique vivante résiste au modèle de la plateforme. Nous avons procédé à un examen systématique des intermédiaires de la musique en direct dans ces deux pays, en développant une base de données complète de toute entreprise qui (1) dispose d’une présence significative en ligne, et (2) vise à mettre en relation les acheteurs et les vendeurs sur le marché du travail de la musique en direct.

Les sites que nous avons trouvés sont ceux qui aident les musiciens à entrer en contact avec d’autres musiciens, ceux qui aident les musiciens à entrer en contact avec des lieux de concert potentiels ou ceux qui aident les clients (tels que les personnes qui organisent une fête privée ou un événement d’entreprise) à trouver des musiciens. Nous avons complété ces informations par un certain nombre d’entretiens avec des informateurs clés dans les deux pays.

Sur les plus de 160 sites de notre base de données, très peu ont adopté un modèle conforme à la « plateforme » typique, et ceux qui s’en rapprochent le plus ont tendance à avoir une présence marginale, avec peu de raisons de croire qu’ils pourraient devenir une source majeure de travail pour les musiciens en direct.

Pourquoi ? Tout d’abord, nous résumerons les types d’entreprises que nous avons trouvés et nous examinerons comment et pourquoi ils n’ont pas atteint le stade de la « plateformisation ».

Types de numérisation (partielle) de la musique en direct

Nous avons divisé notre échantillon en deux groupes, en identifiant différents niveaux de numérisation. En général, nous avons constaté que plus les sites étaient numérisés, plus leur fonction passait de celle d’un représentant agissant au nom du musicien (comme dans le cas d’un agent « traditionnel » de la musique en direct) à celle d’un lieu de collecte de données et de mise en relation d’acheteurs et de vendeurs.

Le groupe le plus important, qui représente près de la moitié de notre échantillon, est constitué par les sites web des agents musicaux traditionnels. Dans ce cas, l’activité en ligne n’est qu’un moyen de contacter une agence qui réalise probablement une grande partie de son activité hors ligne. Les agents traditionnels représentent généralement un nombre relativement restreint d’artistes et sont relativement sélectifs en ce qui concerne les artistes figurant dans leurs books. Ils peuvent avoir un monopole sur certains artistes, et le fait d’être représenté par un agent peut constituer une rupture importante dans la carrière d’un artiste.

Les sites web des agents traditionnels servent généralement à faire connaître leurs groupes et à fournir un moyen de contact. Ils n’offrent généralement aucune fonction de comparaison (par exemple, ils permettent rarement aux utilisateurs de trier par prix ou par « qualité », quelle qu’en soit la définition). Si un client souhaite engager un artiste, il doit alors prendre contact hors site et l’agent agit probablement en tant que représentant du musicien dans les négociations. Ils peuvent également prospecter activement pour trouver du travail pour leurs artistes et leur fournir un soutien pour le développement de leur carrière.

Nous avons identifié une deuxième catégorie hybride qui combine les éléments du modèle d’agent traditionnel avec les caractéristiques d’une plateforme numérique. Nous les avons appelées « agences numérisées ». Elles sont moins nombreuses, mais elles présentent généralement un plus grand nombre d’artistes. Elles s’adressent généralement à des artistes « de fonction », c’est-à-dire à des artistes qui agissent en tant que prestataires de services, se produisant en tant que divertissement ou musique d’ambiance lors de fêtes privées ou d’événements d’entreprise.

Cette catégorie se distingue des agents traditionnels par deux aspects principaux. Primo, ils ont normalement des procédures d’inscription beaucoup plus ouvertes et accessibles (en général, les actes doivent remplir un formulaire de demande en ligne comprenant des clips vidéo ou d’autres médias). La sélectivité est généralement plus faible. Cela explique les listes d’artistes beaucoup plus importantes qu’ils ont tendance à présenter. Secundo, les sites étaient davantage « axés sur le client », en ce sens qu’ils se présentaient avant tout comme un moyen pour les clients de parcourir et de comparer leurs œuvres : un site de comparaison de prix plutôt qu’un représentant d’artistes. Ils avaient donc tendance à fournir davantage de données : les prix étaient souvent affichés d’emblée et pouvaient être utilisés pour ordonner les résultats de la recherche. Dans certains cas, les artistes pouvaient également être triés en fonction de classements tels que les étoiles attribuées par les utilisateurs ou d’autres mesures de « popularité ». Mais ces mesures étaient généralement rudimentaires et peu utilisées, les spectacles n’obtiennent en général qu’une poignée d’évaluations soumises par les utilisateurs.

Malgré cette numérisation accrue, ces sites se distinguent encore fortement d’une véritable plateforme (même si certains se décrivent comme tels). Les données comparatives qu’ils recueillent sont très limitées. Et surtout, ils conservent une part importante d’interlocution humaine dans l’organisation des transactions. Les transactions n’étaient jamais entièrement automatisées : le choix d’un artiste par le client n’était qu’un point de départ, après quoi venait la négociation interpersonnelle, facilitée par un manager de l’agence, pour convenir des arrangements finaux avec le groupe (qui pouvaient être complexes, étant donné les circonstances uniques de chaque concert, qui peuvent affecter le prix final).

Enfin, nous avons identifié un petit groupe de sites qui se rapprochent le plus du modèle de plate-forme. Les sites de cette catégorie s’adressent généralement aux musiciens qui cherchent à se faire connaître en tant qu’artistes créatifs sous leur propre nom. Les musiciens et les clients (tels que les clubs et les salles de concert, ou même les particuliers souhaitant utiliser leur maison comme salle de concert) pouvaient créer des profils et publier des demandes, auxquelles d’autres pouvaient joindre leur propre profil, ce qui conduisait à un contact direct entre les titulaires de comptes.

Ces sites étaient les plus faciles d’accès, permettant une inscription instantanée sans vérification de la part des gestionnaires. En tant que tels, ils constituaient de loin le groupe le plus important en termes de nombre d’artistes présentés.

Ils étaient aussi généralement plus sophistiqués dans les données qu’ils rassemblaient pour fournir des comparaisons. Ils cherchaient souvent à se synchroniser avec d’autres plateformes de médias sociaux, donnant parfois aux utilisateurs des « scores » en fusionnant l’activité de leurs autres comptes (Twitter, Youtube, Soundcloud, etc.).

Ils proposent aussi des formes automatisées de discipline du travail. Un site prévoyait par exemple une déconnexion automatique de la plateforme si un musicien se retirait à trois reprises d’un engagement convenu.

Mais nous avons jugé que ces « plateformes de musique en direct » avaient une portée très limitée. Souvent, la grande majorité des profils d’artistes semblaient inactifs et ne fonctionnaient manifestement que de manière très sporadique en tant que sources de travail pour leurs utilisateurs. La plupart des concerts annoncés étaient de piètre qualité, les artistes étant censés jouer gratuitement ou pour une rémunération très faible. À ce stade, ils semblent manifestement incapables de soutenir sérieusement la carrière d’un musicien professionnel.

En effet, nos entretiens nous ont permis de constater que les plateformes les plus établies cherchaient à modifier leur modèle d’entreprise, notamment en essayant de s’associer à des agents traditionnels pour accéder à de nouveaux segments de marché. Cela laisse entrevoir de sérieuses limites à l’extension du modèle commercial des plateformes dans le domaine de la musique en direct.

Pourquoi les plates-formes n’ont-elles pas pris le dessus dans le domaine de la musique en direct ?

Nous pensons qu’il y a trois raisons principales pour lesquelles le modèle de plateforme n’a que peu d’attrait dans le domaine de la musique en direct.

  1. Tout d’abord, en raison de la manière subjective et qualitative dont la valeur est évaluée. En parcourant les sites que nous avons identifiés, il était frappant de constater à quel point les mesures comparatives permettant d’établir la « qualité » étaient peu utilisées et rudimentaires. De nombreux profils d’actes ne comportaient qu’une poignée d’étoiles, presque toutes à cinq étoiles, ce qui les rendait largement inutiles en tant que base de comparaison. Au lieu de cela, les utilisateurs étaient plus souvent encouragés à visionner un large éventail de clips vidéo ou audio, ce qui permettait des comparaisons, mais pas du tout le type de comparaison automatisée et rapide que permettent les plateformes.
  2. Deuxièmement, parce que le domaine de la musique en direct est très fragmenté. Les différents types de travail (« fonction » contre « créatif », puis les différentes « scènes » et segments à l’intérieur de ces grands groupes) ont des méthodes de travail différentes. Les acheteurs y recherchent des choses fondamentalement différentes. Les normes de tarification et les standards sont complètement différents. Ainsi, bien que les musiciens eux-mêmes puissent travailler dans de nombreux contextes différents, ils utiliseront normalement différentes voies pour obtenir différents types de travail, plutôt qu’une plateforme « unique » desservant tous les segments du marché.
  3. Troisièmement, parce que la transaction elle-même contient de nombreuses contingences qui doivent être renégociées. Par exemple, le voyage, l’hébergement si nécessaire, le répertoire, la nourriture, l’équipement : tous ces éléments peuvent impliquer des exigences spécifiques pour chaque musicien, à tel point qu’un contrôle qualitatif personnel des transactions est considéré comme essentiel par toutes les parties concernées.

Est-ce important pour les œuvres musicales ?

Bien que les plateformes n’aient pas pris le dessus, les types de numérisation que nous avons observés ont des conséquences importantes sur les conditions de travail des musiciens.

Tout d’abord, la numérisation rend les intermédiaires moins susceptibles de jouer le rôle de représentant du musicien et plus susceptibles de fournir un lieu de comparaison centré sur le client. Cela crée de nouveaux risques pour les travailleurs du secteur de la musique. Les agences sont moins susceptibles d’investir du temps et des ressources dans la promotion de leurs artistes, et plus susceptibles d’exiger que les artistes produisent ces choses eux-mêmes (par exemple en assemblant des kits de presse électroniques qui sont téléchargés sur le profil d’un groupe). L’accès au marché entraîne des coûts initiaux pour les artistes, avec souvent une chance relativement faible d’obtenir de nouvelles opportunités de travail significatives.

Un autre dilemme que cela pose aux musiciens est celui des occasions où ils sont tenus d’indiquer d’emblée leur cachet de départ, afin que les clients potentiels puissent le passer au crible. Cela signifie que les musiciens doivent annoncer une requête de cachet avant de connaître les détails d’un engagement particulier.

Un intermédiaire plus représentatif, tel qu’un agent traditionnel, se chargerait plutôt de négocier des honoraires potentiellement plus élevés en fonction des moyens perçus par l’acheteur. Les musiciens sont donc « gelés » sur des tarifs de prix spécifiques qui doivent être fixés en tenant compte du bas de gamme du marché.

Deuxièmement, le modèle amplifie la concurrence par les prix en créant un nouveau forum où des milliers d’artistes peuvent être rapidement comparés. La vaste « armée de réserve » de musiciens est rassemblée dans une nouvelle « vitrine » élargie, et il suffit d’un clic de souris pour les classer du moins cher au plus cher, ou vice versa. Sans surprise, nous avons trouvé des cas de tarifs extrêmement bas sur certains sites, dont un où un groupe de quatre musiciens se proposait pour un prix de départ de 100 livres sterling pour une prestation à Londres (le tarif moyen de 25 livres sterling/musicien est à comparer au tarif recommandé par le syndicat des musiciens de 150 livres sterling/musicien).

Enfin, il est frappant de constater que nombre de ces sites combinent la plus grande portée de la numérisation avec la poursuite de méthodes très opaques et « hors ligne » d’extraction des bénéfices. Par exemple, certains sites peuvent prendre un budget suggéré dans une demande de renseignements d’un client et rechercher dans leur liste d’agents celui qui acceptera de travailler pour le tarif le plus bas. Ils peuvent ne pas révéler le budget réel du client au groupe, ce qui leur permet d’accumuler d’énormes commissions qui peuvent être égales ou supérieures à ce que les artistes eux-mêmes reçoivent. L’élargissement de la portée numérique n’est pas nécessairement synonyme de plus grande transparence.

Les limites de l’économie de plateforme

Dans la grande majorité des cas, les sites web ne sont pas des plateformes. En effet, un examen détaillé de la musique en direct montre comment certaines des caractéristiques inhérentes au secteur s’opposent à la plateformisation.

Cela signifie aussi que nous devons reconsidérer l’hypothèse selon laquelle les formes d’organisation de type plateforme avec une tendance inexorable à la hausse. Si cela peut être vrai dans certains secteurs d’activité, nous pensons qu’il existe d’autres secteurs – où la nature des services est complexe et contingente, où les marchés sont fragmentés et où les jugements de valeur sont très subjectifs – qui sont susceptibles de se révéler inhospitaliers pour ce type de forme d’organisation.

Néanmoins, les organisations que nous avons examinées sont de plus en plus souvent des créations numériques partielles, une sorte de missing link (chaînon manquant)  entre le marché des services qui reste hors ligne et une plateforme d’intermédiation. Dans de nombreux cas, cela a eu des conséquences négatives pour les musiciens qui ressemblent aussi à celles déjà identifiées auprès des travailleurs de plateformes véritables.

 

Traduction : Stéphen Bouquin // Article publié par le CERIC (Centre for Employment Relations, Innovation and Change)

https://cericleeds.wordpress.com/2019/01/16/the-limits-of-the-platform-economy-why-havent-platforms-taken-over-live-music/

Cet article résumé le rapport de recherche Limits of the platform economy : digitalization and marketization in live music commandité par la Fondation Hans Boeckler (Allemagne).

 

 

A propos du management par les algorithmes (deuxième volet)

Par Stéphen Bouquin // 

Le développement d’un management algorithmique n’est pas resté sans réactions de la part des travailleurs. Face au contrôle algorithmique, les travailleurs – salarié·e·s ou pas, il faut le souligner – peuvent s’engager dans la non-coopération et la non-implication, en raison du caractère instantané et interactif des algorithmes. Une de ces nouvelles modalités de résistance renvoie à la mobilisation inversée des algorithmes qui passe par une renégociation de la prestation via les clients et les parties tierces. Les uns vont ignorer les recommandations ou les récompenses algorithmiques tandis que les autres boudent la gamification en refusant d’apprendre les règles du jeu ou en jouant mais volontairement très mal [1] . On peut donc « trainer des pieds », flâner, perdre son temps en appliquant des tactiques nouvelles. Le but est de se créer des espaces d’autonomie sur le plan psychologique, social, temporel ou physique, à la fois par rapport à l’effort de travail et à l’égard des bénéficiaires de la prestation [2] .

Une autre manière de s’engager dans la non-coopération consiste à perturber l’enregistrement algorithmique. Dans une étude sur le fonctionnement des tribunaux et des services de police, les enquêtes ont révélé que les professionnels du droit et les policiers mettent en jeu un ensemble de tactiques dont l’objectif relève d’un « obscurcissement des données », en bloquant la collecte de données ou en produisant une inflation d’informations que l’algorithme n’est plus en mesure de catégoriser [3].

Plusieurs enquêtes ont mis en évidence que les chauffeurs Uber résistent au contrôle algorithmique en désactivant leur mode conducteur lorsqu’ils se trouvaient dans certains quartiers, en restant dans les zones résidentielles pour éviter certains types de clients ou en se déconnectant fréquemment pour éviter les longs trajets peu rémunérateurs dans la tarification de la plateforme [4]. Une autre enquête [5] a constaté que ces travailleurs de plateforme tendent à « scanner » le comportement passé des clients en matière d’évaluation avant d’accepter les contrats. Lorsque les mauvaises évaluations de leur performance s’accumulent, ils mobilisent des avatars (autres identification auprès des plateformes) pour éviter d’être « désactivés ».

Il semble même possible de tirer parti des algorithmes pour résister au contrôle managérial de la performance. Certains travailleurs appliquent une sorte d’ingénierie inversée en priorisant les activités qui semblent avoir un impact positif sur leur évaluation [6]. Dans le même ordre d’idées, les travailleurs de Mechanical Turk ont déployé leurs propres algorithmes pour tenter de prendre le dessus sur la plateforme. D’autres travailleurs utilisent des scripts qui surveillent le marché des tâches qui sonnent l’alerte lorsque des tâches appropriées deviennent disponibles. Les plus audacieux ont mené des opérations de hacking pour supprimer les informations de l’interface utilisateur [7] .

Les résistances au contrôle algorithmique se font aussi en négociant de manière inversée avec les clients afin de contourner ou de modifier les évaluations algorithmiques. Au niveau de la vente en ligne, les vendeurs contactent des acheteurs ayant laissé une évaluation négative et tentent de les convaincre de la retirer [8]. Sur le marché du travail en ligne, ont tend à demander de manière pré-emptive des garanties d’évaluation « Karma »[9] . Ainsi, un chef de projet demande à son équipe de terminer un « déliverable » en échange d’une bonne note attribuée à chacun [10] . De telles interactions négociées autour des évaluations expliquent en partie pourquoi les marchés du travail en ligne connaissent une telle inflation des notes et des évaluations.

En plus des tactiques individuelles, les travailleurs peuvent aussi résister de façon collective, ce qui n’a rien de nouveau. Aujourd’hui, on voit apparaître cette logique collective chez les coursiers. Dans les métropoles européennes ou nord-amérciaines , des centaines de collectifs de coursiers ont émergés en quelques années seulement. Souvent, cela commençait par une organisation parallèle, un forum ou une liste Whatsapp qui permettait de briser l’atomisation sociale. Dans ces communautés en ligne, les travailleurs s’entraident pour apprendre de nouveaux systèmes et pratiques, éviter les processus disciplinaires, retrouver l’accès lorsqu’ils sont exclus des plateformes, identifier les clients ou les emplois souhaitables, ou encore apprendre comment lisser leurs revenus [11].

Des informaticiens et des collectifs syndicaux ont également conçu des plateformes permettant aux travailleurs de signaler ceux qui maltraitent le personnel embauché. Par exemple la plateforme Turkopticon qui est une plateforme d’information militante permettant aux travailleurs de rendre public leurs relations avec Amazon Mechanical Turk. Il y a aussi la plateforme Dynamo qui permet aux micro-travailleurs de se rassembler, d’atteindre une masse critique avant de se mobiliser[12]. Dans le même ordre d’idées, Peers.org propose un système de mise en commun de plusieurs comptes tandis que Guild.net permet de mener une pression collective de négociation sur les rémunérations. La plateforme Zen99 propose un tableau de bord intégré qui aide les travailleurs indépendants à organiser leurs finances, leurs impôts et leurs polices d’assurance.

Ces forums et plateformes peuvent aident les travailleurs à corriger partiellement l’asymétrie de pouvoir qui découle du contrôle algorithmique. Ce n’est pas rien et il ne faut pas mépriser ces petites marges de liberté. Dans certains cas, ces travailleurs s’engagent collectivement dans des tâches, partagent des informations sur les clients et organisent une discussion sur les astuces du métier. Dans d’autres cas, ils utilisent des forums en ligne pour partager des ressources et identifier des clients ou des commandes de travail à éviter ou acceptables. Ce type de réponses collectives rappelle un peu les Bourses du Travail lorsque les travailleurs s’organisèrent pour refuser d’être embauchés par tel ou tel employeur. On voit également apparaître des outils de secours mutuel, y compris sur la manière d’anticiper ou d’éviter les mesures disciplinaires ; ou encore sur les manières de retrouver l’accès à la plateforme alors qu’on a été expulsé. L’entraide existe aussi au niveau de l’échange d’informations sur les manières de lisser les gains et de maximiser les revenus en passant d’une plateforme à l’autre. Les forums en ligne permettent aussi de s’engager dans une mobilisation collective contre les plateformes. Le mouvement #Slaveroo critique les pratiques abusives des plateformes de livraison de nourriture et a été à l’initiative de grèves et de mobilisations des coursiers.

Parfois, les micro-travailleurs se livrent également à une « surveillance inversée », que certains proposent de conceptualiser comme une sorte de sousveillance [13]. Il s’agit d’enregistrer le management, de télécharger tous les évènements se déroulant dans le procès de travail, et de garder des « preuves documentaires complètes » au cas où les employeurs agiraient contre eux. Les employeurs sont évidemment réticents face à cette « sousveillance » informelle ou démonstrative. Pour évincer ce type de comportements, le management interdit au personnel d’Amazon d’apporter des appareils personnels dans l’entrepôt. Toutefois, tant que les collectifs de travail, ou les syndicats, n’ont pas accès aux données et aux algorithmes propriétaires des employeurs, l’impact de ces tactiques demeure limité.

Lorsque la résistance est impossible, parce qu’elle est réprimée et qu’une « armée de réserve » est prête à prendre la place des récalcitrants, il n’y a guère d’autre choix que la soumission ou le départ, appelée exit dans triptyque d’Albert Hirschmann [14]. Peut-être faut-il voir ici les origines de l’émergence d’un coopérativisme des plateformes visant à offrir le même de type de travail autonome mais libéré de la surexploitation. Le consortium « Platform Co-op » rassemble un large éventail d’organisations qui adhérent au projet de plateformes appartenant à leurs membres et où les revenus excédentaires sont transférés aux coopérateurs. Ce coopérativisme de plateforme rassemble désormais à travers le monde près de 300 structures de service. L’augmentation du nombre de plateformes coopératives contribue certainement à la transparence algorithmique, ce qui va atténuer la partialité des informations et atténuer l’extraction d’informations que permettent le management algorithmique. Mais il faut constater également que les coopératives restent de petite taille, ont une durée de vie assez courte et surtout, évitent d’engager le combat contre les GAFAM et les géants du net. On peut donc aussi se poser la question de savoir si cette voie-là est réellement celle qu’il faut privilégier pour transformer l’ordre des choses…

Historiquement, l’action syndicale s’est toujours fondée sur un ensemble de valeurs que sont la justice sociale, une sécurité d’existence ou encore le travail décent. Face au management algorithmique, il est évident que ces valeurs gardent leur raison d’être. Le management algorithmique exacerbe le sentiment d’injustice, de partialité, d’adversité. L’opacité qui entoure les algorithmes nourrit une méfiance et alimente l’idée que « les dés sont pipés ». A juste titre.

Les géants du net n’ont pas bonne presse dans les opinions publiques et les campagnes en faveur d’une imposition fiscale minimaliste, d’une responsabilité sociale et de la transparence algorithmique reçoivent partout un écho grandissant. La critique publique du management algorithmique gagne donc en popularité. Il ne faut donc pas reculer sur ce front-là.

Aux Etats-Unis, les militants syndicaux et les informaticiens ont commencé à élaborer des codes d’éthique professionnelle et de de veille sur l’usage du numérique. Les informaticiens et des chercheurs en science de la communication mènent une campagne contre le secret du management algorithmique. La principale association professionnelle des ingénieurs informaticiens (Association for Computing Machinery, ACM) a rédigé un code de conduite éthique. Lors de la conférence annuelle de l’ACM en 2019, un collectif d’ingénieurs informaticiens a dressé la liste noire les mauvaises pratiques et rendu public des algorithmes biaisés qui permettaient de générer plus de profits en trompant les travailleurs, comme les clients-usagers ou encore les annonceurs de publicité.

Ces informaticiens progressistes plaident en faveur d’une cartographie des scripts informatiques à prohiber. Il s’agit par exemple d’interdire un modèle d’apprentissage automatique conçu pour détecter le sourire et qui pourrait être utilisé par les employeurs pour se livrer à la surveillance des émotions de leurs employés. La production de modèles de chartes éthiques s’oriente donc vers une définition de ce qui est inacceptable, ce qui est quand-même plus radical d’une politique incitative des bonnes pratiques…

L’existence de ces multiples pratiques d’algo-résistance soulève des questions importantes pour les recherches futures. Tout au long de cette analyse, j’ai évoqué le potentiel des employeurs à utiliser les technologies algorithmiques pour mettre en œuvre une forme de contrôle plus compréhensive, instantanée, interactive et opaque. Pourtant, la simple existence d’un éventail de stratégies de résistance suggère que les travailleurs continuent d’avoir un pouvoir d’action. Reste à savoir comment ces conduites modulent l’impact de la direction, de l’évaluation et de la discipline algorithmiques sur le terrain … Il faudrait pour mieux savoir entreprise des recherches-action, en mobilisant les premiers concernés. Par exemple, les recherches futures pourraient explorer comment les coopératives pourraient mettre en œuvre des consultations itératives de leurs membres et utilisateurs lors du développement de systèmes de contrôle algorithmiques. Elles pourraient rendre public les variables, les pondérations et les modèles utilisés et rendre les algorithmes transparents. Dans ces conditions, les données algorithmiques pourraient être utilisées pour ancrer les discussions collectives et promouvoir la réflexivité parmi les membres et les utilisateurs. Des recherches futures pourraient également étudier comment les syndicats s’impliquent dans l’organisation des plateformes [15] .

La bataille ne fait que commencer

En ce qui concerne le management du travail sur le lieu de travail, des syndicats ont mené des campagnes contre l’enregistrement algorithmique en négociant des accords avec les employeurs sur la manière et les moments où les employeurs peuvent surveiller les employés et utiliser les données, ceci afin de limiter leur capacité à discipliner les employés [16] . Les usagers-consommateurs que nous sommes peuvent le faire aussi. Mais c’est à partir de l’activité de travail que l’on retrouve un vrai levier d’action.

Il est tout sauf insensé de revendiquer un droit d’arbitrage lorsque le management cherche à sanctionner les salariés à partir de données numériques tirées d’une surveillance algorithmique. Je citerai ici l’exemple du syndicat des chauffeurs d’UPS qui a négocié un accord selon lequel l’entreprise doit expliciter la surveillance tout en interdisant les sanctions uniquement basées sur les données numériques tout simplement parce qu’elles sont parfaitement falsifiables.

Les réglementations européennes sont encore très limitées. Il existe néanmoins une clause relative sur la protection des données (DPIA) du règlement général sur la protection des données (RGPD) qui appelle à réaliser des évaluations préventives sur l’impact potentiel des systèmes algorithmiques à haut risque sur « les droits et libertés des personnes physiques » (RGPD, article 35 ). Pour l’instant, la mise en œuvre des cadres DPIA et RGPD demeure peu limitative, puisque chacun.e concède que l’usage des données personnelles est possible en acceptant les cookies, ce que tout le monde fait évidemment, puisque faire l’inverse est chronophage…. Mais la bataille pour une bonne jurisprudence est bel et bien engagée. Certains juristes appellent à re-conceptualiser le droit à la vie privée, y compris celle des travailleurs, à partir de critères de vie privée « contextuelle » ou « relationnelle », ce qui nécessite l’articulation d’un ensemble de normes reliées au contexte et qui devrait limiter les droits des employeurs de placer des « mouchards » dans les ordinateurs, de surveiller la correspondance électronique ou les activités de navigation sur le web.

Un autre développement important concerne le statut d’emploi des travailleurs sous contrôle algorithmique. La plupart des plateformes font appel à une main d’œuvre composée d’auto-entrepreneurs indépendants. Mais les collectifs de lutte contestent de plus en plus cette classification juridique, arguant qu’ils doivent être considérés comme des salariés, des personnes employés plutôt que comme des gig workers. On ne compte plus les mobilisations menées pour mettre en œuvre des changements législatifs. En effet, à Paris, Milan, Madrid, Londres ou Bruxelles, les mobilisations des coursiers se renforcent en ces temps de pandémie. Le premier enjeu est de constituer un argumentaire socio-politique et juridique qui fait basculer les faux indépendants du côté du salariat. Le deuxième enjeu consiste à briser le code algorithmique, à les rendre publics et à exercer un contrôle sur leurs usages. Cette approche n’est pas nouvelle, elle rappelle l’action syndicale de co-détermination sur le procès de travail, ou encore les pratiques de « contrôle ouvrier » sur la gestion de l’entreprise. L’enjeu est d’arracher un droit de regard, d’obtenir un droit de véto et de négocier des conditions de mise au travail qui ne dégradent pas l’activité réalisée ni l’humain au travail. Imposer des standards de qualité, compatibles avec une qualité de vie et le bien-être est donc une vraie bataille qui devrait mobiliser toutes les forces du « travail vivant ».

Aux Etats-Unis, les batailles juridiques autour du statut des chauffeurs se sont intensifiées ces dernières années afin de limiter le recours aux entrepreneurs indépendants en imposant le « test ABC ». En vertu de ce test, un travailleur serait présumé être un salarié employé, sauf si l’entreprise  fait la démonstration que (A) le travailleur est libre du contrôle et de la direction de l’entité qui l’embauche en ce qui concerne l’exécution du travail, tant sur le plan pratique (algorithmique) que contractuel ; (B) que le travailleur free lance effectue un travail qui sort du cadre habituel de l’activité de l’entreprise ; et (C) que le travailleur est engagé dans une activité commerciale, une profession ou une entreprise établie de manière indépendante du travail effectué pour l’entreprise. Dit autrement, si le chiffre d’affaires du travailleur indépendant est suffisamment diversifié. C’est suivant cette même argumentation que la cour de justice au Royaume-Uni veut imposer à Uber la reconnaissance du statut de travailleur salarié, ce qui a poussé la plateforme à thésauriser près de 630 millions de livres sterling pour régler des litiges présents et futurs avec près de 70 000 chauffeurs affiliés à la plateforme[17] .

Désormais, les militants ont commencé à s’engager dans une série d’initiatives législatives liées à la pression pour la propriété des données des travailleurs. Comme nous l’avons vu précédemment, de nombreux employeurs procèdent à un recodage algorithmique de leur management. Ils le font aussi parce que ces données ont de la valeur, indépendamment des enjeux de contrôle de l’activité de travail. Les réseaux d’informaticiens radicaux plaident ici en faveur de l’octroi aux personnes de la propriété de leurs données numériques et en faveur du traitement des données comme une forme de travail qui doit être rémunéré[18] . Ce type de propositions implique que les individus soient autorisés à louer ou à revendre leurs données à des entreprises technologiques par le biais d’intermédiaires numériques, appelés MID (Mediators of Individual Data), qui négocieraient les redevances sur les données, afin d’apporter un pouvoir de la négociation collective aux personnes qui sont les sources de données précieuses. Cela permettrait également de promouvoir des normes basées sur la qualité et l’identité des producteurs de données qu’ils représentent[19] .

Les mobilisations autour de la défense de la vie privée des salariés, en opposition à la surveillance managériale et pour la réappropriation des données représentent un autre champ d’action. En Europe, les organisations syndicales commencent à se saisir de ces questions. Elles plaident en faveur d’une codification précise visant à protéger la vie privée des employés, à limiter la surveillance managériale, à interdire les pratiques discriminatoires et à reclasser les auto-entrepreneurs en employés.

Au niveau européen, après dix-huit mois de pourparlers, la fédération des compagnies d’assurance et les syndicats de cette branche ont signé une déclaration conjointe sur l’usage du management algorithmique et de l’IA. Les signataires réaffirment le primat du contrôle humain, en opposition au contrôle automatisé, et plaident en faveur d’un usage éthique et responsable des technologies numériques, fondé sur la transparence et la défense de l’intégrité du travailleur. Le recrutement et le parcours professionnel ne peuvent être guidés par des systèmes algorithmiques automatisés. Pour Christy Hoffman, secrétaire générale de UNI Global Union (regroupant les fédérions nationales d’employés, ingénieurs, cadres et techniciens), cette déclaration conjointe constitue une avancée qu’il faudra concrétiser à partir de négociations dans les entreprises.

En France, quand une innovation technologique affecte les conditions de travail, l’emploi, le CSE a l’obligation d’être informé et consulté. Ces termes juridiques sont larges et ce sont souvent des experts diligentés par le CSE qui établissent un rapport, ce qui peut contribuer à dessaisir les syndicats de la question. En Allemagne, le Betriebsrät reste une institution incontournable lorsqu’il s’agit d’introduire des nouvelles technologies, capable d’exercer une activité de veille réelle au niveau de l’impact sur les conditions de travail. En Belgique, une convention collective de travail des années 1980 impose à l’employeur de fournir au Conseil d’Entreprise (l’équivalent du CSE) minimum trois mois à l’avance toutes les informations concernant l’introduction de nouvelles technologies, leurs effets sur l’organisation du travail, les conditions de travail et l’emploi. Les représentants du personnel doivent donner leur aval et les conséquences sociales doivent être anticipées et débattues. Aujourd’hui, les syndicats revendiquent une actualisation de cette convention nationale afin d’intégrer l’IA et le management par algorithmes dans son champ d’action. La proposition est faite d’imposer un test d’usage afin de vérifier si l’impact sur les conditions de travail est neutre. Il existe donc des leviers d’actions à l’échelle des établissements ou des entreprises. Toutefois, les discussions actuellement menées au niveau de l’UE sur l’Intelligence Artificielle ouvrent aussi le risque de remettre en question certaines réglementations nationales [20] .

Pour conclure provisoirement

Le management par algorithmes divise mais unifie aussi. Les actions des collectifs de coursiers le démontrent pratiquement. Dans cet article, je n’ai pas réellement analysé la mobilisation algorithmes sur les activités des consommateurs ou des usagers des réseaux sociaux. Ils ne sont pas de nature différente : il s’agit tout autant de recommander, de restreindre, d’enregistrer, d’évaluer l’impact, de remplacer que de récompenser. Quand le client scanne un article, achète un billet sur internet, réserve une chambre d’hôtel ou quand l’usager apprécie ou partage des photos, il ou elle réalise un travail gratuit, souvent à son insu. Il s’agit d’un travail car cette activité est hétéronome et aliénante qui mobilise du temps tout en produisant des ressources informationnelles qui pourront qui être captées, transformées et valorisées par le capital [21] .

Mais là aussi, les algorithmes tendent à unifier ce qu’ils séparent et c’est en prenant conscience de cela qu’une puissance d’agir collective peut émerger. L’enjeu est de refuser l’opacité des algorithmes et l’extorsion non délibérée des valeurs produites. Pour avancer dans cet objectif, la tâche première est de briser la chaîne algorithmique en exigeant la levée du secret et en prohibant ce qui transforme l’agir humain en automatisme social.

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[1] Mollick, E., & Werbach, K. (2015), Gamification and the enterprise. The gameful world: Approaches, issues, applications. Cambridge, MA: MIT Press.

[2] Bouquin S. (coord.) (2008), Les résistances au travail, Syllepse ; Bouquin S (2020), « Les résistances au travail en temps de crise et d’hégémonie managériale » (2020), in Mercure D., Les transformations contemporaines du rapport au travail, Hermann & Presses Universitaires de Laval, 208 p. (pp. 177-198) ; voir aussi Richard Edwards (1979), Contested terrain: The transformation of the workplace in the twentieth century: New York: Basic Books

[3] Brayne, S. (2017), « Big data surveillance: The case of policing », in American Sociological Review, 82(5): 977–1008.; voir également Levy, K. E. (2015) The contexts of control: Information, power, and truck-driving work, 31(2): 160–174.

[4] Lee et al. (2015), « Working with Machines : the impact of algorithmic and data driven management on human workers », Paper presented at ACM conference on Human Factors in Computing Systems, miméo.

[5] Lehdonvirta, V. (2018), « Flexibility in the gig economy: Managing time on three online piecework platforms », in New Technology,Work and Employment, 33(1): 13–29 ; Lehdonvirta, V. (2016), Algorithms that divide and unite: Delocalisation, identity and collective action in ‘microwork’,  pp. 53–80. Berlin, Heidelberg, Germany: Springer.

[6] Lix, K. & Valentine, M. (2019). Kharma scores and team learning in software development gigs. Working Paper. Stanford University; Rahman, H. (2017). Reputational ploys: Reputation and ratings in online labor markets. Working Paper. Stanford University

[7] Lehdonvirta, V. 2018. Flexibility in the gig economy: Managing time on three online piecework platforms. New Technology,Work and Employment, 33(1): 13–29.

[8] Curchod, C., Patriotta, G., Cohen, L., & Neysen, N. 2019, Working for an algorithm: Power asymmetries and agency in online work settings. Administrative Science Quarterly, 1–33. Available at http://dx.doi.org/10.1177/0001839219867024.

[9] Rahman, H. 2017. Reputational ploys: Reputation and ratings in online labor markets. Working Paper. Stanford University

[10] Lix K & Valentine M. (2019), Kharma scores and team learning in software development gigs, Working Paper, Stanford University.

[11] Wood, A. J., Graham, M., Lehdonvirta, V., & Hjorth, I.( 2019), Good gig, bad gig: Autonomy and algorithmic control in the global gig economy. Work, Employment and Society, 33(1): 56–75.

[12] Graham, M., Hjorth, I., & Lehdonvirta, V. (2017). Digital labour and development: Impacts of global digital labour platforms and the gig economy on worker livelihoods. In : Transfer: European Review of Labour and Research, 23(2): 135–162; Scholz, T. (2016), Platform cooperativism. Challenging the corporate sharing economy. New York: Rosa Luxemburg Foundation; Martin et al. (201)4, Being a turker, Paper presented at the ACM conference ; Schwartz D. (2018), « Embedded in the crowd. Creative freelancers, crowdsourced work and occupational community », Work and Occupations, 45, 247-282

[13]  https://medium.com/@sam.shepherd/surveillance-of-digital-life-and-the-use-of-sousveillance-as-a-response-7b306cfdb6e8

[14] Albert O. Hirschmann (1970), Exit, Voice and Loyalty. Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, Harvard University Press.

[15] Kochan T, Yang D., Kimball W. & Kelly E. (2019), « Worker voice in America: is there a Gap between what Workers expect and What they Experience? », ILR Review, n°75 (1), pp.3-38 ; Wood et al., (2018), « Workers of the internet unite? One line freelancer organization among remote gig economy workers in six African and Asian countries », in New Technology, Work and Employment, 33 (2): 95-112

[16] https://labornotes.org/2021/05/breaking-draft-legislation-new-york-would-put-gig-workers-toothless-unions

[17]  https://www.wired.co.uk/article/uber-loses-gig-economy-case

[18]  Arrieta-Ibarra, Goff, Jimenez- Hernandez, Lanier, & Weyl (2018), Should we treat data as labor? Moving beyond “free”, AEA Papers and Proceedings, 108 :38-42 ; Scholz T (2016), Platform cooperativism. Challeging the corporate sharing economy, New York, Rosa Luxemburg Foundation

[19] Lanier J. & Weyl E. (2018), A blueprint for a better digital society. Harvard Business Review.

[20] Voir Valerio De Stefano, The EU Proposed Regulation on AI: a threat to labour protection?, Regulation for Globalization, Avril 2021.

[21]  Voir Antonio A. Casilli (2019), En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Seuil, 400 p.

A propos du management par les algorithmes (premier volet)

Par Stephen Bouquin // Le travail se numérise de manière fulgurante. Depuis le début de la pandémie, cette numérisation s’est amplifiée au point où elle envahit désormais toutes les sphères de la vie sociale. Dans cet article, nous proposons d’analyser en profondeur les effets de cette numérisation. L’enjeu est de taille : soit nos sociétés glissent toujours plus vers un futur dystopique digne de 1984 ou de Brave New World soit un sursaut démocratique et social fait que notre avenir restera digne d’être vécu.

L’usage du numérique a commencé bien avant l’arrivée des ordinateurs et d’internet. En effet, les premières machines à commande numérique étaient calibrées à l’aide d’algorithmes et sont apparus dans l’industrie à la fin des années 1940. C’est seulement dans les années 1970, lorsque certaines contraintes techniques furent dépassées, que la première vague de robotisation se développa. Dans les années 1990, les constructeurs du secteur automobile ont imposé aux opérateurs d’apposer une « signature » à leur travail. Ainsi, les opérations de travail devenaient traçables, facilitant un contrôle de qualité intégré au process productif. Au cours des années 2000, le numérique a fait son apparition du côté des chauffeurs-livreurs, dotés de systèmes de navigation embarquée et s’est étendu du côté des préparateurs de commandes dans les dépôts de logistique, des postiers ou encore des techniciens et cadres contraints de fonctionner avec des progiciels. Aujourd’hui, la numérisation s’amplifie avec le télétravail et la mise en réseau des activités de production et de service. Les services publics se numérisent tandis que dans l’éducation nationale, les élèves et les enseignants sont sommés d’intégrer des espaces numériques d’apprentissage.

Partout où il se manifeste, le numérique facilite la mesure comparative de la performance, non seulement du côté des salariés mais également des fournisseurs, prestataires ou sous-traitants. Il s’agit bel et bien d’une révolution technologique de premier ordre. Reste à savoir comment l’appréhender et comment y résister, si tant est qu’il faut le faire…

Pour élucider cette question, il faut avant tout commencer par briser le secret du « code source », à savoir comprendre la nature de la « révolution numérique ». Pour concrétiser cela, je propose de procéder en deux temps : primo, il faut commencer par déchiffrer ce qu’est le numérique dans sa réalité la plus concret et pratique ; secundo, il faut conceptualiser de manière adéquate l’innovation technologique en général, numérique en particulier. Le numérique mobilise des informations fragmentaires sur lesquelles s’opèrent des opérations logiques. L’informatique traite ces informations sur un mode binaire, en mobilisant des langages qui organisent le classement de ces informations de manière complexe. C’est ici que l’algorithme fait son apparition. Pour Gérard Berry, chercheur en science informatique, un algorithme c’est :« tout une façon de décrire dans ses moindres détails comment procéder pour faire quelque chose . Il se trouve que beaucoup d’actions mécaniques, toutes probablement, se prêtent bien à une telle décortication. Le but est d’évacuer la pensée du calcul, afin de le rendre exécutable par un automate numérique. On ne travaille donc qu’avec un reflet numérique du système réel avec qui l’algorithme interagit. »

Il ne s’agit donc pas seulement d’un raisonnement mais aussi d’une action, au vrai sens du terme . Le script codé est chargé d’une finalité concrète à savoir résoudre un problème [1] donné. Un algorithme n’est donc rien d’autre qu’une suite finie et non ambiguë d’opérations et d’instructions qui permettent de résoudre une classe de « problèmes ». Ceci permet à son tour de mobiliser de manière standardisée l’évaluation de l’effectivité [2] .

L’usage des algorithmes dans la programmation de tâches automatisées ne date pas de hier. Après la seconde guerre mondiale, les machines à commande numérique ont fait leur entrée dans l’industrie. Là aussi, un algorithme dictait à la machine ce qu’il fallait faire, comme par exemple arrêter l’usinage d’une pièce dès qu’une « tolérance critique » fut atteinte. L’algorithme a donc besoin d’informations et d’instruments de mesure, de capteurs fiables, faute de quoi le codage algorithmique devient caduc et dysfonctionnel. Dans ses développement récents, rendus possibles par l’interconnectivité apportée par internet, ces informations sont extraites à partir de l’activité de ceux qui utilisent ces machines.

Aujourd’hui, les algorithmes sont une composante essentielle du fonctionnement des réseaux et de « l’intelligence artificielle » qui correspond en réalité à une sorte d’intelligence programmée qui reste dépendante de cette dernière. Avec internet et la constitution de larges bases de données (les big data), les algorithmes se sont démultipliés à tous les niveaux. Chaque année, plusieurs centaines de milliers d’étudiants voulant s’inscrire à l’université sont orientés par l’algorithme de « Parcoursup ». Les échanges sur les réseaux sociaux sont organisés par des algorithmes. La navigation sur internet alimente les centres de données et sont traités par des algorithmes. Les caméras de surveillance font le tri dans les images à l’aide d’algorithmes. Inutile de poursuivre la liste des exemples, les algorithmes sont effectivement partout [3].

Les philosophes Thomas Berns et Antoinette Rouvroy ont identifié l’émergence de cette réalité comme une « gouvernementalité algorithmique » [4]. En effet, les algorithmes permettent de classer les comportements hétérogènes, ce qui permet de brasser un océan de données, pour les traiter, les trier, les personnaliser et les insérer dans des instructions de commandement. Le code source de l’informationnel algorithmique contient donc une puissance de « faire faire », ce qui, dans un environnement où le pouvoir est inégalement distribué, en fait une arme redoutable…

Mais il ne suffit pas de briser le secret du « code source » algorithmique, il tout aussi essentiel de conceptualiser de manière adéquate l’instance technologique. Bien souvent, l’analyse sociologique tend à considérer le numérique comme un dispositif technique, comme une « chose », certes abstraite, mais une chose quand-même. Une telle approche nous fait voir que le dispositif tout en laissant hors champ les rapports sociaux de production, de propriété, de pouvoir et surtout les contradictions qui les travaillent. Pour ma part, je préfère résister à la tentation du « fétichisme numérique » [5], avatar d’un déterminisme technologique que les sociologues ou économistes reproduisent encore souvent. La raison est simple, ce fétichisme numérique fausse notre compréhension et nous oriente soit vers l’optimisme béat (l’émancipation par le numérique) soit vers un catastrophisme paralysant (l’humanité sera dominée par les robots). Or, notre avenir ne sera ni l’un ni l’autre mais seulement ce qu’on nos actions sociales réussiront à empêcher et à faire advenir…

La technologie numérique n’est donc pas une sorte de force autonome mais seulement un dispositif d’agencement des rapports sociaux de production. Les informations numériques sont à la fois force productive et marchandise, tout comme la force de travail au demeurant. Loin d’être neutres, elles répondent à un double objectif : maximiser la profitabilité et minimiser les risques (la concurrence, la rétention de productivité par le travail vivant). Le numérique algorithmique n’est donc rien d’autre qu’un rapport social dédoublé, qui aussi assujettissant qu’il puisse être, engage toujours le travail vivant et demeure donc dépendant de ce dernier. Ce qui signifie que le pouvoir du numérique algorithmique demeure contingent, tout autant que celui du capital sur le travail. Dit autrement, dans l’antagonisme qui oppose capital et travail, il faut comprendre pourquoi on est perdant et comment on ne l’est pas forcément tout le temps… Par conséquent, si la technologie n’est pas neutre mais une relation socio-technique sous contrôle du management (ou de l’entreprise-plateforme), elle devient en même temps un terrain contesté, de luttes et d’oppositions.

L’algorithme comme puissance de « faire faire »

Dans le contexte actuel, il est certain que les algorithmes créent de nouvelles possibilités pour contrôler et diriger l’activité de travail. Cette puissance algorithmique s’exerce de plusieurs manières qu’on peut distinguer facilement. Les algorithmes permettent de recommander, de restreindre, d’enregistrer, d’évaluer, de remplacer et de récompenser. L’ensemble de ces actions viennent renforcer les modalités de contrôle dont le management dispose déjà et qui s’organisent autour du contrôle technique et bureaucratique [7] .

La recommandation renvoie à l’usage de scripts offrant des suggestions destinées à inciter un opérateur à prendre les décisions préférées de l’architecte de choix [8] . Cependant, contrairement aux régimes de contrôle technique et bureaucratique-rationnel, la recommandation algorithmique guide les décisions des travailleurs en identifiant des récurrences, grâce aux schémas d’apprentissage automatisés (machine learning). Le travailleur est donc invité à se conformer à un scénario fixé par le programme.

En général, ces recommandations prennent la forme du nudging [9] – une sorte d’incitation subtile et paternaliste – que l’on peut difficilement ignorer. Par exemple, Uber s’est engagé dans un processus de nudging individualisé en temps réel pour inciter les chauffeurs à rentrer chez eux lorsque trois passagers consécutifs signalaient qu’ils ne se sentaient pas en sécurité [10]. Un autre exemple : Uber s’est appuyé sur des données personnalisées telles que la vitesse de freinage et d’accélération, pour analyser si les chauffeurs conduisaient de manière erratique pour recommander de manière algorithmique le moment où ils pourraient avoir besoin de se reposer [11]. Signalons aussi que les helpdesks utilisent des systèmes qui trient les messages écrits suivant leur degré d’agressivité.

La plupart des enquêtes convergent pour dire que recommandations algorithmiques ont des effets négatifs sur les conditions de travail [12] . Dans la logistique des entrepôts, les systèmes de recommandation algorithmiques s’appuient sur des catégorisations opaques. Par exemple, le système de recommandation d’Amazon approvisionne ses entrepôts à l’aide d’un algorithme de stockage chaotique, qui attribue des marchandises sur les étagères en fonction de l’espace et de la disponibilité. Comme la logique algorithmique reste opaque, les travailleurs ne peuvent plus se fier à leur propre cognition pour trouver des articles et n’ont aucun moyen de trouver des articles lorsque le serveur tombe en panne… [13] . Dans le domaine de la santé, où la recommandation par algorithme est appliquée au niveau des diagnostics en ligne, les enquêtes indiquent que ce mode opératoire augmente le doute et l’incertitude parmi les professionnels en termes de décisions à prendre [14] .

Pour les travailleurs, les recommandations algorithmiques ne sont pas forcément intelligibles, ce qui peut provoquer des frustrations et nourrir des sentiments de dépossession et d’aliénation. Forcément, le dirigisme algorithmique va mettre sous tension la coopération dans le travail puisque celle-ci s’organise autour de process automatisés.

La restriction est un deuxième mécanisme de contrôle qui passe par l’utilisation d’algorithmes qui déterminent l’affichage sélectif d’informations afin d’induire des comportements spécifiques et d’en empêcher d’autres. La plateforme de recrutement Upwork a utilisé des chatbots (robots de dialogues) pour signaler aux téléopérateurs leur engagement de ne pas travailler en dehors de la plateforme, et ce dès qu’ils utilisent certains mots tels que Skype, Smartphone ou courriel dans leurs conversations avec les clients. La restriction se fonde également sur la rétention d’information. Ainsi, Uber n’indique pas le lieu où se trouve le passager à transporter, ce qui empêche le chauffeur de mesurer la « profitabilité » d’un trajet avant d’accepter la course. Uber et Lyft utilisent également l’algorithme forward dispatch qui attribue la course suivante avant la fin de la course en cours. Les chauffeurs peuvent mettre en pause cette fonction, mais dès qu’ils acceptaient leur prochaine course, la fonction est réactivée. On comprend que l’algorithme fonctionne ici comme un dispositif de subordination des chauffeurs et que leur acceptation de la course n’est qu’un alibi pour leur imposer un statut de chauffeur indépendant. La restriction algorithmique permet aussi de limiter les possibilités de « prise de parole » de la part des travailleurs. Les systèmes de feedback en ligne combinent de manière interactive les expériences et les évaluations des travailleurs en ne sélectionnant que les expressions positives [15].

La restriction algorithmique tend à renforcer la précarité. Les plateformes à médiation algorithmique peuvent fragmenter les efforts de plusieurs travailleurs interconnectés sans qu’ils le sachent. Le travail fragmenté se fait avant tout avec des travailleurs indépendants, « utilisateurs » de ces plateformes, plutôt que comme des employés salariés. L’usage de l’algorithme permet de remplacer le rapport de subordination – variablement présent dans le rapport salarial – par une sorte de subordination à la puissance algorithmique. L’activité décomposée en micro-tâches permet alors d’atomiser le collectif de travail pour ensuite le réassembler de manière opaque.

L’évaluation algorithmique est une autre modalité de contrôle. L’examen de l’activité des travailleurs permet de corriger les erreurs, d’évaluer la performance et d’identifier les « canards boiteux ». Mais cette évaluation exige un enregistrement permanant de l’activité ce qui permet d’identifier les groupes informels qui interagissent fréquemment, de relier ces groupes informels à la productivité et d’identifier les liaisons et les isolats de communication, et bien sûr aussi de repérer les orientations oppositionnelles [16].

Dans l’industrie du transport de marchandises, les employeurs ont perfectionné leurs systèmes de gestion de flotte pour intégrer un large éventail de données concernant les chauffeurs, y compris l’efficacité énergétique du conducteur, le temps de marche au ralenti, la géolocalisation, la fréquence des sorties de voie, les schémas de freinage et d’accélération, le statut de la cargaison et les informations sur l’entretien du véhicule[17]. En organisant sur une base algorithmique la livraison de colis, la société UPS applique l’adage « petites quantités de temps = grandes quantités d’argent », calculant qu’en économisant une minute par jour par chauffeur-livreur, elle pourrait générer une économie près de 15 millions de dollars par an [18] . Au vue de tels chiffres, on peut se demander pourquoi le management se gênerait en effet

Tout comme pour le contrôle bureaucratique, le management utilise l’enregistrement algorithmique pour informer les travailleurs à propos de leur évaluation. Ce qui est une manière de mettre les personnes sur la défensive, comme étant toujours insuffisamment performants. Mais contrairement au contrôle bureaucratique, l’enregistrement algorithmique utilise ces procédures pour fournir un retour en temps réel. Lorsque l’activité est enregistrée en permanence, ce qui est de plus en plus le cas, les travailleurs reçoivent ces informations en temps réel, indiquant qu’ils sont « en retard » dans la réalisation de leur volume d’activité. Lorsque le score est systématiquement trop bas, une alerte se déclenche et le superviseur robotisé signalera la nécessité de réorienter le travailleur…

Dans le monde de la gig economy, les évaluations algorithmiques se focalisent sur la valeur « réputationnelle ». Du covoiturage aux plateformes de travail, les bonnes évaluations assurent la visibilité de la prestation de travail ou du service, ce qui détermine le potentiel de valorisation. Par exemple, sur la plateforme de services de soin Care.com, les notations algorithmiques sont utilisées pour créer différentes catégories de travailleurs. Le label Care-Pros ne mentionnera que les soignant.e.s avec une note élevée, répondant à 75 % des appels dans les 24 heures. Une telle valorisation des « champion.ne.s » se retrouve sur l’ensemble des sites d’intermédiation qui visibilisent les plus performants. Mais comme l’a rappelé Antonio Casilli, sur les sites comme Mechanical Turk d’Amazon comme ailleurs, les champions sont aussi des brokers, des micro-employeurs qui mobilisent des « petites mains » afin de maintenir leur sur-visibilité. En même temps, sur les plateformes de micro-services, ce type de notations conduisent les prestataires à fausser les données. Si les algorithmes poussent les micro-travailleurs à l’auto-exploitation afin d’augmenter leurs chances d’obtenir une commande future, cette conduite nourrit aussi une prise de conscience qui peut donner lieu à un comportement opportuniste, déloyal ou encore oppositionnel.

Plus globalement, les algorithmes fonctionnent comme des dispositifs disciplinaires qui sanctionnent et récompensent. Dans le cas d’un contrôle organisationnel par la technique, la loyauté des salariés est assurée par le recrutement d’une armée de travailleurs secondaires (intérim ou CDD) prêts à remplacer les travailleurs primaires en CDI qui ne coopèrent pas suffisamment avec l’employeur. Dans le cas d’un contrôle bureaucratique, la discipline est obtenue par des mesures incitatives et des sanctions. Les travailleurs ayant le comportement souhaité seront récompensés par des promotions, des salaires plus élevés, des postes à plus grande responsabilité ou des tâches plus intéressantes, tandis que ceux qui n’ont pas le comportement souhaité sont exposés aux brimades et au harcèlement.

Les plateformes peuvent très bien « bannir » un travailleur non coopératif ou insuffisamment performant [19]. Sur des plateformes comme Mechanical Turk d’Amazon, les travailleurs qui ne se conforment pas aux consignes seront soit bannis de la plateforme, soit sanctionnés en rendant leur profil difficile à trouver. Dans la gestion des ressources humaines « guidé » par algorithme, les profils instables, susceptibles de quitter l’entreprise sont tout de suite identifiés [20]. Les agences intérimaires ont déployé des algorithmes pour analyser le parcours et le développement d’une carrière et identifier les profils à « haut potentiel » versus des profils « stagnants » ou « paresseux ». La récompense algorithmique forme un mécanisme de contrôle interactif et dynamique qui soutient les travailleurs les plus performants en leur offrant davantage d’opportunités, une rémunération ou des promotions.

Du côté des plates-formes d’usage partagé, tout est fait pour garder les algorithmes de notation et de récompense secrets afin de décourager la manipulation et l’inflation des notes. Dans le marché du travail en ligne hautement qualifié, les plateformes sont passés d’un système d’étoiles transparent à un système opaque. Ne sachant plus ce sur quoi l’évaluation se fait, ni de la manière dont les évaluations sont utilisées, ni des raisons pour laquelle des propositions sont rejetées, le sentiment d’aliénation explose, ce qui nourrit la méfiance et l’esprit critique.

Si les algorithmes fournit un nouvel arsenal de contrôle au management, la puissance de ce « faire faire » n’annule pas la possibilité de s’y opposer ; elle ne fait que déplacer le domaine du conflit et de la lutte. Comme je l’ai développé dans mes recherches, je pense qu’il est essentiel de comprendre que les innovations technologiques font partie intégrante d’une sorte de « luttes des classes » telle qu’elle est menée par « en-haut », c’est-à-dire par l’employeur ou le management et qu’elle ne peut donc annuler celle-ci. Tôt ou tard, des résistances sociales, individuelles ou collectives, réapparaissent. Il est donc essentiel d’intégrer cette dimension conflictuelle dans l’analyse des algorithmes au travail, tant pour comprendre leur raison d’être que les limites de leur efficacité.

Ceci est d’autant plus vrai que le management algorithmique affecte profondément la subjectivité des travailleurs. On pourrait penser que cette surveillance conduit les travailleurs à contrôler leur propre comportement afin de se conformer aux attentes de la structure, de sorte qu’ils en viennent à se voir eux-mêmes de la manière dont ils sont définis par la surveillance [21]. C’est le pari du management et c’est aussi la narration des sociologies domino-centrées qui, tout en se présentant comme « critiques », n’appréhendent qu’une seule dimension d’une réalité pourtant contradictoire. Mais une telle sociologie ne fait que rabattre la réalité sur elle-même, en masquant les tensions et les contradictions qui la traversent, ce qui interdit aussi de voir les possibles évolutions sous-jacentes.

C’est pourquoi on peut émettre l’hypothèse que le management algorithmique conduit à pousser la relation de travail jusqu’à un point de rupture, tant sur un plan subjectif qu’objectif. Comment peut-on encore obtenir une collaboration loyale alors que la méfiance et la surveillance deviennent la norme ? Que des cadres (encadrants) gagnant au-delà de 4000 euros par mois consentent à collaborer loyalement est plus que compréhensible, mais peut-on s’attendre à la même chose avec ceux qui gagnent 1,5 le salaire minimum ? Sachant le durcissement des inégalités, la dégradation des conditions de travail et l’omniprésence d’un chantage affectif à la performance (à partir de l’injonction amoureuse du travail), on peut se dire que la surveillance et le management algorithmique s’exposent à une usure rapide, produisant une perte de motivation et des turnovers élevés. A cela se rajoute les effets dysfonctionnels d’un management qui, en chassant les temps morts, casse aussi les dynamiques collaboratives et produit une érosion de la productivité [22] .

L’hypothèse d’une contestation larvée et silencieuse des systèmes algorithmiques est non seulement pertinente mais se vérifie d’ores et déjà ce qui conforte l’idée que, même sous la férule d’un panoptique informatisé, le travail vivant « se rebiffe » et qu’il tente de déjouer la puissance algorithmique, ne serait-ce que pour retrouver une marge d’autonomie indispensable à sa survie psychique.

(à suivre)

[ article publié dans Travailler au Futur n° 6]

 

[1] La notion de problème doit être vue dans un sens large : il peut s’agir d’une tâche à effectuer, comme trier des objets, assigner des ressources, transmettre des informations, traduire un texte, etc. Il reçoit des données ou entrées – par exemple les objets à trier, la description des ressources à assigner, des besoins à couvrir, un texte à traduire, les informations à transmettre et l’adresse du destinataire, etc. –  et fournit éventuellement des données, les sorties, par exemple les objets triés, les associations ressource-besoin, un compte-rendu de transmission, la traduction du texte, etc.

[2] Voir à ce sujet Cathy O’Neil (2016), Weapons of Math Destruction.

[3] Shoshana Zuboff « Automate/Automate: The two faces of intelligent technology », in Organizational Dynamics, Volume 14, Issue 2, Automne 1985, pp. 5-18.

[4] Thomas Berns et Antoinette Rouvroy (2013), « Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation. Le disparate comme condition d’individuation par la relation ? », in Réseaux n°177, p. 163-196.

[5] Le fétichisme numérique développe une compréhension fantasmée, imaginaire qui ne « voit » que le fétiche, alors qu’il s’agit de comprendre combien il organise les rapports sociaux comme un rapport de choses entre elles. Or, le numérique, internet ou l’IA sont avant tout des formes sociales de production qui organisent la médiation, la communication et l’échange d’informations.

[6]  Je prolonge ici l’approche développée par Richard Edwards (1979) qui appréhende les transformations du travail de manière dialectique, en y intégrant une dimension conflictuelle.

[7] Le contrôle technique passe par les dispositifs mécaniques comme par exemple le convoyeur qui détermine la cadence du travail tandis que le contrôle bureaucratique s’exerce via la supervision, l’évaluation etc.

[8] Kellogg, K. (2018), Employment recontracting for mutually beneficial role realignment around a new technology in a professional organization. Paper presented at the Oxford Professional Services Conference. Oxford.

[9] Pour une rapide présentation, voir https://www.franceculture.fr/emissions/hashtag/connaissez-vous-le-nudge

[10] Scheiber, N. (2017), How Uber uses psychological tricks to push its drivers’ buttons. New York Times (2 avril 2017) ; https://www.nytimes.com/interactive/2017/04/02/technology/uber-drivers-psychological-tricks.html

[11] Rosenblat, A., & Stark, L. (2016). « Algorithmic labor and information asymmetries: A case study of Uber’s drivers », in International Journal of Communication, 10:3758–3784.

[12] Voir l’enquête menée à la Poste par Nicolas Jounin (2020) Le caché de la Poste. Enquête sur l’organisation du travail des facteurs, La Découverte ; voir également Gaborieau, David. « Quand l’ouvrier devient robot. Représentations et pratiques ouvrières face aux stigmates de la déqualification », in L’Homme & la Société, vol. 205, n° 3, 2017, pp. 245-268.

[13] Danaher, J. (2016). The threat of algocracy: Reality, resistance and accommodation, in Philosophy & Technology, 29(3): 245–268.

[14] Lebovitz, S., Lifshitz-Assaf, H., & Levina, N. (2019), Doubting the diagnosis: How artificial intelligence increases ambiguity during professional decision making, New York University.

[15] Askay, D. A. (2015), « Silence in the crowd: The spiral of silence contributing to the positive bias of opinions in an online review system », in New Media & Society, 17(11): 1811–1829.

[16] Leonardi, P., & Contractor, N. (2018), “Better people analytics measure who they know, not just who they are”, in Harvard Business Review, 96(6): 70–81.

[17] Levy, K. E. (2015), The contexts of control: Information, power, and truck-driving work. The Information Society, 31(2): 160–174 (p. 164).

[18] Davidson, A. (2016), Planet money. In J. Goldstein (Ed.), The future Of work looks like a UPS truck. National Public Radio. Voir  https://www.npr.org/sections/money/2014/05/02/308640135/episode-536-the-future-of-work-looks-like-a-ups-truck  .

[19] Rosenblat, A., & Stark, L. (2016), « Algorithmic labor and information asymmetries: A case study of Uber’s drivers », in International Journal of Communication, n° 10: 3758–3784.

[20] King, K. G. (2016), « Data analytics in human resources: A Case study and critical review », Human Resource Development Review, 15(4): 487–495.

[21] Sewell, G. (1998), « The discipline of teams: The control of team-based industrial work through electronic and peer surveillance », in Administrative Science Quarterly, 43(2): 397–428.

[22] Du côté des informaticiens, on peut constater que le management par l’algorithme chasse non seulement les temps morts mais supprime aussi les temps libres qui sont souvent des temps d’apprentissage.

Le gig work aux États-Unis : entre travail indépendant et job salarié, faits privés et destins collectifs

Par Bruno Cartosio //

Dans le gig work, deux flexibilités se rencontrent : celle de l’individu et celle du système économique. Dans l’absolu, ce devrait être la rencontre heureuse d’intérêts convergents : l’argent gagné d’une part, la performance obtenue d’autre part. Sans débordements ; la tâche demandée est acceptée, la rémunération convenue est payée et chacun est « maître de soi » comme avant. En réalité, il n’en va pas ainsi, ni pour les travailleurs, ni pour les entreprises, ni du point de vue des lois qui classifient et réglementent les relations de travail.

La seule exception, à vrai dire partielle, y compris en termes de pouvoir de négociation, est constituée par les véritables travailleurs indépendants que sont les indépendants ou les travailleurs « free-lance », mieux encore, les « professions libérales ». Il ne fait aucun doute que ce sont les sociétés-plateformes qui profitent le plus de cette rencontre entre l’offre du travail précaire et la volonté des travailleurs de l’accepter, entre la faible rémunération perçue par les travailleurs et les coûts de main-d’œuvre inférieurs pour les entreprises. En témoignent les profits importants accumulés par les entreprises à ce jour et le fait qu’aucun gig worker ne s’est enrichi ou n’a gravi l’échelle sociale grâce au travail précaire-intermittent-connecté. Pour dissiper tout doute quant au cui prodest [à qui cela profite ?], les entreprises se sont jusqu’à présent opposées avec détermination à toute tentative de reclassement des gig workers sous la catégorie des salariés plutôt qu’en tant qu’indépendants.

Mais il est tout aussi vrai comme bon nombre d’enquêtes le démontre, que le nouveau précariat « connecté » est également plébiscité par une large section des travailleurs qui le pratiquent. C’est tout à fait compréhensible et possible. En effet, l’attrait individualiste de la flexibilité, de la liberté de choix et de la réduction des contraintes hiérarchiques est devenu très fort. Toutefois, il existe aussi des études très sérieuses qui mettent les opinions favorables ou défavorables plus ou moins sur un pied d’égalité [1]. En tout état de cause, ceux et celles qui ont peu ou pas vraiment d’alternatives aiment ce qu’ils trouvent, pour ainsi dire, peut-être en cherchant encore quelque chose de mieux, comme cela s’est produit lors de la grande résignation. Les gig workers travaillent sans stabilité d’emploi dans le présent et peut-être sans en chercher, et presque toujours sans les salaires et les avantages des employés stables et en acceptant les emplois qu’ils trouvent avec une dose de mépris (juvénile ?) pour leur propre avenir. Ils ne réagissent cependant qu’à la frustration de leurs propres attentes lorsqu’ils se rendent compte, tôt ou tard, que les revenus sont plus bas que prévu et ne suffisent pas pour vivre ; que leur liberté disparaît lorsque la pauvreté des revenus collectés les contraint à des engagements répétés avec peu ou pas de répit ; que les frais qu’ils doivent payer amputent leurs pouvoir d’achat ; qu’en cas d’accident ou de maladie, ils se retrouvent sans couverture et sans revenu ; que le revenu réel qu’ils reçoivent est très bas alors que les bénéfices des plates-formes pour lesquelles ils travaillent semblent très élevés… C’est alors que les réponses à l’insatisfaction cessent d’être individuelles pour devenir collectives, solidaires et revendicatives à l’égard des plateformes. Et c’est à ce moment-là que les subjectivités des travailleurs, les intérêts des entreprises et les obligations réglementaires des législateurs se heurtent, comme nous le verrons.

La seule des trois composantes à se positionner sans équivoque à l’égard du Gig work est la composante entrepreneuriale, à l’inverse des travailleurs des plates-formes. En ce qui concerne ceux qui continuent à se considérer comme des travailleurs indépendants, il y a de plus en plus de minorités agissantes qui se réfèrent à des initiatives organisationnelles de base pour donner une force collective  à de « simples » demandes d’augmentation des tarifs et d’amélioration des conditions de travail, afin de faire pression – peut-être en accord avec les syndicats – pour une décision législative selon laquelle leur travail est un travail d’employé et non de travailleur indépendant. Parmi les drivers (chauffeurs), et qui forme la composante la plus nombreuse et la plus mobilisée, beaucoup craignent de retomber dans leur condition de travail précaire subordonné et réglementé dont ils avaient l’intention de se libérer. C’est pourquoi ils défendent avant tout leur autonomie, même si les partisans d’une association pour obtenir de meilleures conditions de rémunération et de travail se sont également multipliés parmi eux. D’autres considèrent comme souhaitable et nécessaire d’être classés comme salariés, afin de pouvoir se doter d’une organisation de type plus proprement syndical qui obtiendrait les prérogatives non seulement salariales que la loi garantit aux salariés.

Des prérogatives qui sont largement ignorées par les entreprises-plateformes. Dès le début, leurs pratiques ont constitué une série de « défis conceptuels et pratiques pour les lois et les politiques publiques ». Au centre de leurs défis juridiques se trouvaient la question de savoir si les plateformes appartiennent à un secteur d’activité (services de transport) ou à un autre (commerce), à propos de la nature inhabituelle et particulière du gig work (précaire dans tous les cas ; mais indépendant ou subordonné ?), et donc la relation avec la législation du travail existante, en particulier le National Labor Relations Act aux Etats-Unis, qui stipule que les travailleurs indépendants ne peuvent pas former de syndicats et avoir accès à des formes de négociation collective) [2]. Comme ce fut le cas avec d’autres sociétés de la Big Tech, au début de ce siècle, l’innovation des plateformes a été si soudaine et sans scrupules qu’elle a laissé derrière elle la capacité de la loi à la réglementer. En général et dans le domaine des relations de travail [3], les capitalistes des plateformes ont tiré de la lenteur ou de l’absence de législation les énormes avantages économiques qu’ils sont réticents à abandonner. Ces dernières années, les chroniques locales ont été ponctuées par des manifestations contre ces plateformes, qui dans certains cas – comme à New York – ont permis d’arracher des accords et des concessions et dans d’autres cas ont abouti à des arrêts de travail ou à des grèves à l’échelle nationale. Ce fut le cas, par exemple, de la première grève générale des chauffeurs californiens d’Uber et de Lyft qui ont bloqué leurs services à Los Angeles, San Diego et San Francisco le 25 mars 2019, suivie d’un arrêt similaire qui a interrompu tous les services dans au moins vingt-cinq villes à travers les États-Unis le 8 mai suivant (avec également des arrêts de solidarité en dehors des Etats-Unis).

La Californie, l’État mère des entreprises qui ont semé la terreur sur ce terrain, illustre la manière dont les « défis juridiques » ont été abordés par les travailleurs et les représentants politiques. Je résumerai ici, en la simplifiant, la bataille juridico-politique californienne et nationale autour de la classification des travailleurs. Les manifestations et l’initiative législative visant à démêler la question juridiquement décisive de la classification des gig workers ont débouché en juillet 2019 sur l’adoption du Projet de loi 5 par l’assemblée de l’Etat californien (AB5). Une grande manifestation a eu lieu le 9 juillet 2019 devant l’Assemblée législative à Sacramento, la capitale de l’État en soutien à la nouvelle loi voulue par la majorité démocrate. Des syndicats nationaux tels que les employés des services (SEIU), les Teamsters (LBT) et les travailleurs de la communication (CWU), ainsi que certaines collectifs de base, s’y sont alignés. Les chauffeurs de Gig Workers Rising, une organisation de chauffeurs née en 2018, et de Rideshare Drivers United, née en 2019, ont organisé une caravane retentissante qui a traversé tout l’État, de Los Angeles à Sacramento, en trois jours. AB5 est entrée en vigueur le 1er janvier 2020, établissant les critères (résumés en trois points essentiels connus sous le nom du test ABC [4]) déterminant si la relation de travail est de nature autonome ou dépendante . Suivant cette loi, les gig workers – chauffeurs, coursiers et livreurs de repas – devraient être majoritairement classés comme des salariés, c’est-à-dire des travailleurs qui ont droit à toutes les garanties des travailleurs réguliers : salaire minimum, allocations de chômage, assurance maladie et accident, congés de maternité et de maladie, remboursement des frais, etc [5].

Une partie des chauffeurs, les journalistes, les photographes et les écrivains, et surtout les routiers (qui ont d’ailleurs obtenu une dérogation) sont restés opposés à la loi, peut-être même poussés à le faire par les améliorations proposées par les plateformes qui cherchaient à affaiblir les mobilisations. A l’égard de la loi en tant que telle, la réaction des plateformes a été immédiate et totale, démontrant au passage l’avantage économique et l’importance stratégique pour elles de maintenir le gig work en l’état. Uber, Lyft, DoorDash, Instacart et Postmates ont monté une campagne extrêmement agressive contre l’AB5. Ils ont investi plus de 224 millions de dollars en lobbying et en propagande pour lancer et soutenir leur propre proposition d’abrogation 22 (Prop 22), sous la forme d’un second référendum qui a été soumis au vote lors d’une élection référendaire en novembre 2020. Mais le camp des travailleurs et des syndicats n’est pas resté inactif très longtemps: une coalition s’est formée contre la Prop 22, qui a donné lieu à une nouvelle manifestation de masse juste avant les élections (celle-là même où Trump a été battu par Biden), à laquelle ont participé également les travailleurs de l’industrie du sexe et les syndicats, et avec laquelle des groupes d’entreprises des Small Tech, « inorganisées » de la Silicon Valley ont sympathisé. Si le résultat du référendum d’initiative populaire a donné une victoire aux défenseurs prop22 (donc aux camp des anti-AB5) pour les travailleurs [6], la mobilisation a été positive pour la remobilisation, l’organisation et le militantisme des organisations de base existantes. Ceci a donné naissance à d’autres initiatives, plus petites, entre autres dans la Silicon Valley, qui ont consolidées les relations avec certains des plus grands syndicats, comme dans le cas de la Mobile Workers Alliance, qui a adhéré à la section locale 721 du SEIU à Los Angeles. Aujourd’hui, rien qu’en Californie, où Uber et Lyft se sont diversifiés par rapport à leurs première offre de service de transport, près d’un demi-million de gig workers sont actifs et des groupes organisés comptant des dizaines de milliers de membres qui ont réussi à arracher des concessions et des avantages aux plateformes [7].

Malgré la majorité démocrate dans l’État de Californie, 59 % des électeurs californiens ont approuvé la Prop 22, annulant de fait Ab5 et revenant à la classification des gig workers en tant qu’indépendants sous contrat privé (auxquels les règles protégeant les employés ne s’appliquent pas). L’universitaire Robert Reich, ancien ministre du travail de Bill Clinton, s’était exprimé à l’époque sur le danger de ce succès, soulignant son importance en tant que possible précédent négatif au niveau national : « Prop 22 est une aubaine formidable pour les employeurs et une défaite énorme pour les travailleurs. Cela encouragera d’autres entreprises à reclasser leur main-d’œuvre et, une fois qu’elles l’auront fait, plus d’un siècle de protection des travailleurs disparaîtra soudainement »[8]. C’est également la raison pour laquelle le syndicat SEIU et les organisations de chauffeurs ont intenté un procès à l’État de Californie, arguant que Prop 22 est anticonstitutionnelle. En 2021, la cour supérieure de l’État leur a donné raison : ils sont bel et bien des employés (salariés). Mais ce n’était pas fini. Les plateformes ont fait appel à leur tour et, le 13 mars 2023, la cour d’appel a annulé le jugement et leur a donné raison : ce sont bel et bien des travailleurs indépendants. Fin mars, le syndicat SEIU n’avait toujours pas déposé le nouveau recours alors qu’il s’y était engagé.

Le déploiement des Républicains californiens en faveur de Prop 22 a coïncidé avec la politique du Parti Républicain au niveau national. Le 6 janvier 2021, jour où les partisans de Donald Trump ont pris d’assaut le Capitole – quelques jours avant l’entrée en fonction du nouveau président Joe Biden – l’administration sortante a publié sa réglementation sur les contrats des travailleurs indépendants, qui modifie en faveur des entrepreneurs les critères du Fair Labor Standard Act (Flsa) en vertu desquels les classifications d’emploi sont effectuées. Mais avant son entrée en vigueur, qui devait avoir lieu en mars 2021, la « règle Trump » a été suspendue puis annulée par l’administration Biden. Là encore, la réaction des politiciens républicains et des entreprise de plateforme a été immédiate et véhémente. Les entreprises, qui ont formé la Coalition for Workforce Innovation, ont poursuivi le ministre du travail, Marty Walsh, devant un tribunal fédéral du Texas pour vice de procédure dans l’action d’abrogation de son ministère. Ils ont gagné le procès, et les réglementations trumpiennes sont entrées en vigueur. Pendant que la procédure judiciaire se poursuivait en Californie, le ministre Walsh, ancien maire de Boston et ancien syndicaliste, a travaillé sur la nouvelle réglementation, qui a finalement été publiée en octobre 2022 et est entrée en vigueur en décembre à la place de la réglementation trumpienne. En substance, le ministère du Travail stipule que ceux qui sont « économiquement dépendants » de l’activité qu’ils exercent – c’est-à-dire : ils travaillent pour gagner leur vie, et pas pour compléter d’autres revenus – doivent être considérés comme des salariés à part entière et doivent bénéficier de toutes les prérogatives définies par les lois du travail (NLRA et FLSA) [9]. Pour résumer, on peut dire que la nouvelle réglementation fédérale reprend les critères de l’AB5 et rend plus difficile de faire passer une grande partie des gig workers pour des indépendants, alors que le dernier arrêt californien qui interviendra trois mois plus tard va dans le sens inverse. La bataille n’est pas terminé …

Entre-temps, les travailleurs ont pris conscience des enjeux du problème et des revendications, des mobilisations et des grèves contre les entreprises de plateforme ont essaimé un peu partout. Les chauffeurs ont été les plus entreprenants en s’organisant dans des comités de solidarité, de partage d’informations et d’initiatives de pression politique (advocacy groups). Les médias, et pas seulement ceux proches du monde du travail, rapportent les témoignages de travailleurs qui ont fait l’expérience de l’écart existant entre les promesses des plateformes et la réalité bien moins rémunératrice et gratifiante. Par conséquent, les organisations de chauffeurs se multiplient dans les grandes villes émergent.

Outre les organisations Rideshare Drivers United, Gig Workers Rising et Mobile Workers Alliance, citées plus haut, les plus connues étaient et sont encore les organisations californiennes We Drive Progress, Gig Workers Collective et maintenant California Gig Workers Union, créée en octobre 2022. Des structures de liaison et de conseil pour les chauffeurs ont également vu le jour pour soutenir les activités organisationnelles-revendicatives, telles que la Driver’s Seat Cooperative, créée en 2019 et active à Los Angeles, Denver et Portland (Oregon). En revanche, à New York, il y a l’Alliance des travailleurs du taxi, (qui fait partie de la Coalition directe, qui revendique l’adoption du test californien Abc dans l’État de New York) et la Coopérative des chauffeurs, lancée en mai 2021 par 2500 chauffeurs qui partagent des informations, redistribuent le travail de manière équitable et ont leur propre application, afin d’offrir des services plus rémunérateurs pour les membres. Le cas de la Drivers Coop est intéressant. Il est lié à l’Independent Drivers’ Guild (IDG), créée en 2016 par des accords économiques et « politiques » entre Uber et l’International Association of Machinist and Aerospace Workers (IAM, à laquelle l’IDG est affiliée), et qui représente 80 000 chauffeurs à New York City et 250 000 autres dans l’État de New York lui-même et dans le Connecticut, le New Jersey, le Massachusetts et l’Illinois. L’IDG s’enorgueillit d’avoir forcé la New York City Taxi and Limousine Commission à augmenter le salaire minimum des chauffeurs de 9 % et, comme elle l’affirme fièrement sur son site web, « est la première organisation de chauffeurs du pays en raison de ce qu’elle a obtenu par des actions directes et consultatives » ; « Nous sommes des travailleurs d’Uber et de Lyft unis pour un travail équitable. […] Nous sommes dirigés par des chauffeurs et soutenus par des chauffeurs »[10].

En conclusion

Le conflit des organisations des drivers (chauffeurs) en Californie s’est développé de manière autonome et a parfois été accompagné par les syndicats dans ses premiers pas des actions de protestation – différentes par leur taille et leurs motivations (qui ne concernent pas non plus les relations de travail) – qui ont eu lieu dans ou autour des grandes entreprises de Big Tech, d’Amazon à Google en passant par Apple et Microsoft. Les protagonistes de ces actions ont été les derniers à descendre sur le terrain du conflit économico-social : ils étaient les derniers venus par rapport aux figures professionnelles et commerciales de l’ère industrielle, mais surtout ils étaient différents à la fois en termes de terrain sur lequel leur combativité s’exprime et des pouvoirs contre lesquels elle est dirigée, et des formes associatives et les instruments organisationnels auxquels ils ont recours. Il n’est pas nécessaire de rappeler la fonction nécessaire que remplissent, parmi ceux-ci, l’internet et les réseaux sociaux. La nouveauté des modes de communication et les ambiguïtés mêmes de la classification du gig work – et dans la jeunesse commune – offrent la possibilité de contourner les divisions corporatives. Ces méthodes sont différentes de celles du passé syndical traditionnel et elles contribuent à redéfinir les critères et le contenu, voire les principes mêmes, de l’associationnisme et de l’organisation :  « Les nouveaux syndicats de Philadelphie ne sont pas tous des syndicats au sens traditionnel du terme », écrit David Murrell en relatant l’histoire récente du Philly Workers for Dignity et de la Pennsylvania Domestic Workers Alliance, le syndicat des travailleurs domestiques qui ont toujours été empêchés de s’organiser [11].

Ces dernières années, l’actualité a beaucoup parlé des luttes – « impensables », comme celles des concierges de Los Angeles ou des cuisiniers de Las Vegas… – des travailleurs indépendants fictifs du commerce : d’abord les Fight for $15 (campagne nationale pour un salaire minimum à 15$/heure qui ont fleuri dans les magasins McDonald’s et qui ont été couronnés par des succès retentissants dans de nombreuses villes et certains États ; maintenant les serveurs de Starbucks et les baristas de milliers de pubs qui s’organisent pour syndiquer leurs collègues travailleurs et obtenir le droit d’une négociation collective. Enfin, il faut également mentionner les mutations et les solidarités qui émanent d’autres organisations dans lesquelles les faux-vrais sont reconnus, des associations d’autodéfense collective et de secours mutuel qui ne se limitent pas seulement à des prestations de services de piètre qualité. Le modèle le plus puissant parmi ces organisations est le Freelancers Union (FU), fondé en 1995 sous le nom de Working Today à New York, à l’initiative de Sara Horowitz, avocate en droit du travail et ancienne syndicaliste du syndicat SEIU, et qui compte aujourd’hui plus d’un demi-million de membres dans tout le pays.

Dans le prolongement de la législation qui empêche les travailleurs indépendants de s’organiser en syndicats – et malgré l’étiquette : Union – les Freelancers est une association non syndicale qui organise les travailleurs indépendants de toutes professions selon les principes du mutualisme et fournit à ses membres des informations, des conseils juridiques, une assistance fiscale et des plans d’assurance. Mais ce n’est pas tout. Bien que FU ne puisse officiellement exercer une capacité de négociation collective ou encore d’action politique directe, il promeut activement les revendications économiques des travailleurs indépendants et l’initiative politique sur le terrain législatif. Par exemple, en 2016, il a joué le rôle de courtier et de conseiller dans la conclusion susmentionnée des accords de New York entre Uber et IAM et dans la formation de l’Independent Drivers Guild. Au cours des derniers mois de pandémie, il a aidé à obtenir l’extension aux travailleurs indépendants des allocations de chômage d’urgence instituées par Trump et Biden. Mais l’initiative politique la plus intéressante est celle qui s’est développée autour de l’agitation en 2017 qui ont permis au Fu et à l’Union nationale des écrivains (National Writers Union), de faire adopter à New York le Freelance Isn’t Free Act pour protéger le respect des contrats et le paiement en temps voulu des prestations des freelances. Ce succès a tout déclenché une réaction en chaîne qui s’est étendue à d’autres villes, jusqu’à Los Angeles et qui a aussi élargi le front des alliances.

Les dispositions adoptées des années plus tôt par la ville de New York ont été introduites adoptées par l’assemblée de l’Etat en 2022, mais le gouverneur Kathy Hochul y a opposé son veto au début de l’année 2023. Le projet de loi a été immédiatement soumis à nouveau (par l’intermédiaire de députés du même parti démocrate que le gouverneur). La bataille est donc loin d’être terminée d’autant que les organisations et associations de base qui caractérisent la scène new-yorkaise sont en plein essor et se mobilisent au sein de coalitions actives en soutien à l’initiative législative pour l’adoption du test Abc californien  (et du Pro Act de Biden)[12].

La liste fournie par le Freelance Solidarity Project mérite d’être mentionnée et témoigne de son caractère large et inclusif : American Photographic Artists, American Society of Media Photographers, Authors’ Guild, Graphic Artists Guild, National Association of Science Writers, National Press Photographers Association, Science Fiction and Fantasy Writers of America ; et enfin, à côté de ceux-ci : le syndicat SEIU et la puissante fédération des Teamsters (qui organise les chauffeurs de poids lourd et une partie des travailleurs de la logistique). Toutes ces associations sont regroupées sous le nom composite de NY Direct Coalition – DIRECT étant un acronyme pour : Do It Right Employment Classification Test -Coalition – qui se décrit comme un « groupement de travailleurs, de consommateurs, d’activistes et d’avocats luttant pour l’adoption d’une loi sur le fair-play dans l’emploi dans l’État de New York » et qui comprend, parmi ses organisations membres de 32BJ et Make the Road New York (affiliés au SEIU), New York Taxi Workers Alliance, Workers United, National Employment Law Project, National Domestic Workers Alliance, Nail Salon Workers Association et Legal Aid Society.

Traduction Stéphen Bouquin

 

Bruno Cartosio est professeur de socio-économie à l’université de Bergamo et collaborateur à la revue Officina Primo Maggio. Vous pouvez lire la première contribution de l’auteur sur le même thème : Gig work entre passé et futur

Notes

[1] Institut Aspen, “The Future of Work Initiative”, Toward a New Capitalism, 2016, pp. 16-17.

[2] O. Lobel, “The Gig Economy & the Future of Employment and Labor Law “, University of San Diego, School of Law, Legal Studies Research Paper Series, Research Paper No. 16-223, mars 2016, p. 2 ; à l’adresse : http://ssrn.com/abstract = 514132 .

[3] S. Zuboff, Le capitalisme de surveillance (Il capitalismo della sorveglianza, Luiss University Press, Rome 2019) p. 115. Selon les termes de l’un des dirigeants de Google, cités par Zuboff « La haute technologie va trois fois plus vite que les affaires courantes. Et les gouvernements vont trois fois moins vite que les entreprises ordinaires. Par conséquent, l’écart est de neuf […] C’est pourquoi il faut s’assurer que le gouvernement ne se mette pas en travers du chemin en ralentissant les choses. »

[4] La loi californienne AB5 s’appuie sur une décision rendue dans une affaire portée devant la Cour suprême de Californie en 2018, Dynamex Operations West, Inc. vs. Superior Court of Los Angeles. Dans l’affaire Dynamex de 2018, la Cour suprême de Californie a statué que les entreprises doivent utiliser un test à trois volets (connu sous le nom de test ABC) pour déterminer s’il convient de classer les travailleurs en tant qu’employés ou entrepreneurs indépendants. Ce test part du principe que les travailleurs sont des salariés, sauf si l’entreprise qui les embauche peut prouver les trois éléments suivants : 1). Le travailleur est libre de fournir des services sans le contrôle ou la direction de l’entreprise. 2). Le travailleur effectue des tâches qui sortent du cadre habituel des activités de l’entreprise. 3). Le travailleur est habituellement engagé pour une activité, une profession ou une entreprise établie de manière indépendante et de même nature que celle impliquée dans le travail effectué.

[5] J. Bhuiyan, “Uber and Lyft drivers swarm Sacramento as lawmakers advance gig workers’ rights bill”, in Los Angeles Times, 10 juillet 2019 ; at : Uber and Lyft drivers swarm Sacramento as lawsmakers advance gig workers’ rights bill – Los Angeles Times (latimes.com) ; M. Pawel, “You Call It the Gig Economy. California Calls It ‘Feudalism’, dans New York Times du 12 septembre 2019 ; E. Rosenberg, ‘Can California rein in tech’s gig platforms ? A primer on the bold state law that will try”, Washington Post du 14 janvier 2020.

[6] Après leur succès californien, les mêmes sociétés ont fait une tentative similaire dans le Massachusetts, mais leur proposition de référendum n’a pas été autorisée à figurer sur le bulletin de vote lors des élections de mi-mandat de novembre 2022. H. Chitkara et A. Kramer, “The fight over gig work is ugly, expensive, and nowhere over”, in Protocol, 4 février 2022 ; at : Uber, Lyft are bringing millions to Prop. 22 in Mass – Protocol ; K.Browning, “Massachusetts Court Throws Out Gig Worker Ballot Measure”, in New York Times, 14 juin 2022 ; at : Massachusetts Court Throws Out Gig Worker Ballot Measure – The New York Times (nytimes.com). D’autres initiatives commerciales ont été lancées dans d’autres États, notamment à New York, dans le New Jersey et dans l’Illinois.

[7] S. Kessler, “Google Engineers, Uber Drivers, and the Voices of a New Tech Labor Revolution”, dans OneZero, 24 février 2020 ; à l’adresse : Google, Lyft, and Uber : Voices of the Tech Worker Revolution | OneZero (medium.com).

[8] Z. McNeill, “A Huge Loss for Workers” : CA Court Rules that Gig Workers Are Contractors, in Truth out, 17 mars 2023,

[9] S. Zhang, “Biden Officials Propose Reclassifying Uber, Lyft Gig Workers as Employees” in Truth out, 11 octobre 2022 ; “Labor Department Moves to Change Worker Classification Rule”, in Bloomberg, 11 octobre 2022 ; at : Labor Department Moves to Change Worker Classification Rule (3) (bloomberglaw.com) ; G. Thompson, “How Millions of Gig Workers Could be Impacted by a New Labor Rule”, in Capital and Main, November 9, 2022 ; at : How Millions of Gig Workers Could Be Impacted by a New Labor Rule (capitalandmain.com) ; K. Weisz and D. Boyle, “Why independent contractor classification is essential”, 20 décembre 2022 ; à : DOL Proposed Rule & Worker classification | Deloitte US.

[10] Aa.Vv., U.S. Workers’ Organising Efforts and Collective Actions, cit. p. 41.

[11] D. Murrell, “Philly’s New Generation of Unions is Young, Progressive, and Coming to a Coffee Shop Near You”, dans Philadelphia Magazine, 17 octobre 2020 ; à l’adresse : Inside the New Generation of Philadelphia Unions (phillymag.com).

[12] Le soutien général au PRO Act, la loi que Biden lui-même voulait en faveur de l’organisation syndicale sur le lieu de travail, n’est pas sans réserves de la part de la Freelancers Union, ce qui prouve l’indépendance politique de l’association malgré ses bonnes relations avec les législateurs démocrates de l’État de New York. En tant que groupe de pression, Fu demande instamment que des amendements soient apportés au projet de loi, déjà adopté par la Chambre des représentants mais pas par le Sénat, afin de protéger également les travailleurs indépendants ; Freelancers Union, The PRO Act and Facts about the PRO Act, avril 2021 ; à l’adresse : The PRO Act (freelancersunion.org).

 

SEIU : Service Employees International Union (SEIU) est un syndicat qui représente près de 1,9 million de travailleurs dans plus de 100 professions aux États-Unis et au Canada. Le SEIU se concentre sur l’organisation des travailleurs dans trois secteurs : les soins de santé (plus de la moitié des membres travaillent dans le domaine des soins de santé), les services publics (employés du gouvernement) et les services immobiliers (y compris les concierges, les agents de sécurité et les travailleurs des services de restauration). Le SEIU compte plus de 150 sections locales. En 1995, le président du SEIU, John Sweeney, a été élu président de l’AFL-CIO, la principale confédération de syndicats. En 2003, le SEIU a été l’un des membres fondateurs du New Unity Partnership, une organisation de syndicats qui s’est engagée à mieux organiser les travailleurs non syndiqués en syndicats. En 2005, le SEIU a été l’un des membres fondateurs du Change to Win, qui a poursuivi un programme réformiste, critiquant l’AFL-CIO pour avoir concentré son attention sur la politique électorale, au lieu d’encourager la syndicalisation face à la baisse des effectifs syndicaux. Ces divergences ont éclaté à la veille de la convention 2005 de l’AFL-CIO, lorsque le SEIU et les Teamsters ont annoncé leur désaffiliation de l’AFL-CIO. Le Change to Win a tenu sa convention fondatrice en septembre 2005. Au cours de la décennie suivante, plusieurs membres de Change to Win se sont désaffiliés et ont réintégré l’AFL-CIO, laissant le SEIU, les Teamsters et les United Farm Workers comme membres restants. La décision du SEIU de se séparer de l’AFL-CIO est considérée comme controversée par certains experts du monde du travail. Après la désaffiliation, le SEIU a continué à connaître une croissance significative de ses effectifs. M. Stern s’est retiré de la présidence de l’UIES en 2010 et a été remplacé par Mary Kay Henry, une organisatrice de longue date et membre du personnel du syndicat, et sa première femme présidente.

 

Le gig work entre passé et futur

Par Bruno Cartosio (Officina Primo Maggio)

Nous publions le deuxième article de notre série estivale sur le travail de plateforme. Bruno Cartosio, membre de la rédaction de la revue italienne Officina Primo Maggio porte un regard critique et original sur le “gig work”, notion utilisée dans le monde anglo-saxon qui désigne le travail à la tâche, le micro-travail ou le travail de plateforme. Son originalité se situe dans le fait que l’auteur met en rapport les changements technologiques, le vécu d’un travail mal payé et hyperflexible et la montée des revendications et des mobilisations des travailleurs de plateforme.

À chaque époque son précaire, et toujours avec les États-Unis qui tracent la ligne. Dans le « marché libre du travail » créé par la combinaison de l’offensive néolibérale et des technologies numériques, le travail précaire a même changé de nom. Il s’appelle désormais gig work (que l’on traduit par micro-travail en français, NDLT). La notion de gig work a été empruntée au monde du spectacle, où il désigne le « numéro » qu’un acteur sans troupe est appelé à faire quand on a besoin de lui et pour lequel il est payé au forfait. Appeler gig ce mode de travail occasionnel et intermittent évoque la légèreté de la scène, comme si monter une garde-robe ou conduire sa propre voiture pour quelqu’un d’autre revenait à jouer un rôle, à jouer un air ou à chanter une chanson. Le gig work est un travail précaire basé sur des relations tripartites : les entreprises qui offrent des services en tout genre, les individus qui demandent un service occasionnel et les travailleurs qui fournissent leurs services sur appel, sans contraintes contractuelles, pour une rémunération convenue avec l’entreprise-plateforme à laquelle les utilisateurs s’adressent via une application partagée. C’est pourquoi les entreprises-plateformes qui mobilisent les gig workers les classent dans la catégorie des « indépendants » ou free lance et non dans celle des salariés, auxquels elles devraient garantir un salaire et tous les avantages, assurances et couvertures sociales qu’implique une relation de travail régulière.

Les entreprises de gig work éponymes sont nées dans le San Francisco des riches : Uber et Lyft, en 2009 et 2012 respectivement, et avant cela TaskRabbit en 2008. Après ces débuts, le succès des plateformes et de leur modèle d’exploitation a été fulgurant. La forte croissance de la demande de travailleurs occasionnels, dont les services sont bon marché pour les entreprises comme pour les utilisateurs, a modifié la relation des travailleurs avec les plateformes elles-mêmes. Non sans malentendus et ambiguïtés : pour certains d’entre eux – en particulier les chauffeurs et les coursiers – la fréquence de répétition des services pour une même plateforme a souvent fini par ressembler à des relations d’emploi traditionnelles. Mais sans reconnaissance formelle : ce sont de vrais emplois et des relations de dépendance, qui se déroulent cependant en dehors des règles légales sur les salaires, les heures de travail, la couverture et les responsabilités des employeurs. Selon les enquêtes d’opinion, les plateformes et les utilisateurs, ainsi que la moitié des travailleurs, et chacun pour ses propres raisons, sont satisfaits ou en accord avec le gig work. Cependant, face à la contrainte quasi permanente de disponibilité à laquelle les travailleurs sont appelés par les entreprises, face aux risques, aux coûts et à la précarité tout aussi permanents des conditions de travail à leurs propres frais – les autres visages moins sympathiques de la flexibilité et de l’autonomie individuelle, vraie ou fausse – l’autre moitié des gig workers s’est lancé dans des mobilisations, des revendications et des initiatives pour définir une réglementation juridique mettant en évidence la fausse autonomie des individus inscrits comme prestataires. Leur comportement, leur statut social et professionnel ont fait l’objet de nombreuses enquêtes de la part de cabinet conseil et de chercheurs universitaires.

En 2014, alors que de nouvelles plateformes « combinant des individus sous-employés avec des emplois occasionnels » poussaient comme des champignons, la journaliste d’investigation Sarah Jaffe a souligné dans un article qui a fait date publié par The Guardian leur ambiguïté inhérente : ces plateformes « exploitent le besoin existant d’un revenu quelconque dans une économie de plus en plus construite sur le travail à bas salaire, ou pas de travail du tout, et répondent à un réel désir de flexibilité présent chez les travailleurs. ». Sarah Jaffe s’est penché sur des sites tels que TaskRabbit, le précurseur créé pour fournir des « aides » capables d’effectuer des tâches telles que monter et démonter des meubles, déménager, livrer, nettoyer et autres travaux ménagers. L’objectif affiché de cette plateforme, selon les termes de son PDG, était de « révolutionner le monde du travail » ; mais plus simplement, comme il ressort des témoignages résumés par le journaliste, sa logique opérationnelle était de chercher à fragmenter le travail, à isoler les travailleurs en les mettant en concurrence les uns avec les autres afin de les payer le moins possible. Pour Colin Crouch, sociologue des relations professionnelles, déclarait en 2019 : « dans le mensonge au cœur de la gig economy […] les entreprises plateformes disent à leurs travailleurs qu’ils sont des entrepreneurs indépendants alors qu’en réalité ils sont des travailleurs subordonnés et fortement surveillés d’une grande machine génératrice de profits. »

La machine à laquelle Colin Crouch fait référence correspond à l’économie numérique sur laquelle, après la grande récession de 2008, les apologistes ont fondé tous leurs espoirs et à propos de laquelle des tas de promesses ont été faites. L’économie numérique, avec « ses milliards de connexions en ligne » relie quotidiennement les personnes, les entreprises, les machines, les données et les processus. Il s’agit d’un présent qui porte forcément en lui un boulvèrsement. Selon le cabinet conseil Deloitte, « l’épine dorsale de l’économie numérique est l’hyperconnectivité, c’est-à-dire l’état d’interconnexion croissante entre les personnes, les organisations et les machines qui découle du réseau, de la technologie mobile et de l’internet des objets ». L’économie numérique prend forme et ébranle les notions conventionnelles de fonctionnement et d’interaction des entreprises et de la manière dont les consommateurs obtiennent des services, des informations et des biens. »

En 2019, l’équipe de communication d’Adobe a défini l’ensemble des activités soutenues par internet et les technologies numériques et de communication comme une « économie axée sur les données, caractérisée par la capacité de collecter, d’utiliser et d’analyser des quantités massives d’informations afin de fournir des expériences plus significatives et personnalisées. »

Les nouvelles technologies de l’information ont rendu les transactions immédiates et le traitement des données en temps réel plus accessibles. C’est aussi cela, l’internet des objets, l’intelligence artificielle et l’automatisation qui donnent lieu à des masses de données économiques qui sont collectées et analysées en tant que transactions et micro-événements. Cela peut réduire les effets négatifs des fluctuations de la demande dans la chaîne d’approvisionnement, tout en fournissant des informations précises qui améliorent les processus de prise de décision des dirigeants en raison de la capacité accrue à prédire l’avenir et à l’orienter. En effet, la pratique rapidement adoptée par les dirigeants d’entreprise consiste à se concentrer sur l’utilisation du numérique pour atteindre les principaux objectifs des entreprises : augmenter les revenus et les bénéfices, accroître l’efficacité opérationnelle et réduire les coûts.

Pour explorer ce nouveau territoire, l’Institut Aspen a mis en place en 2015 son propre groupe de recherche avec pour objectif d’étudier « la promesse d’opportunité et l’avenir du travail ». Les exigences et les perspectives de dynamisme que la technologie offre au capital ont été mises en rapport avec les attentes tout aussi légitimes, mais trop souvent frustrées, de récompense économique et de sécurité sociale du travail. Dans le rapport final – publié sous un titre ambitieux « Vers un nouveau capitalisme » – la nouvelle précarité du travail et ses contradictions internes étaient présentées comme cruciales. À tel point qu’un an plus tard, le même institut et l’historique Institute for Workplace Studies de l’université de Cornell ont lancé un projet de recherche et de collecte de données sur le passé et le futur du travail, le Gig Data Hub, visant à « fournir des informations larges et accessibles à tous ceux qui souhaitent en savoir plus sur l’objectif et la nature du travail indépendant et intermittent (gig) d’aujourd’hui ».

Dans la diversification actuelle des services, le gig work apparaît comme une évolution de l’ « ancienne » précarité faite d’emplois occasionnels et à temps partiel ou limité dans le temps dans lesquels c’est l’entreprise qui fixe les horaires de travail et fournit l’outillage et les moyens de production à ceux qui vendent leur force de travail. La différence par rapport aux anciens modèles réside dans les innovations rendues possibles par les technologies de l’information, auxquelles sont liées les transformations de la localisation du travail dans la société, la dévalorisation de la spécificité du métier de l’individu et l’extranéité d’une grande partie du gig work aux lois en vigueur qui régulent le marché du travail et imposent des charges aux entreprises.

Les figures sociales sur lesquelles l’image-type du nouveau travailleur « autonome » et flexible a été construite sont les chauffeurs d’Uber et de Lyft, les deux entreprises qui dominent et se partagent encore ce marché spécifique. Il ne fait aucun doute que la facilité d’un message sur le smartphone au lieu de se battre pour trouver un emploi est attrayante, de même que la possibilité d’ajouter des missions à un autre emploi plus ou moins stable pour augmenter ses revenus, ou encore le privilège de pouvoir décider si l’on est disponible ou non et pour combien de temps. Le service fourni se fait par ses propres moyens et ailleurs que dans l’entreprise qui exploite le système et est déclenché par l’appel de la plateforme. Ensuite, le chauffeur d’Uber et consorts – en s’en tenant au type original – pourra s’asseoir au volant de sa propre voiture, payant de sa poche l’assurance, le carburant et l’usure, pour emmener quelqu’un d’un endroit à l’autre de la ville. Pour d’autres, le service sera différent – les coursiers utiliseront leur vélo et les déménageurs leur camionnette, tandis que les promeneurs de chiens marcheront… – mais la triangulation entre la plateforme, l’utilisateur et le prestataire de services est toujours la même.

La pratique du gig work s’est étendue à d’autres plateformes et à d’autres secteurs d’activité. Lorsque l’on s’étonnait encore de la vitesse à laquelle la gig economy se développait, on l’illustrait en dressant la liste des nouveaux « indépendants » : petits commerçants, garçons de courses et livreurs divers, ouvriers et nettoyeurs, cuisiniers, femmes de ménage et aidants, baby-sitters et promeneurs de chiens, jusqu’à inclure – dès le milieu de la décennie 2010-20 – même des membres du monde des professions spécialisées : infirmières et médecins, enseignants, programmeurs, journalistes, experts en marketing et… oui, même des avocats. C’est ce qu’écrivait en 2016 l’universitaire californienne Orly Lobel dans un article publié par l’université de San Diego, dont le sujet était précisément le problème juridique de la classification des nouveaux prestataires de services. En effet, même si les différences factuelles entre la prestation d’un vrai travailleur indépendant (indépendant ou entrepreneur indépendant, ou freelance) et celle d’un faux travailleur indépendant ou d’un employé sont évidentes, la question de la classification se prête à une variété d’interprétations et surtout à une variété d’intérêts en jeu, de coûts et d’avantages pour les plateformes et pour les gig workers eux-mêmes.

Ces derniers se comptent aujourd’hui par millions. En 2018, avant la pandémie, Gallup estimait que 36 % de tous les travailleurs aux États-Unis – soit quelque 57 millions de personnes – étaient des gig workers. Ses estimations étaient inclusives et englobaient tous ceux qui ajoutaient un deuxième ou un troisième activité rémunérée à leur profession principale, « des travailleurs des plateformes (comme Uber ou TaskRabbit) aux indépendants, en passant par les infirmières contractuelles et les travailleurs à temps partiel. » En 2021, dans une vision plus restrictive, le Pew Research Center a ramené à 16 % la part des femmes et des hommes « qui ont gagné de l’argent par le biais d’une plateforme en ligne dans au moins l’une des activités suivantes : conduire pour une appli qui procure des trajets en taxi ; acheter ou livrer des courses pour un tiers ; effectuer des services ménagers tels que nettoyer la maison, arranger les meubles, ramasser le linge ; livrer de la nourriture pour des restaurants ou des magasins réservés par le biais d’une appli ; utiliser un véhicule personnel pour livrer des colis demandés par le biais d’applis ou de sites tels qu’Amazon Flex ; d’autres services de nature similaire à ceux énumérés. »

Les premiers à être touchés par le raz-de-marée de la nouvelle précarité du travail dans l’économie numérique ont été les catégories déjà insalubres du travail manuel : hommes et femmes en difficulté; majoritairement des latinos, suivis par les afro-américains et les asiatiques et, à distance, les blancs ; principalement les 18-29 ans appartenant à la classe laborieuse inférieure. La vague a ensuite atteint les échelons supérieurs des professions libérales, comme indiqué plus haut. « De nombreux professionnels, écrivait Forbes en 2022 avec une intention rassurante, continuent aujourd’hui d’offrir les mêmes services que ceux qu’ils offraient sur leur lieu de travail habituel, à ceci près qu’ils travaillent désormais pour eux-mêmes.

Mais la vague qui s’est abattue sur les professionnels a perdu une grande partie de sa force destructrice ; la chevaucher, pour eux, a été moins ardu que pour beaucoup d’autres. Et bien sûr, ce ne sont pas les premières figures sociales qui viennent à l’esprit lorsqu’on pense aux gig workers. La pandémie a encore modifié le tableau général, en privant des millions de personnes de revenu et en creusant les inégalités. De nombreux employés permanents se sont vus proposer le télétravail. À l’automne 2021, l’institut Gallup a noté que près de la moitié des personnes employées à temps plein travaillaient régulièrement à domicile et que le pourcentage de jours travaillés de cette manière avait bondi de 5 à 60 % au début de la pandémie (il a ensuite diminué progressivement pour se stabiliser autour de 25 % en 2022). Au lieu de cela, les personnes occupant des « emplois nécessaires », stables ou non, ont dû rester au travail dans les services publics et les transports, dans les hôpitaux, dans les supermarchés (souvent en s’infectant elles-mêmes, selon les statistiques). En 2020-21, les revenus des travailleurs à temps partiel, des travailleurs précaires et des travailleurs occasionnels étaient en baisse ou s’effondraient.

Aux Etats-Unis, les deux tiers des « cols blancs » (les cadres et employés des services) en emploi stable travaillent désormais à domicile et neuf sur dix d’entre eux ont exprimé l’espoir que ce régime de travail, dans lequel la réduction des dépenses hors du domicile équivaut à une augmentation de pouvoir d’achat, se prolongerait dans le temps à venir. Pendant qu’une forte minorité des travailleurs se déclaraient prêts à démissionner s’ils devaient retourner travailler en permanence dans les locaux de l’entreprise, beaucoup d’autres étaient en faveur d’une solution hybride, avec une partie du temps de travail au siège et une autre partie du temps de travail à distance. Certes, il ne s’agissait pas du gig work, mais d’une manière ou d’une autre, l’éloignement forcé du travail et des lieux de travail a ouvert de nouveaux espaces de légitimation, même pour l’idée d’effectuer du gig work. Du côté des travailleurs, la perspective d’une mobilisation flexible de leur temps et d’une « libération » (distanciation) du lieu de travail avec des contraintes horaires fixes et des contrôles hiérarchiques, outre d’autres inconvénients, des coûts et des temps de transport; du côté des entrepreneurs, la possibilité de disposer de services de main-d’œuvre bon marché parce qu’ils sont désormais libérés du fardeau des responsabilités de l’entreprise, des coûts d’assurance et de pension et de l’entretien des installations. Les différences sont importantes. La grande majorité des plus de vingt millions de personnes licenciées, suspendues ou au chômage pendant les deux années qu’a duré la pandémie appartenait aux couches sociales les plus basses, dont les revenus de départ étaient inférieurs ou légèrement supérieurs au seuil de pauvreté. Beaucoup d’individus et de familles ont été sauvés par les subventions extraordinaires instituées par les administrations Trump et Biden à partir de mars 2020 (Cares Act et Rescue Act, pour un total de 5,1 milliards de dollars) et par les quelques formes de gig work réalisables dans la sphère sociale restreinte. Mais à un autre niveau, l’essor du télétravail et de la consommation en ligne a ouvert la voie à « l’ uberisation » de nouveaux types d’emplois autres que la conduite d’une voiture ou une livraison.

Puis, aux premiers signes d’éloignement du pire (avant même la véritable reprise économique), l’inattendu s’est produit dans le monde du travail : le passage de la souffrance à l’intolérance. La première réaction a été le vaste soulèvement social consécutif à l’assassinat policier de George Floyd en mai 2021, puis la multiplication des grèves et des conflits du travail à l’automne de la même année par le label médiatique de Striketober, l’octobre des grèves, et les millions de départs des « anciens » de leurs emplois – la grande démission – par des personnes qui étaient convaincus qu’ils pouvaient trouver un job mieux payé dans la période post-récession, ou qui avaient l’intention de s’installer à leur compte et de devenir indépendants, ou encore qui voyaient dans le gig work une occasion de satisfaire leurs besoins fondamentaux, du moins à court terme.

En 2020, selon Gallup (citant le US Bureau of Labor), 48 % des adultes américains – le pourcentage le plus bas depuis 1983 – étaient employés à temps plein et un peu plus de la moitié d’entre eux étaient à la recherche d’un autre emploi. Nous avons souligné ailleurs que le réveil de la combativité sur le lieu de travail – loin de celle des temps forts, et pourtant en rupture avec le « calme plat » de la décennie 2000-2010 – et l’abandon des emplois indésirables peuvent être considérés comme les deux faces d’une même intolérance. D’autres signes, nous l’avons souligné, vont dans le même sens : l’augmentation, détectée par des sondages en 2022, des attitudes favorables aux syndicats et de la volonté d’y adhérer, si et quand ils sont présents sur les lieux de travail ; l’augmentation des demandes d’autorisation de vote pour reconnaître l’organisation syndicale dans les entreprises ; la croissance des plaintes pour actions antisyndicales contre les entreprises, le regain du militantisme de base et des tentatives d’organisation syndicale et quasi-syndicale ou solidaire contre l’absolutisme entrepreneurial. À tous ces signes d’une résurgence de la réactivité – inévitablement dépourvue de « grands » projets, mais d’autant plus significative qu’elle est inattendue – l’administration Biden y a répondu en refinançant le National Labor Relations Board (NLRB) et en tentant de faire passer le Protecting the Right to Organise Act (Pro), destiné à éliminer les goulets d’étranglement antisyndicaux du passé et à faciliter l’organisation sur le lieu de travail.

Parallèlement à cette nouvelle combativité collective, alors que la demande et l’offre de main-d’œuvre augmentaient à nouveau, la relation de l’individu avec le gig work et la contradiction entre l’autonomie (largement fausse) et la dépendance (largement vraie et sous-payée) sur lesquelles reposent l’existence et le fonctionnement du « marché du travail libre » ont également été de plus en plus remises en question. Parmi les jeunes issus des minorités, qui représentent 70 % des gig workers, le taux de chômage est plus élevé (pour les Afro-Americains, il est le double de celui des Blancs) et le fait qu’il soit attendu, dans certaines limites, qu’ils prennent ce qu’ils trouvent sur le marché du travail, n’exclut pas l’impatience et le mécontentement quant à la manière dont ils sont traités. Il est plus que probable que le gig work dans les services low cost, soit plus facile à trouver ou même, subjectivement, qu’il soit préféré à l’« ancien » modèle de travail salarié précaire, coincé dans les limites rigides des murs, des heures, des salaires et des réglementations. Pour beaucoup de ces jeunes, la précarité est une condition de vie ordinaire et attendue : le demi-siècle au cours duquel ils sont nés et ont grandi est celui de la défaite du plus grand cycle de luttes ouvrières de l’histoire des États-Unis (1966-75) mais aussi de l’indocile « nouvelle race de travailleurs » issue de mouvement contemporain. Deux générations. Si un projet de recomposition syndicale restait hors de portée de ceux qui continuaient à travailler côte à côte, comment pouvait-on s’attendre à ce qu’il sorte des solitudes des gig workers ? Il était donc inévitable que ces jeunes prennent au pied de la lettre les promesses du gig work, et que leurs choix s’inscrivent dans le cadre de ce capitalisme et de l’idéologie dominante de l’individualisme, tous deux présentés comme garants d’un modèle de vie, de travail et de relations sociales valorisant, respectueux de l’autonomie personnelle et d’un certain paradigme du « futur du travail ».

Ceux qui ont dénoncé les pièges de l’ancienne et de la nouvelle précarité du travail dans l’économie intérimaire et l’économie numérique néolibérale n’ont pas manqué, ni ceux qui ont tenté de résoudre le malentendu entre indépendant et salarié au niveau institutionnel ; mais ceux qui ont prévalu jusqu’à présent ont été les plus nombreux à faire l’apologie médiatique du gig work sans distinction. Sans la victoire politique et culturelle sur le monde du travail et la destruction des collectivités ouvrières des dernières décennies, dont les « anciennes » précarités sont la preuve, les réactions et les résistances aux nouvelles précarités de l’économie numérique auraient été plus importantes et plus promptes. Au lieu de cela, ce n’est que maintenant que de nombreux gig workers sont entrés dans la danse par l’action collective, en ayant éprouvé non seulement la tromperie dans leur chair, mais aussi la dégradation des conditions de travail qui touche à peu près tous les secteurs. C’est ce dont nous rendons compte dans l’essai suivant.

Traduction de l’italien par Stéphen Bouquin

Vous pouvez lire la deuxième contribution de l’auteur sur le même thème : Gig work : travail indépendant ou emploi ? Faits privés ou destins collectifs ?

 

La bataille ne fait que commencer : quelques notes critiques à propos du projet de directive européenne sur le travail de plateforme.

Les ministres de l’emploi de l’UE se sont réunis à Luxembourg pour adopter leur position de négociation qui affectera les droits de millions de travailleurs des plateformes. L’accord de compromis auquel est parvenu le Conseil affaiblit considérablement non seulement la position du Parlement, mais aussi la proposition initiale de la Commission, en permettant à des plateformes comme Uber et Deliveroo de continuer à exploiter les travailleurs sous le couvert d’un faux statut d’indépendant. Le texte adopté par le Conseil crée un seuil plus élevé pour déterminer qui est employé par les plateformes numériques, ce qui pourrait priver des millions de travailleurs de droits fondamentaux tels que les indemnités de maladie, les congés payés et les congés parentaux.

La députée européenne Leïla Chaibi déclarait à l’issue de cette prise de position du Conseil : « La position du Conseil en faveur d’Uber adoptée ce matin est à l’opposé de celle adoptée par le Parlement européen en février dernier, et va même à l’encontre des propositions de la Commission européenne. Je suis particulièrement déçue de savoir que c’est la France qui a poussé un si mauvais accord qui va à l’encontre des intérêts des travailleurs. Cette position est inacceptable pour le Parlement européen qui exercera pleinement son rôle de co-législateur lors des débats des prochaines semaines. Au cours de ces négociations, le Parlement défendra l’esprit de la directive face au Conseil qui a clairement cédé à la pression d’Uber et d’autres lobbies. Les travailleurs des plateformes à travers l’Europe peuvent compter sur le Parlement européen pour obtenir une directive qui les protège. » Selon l’approche générale adoptée par le Conseil, les travailleurs ne pourront légalement présumés être des employés d’une plateforme numérique que si leur relation avec la plateforme remplit au minimum trois critères sur cinq énoncés dans la directive, à savoir (1) la possibilité pour la plateforme de plafonner la rémunération des travailleurs; (2) des restrictions sur leur capacité à refuser un travail; (3) l’obligation pour la personne qui exécute le travail de la plate-forme de respecter des règles contraignantes spécifiques en matière d’apparence vestimentaire, de comportement envers le destinataire du service ou d’exécution du travail ; (4) superviser l’exécution du travail ou vérifier la qualité des résultats du travail, y compris par des moyens électroniques ; (5) restreindre effectivement, y compris par des sanctions, la liberté d’organiser son travail, en particulier la liberté de choisir ses heures de travail ou ses périodes d’absence, d’accepter ou de refuser des tâches ou de recourir à des sous-traitants ou à des substituts ;

L’enjeu est évidemment fondamental puisque la présomption de la relation d’emploi (salariale) impliquera pour les travailleurs de plateforme le droit de bénéficier des droits sociaux et du travail qui vont de pair avec le statut de « salarié »: (1) un salaire minimum (lorsqu’il existe); (2) un droit à la la négociation collective; (3) l’application de la réglementation sur le temps de travail et la protection de la santé; (4) le droit à des congés payés; (5) un meilleur accès à la protection contre les accidents du travail; (6) des allocations de chômage et de maladie; (7) le droit à la pension de retraite basées sur des cotisations;

Selon des estimations récentes de l’Institut Syndical Européen, près de 6 millions de personnes seraient faussement classées comme travailleurs indépendants dans l’UE. Maintenant que le Conseil (instance regroupant les représentants des gouvernements des Etats-membres) a adopté une position, en retrait par rapport au projet de directive élaboré par la Commission, la bataille va se poursuivre au travers d’un « trilogue » où le Parlement, la Commission Européenne puis à nouveau le Conseil auront à statuer sur le contenu définitif de la directive cadre. L’affaire est donc loin d’être clôturée… Pour mieux cerner les enjeux autour de la réglementation du travail de plateforme, il nous semble utile de commencer par une analyse critique du projet initial de directive élaboré par la Commission. Nous publions à cette fin un article de Valerio De Stefano, juriste spécialiste du travail de plateforme. Valerio De Stefano est professeur à l’université de York (Toronto, Canada) après avoir été associé pendant une dizaine d’année à l’Institut Syndical Européen et chercheur au département de droit du travail de l’Université Catholique de Louvain-la-Neuve. Nous reviendrons ultérieurement sur les dimensions socio-économiques de travail de plateforme et le positionnement des acteurs syndicaux tout comme les multiples comités de lutte représentant les travailleurs de plateforme. 

La rédaction

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La proposition de directive de la Commission européenne sur les Plateforme de travail : une vue d’ensemble.

Valerio De Stefano*

Résumé

Cet article examine la proposition de directive de l’UE sur le travail sur plateforme. Tout en saluant la proposition avancée par la Commission, il met en évidence certaines de ses lacunes et suggère une protection plus solide tant pour le projet de chapitre sur la présomption d’emploi, qui risque d’être largement inefficace, que pour le chapitre sur la gestion algorithmique, dont la protection doit être pleinement étendue aux travailleurs indépendants, des droits collectifs plus substantiels pour les travailleurs et l’élargissement du champ d’application à l’ensemble de la main-d’œuvre de l’Union européenne.

Mots clés : travail sur plateforme, management algorithmique, présomption d’emploi, travail indépendant

1 – Introduction.

En décembre 2021, la Commission européenne a présenté un « paquet » de mesures concernant le travail sur plateforme dans l’Union européenne, qui comprenait une proposition de directive sur le travail sur plateforme et un projet de communication de la Commission concernant des « lignes directrices sur l’application du droit communautaire de la concurrence aux conventions collectives relatives aux conditions de travail des travailleurs indépendants isolés »[1] . Une initiative sur le travail de plateforme avait été annoncée dès les premiers jours de la législature par la vice-présidente Vestager et avait été expressément mentionnée dans la « lettre de mission » de la présidente von der Leyen au commissaire Schmit.[2]

Le « paquet » présenté par la Commission est sans doute l’une des initiatives législatives les plus importantes prises par l’Union européenne dans les domaines du travail et des affaires sociales au cours des dernières années. Dans cette brève contribution, j’aborde certains des éléments les plus critiques de la proposition de directive, sachant que d’autres articles de ce volume monographique aborderont ces éléments de manière plus spécifique et plus approfondie.

2 – Le principe de « primauté des faits » et la présomption de salariat : réviser et le soumettre à nouveau.

La première série de dispositions essentielles de la directive concerne le statut d’emploi des travailleurs des plates-formes. Le chapitre II commence par prévoir que les États membres doivent mettre en place des procédures pour assurer la classification correcte de l’arrangement contractuel entre une plateforme et ses travailleurs, « en vue de vérifier l’existence d’une relation de travail » entre ces parties et « d’assurer qu’elles jouissent des droits découlant du droit de l’Union applicable aux travailleurs ». Pour atteindre cet objectif, l’article 3 de la directive prévoit également que « la détermination de l’existence d’une relation de travail est guidée principalement par les faits relatifs à l’exécution effective du travail, en tenant compte de l’utilisation d’algorithmes dans l’organisation du travail de la plateforme, indépendamment de la manière dont la relation est classifiée dans tout arrangement contractuel qui peut avoir été convenu entre les parties concernées  ».

Cette disposition réaffirme le principe de la « primauté des faits », selon lequel la substance doit prévaloir sur la forme pour déterminer le statut de l’emploi. Cette idée n’est pas nouvelle, puisque la plupart des juridictions dans le monde suivent ce principe, que ce soit à la lumière de dispositions légales spécifiques ou par le biais de la jurisprudence.[3] En outre, ce principe est également au cœur de la recommandation (n° 198) sur la relation de travail, 2006, de l’OIT, expressément rappelée dans le considérant (§21) de la directive proposée. Notamment, la directive relative à des conditions de travail transparentes et prévisibles dans l’Union européenne faisait déjà référence à ce principe dans son considérant (§8). Son inclusion dans la proposition de directive sur le travail sur plateforme, bien qu’elle ne soit pas surprenante, devrait être accueillie favorablement. Tout d’abord, la proposition établirait expressément ce principe dans un article de la directive, lui donnant une sanction législative explicite au lieu de le confiner dans ses considérants. Cela est d’autant plus important dans un secteur comme celui du travail sur plateforme, où la classification erronée des arrangements contractuels est endémique et où les plateformes dictent presque invariablement les conditions de travail par le biais de clauses types, souvent purement cosmétiques, qui affirment une relation de travail indépendant entre les parties. En outre, l’article 3 stipule explicitement qu’en examinant « l’exécution effective du travail », les adjudicateurs doivent tenir compte de l’utilisation d’algorithmes dans l’organisation du travail sur les plateformes. Ici, la directive indique clairement que, dans le domaine du travail sur plateforme, le contrôle et la supervision managériaux qui peuvent entraîner la requalification d’un accord contractuel en une relation de travail peuvent également se produire par le biais d’une « gestion algorithmique ». La directive codifie donc l’acquis de plusieurs juridictions en Europe, notamment les Cours suprêmes française et espagnole, selon lesquelles le contrôle et la subordination peuvent également découler de formes technologiques de gestion.[4] Les articles 4 et 5 de la directive prévoient une présomption réfutable d’emploi entre une «plateforme numérique de travail qui contrôle […] l’exécution du travail et une personne qui exécute un travail de plateforme par l’intermédiaire de cette plateforme ». Par ailleurs, la vérification de l’activité de travail réalisé dans le cadre d’une relation d’emploi requiert le fait de remplir au moins deux des cinq indicateurs suivants :

  1. déterminer unilatéralement ou fixer des limites supérieures du montant de la rémunération ;
  2. l’obligation pour la personne qui exécute le travail de la plate-forme de respecter des règles contraignantes spécifiques en matière d’apparence vestimentaire, de comportement envers le destinataire du service ou d’exécution du travail ;
  3. superviser l’exécution du travail ou vérifier la qualité des résultats du travail, y compris par des moyens électroniques ;
  4. restreindre effectivement, y compris par des sanctions, la liberté d’organiser son travail, en particulier la liberté de choisir ses heures de travail ou ses périodes d’absence, d’accepter ou de refuser des tâches ou de recourir à des sous-traitants ou à des substituts ;
  5. limiter effectivement la possibilité de se constituer une clientèle personnelle ou d’effectuer des prestations de travail pour des

Une présomption réfutable de relation de travail dans un domaine qui, comme nous l’avons déjà mentionné, est largement touché par les erreurs de classification est, en principe, un instrument bienvenu. Toutefois, force est de constater que la formulation actuelle de la présomption risque d’être au mieux peu utile, voire contre-productive dans certains cas.

En fait, les indicateurs mentionnés aux points b), c) et d) peuvent être considérés – en soi – comme des indices forts, voire des éléments déterminants, susceptibles d’entraîner une requalification en statut d’emploi dans plusieurs pays européens. Par exemple, on peut difficilement imaginer une définition plus appropriée du contrôle et de la subordination suffisants pour déterminer le statut d’emploi qu’une partie « restreignant effectivement la liberté, y compris par des sanctions, d’organiser le travail [de l’autre partie] ». Pourtant, si la directive était adoptée dans sa version actuelle, cet élément serait « déclassé » en un simple indicateur parmi d’autres qui, ajouté à un autre, pourrait déclencher une présomption réfutable d’emploi. En d’autres termes, les plateformes pourraient restreindre la liberté des travailleurs d’organiser leur travail et pourraient toujours prouver que cela ne devrait pas entraîner une reclassification, même si l’un des autres indicateurs susmentionnés est rempli.

La supervision de l’exécution du travail, la vérification de la qualité des résultats et l’obligation de respecter des règles contraignantes spécifiques devraient également constituer des indices très forts de l’existence d’une relation de travail. Prouver leur existence pourrait sans doute suffire à obtenir une reclassification dans plusieurs juridictions, comme cela s’est produit au cours des deux dernières années dans plusieurs États membres. En tout état de cause, si l’un de ces indicateurs est rempli, il ne devrait pas être nécessaire de remplir un autre indicateur pour déclencher une présomption d’emploi qui peut encore être réfutée. Si ces indicateurs ne sont pas réexaminés de manière significative, le risque est que certains tribunaux placent la barre très haut pour considérer que le travailleur n’est pas en mesure d’exercer un emploi.

Il s’agit d’une interprétation erronée et trop stricte, car ces indicateurs sont désignés comme des éléments qui peuvent cumulativement équivaloir à un « contrôle ». Il s’agirait d’une interprétation erronée et trop stricte, car ces indicateurs sont désignés comme des éléments qui peuvent cumulativement équivaloir à un « contrôle » et, par conséquent, la surveillance ou l’imposition de règles contraignantes ne devraient pas être aussi intenses que celles qui suffisent déjà à conclure à un contrôle en vertu des normes existantes. Néanmoins, si le projet de directive n’est pas révisé, son application pratique pourrait paradoxalement rendre plus difficile pour les travailleurs des plateformes de contester leur statut d’emploi dans certains pays européens.

L’indicateur a) semble pour l’instant le plus facilement mobilisable devant les tribunaux et, contrairement à l’indicateur e), il serait également plus difficile pour les plateformes de l’éviter en se contentant d’inclure et d’adapter des clauses fictives dans leurs conditions générales. L’indicateur a), cependant, ne serait pas déclenché dans la plupart des cas de travail sur des plateformes en ligne, mais aussi pour de nombreuses activités hors ligne, telles que le travail domestique, où c’est plus souvent le client qui est autorisé par la plateforme à fixer une rémunération de manière unilatérale. Cela est d’autant plus problématique que les autres indicateurs semblent également plus difficiles à respecter devant les tribunaux pour ces activités. En conséquence, l’un des aspects les plus importants et les plus positifs de la proposition de directive – son ambition de couvrir toutes les formes de travail sur plateforme, en ligne ou hors ligne – pourrait rester lettre morte dans la pratique.

La proposition, telle qu’elle est formulée, semble difficilement « à l’épreuve du temps » – le travail sur plateforme en ligne sera à peine affecté par la directive, laissant également le marché du travail de l’UE sans protection contre les vagues futures possibles d’externalisation des activités de travail qui peuvent être exécutées à distance ;[5] à cet égard, l’absence de toute disposition spécifique pour régir les conflits de normes légales pouvant survenir si une personne exécutant un travail sur plateforme est basée dans un pays différent de celui de la plateforme est également particulièrement préoccupante. En outre, le travail sur plateforme hors ligne, au-delà des secteurs où les tribunaux ont déjà reclassé les travailleurs en tant qu’employés (salariés), tels que la livraison et le transport, pourrait également ne pas être affecté par la directive.

Il n’est donc pas surprenant qu’un projet de rapport sur la directive introduit au Parlement européen propose de modifier matériellement la notion de présomption.[6] Selon ce rapport, la présomption réfutable de la relation d’emploi s’appliquerait à toutes les plateformes numériques de travail, définies à l’article 2 comme « toute personne physique ou morale utilisant des programmes et des procédures informatiques pour intermédier, superviser ou organiser de quelque manière que ce soit le travail effectué par des particuliers, que ce travail soit effectué en ligne ou dans un certain lieu ». Les indicateurs précédemment inclus dans l’article 4 seraient désormais modifiés et ne figureraient plus que dans un considérant.

L’objectif de ces amendements semble être de rendre la présomption plus efficace en évitant que son application ne soit entravée, entre autres, par les aspects litigieux ou contestables qui sont apparues auparavant. Si l’on peut considérer qu’il s’agit là d’une évolution positive, même si la présomption était ainsi élargie, son fonctionnement pourrait encore être sensiblement entravé si la possibilité de la réfuter n’était pas également renforcée d’une manière ou d’une autre. Ni la proposition actuelle de la Commission, ni les amendements du projet de rapport posent des limites significatives à la manière dont la présomption peut être réfutée. En conséquence, la présomption sera très facilement contestable.

La proposition de la Commission s’appuierait aussi principalement sur les définitions nationales des relations de travail « en tenant compte de la jurisprudence de la Cour de Justice ». Si telle était la formulation finale de la directive, dans tout État membre ayant une définition particulièrement étroite de la relation de travail, que ce soit dans sa législation ou dans sa jurisprudence, les plateformes pourraient neutraliser toute présomption d’emploi en s’appuyant simplement sur des critères nationaux traditionnels trop stricts qui ne tiennent pas compte des particularités du travail sur plateforme. Ce risque pourrait être atténué si les amendements proposés dans le projet de rapport étaient adoptés, étant donné que la Cour de justice de l’UE aurait une plus grande possibilité d’interpréter le chapitre III de manière plus ciblée et que les critères utilisés par la Cour de justice pour déterminer l’existence d’une relation de travail sont traditionnellement plus généreux que de nombreux critères nationaux (bien que, sans aucun doute, l’approche de la Cour à l’égard du travail de plateforme dans sa décision Yodel ait laissé beaucoup à désirer)[7] . Toutefois, même dans ce cas, il semblerait nécessaire que la directive prévoie des exigences plus strictes pour renverser la présomption afin de garantir son efficacité dans tous les États membres.

La présomption de l’existence d’une véritable relation de travail indépendant sur les plates-formes ne sera effective que si des critères plus précis sont adoptés pour rendre plus difficile le renversement de la présomption et renverser la charge de la preuve de l’existence d’une véritable relation de travail indépendant sur les plates-formes. Dans le cas contraire, la présomption risque de n’être effective que dans les pays où le législateur et les tribunaux ont déjà adapté les critères de détermination de l’existence d’une relation de travail au statut d’emploi des travailleurs des plateformes – en d’autres termes, la présomption incluse dans la directive serait largement dépourvue de pertinence.

3 – Gestion algorithmique et travail sur plateforme : techno-déterminisme et lueurs de régulation.

Le chapitre III de la directive proposée introduit une protection en cas de gestion algorithmique. L’article 6 impose d’informer les travailleurs des plates-formes de l’existence et du champ d’application spécifique « a) des systèmes de contrôle automatisés qui sont utilisés pour contrôler, superviser ou évaluer le travail des travailleurs des plates-formes par des moyens électroniques » et « b) des systèmes automatisés de prise de décision qui sont utilisés pour prendre ou soutenir des décisions qui affectent de manière significative les conditions de travail de ces travailleurs des plates-formes». Ces décisions comprennent, en particulier, celles qui affectent les travailleurs des plates-formes dans leur accès aux missions de travail, à la rémunération, à la sécurité et à la santé au travail, au temps de travail, à la promotion et au statut contractuel, « y compris la restriction, la suspension ou la résiliation de leur compte ».

En ce qui concerne les systèmes visés au point b), les travailleurs des plates-formes doivent également être informés des critères utilisés pour prendre une décision, du « poids » de chaque critère ainsi que des « motifs des décisions de restriction, de suspension ou de résiliation du compte du travailleur des plates-formes, de refus de la rémunération du travail, sur le statut contractuel du travailleur des plates-formes » et de « toute décision ayant des effets similaires ». En vertu de l’article 8, les travailleurs des plates-formes auront le droit de recevoir une explication écrite sur la manière dont ces décisions ont été prises. Ils auront également le droit d’accéder à une « personne de contact » compétente désignée par la plate-forme « pour discuter et clarifier les faits, les circonstances et les raisons » qui ont conduit à une décision. Ils auront également le droit de demander à la plateforme de réexaminer une décision préjudiciable.

L’article 6 interdit également certaines des formes les plus abusives de traitement des données, notamment « toute donnée à caractère personnel relative à l’état émotionnel ou psychologique » des travailleurs des plates-formes, les données concernant leur santé et les conversations privées. Il interdit également de collecter « toute donnée à caractère personnel pendant que le travailleur de la plateforme ne propose pas ou n’effectue pas de travail sur la plateforme ». Si l’interdiction de traiter les données susmentionnées est un pas en avant, on se demande pourquoi la collecte de ces données extrêmement sensibles n’est pas purement et simplement interdite – les données relatives à l’état émotionnel et mental, par exemple, peuvent difficilement être collectées par hasard en l’absence de systèmes permettant de les suivre spécifiquement. Pour éviter les abus, la collecte de ces données devrait également être interdite, en plus de leur traitement.

L’article 7 de la directive imposerait l’obligation de réexaminer régulièrement les systèmes de contrôle et de prise de décision automatisés, notamment en ce qui concerne les risques pour la santé et la sécurité au travail. Les plateformes ne doivent pas non plus « utiliser les systèmes automatisés de suivi et de prise de décision d’une manière qui exerce une pression indue sur les travailleurs des plateformes ou qui met en péril la santé physique et mentale des travailleurs des plateformes ». Il s’agit là d’une notion bienvenue, car les risques en matière de santé et de sécurité au travail se sont tragiquement matérialisés pour les travailleurs des plateformes à de nombreuses reprises au cours des dernières années. Toutefois, pour que ces risques soient atténués de manière efficace, il est nécessaire d’interpréter le mot « système » au sens large, y compris les politiques mises en œuvre ou facilitées par les technologies de gestion. Par exemple, les paiements à la pièce poussent matériellement les travailleurs à ignorer les règles de sécurité pour augmenter leurs revenus dans les secteurs de la livraison de nourriture et de la logistique. Le paiement à la pièce des travailleurs des plateformes est une politique qui ne peut fonctionner que si la technologie est utilisée pour contrôler et suivre automatiquement le nombre de tâches exécutées au cours d’une période de travail donnée ; il est donc permis de penser que ces politiques tombent sous le coup de l’interdiction prévue à l’article 7.

La raison pour laquelle cet article n’aborde pas explicitement le risque de discrimination algorithmique n’est pas claire, malgré une littérature universitaire en plein essor montrant qu’il s’agit d’un risque susceptible d’affecter, entre autres, les travailleurs des plateformes[8] et l’existence d’au moins une décision adoptée par un tribunal de l’Union européenne constatant qu’une plateforme avait discriminé ses travailleurs par le biais du fonctionnement d’un système algorithmique.[9]

L’article 9 de la directive introduit des obligations d’information et de consultation des représentants des travailleurs concernant l’introduction et les modifications substantielles de l’utilisation de systèmes automatisés de contrôle et de prise de décision. Bien que cet article n’aille pas jusqu’à prévoir un droit plein à « négocier l’algorithme », il permet aux acteurs collectifs d’évaluer les systèmes algorithmiques avant leur mise en place et d’apporter une contribution ex ante à l’adoption et à la modification de ces systèmes. Il s’agit d’une mesure indispensable, car les droits individuels à la transparence qui ne fonctionnent qu’a posteriori ne permettent pas de prévenir les risques de manière adéquate.

Les droits collectifs peuvent être liés aux systèmes de gestion algorithmique et peuvent également être inefficaces si les travailleurs individuels ne reçoivent pas une assistance adéquate lorsqu’ils sont confrontés aux résultats de ces systèmes. Néanmoins, la proposition actuelle de la directive présente au moins deux lacunes importantes concernant la gestion algorithmique et les droits collectifs.

La première est l’exclusion des travailleurs indépendants de l’application de l’article 9. La directive étend les dispositions qui favorisent la transparence en prévoyant un droit à l’information, à l’explication et à la contestation des systèmes de prise de décision automatisés aux « personnes exécutant un travail de plateforme qui n’ont pas de contrat de travail ou de relation de travail » (article 10). Si cette extension est positive, l’exclusion des personnes effectuant un travail sur une plateforme en dehors du cadre d’une relation de travail des aspects collectifs de cette protection, à savoir les obligations d’information et de consultation vis-à-vis des représentants des travailleurs, semble tout à fait insuffisante pour relever de manière adéquate les défis de la gestion algorithmique dans le cadre du travail sur une plateforme. Les plateformes utilisent largement des systèmes de gestion algorithmique invasifs indépendamment du statut d’emploi de leurs travailleurs – de simples droits de transparence « individuels » ne sont pas plus suffisants pour protéger les indépendants qu’ils ne le sont pour les travailleurs des plateformes engagés dans une relation d’emploi.

Outre l’article 153 du TFUE, la proposition de directive mentionne l’article 16, paragraphe 2, comme étant sa base juridique. Cet article permet d’adopter des règles « relatives à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel ». Il n’y a pas de distinction entre les indépendants et les salariés dans cet article, et pourtant, limiter la protection des travailleurs indépendants des plateformes à des droits de transparence ex-post revient à confiner ces travailleurs dans une forme patente de protection de second rang. Cette limitation est d’autant plus inexplicable que le « paquet » sur le travail de plateforme présenté par la Commission comprend, au-delà de la proposition de directive, des projets de lignes directrices qui reconnaissent sans équivoque que les pratiques de négociation collective concernent de plus en plus les indépendants, y compris les travailleurs de plateforme. En outre, les syndicats européens s’intéressent de plus en plus à la question de la gestion algorithmique et s’y intéressent activement, y compris par le biais de la négociation collective.[10] À la lumière de ces développements, exclure les travailleurs indépendants de la protection de l’article 9 semble difficilement raisonnable.

Une dernière remarque cruciale concernant l’extension aux indépendants de la protection de la transparence individuelle relative aux systèmes de gestion algorithmique concerne l’interaction possible avec le statut d’emploi et les demandes de reclassement. Il ne faut pas sous-estimer le fait que certains de ces systèmes de gestion peuvent être radicalement opposés à de véritables formes de travail indépendant. Le travail indépendant est incompatible avec certains des contrôles intrusifs et détaillés de la performance professionnelle rendus possibles par la technologie. Le statut d’indépendant contraste avec les déplacements des travailleurs, le contrôle strict du rythme de travail et le contrôle technique de la messagerie, de la navigation et de l’utilisation des ordinateurs, en particulier lorsque des systèmes automatisés sont utilisés pour combiner les informations déduites de ces caractéristiques.[11]

Même si ces systèmes sont conformes au chapitre III de la directive, s’ils sont mis en place pour contrôler les travailleurs indépendants des plates-formes, ils peuvent entraîner la requalification de la relation de travail en une relation d’emploi. Il serait opportun de mieux préciser que le fait qu’un système de gestion soit autorisé en vertu du chapitre III n’empêche pas que l’utilisation de ce système à l’égard des travailleurs indépendants des plates-formes puisse conduire à la requalification de ces personnes en vertu du chapitre II de la directive. Cela semble implicite dans la formulation actuelle du principe de « primauté des faits » à l’article 3, qui précise que, parmi les faits qui se rapportent à la « prestation de travail effective », l’« utilisation d’algorithmes dans l’organisation du travail de plateforme» doit être prise en compte. Néanmoins, il peut être préférable de prévoir expressément que certaines formes de gestion algorithmique des travailleurs qualifiés d’indépendants peuvent conduire à une requalification même si elles sont conformes au chapitre III.

Une deuxième lacune majeure de la proposition actuelle est son approche « techno-déterministe » de la surveillance et de la prise de décision algorithmiques. En d’autres termes, la directive accepte que ces systèmes et pratiques de gestion soient autorisés en principe, comme s’il s’agissait d’une conséquence naturelle du fait que ces systèmes sont disponibles et que ces pratiques sont rendues possibles par les récents développements technologiques. On pourrait au contraire affirmer que la gestion algorithmique ne devrait pas être considérée comme un « fait acquis ». Son introduction devrait être – au minimum – une question de négociation avec les représentants des travailleurs, parfois également soumise à une autorisation administrative. C’est l’approche adoptée dans le passé par certaines législations nationales européennes concernant l’utilisation de technologies, telles que les caméras, qui peuvent permettre de contrôler la performance au travail.[12] Il semble déraisonnable que la gestion algorithmique – qui s’appuie sur des technologies qui pourraient être beaucoup plus invasives que celles qui ont été plus sévèrement examinées dans le passé – soit soumise à des normes réglementaires moins strictes.

4 – La proposition de directive, les dispositions plus favorables et les effets potentiellement dérégulateurs de la réglementation en cours d’élaboration à propos de l’intelligence artificielle » de l’UE.

L’approche techno-déterministe du chapitre III pourrait être atténuée par l’article 20 de la directive, qui permet aux États membres d’appliquer ou d’introduire des réglementations plus favorables aux travailleurs. Néanmoins, le risque d’un conflit potentiel entre ces réglementations nationales et d’autres instruments de l’UE ne doit pas être négligé. En particulier, la proposition actuelle de règlementation sur l’intelligence artificielle (la « loi sur l’intelligence artificielle ») [13] pourrait constituer un obstacle matériel à l’application ou à l’introduction de normes de protection plus strictes que celles autorisées par ce règlement (ou celles correspondant exactement au contenu de la directive). La base juridique de la loi sur l’intelligence artificielle et l’ensemble de sa conceptualisation vont dans le sens d’une libéralisation de la production et de la commercialisation des systèmes d’intelligence artificielle dans l’UE, à condition que ces systèmes soient conformes aux normes de la loi. Comme nous l’avons expliqué en détail ailleurs [14], ces normes sont totalement inadaptées aux systèmes de gestion algorithmique qui sont de plus en plus courants dans le monde du travail d’aujourd’hui car, entre autres, elles ignorent complètement le rôle des partenaires sociaux dans la réglementation de l’introduction d’outils technologiques au travail.

En outre, l’élan de libéralisation (et la base juridique) qui sous-tend cette initiative risque de l’emporter sur toute réglementation nationale, y compris en matière de travail, qui prévoit des normes de protection plus élevées. Si tel était le cas, la loi sur l’intelligence artificielle agirait comme un « plafond » plutôt que comme un seuil « plancher » de protection, ce qui ne serait pas inédit dans le domaine de la législation européenne en matière d’emploi et de travail si l’on pense, par exemple, à la manière dont les dispositions ayant une base juridique « libéralisante » ont été interprétées par la Cour de justice de l’UE de manière perturbatrice dans le cadre du « quatuor Laval ».

Malgré toutes ses lacunes, la directive sur le travail sur plateforme comprend déjà des normes de protection beaucoup plus spécifiques et adéquates que celles prévues par la loi sur l’intelligence artificielle. Elle autorise aussi expressément l’application et l’introduction de niveaux de protection plus vigoureux par les États membres. Il semble raisonnable de soutenir que la directive et les dispositions nationales explicitement sanctionnées par l’article 20 de la directive devraient être interprétées comme une lex specialis par rapport à la loi sur l’intelligence artificielle, étant donné que la directive repose sur une base juridique plus spécifique traitant en particulier des questions sociales et du travail. Une telle interprétation de ces dispositions l’emporterait sur une éventuelle interprétation perturbatrice de la loi dans le champ d’application de la directive. Une interprétation contraire fondée sur la loi sur l’intelligence artificielle abrogerait implicitement l’article 20, ce qui semblerait impossible à justifier pour des instruments adoptés par les mêmes organes législatifs au cours de la même période.

Ces dernières considérations rendent d’autant plus urgent l’examen du champ d’application des dispositions relatives à la gestion algorithmique du chapitre III de la directive. Dans sa formulation proposée, la directive ne couvrirait que les personnes effectuant un travail sur une plateforme, laissant en dehors du champ de sa protection tous les travailleurs qui ne sont pas engagés par des plateformes. Les systèmes de gestion algorithmique, qui posent d’énormes défis aux systèmes nationaux et européens de protection du travail, se sont étendus depuis longtemps au-delà du travail sur plateforme.[15] Cette évolution, associée aux effets libéralisants potentiels de la Directive-cadre sur l’intelligence artificielle, représente une menace importante pour les conditions de travail et les droits des travailleurs dans l’UE.

Par conséquent, il semble d’autant plus urgent d’étendre la protection du chapitre III (en plus de renforcer cette protection, comme indiqué ci-dessus) au-delà du travail de plateforme. Le projet de rapport susmentionné a présenté des amendements potentiels du Parlement européen qui iraient effectivement dans ce sens. Ces amendements seraient entièrement compatibles avec la base juridique et l’évaluation d’impact de la directive proposée. Bien que ce ne soit pas le lieu pour discuter de la difficulté potentielle d’adopter ces amendements au niveau politique, il est essentiel de dire ici, en conclusion de ces remarques, que peu de mesures législatives dans le domaine du droit du travail et de l’emploi de l’UE semblent aussi vitales et juridiquement raisonnables que d’offrir une protection adéquate contre l’introduction et le fonctionnement des systèmes de gestion algorithmique à tous les travailleurs de l’UE, indépendamment de leur statut d’emploi et du secteur dans lequel ils travaillent.

La directive proposée est un premier pas crucial vers une approche plus centrée sur l’humain dans l’introduction et l’application de la technologie au travail, en particulier par rapport aux pratiques libres dont les plateformes et les entreprises technologiques ont bénéficié ces dernières années. Il est néanmoins essentiel de renforcer et d’étendre sa protection pour garantir que ses objectifs soient poursuivis efficacement.

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Bibliographie

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Rosin A., Towards a European Employment Status : The EU Proposal for a Directive on Improving Working Conditions in Platform Work, in Industrial Law Journal, advance articles, publié en ligne le 30 mai 2022.

Copyright © 2022 Valerio De Stefano. Cet article est publié sous une licence Creative Commons Attribution 4.0 International.

* Chaire de recherche du Canada en innovation, droit et société, Osgoode Hall Law School, York University, Toronto. Cette recherche a été entreprise, en partie, grâce au financement du Programme des chaires de recherche du Canada. Cet essai a été soumis à un examen par les pairs en double aveugle.

Notes

[1] Voir Aloisi A. ; Georgiou D., Two steps forward, one step back : the EU’s plans for improving gig working conditions, dans Ada Lovelace Institute Blog, 7 avril 2022, disponible à l’adresse : https://www.adalovelaceinstitute.org/blog/eu-gig- economy/ ; Rosin A., Towards a European Employment Status : The EU Proposal for a Directive on Improving Working Conditions in Platform Work, in Industrial Law Journal, advance articles, publié en ligne le 30 mai 2022.

[2] Espinoza J.,Vestager says gig economy workers should «team up» on wages, in Financial Times, 24 octobre 2019, disponible à l’adresse : https://www.ft.com/content/0cafd442-f673-11e9-9ef3-eca8fc8f2d65. Le texte de la lettre de mission adressée au commissaire Schmit est disponible à l’adresse suivante : https://ec.europa.eu/commission/commissioners/sites/default/files/commissioner_mission_letters/missio n-letter-nicolas-schmit_en.pdf.

[3] Voir la discussion au Bureau international du travail, L’emploi atypique dans le monde. Comprendre les défis, façonner les perspectives, 2016, 263.

[4] Pour un examen global de la jurisprudence concernant le statut d’emploi des travailleurs des plateformes, voir De Stefano V., Durri I., Stylogiannis C., Wouters D., Platform work and the employment relationship, document de travail de l’OIT n° 27.

[5] Countouris N., De Stefano V., Working from a distance : remote or removed ?, in Social Europe, 16 juin 2022, disponible à l’adresse : https://socialeurope.eu/working-from-a-distance-remote-or-removed.

[6] Projet de rapport sur la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à l’amélioration des conditions de travail dans les plates-formes (COM(2021)0762 – C9-0454/2021 – 2021/0414(COD)), Commission de l’emploi et des affaires sociales, Rapporteur : Elisabetta Gualmini, 3 mai 2022.

[7] Voir Aloisi A., « Time Is Running Out ». The Yodel Order and Its Implications for Platform Work in the EU, in Italian Labour Law e-Journal, Issue 2, Vol. 13, 2020.

[8] Voir également, pour d’autres références, Gramano E., Kullmann M., Algorithmic discrimination, the role of GPS, and the limited scope of EU non-discrimination law, in De Stefano V., Durri I., Charalampos S., Wouters M., A Research Agenda for the Gig-Economy and Society, Cheltenham and Camberley and Northampton, Massachusetts, à paraître.

[9] Aloisi A., De Stefano V., «Frankly, my rider, I don’t give a damn», in Rivista il Mulino, 7 janvier 2021, disponible à l’adresse : https://www.rivistailmulino.it/a/frankly-my-rider-i-don-t-give-a-damn-1.

[10] Voir, par exemple, les présentations faites lors de la conférence de mars 2022 sur la négociation collective et la gestion algorithmique, disponibles à l’adresse suivante :  https://www.etui.org/events/collective-bargaining-and-algorithmic-management. En juin 2022, les partenaires sociaux européens ont expressément fait référence aux défis que pose la surveillance numérique pour la vie privée des travailleurs dans le contexte du travail à distance et ont affirmé que «les outils de contrôle et de surveillance ne devraient être utilisés que lorsque cela est nécessaire et proportionné et que le droit à la vie privée des travailleurs devrait être garanti» : «Les outils de contrôle et de surveillance ne devraient être utilisés que lorsque cela est nécessaire et proportionné, et le droit à la vie privée des travailleurs devrait être garanti. [En raison du rythme accéléré d’adoption des technologies de contrôle et de surveillance sur le lieu de travail, les partenaires sociaux doivent créer un espace d’échange de vues sur ces tendances et sur leur importance pour les partenaires sociaux et les  négociations tous les niveaux  appropriés dans toute l’Europe».  Voir https://www.businesseurope.eu/sites/buseur/files/media/reports_and_studies/2022-06- 28_european_social_dialogue_programme_22-24_0.pdf

[11] Un problème similaire se pose en ce qui concerne la «loi sur l’intelligence artificielle» de l’UE mentionnée ci-dessous. Voir De Stefano V., Wouters M., AI and digital tools in workplace management and evaluation. An assessment of the EU legal framework, STUDY Panel for the Future of Science and Technology EPRS | European Parliamentary Research Service, Scientific Foresight Unit (STOA), PE 729.516 – mai 2022, 55.

[12] Voir, par exemple, Alois, A. Gramano E., Artificial Intelligence Is Watching You at Work : Digital Surveillance, Employee Monitoring, and Regulatory Issues in the EU Context, in Comparative Labor Law & Policy Journal, Vol. 41, 2019, 95.

[13] Proposal For a Regulation of the European Parliament and of the Council Laying Down Harmonised Rules On Artificial Intelligence (Artificial Intelligence Act) And Amending Certain Union Legislative Acts {SEC2021) 167 final} – {SWD(2021) 84 final} – {SWD(2021) 85 final}.

[14] De Stefano V., Wouters M., nt. (9).

[15] Aloisi A., De Stefano V., Your Boss Is an Algorithm. Artificial Intelligence, Platform Work and Labour, Hart Publishing, Oxford, 2022.

Macron et la guerre civile en France

Par Pierre Dardot, Haud Guéguen, Christian Laval et Pierre Sauvêtre // 

On dit beaucoup de mal de Macron à propos du passage en force de la réforme des retraites. On le dit égotiste, arrogant et tout sauf habile. On oublie qu’il est l’homme de la situation, dont la fonction historique aujourd’hui consiste à poursuivre un projet qui le dépasse. Il convient en effet de se déprendre de la petite analyse « psychologique » pour considérer objectivement une politique qui, pour être brutale et parfois tragiquement irrationnelle, n’en a pas moins un sens précis dans l’histoire de nos sociétés. Les caractéristiques personnelles et même sociologiques d’un individu comptent à l’évidence mais seulement pour avoir fait de Macron ce chef de guerre qu’on admire ou qu’on déteste. La haine, voire la rage qu’il inspire chez beaucoup, s’explique par l’intelligence des raisons et des effets de son action. Certes Macron n’est pas Napoléon, et pas Poutine non plus. Cette guerre ne mobilise ni avion ni char, elle est sourde, diffuse, de long cours, à la fois politique et policière, idéologique et budgétaire, parlementaire et fiscale. Elle n’est pas dirigée contre un ennemi extérieur, elle vise la population, et volontiers sa part la plus pauvre, celle des emplois subordonnés et des travaux les plus durs. Elle affaiblit, dénature et détruit, quand les circonstances et le rapport de force le permettent, tout ce qui pourrait s’opposer au grand projet d’une « société fluide » idéalement faite d’entrepreneurs innovants, de jeunes rêvant aux milliards et d’une masse d’individus qui ne doivent compter que sur eux-mêmes pour survivre au sein d’une concurrence généralisée. Il convient de ne pas prendre à la légère le programme sur lequel Macron s’est fait élire en 2017, et qui promettait une « révolution ». C’était le titre de son livre de campagne qui, contrairement à ce qu’on a beaucoup dit, ne se réduisait pas à une petite opération de marketing. Cette révolution par le haut est celle des premiers de cordée, des oligarques de chez nous, des économistes mainstream et des éditorialistes bien en cours. En un mot, cette révolution néolibérale annoncée est toujours, et même plus que jamais, à l’ordre du jour. Soyons clairs, Macron n’a rien inventé, il est l’acteur d’un scénario qui déroule ses effets depuis longtemps. Ce qu’il a pour lui de particulier, c’est un parcours politique « hors cadre », suffisamment « disruptif » pour ne pas s’embarrasser des formes élémentaires de la démocratie, encore moins du dialogue social, et pas même de la légalité quand il faut par exemple défendre manu militari des projets « écocidaires » suspendus par la justice, comme c’est le cas avec nombre de « méga-bassines ». Macron est le « transgressif » et le « brutal » qu’il fallait pour accélérer le processus de transformation en profondeur de la société, au moment même où il aurait pourtant été bien plus urgent de réfléchir « en responsabilité » à son bien-fondé social, écologique et politique.

On explique souvent l’impasse du pouvoir actuel par l’usage de moyens fort peu conformes au libéralisme politique. C’est opportunément que la constitution de la Ve République offre au président des procédures pour court-circuiter et le parlement et l’opinion. Qu’il en use et en abuse, fragilisant ainsi une démocratie dite représentative déjà bien ébranlée, c’est l’évidence, mais ces formes de brutalisation ne suffisent pas à caractériser le sens de l’action elle-même. En d’autres termes, le 49.3 n’est ici que l’arme générique d’une guerre plus spécifique, comme le sont d’ailleurs les forces policières et leurs usages immodérés de la violence.

Certains ont cru à tort que le néolibéralisme n’était qu’une doctrine suffisamment hétéroclite ou incohérente pour ne pas avoir à trop s’en inquiéter. D’autres ont pensé que cette doctrine était déjà passée aux oubliettes et avec elles les politiques et les modes de gouvernement qui y trouvent leur rationalité, comme s’il avait suffi d’en constater les effets catastrophiques sur la nature et la société pour en être définitivement libérés. Autant d’erreurs accumulées d’analyse, qui ont conduit à beaucoup d’aveuglements. Il est urgent que l’on comprenne bien en quoi le néolibéralisme est une doctrine de guerre civile, au sens où Michel Foucault  avançait en matière de méthode d’analyse du pouvoir que « la guerre civile est la matrice de toutes les luttes de pouvoir, de toutes les stratégies du pouvoir » (Michel Foucault, La société punitive. Cours au Collège de France, 1972-1973, EHESS-Gallimard-Seuil, 2013, p. 15)  Ce que l’actuel gouvernement sait parfaitement bien, puisqu’il la met sciemment et systématiquement en œuvre tout en accusant les divers « ennemis de la république » d’en être responsables, selon un retournement qui a tout du déni.

1- La peur de la démocratie

Le néolibéralisme – doctrine qu’Édouard Philippe saluait en 2019 devant l’Autorité de la concurrence en rendant hommage à l’un de ses principaux fondateurs, Friedrich Hayek, et à sa conception de l’État comme gardien juridique de la concurrence économique efficace – est né au tournant des années 1930 avec l’objectif de mettre en place un ordre politique ferme et cohérent qui protégerait la propriété privée et garantirait les échanges marchands concurrentiels – les « libertés économiques ». Il fallait « rénover le libéralisme » en faisant de l’État la membrane protectrice de la concurrence marchande, parce que la politique du laissez-faire des libéraux classiques et leur doctrine de l’État minimal avaient échoué à préserver le marché du puissant et dangereux désir d’égalité des masses. Dès le départ, les thuriféraires du néolibéralisme ont ainsi explicitement identifié le principal problème qui menaçait leur projet de fluidification du marché par l’État : la démocratie toujours susceptible de mettre en danger les libertés économiques. Leur stratégie politique, qui trouve ses racines dans une démophobie profondément réactionnaire, est restée invariable de Hayek à aujourd’hui. Elle consiste à contenir, à neutraliser ou à détruire toutes les forces qui s’attaqueraient aux intérêts économiques privés et au principe de la concurrence en se prévalant de la justice sociale dénoncée comme un mythe.

Au premier rang de ces forces on trouve les syndicats, l’opposition « collectiviste », les mouvements sociaux, les majorités électorales « manipulées par des démagogues ». Les doctrinaires néolibéraux ont consacré d’innombrables pages à imaginer les moyens de tenir en joug la démocratie, n’hésitant pas à souhaiter un droit d’exception donnant tout pouvoir au gouvernement sur les organes parlementaires, ce que l’un deux, Alexander Rüstow, a appelé la « dictature dans les limites de la démocratie ». D’autres ont été parfois jusqu’à souligner l’utilité de la violence fasciste pour sauver la « civilisation européenne » de la « barbarie » socialiste (Ludwig von Mises). D’autres voies plus « légales » sont également praticables selon les circonstances, par exemple l’instauration d’une « constitution économique » permettant de sanctuariser dans le droit toutes les conditions d’une économie capitaliste pour les mettre à l’abri des choix politiques et de la volonté populaire. Tout doit être fait pour faire échec à « l’État social » que l’un des leurs, Wilhelm Röpke, considère comme  un « fruit pourri » . En lieu et place de cet État social, il faut construire et défendre un « État fort » que ce dernier définit comme un « État totalement indépendant et vigoureux qui ne soit pas affaibli par des autorités pluralistes de type corporatiste ».

2- Une guerre qui n’en finit pas

Mais est-il légitime de parler de « guerre civile » pour décrire la mise en place de l’État fort néolibéral contre les forces sociales et politiques hostiles au capitalisme ou simplement désireuses de plus d’égalité et de solidarité ?

À cet égard, l’histoire ne trompe pas quand elle se répète avec cette régularité. Dès 1927, Mises applaudit à Vienne lorsque les pouvoirs d’urgence donnés à la police pour réprimer une manifestation ouvrière firent 89 morts. Les trois « prix Nobel d’économie », Friedrich Hayek, Milton Friedman et James Buchanan se réunirent, dans le cadre de la Société du Mont-Pèlerin, pour célébrer en 1981 la dictature de Pinochet au faîte de sa répression. Röpke soutint l’apartheid en Afrique du Sud tandis que Hayek envoya un exemplaire de son livre La Constitution de la liberté au dictateur portugais Salazar pour, disait-il dans la lettre qui l’accompagnait, « l’aider dans ses efforts de concevoir une constitution protégée des abus de la démocratie ». Thatcher, qui correspondait avec Hayek, fît de La Constitution de la liberté le livre de foi du Parti conservateur : elle réprima militairement la grève des mineurs en faisant trois morts et plus de vingt mille blessés tandis qu’elle s’attaqua durement aux émeutes urbaines des Noirs et des Indo-Pakistanais tout en laissant l’extrême droite ratonner librement. Lorsqu’il était gouverneur de Californie au tournant des années 1970, Reagan introduisit l’obligation au paiement de la scolarité et la répression du mouvement étudiant par la Garde nationale californienne fit un mort. Lors de son premier discours en tant que Président devant le Parti républicain après sa victoire de 1981, il remercia entre autres Hayek, Friedman et Mises pour « leur rôle dans [son] succès ». « La guerre civile habite, traverse, anime, investit de toutes parts le pouvoir », disait Foucault, « on en a précisément les signes sous la forme de cette surveillance, de cette menace, de cette détention de la force armée, bref de tous les instruments de coercition que le pouvoir effectivement établi se donne pour l’exercer » (Ibid, p. 33).

L’imposition de l’ordre du marché par la neutralisation ou la destruction de la démocratie ne peut cependant susciter l’adhésion de la société à terme, à l’exception des classes pro-business qui y trouvent toujours leur compte. Pour cette raison, la stratégie de l’ennemisation, de la constitution d’ennemis rendus responsables du chaos, est essentielle à la politique de guerre civile néolibérale, car, à travers la bataille culturelle et médiatique qu’elle déclenche et que l’État cherche à contrôler à tout prix, elle rassemble autour du pouvoir la coalition sociale de ceux qui prennent parti contre l’ennemi social désigné. Pour les néolibéraux, tous ceux qui critiquent la « civilisation capitaliste » relèvent de la catégorie d’ ennemi : dans les années 1920, Mises voyait dans la Russie soviétique un « peuple barbare » ; dans les années 1940, Röpke faisait des ouvriers « des envahisseurs barbares au sein de leur propre nation », et, à la fin des années 1950, il assimilait les Noirs d’Afrique du Sud à une « majorité écrasante de barbares noirs » ; dans les années 1980, Hayek traitait les étudiants contestataires des seventies de « barbares non-domestiqués » et Buchanan les appelait les « nouveaux barbares », tandis que Thatcher désignait les syndicats de mineurs comme l’« ennemi de l’intérieur ».

3-Le macronisme ou la forme convulsive du néolibéralisme

On passe par conséquent à côté du néolibéralisme si on oublie son caractère intrinsèquement autoritaire. La formule de Hayek : « Je préfère un dictateur libéral à une démocratie sans libéralisme » résume à elle seule l’attitude des néolibéraux à l’égard de la démocratie : acceptable quand elle est inoffensive, elle doit être niée d’une manière ou d’une autre, y compris par les moyens les plus violents, lorsqu’elle menace le droit illimité du capital.

Le macronisme n’est donc pas violent par hasard ou par accident. Il est une des formes politiques que peut prendre le néolibéralisme car il est conforme à sa stratégie de neutralisation de la puissance de décision collective quand cette dernière s’oppose à la logique du marché et du capital. Sa particularité historique tient qu’il radicalise la logique néolibérale à contretemps, dans une période où tous les signaux sociaux, politiques et écologiques sont au rouge, de sorte qu’il ne peut qu’aggraver toutes les crises latentes ou ouvertes. Le résultat est devant nous :  les raidissements convulsifs de Macron engendrent des résistances massives et déterminées de la société.

Ceux qui ont interprété le néolibéralisme macronien comme une troisième voie modérée, à distance de l’ultralibéralisme et du socialisme, se sont lourdement trompés. Et ceux qui ont cru y voir une alternative à l’extrême droite, ont porté l’illusion à son comble. A cet égard, le macronisme n’est pas un rempart, c’est un tremplin, pour une double raison : parce qu’il accentue et élargit le ressentiment contre les élites et les institutions ; parce qu’il utilise des méthodes, notamment les violences policières, qui ne dépareraient pas dans le tableau de ce qu’on appelle pudiquement « l’illibéralisme ». Il suffit d’écouter un ministre de l’intérieur comme Gérald Darmanin pour se rendre compte de l’hybridation en cours entre macronisme et extrême droite.

Macron croit utile à sa cause de jouer les défenseurs de « l’ordre républicain », et croit même malin de comparer les manifestants contre la réforme des retraites à l’extrême droite trumpiste à l’assaut du Capitole ou à opposer les « émeutes » de la « foule » à la « légitimité du peuple qui s’exprime via ses élus ».  Le raisonnement est ici aussi simple qu’il est sophistique : tout ce que le gouvernement ordonne ou décide de protéger est, de ce fait même, légitime et démocratique, fût-ce lorsque ce dernier recourt au 47.1, au 44.3 ou au 49.3 en vue de couper court aux débats parlementaires. Et, inversement, toutes celles et ceux qui osent manifester leur opposition au gouvernement au nom de valeurs démocratiques, écologiques ou redistributives se retrouvent taxés non seulement d’illégalité mais d’illégitimité voire de néofascisme inavoué. On a vu une opération rhétorique similaire à l’encontre des Gilets jaunes, assimilés déjà aux ligues de 1934.

Dénoncer « les factions et les factieux » comme il l’a fait n’a d’autre sens que de fabriquer de l’ennemi à l’intérieur même de la société selon une tradition bien établie des auteurs néolibéraux. C’est là un aspect et un ressort essentiel de toute guerre civile. Avec le néolibéralisme contemporain, cette ennemisation vise  toutes celles et ceux qui, à travers leurs pratiques, leurs formes de vie ou leurs luttes, paraissent aujourd’hui menacer la logique normative du marché ou la supposée unité indivisible de l’État. Dans le cours chaotique du macronisme, on a assisté à l’invention continue de catégories d’ennemis en fonction des circonstances, qu’il s’agisse du « populisme », de l’« islamo-gauchisme », de la non-mixité, de la théorie du genre,  du « séparatisme », du « communautarisme », du « postcolonialisme », du « wokisme », du « déconstructionnisme » ou du « terrorisme intellectuel ». Avec la décision de dissoudre « Les Soulèvements de la Terre » qui a défendu à Sainte-Soline un modèle d’agriculture non-productiviste, ce sont maintenant les termes d’« éco-terrorisme » et d’ « ultra-gauche » qui vont être systématiquement utilisés pour neutraliser toute critique de l’écologie marchande de Macron. Les avantages d’un tel vertige dénonciateur ne sauraient être sous-estimés. Il présente l’immense intérêt de constituer celles et ceux qui dénoncent les diverses formes d’inégalité et de prédation en ennemis de la République, et de maintenir par-là la croyance en la fonction pacificatrice de l’État, niant précisément par cette opération la guerre menée par ce même État contre les adversaires de l’ordre néolibéral.

On voit par conséquent ce que l’invitation foucaldienne à envisager tout pouvoir – et donc le pouvoir néolibéral lui-même – selon la « matrice » de la guerre civile comporte de décisif, dans une conjoncture comme la nôtre. Elle permet de ne pas céder à l’illusion selon laquelle l’État aurait, par essence, pour fonction d’harmoniser les différences et les points de vue  par un « dialogue » si possible rationnel entre les « partenaires » pour au contraire l’envisager comme un acteur de premier plan dans la conduite de la guerre civile. Mais elle permet aussi de prendre toute la mesure de la portée des mobilisations en cours, en mettant au jour la cohérence profonde qui relie la politique de régression de l’État social et la politique écocidaire de Macron.

Derrière le « chaos » que Macron a déclenché, il convient de déceler l’autre monde que portent en eux les « factieux ». En quoi la défense d’une vie digne pour les travailleurs les plus âgés et les futurs retraités et la défense de la nature contre des projets destructeurs offrent-elles aujourd’hui une rare puissance de coalition ? Parce qu’en chaque cas, il est question d’une vie désirable et d’un monde habitable. Et ce désir et cette habitation sont inconciliables avec la subordination de la vie et la domination du monde par le capital et son État. Il faudra s’y faire : les logiques du commun et du capital, devant l’urgence des crises et face au raidissement néolibéral, apparaissent comme irréconciliables au plus grand nombre. C’est en ce sens qu’il n’y a pas de « dialogue » et de « compromis » possible entre ceux qui mènent la guerre civile et la grande masse de la population qui en est la cible.

Pierre Dardot, Haud Guéguen, Christian Laval et Pierre Sauvêtre sont les coauteurs du Choix de la guerre civile, Une autre histoire du néolibéralisme, Lux, 2021.

Tribune publiée sur le site Diacritic

 

 

Notes critiques à propos des forces de reproduction : l’éco-féminisme face à la crise écologique mondiale

Dans cet article à propos des forces de reproduction, capitalisme et  destruction écologique, Stefania Barca souligne qu’un avenir éco-socialiste ne peut être construit sans combattre le patriarcat. Barca, examine le rôle structurant du patriarcat dans la modernité capitaliste et discute de ce que le mouvement éco-socialiste peut apprendre du féminisme écologique et marxiste.

La crise écologique planétaire que les scientifiques appellent l’Anthropocène est le dernier chapitre en date de l’histoire mondiale du capitalisme. Elle résulte du réarrangement radical des interactions société/nature et de sa métabolisation induit par la modernité capitaliste/industrielle. Par cette expression, j’entends une forme spécifique de la modernité – celle qui considère les forces de production (la science occidentale et la technologie industrielle) comme principaux moteurs du progrès et du bien-être de l’humanité, tout en considérant la reproduction (humaine et non humaine) comme un instrument passif de la production industrielle, contribuant à l’expansion infinie du PIB. Ce paradigme considère à la fois la terre et le travail de soin (care) comme des ressources indispensables, à s’approprier et à entretenir de la manière la moins chère et la plus efficace possible.

La pensée éco-féministe montre comment l’idéologie des forces de production provient d’un modèle du maître de rationalité – hétéro-patriarcal, raciste et spéciste – qui est profondément enraciné dans la culture occidentale et sa définition du progrès. Comme l’a rappelé Val Plumwood (1993 : 25), l’identité humaine dans la culture occidentale a été associée aux concepts de travail productif, de sociabilité et de culture – et donc séparée des formes de travail supposées inférieures ou secondaires (la reproduction et les soins) d’une part et des relations de propriété (comme modalité de mise en commun) d’autre part. L’économie politique capitaliste a défini le travail reproductif comme un non-travail, c’est-à-dire une activité sans création de valeur, bien que socialement nécessaire à la subsistance des êtres humains et la production de biens communs comme des formes de valeur non encore réalisées, que le maître doit s’approprier et améliorer (Barca 2010). La véritable richesse et l’émancipation humaine ne pourraient venir que du maître, et de là, se redistribuer sur les autres. Il faut donc faire le constat qu’une nouveau mode de production, supposée supérieur, fondé sur les inégalités coloniales/raciales, de genre, de classe et d’espèce, représente le cœur de la modernité capitaliste en définissant celle-ci par rapport aux modes de production non capitalistes, et que cette modernité capitaliste et a été rapidement universalisée en tant que modèle hégémonique.

Apparue avec l’essor du capitalisme, la modernité industrielle a été maintenue par des régimes socialistes d’État dans différents contextes géo-historiques. Les variétés capitalistes et étatiques/socialistes de la modernité industrielle partagent une vision de la richesse centrée sur le PIB, fondée sur la nécessaire accélération de la métabolisation nature / société. Elles partagent également une tendance à considérer la crise écologique comme un problème d’efficacité dans l’utilisation des ressources, à résoudre via une « écologisation » des forces de production, ou dit autrement une modernisation écologique (Barca 2019a ; 2019b). Afin de représenter une véritable alternative à l’organisation capitalistes et socialistes-étatistes du métabolisme social, je soutiens que le mouvement éco-socialiste ne peut pas simplement plaider pour une modernisation écologique planifiée de manière centralisée (plutôt qu’orientée vers le marché), mais qu’il doit placer la reproduction au centre de l’économie politique, en la libérant de sa position subordonnée et instrumentale vis-à-vis de la production. En d’autres termes, l’éco-socialisme doit s’affranchir du paradigme de la modernisation écologique et envisager une révolution écologique basée sur une réduction drastique du métabolisme social mondial, à atteindre par le biais d’une réorganisation complète des relations entre production, reproduction et écologie.

Dans mon livre, Forces of Reproduction. Notes for a counter-hegemonic Anthropocene, je développe l’hypothèse que l’histoire consiste en une lutte de sujets autres que le maître pour produire la vie, dans son autonomie par rapport au capital et sa liberté d’expression, une lutte qui s’oppose à l’expansion illimitée de la domination du maître. Ces autres sujets sont les « forces de reproduction » – un concept que je tire de la pensée éco-féministe socialiste (Mellor 1997). De manière assez a-systématique, le concept croise de façon critique deux traditions théoriques distinctes : la pensée éco-féministe et le matérialisme historique. Cette approche nous permet de voir que le point commun essentiel entre les Autres non-maîtres est une notion de travail définie de manière large mais toujours convaincante : à partir de différentes positions, et sous différentes formes, les femmes, les esclaves, les prolétaires, les animaux et les natures non humaines sont tous amenés à travailler pour le maître. Ils doivent lui fournir les nécessités de sa vie, afin qu’il puisse se consacrer à des occupations supérieures. Le maître dépend d’eux pour sa survie, sa position dominante et sa richesse, mais cette dépendance est constamment niée et les forces de reproduction sont représentées comme traînant à l’arrière-plan de l’évolution historique.

Cet article propose une brève revue d’un courant spécifique de la pensée et de la pratique éco-féministes, l’éco-féminisme socialiste, qui développe une critique systématique de la modernité industrielle capitaliste, fondée sur la division sexuelle et coloniale du travail à l’échelle mondiale. Je trouve cette approche essentielle pour envisager la possibilité d’une « bonne vie » alternative à celle des versions capitaliste et étatique/socialiste de la modernité industrielle.

Travail et écologie dans l’éco-féminisme socialiste

L’éco-féminisme socialiste s’est développé à partir de la critique marxiste-féministe de l’économie politique. Apparu dans les années 1970, le féminisme marxiste – également connu sous le nom de théorie de la reproduction sociale (Bhattacharya, 2017) – a montré comment le capitalisme était profondément ancré dans l’appropriation et la mise en contexte discursive du travail reproductif non rémunéré. S’appuyant sur ce corpus de pensée, certains universitaires et intellectuels publics ont mis la nature et l’écologie dans l’équation. Réfléchissant aux profondes interconnexions qui s’étaient formées entre le patriarcat, le capitalisme et la vision mécaniste de la nature dans l’Europe moderne (Merchant, 1980), ils ont commencé à relier la dévalorisation politico-économique de la reproduction à la destruction de l’environnement, produisant ainsi un récit radicalement nouveau sur la modernité industrielle capitaliste.

Une référence fondamentale largement reconnue pour l’éco-féminisme matérialiste est le travail de la sociologue allemande Maria Mies, et en particulier son livre Patriarchy and Accumulation on the World Scale (1986). Partant des « questions non résolues » sur la relation entre le patriarcat et le capitalisme, Mies a affirmé que le féminisme devait aller au-delà de l’analyse du travail reproductif dans les pays occidentaux, en le reliant aux conditions matérielles spécifiques des femmes dans les périphéries du système mondial capitaliste afin d’identifier « les politiques contradictoires concernant les femmes qui ont été, et sont encore, promues par la confrérie des militaristes, des capitalistes, des politiciens et des scientifiques dans leur effort pour maintenir le modèle de croissance » (Ibid. : 3). En bref, Mies a jeté les bases d’un éco-socialisme décolonial/féministe, fondé sur le rejet de la croissance du PIB comme mesure universelle du progrès (Barca, 2019b ; Gregoratti et Raphael, 2019).

Pour développer cette perspective, il fallait repenser « les concepts de nature, de travail, de division sexuelle du travail, de famille et de productivité ». L’économie politique, selon Mies, a conceptualisé le travail en opposition à la fois à la nature et aux femmes, c’est-à-dire comme une activité transcendantale codée par les hommes, qui façonne activement le monde en lui donnant de la valeur. Au contraire, selon elle, toute forme de travail qui contribue à la production de la vie doit être qualifié de productif « au sens large de production de valeurs d’usage pour la satisfaction des besoins humains » (Ibid. : 47).

L’argument central de Mies était que la production de la vie, ou encore la production de subsistance, réalisée principalement sous forme non salariée par les femmes, les esclaves, les paysans et autres sujets colonisés, « constitue la base pérenne sur laquelle le “travail productif capitaliste” peut être construit et exploité » (Ibid. : 48). N’étant pas rémunérée, son appropriation capitaliste (ou « surexploitation », comme elle l’appelle) ne peut être obtenue – en dernière instance – que par la violence ou des institutions coercitives. En fait, écrit-elle, la division sexuelle du travail ne repose ni sur des déterminants biologiques ni sur des déterminants purement économiques, mais sur le monopole masculin de la violence (armée), qui « constitue le pouvoir politique nécessaire à l’établissement de relations d’exploitation durables entre hommes et femmes, ainsi qu’entre classes et peuples différents » (Ibid. : 4). Les bases de l’accumulation du capital en Europe ont été posées à partir du 16ème siècle en mobilisant un processus combinant la conquête et l’exploitation des colonies et capacités productives des femmes (ce qui formait la raison d’être la chasse aux sorcières). Ce n’est qu’après avoir établi ce régime d’accumulation par la violence que l’industrialisation a pu commencer. Avec elle, « la science et la technologie sont devenues les principales « forces productives » grâce auxquelles les hommes pouvaient « s’émanciper » de la nature, ainsi que des femmes (Ibid. : 75). Dans le même temps, les femmes européennes de différentes classes sociales (y compris celles participant au colonialisme de peuplement) ont été soumises à un processus de housewifisation (d’enfermement dans la condition de femme au foyer, NDLT), c’est-à-dire qu’elles ont été progressivement exclues de l’économie politique, conçue comme l’espace public du progrès et de la construction de la modernité, et enfermées dans « l’idéal de la femme domestiquée et privatisée, préoccupée par “l’amour” et la consommation et dépendante d’un homme “soutien de famille” » (Ibid. : 103).

Le travail de Mies doit être considéré comme faisant partie d’un effort scientifique plus large visant à jeter les bases d’une critique éco-féministe de la modernité capitaliste. Il convient de mentionner ici deux autres ouvrages novateurs : Ecological Revolutions (1989) de Carolyn Merchant et Caliban and the Witch (2004) de Silvia Federici. Le cadre des révolutions écologiques a constitué la contribution de Merchant à une approche écologique et féministe de l’histoire : il reste probablement l’étude qui met le plus clairement en lumière les implications écologiques de la modernité coloniale/hétéro-patriarcale/capitaliste. Dans Caliban and the Witch (2004), Federici a étudié en profondeur la manière dont, dans l’Europe du 17ème siècle, le corps féminin a été transformé « en un outil [social] permettant l’expansion de la main-d’œuvre, traité comme une machine à reproduire naturelle, fonctionnant selon des rythmes échappant au contrôle des femmes » (Federici, 2009 : 49). Selon Federici, cette nouvelle division sexuelle du travail a redéfini les femmes du prolétariat comme des ressources naturelles, une sorte de bien commun ouvert à l’appropriation, ou « enclosure », dans le but d’améliorer la productivité. Le patriarcat capitaliste a pu voir le jour en raison de l’enclosure parallèle des terres tandis que les femmes ont progressivement perdu l’accès aux moyens de subsistance et comme leur travail a été expulsé de la sphère du marché, elles sont devenues économiquement dépendantes des hommes. Avec un mouvement similaire à celui appliqué aux indigènes dans les colonies, les femmes ont été infra-humanisées dans le droit, asservies dans l’économie et soumises à la terreur génocidaire de la chasse aux sorcières. Selon Federici, avec la colonisation et la traite des esclaves, la guerre contre les femmes a constitué une étape importante dans l’émergence de l’Anthropocène, car elle a permis de fournir régulièrement une main-d’œuvre bon marché qui a permis l’industrialisation. Comme il s’agissait d’un processus généralisé concernant toutes les femmes (bien que sous des formes évidemment différentes), les féministes marxistes y voient une redéfinition de facto du sexe féminin en une classe – celle des travailleuses reproductrices.

Contribuant à ce corpus de pensée, l’éco-féministe marxiste Mary Mellor (1996) a formulé le concept de « forces de reproduction », c’est-à-dire le « travail sous-employé des femmes qui est incorporé dans le monde matériel des hommes tel que représenté dans le cadre théorique du matérialisme historique » (Mellor, 1996 : 257). Ce dernier, selon elle, devrait s’affranchir des limites artificielles du productivisme, par lequel « la vie des femmes devient théoriquement une catégorie résiduelle, la “sphère de la reproduction” » (Ibid. : 260), ce qui entraîne des impacts écologiques dévastateurs – tels que ceux enregistrés dans les « économies dirigées » (le socialisme d’état bureaucratique). Plutôt que d’être ignoré ou nié, le corps des femmes doit être compris comme la base matérielle sur laquelle des relations sociales spécifiques ont été imposées : « Les différences biologiques de sexe – écrit Mellor – ne déterminent pas le comportement humain ; elles sont les forces de reproduction qui doivent être prises en compte dans les relations de reproduction » (Ibid. : 261). Dans le même temps, le féminisme a permis aux femmes d’utiliser « leur position biologique/sociale dans la société (…) comme un point de vue spécifique qui leur permet de produire une vision alternative du monde, transcendant des frontières fallacieuses entre le naturel et le social » (Ibid. : 262). Cela a permis de voir la croissance économique moderne comme un processus par lequel certains humains se libèrent de la pénurie aux dépens d’autres humains et du monde non humain. Grâce à des luttes collectives, affirme-t-elle, « nous pouvons reconstruire notre monde social sur des principes égalitaires » tout en respectant l’autonomie de la nature et notre interdépendance avec elle (Ibid. : 263).

De ce point de vue théorique, les éco-féministes matérialistes ont plaidé pour une reconsidération approfondie de la valeur économique. Dans Globalization and its Terrors, par exemple, Teresa Brennan (2000, 2003) a revisité la théorie de la valeur de Marx, en soulignant comment « l’ajout de valeur à l’argent nécessite l’apport de nature vivante (humaine et non humaine) dans les produits et les services » (Charkiewicz, 2009 : 66) ; non seulement le travail, mais aussi la nature donnent plus qu’ils ne coûtent. Le capital transfère le coût de la reproduction du travail et de la nature à des tiers – les femmes, les sujets colonisés et racisés. Cela produit à la fois les corps malades et des territoires inhabitables où un travail supplémentaire est nécessaire pour son maintien. Des îles Marshall (De Ishtar, 2009) au delta du Niger (Turner et Brownhill, 2004), en passant par d’innombrables autres histoires, les activistes et les chercheurs éco-féministes ont souligné que la maladie et la mort dans l’Anthropocène ont été les effets d’un modèle de progrès hautement industrialisé/militarisé, dont les coûts ont été largement supportés par « les femmes, la nature et les colonies ». S’inscrivant dans cette perspective, Ariel Salleh a proposé le concept de « dette incarnée », c’est-à-dire celle « due au Nord et au Sud aux travailleuses reproductrices non rémunérées qui nous fournissent des valeurs et régénèrent les conditions de production, y compris la future main-d’œuvre du capitalisme » (Salleh, 2009 : 4-5). Selon elle, cette dette doit être considérée comme imbriquée à d’autres : la « dette sociale » due par les capitalistes pour la plus-value extraite des travailleurs par le biais du travail salarié et non salarié (par exemple, celui des esclaves) ; et la « dette écologique » due par les pays coloniaux aux pays colonisés « pour l’extraction directe des moyens naturels de production ou de subsistance des peuples non industriels » (Salleh, 2009 : 4-5). Cette approche, que Salleh désigne comme un matérialisme incarné, permet de développer une analyse éco-féministe matérialiste de l’Anthropocène : un récit qui voit la crise écologique comme découlant de l’interconnexion des trois formes de vol opérées par un système global d’exploitation.

La dette incorporée souligne le fait que l’agriculture et la cueillette de subsistance, ainsi que l’entretien de l’environnement urbain et rural, sont des formes de travail reproductif non (parfois rémunéré) qui complètent le travail domestique en garantissant les conditions de production. Nous pourrions qualifier ce travail de reproduction environnementale, c’est-à-dire le travail consistant à rendre la nature non humaine apte à la reproduction humaine tout en la protégeant de l’exploitation et en garantissant les conditions de la propre reproduction de la nature, pour les besoins des générations actuelles et futures. L’éco-féminisme matérialiste revendique que ce travail soit non marchand ou non-capitaliste, c’est-à-dire non orienté vers la valeur, mais régi par des principes de mise en commun et de justice. Sa distinction fondamentale par rapport à la modernisation éco-capitaliste consiste à s’appuyer sur le principe que Salleh appelle l’éco-suffisance (plutôt que l’éco-efficacité), c’est-à-dire une relation non extractive à la nature non humaine en tant que fournisseur des besoins humains plutôt que du profit. L’éco-suffisance, affirme-t-elle, est la véritable réponse à la dette climatique et écologique. Si elle s’accompagne d’une annulation de la dette financière et qu’elle est adoptée à l’échelle mondiale, elle impliquerait de mettre un terme à la poursuite de l’extraction dans les pays les plus pauvres et à leur éventuelle récupération de la dégradation écologique, en leur permettant de « garder le pétrole dans le sol » (comme l’ont revendiqué les amérindiens Yasunis de l’Equateur) et de développer une autonomie locale et la souveraineté des ressources. D’un point de vue féministe, Salleh affirme que la décroissance peut également signifier une libération des classes ouvrières industrielles du monde, celui d’un travail salarié sexué/sexué et racialisé piégé dans un système de productivisme et de consumérisme comme seule voie possible de satisfaction des besoins.

Dans cette optique, les éco-féministes matérialistes ont soutenu que, en tant que travailleuses reproductives, les femmes de la modernité capitaliste ont non seulement incarnées, mais également au cœur des contradictions écologiques, et cela à partir de leur position sociale : elles ont, comme le dit un dicton féministe, organisé la résistance depuis la table de la cuisine (Merchant 1996, 2005 ; Fakier et Cock, 2018). Ceci permet aussi de conceptualiser les acteurs d’alternatives qui s’inscrivent dans et contre la modernité capitaliste, et notamment autour d’une politique des communs. Les écoféministes matérialistes ont vu les femmes comme les premières défenseuses des biens communs, car celles-ci constituent la base matérielle du travail reproductif. Selon elles, la défense de l’accès commun et la préservation des environnements naturels et construits (sol, eau, forêts, pêcheries, mais aussi air, paysages et espaces urbains) a été une forme de résistance du travail contre la dépossession et les conditions dégradantes du travail reproductif. Ce faisant, de nombreuses femmes rurales et urbaines « ont été la principale force sociale s’opposant à une commercialisation complète de la nature, soutenant une utilisation non capitaliste de la terre et une agriculture orientée vers la subsistance » (Federici, 2009) ; cela explique pourquoi les femmes du monde entier ont été à l’avant-garde de l’agriculture urbaine, des actions d’arrachage et de plantation d’arbres, des mobilisations anti-nucléaires et anti-mines, de l’opposition aux mégaprojets destructeurs, à la privatisation de l’eau, aux décharges toxiques, et d’autres actions similaires (Gaard, 2011 ; Rocheleau et Nirmal 2015). Suivant Carolyn Merchant (1996) ont peut appeler cette agencivité le earthcare.

Nombreux sont ceux qui ont critiqué cette revendication pour son essentialisme, suscitant un débat « autour du lien inconfortable entre la nature, les soins aux autres et à l’environnement, et la relation sexe/genre » (Bauhardt, 2019) ; comme l’écrit Christine Bauhardt, il est important de se rappeler que « le problème est la pratique du travail de soin et non une essentialisation du corps féminin » (Ibid. : 27). Néanmoins, l’éco-féminisme matérialiste insiste également sur le fait que les femmes doivent être reconnues comme la grande majorité de la classe mondiale des reproducteurs et des soignants, à la fois historiquement et actuellement. Bien que les femmes soient évidemment traversées par d’autres différenciations sociales, un certain niveau de base de généralisation descriptive (et non normative) est nécessaire pour voir les femmes comme une grande majorité du prolétariat mondial, et comme une classe de travailleurs dont les corps et les capacités productives ont été domestiqués par le capital et les institutions capitalistes. Dans cette perspective, l’agencivité environnementale des femmes devient celle de sujets politiques qui reprennent le contrôle des moyens (et des conditions) de la re/production : leurs corps et l’environnement non humain. En d’autres termes, si le lien entre les femmes et la nature non humaine en tant que co-producteurs de la force de travail a été socialement construit par les relations capitalistes de reproduction, alors les luttes environnementales et reproductives des femmes doivent être considérées comme faisant partie de la lutte des classes globale.

Pour les éco-féministes socialistes, cela exige aussi de désavouer le paradigme de la croissance économique moderne, car ce dernier a subordonné la reproduction et l’écologie à la production, les considérant comme des moyens d’accumulation capitaliste. Cela peut même être considéré comme un principe de base de l’éco-féminisme matérialiste : comme le dit Mary Mellor (1996 : 256), « en séparant la production de la reproduction et de la nature, le capitalisme patriarcal a créé une sphère de « fausse»  liberté qui ignore les paramètres biologiques et écologiques » ; un socialisme véritablement écologique, soutiennent-elles, doit inverser cet ordre, en subordonnant la production à la reproduction et à l’écologie (Merchant, 2005). Face à la dimension catastrophique de la crise écologique actuelle, les récents développements de la théorie de la reproduction sociale et du mouvement féministe mondial indiquent des possibilités concrètes d’assumer cette perspective (Batthacharya, 2017 ; Arruzza, Batthacharya et Fraser, 2019 ; Fraser, 2014). La grève mondiale des femmes, par exemple, pourrait être considérée comme une lutte non seulement pour le travail domestique, mais aussi pour le travail de soin de la terre que la modernité industrielle capitaliste a externalisé sur les femmes et d’autres sujets contextualisés/féminisés, défiant ainsi la violence capitaliste/industrielle et militaire pour transformer radicalement les relations productives et reproductives.

L’éco-féminisme socialiste se configure comme un outil inestimable de subjectivation politique ; cependant, il ne doit pas être considéré comme une affirmation généralisée sur les femmes, mais plutôt comme une analyse critique des relations matérielles de re/production qui ont généré des réponses politiques spécifiques, et qui créent de nouvelles possibilités politiques dans le présent. La division sexuelle du travail coloniale/capitaliste, avec sa normativité féroce, a opprimé et continue d’opprimer trop de générations de femmes dans le monde pour être ignorée comme un puissant moteur de libération. Bien sûr, de nombreuses femmes ont souscrit au modèle maître de la modernité et du progrès, en adhérant au féminisme « lean-in » et à des modèles de consommation et des aspirations non critiques, ou en acceptant d’être femmes au foyer et de dépendre du salaire masculin. Comme tous les sujets historiques, les femmes font des choix, même si ceux-ci découlent de conditions qu’elles n’ont pas choisies. Il en va de même pour les travailleurs masculins que le matérialisme historique a traditionnellement considérés comme les fossoyeurs du capital. Comme l’a encore noté Mellor (1996), évoquer le travail reproductif et de son potentiel écologique n’est pas plus essentialiste que de parler du travail industriel et de son potentiel révolutionnaire : il s’agit plutôt de reconnaître les conditions historiquement déterminées dans lesquelles (la plupart) des femmes se situent dans la division globale du travail, de reconnaître les manières spécifiques dont le travail et le genre ont été amenés à se croiser dans la modernité capitaliste, tout en refusant de se conformer à des conceptions profondément ancrées du travail domestique et de subsistance comme improductif ou passif.

La fusion du matérialisme historique et de l’éco-féminisme nous amène à considérer l’Anthropocène du point de vue du travail reproductif, c’est-à-dire le travail consistant à soutenir la vie dans ses besoins matériels et immatériels. Par sa propre logique, le travail reproductif s’oppose au travail social abstrait et à tout ce qui objective et instrumentalise la vie à d’autres fins. La vie elle-même est le produit du travail reproductif (humain et non humain). En même temps, le capitalisme soumet ce travail à une marchandisation et à une objectivation croissantes : cela génère une contradiction dans la mesure où le travail reproductif devient directement ou indirectement incorporé dans le circuit de valeur argent-marchandise-argent. Le capitalisme diminue ou annihile ainsi les potentialités d’amélioration de la vie des forces de reproduction, les transformant en instruments d’accumulation. Ce processus épuise à la fois le travailleur et l’environnement, en leur soutirant plus de travail et d’énergie que nécessaire et en les laissant épuisés. Comme l’a dit Tithi Batthacharya (2019) : « La fabrication de la vie entre de plus en plus en conflit avec les impératifs de la recherche du profit ».

Conclusions

Si le modèle maître de la modernité est constitutif de la modernité capitaliste/industrielle, il ne coïncide pas entièrement avec elle. D’une part, le capitalisme a adopté ce modèle de rationalité en remodelant la notion de modernité comme la capacité d’extraire de la valeur du travail humain et non humain ; d’autre part, ses caractéristiques clés (ou une partie d’entre elles) peuvent également être trouvées dans des systèmes sociaux non capitalistes, c’est-à-dire non orientés vers la valeur. Le socialisme d’État tel qu’il a été construit dans le bloc soviétique et en Chine, ou certaines de ses versions postcoloniales en Afrique, en Amérique latine et en Asie du Sud-Est, ont conservé diverses combinaisons historiques de colonialité/racisme, d’hétéro-patriarcat/sexisme et/ou de suprématie humaine/spécisme. Des structures politico-économiques profondément enracinées, de l’échelle locale à l’échelle mondiale, vont à l’encontre de toute tentative de démantèlement du modèle maître de la modernité, de sorte qu’un contre-modèle maître reste à trouver dans les formations étatiques. Pourtant, c’est avec lui que résident nos meilleurs espoirs de justice climatique. Nous devons donc exercer une critique de contre-maîtrise par tous les moyens possibles pour cultiver des formes alternatives, multiples et durables de modernité.

Le dilemme éco-moderniste du socialisme ne peut être surmonté qu’en adoptant une vision de l’économie politique où toutes les formes de travail ont une valeur égale dans la mesure où elles soutiennent la vie. En montrant l’intersection du capitalisme avec le patriarcat, le racisme et le spécisme à l’échelle mondiale, l’éco-féminisme socialiste permet de voir la transition écologique comme une intersection de différentes luttes pour le « changement systémique ». Prendre cette vision au sérieux pourrait aider les organisations à se libérer de leur obsession héritée d’un fétichisme des forces de production et de la croissance du PIB – la version capitaliste/industrielle de la modernité – et à envisager une véritable révolution écologique.

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Stefania Barca est enseignante-chercheure à l’université de Santiago de Compostella (Espagne) //contact:  sbarca68@gmail.com

Article publié en anglais sur le site de Polen Ekoloji  et en portugais  sur le site de la revue E-cadernos  Publié en français sous le titre «L’écoféminisme socialiste et la crise écologique mondiale» par la revue EcoRev’ n°49, pp. 126-138 

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