Redaction

La Commune et la question du travail: une première expérience d’auto-gouvernement 

Julien Dohet *

Au-delà de profiter d’un 150e anniversaire toujours propice à se replonger dans un événement historique, l’intérêt d’un retour historique sur la Commune de Paris est de constater combien des débats et des réalisations nous parlent encore aujourd’hui. Pour moi, en tant que historien des luttes sociales et militant syndicaliste rémunéré, l’intérêt est double.

Tout d’abord la Commune est la première expérience concrète d’exercice du pouvoir par le peuple laborieux. Il s’agit d’une classe ouvrière au contours plus larges que le seul statut « ouvrier », ce qui invite aussi à appréhender autrement les questions actuelles des délimitations te des frontières de l’action syndicale. Faut-il se cantonner uniquement aux salarié·es ? Ou faut-il mobiliser l’ensemble de celles et ceux qui doivent travailler pour vivre ? Et donc y compris tant ceux qui sont exclus du travail rémunéré ou encore celles et ceux qui travaillent à leur compte comme indépendants ? Ce sont des questionnements qui traversent aujourd’hui le syndicalisme, et ce d’autant plus que ce dernier est confronté à l’ubérisation de l’économie. Nous le verrons, le peuple parisien qui fait exister la Commune est très hétérogène et comprend également des artisans et des petits patrons.

En second lieu, au-delà des questions à propos de la démocratie communaliste, très largement et abondamment étudiée et discutée, y compris dans les ouvrages publiés par les responsables de la Commune pour justifier après celle-ci leurs décisions, la Commune a débattu de la question du travail, de la propriété des moyens de production, d‘une rémunération équitable ou juste pour les travailleuses et travailleurs… Et ce en se confrontant à des questions toujours d’actualité : quid du respect de la propriété privée ? Quid du rôle de l’état dans la concertation sociale et des relations de travail ? Interventionnisme ou laisser faire ? Quid de l’aide à ceux qui sont privés de travail ? Faut-il organiser cela via la collectivité, la charité ou l’auto-organisation des premiers concernés ?…

Les réalisations concrètes des citoyens et citoyennes [1] qui ont fait les 72 jours de la Commune de Paris sont trop souvent occultées par le drame de la semaine sanglante et l’imagerie des barricades. La violence exercée par le gouvernement à majorité monarchiste d’Adolphe Thiers, réfugié de manière très significative à Versailles, fut à la hauteur de la peur suscité à la bourgeoisie par l’expérience de la Commune. Au point que même son souvenir, sa réalité, sera un enjeu dès les jours qui suivent avec une abondante littérature destinée à en gommer les aspects progressistes (Fournier, 2013). Ceux-ci sont pourtant nombreux en si peu de temps. Avant de détailler dans cet article les mesures propres à la question du travail, il nous semble important de souligner que d’autres mesures touchent la classe ouvrière et qu’il faut les avoir en tête car l’ensemble montre un tout cohérent d’une politique sociale. Citons notamment le gel des loyers (29 mars) et la réquisition des logements vacants (24 avril) pour que tout le monde ait un toit, la séparation de l’Eglise et de l’Etat (2 avril), l’instruction laïque obligatoire et gratuite, en ce compris le matériel scolaire (19 mai), le caractère révocable des mandats et la limitation du cumul et des rémunérations qui y sont liés (4 mai), l’égalité de traitement entre les enfants (légitimes ou non) ainsi qu’entre les épouses et les concubines pour la perception des droits et pensions (17 mai).

1. D’authentiques membres de la classe ouvrière prennent le pouvoir

En 1871, Paris compte à peu de choses près deux millions d’habitants, et a connu un doublement du nombre d’habitants en seulement 20 ans dont trois quarts sont le produit d’un exode rural. Paris, c’est aussi une géographie sociale où les transformations hausmanniennes ont accentué la ségrégation sociale entre les quartiers ; ceux du centre et de l’ouest étant occupés par les plus fortunés. Dans l’est parisien ainsi que dans les faubourgs se mêlent une population ouvrière, avec beaucoup de journaliers mais aussi une importante couche sociale intermédiaire composée d’artisans, de boutiquiers et d’employé.e.s dont seront issus nombre de responsables de la Commune. Vivant très modestement, la classe ouvrière parisienne a été plongée dans la misère par les conditions de vie sous le siège qui durera plus de 4 mois, du 19 septembre 1870 au 28 janvier 1871, mais ne sera pas totalement levé à cette date. Mais une fraction important de cette classe est instruite, elle sait lire et écrire, ce qui explique le succès de la presse durant la Commune. (Cordillot, 2020, pp.197-199). Pour la première fois de l’histoire c’est réellement de cette classe laborieuse qu’émergeront les dirigeants de la Commune et non de la bourgeoisie éclairée. C’est pourquoi Marx insiste tellement sur le fait que la principale caractéristique est qu’elle fut « essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière ».

Cette composition sociale se reflète à plusieurs niveaux. Ainsi, parmi les représentants des 20 légions au sein du Comité central de la Garde nationale qui s’empare du pouvoir le 18 mars, on retrouve des professions comme mécanicien, ouvrier typographe, employé, peintre en bâtiment, relieur, galochier, charretier journalier… mais aussi hommes de lettres ou architecte (Cordillot, 2020, pp.1369-1370). On peut retrouver cette même composition dans le profil des élus lors des deux élections du 26 mars et du 16 avril où dans les 79 qui siègeront effectivement le groupe le plus représentés à hauteur de 41% est celui des ouvriers qualifiés (Deluermoz, 2020, p.10). Si on y ajoute les 14 % d’employés, les enseignants à faible revenu et les journalistes désargentés, on arrive à 60% des élus qui étaient de condition modeste (Dupeyron, 2021, p.98). Par ailleurs, les élus représentant d’autres tendances et ayant d’autres appartenances sociales refusèrent, malgré leur élection, de siéger, ce qui a accentué le caractère ouvrier de l’assemblée communale. Le constat d’un gouvernement ouvrier doit cependant être nuancé quand on analyse les postes à responsabilité où la présence ouvrière ne dépasse pas les 12,5% (Dupeyron, 2021, p.105).

Cette composition qui mêle ouvriers, artisans, petits commerçants et les couche inférieures de la petite bourgeoisie intellectuelle démontre que sans être un prolétariat au sens strict, c’est bien la classe laborieuse qui entra en action. Cela explique aussi combien la question des 1,50 francs de solde journalière de gardien national, souvent la seule rentrée financière de travailleurs au chômage suite au siège, et celle des loyers (d’habitation mais aussi de commerce) sont des questions centrales dans le déclenchement de la Commune. Comme déjà mentionné, le gel des loyers sera d’ailleurs une des premières décisions de l’assemblée élue le 26. Soulignons dès à présent que « la propriété fut d’ailleurs grandement respectée par les décisions de l’assemblée communale, qui n’adopta certaines mesures lésant les propriétaires et les créanciers qu’au terme de longs débats et en limitant leur portée » (Dupeyron, 2021, p.120). Malgré tout, « si le principe même de propriété privée n’est pas remis en cause, son périmètre est bien altéré et sa définition, par brèches, modifiée » (Deluermoz, 2020, p.172). La Commune, comme nous le verrons plus loin concrètement avec le dossier des réquisitions des ateliers, se montrera effectivement prudente et légaliste. Mais il nous semble cependant intéressant de citer la justification qui précède un des tous premiers décrets de la Commune, celui sur la remise générale envers les locataires :

« Considérant que le travail, l’industrie et le commerce ont supportés toutes les charges de la guerre, qu’il est juste que la propriété fasse au pays sa part de sacrifices » (Journal officiel de la Commune de Paris, n°1 du jeudi 30 mars, p.1, col.1).

Comme on peut le voir, la question du travail face à la propriété privée est bien présente et et se situe au cœur du projet de la Commune.  Subissant les revers militaires de la première quinzaine d’avril puis des revers politique que constituent les élections complémentaires du 16 avril (lié à la forte hausse des abstentions), la Commune opte pour la proclamation d’une déclaration politique. Ce qui sera fait le 19 avril avec la « déclaration au Peuple français ». Le texte qui tente une synthèse entre les différents courants politiques et idéologiques, contient plusieurs principes importants tournant essentiellement autour de la démocratie et de l’autonomie mais ne dit quasiment rien des relations de travail.

2. Une commission spécifique qui prendra des décrets importants

Evoquer la question sociale et le travail sous la Commune implique aussi de porter le regard sur les services publics. Face à l’abandon de postes de nombreux fonctionnaires ayant suivi le gouvernement dans sa fuite à Versailles le 18 mars, la Commune va réussir malgré tout à faire fonctionner l’ensemble des différents services. Les travailleurs montrent par ce fait, plus encore peut-être que par les décrets vus plus haut, qu’ils peuvent parfaitement autogérer leur existence. La Commission des subsistances animée par François Parisel et Auguste Viard à partir du 21 avril assurera l’approvisionnement et même la diminution des prix en fonctionnant avec « l’achat en gros des denrées pour les vendre à la consommation à prix coutants par l’entremise d’établissements placés sous la garantie des municipalités » (Zaidman, 2020, p.471). Dans tous les secteurs, des ouvriers militants de l’AIT vont se distinguer dans la bonne gestion tout comme ils seront présents dans la gestion des différentes municipalités (Dupeyron, 2021, pp.254-255) ce qui n’est pas sans importance dans une structure « étatique » qui privilégiera la gestion municipaliste par quartier.

2.1. La commission du travail, de l’industrie et des échanges

Mais sur les neuf commissions mises en place nous développerons ici la « Commission du travail, de l’industrie et des échanges », dont l’intitulé sera souvent résumé en « Commission du Travail et de l’échange ». Elle est mise en place dès la proclamation de la Commune avec dans sa première composition Benoit Malon, Léo Frankel, Albert Theisz, Clovis Dupont, Augustin Avrial, Alfred Louiseau-Pinson, Eugène Gérardin et Alfred Puget (Journal officiel de la Commune de Paris, n°1 du jeudi 30 mars, p.1, col.2). Dans l’ordre, nous retrouvons[2] : un ouvrier teinturier parmi les premiers membres de l’AIT – dont il sera un propagandiste actif dirigeant notamment la grève de Puteaux en 1866 qui aboutira à la création de la « Revendication », une coopérative de consommation et de crédit mutuelle – un horloger mécanicien hongrois ; un ouvrier bronzier ayant participé à la grève des bronziers parisiens pour « l’augmentation des salaires, la diminution de la journée de travail et le droit d’avoir leurs propres délégués dans les discussions salariales » (Cordillot, 2020, p.1272.) ; un vannier, un fondateur de la chambre syndicale des ouvriers mécaniciens, par ailleurs organisateur de souscriptions d’aide à divers mouvements de grève en France et en Belgique des années 1860 ; un ouvrier teinturier ayant réussi à acheter une maison de teintures ; un ouvrier peintre en bâtiment et un peintre sur porcelaine, devenu comptable. Très significativement tous ses membres sont des militants de l’Association Internationale des Travailleurs qui n’est pourtant pas la tendance majoritaire au sein de la Commune. Mais « les militants de l’AIT ne se placent pas en extériorité, en surplomb du mouvement : ils s’y intègrent pleinement, font corps avec les organes de discussion et de décision de la Commune, non en tant qu’élite dirigeante mais à égalité avec les autres communards. Ils n’étaient pas atteints du fétichisme de l’organisation, ce d’autant plus que l’AIT était un regroupement qui impliquait une diversité d’opinions sur nombre de sujets » (Chuzeville, 2021, p.44). Cette commission change de composition le 21 avril et est alors toujours composée de Frankel, Malon et Theisz qui sont rejoint par Charles Longuet, Auguste Serraillier et Louis Chalain (Journal officiel de la République française, n°112 du samedi 22 avril, p.1, col.3). Tous les trois sont également membre de l’AIT avec dans l’ordre un journaliste qui dirigera le Journal officiel et futur beau-fils de Marx, un ouvrier bottier et un maçon. Il est particulièrement significatif que tous les membres passés par la Commission étaient des militants de longues dates au moment où commencent la Commune et qu’ils continuèrent à jouer un rôle important dans le développement du mouvement ouvrier après la Commune.

Léo Frankel, comme délégué à la Commission siégera au sein de la commission exécutive. Il n’a que 27 ans quand il prend les nombreuses responsabilités qui seront les siennes durant la Commune. Il « participe chaque jour à la fois à sa commission et aux séances du Conseil. Il est à plusieurs reprises cosignataires d’avis de la commission du travail et de l’échange qui paraissent au Journal officiel, sur des sujets concernant la vie concrète des Parisiens, par exemple l’aménagement des égouts » (Chuzeville, 2021, pp.50-51) En effet, la commission prend également en charge les travaux publics et met en place dans chaque arrondissement, via des registres, un service public destiné aux demandeurs d’emplois sous le nom de « bureaux de renseignements du travail et de l’échange ».

Début avril, la Commission du travail et de l’échange nomme «  une commission d’initiative pour tout ce qui a rapport au travail et à l’échange. Cette commission, qui siégera au ministère des travaux publics, est composée des citoyens Minet, Teulière, E. Roullier, Paget-Lupicin, Serailler, Loret, Henri Goullé, Ernest Moullé et Levy-Lazare. » (Journal officiel de la République française, n°95 du mercredi 5 avril, p.1, col.1). Outre Serailler, dont nous avons signalé qu’il rejoindra plus tard la commission, on a dans l’ordre : un peintre du porcelaine qui sera le délégué au ministère des travaux publics, un journaliste, un savetier, un deuxième journaliste qui sera directeur de l’hôtel-Dieu, à nouveau un  journaliste, un commerçant et enfin un opticien qui sera secrétaire au ministère des affaires publics. Ici, la majorité, et non la totalité, sont membres de l’AIT. Dès le lendemain, une annonce invite les organisations des travailleurs à prendre contact : «Les délégués des comités des vingt arrondissements, des corporations ouvrières et des chambres fédérales sont prévenus que la commission d’initiative du travail et de l’échange est installée au ministère des travaux publics. Ils sont priés de se mettre en rapport avec elle. La commission recevra toutes les communications de midi à quatre heures.» (Journal officiel de la République française, n°96 du jeudi 6 avril, p.1, col.2). Cette annonce sera relayée à plusieurs reprises comme, par exemple le 20 avril, jour où la Commune prendra une décision interdisant le travail de nuit dans les boulangeries: « Chambre fédérale des sociétés ouvrières. Les délégués des Sociétés ouvrières sont instamment priés d’assister à la réunion de la Fédération du jeudi 20 courant, 8 heures précises du soir. Il y a urgence. Communication des délégués de la sous-commission du travail, rapports sur les différents projets soumis à la commission du travail et de l’échange » (Journal officiel de la République française, n°110 du jeudi 20 avril, p.2, col.1).

Avant de passer en revue les cinq principaux décrets de la commission, soulignons que c’est également elle qui sera à l’initiative le 16 avril de la prolongation du délai de remboursement des créances mais aussi d’un maximum salarial pour les employés supérieurs de services communaux, dont elle interdit par ailleurs le cumul de traitement et enfin de l’augmentation des salaires dans l’enseignement et, surtout du fait que la rémunération y sera égale pour les femmes et les hommes !

2.2. Le décret sur les réquisitions

La Commission du travail et de l’échange ne tardera pas à prendre des mesures importantes. Son premier décret est d’une importance énorme car il ouvre la porte vers la réquisition des ateliers et leur reprise par les travailleurs organisés en coopératives :

« Paris, le 16 avril 1871. La commune de Paris, Considérant qu’une quantité d’ateliers ont été abandonnés par ceux qui les dirigeaient afin d’échapper aux obligations civiques, et sans tenir compte des intérêts des travailleurs ; Considérant que par suite de ce lâche abandon, de nombreux travaux essentiels à la vie communale se trouvent interrompus, l’existence des travailleurs compromise, Décrète :

Les chambres syndicales ouvrières sont convoquées à l’effet d’instituer une commission d’enquête ayant pour but :

1° de dresser une statistique des ateliers abandonnés, ainsi qu’un inventaire exact de l’état dans lequel ils se trouvent et des instruments de travail qu’ils renferment ;

2° de présenter un rapport établissant les conditions pratiques de la prompte mise en exploitation de ces ateliers, non plus par les déserteurs qui les ont abandonnés, mais par l’association coopérative des travailleurs qui y étaient employés ;

3° d’élaborer un projet de constitution de ces sociétés coopératives ouvrières

4° de constituer un jury arbitral qui devra statuer, au retour desdits patrons, sur les conditions de la cession définitive des ateliers aux sociétés ouvrières, et sur la quotité de l’indemnité qu’auront à payer les sociétés aux patrons. Cette commission d’enquête devra adresser son rapport à la commission communale du travail et de l’échange, qui sera tenue de présenter à la Commune, dans le plus bref délai, le projet de décret donnant satisfaction aux intérêts de la Commune et des travailleurs » (Journal officiel de la République française, n°107 du lundi 17 avril, p.1, col.1).

Cette commission tiendra deux séances. Une première le 15 mai dont la convocation de manière très intéressante insiste sur la participation active des travailleuses : « Commission d’enquête et d’organisation du travail. Les délégués des syndicats de toutes les corporations ouvrières des deux sexes se réuniront pour la première fois, dimanche 15 mai, à une heure de relevée, rue Saint-Dominique-Saint-Germain, n°62, à l’ex-ministère des travaux publics. Ordre du jour. Vérification des pouvoirs des délégués, nomination d’une commission exécutive permanente ; nomination d’une commission chargée d’élaborer un projet de règlement intérieur. Les corporations qui n’ont pas encore envoyé des délégués sont invitées à s’y faire représenter le plus tôt possible. Nous engageons particulièrement les citoyennes, dont le dévouement à la Révolution sociale est d’un si précieux concours, à ne pas rester étrangères à la question si importante de l’organisation du travail. Que les diverses professions de femmes, telles que lingères, plumassières, fleuristes, blanchisseuses, modistes, etc., se constituent en syndicat et envoient des déléguées à la commission d’enquête et d’organisation du travail (…)» (Journal officiel de la République française, n°130 du mercredi 10 mai, p.2, col.3).

Une seconde le 18 mai : « Commission d’enquête et d’organisation du travail. Toutes les corporations ouvrières de Paris (Chambres syndicales, sociétés de crédit mutuel, de résistance, de solidarité, associations de production, de consommation, etc.), faisant ou non partie de la fédération, sont invitées à se faire représenter à la deuxième assemblée générale de la commission d’enquête et d’organisation du travail, qui se tiendra le jeudi 18 mai, à une heure, à l’ex-ministère des travaux publics. Pour être admis, on devra justifier de sa qualité de délégué. Ordre du jour 1° lecture du procès-verbal de la première séance 2° discussion des statuts. » (Journal officiel de la République française, n°137 du mercredi 17 mai, p.1, col.4-5).

2.3.  Fin du travail de nuit dans les boulangeries

Dans l’étude à propos de Léo Franckel de Joseph Chuzeville nous pouvons lire :

 « Sous sa direction, la commission du travail continue de mettre en place les mesures sociales de la Commune. Il y a notamment la suppression du travail de nuit des boulangeries, ce qui ne va pas sans difficultés : un premier arrêté est publié par le Journal officiel le 21 avril, puis le 24 avril un arrêté de Frankel pour que le texte précédent soit appliqué à partir du 27 avril ; pourtant, le 27 avril, il est nécessaire que soit publiée une affiche signée Frankel allant dans le même sens, et le lendemain une affiche de la commission exécutive qui fixe l’application à partir du 3 mai. » (Chuzeville, 2021, p.58)

Ce décret concrétise une revendication de longue date des travailleurs du secteur. L’année précédente, Frankel avait d’ailleurs participé à une réunion syndicale qui avait formulé cette exigence : « le 6 avril, une assemblée générale d’ouvriers boulangers l’adopte (cette revendication) de nouveau et mandate des délégués pour qu’ils demandent à la Commune de l’appliquer ». (Chuzeville, 2021, p.58). Le 16 mai une manifestation de remerciement des travailleurs a d’ailleurs eu lieu.

Les débats repris dans le Journal officiel montrent que cette décision n’allait pas de soi y compris au sein de l’assemblée. Ce débat est intéressant car il montre l’absence d’unanimité, et donc de concertation, entre les membres de l’AIT dont certains vont intervenir pour critiquer le décret. Le texte, comme souvent particulièrement concis, est publié le 29 avril, accompagné des débats intenses du 28 avril sous la présidence de Vallès : « En exécution du décret relatif au travail de nuit dans les boulangeries, après avoir consulté les boulangers, patrons et ouvriers. Arrête : Art. 1er. Le travail de nuit est interdit dans les boulangeries à partir du 3 mai. Art.2. Le travail ne pourra commencer avant cinq heures du matin Art.3. Le délégué aux services publics est chargé de l’exécution du présent arrêté. Paris, le 28 avril 1871. La commission exécutive  Jules Andrieu, Cluseret, Cournet, Léo Frankel, Paschal Grousset, Jourde, Protot, Vaillant, Viard » (Journal officiel de la République française, n°119 du samedi 29 avril, p.1, col.1).

Il est donc publié juste en dessous du décret sur les amendes prise le 27 avril, sur laquelle nous reviendrons, montrant par là une accélération des décisions sociales en faveur des travailleurs. C’est J-B Clément qui ouvre la discussion en signalant des troubles dans le IIIe arrondissement « je pense que l’on a voté ce décret un peu légèrement, et je demande que l’on prenne une décision formelle à cet égard ». Il est rejoint par Demay, Billioray et Viard. Ce dernier précisant que « nous n’avons pas à intervenir dans une question entre patrons et employés ». Avrial réagit durement à cette déclaration, ce qui peut paraître étonnant : « Quand la commission exécutive a rendu ce décret, c’est sur l’invitation d’ouvriers boulangers. Depuis longtemps ils se réunissaient. Vous n’avez pas vu ces réunions, et vous ne savez pas depuis combien de temps ils demandent ce décret. Ils auraient forcé les patrons à l’exécuter en se mettant en grève ; mais les ouvriers boulangers ne peuvent pas faire grève, l’Etat le leur défend. Leur travail est un travail immoral ; on ne peut pas faire deux classes dans la société. On ne peut pas faire que des ouvriers qui sont des hommes comme nous ne travaillent que la nuit, ne voient jamais le jour. Si vous preniez une nouvelle décision, tout l’avantage reste aux patrons boulangers. Combien sont-ils vos patrons ? Vous avez des réclamations de quelques patrons ; rapportez le décret, vous aurez bien plus de protestations des ouvriers. La commission exécutive a obéi en rendant ce décret à un sentiment de justice ». Il est rejoint par Varlin et surtout Ledroit pour qui « c’est une question sociale et humanitaire. Le travail en boulangerie peut très bien se faire le jour avec l’entente des ouvriers et des patrons. Ceci est une question particulière dont nous n’avons pas à nous mêler ; mais au-dessus, il y a cette question que l’on vient de vous signaler, c’est que les ouvriers boulangers n’ont pas le droit de faire grève. Il est donc urgent que nous nous mélions de cette question, puisque eux-mêmes ne peuvent obtenir justice ». On voit ici combien la notion du laisser faire que l’on continue à privilégier demeure subordonnée à la réalité du rapport de force qui, lorsqu’il est manifestement inégal au détriment des travailleurs, doit être corrigé par une instance supérieure externe. Alors que le président veut passer à la suite des débats, Theisz précise que la demande est juste un report de deux-trois jours de son application et pas la suppression de la mesure. C’est alors que Frankel intervient en expliquant d’abord que la commission exécutive a peut-être été vite en besogne, en tout cas plus vite que la commission du travail et manqué un peu de pédagogie. Mais il termine en insistant sur l’utilité et la justesse de la mesure : « On dit tous les jours : Le travailleur doit s’instruire ; comment voulez-vous vous instruire quand vous travaillez la nuit ? Aujourd’hui des patrons sont venus, ils étaient cinq, et n’étaient pas d’accord entre eux ; ils ont promis de se ranger du côté de la justice, de la majorité. Je crois que la majorité des boulangers sera d’accord avec nous quand la mesure sera générale ; vous approuvez le décret quoique imparfait de la Commission exécutive, vous serez donc d’accord avec la réforme que nous voulons introduite dans la boulangerie ».

Alors que Clément revient sur une demande de délai, Vermorel réagit durement mais lucidement : « Je ne m’étonne pas que les patrons réclament contre lui ; il en sera de même toutes les fois que nous toucherons à un de leurs privilèges, mais nous ne devons pas nous en inquiéter » et après avoir précisé que la limite de 5 heures permet de fournir du pain tendre à 8 heures du matin il enfonce le clou « renvoyer au 15 ce serait sacrifier l’intérêt des ouvriers à l’intérêt des patrons, ce serait contre toute justice et contre tout droit que de laisser une classe intéressante de travailleurs séparée de la société au bénéfice de l’aristocratie du ventre ».

Malon précise quant à lui que cela fait deux ans que la mesure est discutée et que les patrons ont donc pu se préparer. En province, on ne travaille pas la nuit explique-t-il, avant d’insister d’une manière intéressante : « on nous dit que nous ne pouvons nous occuper de ces questions sociales : je dois dire que, jusqu’ici, l’Etat est assez intervenu contre les ouvriers, c’est bien le moins aujourd’hui que l’Etat intervienne pour les ouvriers ». Theisz enchaine, et s’il continue à considérer qu’on n’a pas assez écouté les différentes parties, il termine en mettant la barre des exigences plus haut, en référence au premier décret sur les réquisitions « voilà les réclamations que les ouvriers ont formulées ; discutez-les, et si vous, patrons, vous ne voulez pas y accéder, si vous nous menacez de fermer vos établissements, ce jour-là, nous exercerons la réquisition. Nous ferons exploiter votre travail par les ouvriers, moyennant indemnité équitable ».

Martelet, qui entend les différents arguments, est quant à lui on ne peut plus clair. Pour lui, il ne faut pas « s’embarrasser des patrons ». Et puisque le décret est applicable dans la pratique, il faut l’appliquer : « ne subordonnons pas les intérêts du socialisme a des questions secondaires » termine-t-il. Et c’est finalement Frankel qui synthétise la position et emporte la décision, même si le décret est incomplet : « néanmoins je le défends parce que je trouve que c’est le seul décret véritablement socialiste qui ait été rendu par la Commune ; tous les autres décrets peuvent être plus complet que celui-là, mais aucun n’a aussi complétement le caractère social. Nous sommes ici non pas seulement pour défendre des questions de municipalités, mais pour faire des réformes sociales. Et pour faire ces réformes sociales, devons-nous d’abord consulter les patrons ? Non. Est-ce que les patrons ont été consultés en 92 ? Et la noblesse a-t-elle été consultée aussi ? Encore non. Je n’ai accepté d’autre mandat ici que celui de défendre le prolétariat. Et quand une mesure est juste, je l’accepte et je l’exécute dans m’occuper de consulter les patrons. La mesure prise par le décret est juste, or nous devons la maintenir ». (l’ensemble de ce débat dont les citations sont issues est repris dans Journal officiel de la République française, n°119 du samedi 29 avril, p.2, col.1-3).

L’opposition à ce décret n’en sera pas pour autant terminée obligeant la Commune a durcir le ton quelques jours plus tard: « Sur la proposition de la commission du travail et de l’échange ; Vu le décret de la commission exécutive du 20 avril, supprimant le travail de nuit chez les boulangers Arrête : Art 1er Toute infraction à cette disposition comportera la saisie des pains fabriqués dans la nuit, qui seront mis à la disposition des municipalités, au profit des nécessiteux. Art 2 : le présent arrêté sera affiché dans un endroit apparent de chaque magasin de vente des boulangers Art. 3 : les municipalités seront chargées de l’exécution du présent arrêté » (Journal officiel de la République française, n°124 du jeudi 4 mai, p.1, col.1).

2.4. Le décret sur les retenues sur salaires

Fin avril, un autre décret est publié qui ne suscite pas autant de réactions mais dont le contenu nous apparaît tout aussi révolutionnaire. Et comme souvent avec les décrets de la Commune, les considérations préliminaires sont tout aussi importants que le décret lui-même puisqu’elles nous informent sur l’esprit qui préside à leur énonciation. Les décisions prises par décret expriment souvent insistance particulière sur les principes juridiques et sur les principes moraux : « Considérant que certaines administrations ont mis en usage le système des amendes ou des retenues sur les appointements et sur les salaires. Que ces amendes sont infligées souvent sous les plus futiles prétextes et constituent une perte réelle pour l’employé et l’ouvrier. Qu’en droit, rien n’autorise ces prélèvements arbitraires et vexatoires.  Qu’en fait, les amendes déguisent une diminution de salaire et profitent aux intérêts de ceux qui l’imposent. Qu’aucune justice régulière ne préside à ces sortes de punitions, aussi immorales au fond que dans la forme. Sur la proposition de la Commission du travail, de l’industrie et de l’échange. Arrête : art. 1er. Aucune administration privée ou publique ne pourra imposer des amendes ou des retenues aux employés, aux ouvriers dont les appointements, convenus d’avance, doivent être intégralement soldés. Art.2. Toute infraction à cette disposition sera déférée aux tribunaux. Art.3. Toutes les amendes et retenues infligées depuis le 18 mars, sous prétexte de punition, devront être restituées aux ayants droit dans un délai de 15 jours, à partir de la promulgation du présent décret » (Journal officiel de la République française, n°119 du samedi 29 avril, p.1, col.1)

2.5 Décret sur les Monts-de-Piété

Le 1er mai est publié un décret très court à l’article 1er explicite « la liquidation des monts-de-piété est prononcée ». Ici aussi, la justification qui précède la décision est illustrative. Le rapport de la commission du travail et de l’échange, après en avoir fait un historique et un état économique et moral conclut que cet office de bienfaisance fait des opérations usuraires et surtout qu’il faut assurer autrement la subsistance des nécessiteux : « Les prêts sur gages soulagent momentanément les classes laborieuses dans les cas de chômage ou de maladie, cas fréquents, qu’une organisation sociale équitable doit prévoir, et qu’elle a pour mission de prévenir et de soulager effectivement sans en bénéficier. (…) La Commune, par ses institutions sincèrement sociales, par l’appui qu’elle donnera au travail, au crédit et à l’échange, doit tendre à rendre inutile l’institution des monts-de-piété, qui sont une ressource offerte au désordre économique et à la débauche » (Journal officiel de la République française, n°121 du lundi 1er mai, p.1, col.6). Il s’agit d’un décret qui a suscité beaucoup de discussions, essentiellement autour du montant maximal des objets pouvant être repris gratuitement. S’il est souvent dissocié des trois autres décrets (réquisition, travail de nuit, salaire minimum) car il ne touche pas directement à la question des conditions de travail, nous l’intégrons pleinement à notre analyse pour deux raisons principales. Premièrement il est issu de la commission du Travail et fait donc partie de sa réflexion globale. Deuxièmement il fait le lien avec une organisation de la société qui ne doit pas laisser les travailleuses et travailleurs dans le besoin, ce qui sera trois quart de siècle plus tard la fonction de la protection sociale.

2.6. Le décret sur le salaire minimum

Enfin, un dernier décret portant spécifiquement sur le travail sera pris le 12 mai, qui démontre combien les membres de la commission veulent avancer d’une façon volontariste en donnant la préférence aux associations ouvrières sur base de cahiers des charges établis non seulement par un délégué de la commission et l’intendance mais aussi par les chambres syndicales tout en fixant le salaire minimum du travail à la journée. Le décret est comme à chaque fois d’une clarté incisive :

« Paris, le 12 mai, La commune de Paris. Décrète. Art.1er La commission du travail et d’échange est autorisée à réviser les marchés conclus jusqu’à ce jour par la Commune. Art.2 La commission du travail et d’échange demande que les marchés soient directement adjugés aux corporations, et que la préférence leur soit toujours accordée. Art.3 les conditions des cahiers des charges et les prix de soumissions seront fixés par l’intendance, la chambre syndicale de la corporation et une délégation de la commission du travail et d’échange, le délégué et la commission des finances entendus. Art.4 les cahiers des charges, pour toutes les fournitures à faire à l’administration communale, porteront dans les soumissions desdites fournitures les prix minimum du travail à la journée ou à la façon, à accorder aux ouvriers ou ouvrières chargés de ce travail » (Journal officiel de la République française, n°133 du samedi 13 mai, p.1, col.1).

A nouveau, les justifications au décret sont éclairantes. Après un rappel par Frankel de l’arrêté du 4 mai qui a chargé la commission du travail et d’échange d’envoyer des délégués à l’intendance pour examiner les marchés, le rapport de Lazare Levy et Evette est publié. Et il est sévère :

« Il résulte de ceci que le prix déjà si faible de façon sera baissé de près de moitié et que ceux qui feront ce travail ne pourront vivre, de sorte que la Révolution aura amené ceci : que le travail de la Commune pour la garde nationale sera payé beaucoup moins que sous le gouvernement du 4 septembre, et alors on pourra nous dire que la République sociale a fait ce que ceux qui nous assiégent actuellement n’ont pas voulu faire : diminuer les salaires. Car il s’agit de savoir si la Commune veut aider le peuple à vivre par l’aumône ou par le travail (…) Il nous est sensible d’être contraints à faire un rapport si peu en harmonie avec ce que devraient être les actes d’un gouvernement socialiste, et nous constatons avec peine que les exploiteurs qui offrent les plus bas prix sont encore privilégiés. Les associations ouvrières ne peuvent se résoudre à remplir un rôle qui consiste à profiter de la misère publique pour baisser le prix du travail (…) » (Journal officiel de la République française, n°133 du samedi 13 mai, p.2, col.1).

Les principes portés par la Commune doivent être respectés et appliqués selon Frankel : « Il est inutile et immoral d’avoir recours à un intermédiaire qui n’a d’autres fonctions que de prélever un impôt sur la journée des travailleurs qu’il occupe ; c’est continuer l’asservissement des travailleurs par la centralisation du travail entre les mains de l’exploiteur ; c’est continuer les traditions esclavagistes des régimes bourgeois, ennemis acharnés, par intérêt, de toute émancipation de la classe ouvrière. On ne saurait invoquer non plus l’état de nos finances (…) C’est une vérité économique incontestable : l’ouvrier viendra demander à la charité ce que le travail n’aura pu lui procurer ; seul, l’intérêt de l’exploiteur est garanti dans cette affaire (…) » (Journal officiel de la République française, n°133 du samedi 13 mai, p.2, col.2).

Et de conclure par des mots d’une grande importance : «Nous ne devons pas oublier que la révolution du 18 mars a été faite exclusivement par la classe ouvrière. Si nous ne faisons rien pour cette classe, nous qui avons pour principe l’égalité sociale, je ne vois pas la raison d’être de la Commune » (Journal officiel de la République française, n°133 du samedi 13 mai, p.2, col.2).

Ces paroles sont soutenues largement par Malon, Serailler, Arnould, Victor Clément, JB Clément et Begeret. Alors que Jourde dit que l’on ne peut faire une législation qui aurait un effet rétroactif, toujours en se souciant de la légalité, Billioray intervient : « Je voudrai que la Commune n’accordat de travaux qu’aux associations ouvrières. Ce serait le premier pas sérieux fait dans la voie du socialisme ». Il est rejoint par Vésinier : « (…) nous devons abolir l’exploitation. C’est pour cela que je demande que les adjudications de travaux soient faites directement et préférablement aux ouvrières. » (Journal officiel de la République française, n°133 du samedi 13 mai, p.2, col.3). Alors que la proposition générale est approuvée Vésinier vient avec une proposition parlant de réviser et non résilier les marchés passés, relançant la discussion pendant laquelle sera également abordée la question du travail à façon mais surtout où Frankel vient avec une nouvelle proposition, qui ne sera pas retenue :  « Le citoyen Frankel. Je demande qu’on dise que la journée sera de huit heures. » (Journal officiel de la République française, n°133 du samedi 13 mai, p.2, col.3). Nous sommes vingt ans avant la première journée internationale de lutte pour les 8h !

2.7. Le rôle de l’Union des femmes

Nous avons déjà mentionné l’appel effectué par la commission et la volonté d’intégrer pleinement les travailleuses au processus délibératif. Les mesures prises par la commission du travail s’appuieront pour leur application sur l’Union des femmes. Fin avril trois de ses dirigeantes, Elisabeth Dmitrieff, Aline Jacquier et Nathalie Le Mel sont appelées à la commission d’enquête et d’organisation du travail. Elles y plaidèrent pour obtenir de la part des différentes municipalités les fonds nécessaires à la mise en place d’ateliers coopératifs organisée par elles conformément à une résolution prise peu avant. Les comités féminins de quartier avaient en effet rapidement recensé les chômeurs par métier et les ateliers abandonnés. Un décret officialisera cette mission. Le 17 mai, le comité central de l’Union des femmes lance un « appel aux ouvrières » co-signé par Frankel (Kerbaul, 2021, pp.82-91, Chuzeville, 2021, p.65) qui apporte donc le soutien et le poids de la commission.

3. Conclusions

Comme nous avons pu le voir, la Commune, en particulier via la Commission du travail et de l’échange, a mis en place de nombreuses initiatives qui répondaient directement aux préoccupations des travailleurs de Paris et concrétisaient d’anciennes revendications. Le bilan général peut paraître relativement réduit : « La création de bourses publiques du travail se fit bien au niveau des mairies d’arrondissement mais ne produisit guère d’effets notables (…). L’appropriation ouvrière des ateliers abandonnés ne se fit qu’au compte-gouttes puisque dix syndicats seulement purent s’investir dans ce projet de recensement et de remise en route de la production : les bijoutiers, les boulonniers-cloutiers, les chaudronniers, les cuirs et peaux, les ébénistes, les fondeurs en suif, les mécaniciens, les serruriers en bâtiment, les tailleurs et coupeurs-tailleurs et les tapissiers, auxquels il faut ajouter l’Union des femmes. La commission d’enquête et d’organisation ne put se mettre au travail que le 18 mai 1871 et, in fine, un seul atelier fut confisqué, la fonderie Brosse dans le XVe arrondissement. » (Dupeyron, 2021, p.342). Mais il faut toujours garder à l’esprit que dans les faits, ce bilan est réalisé dans un temps très limité entre le 28 mars, proclamation de la Commune suite aux élections du 26 mars, suivi de l’instauration de ses instances, et le 21 mai, début de la semaine sanglante. Par ailleurs, l’augmentation importante du nombre de chambres syndicales ouvrières témoigne de la dynamique autour de la question du travail. Rappelons également  que, si nous avons souligné la présence et l’importance des membres de l’AIT, le Manifeste du Parti Communiste, rédigé en 1848, n’avait toujours pas été traduit et publié dans son intégralité en 1871. La première traduction partielle du Capital n’a été publiée qu’en 1872 tandis que la traduction complète du Manifeste dut attendre 1895. De ce point de vue, il faut constater que le caractère « prolétarien » du mouvement n’a pas pu se déterminer à partir de concepts marxistes totalement inconnus du mouvement ouvrier français en 1871. (Dupeyron, 2021, p.123).

Malgré tout cela, la Commune a promulgué des décrets novateurs et en ce sens profondément révolutionnaire. Après avoir subi une répression sanglante, suivi d’une longue période de recomposition politique, il faudra attendre de très nombreuses années avant que le mouvement ouvrier soit à nouveau en capacité de concrétiser des revendications sociales.  Mais au-delà de ce constat historique, constatons aussi combien les principes qui guidaient ces revendications sociales sont encore d’une brulante actualité. Comment ne pas voir aujourd’hui la nécessité pour un Etat d’intervenir dans les questions sociales afin d’y rétablir la justice sociale, l’inverse du laisser-faire néo-libéral. Comment ne pas entendre l’actualité des paroles de Vermorel lorsqu’il dit « Je ne m’étonne pas que les patrons réclament contre lui ; il en sera de même toutes les fois que nous toucherons à un de leurs privilèges, mais nous ne devons pas nous en inquiéter ». Ou d’un Martelet, signalant qu’il ne faut pas « nous embarrasser des patrons (… et ne pas subordonner) les intérêts du socialisme a des questions secondaires » ? Bien entendu, quand on évoque l’arrivée de la gauche au pouvoir, comment ne pas avoir à l’esprit ce que Léo Frankel énonce en disant qu’il ne faut pas « invoquer l’état de nos finances », alors que cela pose aussi la question d’aller chercher les ressoruces financières, là où elles se trouvent. A l’époque, ce débat a été menée dans le plus grand respect de la légalité, avec le refus de s’accaparer les réserves de la Banque de France, qui avaient été transférées à Versailles (Toussaint, 2021).

Je terminerai ce bref aperçu historique par cette phrase, toujours de Frankel : « Si nous ne faisons rien pour cette classe (la classe laborieuse ndlr), nous qui avons pour principe l’égalité sociale, je ne vois pas la raison d’être de la Commune », ce qui de manière actualisée pourrait donner ceci en parlant de la social-démocratie et des partis se disant progressiste et/ou de gauche : «  si nous ne faisons rien pour les classes dominées, nous qui avons pour principe l’égalité sociale, je ne vois pas la raison d’être au pouvoir ».

 

 

Sources et références bibliographiques

Journal officiel de la République française, 20 mars – 24 mai 1871, édition du matin. Collection de l’auteur.

Bantigny, L (2021), La Commune au présent. Une correspondance par-delà le temps, La Découverte, Paris.

César, M et Godineau, L. (sous la direction de) (2019), La Commune de 1871. Une relecture, Créaphis.

Chuzeville, J. Léo Frankel (2021). Communard sans frontières, Libertalia, Montreuil.

Cordillot, M. (sous la coordination de) (2020), La Commune de Paris 1871. Les acteurs, l’événement, les lieux, Editions de l’Atelier, Paris.

Deluermoz, Q. (2020), Commune(s) 1870-1871. Une traversée des mondes au XIXe siècle, Seuil, Paris.

Dupeyron, J-F (2021), Commun-Commune (1871), Kimé, Paris.

Fournier, E (2013), La Commune n’est pas morte. Les usages politiques du passé de 1871 à nos jours, libertalia, Paris, 2013

Kerbaul, E (2021), Nathalie Le Mel. Une Bretonne révolutionnaire et féministe, Le temps des cerises, Montreuil.

Martelli, R (2021), Commune 1871. La révolution impromptue, Arcane.

Toussaint, E (2021), La Commune de Paris, la banque et la dette paru le 18 mars 2021 en ligne sur le site  www.cadtm.org

 

* Historien, administrateur de l’Institut d’Histoire Ouvrière et Syndicale (IHOeS) et secrétaire politique du Syndicat des Employés, Techniciens et Cadres (FGTB) de la province de Liège (45 000 affilié.e.s)

[1] C’est par ce terme issus de la révolution française référence, avec 1848, incontournable des révolutionnaires de 1871 que les membres de la Commune se désignaient. Communard·es, même si communément admis et utilisé, étant plus un terme utilisé par les adversaires. Ludivine Bantigny (Bantigny, 2021) utilisant elle le terme de Communeuses et Communeux, que l’on retrouve également dans les écrits des participant·es.

[2] Pour des notices biographiques des membres de la Commune on consultera le livre coordonné par Michel Cordillot, La Commune de Paris 1871 que l’on peut compléter par les notices en ligne sur le site du dictionnaire du mouvement ouvrier et social www.maitron.fr

 

 

 

 

 

 

Le travail du sexe pendant la pandémie

Alex J. Nelson, Yeon Jung Yu, Bronwyn McBride

L’expression “travail essentiel” a été adoptée par les gouvernements du monde entier pour désigner les professions sans lesquelles les besoins fondamentaux des citoyens ne peuvent prétendument pas être satisfaits. À ce jour, aucun gouvernement n’a considéré le travail des travailleurs du sexe comme essentiel, même dans les sociétés où les services sexuels sont décriminalisés ou légalisés. Alors que de nombreuses professions jugées essentielles sont vécues comme dégradantes, mal rémunérées ou insuffisamment flexibles, le travail du sexe reste une profession attrayante pour de nombreux hommes, femmes et personnes de genre différent qui n’ont pas accès à des opportunités de travail moins stigmatisées ou qui trouvent que la stigmatisation du travail du sexe est compensée par d’autres avantages. Dans cet essai, en tant que chercheurs ayant plus de deux décennies d’expérience combinée dans l’étude du commerce sexuel, nous donnons un aperçu de la manière dont les travailleurs du sexe s’adaptent à la pandémie actuelle de COVID-19, de la manière dont ils sont traités par les gouvernements et les clients en quarantaine, et de ce que la pandémie peut nous apprendre sur la manière de répondre aux besoins essentiels des travailleurs du sexe. Notre récit s’appuie non seulement sur les rapports des médias, mais aussi sur nos observations et nos communications personnelles ayant suivi l’industrie du sexe au cours de l’année écoulée.

La transition vers le sexe virtuel

Pendant la pandémie, les acteur·ice·s pornographiques, les escortes, les danseur·se·s de bar et les dominatrices professionnelles – du moins celleux qui ont accès à Internet et à un espace de travail privé – se tournent vers les services sexuels virtuels. Il existe un vaste éventail de plateformes pour toutes les formes d’intimité virtuelle, y compris des moyens antérieurs à Internet comme le sexe par téléphone et les premiers modes Internet comme le sexting. Cependant, les deux principaux moyens de créer une intimité sexuelle commerciale en ligne sont le camming (c’est-à-dire la performance érotique par vidéo en direct) et la vente de vidéos et d’images pornographiques ou érotiques réalisées par soi-même sur des plateformes tierces. La majorité des mannequins de webcam sont concentré·e·s aux États-Unis, en Europe et en Colombie, et iels font la promotion de leurs services et cultivent leurs personnalités sur des sites web de médias sociaux grand public comme Twitter, Instagram et Snapchat (Jones 2020).

Après le début de la pandémie, les plateformes de mannequinat par webcam et les services de photos et de vidéos érotiques par abonnement ont commencé à enregistrer de fortes augmentations de trafic d’utilisation. Au cours d’une semaine en mai 2020, nous avons constaté une augmentation de 22 % des heures de streaming des modèles sur un site populaire de webcamming. Environ la moitié de cette augmentation reflétait de nouveaux fournisseur·se·s de contenu, tandis que l’autre moitié reflétait des modèles faisant du streaming pendant des heures supplémentaires par rapport à une analyse similaire que nous avons réalisée en août 2019. D’autres plateformes de camming ont confirmé des augmentations encore plus importantes des inscriptions, certaines atteignant 75 %. La transition vers le travail virtuel peut également être observée parmi les travailleurs du sexe sur Twitter, car les escortes et les danseuses exotiques passent au camming et/ou à la création de contenu érotique en postant des liens vers de nouveaux services d’abonnement à leurs suiveurs sur les médias sociaux.

L’anxiété accrue, la solitude et le désir de connexion humaine, exacerbés par les mesures de distanciation sociale, ont créé un environnement idéal pour le développement du travail du sexe en ligne et une clientèle élargie pour les services et produits érotiques interactifs. D’après nos communications avec des travailleurs du sexe en ligne et nos observations des messages sur les médias sociaux au cours des derniers mois, nous avons appris que, en réponse à la croissance du marché et à la concurrence accrue, certains modèles de webcam et artistes érotiques qui pratiquaient le travail sexuel virtuel bien avant la pandémie ont augmenté leurs heures de travail afin de pouvoir maintenir leurs revenus. D’autres travailleurs nous ont dit qu’ils avaient augmenté leurs heures de travail pour tirer parti de la demande plus forte que jamais de services en ligne, ou pour compenser la perte de revenus en dehors de l’industrie du sexe due à la pandémie. Même si la concurrence accrue et les heures de travail plus longues posent des problèmes à tous les mannequins, les mannequins expérimentés dont la réputation est établie et qui ont une clientèle régulière s’en sortiront mieux que les nouveaux venus qui commencent seulement à se construire une image de marque. Bien qu’il puisse y avoir une augmentation de la demande globale, les clients potentiels sont également soumis au fardeau financier de la pandémie et ne dépenseraient pas autant pour le sexe commercial qu’avant COVID-19.

Le passage au travail virtuel n’est cependant pas une option pour tous les travailleurs du sexe, car il nécessite généralement une connexion Internet à haut débit, une webcam ou un équipement de tournage et, surtout, un espace privé pour travailler. Nos observations de la sphère du travail du sexe en ligne et des paramètres des plateformes de contenu érotique montrent que certains travailleurs du sexe en personne disposant d’une clientèle bien établie ont pu passer au travail virtuel, soit en s’appuyant sur leurs clients existants, soit en tirant parti de leur clientèle sur les médias sociaux. En revanche, les personnes qui n’avaient pas encore établi de présence en ligne ou qui pratiquaient des formes de travail du sexe qui n’en nécessitaient pas (comme les travailleurs des salons de massage et les travailleurs de rue) n’avaient souvent pas le temps, les connaissances et la constance nécessaires pour développer et commercialiser efficacement leurs personnages en ligne. Ces travailleurs sont également susceptibles de ne pas avoir suffisamment d’économies pour faire face aux mois au revenu minimal qu’entraînerait une période de transition, ce qui a conduit certains d’entre eux à continuer d’offrir des services sexuels en personne malgré les risques potentiels présentés par COVID-19.

Si la demande de rencontres en personne a diminué dans le monde entier en raison des confinements et des restrictions de voyage, les travailleurs du sexe continuent de recevoir des demandes de clients. Certaines escortes qui ont choisi (et ont eu la possibilité) de cesser de travailler pendant la pandémie font état de pressions exercées par les clients pour qu’ils continuent à les voir en personne ; celles qui ont peu de clients réguliers peuvent estimer qu’il est nécessaire de voir ces clients pour éviter de perdre leur fidélité. D’autres travailleurs du sexe trouvent des moyens créatifs de continuer à offrir des services en personne en toute sécurité. Des employés de bordels australiens ont suggéré que les risques sanitaires liés à l’offre de services en personne pourraient être gérés par des précautions telles que l’utilisation de désinfectant pour les mains, l’instauration de contrôles de température et l’interdiction des rapports sexuels collectifs et oraux. D’autres propriétaires de commerces pour adultes ont développé des moyens d’offrir leurs services tout en se distanciant physiquement.

Réponses réglementaires aux transitions dans le commerce du sexe

Alors que les gouvernements et les citoyens se débattent avec la question de savoir comment et quand reprendre l’activité publique, l’inclusion des travailleurs et des entreprises du sexe dans les plans de réouverture et les mesures de secours a varié. En Suisse, où le travail du sexe est légal, il a été autorisé à reprendre le 6 juin, de même que les cinémas, les boîtes de nuit et les piscines publiques, alors que les sports et autres activités supposant un contact « proche et continu » sont restés interdits. En revanche, les travailleurs des maisons closes et les escortes indépendantes en Nouvelle-Zélande et aux Pays-Bas ont dû attendre les dernières étapes de la réouverture. À l’heure où nous écrivons ces lignes (novembre 2020), d’autres pays, comme l’Australie, n’ont pas encore précisé quand et comment les prestataires de services sexuels seront autorisés à poursuivre leurs activités. Une telle incertitude ajoute à l’anxiété des travailleurs du sexe et les empêche de planifier financièrement ou de déterminer les risques et les avantages d’opérer en violation des ordres de fermeture.

D’autres protocoles de pandémie ont eu des conséquences inattendues qui posent des problèmes particuliers aux travailleurs du sexe et à leurs clients. En Corée du Sud, par exemple, où le programme national de traçage des contrats s’est avéré efficace dans l’ensemble, le manque de discrétion qu’il offre a engendré des problèmes pour les travailleurs du sexe et les clients réticents à rendre compte de tous les endroits où ils sont allés par crainte d’être découverts pour leur participation à des activités stigmatisées. S’ils sont testés positifs au COVID-19, les détails des endroits qu’ils ont visités seront rendus publics. Même sans informations d’identification personnelle, il est possible que la famille, les amis ou les collègues de travail soient en mesure de reconstituer le lien entre les clients ou les travailleurs et l’industrie du sexe grâce à l’historique de leur localisation diffusée, qui est fournie par des applications dans des annonces de patients locaux du COVID-19. Certains gouvernements locaux de Corée du Sud ont également utilisé le coronavirus comme prétexte pour réprimer les lieux de prostitution comme les maisons closes et pour fermer définitivement les quartiers chauds. Une proposition similaire avancée en Inde sous le prétexte de réduire la propagation du virus a été critiquée par les travailleurs du sexe, les militants et les organisations communautaires, car il a été démontré qu’une telle approche renforcerait la stigmatisation et la violence à l’encontre des travailleurs du sexe en les poussant les services qu’ils fournissent dans la clandestinité.

L’accès des travailleurs du sexe à l’aide d’urgence varie également d’un pays à l’autre. Au Mexique, au Japon, en Thaïlande, au Bangladesh et en France, les travailleurs du sexe ont reçu de l’aide de la part du gouvernement pendant la période d’isolement due au coronavirus, mais seulement après un plaidoyer de la part des militants des droits des travailleurs du sexe et de leurs alliés. Aux États-Unis, des entreprises pour adultes ont dû intenter des procès pour avoir accès à des prêts en raison de la discrimination exercée par les bureaux d’affaires. Dans d’autres pays, l’accès à l’aide dépend du fait qu’un·e travailleur·se du sexe se soit enregistré·e ou non, ce qui exclut ceux qui ne l’ont pas fait par crainte d’être repérés par la société ou d’avoir une trace permanente de leur travail criminalisé. En Allemagne, de nombreux travailleurs du sexe ont été exclus de l’aide en raison de leur statut de travailleurs indépendants plutôt que de salariés. Dans le monde entier, les travailleurs du sexe transgenres, qui sont confrontés à l’exclusion sociale et professionnelle en raison de leurs multiples identités marginalisées et qui sont souvent moins bien rémunérés que les femmes cis, ont été encore plus désavantagés pendant la pandémie.

Adaptation flexible en marge de la loi

Alors que la pandémie de COVID-19 a posé de nouveaux difficultés aux travailleuses et travailleurs de l’industrie du sexe qui ont du·es s’adapter aux changements de politique entraînés par la pandémie, tout comme ils et elles l’ont fait avec des épidémies précédentes comme le VIH. Étant donné que le travail du sexe est criminalisé dans la plupart des pays et n’est pas considéré comme un travail légitime, la plupart des systèmes d’assistance sociale excluent les travailleurs du sexe.

Les organisations mondiales de défense des droits des travailleurs du sexe doivent donc trouver des moyens novateurs de compenser l’insuffisance de l’aide publique. Par exemple, de nombreuses organisations aux États-Unis et au Canada ont mis en place des fonds communautaires d’aide d’urgence pour fournir un filet de sécurité financière à leurs membres les plus marginalisés ; certaines ont également apporté un soutien direct aux personnes en situation d’urgence grâce à des initiatives de crowdfunding en ligne. Des formes informelles d’aide mutuelle et de distribution de ressources communautaires ont également été mises en place hors ligne entre les travailleurs du sexe à un niveau local.

Au-delà de la mise en place d’un filet de sécurité financière, les travailleurs du sexe ont créé des espaces communautaires en ligne et hors ligne pour accéder à un soutien émotionnel afin de faire face à l’insécurité engendrée par la pandémie.

Des travailleurs du sexe expérimentés ont fourni aux nouveaux venus des conseils sur la transition vers le travail du sexe en ligne. D’autres ont exploité les espaces en ligne pour organiser des événements et des spectacles virtuels en direct afin de sensibiliser à une législation qui porte atteinte à la sécurité des travailleurs du sexe. Bien que le travail du sexe ne soit pas considéré comme essentiel par les gouvernements du monde entier, les travailleurs et l’industrie dans son ensemble continuent de s’adapter au contexte de la pandémie, tout comme les formes sanctionnées de travail essentiel ont été forcées de le faire. Le COVID- 19 a exacerbé la précarité du travail du sexe, mettant en évidence le besoin urgent de reconnaître le travail du sexe comme un travail légitime et, ainsi, de préserver la sécurité et la stabilité économique des travailleurs du sexe. La pandémie représente une occasion de reconsidérer des lois et politiques existantes, qui excluent activement les travailleurs du sexe et d’autres travailleurs informels, précaires et criminalisés des filets de sécurité sociale de l’État, et de faire respecter leurs droits du travail et leurs droits humains.

 

Biographies des auteurs

Alex Nelson est anthropologue culturel et professeur adjoint au département d’anthropologie de l’Appalachian State University. Depuis 2013, il travaille avec Kathryn Hausbeck Korgan et Antoinette Izzo sur le projet Erotic Entrepreneurs, une étude des stratégies commerciales des escortes érotiques aux États-Unis. Il contribue également au projet Virtual Sexual Economies, qui examine les stratégies commerciales des modèles de webcam pour adultes et les inégalités raciales dans l’industrie de la webcam.

Yeon Jung Yu est une anthropologue sociale et médicale ayant une formation en santé publique, en études sur les femmes et le genre, et en études est-asiatiques. Elle a obtenu son doctorat à l’université de Stanford et est actuellement professeur adjoint à l’université Western Washington. Ses recherches et son expérience en matière d’enseignement intègrent une série d’intérêts scientifiques, notamment la migration des travailleurs, le VIH/SIDA, la stigmatisation sociale, les populations marginalisées et les réseaux sociaux. Ses travaux s’appuient sur des recherches approfondies menées sur le terrain auprès de femmes migrantes “cachées”, de la campagne à la ville, travaillant dans le commerce du sexe dans la Chine contemporaine.

Bronwyn McBride est boursière postdoctorale au Centre pour l’équité en matière de santé sexuelle et de genre à Vancouver, au Canada. Elle a terminé son doctorat en juillet 2020 grâce à une bourse de doctorat des Instituts de recherche en santé du Canada.

Health Research Doctoral Award ; sa recherche doctorale a évalué l’impact des lois canadiennes sur le travail du sexe en fin de vie et des politiques d’immigration sur les conditions de travail et les droits de l’homme parmi les travailleurs du sexe en intérieur et im/migrants à Vancouver.

Référence

Jones, Angela. 2020. Camming : Money, Power, and Pleasure in the Sex Work Industry. New York : New York University Press.

Traduction : Stephen Bouquin et Meike Brodersen

Publié sous licence libre par la Society for the Anthropology of Work

Doi 10.21428/1d6be30e.3c1f26b7

 

 

Périphéries: la part du travail dans la production de l’espace

Appel à contribution pour le dossier n°27

Coordination José Calderon (MCF Université de Lille, Clersé – CNRS)

Depuis quarante ans, la réorganisation mondiale de la production s’est accélérée, renforçant et reconfigurant la division internationale du travail. Les stratégies de délocalisation et de sous-traitance internationale ont redessiné les fonctions productives des territoires conduisant à une désindustrialisation massive des régions de tradition industrielle. En parallèle, la déstabilisation du pouvoir de l’Etat au profit de nouveaux espaces (districts productifs, pôles d’excellences, métropoles, villes, régions…) capables de capter les flux du capital financier (fonds d’investissement, grandes corporations multinationales…), ont conduit à une concurrence internationale beaucoup plus agressive. Les espaces de production se disputent et se spécialisent dans le contrôle de ressources hiérarchisées et différentielles (flux financiers, flux touristiques, ressources primaires, main-d’œuvre excédentaire…), selon des conditions de régulation très décentralisées et orientées par les logiques de rentabilité. Dans cette course à l’intégration dans la nouvelle division internationale du travail, certaines régions mondiales gagnent, d’autres perdent, et c’est par ailleurs aux échelles infra-nationales que les différenciations s’opèrent le plus nettement.

Les logiques de métropolisation absorbent des ressources (humaines, financières…) et produisent des centres qui, à des échelles diverses (globales, régionales…) polarisent le pouvoir financier, technologique et politique. Le revers de ces grandes métropoles rayonnantes, marchandisées, technologiques, est moins glorieux mais tout aussi spectaculaire : espaces urbains désindustrialisés, villes en déclin démographique, habitats délabrés, usines abandonnées, commerces durablement fermés qui deviennent les lieux communs de millions de personnes, témoins silencieux et symboles même d’une austérité massive.

Face à cette double tendance à la spécialisation et à la métropolisation qui re-spatialise les activités productives et redistribue les populations, Les Mondes du Travail propose d’analyser les conditions de production des espaces périphériques, en questionnant la place que le travail occupe dans cette production. Si le capital façonne sans cesse les territoires qu’il investit, comment sont produits les espaces qu’il délaisse ? Quelles formes d’organisation du travail peut-on attendre, formelles et informelles, selon la diversité des espaces périphériques dont il s’agit (territoires ruraux, grands bassins industriels à l’abandon, villes ouvrières, quartiers populaires incrustés dans les métropoles) ? Comment ces formes d’organisation du travail contribuent-elles à façonner l’espace ? Enfin, à quelles conditions le capital réinvestit ces espaces périphériques ?

Dans certains territoires en « friche » (la Région Wallonne, les Asturies, le Pays de Galles, la Lorraine, le Rust belt aux Etats-Unis, le bassin minier du Nord…) et autres villes anciennement industrielles, la désindustrialisation et le déclin de l’activité économique ont condamné la population à la pauvreté et à l’auto-activation par la mise en place de politiques de retour à l’emploi très coercitives. Mais chômage n’est pas synonyme d’inactivité et moins encore de passivité.  Lieux d’ancrage mais certainement aussi de mobilités, de fabrication de liens de proximité qui reconstruisent la solidarité de classe à travers l’échange et la coopération, d’organisation populaire et de luttes pour la récupération de la mémoire, pour la réappropriation des espaces et des lieux. Espaces dans lesquels des formes économiques orientées vers la subsistance des communautés et des familles (économies informelles, travail de subsistance, autoproduction…) voient aussi certainement le jour. En quoi consistent-elles ? Sur quels supports – qu’ils soient sociaux ou spatiaux – se produisent-elles ? Il s’agit enfin d’organisations et de pratiques économiques qui s’autonomisent en partie des logiques de marché mais qui peuvent aussi être aspirés par les logiques de rentabilité (par exemple, le développement du travail dans les plateformes numériques, la marchandisation des services à la personne…)

En retour, d’autres travaux peuvent questionner les formes que prend et les enjeux que soulève l’absorption progressive d’un territoire populaire par une production industrielle (espaces ruraux dans lesquels se déploie une activité agroindustrielle), logistique (villes ouvrières transformées en hub logistique) ou encore culturelle (muséification du patrimoine industrielle d’une ville ou d’un territoire…). A terme, la nouvelle production s’approprie les fonctions essentielles du territoire, à des degrés divers, canalise les ressources de la ville, réoriente les infrastructures, tout en modifiant la composition sociale de l’unité géographique (migrations, nouvelles formes de ségrégation, transformations de la structure urbaine, problème du logement…). Quelles logiques gouvernent à la régulation de ces espaces ? Quel rôle jouent les pouvoirs publics –partenariats public-privé, zones franches, cession de patrimoine immobilier, production d’infrastructures…- dans cette réappropriation des territoires par le capital ? Quelles formes d’emploi s’y développent ? Quelles nouvelles formes de division du travail apparaissent ? Quels enjeux nouveaux se posent aux populations, quelles mobilisations, quels conflits ?

A titre d’exemple, nous signalons ici une série de thématiques et questionnements possibles qui peuvent être mobilisés:

  • Qu’en est-il des capacités productives des gens après le départ des usines ? Sont-elles annihilées ou se ré-déploient-elles sous d’autres formes ? Peut-on soutenir la thèse de l’émergence d’économies de subsistance dans les pays du Nord ? Quelles circulations du formel à l’informel, du marchand au social, quelles formes d’encastrement entre les différents mondes économiques ? Comment le capital s’accommode, s’approprie-t-il de ces formes économiques ? Quelles relations les pouvoirs publics établissent-ils avec le travail auto-produit ? Quelle pénétration du travail dans les plateformes numériques dans les espaces périphériques ?
  • Comment le travail, dans toutes ses formes, fabrique-t-il concrètement l’espace ? Quel rôle joue l’espace dans le (re)déploiement du travail ? Selon quelles conditions le capital réinvestit les territoires ? Qu’implique pour les territoires et pour les gens qui y vivent le redéveloppement d’activités économiques très spécialisées ? Quelles reconfigurations du travail ? Quels déplacements de populations impliquent-elles, quels nouveaux problèmes apparaissent ?
  • De quelle façon cette production d’espaces périphériques dans les régions du Nord complexifie-t-elle le modèle centre-périphérie dans l’analyse des territoires ? Comment se distribuent les populations au sein des différents espaces ? Existe-t-il des exemples de formes de fabrication populaire –formelles, informelles- des espaces ?

Le dossier accueille des contributions qui s’appuient sur des travaux monographiques, ethnographies, enquêtes comparatives ou réflexions théoriques qui interrogent la réappropriation des espaces relégués par les groupes sociaux subalternes et par le capital.

Les contributions ne peuvent pas excéder 40 000 signes, espaces inclus.

Date de livraison des articles : 31 juillet 2021

Date de parution du numéro : 15 novembre 2021

 Adresse de livraison des fichiers : info@lesmondesdutravail.net

Les mondes du travail à l’échelle planétaire : entre accroissement, recomposition et rébellions

Kim Moody

La classe laborieuse (*) du XXIe siècle est une classe en formation, comme on pouvait s’y attendre dans un monde où le capitalisme n’est devenu universel que récemment. En même temps, Marx lui-même nous rappelait, en parlant du développement des classes en Angleterre où elles s’étaient « le plus classiquement développées », que « même ici, cependant, cette articulation de classe n’émerge pas sous une forme pure » (1). La classe laborieuse, bien sûr, est beaucoup plus large que ceux qui sont salariés à un moment donné. Le fait de se fier uniquement aux chiffres de la population active masque des aspects importants de la vie de la classe laborieuse au sens large, y compris au niveau de sa reproduction sociale. Néanmoins, ceux qui ont un emploi et ceux qui n’en ont pas forment le noyau de la classe laborieuse, autrefois considérée comme un monde masculin, mais aujourd’hui composée pour près de la moitié de femmes. Les limites de taille et de temps de recherche font que cet article se concentre sur les sections employées et quasi employées de cette classe globale. En gardant ces réserves à l’esprit, nous examinerons d’abord la croissance de la main-d’œuvre mondiale de la classe ouvrière au XXIe siècle.

Les forces motrices contemporaines de cette dynamique ont été la mondialisation inégale du capitalisme et la montée simultanée des firmes multinationales après la Seconde Guerre mondiale ; la baisse du taux de profit, qui a commencé à la fin des années 1960, a poussé le capital au-delà de ses anciennes frontières et a provoqué des crises récurrentes ; l’intégration des anciennes économies bureaucratiques « communistes » dans le giron capitaliste ; et, plus récemment, l’approfondissement des chaînes de valeur mondiales (CVM). Ces dernières se développent depuis un certain temps mais, au cours des deux dernières décennies, elles ont façonné la croissance et le changement économiques dans de nombreuses économies en développement, en faisant passer les tâches autrefois non rémunérées de la reproduction, de la production de produits de base et des chaînes d’approvisionnement nationales préexistantes dans la sphère des chaînes de production de valeur du capital multinational. Cela a disloqué certaines industries et certains emplois dans les économies développées, mais a surtout entraîné leur expansion dans de nouveaux domaines. Ainsi, par exemple, bien que la part de la production mondiale dans les pays de l’OCDE ait diminué, les États-Unis et l’UE produisent tous deux fois plus de valeur ajoutée aujourd’hui qu’il y a vingt ou trente ans.

Croissance de la main-d’œuvre

Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), la population active mondiale a augmenté de 25 % entre 2000 et 2019. Les personnes effectuant un travail rémunéré sont passées de 2,6 milliards à 3,3 milliards au cours des deux premières décennies du XXIsiècle, soit également une augmentation de 25 %. Parmi les personnes travaillant (employed au sens de l’OIT), 53 % étaient des salariés, contre 43 % en 1996 ; 34 % étaient considérées comme des travailleurs « à leur propre compte », contre 31 % en 1996 ; 11 % étaient des travailleurs « familiaux », contre 23 % en 1996 ; et 2 % étaient des employeurs, contre 3,4 % cette année-là (2).

Il est évident que même les non-employeurs de ce décompte de l’OIT ne sont pas tous de la classe laborieuse. Beaucoup sont des professionnels salariés ou des cadres de diverses sortes, d’autres sont des propriétaires de petites entreprises, des vendeurs ambulants, etc. Mais on peut dire qu’environ deux tiers, soit un peu plus de deux milliards, des personnes considérées comme employées par l’OIT appartiennent à la classe laborieuse. En même temps, ces travailleurs salariés ne sont pas ceux qui touchent un salaire ou un traitement. Beaucoup de ceux qui sont considérés comme des travailleurs « à leur compte » ou indépendants, ainsi que comme des travailleurs « familiaux », sont en fait enfermés dans la relation capital-travail par le biais des chaînes de valeur avec des sources d’approvisionnement nationales et mondiales élargies qui caractérisent le cycle d’accumulation capitaliste depuis un certain temps. Les travailleurs « à leur compte » ou indépendants sont souvent classés comme tel par les employeurs afin d’éviter les contributions, les impôts, tout en basculant la responsabilité du côté de ces travailleurs.

Les femmes sont beaucoup plus susceptibles que les hommes d’être employées de manière informelle. Cette informalité correspond à une définition légale des travailleurs qui se situent en dehors de la plupart des formes de réglementation étatique de l’emploi. Selon cette définition, la plupart des travailleurs à l’époque de Marx étaient « informels ». Comme le remarque Ursula Huws à propos des diverses formes de travail non rémunéré de reproduction ou de prestation de services individuels « improductifs » (de plus-value), « l’histoire du capitalisme peut être considérée de manière synoptique comme l’histoire de la transformation dynamique de chacun de ces types de travail en un autre, avec [comme Marx l’avait pressenti] l’effet global de faire passer une proportion de plus en plus importante du travail humain dans la catégorie “productive” où il est discipliné par les capitalistes et produit de la valeur pour eux » (3).

Ainsi, la Banque mondiale note que les travailleurs à domicile, qui sont presque exclusivement des femmes, représentent une proportion considérable de la partie inférieure des chaînes de valeur (d’approvisionnement) des entreprises mondiales. En outre, des études sur l’impact de ces chaînes d’approvisionnement montrent qu’une grande partie des travailleurs du secteur informel, classés comme employés « à leur propre compte » ou « familiaux » en Asie du Sud, en Afrique et dans les pays en développement, sont généralement intégrés dans des chaînes de valeur mondiales (4).

Ces chaînes d’approvisionnement dominées par les entreprises ne font pas que relier les économies en développement aux firmes multinationales. Elles reconfigurent l’économie et la main-d’œuvre locales en fonction des besoins de ces entreprises. Même si la majorité des travailleurs d’un pays n’est pas directement liée à une chaîne de valeur de telle ou telle firme, les niveaux d’informalité, les salaires, le rythme de travail et les rapports de genre sont fixés pour l’ensemble des travailleurs par la dynamique et la rapidité des chaînes de valeur mondiales « juste à temps » des multinationales.

Comme le soulignent Bhattacharya et Kesar, la croissance de la production capitaliste en Inde a accru le secteur informel parce qu’il est moins coûteux de s’approvisionner auprès de producteurs de marchandises autrefois insignifiants et de s’occuper des travailleurs domestiques, où les femmes fournissent à la fois un travail (très mal) rémunéré ou en réalisant le travail domestique, de reproduction, non rémunéré ce qui réduit le coût de chaque travailleur. Loin d’être « précapitaliste », cet emploi informel est un produit dérivé de l’universalisation du capitalisme (5).

Le poids des chaînes de valeur mondiales dans le commerce mondial est passé de 45 % au milieu des années 1990 à près de 55 % en 2008, avant de retomber ensuite à environ 50 % (6). Selon les estimations de l’OIT, au cours des deux premières décennies du XXIe siècle, l’emploi dans les transports et les communications a augmenté de 83 %, et celui de la construction de 118 %, plus rapidement que tout autre grand secteur. En termes d’emplois directs, ces secteurs sont composés en grande partie de travailleurs masculins. Néanmoins, un résultat important de la croissance des chaînes de valeur mondiales a été l’augmentation du travail productif des femmes puisqu’elles sont passées de 40 % de la main-d’œuvre employée en 2000 à 49 % en 2019. Dans le secteur manufacturier, qui dépend de ces chaînes de valeur, les femmes sont passées de 41 % à 44 % en 2019 (7).

En outre, de plus en plus de travailleurs ont également été attirés « dans le nœud » des rapports sociaux de production du capital, comme le souligne Ursula Huws, par la marchandisation croissante des services publics et du travail de reproduction sociale, auparavant non rémunéré, c’est-à-dire par l’organisation capitaliste de services auparavant assurés par l’État contre rétribution ou dans le foyer ou la communauté sans rémunération. Un nombre disproportionné de ces travailleurs sont des femmes, qui constituent les deux tiers des travailleurs dans l’éducation, les soins de santé et les services sociaux au niveau mondial (8). Une indication de cette tendance est l’augmentation rapide des « services marchands », qui sont passés de 20 % de l’emploi mondial selon la définition de l’OIT en 1991 à 31 % en 2018. Une autre indication de cette tendance est la diminution des actifs publics en tant que part de la richesse nationale dans tous les principaux pays industrialisés à moins de 10 % pour la plupart d’entre eux (9).

Lorsque l’on examine la recomposition de la classe laborieuse dans les pays de l’OCDE, il est courant de souligner l’augmentation des services et le déclin de la production manufacturée de biens, en supposant que cela équivaut à une réduction quantitative de la classe laborieuse. En fait, la ligne de démarcation entre ces deux secteurs représente un obscurcissement de la façon dont la valeur est créée par la classe laborieuse mondiale dans le capitalisme contemporain. La production de services est également de plus en plus dominée par des firmes géantes impliquées dans les chaînes de valeur mondiales ; sa part dans le commerce de la valeur ajoutée est passée de 31 % en 1980 à 43 % en 2009. Il est important de garder à l’esprit que la production de biens est essentielle à la fourniture de services, et vice versa. Il n’y a pas de services réalisés sans fabrication d’objets et il n’y a pas de biens produits sans l’apport de « services ». Le travail impliqué dans les deux secteurs est supposé produire de la plus-value. La valeur d’usage de la marchandise produite est secondaire. Alors que l’emploi dans le secteur mondial des services a augmenté de 61 % au cours des deux premières décennies du XXIe siècle, la main-d’œuvre industrielle internationale a augmenté de 40 % (10). Cette différence relative de croissance est en partie due à l’augmentation continue de la productivité dans le secteur manufacturier mondial à un rythme plus rapide que l’économie mondiale dans son ensemble, plutôt qu’à une diminution de la production industrielle.

En effet, de 2000 à 2019, ce qui correspond à une période de croissance plutôt modérée, la valeur ajoutée manufacturière mondiale, loin de disparaître, a augmenté de 123 % en dollars courants, soit environ la moitié en termes réels. Dans l’ensemble, contrairement à ce que suggère la notion de société « post-industrielle », la main-d’œuvre manufacturière est passée de 393 millions en 2000 à 460 millions en 2019, tandis que la main-d’œuvre industrielle (fabrication, construction et exploitation minière) est passée de 536 millions à 755 millions au cours de la même période. Cela n’inclut pas les travailleurs des transports, des communications et des services publics, qui sont également essentiels à la production de biens et qui constitueront 226 millions de travailleurs supplémentaires en 2019, contre 116 millions deux décennies plus tôt. Ensemble, ce « noyau » industriel représentait 41 % de la main-d’œuvre non agricole mondiale en 2019 (11). En d’autres termes, les travailleurs industriels du monde, pour emprunter une expression, restent une composante majeure dans la production de valeur et dans la population active. Leur répartition mondiale a toutefois changé.

Dispersion géographique et inégalités

La croissance de la production mondiale et, par conséquent, de la main-d’œuvre ouvrière, n’a cependant pas été répartie de manière égale sur la planète. Alors que les pays de l’OCDE produisent toujours la plus grande part de la valeur ajoutée manufacturière (VAM), les pays en développement ont vu leur part augmenter de 18 % en 1990 à environ 40 % en 2019, tandis que celle des pays anciennement industrialisés est passée de 79 % à 55 % au cours de cette même période. La part de l’UE est passée de 33 % de la production mondiale de VAM en 1990 à 22 % en 2018, tandis que celle de l’Asie est passée de 24 % à 37 % au cours de cette période. La Chine, à elle seule, est passée d’environ 5 % de la production mondiale de VAM en 2000 à 20 % en 2018.

Récemment, une grande partie de l’augmentation de la part de l’Asie dans la VAM est allée à 4 pays seulement : Chine, Inde, Indonésie et Corée du Sud. L’emploi a suivi le mouvement, la part des pays industrialisés dans l’emploi manufacturier passant de 30 % en 1991 à 18 % en 2018 (12). Au XXIe siècle, la croissance du travail « informel », celle de la production de biens et le rôle croissant des femmes dans ces deux domaines se sont produits principalement dans le monde en développement.

Dans le même temps, les bouleversements économiques, politiques et liés à la guerre, ainsi que les dépossessions, ont entraîné une augmentation de la population migrante internationale. Le nombre de personnes vivant en dehors de leur pays d’origine est passé de 173 millions en 2000 à 271 millions en 2019, soit une augmentation de 57 %. La plupart de ces migrants sont en âge de travailler, et 48 %, soit près de la moitié, sont des femmes. Environ 111 millions de personnes ont été classées par l’Organisation internationale pour les migrations comme travailleurs migrants en 2017, ce qui correspond à des transferts de fonds vers leur pays d’origine de 689 milliards de dollars en 2018 (13). Au moins un demi-milliard de personnes perçoivent ces transferts de fonds, contribuant ainsi de manière significative à la reproduction sociale de la classe laborieuse mondiale et réduisant par la même occasion le coût du travail pour le capital international. Comme l’ont souligné Ferguson et McNally, en négligeant le rôle de la migration laborieuse, on « perd de vue les processus internationaux de dépossession et d’accumulation primitive qui, entre autres choses, génèrent des réserves mondiales de main-d’œuvre dont les mouvements transfrontaliers sont au cœur de la production et de la reproduction mondiales du capital et de la main-d’œuvre ». Ainsi, 111 millions de travailleurs supplémentaires entrent et sortent des chiffres statiques de l’OIT sur l’emploi et le processus de formation des classes, en particulier dans les centres de production importants comme les États-Unis, l’Europe et le Moyen-Orient (14).

Le capital dans son ensemble s’est extrêmement bien tiré d’affaire grâce aux réorganisations géographiques, aux progrès technologiques, à la réorganisation de la production et du procès de travail, et même aux crises du système dans sa globalité. Dans l’ensemble, dans la plupart des économies développées et en développement, que les salaires réels aient baissé ou augmenté, la part des revenus du travail dans le PIB a diminué à partir du milieu des années 1970, avec des oscillations, jusqu’en 2019. Par conséquent, la part du capital a augmenté. À titre d’indication, la part du revenu national des 10 % les plus riches a augmenté, tandis que celle des 50 % les plus pauvres a diminué, dans toutes les grandes économies (15). La pauvreté reste une caractéristique centrale du travail dans les pays en développement, malgré les affirmations de sa réduction qui a été obtenue en réalité en manipulant la définition de la pauvreté (NdT). Même en Europe, autrefois le summum de l’État-providence, l’économiste social-démocrate Wolfgang Streeck note que « ce qui suit analysera la trajectoire de la politique sociale européenne sur la longue durée, en montrant qu’elle a muté d’un État-providence social-démocrate fédéral en un programme d’ajustements compétitifs orienté sur les marchés mondiaux » (16). Autrement dit, la classe laborieuse a perdu partout.

Une grande partie de cette inégalité accrue est due au déclin relatif des syndicats et à la stagnation des salaires qui s’en est suivie dans les économies développées, à l’augmentation continue de la productivité manufacturière dans le monde entier et à l’incorporation croissante des travailleurs à bas salaires, formels et informels, des pays en développement dans les systèmes de production mondiaux. Ces tendances ont contribué à l’augmentation des taux d’exploitation partout dans le monde. Comme l’affirme l’économiste politique Anwar Shaikh, « le degré global d’inégalité des revenus repose en fin de compte sur le rapport entre les bénéfices et les salaires, c’est-à-dire sur la répartition de la valeur ajoutée » (17). Pour renforcer ce rapport à la faveur du capital, des méthodes avancées de surveillance, de mesure, de quantification et de normalisation du travail ont été mises en place, qui ont finalement eu un impact sur les travailleurs partout dans le monde.

Technologie et contrôle du travail

Pour des centaines de millions de travailleurs à travers le monde, le travail reste avant tout un effort physique épuisant, apparemment éloigné du régime de haute technologie de l’automatisation et de la gestion numérique qui en est venu à intensifier le travail. Cependant, peu importe où et comment un travailleur est employé, la rapidité d’exécution et l’intensité des efforts sont déterminés par la mesure et la direction numérique du travail tout au long des vastes corridors des « juste-à-temps » du capital qui s’étendent maintenant à travers le monde.

Ce qui a le plus changé dans la nature du travail au cours des deux dernières décennies est le degré, la pénétration et l’application des technologies numériques qui contrôlent, quantifient, normalisent, modularisent, suivent et dirigent le travail des individus et des équipes (18). Ces technologies s’appuient sur les efforts du taylorisme et de la lean production pour quantifier, fragmenter, normaliser et ainsi contrôler le travail individuel et collectif, quel que soit le produit ou le service qu’il produit. La numérisation d’une grande partie des technologies mobilisées dans le cadre du travail permet de mesurer et de décomposer le travail en nanosecondes, par opposition aux minutes et aux secondes de Taylor, et d’obtenir une précision absente de la simple élimination des temps morts via le management par le stress que l’on retrouve dans la lean production. Cela signifie également que chaque aspect du travail est désormais quantifié. La simplification par la quantification permet la rapidité, et la rapidité exige la quantification. Le stress peut être mesuré, mais pas l’émotion, les effets de la formation professionnelle ou les compétences tacites de tous les travailleurs.

Tout cela s’applique aux services déjà transformés au XXsiècle, passant du service domestique et des travaux effectués par des artisans locaux ou des petites entreprises à des fournisseurs d’entreprises, puis réorganisés selon des principes du lean management, et maintenant pilotés numériquement – des centres d’appel aux hôtels en passant par l’entretien des bâtiments. La quantification numérique s’applique également aux activités professionnelles dans des domaines tels que les soins de santé et l’éducation. Les données sont recueillies au cours de l’exercice de la prestation de travail pour être utilisées ensuite contre leur profession, ce qui est tout aussi vrai dans une usine ou un entrepôt. Ainsi, les enseignants sont mesurés par les notes des étudiants (prétendument le produit de l’enseignant) à partir de tests standardisés basés sur des « connaissances standardisées qu’ils sont obligés d’enseigner pour tester ». Pendant ce temps, les infirmières des hôpitaux peuvent être suivies par GPS et dirigées par des systèmes algorithmiques d’aide à la décision clinique qui recommandent des traitements standardisés. Ainsi, le personnel infirmier pourra être remplacé par des travailleurs moins qualifiés et moins coûteux effectuant des tâches standardisées. Étant donné qu’il s’agit principalement de travailleuses effectuant un « travail émotionnel », le contenu émotionnel du travail est considéré comme une gratification non reconnue par le capital – l’aspect non rémunéré du travail de reproduction sociale qui est effectué au travail plutôt que dans la sphère domestique (19).

Ce n’est pas pour rien qu’Amazon est l’exemple le plus cité de travailleurs dirigés à l’aide du numérique. Une étude récente d’un centre d’épanouissement Amazon en Californie décrit le contexte dans lequel les employés travaillent : « Afin de chorégraphier le ballet brutal qui s’ensuit lorsqu’un consommateur clique sur “passez votre commande” pour une livraison le lendemain sur Amazon Prime, la compagnie met à profit ses prouesses algorithmiques et techniques au sein de son vaste réseau de communication et de technologie numérique, de ses entrepôts et de ses machines, en “flexibilisant” numériquement sa main-d’œuvre en fonction des fluctuations de la demande des consommateurs. » Dans des installations identiques à travers le monde, le travail lui-même est guidé par des scanners et des ordinateurs de poche ou de poignet qui suivent, chronomètrent et guident les travailleurs vers le bon produit. Les travailleurs ont droit à 30 minutes de temps « hors tâche », c’est-à-dire de temps où ils ne sont pas en mouvement. En outre, ils sont poussés à des cadences élevées par des robots Kiva qui effectuent également le ramassage des produits dans les rayonnages (20). On observe la même tendance partout, à moins que la résistance des travailleurs ne la freine.

Une autre dimension de la technologie actuelle sur le lieu de travail est rarement mentionnée : tout comme la main-d’œuvre mondiale, celle des entrepôts d’Amazon est multiraciale et multinationale. Comme l’a souligné la vague internationale de manifestations de Black Lives Matter en juillet 2020, la racialisation et le racisme, bien qu’ils soient particulièrement enracinés aux États-Unis, sont présents dans le monde entier et y sont ancrés depuis l’époque de l’esclavage et du colonialisme. Le racisme sous le capitalisme n’est pas seulement un moyen de diviser la classe laborieuse, mais aussi d’imposer une condition subalterne aux groupes raciaux ou ethniques dont les « opportunités dans la vie » sont restreintes par des barrières raciales ou ethniques. C’est une force dans la formation de classe. C’est pourquoi les Afro-Américains appartiennent de manière disproportionnée à la classe laborieuse en étant des travailleurs pauvres. Le capitalisme a peut-être hérité du racisme de l’époque de l’esclavage et de la conquête coloniale, mais il a également divisé le travail et les travailleurs sur des bases raciales, ethniques, sexuelles et nationales inégales pendant des générations (21). Comme les pratiques managériales en général, la technologie classe les travailleurs par professions, rangs, compétences, attitudes, etc. et porte les marques de cet héritage.

L’intelligence artificielle (IA) et les algorithmes sont programmés par des êtres humains élevés dans ce contexte historique, qui possèdent le plus souvent un grand nombre de ses hypothèses séculaires, souvent inconscientes, tout en utilisant des données nécessairement fondées sur le passé. Comme l’a constaté un analyste : « Le passé est un lieu très raciste. Et nous n’avons que des données du passé pour former l’intelligence artificielle » (22). L’argument d’un mathématicien concernant les résultats raciaux des programmes d’IA utilisés par la police pour « prédire » les zones à forte criminalité s’applique à tous les aspects de la vie : les données raciales biaisées « créent une boucle de rétroaction pernicieuse » qui renforce les stéréotypes raciaux et, par conséquent, l’affectation des travailleurs et la distribution inégale des « opportunités de vie » raciales (23).

L’un des exemples les plus scandaleux est celui de la technologie de reconnaissance faciale, utilisée par les employeurs et les services de police, qui ne parvient pas à distinguer les individus au teint sombre les uns des autres (24). Ce n’est guère un hasard si la plupart des travailleurs surmenés et mal payés de cet entrepôt californien d’Amazon sont latinos ou noirs. Le racisme, après tout, est l’une des armes de la lutte des classes du capital, désormais intégrée dans sa technologie. Il en va de même pour le genre et le sexisme. Par exemple, les Clinical Support Decision Systems ou systèmes de décision clinique imposés aux infirmières sont basés sur des études cliniques qui « excluaient systématiquement les femmes et les minorités » (25)…

Le travail et le contrôle des corridors du capital

La technologie, les modèles d’emploi et les flux de biens, de services et de capitaux qui caractérisent la production nationale et façonnent le monde du travail reposent à leur tour sur une infrastructure matérielle internationale de plus en plus importante pour la circulation des produits et de la valeur dans le monde entier. Ces corridors matériels du capital sont principalement constitués de routes, de rails, de voies de navigation, de ports, de pipelines, d’aéroports et d’entrepôts traditionnels. Mais ils comprennent maintenant d’énormes grappes logistiques urbaines d’installations et de main-d’œuvre, des kilomètres de câbles à fibres optiques qui ne sont utilisés à grande échelle que depuis la fin des années 1990, des centres de données dont les applications sont encore plus récentes et des entrepôts reconfigurés pour le mouvement plutôt que pour le stockage et transformés par la technologie. Cette infrastructure essentiellement intégrée est créée par le travail de millions de personnes qui la construisent et l’entretiennent, et dépend de lui. Si la technologie impose des contrôles, la dépendance de l’infrastructure à l’égard d’apports continus de main-d’œuvre donne aux travailleurs leur propre contrôle potentiel – la capacité de ralentir ou d’arrêter le mouvement incessant de la valeur du capital et, par conséquent, le processus d’accumulation.

Rappelons que Marx voyait le transport et les communications comme faisant partie du secteur produisant de la valeur (26). Ainsi, les dizaines de millions de travailleurs à travers le monde dans ces dépôts intégrés de capital constant fixe[1], et dans les camions, trains, bateaux, avions, stations de câbles et centres de données qui permettent de transporter ces marchandises, les données et les finances à travers cette infrastructure, sont des travailleurs de production autant que ceux des usines ou des sites de prestation de services. Ils font fonctionner les circuits du capital et fournissent une grande partie de la vitesse à laquelle ces circuits tournent. C’est par ces voies de transport et de communication que ces circuits de capital se déplacent selon la formule familière de Marx, A – M – A’  [qui correspond au cycle d’accumulation Argent => Marchandises => Argent’ car majoré par le procès de travail]  et qui se répète séquentiellement et simultanément des millions de fois par jour. La vitesse à laquelle cela se produit détermine le profit potentiel (27). Et, bien sûr, sous l’impulsion de la concurrence mondiale, la vitesse et la livraison « juste à temps » sont devenues des caractéristiques majeures de la production et de la logistique contemporaines.

Cela est tout aussi vrai pour ceux qui travaillent dans le domaine de la circulation des données, des informations et de l’argent que pour ceux qui conduisent sur une route, font fonctionner un porte-conteneurs, entretiennent un pipeline ou travaillent dans une usine, c’est-à-dire tous ces travailleurs qui fusionnent la force de travail vivante avec la le travail mort déjà accumulé pour continuer à produire de la valeur. Aucune de ces infrastructures, ni les biens d’équipement qui les parcourent, ne prennent vie sans la main et l’esprit du travail vivant. Même le système le plus automatisé nécessite une maintenance et des réparations constantes. Par exemple, au début de 2020, les 39 centres de données d’Amazon aux États-Unis et en Irlande, censés être entièrement automatisés, employaient quand même 10 000 salariés indispensables pour les faire fonctionner (28).

Ce que l’on appelle le cloud, « le nuage » ou le cyberespace n’est rien d’autre qu’un complexe matériel étendu de câbles à fibres optiques, de centres de données, d’émetteurs et d’ordinateurs. Comme l’affirme un article du New York Times : « Les gens pensent que les données sont dans le cloud, mais ce n’est pas le cas. Elles sont dans l’océan. »  En fait, elles se trouvent aussi sur et sous terre ainsi que sous la mer, suivant les chemins tracés à l’origine au milieu du XIXsiècle pour les câbles télégraphiques.

Aujourd’hui, les câbles à fibres optiques acheminent 95 % du trafic Internet. L’ensemble du système matériel connecté et ses parties sont très vulnérables, et les ruptures ou perturbations sont fréquentes (29).

Le système est posé et réparé par les travailleurs des navires câbliers, ceux des stations de câblage du monde entier, les travailleurs des entreprises nationales de télécommunications et ceux des nombreux et gigantesques centres de données qui, comme l’a écrit James Bridle, « génèrent de telles quantités de chaleur perdue et nécessitent des quantités correspondantes de refroidissement, à partir d’hectares de systèmes de climatisation » (30). Tout cela exige à son tour la mobilisation du travail humain pour fonctionner. À chaque point de ce mouvement apparemment immatériel de données et d’argent, il y a toutes sortes de travailleurs qui ont des compétences différentes sans lesquels il n’y aurait pas de mouvement. Il n’y a pas de numérisation sans manipulation humaine.

Dans une période où les niveaux d’investissement en capital sont relativement faibles, d’innombrables milliards ont été versés pour l’extension et l’approfondissement de cette infrastructure. Si l’on considère une mesure un peu plus large de l’infrastructure, Price Waterhouse Coopers estime que 1 700 milliards de dollars ont été investis par des sources privées dans l’infrastructure entre 2010 et 2017, dans un secteur où l’investissement public joue souvent le rôle principal (31). De nouveaux câbles sont posés régulièrement, des ports et des canaux sont creusés ou dragués, de nouveaux rails de câbles transcontinentaux sont incorporés, davantage d’aéroports sont construits et les anciens sont agrandis (32). Aussi importants que soient ces nouveaux investissements, ils ne représentent que le coût initial et la main-d’œuvre nécessaire. Comme l’explique Akhil Gupta à propos des nombreux projets d’infrastructure dans le monde, « dès que le projet est terminé et officiellement déclaré ouvert, il commence déjà à être réparé » (33). Autrement dit, le « travail mort » – les dispositifs automatisés– impliqué dans l’infrastructure nécessitent un apport constant de travail vivant pendant toute sa vie de fonctionnement.

L’une des forces majeures de cette expansion des infrastructures a été l’initiative du président chinois Xi Jinping en faveur d’une nouvelle route de la soie, lancée en 2013. Cette initiative a permis de financer, en grande partie grâce à des prêts, un réseau de super-autoroutes, de lignes ferroviaires de la Chine vers l’Europe, de ports et d’aéroports qui « s’étend dans le Pacifique, l’océan Indien et jusqu’en Afrique » ainsi qu’au Moyen-Orient et en Europe. En 2015, la Chine avait mis de côté 890 milliards de dollars pour 900 projets (34). En 2019, elle s’est concentrée sur l’énergie, les infrastructures et les transports avec un investissement potentiel global estimé à environ 1 400 milliards de dollars – une échelle jamais vue auparavant, selon l’analyste Daniel Yergin (35). De telles entreprises signifient l’emploi d’un grand nombre de travailleurs à travers les vastes espaces de l’Asie centrale et du Sud, du Moyen-Orient et de l’Afrique, qui donnent vie à ces projets et qui, grâce à une action collective, peuvent également les arrêter.

Une ère de rébellion : classe ou multitudes ?

 Tout cela s’est produit dans une période de turbulences économiques et de crises récurrentes, une crise climatique qui ne peut plus être ignorée, et plus récemment la pandémie de Covid-19. Chacun de ces événements a contribué, à un degré ou à un autre, à une recrudescence spectaculaire de l’activisme social, de grèves et de mobilisations de masse en opposition au statu quo. Presque partout, ces grèves, manifestations de masse et mobilisations ont été le résultat de changements économiques, de bouleversements et de détresse parfois exacerbés par la guerre. Mais elles étaient avant tout politiques dans la mesure où elles étaient principalement dirigées contre les gouvernements et les politiques néolibérales – et la corruption qui les accompagne – qui ont infligé des souffrances à la majorité des gens dans le monde. La poussée internationale qui a commencé au printemps 2011 dans le monde arabe, et qui s’est poursuivie et même accélérée pendant la pandémie de Covid-19 de 2020, a été bien trop massive pour être décrite en détail ici. Je vais plutôt tenter d’analyser certaines de ses principales caractéristiques et le rôle de la classe laborieuse dans cette recrudescence générale de l’action collective.

Selon une analyse des « troubles civils », en 2019, réalisée par la société d’évaluation des risques Veririsk Maplecroft, 47 pays, soit près d’un quart de l’ensemble des nations, ont connu des troubles civils majeurs rien qu’en 2019. Ce décompte montre que ces protestations ont balayé toutes les régions du monde autres que l’Amérique du Nord (36). Il manque dans leur décompte certaines actions importantes en Amérique du Nord, y compris plusieurs grandes grèves, l’énorme poussée de Black Lives Matter, et les mobilisations de rue et les grèves de masse de juillet à Porto Rico (37). A ces « troubles civils » se sont ajoutées de nouvelles mobilisations de masse très visibles et des manifestations en cours en 2020 en Biélorussie, en Thaïlande et dans l’Extrême-Orient russe ; des grèves de masse en Indonésie ; ainsi que la recrudescence de Black Lives Matter aux États-Unis et une grande partie du monde (38).

Nombre de ces mobilisations ont été lancées par des étudiants ou des militants de différentes classes sociales. Il convient donc de se demander quel a été le rôle exact des travailleurs et des organisations du monde du travail dans tous ces « troubles civils ».

David McNally a analysé le « retour de la grève» de masse de manière très détaillée. En examinant les grèves de masse depuis la récession de 2008, il écrit en 2020 : « Au cours de la décennie qui a suivi la grande récession, nous avons assisté à une série d’énormes grèves générales – Guadeloupe et Martinique, Inde, Brésil, Afrique du Sud, Colombie, Chili, Algérie, Soudan, Corée du Sud, France, et bien d’autres – ainsi qu’à des vagues de grèves qui ont contribué à faire tomber des chefs d’État – Tunisie, Égypte, Porto Rico, Soudan, Liban, Algérie, Irak » (39).

En outre, il y a eu des grèves de masse de différemment suivies dans le monde, souvent liées à des questions de reproduction sociale, notamment les grèves des enseignants de 2018-2019 aux États-Unis. Comme le souligne McNally, la grève de masse a également été adoptée par le mouvement des femmes, notamment lors des grèves internationales des femmes qui ont parcouru 50 pays en 2017 et en 2018 au nom du « féminisme des 99 % » . Certaines grèves de masse, rapporte-t-il, ont eu lieu au milieu de mobilisations plus larges dans les rues et sur les places du monde entier, comme celles de Hong Kong, du Chili, de Thaïlande, d’Ukraine, du Liban et d’Irak (40).

Quelques chiffres généraux montrent que l’action des travailleurs a été au centre de cette recrudescence. L’Institut syndical européen calcule que, entre 2010 et 2018, il y a eu 64 grèves générales dans l’UE, dont près de la moitié en Grèce (41). Plus largement, l’OIT, en ne prenant en compte que 56 pays, estime qu’il y a eu 44 000 arrêts de travail entre 2010 et 2019, principalement dans le secteur manufacturier. L’auteur de l’OIT note cependant que, compte tenu des limites des données, le nombre de grèves « pourrait être bien supérieur à 44 000 » (42). Rien qu’en Chine, le China Labour Bulletin a recensé quelque 6 694 grèves entre 2015 et 2017 dans des secteurs très variés. Yu Chunsen estime à 3 220 le nombre de grèves des travailleurs de l’industrie manufacturière en Chine de 2011 à mai 2019, malgré la nature précaire du travail, la migration interne massive vers les villes et l’interdiction des grèves par le gouvernement (43). Nous voyons ici un exemple clair de la fusion des travailleurs migrants informels avec la main-d’œuvre formelle – et de leurs actions ultérieures.

Nous savons que les syndicats ont joué un rôle important dans bon nombre des luttes récentes, même lorsque les dirigeants des classes moyennes se sont placés au-devant des masses. En Biélorussie, par exemple, une interview sur la BBC d’un dirigeant syndical a révélé qu’il était l’un des principaux chefs de file de la rébellion. Dans une analyse détaillée du Printemps arabe, Anand Gopal note que si les travailleurs syndiqués ont joué un rôle clé dans la plupart des révoltes populaires arabes, dans les premières phases de l’essor syrien, les masses ouvrières fragmentées sont venues en premier lieu des bidonvilles et que « la base du mouvement était constituée de travailleurs précaires, semi-employés, qui ne possédaient tout simplement pas le pouvoir structurel de menacer l’élite syrienne » (45).

En d’autres termes, une grande partie de la base de masse de 2011 provenait à la fois de la classe laborieuse organisée et des travailleurs informels dans la plupart des pays arabes, dont beaucoup, comme nous l’avons vu ci-dessus, auraient été à un moment ou à un autre attirés dans les chaînes de valeur globales du capital multinational travaillant dans les champs pétrolifères, sur les oléoducs, sur le canal de Suez et dans les nombreux ports du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord. Gopal soutient que leur précarité et leur emploi informel signifient qu’ils avaient peu de pouvoir. Pourtant, dans de nombreux pays en développement, ces travailleurs se sont organisés dans leurs quartiers et par le biais de syndicats nationaux, d’associations de travailleurs informels, d’organisations de travailleurs migrants et de coopératives, ainsi que sur les lieux de travail, pour prendre d’assaut les rues et les places, comme le font les travailleurs depuis des générations (46).

La composition de classe apparemment mixte d’un grand nombre de grévistes et de manifestants de masse est également le résultat de la « prolétarisation » des catégories instruites, telles que les enseignants et les infirmières, dont les emplois avaient été normalisés et soumis à une gestion plus stricte par les processus décrits ci-dessus, ainsi que de la descente de nombreux jeunes milléniaux instruits dans les emplois de la classe laborieuse. Ici, les lignes de classes semblent floues, mais le destin social de la majorité de cette génération et de la suivante est clairement celui de la classe laborieuse. Certains d’entre eux se manifestent par des grèves des travailleurs de plate-forme, ou des livreurs et autres travailleurs, nouvellement découverts comme « essentiels » à la reproduction sociale dans le contexte de la pandémie, ce qui est susceptible d’accélérer cette transformation sociale.

Ce qui semble clair, que les étudiants aient joué un rôle d’initiateur ou pas, et que les professionnels et les politiciens de la classe moyenne aient pris en charge le leadership, la plupart des rébellions de la dernière décennie étaient avant tout des rébellions de la classe laborieuse dans sa composition, et que, dans une large mesure, ils ont utilisé l’arme traditionnelle de la grève de masse. C’était le cas, qu’ils soient syndiqués ou non, ou qu’ils aient un emploi permanent ou pas, tout comme les masses analysées par Rosa Luxemburg dans La Révolution russe de 1905, dont les grèves « montrent une telle multiplicité de formes d’action les plus variées » (47). Toute cette période a constitué un exemple d’autoactivité de la classe laborieuse avec des revendications à la fois économiques et politiques.

Pourtant, nulle part les grèves ou les mobilisations de masse ont cherché à conquérir le pouvoir politique pour les travailleurs eux-mêmes ou suivant un programme approchant le socialisme. Nulle part, la classe laborieuse ou les classes mixtes en transition ont été organisées pour de tels objectifs. Dans certains cas, il ne semblait pas y avoir de dirigeants reconnaissables. Pourtant, les participants étaient organisés en « une multiplicité de formes d’action les plus variées » et en organisations, souvent par le biais de mobilisations rendues possibles par les réseaux sociaux.

La difficulté d’analyser le potentiel de cette ère de rébellion est aggravée par l’impact incertain des trois crises du capitalisme, et en particulier l’effet de la pandémie, sur diverses industries et les chaînes de valeur mondiales. Cette réflexion fera l’objet d’un autre article. Dans l’intervalle, la compréhension la plus utile du potentiel de la rébellion actuelle est décrite par McNally : « Les nouveaux mouvements de grève sont les signes avant-coureurs d’une période de recomposition des cultures de résistance ouvrières militantes, le sol fertile même à partir duquel une orientation socialiste peut se développer » (48). Il est impossible de prévoir si cette recomposition contribuera à produire une révolte sociale mondiale. Mais comme l’écrit Mark Meinster, représentant du syndicat des travailleurs de l’énergie, dans Labor Notes, « les poussées de la classe laborieuse se produisent souvent dans un contexte de profonds changements sociaux dans l’ensemble de la société tels qu’une dislocation économique abrupte et généralisée, une perte profonde de légitimité des élites dirigeantes ou une instabilité politique hors du commun » (49). Cela décrit très précisément la situation à laquelle le monde du travail est confronté aujourd’hui.

Notes

(*) Note de la traduction: dans la conceptualisation de Kim Moody, la ‘working class’ inclut les cols blancs, employés, ingénieurs et techniciens. Nous avons donc choisi d’utiliser la notion de «classe laborieuse » au lieu de celle de «classe ouvrière » qui est habituellement définie à partir du périmètre des catégories socio-professionnelles.

  1. Karl Marx, Capital, vol. III, Londres, Penguin Books, 1981, p. 1025.
  2. International Labour Office, « World Employment and Social Outlook: Trends 2020 », ILO, 2020, p. 19 ; International Labour Organization, « ILO Modelled Estimates: Employment by Sector: Annual», nov. 2019, MBI_33_EN(2).xlsx; International Labour Office, « Global Wage Report 2008/09 », ILO, 2008, p. 10.
  3. Ursula Huws, « Social Reproduction in Twenty-First Century Capitalism », Leo Panitch et Greg Albo (sous la dir. de), Socialist Register 2020, Londres, The Merlin Press, 2019, p. 169.
  4. The World Bank, « Report 2020 », p. 88 ; Snehashish Bhattacharya et Surbhi Kesar, « Precarity and Development: Production and Labor Process in the Informal Economy in India », in Review of Radical Political Economics, vol. 52, n° 3, 2020, p. 387-408 ;Kate Maegher, « Working in Chains: African Informal Workers and Global Value Chains », in Agrarian South: Journal of Political Economy, vol. 8, n° 1-2, 2019, p. 64-92 ; ILO, « Interactions Between Workers’ Organizations and Workers in the Informal Economy: A Compendium of Practice », ILO, 2-19, p. 13-14.
  5. Bhattacharya et Kesar, « Precarity… », op. cit., p. 387-408.
  6. World Bank, « Report 2020 », p. 19.
  7. ILO, « World Employment », p. 19 ; ILO, « ILO Modelled Estimates », nov. 2019 ; Bhattacharya et Kesar, « Precarity », p. 387-408 ; Kate Maegher, « Working in Chains », op. cit., p. 64-92.
  8. Ursula Huws, « Labor in the Digital Economy: The Cybertariat Comes of Age », in Monthly Review, 2014, p. 149-181 ; ILO, « LO Modelled Estimates ».
  9. World Inequality Lab, « World Inequality Report 2018, Executive Summary », World Inequality Lab, 2017, p. 11 ; ILO, « World Employment and Social Outlook – Trends 2019 », ILO, 2019, p. 14.
  10. World Bank, « Employment in Industry (% of total employment) (modelled ILO estimate)» ; World Bank, « Employment in Services (% of total employment) (modelled ILO estimate) ».
  11. World Bank, « Manufacturing Value Added ($US current» ; World Bank, « World Development », p. 27 ; Unido, « Industrial Development Report 2020 », United Nations Industrial Development Organization, 2019, p. 150; ILO, « ILO Modelled Estimates ».
  12. Unido, « Report 2020 », p. 144-149 ; BDI, Global Power Shift11 nov. 2019,
  13. International Organization for Migration, « World Migration Report 2020 », 2019, p. 3, 21.
  14. Susan Ferguson et David McNally, « Precarious Migrants: Gender, Race and the Social Reproduction of a Global Working Class », Leo Panitch et Greg Albo (sous la dir. de), Socialist Register 2015, Dublin, Merlin Press, 2014, p. 1, 3.
  15. Unctad, « Trade and Development Report 2020 », UN Conference on Trade and Development, 2020, p. 6 ; World Inequality Lab, « Report 2018 », p. 5-8.
  16. Wolfgang Streeck, « Progressive Regression: Metamorphoses of European Social Policy », in New Left Review, 118, juillet-août 2019, p. 117.
  17. Anwar Shaikh, Capitalism: Competition, Conflict, Crises, Oxford, 2016, p. 755
  18. Ursula Huws, Digital Economy, op. cit., p.94-96.
  19. Institute for Health and Socio-Economic Policy, « Health Information Basics », 2009, p. 4-7 ; Lois Weiner, « Walkouts Teach U.S. Labor a New Grammar for Struggle », in  New Politics, n°65, été 2018, p. 3-13 ; Will Johnson, « Lean Production », Shawn Gude et Bhaskar Sunkara (sous la dir. de), Class Action: An Activist Teacher’s Handbook, Jacobin Foundation, 2014, p. 11-31 ; Ursula Huws, Digital Economy, op. cit., p. 34-41.
  20. Jason Struna et Ellen Reese, « Automation and the Surveillance-Driven Warehouse in Inland Southern California », Jake Alimahomed-Wilson et Ellen Reese (sous la dir. de), The Cost of Free Shipping: Amazon in the Global Economy, Pluto Press, 2020, p. 90-92 ; James Bridle, New Dark Age: Technology and the End of the Future, Londres,Verso, 2018, p. 114-116.
  21. Voir David R. Roediger et Elizabeth D. Esch, The Production of Difference: Race and the Management of Labor in U.S. History, Oxford, 2012.
  22. James Bridle, Dark Age, op. cit., p. 144-145.
  23. Cathy O’Neil, Weapons of Math Destruction: How Big Data Increases Inequality and Threatens Democracy, Londres, Penguin Books, 2016, p. 87.
  24. James Bridle, Dark Age, op.cit., p. 139-144.
  25. Institute for Health, p. 4-7.
  26. Karl Marx, Grundrisse: Introduction to the Critique of Political Economy, Londres, Penguin Books, 1973, p. 533-534 ; Karl Marx, Capital, vol. II, Londres, Penguin Books, 1978, p. 226-227.
  27. Karl Marx, Grundrisse, op. cit., p. 517-518.
  28. Datacenters.com, « Amazon AWS, maps and photos» (consulté 4/20/20).
  29. Allan Satariano, « How the Internet Travels Across Oceans», in New York Times, 10 mars 2019 ; Nicole Starosielski, The Undersea Network, Durham, Duke University Press, 2015.
  30. James Bridle, Dark Age, op. cit., p. 61 ; Nicole Starosielski, The Undersea Network, op. cit.
  31. PwC, « Global Infrastructure Investment: The Role of Private Capital in the Delivery of Essential Assets and Services », Price Waterhouse Coopers, 2017, p. 5.
  32. Voir Laleh Khalili, Sinews of War and Trade: Shipping and Capitalism in the Arabian Peninsula, Dublin, Verso, 2020.
  33. Akhil Gupta, « The Future in Ruins: Thoughts on the Temporality of Infrastructure » Nikhil Anand et al. (sous la dir. de), The Promise of Infrastructure, Durham, Duke University Press, 2018, p. 72.
  34. Peter Frankopan, The New Silk Roads: The Present and Future of the World, Londres, Bloomsbury, 2018, p. 89-114.
  35. Daniel Yergin, The New Map: Energy, Climate, and the Clash of Nations, Allen Lane, 2020,p. 181.
  36. Miha Hribernik et Sam Haynes, « 47 Countries Witness Surge in Civil Unrest – Trend to Continue in 2020», Maplecroft, 16 janv., 2020 ; Saeed Kamali Dehghan, « One in Four Countries Beset by Civil Strife as Global Unrest Soars », in Guardian, 16 janv., 2020.
  37. Rafael Bernabe, « The Puerto Rican Summer », in New Politics, n° 68, hiver 2020, p. 3-10.
  38. Dera Menra Sijabat et Richard C. Paddock, « Protests Spread Across Indonesia Over Job Law», in New York Times, 8 oct. 2020.
  39. David McNally, « The Return of the Mass Strike: Teachers, Students, Feminists, and the New Wave of Popular Upheavals, in Spectre, vol. 1, n° 1, printemps 2020, p. 20.
  40. David McNally, « The Return of the Mass Strike… », op. cit., p. 15-27.
  41. European Trade Union Institute, « Strikes in Europe», 7 avril 2020.
  42. Rosina Gammarano, « At least 44,000 work stoppages since 2010», ILO, 4 nov. 2019.
  43. Yu Chunsen, « All Workers Are Precarious: The “Dangerous Class” in China’s Labour Regime », Leo Panitch et Greg Albo (sous la dir. de), Socialist Register2020…, op. cit., p.  156.
  44. Ksenia Kunitskaya et Vitaly Shkurin, « In Belarus, the Left Is Fighting to Put Social Demands at the Heart of the Protests»,in Jacobin, 17 août 2020.
  45. Anand Gopal, « The Arab Thermidor », in Catalyst, vol. 4, n° 2, été 2020, p. 125-126.
  46. Pour de multiples exemples, voir ILO, « Interactions Between Workers’ Organizations and Workers in the Informal Economy: A Compendium of Practice », ILO, 2019 ; Ronaldo Munk et al.,Organizing Precarious Workers in the Global South, New York, Open Society Foundations, 2020.
  47. Rosa Luxemburg, « The Mass Strike, the Political Party and the Trade Unions », Mary-Alice Waters (sous la dir. de), Rosa Luxemburg Speaks, Pathfinder Press, 1970, p. 163, 153-218.
  48. David McNally, « The Return of the Mass Strike… », op. cit., p. 16.
  49. Mark Meinster, « Let’s Not Miss Any More Chances » in Labor Notes, n°  500, novembre 2020, p. 3.

Kim Moody a été fondateur de Labor Notes et il l’auteur de nombreux ouvrages sur le travail et l’action collective dont On New Terrain: How Capital Is Reshaping the Battleground of Class War, Haymarket Books, 2017. Il est actuellement enseignant chercheur à l’université de Westminster à London.

[1]          NdT : Le capital variable fait référence à la masse salariale (variable) tandis que le capital constant fixe correspond au capital immobilisé dans la technologie, les outillages, le bâtiment, etc.

De l’action syndicale à la sociologie. Sans transition…

Entretien avec Eric Fayat, ancien syndicaliste devenu doctorant en sociologie.

Pourrais-tu présenter ton parcours qui t’a conduit de militant à chercheur?

Eric : J’étais militant syndical à La Poste lorsqu’en décembre 2017, j’ai fait un burnout. Je me suis littéralement effondré à la fin d’une grève de trois mois dans un bureau de poste. J’ai donc été arrêté pendant 9 mois, mais dès le cinquième j’ai cherché d’autres perspectives pour sortir de mon activité syndicale qui m’avait monopolisée depuis de trop nombreuses années. En fait, je cherchais à me rapprocher des Cabinets d’expertise en santé-sécurité avec qui j’avais travaillé à de nombreuses occasions. C’est comme ça que je suis tombé par hasard sur une offre de Master en « sciences de la production et des organisations » à l’Université d’Évry, en sociologie. J’ai passé la sélection préalable (je n’avais que le bac), je suis rentré en Master 2 et je l’ai obtenu en septembre 2019 en présentant notamment un mémoire sur les « ordonnances Macron de 2017 et la mise à mort du CHSCT. » Depuis je souhaite m’orienter vers une thèse en financement CIFRE d’autant que La Poste m’a mis au chômage au moment où je demandais ma reprise.

Quels sont les principaux enseignements à tirer de l’application des ordonnances Macron ?

Eric : La première chose mise en évidence dans mon mémoire, et confirmée dans la mise en application des ordonnances, c’est l’absence de toute mesure coercitive dans la mise en place du Comité Social et Économique (CSE), résultat de la fusion des anciennes instances représentatives du personnel (CE, CHSCT, DP). De fait, les rapports publiés par le « comité d’évaluation des ordonnances » (dont le dernier date de juillet 2020) illustrent parfaitement ce premier écueil. Au 3 juin 2020, 32,8 % des établissements n’avaient pas mis en place la nouvelle instance en raison d’une carence totale de candidatures. Cela représente tout de même plus d’un million de salarié-es… sans instance ! Rappelons que les entreprises avaient jusqu’au 31 décembre 2019 pour cette mise en place et que c’était la seule obligation imposée par la loi aux employeurs…

Le deuxième élément, qui conforte le premier, c’est la généralisation de la primauté de l’accord d’entreprise sur la Loi confirmant ainsi le tournant pris lors de la Loi Travail dite Loi El-Khomri et renversant la hiérarchie des normes là où la loi garantissait un socle de droits et de garanties collectives. Je ne donnerai ici qu’un seul exemple illustrant cette régression : le délai pour rendre un avis lorsque le CSE est saisi sur un projet de restructuration par exemple. C’est un décret de décembre 2017 qui le fixe : un mois pour une consultation simple, deux mois en cas d’expertise. Or, dans les premiers accords d’entreprise (étude de 450 accords présentés par les étudiant-es de l’université de Montpellier), 55 % des entreprises ayant intégré cette question de « l’avis » dans leurs accords étaient au-dessous de la Loi. Ce pourcentage atteint même 37,5 % des entreprises lorsqu’il s’agit d’avis suite à expertise. On arrive à des « caricatures » de 1 à 45 jours au lieu des deux mois prévus par le décret, délai lui-même insuffisant pour la réalisation d’une expertise dans de bonnes conditions ! On retrouve la même problématique concernant les délais de réunion du CSE sur les orientations stratégiques de l’entreprise. Là où la loi prévoit une fois par an, certains accords comme celui de la multinationale TOTAL, prévoient une consultation tous les trois ans !

Le troisième élément d’importance – que j’avais nommé « la mère des batailles » – est la question du nombre de CSE par entreprise, c’est-à-dire la détermination du nombre d’établissements distincts (qui déterminent par ricochet le nombre d’instances et notamment le nombre de Commissions Santé-Sécurité (ex CHSCT). En cas de désaccord c’est l’employeur qui fait le choix définitif, pas la loi. Une manière comme une autre d’organiser les négociations avec le « revolver sur la tempe » : « prends ce que j’offre sinon c’est moi qui choisis » n’est pas vraiment ce qu’on peut imaginer de mieux dans le cadre de discussions ! De fait, dans les 450 accords analysés, le CSE est unique pour 76 % des entreprises (342 accords sur 450).

Même chose ou presque pour la mise en place de « représentants de proximité » (Ex DP) :  la négociation à ce sujet ne bénéficie d’aucun garde-fou, ni obligation légale, ni mesure supplétive en cas de désaccord. De fait, ils ne seront prévus que par 27 % des 450 accords étudiés, ce qui éloignera d’autant les employeurs (et même les organisations syndicales) de toute connaissance réelle des revendications des salarié-es. Même dans de très grosses entreprises (entre 1000 et 5000 salarié-es), seuls 38 % des accords prévoient des représentants de proximité, 17 % seulement parmi les entreprises de plus de 5000 salariés ! On pourrait encore aborder la relégation des suppléant-es à un rôle « inexistant » puisqu’ils ou elles ne siègent plus ou encore l’effet qu’aura sur le renouvellement des instance la limitation des mandats (trois fois quatre ans).

Enfin, innovation malheureuse déjà soulignée, le remplacement des CHSCT (auparavant dotés de la personnalité morale) par une « Commission » placée sous l’autorité du CSE mais qui ne peut plus justement décider de l’expertise ou ester en justice. Là aussi c’est l’accord d’entreprise qui est déterminant. Cela aurait dû impliquer (comme pour toutes les autres « dispositions ») que les représentants syndicaux soient parfaitement informés des tenants et aboutissants de leurs négociations, ce qui n’a pas été le cas dans une majorité d’entreprises. De fait, cette absence de formation les a empêchés de discuter des clauses dont il fallait anticiper toutes les répercussions avant même d’avoir « testé » le fonctionnement du CSE. Au total, sur les 450 accords étudiés, seuls 56 % prévoyaient une CSSCT, alors que, rappelons-le, une telle commission est « obligatoire » au-delà de 300 salarié-es… Caricature des caricatures, seuls 42 % des accords prévoyaient l’établissement de cette commission dans les entreprises de plus de 5000 salarié-es.

La conclusion de mon mémoire est sans équivoque et reste plus que jamais d’actualité: « La réduction drastique des moyens de fonctionnement (tant en nombre de mandats qu’en heures de délégation), la centralisation des instances sur un CSE souvent unique, le peu de « Commissions CSSCT » mise en place et leur capacité́ d’action diminuée, l’aspiration des élu-es du personnel vers les « structures hautes » de l’entreprise, la « faiblesse » des mesures supplétives censées pallier à l’absence d’accord d’entreprise, les difficultés très concrètes des représentant-es du personnel dans la mise en œuvre des nouvelles instances sont autant d’éléments qui impliquent de tirer la sonnette d’alarme au plus vite et de trouver les moyens de remettre à plat la représentation du personnel dans un contexte marqué par la répression des activités syndicales et la multiplication des « plans de licenciement ».

On connaît depuis la réforme sur la représentativité en 2008 une série de réformes dans les relations de travail. Comment interpréter cette évolution ?

Peut-être qu’en premier lieu il y a tout simplement un appétit insatiable du capitalisme à réduire les coûts. Le massacre opéré dans la représentation du personnel, la diminution du nombre de mandats, les atteintes au droit d’expertise en sont des effets concrets. Car toutes ces instances, ces mandats, ces droits en moins sont autant d’euros sonnants et trébuchants pour la « performance globale » des entreprises. Sans parler du fait que réduire le poids des contre-pouvoirs exercés par les représentants syndicaux permet aux dirigeants d’entreprises d’aller beaucoup plus vite dans les réorganisations ou la mise en place d’accords « régressifs » (flexibilité, sous-traitance, accords de performance collective, etc.)

Pour autant, cela reste tout à fait étonnant, même d’un point de vue patronal. C’est en effet un calcul à courte échéance qui ignore les conséquences sur la santé-sécurité au travail et le coût que représente l’absence ou la diminution de la prévention. La santé-sécurité au travail fait d’ailleurs partie des négociations en cours et l’on entend, d’une manière justement très logique, le concept de « déresponsabilisation des employeurs » faire son chemin. S’agit-il au final d’un transfert de ces coûts sur la collectivité par l’exonération des patrons de cette responsabilité sur la santé de leurs employé-es (sous le sacro-saint principe de la « privatisation des profits et la socialisation des pertes) ? Cela méritera une étude approfondie.

Il y a d’ailleurs d’autres « clignotants » qui s’allument, notamment sur la question de la « performance sociale ». Je m’étais étonné dans un article récent[1] de l’intérêt soudain manifesté par la « commission d’évaluation des ordonnances » sur la performance sociale, sujet par ailleurs déjà abordé dans mon mémoire. Pour la commission il s’agit « d’évaluer le lien entre qualité du dialogue social et performance dans l’entreprise. » Outre le fait que ce passage du rapport reste très vague, on peut penser raisonnablement que le sujet n’est pas l’évaluation mais la quantification du dialogue social. Car, très opportunément, la DARES sortait un mois plus tard (en août 2020) un rapport sur « les conditions de travail, prévention et performance économique et financière dans l’entreprise ». Et l’on s’aperçoit très vite que le sujet est bien la tentation de « modéliser » le dialogue social dans des équations très complexes qui visent à faire de cette question un « objet mathématique » comme un autre dans le calcul de la « performance globale » de l’entreprise.

On en arrive alors à des conclusions assez édifiantes comme : « En particulier, la productivité est significativement plus élevée dans les grandes entreprises et les groupes où les salariés manquent d’autonomie, et ce résultat est robuste au secteur d’activité, à l’exception de l’enseignement, de la santé et de l’action sociale (coefficient positif mais non significatif). Une interprétation possible est que la normalisation du travail, qui se traduit par davantage de monotonie, de répétition et de manque d’autonomie, est susceptible de faciliter la coordination et le contrôle des performances dans une organisation complexe… »

Même si cette mise en équation du dialogue social n’en est qu’au balbutiement, il apparaît qu’en fait ce lien entre « dialogue social » et « performance sociale » n’est travaillé qu’à postériori et n’était pas le sujet principal ou originel des ordonnances. En attendant, la panoplie mise en œuvre par le gouvernement sert exclusivement aux patrons des entreprises, soit sous couvert du « plan de relance » soit par l’utilisation de dispositions prévues antérieurement dans les ordonnances Macron. Je pense en particulier aux Accords de Performance Collective (APC) introduits par l’ordonnance du 24 septembre 2017 relative « au renforcement de la négociation collective ». En fait de renforcement, il s’agit ni plus ni moins qu’une attaque directe sur la question du contrat de travail. Les salarié-es de Derichebourg en ont fait les frais mais pas qu’eux. Rappelons qu’il s’agit là d’introduire, sous couvert de préserver l’emploi, des dispositions que le salarié ne peut refuser sous peine d’encourir le licenciement. Et la fourchette est large : « aménagement du temps de travail, son organisation et sa répartition, l’aménagement de la rémunération, les conditions de mobilité professionnelle ou géographique interne à l’entreprise. »

J’avais parlé dans mon mémoire d’une certaine schizophrénie syndicale, quand les organisations en charge de la défense des salarié-es introduisent des éléments, dans un accord, susceptibles de remettre en question l’emploi même du salarié qui refuse ces dispositions !

Depuis Derichebourg, d’autres salarié-es ont fait les frais de cette arme dissuasive : citons Hexcel (sous-traitant aéronautique), Aubert & Duval (sous-traitant aéronautique), Airbus (aéronautique), Malta Air (aéronautique), Bénéteau (Constructeur maritime), Aéroport de Paris (aéronautique), Altran (aéronautique), Valeo (Équipementier automobile), Vinci airport (aéronautique), Gardner Aerospace (sous-traitant aéronautique)… une liste construire d’après ma propre veille sur les plans sociaux et qui laisse croire à une réponse commune et concertée des employeurs dans ce secteur.

Pour être complet il faut aussi rajouter les « Ruptures conventionnelles collectives » (RCC), conséquence de l’ordonnance du 22 septembre 2017 mais cette fois relative à la « prévisibilité et la sécurisation des plans de travail. » Ou encore les APLD (Activité Partielle Longue Durée) sorties d’un décret du 28 juillet 2020, colonne vertébrale du « plan de relance » ayant directement pour effet, certes de maintenir l’emploi, mais surtout de diminuer les salaires des principaux concernés (70 % de la rémunération brute)

Il y a donc, dans tous ces éléments, un « chapeau » commun qui est celui de la réduction des coûts, soit au niveau des salaires (APLD), soit au niveau de la remise en cause d’acquis sociaux (APC), soit tout simplement par la remise en cause du contrat de travail (PSE, RCC, etc.), le tout dans un cadre de restructurations financières ou boursières d’entreprises qui, sous couvert de la crise COVID, se réorganisent, ferment, licencient ou précarisent des centaines de milliers de salarié-es en France. Les ordonnances Macron ont donné l’ossature légale aux entreprises pour le faire, l’entrepreneuriat étatique se formalisant ici dans un soutien sans faille aux actionnaires au détriment des droits salariaux.

Tu as commencé un travail de veille de la conflictualité sociale. Peut-on déjà observer des glissements, des évolutions entre la période pré-COVID-19 et celle que nous connaissons actuellement ?

Oui j’ai commencé un travail (public) de veille à la fois sur les plans sociaux, mais aussi sur les conflits dans la même période. Ces éléments sont disponibles à la fois sur une page Facebook[2] dédiée (Le Temps des Cerises) ainsi que sur mon blog Mediapart[3].

Ceci-dit, il est encore un peu tôt pour pouvoir observer de grandes tendances. Tout d’abord le premier confinement a, en quelque sorte, figé le paysage. Entre les salarié-es qui se retrouvaient en télétravail, isolé-es et l’implosion des collectifs de travail au sein des entreprises (horaires décalés, mesures sanitaires, etc.), il n’y avait pratiquement plus d’espace pour la conflictualité. Il faut aussi rajouter la menace d’un « effondrement économique » généralisé et la peur du chômage. Depuis la fin du premier confinement les plans sociaux ou les fermetures de sites se sont effectivement multipliés. Fin novembre, nous en sommes à 662 plans sociaux pour 71800 ruptures de contrat (source DARES). Il faut encore rajouter 4 729 procédures de licenciement collectif pour raisons économiques (+ 34,7 % par rapport à octobre !).

Côté réaction, ce que l’on peut noter depuis le mois d’octobre, c’est une réaction plus « intense » des salarié-es aux plans sociaux. Il y a notamment un sentiment d’injustice face à certains profits récents d’entreprise ou encore par rapport aux aides apportées par l’État à des secteurs en crise (c’est le cas notamment dans l’aéronautique). Du coup, les grèves se multiplient dans le secteur privé, avec souvent des piquets de grève, voir quelques occupations. C’est encore « timide » mais de plus en plus fréquent. En novembre, sur 101 conflits locaux ou nationaux recensés, 28 % concernent l’industrie, c’est-à-dire autant que dans la santé pourtant très en pointe dans les grèves liées à l’exigence d’extension des mesures salariales du Ségur de la santé au secteur médico-social (72 % des grèves portant sur les salaires étaient issues de ce secteur). Il y a même une certaine intensification de ces conflits sur la dernière semaine de novembre : presque la moitié des grèves dans l’industrie (48 %) pour le mois de novembre ont éclaté la dernière semaine (après le 24 novembre). Ces conflits contestent de plus en plus souvent le plan social, la fermeture du site ou les licenciements eux-mêmes. C’est le cas pour « Fonderie du Poitou », le cimentier « Calcia », chez le sous-traitant aéronautique «Cauquil» ou pour les salarié-es de la « SKF » d’Avalon.

Il y a donc (mais encore une fois cela reste à confirmer sur une période d’analyse plus importante), une contestation de plus en plus forte des plans sociaux contrairement à la période précédant la crise COVID où il s’agissait la plupart du temps, par le conflit, d’obtenir de meilleures conditions dans le cadre du plan social, en soutien aux organisations syndicales. Cela reste à l’état de frémissement, mais avec une progression de ce type de conflit.

Pour information, sur les 101 conflits recensés en novembre, 24 % concernaient les salaires, 21 % un plan social, 14 % revendiquaient plus d’emplois et 11 % portaient sur les conditions de travail.

C’est aussi dans ce cadre que l’on commence à voir des tentatives, encore un peu invisibles, de « coordination des luttes » ou en tout cas dans un premier temps de centralisation face aux plans sociaux. C’est le cas notamment de l’appel des TUI France qui ont organisé deux réunions d’appel à convergence ayant débouché sur un appel à manifester à Paris, un samedi, en janvier 2021. C’est aussi la volonté des salarié-es de l’aéronautique et de la sous-traitance qui ont, eux aussi, organisé deux réunions et lancé un appel depuis Toulouse, une ville qui concentre un grand nombre d’entreprises de ce secteur.

Pourrais-tu résumer ton projet de thèse ?

En fait, je suis parti des conclusions de mon mémoire sur l’évolution des instances représentatives du personnel pour envisager les répercussions possibles en termes de « mobilisation et de conflictualité salariale » dans les entreprises.

Là encore, nous manquons de bilans un peu définitifs sur la mise en place des CSE. Même la très officielle « Commission d’évaluation des ordonnances » peine à sortir des simples généralités. Mais les perspectives données par les organisations syndicales en 2018, si elles étaient confirmées – et rien n’indique qu’elles ne le soient pas pour l’instant – sont très parlantes : diminution du nombre d’élu-es de 33 % (d’après FO), voire une division par 5 ou 10 (d’après Solidaires). L’exemple développé sur la SNCF dans mon mémoire était, par exemple, édifiant sur les conséquences dans cette entreprise : de 600 CHSCT, on passait à 33 CSE et donc à un peu plus de 33 CSSCT (Commission Santé Sécurité et Conditions de Travail censée « remplacer » les anciens CHSCT), une baisse de 63 % des heures syndicales et 6 435 élu-es ou mandaté-es supprimé-es. Globalement, sur l’ensemble des entreprises, le nombre de salarié-es perdant un mandat pourrait monter jusqu’à 200 000 !!!

Or, l’histoire même des IRP en France montre que leur développement et leur implantation n’ont pas été seulement le résultat de rapports de force, loin de là. Les conditions politiques, historiques ont bien sûr été importantes, mais il ne faut jamais perdre d’esprit que le patronat lui-même n’a pas ignoré ses propres intérêts en la matière : de la surveillance de l’état d’esprit des salarié-es (avec un grand traumatisme en 1936 de n’avoir « rien vu venir » ou presque) jusqu’à la tentation d’influencer les stratégies syndicales elles-mêmes en modelant les instances du personnel dans le sens d’une « participation loyale » à la marche de l’entreprise, le mille-feuilles des instances avait un sens !

Aujourd’hui, la destruction à marche forcée (car les ordonnances sur la question de la représentation du personnel continuent pendant la crise COVID, une des questions étant de savoir lesquelles seront pérennisées ou non) de la représentation du personnel ouvre le champ à de nouvelles possibles solutions imaginées par les salarié-es eux-mêmes. De ce point de vue, on peut garder à l’esprit l’irruption sur la scène politique et sociale des « gilets jaunes » qui, de leur point de vue, pouvait représenter une réponse à la crise des institutions et de la représentation politique ou encore une réponse à l’absence de perspectives offertes par les organisations politiques.

Même si le gouvernement ne pouvait l’anticiper, la suppression des CHSCT au moment de l’émergence d’une des plus graves crises sanitaires (et économiques) mondiales aurait dû, pour le moins, faire revenir les experts et les think tank sur leurs analyses antérieures ! Ce n’est pas le cas pour l’instant, la mesure ayant même été étendu à la Fonction publique par la publication de deux décrets suite à la loi du 28 mai 2019 sur la « transformation de la Fonction publique ». Le premier décret (2020-1426 du 20/11/2020) consacre la transformation des « Commissions administratives paritaires » et le deuxième (2020-1427 du 20/11/2020) institue les Comités sociaux d’Administration (CSA) signant l’arrêt de mort des CHSCT de la Fonction publique.

La suppression (générale donc) de cette instance « phare » du CHSCT – qui était d’ailleurs en plein développement ces dernières années – est d’une incohérence profonde du point de vue des droits des salarié-es, au moment de cette crise sanitaire mais aussi au moment de la généralisation du télétravail qui précédera d’ailleurs sans doute en parallèle une nouvelle révolution de la robotisation et de la digitalisation dans les entreprises.

C’est donc dans ce cadre que j’ai envisagé ce projet de thèse afin de chercher « s’il y a émergence de nouvelles réponses ou pratiques par les salarié-es ».

  • Y aura-t-il, dans les organisations syndicales elles-mêmes de nouvelles réponses sur ce terrain ? Les réactions face aux Accords de Performance Collective notamment seront-elles à la hauteur de dispositions qui s’attaquent directement au contrat de travail ? Peut-on imaginer une évolution du paysage syndical, pour l’heure morcelé et qui correspond de moins en moins aux enjeux de la défense des salarié-es dans les entreprises ? La réponse sera-t-elle « dynamique » dans le sens par exemple d’une réunification de certains syndicats ou au contraire « explosive » dans un plus grand émiettement des forces ? Comment toutes ces questions sont-elles traitées dans les organisations et les collectifs ?
  • Y aura-t-il justement de nouvelles réponses des salarié-es eux-mêmes, un renouveau des « coordinations » des années 1980, une émergence de colères collectives (grèves spontanées) ou individuelles (augmentation de la violence infra-entreprise) ? Les salarié-es se doteront ils ou elles de nouvelles formes d’organisation ou de résistance dans un premier temps face au tsunami néolibéral imposé d’en haut par les gouvernements Macron

L’hypothèse, en tout état de cause, est bien celle-là : la mise en place du CSE va provoquer l’émergence « de nouvelles relations sociales », modifier les règles de la confrontation et produire de nouvelles formes de mobilisation des salarié-es dans les entreprises. En parallèle, le projet de thèse que je défends ne peut ignorer les évolutions du néolibéralisme en France et s’appuiera en particulier sur les analyses de Pierre Dardot et Christian Laval (La Nouvelle raison du monde), celles de Grégoire Chamayou (La société ingouvernable) ou encore sur l’injonction à l’adaptation développée par Barbara Stiegler (Il faut s’adapter)

Enfin, dans ce projet dont j’ai conscience de l’ampleur, il est nécessaire de prendre en compte certaines évolutions dans les mobilisations de ces dernières années. Sans développer, les exemples étant assez illustratifs par eux-mêmes, je pense encore une fois aux « Gilets Jaunes », à « Nuit Debout », au « Front social » ou aux mobilisations de « Notre-Dame-des-Landes » ou de « Bures ».

Comment combines-tu cette double identité, celle de militant et celle de chercheur ? N’y a-t-il pas une contradiction entre l’un et l’autre ?

Forcément qu’il y en a une ! Malgré mon attention sur cette question, j’avais eu quelques remarques lors de la présentation de mon mémoire sur certaines petites phrases « assassines » qui révélaient une prise de position là où il fallait que je m’en tienne aux faits présentés qui se suffisaient à eux-mêmes. Mais je pense que d’un certain point de vue c’est aussi une force, car mon militantisme me permet d’anticiper un certain nombre de choses, de réactions, d’évolutions, anticipation dont je ne disposerais peut-être pas si je n’avais pas cette expérience. C’est très difficile de ne pas intervenir au cœur du sujet qu’on étudie au risque d’introduire un certain nombre de « biais » préjudiciables à la recherche. Mais je pense que cet engagement est inhérent à la condition de chercheur, le principal étant surtout d’en être conscient et d’avertir le lecteur autant que possible. Il doit sans doute y avoir une littérature abondante sur le sujet, mais ma « jeunesse » dans la recherche ne me permet pas encore d’y faire référence… Je continue d’apprendre

Tu as travaillé longtemps à La Poste ; assumé des responsabilités syndicales du côté de Solidaires. Comment expliques-tu la relative faiblesse des résistances collectives aux réorganisations de la structure ? Il ne manque pas de syndicalistes combatifs ?

Il y a et il y aura sans doute toujours une question liée à la proximité des syndicalistes avec le milieu dans lequel ils interviennent. Le travail de terrain est indispensable, la confrontation permanente avec la réalité du travail est tout aussi essentielle, mais pas suffisante non plus. Au niveau national s’exercent tout un tas de « pressions » d’ordre politique, d’expressions de rapports de force qui peuvent être conflictuels, de luttes de pouvoir internes qui peuvent brouiller les informations qui remontent de la base. Il y a une bureaucratisation des structures, en tout cas de ce que j’en connais, et cette bureaucratisation n’a rien à voir avec des questions de durée de mandats ou de renouvellement des directions qui ne sont souvent que des yoyos qui n’empêchent rien. Même dans SUD ou Solidaires, ces problèmes sont permanents et il n’est qu’à voir certaines trajectoires militantes pour se rendre compte que la fin d’un mandat à un niveau n’est que le début d’un autre mandat dans une autre structure.

Dans les faits prédominent rapidement des questions liées aux résultats des élections professionnelles, donc aux mandats qui y sont liés ou à la préservation des fiefs syndicaux assurant des victoires dans les congrès. La blague circulant après les ordonnances Macron c’est que dorénavant on avait plus affaire à la « lutte des places » qu’à la lutte des classes.

A cela il faudrait rajouter les marqueurs idéologiques de chaque syndicat ou confédération. Ce qui est sûr en tout cas c’est que les ordonnances Macron rebattent toutes les cartes car même les syndicats se présentant comme « réformistes » ont trinqué comme les autres d’un point de vue de leur représentation dans les usines ou les sites industriels. C’est ce qui explique peut-être le positionnement d’un syndicat comme la CFDT qui n’a pas été entendue dans le cyclone des ordonnances. Après comme pour le reste cela nécessite une étude approfondie des évolutions en œuvre dans chaque centrale.

Ce qui est certain pour l’instant, c’est que dans le cadre de la vague de plans sociaux et de licenciements que nous connaissons depuis plusieurs mois, aucune riposte centralisée n’a vu le jour du fait d’une confédération quelconque. Mais ce n’est pas nouveau : au début des années 2000 les salarié-es de LU à Ris-Orangis avaient été confronté à la même problématique… et c’est d’eux-mêmes qu’était venue la solution en organisant une coordination des entreprises sous plan de licenciement et en réussissant une manifestation à Paris pour une loi interdisant les licenciements. C’est ce qu’essayent de faire les salariés de TUI France aujourd’hui

Un mot pour terminer ? Ton avis sur la recherche et son utilité ? 

Je serais très bref pour une fois. Je pense que la recherche a un rôle essentiel à jouer dans la recomposition nécessaire des structures et des idées. A l’image de ce que les libéraux avaient réussi à faire en 1938, à Paris, à l’occasion du colloque Lippmann, il est possible et même nécessaire que la recherche se confronte avec les syndicalistes, les salarié-es, à l’occasion d’un nouveau colloque. Cette fois il ne s’agira pas d’imaginer le « néolibéralisme », mais bien les contours d’une nouvelle utopie, sociale, écologique et forcément anticapitaliste.

Propos recueillis par S. Bouquin

[1] https://blogs.mediapart.fr/abahcmoi/blog/150820/le-cse-retour-sur-les-ordonnances-macron

[2] https://www.facebook.com/MouvementInvisible/

[3] https://blogs.mediapart.fr/abahcmoi/blog