De l’action syndicale à la sociologie. Sans transition…

Entretien avec Eric Fayat, ancien syndicaliste devenu doctorant en sociologie.

Pourrais-tu présenter ton parcours qui t’a conduit de militant à chercheur?

Eric : J’étais militant syndical à La Poste lorsqu’en décembre 2017, j’ai fait un burnout. Je me suis littéralement effondré à la fin d’une grève de trois mois dans un bureau de poste. J’ai donc été arrêté pendant 9 mois, mais dès le cinquième j’ai cherché d’autres perspectives pour sortir de mon activité syndicale qui m’avait monopolisée depuis de trop nombreuses années. En fait, je cherchais à me rapprocher des Cabinets d’expertise en santé-sécurité avec qui j’avais travaillé à de nombreuses occasions. C’est comme ça que je suis tombé par hasard sur une offre de Master en « sciences de la production et des organisations » à l’Université d’Évry, en sociologie. J’ai passé la sélection préalable (je n’avais que le bac), je suis rentré en Master 2 et je l’ai obtenu en septembre 2019 en présentant notamment un mémoire sur les « ordonnances Macron de 2017 et la mise à mort du CHSCT. » Depuis je souhaite m’orienter vers une thèse en financement CIFRE d’autant que La Poste m’a mis au chômage au moment où je demandais ma reprise.

Quels sont les principaux enseignements à tirer de l’application des ordonnances Macron ?

Eric : La première chose mise en évidence dans mon mémoire, et confirmée dans la mise en application des ordonnances, c’est l’absence de toute mesure coercitive dans la mise en place du Comité Social et Économique (CSE), résultat de la fusion des anciennes instances représentatives du personnel (CE, CHSCT, DP). De fait, les rapports publiés par le « comité d’évaluation des ordonnances » (dont le dernier date de juillet 2020) illustrent parfaitement ce premier écueil. Au 3 juin 2020, 32,8 % des établissements n’avaient pas mis en place la nouvelle instance en raison d’une carence totale de candidatures. Cela représente tout de même plus d’un million de salarié-es… sans instance ! Rappelons que les entreprises avaient jusqu’au 31 décembre 2019 pour cette mise en place et que c’était la seule obligation imposée par la loi aux employeurs…

Le deuxième élément, qui conforte le premier, c’est la généralisation de la primauté de l’accord d’entreprise sur la Loi confirmant ainsi le tournant pris lors de la Loi Travail dite Loi El-Khomri et renversant la hiérarchie des normes là où la loi garantissait un socle de droits et de garanties collectives. Je ne donnerai ici qu’un seul exemple illustrant cette régression : le délai pour rendre un avis lorsque le CSE est saisi sur un projet de restructuration par exemple. C’est un décret de décembre 2017 qui le fixe : un mois pour une consultation simple, deux mois en cas d’expertise. Or, dans les premiers accords d’entreprise (étude de 450 accords présentés par les étudiant-es de l’université de Montpellier), 55 % des entreprises ayant intégré cette question de « l’avis » dans leurs accords étaient au-dessous de la Loi. Ce pourcentage atteint même 37,5 % des entreprises lorsqu’il s’agit d’avis suite à expertise. On arrive à des « caricatures » de 1 à 45 jours au lieu des deux mois prévus par le décret, délai lui-même insuffisant pour la réalisation d’une expertise dans de bonnes conditions ! On retrouve la même problématique concernant les délais de réunion du CSE sur les orientations stratégiques de l’entreprise. Là où la loi prévoit une fois par an, certains accords comme celui de la multinationale TOTAL, prévoient une consultation tous les trois ans !

Le troisième élément d’importance – que j’avais nommé « la mère des batailles » – est la question du nombre de CSE par entreprise, c’est-à-dire la détermination du nombre d’établissements distincts (qui déterminent par ricochet le nombre d’instances et notamment le nombre de Commissions Santé-Sécurité (ex CHSCT). En cas de désaccord c’est l’employeur qui fait le choix définitif, pas la loi. Une manière comme une autre d’organiser les négociations avec le « revolver sur la tempe » : « prends ce que j’offre sinon c’est moi qui choisis » n’est pas vraiment ce qu’on peut imaginer de mieux dans le cadre de discussions ! De fait, dans les 450 accords analysés, le CSE est unique pour 76 % des entreprises (342 accords sur 450).

Même chose ou presque pour la mise en place de « représentants de proximité » (Ex DP) :  la négociation à ce sujet ne bénéficie d’aucun garde-fou, ni obligation légale, ni mesure supplétive en cas de désaccord. De fait, ils ne seront prévus que par 27 % des 450 accords étudiés, ce qui éloignera d’autant les employeurs (et même les organisations syndicales) de toute connaissance réelle des revendications des salarié-es. Même dans de très grosses entreprises (entre 1000 et 5000 salarié-es), seuls 38 % des accords prévoient des représentants de proximité, 17 % seulement parmi les entreprises de plus de 5000 salariés ! On pourrait encore aborder la relégation des suppléant-es à un rôle « inexistant » puisqu’ils ou elles ne siègent plus ou encore l’effet qu’aura sur le renouvellement des instance la limitation des mandats (trois fois quatre ans).

Enfin, innovation malheureuse déjà soulignée, le remplacement des CHSCT (auparavant dotés de la personnalité morale) par une « Commission » placée sous l’autorité du CSE mais qui ne peut plus justement décider de l’expertise ou ester en justice. Là aussi c’est l’accord d’entreprise qui est déterminant. Cela aurait dû impliquer (comme pour toutes les autres « dispositions ») que les représentants syndicaux soient parfaitement informés des tenants et aboutissants de leurs négociations, ce qui n’a pas été le cas dans une majorité d’entreprises. De fait, cette absence de formation les a empêchés de discuter des clauses dont il fallait anticiper toutes les répercussions avant même d’avoir « testé » le fonctionnement du CSE. Au total, sur les 450 accords étudiés, seuls 56 % prévoyaient une CSSCT, alors que, rappelons-le, une telle commission est « obligatoire » au-delà de 300 salarié-es… Caricature des caricatures, seuls 42 % des accords prévoyaient l’établissement de cette commission dans les entreprises de plus de 5000 salarié-es.

La conclusion de mon mémoire est sans équivoque et reste plus que jamais d’actualité: « La réduction drastique des moyens de fonctionnement (tant en nombre de mandats qu’en heures de délégation), la centralisation des instances sur un CSE souvent unique, le peu de « Commissions CSSCT » mise en place et leur capacité́ d’action diminuée, l’aspiration des élu-es du personnel vers les « structures hautes » de l’entreprise, la « faiblesse » des mesures supplétives censées pallier à l’absence d’accord d’entreprise, les difficultés très concrètes des représentant-es du personnel dans la mise en œuvre des nouvelles instances sont autant d’éléments qui impliquent de tirer la sonnette d’alarme au plus vite et de trouver les moyens de remettre à plat la représentation du personnel dans un contexte marqué par la répression des activités syndicales et la multiplication des « plans de licenciement ».

On connaît depuis la réforme sur la représentativité en 2008 une série de réformes dans les relations de travail. Comment interpréter cette évolution ?

Peut-être qu’en premier lieu il y a tout simplement un appétit insatiable du capitalisme à réduire les coûts. Le massacre opéré dans la représentation du personnel, la diminution du nombre de mandats, les atteintes au droit d’expertise en sont des effets concrets. Car toutes ces instances, ces mandats, ces droits en moins sont autant d’euros sonnants et trébuchants pour la « performance globale » des entreprises. Sans parler du fait que réduire le poids des contre-pouvoirs exercés par les représentants syndicaux permet aux dirigeants d’entreprises d’aller beaucoup plus vite dans les réorganisations ou la mise en place d’accords « régressifs » (flexibilité, sous-traitance, accords de performance collective, etc.)

Pour autant, cela reste tout à fait étonnant, même d’un point de vue patronal. C’est en effet un calcul à courte échéance qui ignore les conséquences sur la santé-sécurité au travail et le coût que représente l’absence ou la diminution de la prévention. La santé-sécurité au travail fait d’ailleurs partie des négociations en cours et l’on entend, d’une manière justement très logique, le concept de « déresponsabilisation des employeurs » faire son chemin. S’agit-il au final d’un transfert de ces coûts sur la collectivité par l’exonération des patrons de cette responsabilité sur la santé de leurs employé-es (sous le sacro-saint principe de la « privatisation des profits et la socialisation des pertes) ? Cela méritera une étude approfondie.

Il y a d’ailleurs d’autres « clignotants » qui s’allument, notamment sur la question de la « performance sociale ». Je m’étais étonné dans un article récent[1] de l’intérêt soudain manifesté par la « commission d’évaluation des ordonnances » sur la performance sociale, sujet par ailleurs déjà abordé dans mon mémoire. Pour la commission il s’agit « d’évaluer le lien entre qualité du dialogue social et performance dans l’entreprise. » Outre le fait que ce passage du rapport reste très vague, on peut penser raisonnablement que le sujet n’est pas l’évaluation mais la quantification du dialogue social. Car, très opportunément, la DARES sortait un mois plus tard (en août 2020) un rapport sur « les conditions de travail, prévention et performance économique et financière dans l’entreprise ». Et l’on s’aperçoit très vite que le sujet est bien la tentation de « modéliser » le dialogue social dans des équations très complexes qui visent à faire de cette question un « objet mathématique » comme un autre dans le calcul de la « performance globale » de l’entreprise.

On en arrive alors à des conclusions assez édifiantes comme : « En particulier, la productivité est significativement plus élevée dans les grandes entreprises et les groupes où les salariés manquent d’autonomie, et ce résultat est robuste au secteur d’activité, à l’exception de l’enseignement, de la santé et de l’action sociale (coefficient positif mais non significatif). Une interprétation possible est que la normalisation du travail, qui se traduit par davantage de monotonie, de répétition et de manque d’autonomie, est susceptible de faciliter la coordination et le contrôle des performances dans une organisation complexe… »

Même si cette mise en équation du dialogue social n’en est qu’au balbutiement, il apparaît qu’en fait ce lien entre « dialogue social » et « performance sociale » n’est travaillé qu’à postériori et n’était pas le sujet principal ou originel des ordonnances. En attendant, la panoplie mise en œuvre par le gouvernement sert exclusivement aux patrons des entreprises, soit sous couvert du « plan de relance » soit par l’utilisation de dispositions prévues antérieurement dans les ordonnances Macron. Je pense en particulier aux Accords de Performance Collective (APC) introduits par l’ordonnance du 24 septembre 2017 relative « au renforcement de la négociation collective ». En fait de renforcement, il s’agit ni plus ni moins qu’une attaque directe sur la question du contrat de travail. Les salarié-es de Derichebourg en ont fait les frais mais pas qu’eux. Rappelons qu’il s’agit là d’introduire, sous couvert de préserver l’emploi, des dispositions que le salarié ne peut refuser sous peine d’encourir le licenciement. Et la fourchette est large : « aménagement du temps de travail, son organisation et sa répartition, l’aménagement de la rémunération, les conditions de mobilité professionnelle ou géographique interne à l’entreprise. »

J’avais parlé dans mon mémoire d’une certaine schizophrénie syndicale, quand les organisations en charge de la défense des salarié-es introduisent des éléments, dans un accord, susceptibles de remettre en question l’emploi même du salarié qui refuse ces dispositions !

Depuis Derichebourg, d’autres salarié-es ont fait les frais de cette arme dissuasive : citons Hexcel (sous-traitant aéronautique), Aubert & Duval (sous-traitant aéronautique), Airbus (aéronautique), Malta Air (aéronautique), Bénéteau (Constructeur maritime), Aéroport de Paris (aéronautique), Altran (aéronautique), Valeo (Équipementier automobile), Vinci airport (aéronautique), Gardner Aerospace (sous-traitant aéronautique)… une liste construire d’après ma propre veille sur les plans sociaux et qui laisse croire à une réponse commune et concertée des employeurs dans ce secteur.

Pour être complet il faut aussi rajouter les « Ruptures conventionnelles collectives » (RCC), conséquence de l’ordonnance du 22 septembre 2017 mais cette fois relative à la « prévisibilité et la sécurisation des plans de travail. » Ou encore les APLD (Activité Partielle Longue Durée) sorties d’un décret du 28 juillet 2020, colonne vertébrale du « plan de relance » ayant directement pour effet, certes de maintenir l’emploi, mais surtout de diminuer les salaires des principaux concernés (70 % de la rémunération brute)

Il y a donc, dans tous ces éléments, un « chapeau » commun qui est celui de la réduction des coûts, soit au niveau des salaires (APLD), soit au niveau de la remise en cause d’acquis sociaux (APC), soit tout simplement par la remise en cause du contrat de travail (PSE, RCC, etc.), le tout dans un cadre de restructurations financières ou boursières d’entreprises qui, sous couvert de la crise COVID, se réorganisent, ferment, licencient ou précarisent des centaines de milliers de salarié-es en France. Les ordonnances Macron ont donné l’ossature légale aux entreprises pour le faire, l’entrepreneuriat étatique se formalisant ici dans un soutien sans faille aux actionnaires au détriment des droits salariaux.

Tu as commencé un travail de veille de la conflictualité sociale. Peut-on déjà observer des glissements, des évolutions entre la période pré-COVID-19 et celle que nous connaissons actuellement ?

Oui j’ai commencé un travail (public) de veille à la fois sur les plans sociaux, mais aussi sur les conflits dans la même période. Ces éléments sont disponibles à la fois sur une page Facebook[2] dédiée (Le Temps des Cerises) ainsi que sur mon blog Mediapart[3].

Ceci-dit, il est encore un peu tôt pour pouvoir observer de grandes tendances. Tout d’abord le premier confinement a, en quelque sorte, figé le paysage. Entre les salarié-es qui se retrouvaient en télétravail, isolé-es et l’implosion des collectifs de travail au sein des entreprises (horaires décalés, mesures sanitaires, etc.), il n’y avait pratiquement plus d’espace pour la conflictualité. Il faut aussi rajouter la menace d’un « effondrement économique » généralisé et la peur du chômage. Depuis la fin du premier confinement les plans sociaux ou les fermetures de sites se sont effectivement multipliés. Fin novembre, nous en sommes à 662 plans sociaux pour 71800 ruptures de contrat (source DARES). Il faut encore rajouter 4 729 procédures de licenciement collectif pour raisons économiques (+ 34,7 % par rapport à octobre !).

Côté réaction, ce que l’on peut noter depuis le mois d’octobre, c’est une réaction plus « intense » des salarié-es aux plans sociaux. Il y a notamment un sentiment d’injustice face à certains profits récents d’entreprise ou encore par rapport aux aides apportées par l’État à des secteurs en crise (c’est le cas notamment dans l’aéronautique). Du coup, les grèves se multiplient dans le secteur privé, avec souvent des piquets de grève, voir quelques occupations. C’est encore « timide » mais de plus en plus fréquent. En novembre, sur 101 conflits locaux ou nationaux recensés, 28 % concernent l’industrie, c’est-à-dire autant que dans la santé pourtant très en pointe dans les grèves liées à l’exigence d’extension des mesures salariales du Ségur de la santé au secteur médico-social (72 % des grèves portant sur les salaires étaient issues de ce secteur). Il y a même une certaine intensification de ces conflits sur la dernière semaine de novembre : presque la moitié des grèves dans l’industrie (48 %) pour le mois de novembre ont éclaté la dernière semaine (après le 24 novembre). Ces conflits contestent de plus en plus souvent le plan social, la fermeture du site ou les licenciements eux-mêmes. C’est le cas pour « Fonderie du Poitou », le cimentier « Calcia », chez le sous-traitant aéronautique «Cauquil» ou pour les salarié-es de la « SKF » d’Avalon.

Il y a donc (mais encore une fois cela reste à confirmer sur une période d’analyse plus importante), une contestation de plus en plus forte des plans sociaux contrairement à la période précédant la crise COVID où il s’agissait la plupart du temps, par le conflit, d’obtenir de meilleures conditions dans le cadre du plan social, en soutien aux organisations syndicales. Cela reste à l’état de frémissement, mais avec une progression de ce type de conflit.

Pour information, sur les 101 conflits recensés en novembre, 24 % concernaient les salaires, 21 % un plan social, 14 % revendiquaient plus d’emplois et 11 % portaient sur les conditions de travail.

C’est aussi dans ce cadre que l’on commence à voir des tentatives, encore un peu invisibles, de « coordination des luttes » ou en tout cas dans un premier temps de centralisation face aux plans sociaux. C’est le cas notamment de l’appel des TUI France qui ont organisé deux réunions d’appel à convergence ayant débouché sur un appel à manifester à Paris, un samedi, en janvier 2021. C’est aussi la volonté des salarié-es de l’aéronautique et de la sous-traitance qui ont, eux aussi, organisé deux réunions et lancé un appel depuis Toulouse, une ville qui concentre un grand nombre d’entreprises de ce secteur.

Pourrais-tu résumer ton projet de thèse ?

En fait, je suis parti des conclusions de mon mémoire sur l’évolution des instances représentatives du personnel pour envisager les répercussions possibles en termes de « mobilisation et de conflictualité salariale » dans les entreprises.

Là encore, nous manquons de bilans un peu définitifs sur la mise en place des CSE. Même la très officielle « Commission d’évaluation des ordonnances » peine à sortir des simples généralités. Mais les perspectives données par les organisations syndicales en 2018, si elles étaient confirmées – et rien n’indique qu’elles ne le soient pas pour l’instant – sont très parlantes : diminution du nombre d’élu-es de 33 % (d’après FO), voire une division par 5 ou 10 (d’après Solidaires). L’exemple développé sur la SNCF dans mon mémoire était, par exemple, édifiant sur les conséquences dans cette entreprise : de 600 CHSCT, on passait à 33 CSE et donc à un peu plus de 33 CSSCT (Commission Santé Sécurité et Conditions de Travail censée « remplacer » les anciens CHSCT), une baisse de 63 % des heures syndicales et 6 435 élu-es ou mandaté-es supprimé-es. Globalement, sur l’ensemble des entreprises, le nombre de salarié-es perdant un mandat pourrait monter jusqu’à 200 000 !!!

Or, l’histoire même des IRP en France montre que leur développement et leur implantation n’ont pas été seulement le résultat de rapports de force, loin de là. Les conditions politiques, historiques ont bien sûr été importantes, mais il ne faut jamais perdre d’esprit que le patronat lui-même n’a pas ignoré ses propres intérêts en la matière : de la surveillance de l’état d’esprit des salarié-es (avec un grand traumatisme en 1936 de n’avoir « rien vu venir » ou presque) jusqu’à la tentation d’influencer les stratégies syndicales elles-mêmes en modelant les instances du personnel dans le sens d’une « participation loyale » à la marche de l’entreprise, le mille-feuilles des instances avait un sens !

Aujourd’hui, la destruction à marche forcée (car les ordonnances sur la question de la représentation du personnel continuent pendant la crise COVID, une des questions étant de savoir lesquelles seront pérennisées ou non) de la représentation du personnel ouvre le champ à de nouvelles possibles solutions imaginées par les salarié-es eux-mêmes. De ce point de vue, on peut garder à l’esprit l’irruption sur la scène politique et sociale des « gilets jaunes » qui, de leur point de vue, pouvait représenter une réponse à la crise des institutions et de la représentation politique ou encore une réponse à l’absence de perspectives offertes par les organisations politiques.

Même si le gouvernement ne pouvait l’anticiper, la suppression des CHSCT au moment de l’émergence d’une des plus graves crises sanitaires (et économiques) mondiales aurait dû, pour le moins, faire revenir les experts et les think tank sur leurs analyses antérieures ! Ce n’est pas le cas pour l’instant, la mesure ayant même été étendu à la Fonction publique par la publication de deux décrets suite à la loi du 28 mai 2019 sur la « transformation de la Fonction publique ». Le premier décret (2020-1426 du 20/11/2020) consacre la transformation des « Commissions administratives paritaires » et le deuxième (2020-1427 du 20/11/2020) institue les Comités sociaux d’Administration (CSA) signant l’arrêt de mort des CHSCT de la Fonction publique.

La suppression (générale donc) de cette instance « phare » du CHSCT – qui était d’ailleurs en plein développement ces dernières années – est d’une incohérence profonde du point de vue des droits des salarié-es, au moment de cette crise sanitaire mais aussi au moment de la généralisation du télétravail qui précédera d’ailleurs sans doute en parallèle une nouvelle révolution de la robotisation et de la digitalisation dans les entreprises.

C’est donc dans ce cadre que j’ai envisagé ce projet de thèse afin de chercher « s’il y a émergence de nouvelles réponses ou pratiques par les salarié-es ».

  • Y aura-t-il, dans les organisations syndicales elles-mêmes de nouvelles réponses sur ce terrain ? Les réactions face aux Accords de Performance Collective notamment seront-elles à la hauteur de dispositions qui s’attaquent directement au contrat de travail ? Peut-on imaginer une évolution du paysage syndical, pour l’heure morcelé et qui correspond de moins en moins aux enjeux de la défense des salarié-es dans les entreprises ? La réponse sera-t-elle « dynamique » dans le sens par exemple d’une réunification de certains syndicats ou au contraire « explosive » dans un plus grand émiettement des forces ? Comment toutes ces questions sont-elles traitées dans les organisations et les collectifs ?
  • Y aura-t-il justement de nouvelles réponses des salarié-es eux-mêmes, un renouveau des « coordinations » des années 1980, une émergence de colères collectives (grèves spontanées) ou individuelles (augmentation de la violence infra-entreprise) ? Les salarié-es se doteront ils ou elles de nouvelles formes d’organisation ou de résistance dans un premier temps face au tsunami néolibéral imposé d’en haut par les gouvernements Macron

L’hypothèse, en tout état de cause, est bien celle-là : la mise en place du CSE va provoquer l’émergence « de nouvelles relations sociales », modifier les règles de la confrontation et produire de nouvelles formes de mobilisation des salarié-es dans les entreprises. En parallèle, le projet de thèse que je défends ne peut ignorer les évolutions du néolibéralisme en France et s’appuiera en particulier sur les analyses de Pierre Dardot et Christian Laval (La Nouvelle raison du monde), celles de Grégoire Chamayou (La société ingouvernable) ou encore sur l’injonction à l’adaptation développée par Barbara Stiegler (Il faut s’adapter)

Enfin, dans ce projet dont j’ai conscience de l’ampleur, il est nécessaire de prendre en compte certaines évolutions dans les mobilisations de ces dernières années. Sans développer, les exemples étant assez illustratifs par eux-mêmes, je pense encore une fois aux « Gilets Jaunes », à « Nuit Debout », au « Front social » ou aux mobilisations de « Notre-Dame-des-Landes » ou de « Bures ».

Comment combines-tu cette double identité, celle de militant et celle de chercheur ? N’y a-t-il pas une contradiction entre l’un et l’autre ?

Forcément qu’il y en a une ! Malgré mon attention sur cette question, j’avais eu quelques remarques lors de la présentation de mon mémoire sur certaines petites phrases « assassines » qui révélaient une prise de position là où il fallait que je m’en tienne aux faits présentés qui se suffisaient à eux-mêmes. Mais je pense que d’un certain point de vue c’est aussi une force, car mon militantisme me permet d’anticiper un certain nombre de choses, de réactions, d’évolutions, anticipation dont je ne disposerais peut-être pas si je n’avais pas cette expérience. C’est très difficile de ne pas intervenir au cœur du sujet qu’on étudie au risque d’introduire un certain nombre de « biais » préjudiciables à la recherche. Mais je pense que cet engagement est inhérent à la condition de chercheur, le principal étant surtout d’en être conscient et d’avertir le lecteur autant que possible. Il doit sans doute y avoir une littérature abondante sur le sujet, mais ma « jeunesse » dans la recherche ne me permet pas encore d’y faire référence… Je continue d’apprendre

Tu as travaillé longtemps à La Poste ; assumé des responsabilités syndicales du côté de Solidaires. Comment expliques-tu la relative faiblesse des résistances collectives aux réorganisations de la structure ? Il ne manque pas de syndicalistes combatifs ?

Il y a et il y aura sans doute toujours une question liée à la proximité des syndicalistes avec le milieu dans lequel ils interviennent. Le travail de terrain est indispensable, la confrontation permanente avec la réalité du travail est tout aussi essentielle, mais pas suffisante non plus. Au niveau national s’exercent tout un tas de « pressions » d’ordre politique, d’expressions de rapports de force qui peuvent être conflictuels, de luttes de pouvoir internes qui peuvent brouiller les informations qui remontent de la base. Il y a une bureaucratisation des structures, en tout cas de ce que j’en connais, et cette bureaucratisation n’a rien à voir avec des questions de durée de mandats ou de renouvellement des directions qui ne sont souvent que des yoyos qui n’empêchent rien. Même dans SUD ou Solidaires, ces problèmes sont permanents et il n’est qu’à voir certaines trajectoires militantes pour se rendre compte que la fin d’un mandat à un niveau n’est que le début d’un autre mandat dans une autre structure.

Dans les faits prédominent rapidement des questions liées aux résultats des élections professionnelles, donc aux mandats qui y sont liés ou à la préservation des fiefs syndicaux assurant des victoires dans les congrès. La blague circulant après les ordonnances Macron c’est que dorénavant on avait plus affaire à la « lutte des places » qu’à la lutte des classes.

A cela il faudrait rajouter les marqueurs idéologiques de chaque syndicat ou confédération. Ce qui est sûr en tout cas c’est que les ordonnances Macron rebattent toutes les cartes car même les syndicats se présentant comme « réformistes » ont trinqué comme les autres d’un point de vue de leur représentation dans les usines ou les sites industriels. C’est ce qui explique peut-être le positionnement d’un syndicat comme la CFDT qui n’a pas été entendue dans le cyclone des ordonnances. Après comme pour le reste cela nécessite une étude approfondie des évolutions en œuvre dans chaque centrale.

Ce qui est certain pour l’instant, c’est que dans le cadre de la vague de plans sociaux et de licenciements que nous connaissons depuis plusieurs mois, aucune riposte centralisée n’a vu le jour du fait d’une confédération quelconque. Mais ce n’est pas nouveau : au début des années 2000 les salarié-es de LU à Ris-Orangis avaient été confronté à la même problématique… et c’est d’eux-mêmes qu’était venue la solution en organisant une coordination des entreprises sous plan de licenciement et en réussissant une manifestation à Paris pour une loi interdisant les licenciements. C’est ce qu’essayent de faire les salariés de TUI France aujourd’hui

Un mot pour terminer ? Ton avis sur la recherche et son utilité ? 

Je serais très bref pour une fois. Je pense que la recherche a un rôle essentiel à jouer dans la recomposition nécessaire des structures et des idées. A l’image de ce que les libéraux avaient réussi à faire en 1938, à Paris, à l’occasion du colloque Lippmann, il est possible et même nécessaire que la recherche se confronte avec les syndicalistes, les salarié-es, à l’occasion d’un nouveau colloque. Cette fois il ne s’agira pas d’imaginer le « néolibéralisme », mais bien les contours d’une nouvelle utopie, sociale, écologique et forcément anticapitaliste.

Propos recueillis par S. Bouquin

[1] https://blogs.mediapart.fr/abahcmoi/blog/150820/le-cse-retour-sur-les-ordonnances-macron

[2] https://www.facebook.com/MouvementInvisible/

[3] https://blogs.mediapart.fr/abahcmoi/blog

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