Redaction

La fatigue actuelle n’est pas seulement celle d’individus libres et autonomes

Marc Loriol, chercheur CNRS, membres de l’IDHES – Paris 1

Dans une tribune récente au journal Le Monde, Alain Ehrenberg a critiqué l’ouvrage de la fondation Jean-Jaures –Une société fatiguée ? – en estimant à juste titre que l’on ne peut pas traiter la société comme un individu, même si des transformations sociales peuvent expliquer une monté de la plainte de fatigue parmi les individus. A propos des entreprises, il explique que « l’imaginaire du travail n’est plus un imaginaire taylorien de l’exécution mécanique des ordres ou du suivi des cadences. On demande aux gens d’être responsables, autonomes, d’avoir de l’initiative, de développer des compétences de « savoir être », etc. Dans le système d’attentes collectives de l’autonomie, la question « que suis-je capable de faire ? » se substitue à « que m’est-il permis de faire ? ». Ce changement de nos régimes d’action exige de chacun des formes d’auto-contrôle émotionnel et pulsionnel qui étaient parfaitement marginales dans le taylorisme, ce qui donne une place nouvelle aux dimensions affectives du travail. »

Une telle analyse peut toutefois sembler bien rapide. Tout d’abord parce que le taylorisme est loin d’avoir disparu. Il s’étend même, sous des formes renouvelées, y compris en dehors de l’industrie, par exemple dans les centres d’appel, les entrepôts logistiques, les caisses des supermarchés ou le travail des postiers (comme l’a montré Nicolas Jounin), notamment du fait des outils numériques de contrôle et de gestion des activités à distance. Ensuite, parce que la fatigue au travail est un phénomène complexe et multiforme. Il n’existe sans doute pas une, mais différentes formes de fatigue qui mêlent de façon variable suivant les époques et les secteurs professionnels, fatigue et usure physique d’une part  et souffrance morale ou psychique d’autre part.

David Gaborieau, par exemple, dans son enquête sur les préparateurs de commande dans les entrepôts logistiques nous rappelle que ces ouvriers du tertiaire pouvaient, jusqu’au début des années 2000, être fiers de réaliser des belles palettes, à la fois esthétiques et pratiques (facilitant ainsi le travail du transporteur et de mise en rayon). Mais l’introduction de la commande vocale les a privés d’une grande part de leur initiative et de la possibilité de se valoriser par le travail tout en provoquant une explosion des troubles musculo-squelettiques. Leur fatigue est donc à la fois physique et psychologique, faute de stimulants psychosociaux et de reconnaissance dans le travail. Sur ce sujet, on peut aussi consulter l’article Mostafa Henaway sur notre site.

Contrairement à l’idée d’une fin du taylorisme, les enquêtes sur les conditions de travail montrent que le travail sous contrainte de temps ou dicté par des impératifs commerciaux, le fait de devoir fréquemment abandonner une tâche pour une autre non prévue, l’obligation de se dépêcher, l’imposition d’objectifs quantitatifs à atteindre, le port de charges lourdes, etc., sont de plus en plus répandus. A cela s’ajoute l’augmentation du travail de nuit et des horaires alternés, atypiques ou morcelés, des temps de transport, etc. Les raisons d’être fatigué dans son travail ne manquent donc pas. L’épidémie de Covid 19 a pu accroître la charge de travail de certains salariés de première ligne, notamment dans la santé, et parfois de télétravailleurs soumis à des objectifs accrus ou désireux de faire la preuve de leur activité par un surtravail.

Si dans le même temps, les enquêtes montrent aussi une augmentation de l’autonomie formelle et de la responsabilisation des salariés, cette « liberté » est en fait souvent contrainte par les objectifs et procédures à respecter. Elle est alors vécue négativement (obligation de se débrouiller seul en cas de problème, crainte de sanctions en cas d’erreurs, etc.).

Quand on interroge des salariés en fin de carrière ou retraités (comme je l’ai fait pour mon dernier livre, Les vies prolongées des usines Japy, ou avant dans mes travaux sur la police ou l’hôpital, l’on retrouve un constat largement partagé. S’ils reconnaissent que des améliorations ont été faites en ce qui concerne la sécurité et l’ergonomie des postes de travail, ils expliquent aussi que l’intensification du travail les a empêchés de réaliser un travail de qualité, un beau travail (comme les préparateurs de commande qui ne peuvent plus faire des « belles palettes »). Mais les cadences rendent aussi parfois difficile l’utilisation des équipements de protection individuelle (EPI) ou le respect des procédures de sécurité. De plus, tous ou presque déplorent que la transmission du métier et des valeurs qui lui sont associées ne se fasse plus. Ils expriment le sentiment d’une fragilisation des collectifs de travail dont la fonction était de réguler l’investissement dans le travail et la reconnaissance des qualités et apports de chacun. L’autonomie, quand elle peut être gérée collectivement pour favoriser un « bel ouvrage » et la préservation de la santé est une ressource et non une contrainte. Mais l’emploi d’intérimaires, la division du groupe ouvrier entre opérateurs, techniciens, et précaires, affaiblissent la capacité à résister ensemble aux organisations dysfonctionnelles et à l’appauvrissement du travail. Les occasions d’échanges et d’entraide sont réduites, tout comme le sentiment de partager des intérêts et un destin communs.

Dans beaucoup de cas, la pandémie a accru ces difficultés. L’augmentation de la charge de travail, la désorganisation des services, la montée des incertitudes et parfois la sous-activité forcée ont rendu le travail plus pénible, moins intéressant, tandis que dans le même temps, l’entretien des collectifs de travail et la coopération entre salariés étaient rendus plus difficiles par les confinements et le télétravail.

A l’hôpital, la première vague de Covid 19 a engendré un surcroit d’activités, de peurs et de tensions. Mais celles-ci ont parfois été rendues supportables, au début, par une plus grande autonomie, un renforcement des équipes autour d’un même but, un relâchement du contrôle des tutelles, le sentiment que les revendications des soignants seraient enfin entendues. Mais cette parenthèse a été de courte durée. Les agences régionales de santé, un temps dépassées par la situation, ont cherché à reprendre la main en imposant de façon démultipliée des directives déconnectées du terrain. Les réformes qui avaient, avant l’épidémie, augmenté le malaise des soignants (tarification à l’activité, fermeture de lits, flexibilisation des emplois, flux tendus, etc.) ont été poursuivies. Les tensions et conflits entre les équipes ont été attisés par le manque de moyens, les inégalités dans la répartition de la charge de travail supplémentaire, les arrêts maladies et les démissions, les désaccords et non-dits autour de la vaccination obligatoire, etc. Le résultat a été une explosion des burn-out, une fatigue généralisée des soignants. Pour plus de précisions, voir « Des soignants pris en tenaille entre la pandémie et les réformes néolibérales de l’hôpital, dans le numéro des Mondes du Travail intitulé « Travailler en temps de pandémie » (juin 2021).

Une des caractéristiques de la période actuelle est la difficulté à faire des projets, notamment collectifs. Participer à un projet valorisant parce que valorisé par ceux avec qui on travaille est une source primordiale d’énergie psychique dans le travail. C’est ce qu’avait pressenti Emile Durkheim à travers la notion de « force sociale » et ses interrogations sur le passage d’une « solidarité mécanique » à une « solidarité organique », plus délicate à construire et à entretenir. On est donc loin de La Fatigue d’être soi, diagnostiquée en son temps par Alain Ehrenberg.

Infiltrer Amazon. Ce que j’ai appris en m’infiltrant chez le géant des entreprises.

Pour s’organiser en faveur des droits des travailleurs, il faudra affronter le puissant mélange de surveillance, d’exploitation et d’avantages sociaux d’Amazon. Par Mostafa Henaway

Mai 2021, il est 23 h 30, et c’est mon premier jour en tant qu’amazombien – un travailleur de nuit chez Amazon. Je ne sais pas trop à quoi m’attendre alors que je me dirige en métro vers Laval, juste au nord de Montréal. Dans mon sac à dos se trouve une lettre de l’entreprise déclarant que je suis un travailleur essentiel qui sort après le couvre-feu. On m’a dit que je faisais partie des chanceux qui travailleront le jour de l’ouverture de leur nouvelle installation logistique.

En descendant du bus, juste après minuit, dans une zone industrielle perchée derrière un complexe de prisons provinciales, je m’approche lentement du bâtiment d’Amazon. C’est très éclairé. Tout est bien indiqué le long de la route. Il y a un agent d’accueil à l’entrée, pour s’assurer que je sache par quelle porte entrer. Vu les sommes investies dans ces installations, j’ai l’impression de pénétrer dans un terminal d’aéroport flambant neuf.

Avant le début de la formation, le directeur des opérations consent un effort supplémentaire pour contrecarrer les médias qui critiquent les conditions de travail des salariés d’Amazon. L’une des premières choses qu’il affirme à la douzaine de stagiaires devant lui est que les rumeurs selon lesquelles les employés doivent faire pipi dans des bouteilles pendant les longues périodes de travail sont « tout simplement fausses ». Nous pouvons prendre des pauses toilettes à tout moment, insiste-t-il. Dans les semaines qui suivent, l’accent est mis sur la santé et la sécurité – y compris les étirements rituels quotidiens où nous regardons le dessin animé d’un robot qui fait des exercices d’accroupissement en tenant une boîte Amazon, et nous l’imitons.

Mais au cours de mon mois en tant que prétendu associé d’Amazon, il me paraîtra évident qu’il s’agit d’un vernis recouvrant des conditions de travail dangereuses et la surveillance des salariés. Amazon montre ainsi qu’elle n’est pas seulement prête à faire pression sur les travailleurs pour qu’ils ne s’organisent pas pour défendre leurs droits, mais qu’elle est également prête à faire tout ce qu’il faut pour rester la seule entreprise en ville. S’il y a quelque chose qui distingue cette entreprise, c’est sa capacité à entretenir le mythe de la sécurité d’emploi et de la communauté d’appartenance à l’entreprise tout en devenant une force monopolistique qui exploite méthodiquement les travailleurs.

L’effet Amazon a transformé nos économies. Il exerce une influence sur les types d’emplois qui sont perdus ou créés. Et il a permis à Jeff Bezos d’amasser une richesse inimaginable, au détriment de l’état de santé de centaines de milliers de travailleurs dans ses entrepôts.

Maintenant, le désastre social se propage au Canada. Depuis la pandémie et la hausse de la demande de livraisons en ligne, Amazon s’est rapidement étendue dans ce pays depuis les États-Unis. Le 13 septembre, l’entreprise a annoncé qu’elle embaucherait plus de 15 000 nouveaux travailleurs à temps plein et à temps partiel, en plus des 25 000 emplois existants. Au cours de l’année écoulée, le nombre de de sites d’Amazon au Canada est passé de 30 à 46. Il s’agit notamment de centres d’exécution des commandes, de centres de tri et de postes de livraison.

J’ai pensé que le moment était venu de ne plus me contenter de lire des articles sur les abus dont sont victimes les travailleurs d’Amazon, mais d’y travailler moi-même, tout en cachant mon identité de militant syndical qui défend les droits des travailleurs. Je veux comprendre sur le terrain à quoi ressemble cet environnement de travail. Plus important encore, je veux comprendre le type d’organisation syndicale dont nous aurons besoin pour défier et affronter non seulement Amazon, mais l’ensemble du système de livraison et de logistique juste-à-temps, qui est devenu central dans notre économie contemporaine, et les inégalités qui l’accompagnent.

Devenir le robot industriel

Le jour où j’ai décidé de postuler, j’ai navigué sur le Web jusqu’au site d’Amazon. Après quelques clics, je suis entré dans un portail où l’on me posait une série de questions d’ordre psychologique, qui auraient tout aussi bien pu relever d’un conseiller d’orientation de lycée. L’examen a duré 30 minutes. Il y avait des questions sur les relations avec les équipes : si on me remettait un prix hypothétique, est-ce que je le garderais ou est-ce que je le donnerais aux autres membres de l’équipe ? On m’interroge également sur mon degré de satisfaction dans la vie, en demandant de préciser sur une échelle de 1 à 5. Bien que je ne sois pas certain de pouvoir être satisfait si je soumets une candidature à Amazon, j’apportai les réponses que je pensai qu’ils veulent entendre. À Dieu ne plaise, je ne suis pas satisfait, insatisfait et même peut-être désobéissant.

Le lendemain, j’ai reçu un message m’annonçant que je suis embauché – sans entretien, sans vérification de mes références, sans expérience professionnelle visible. On me demande de me rendre dans un centre d’embauche où un employé vérifie ma carte d’identité, pris une photo et m’a demandé mes disponibilités en termes d’horaires. On me laisse le choix : je peux faire un service de travail à l’expédition de 10 heures entre 1 h 20 et 12 h  durant les jours de semaine, ou travailler de 7 h à 17 h au centre de traitement des commandes, ce qui inclut un jour de week-end. J’apprends que ces horaires sont presque universels chez Amazon, avec des contrats qui stipulent que les travailleurs doivent obligatoirement être disponibles pour des heures supplémentaires pendant les saisons de pointe – travailler cinq jours, ou 50 heures, par semaine.

Je choisis l’équipe de nuit. Je suis maintenant un « amazombien ».

Dans le cadre des premières embauches, mes nouveaux collègues et moi sommes désignés comme des « badges bleus ». Les badges bleus sont considérés comme des embauches permanentes (des CDI, NdT), pour lesquelles les avantages sociaux entrent en vigueur immédiatement.

Amazon a largement limité le recours au travail intérimaire tout en créant un système d’intérim interne. Les badges blancs, contrairement aux badges bleus, sont des travailleurs temporaires qui peuvent être licenciés à tout moment. Le système de badges crée une main-d’œuvre soit docile du côté de l’effectif permanente sinon desespérée parmi les personnes embauchées comme travailleurs saisonniers. Amazon dit aux badges blancs qu’ils ont la possibilité de devenir des badges bleus, mais qu’il faut pour cela satisfaire à leurs quotas et obtenir l’approbation de la direction et des RH. On nous affirme régulièrement que le fait d’être embauché en CDI est un privilège, et que nous n’avons pas eu à travailler comme des malades pour passer d’un badge blanc à un badge bleu.

Le poste de livraison où je travaille au nord de Montréal est différent des centres d’exécution des commandes, semblables aux entrepôts que l’on associe à Amazon. Ces stations de livraison, introduites sur tout le continent, font partie de la stratégie d’Amazon visant à dominer le commerce électronique en créant son propre système logistique jusqu’au dernier kilomètre. Ne dépendant plus de FedEx, UPS, Purolator ou Postes Canada, Amazon peut désormais gérer la livraison pour ses propres produits, mais aussi pour les vendeurs tiers.

Un site de livraison employant près de 100 personnes veille à ce que, chaque jour, entre 25 000 et 35 000 commandes soient préparées avant 9 h du matin pour être livrées. Pour y parvenir, Amazon décompose le travail en mettant en place plusieurs tâches répétitives et effectuées à un rythme effréné. Le travail d’entrepôt est difficile à automatiser car il nécessite beaucoup de réflexion, de dépannage et de transport de boîtes et de colis de tailles diverses. Amazon a trouvé la solution : fusionner la technologie et le travail humain pour transformer les travailleurs en robots industriels.

Chaque jour, lorsque je commence mon service, j’enfile mon armature robotique. Nous prenons ce que l’on appelle un dispositif TCI – qui ressemble à un Smartphone géant – et l’attachons à un bras. Avec l’autre main, nous prenons un scanner. Nous nous connectons à notre appareil et, à partir de ce moment, nous ne contrôlons plus nos actions. Au lieu de cela, cet appareil déterminera où nous irons, quelles tâches nous accomplirons et si nous sommes un bon employé.

Les tâches elles-mêmes commencent par le déchargement de nombreux camions et le balayage d’articles sur des bandes transporteuses afin de s’assurer qu’un préparateur de commandes, à un stade ultérieur, saurait où placer l’article sur un rack. À ce stade, un magasinier scanne chaque article, le met dans un sac et commence à jouer à Tetris à grande vitesse pour s’assurer que chaque article peut entrer dans un sac avant de quitter l’entrepôt.

L’objectif de chacun est d’atteindre 300 articles par heure pendant toute la durée de son poste. Travailler à une telle vitesse avec des articles aussi divers que des livres, de la litière pour chats, des barbecues et même de grandes chaises ergonomiques crée une pression énorme. Bien sûr, on nous martèle de déplacer les objets en toute sécurité, que notre santé est une priorité, de ne jamais courir, de ne jamais soulever d’objets trop lourds. Mais ces recommandations commencent à ressembler à une plaisanterie, car le résultat est que nos quotas sont la seule chose qui compte. Si nous devenons trop lents, les boîtes s’empilent rapidement et provoquent un cauchemar au bout de la chaîne. D’après mes calculs, rester au top signifie déplacer une boîte toutes les 6 à 8 secondes.

Sur la ligne de l’entrepôt, notre appareil et notre scanner enregistrent chaque boîte ou paquet que nous touchons, puis le sac de tri dans lequel il est placé. Si nous plaçons l’article dans le bon sac, nous sommes récompensés par un voyant vert ; s’il est incorrect, un voyant rouge s’allume. L’appareil nous indique également quelle route de livraison nous devons préparer et quels paquets choisir.

L’appareil ne fait pas que nous guider, il devient notre superviseur. Non seulement nous sommes surveillés pendant les tâches de travail, mais les périodes d’absence sont une mesure qui affecte notre salaire. Moins vous êtes connecté ou plus longtemps vous êtes déconnecté, plus votre réputation auprès des superviseurs dégringole. Cela peut entraîner des audits et des réunions, ce qui rend les travailleurs anxieux.

La nature répétitive et rapide de ce travail a rapidement des répercussions sur mon corps. Je travaille debout 10 heures par jour, je scrute, soulève et déplace constamment, le tout au milieu de la nuit. En général, la douleur physique augmente pendant le service, à mesure que la pression augmente. En tant que préparateurs, notre responsabilité fondamentale est de faire sortir tous les colis avant 9 h. Cela peut signifier que nos pauses sont retardées et qu’il faut travailler pendant 4 à 5 heures d’affilée. Le seul moyen de trouver un répit est de se cacher dans les toilettes pendant quelques minutes.

À l’approche de 9 h, alors que les superviseurs, les assistants et les directeurs mettent la pression sur les travailleurs, nous nous dépêchons de ranger plus rapidement, soulevant des sacs de plus en plus lourds, trouvant n’importe quel moyen d’atteindre nos quotas. Peu importe que le travail soit désormais dangereux, l’essentiel est de respecter notre précieuse échéance de 9 heures du matin.

Le très grand frère nous regarde

Le matin d’un des derniers jours de mai, vers la fin de notre service, un gestionnaire demande à tout le monde d’arrêter immédiatement. Il a vu sur son ordinateur que deux paquets ont été égarés. Nous devons les retrouver. Notre ratio de 100 % de boîtes placées dans les sacs correspondants est ruiné, car deux paquets – seulement 2 sur 25 000 – n’ont pas été placés dans leurs sacs. Ce qui est étonnant, c’est que le responsable peut dire qui les a manipulés pour la dernière fois, qui les a scannés pour la dernière fois et dans quels sacs ils auraient dû se trouver. Il peut suivre les colis en temps réel dans l’entrepôt.

Chez Amazon, le pouvoir presque omniscient de la technologie est toujours en arrière-plan. Au début, personne n’en parle et personne ne vous dit comment fonctionne le système existant, et comment vous êtes surveillé. En tant qu’employé, j’ai fini par apprendre que mes patrons pouvaient surveiller en temps réel chacun de mes mouvements, mes mesures et le nombre de boîtes que je range. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à me rendre compte que près de la moitié des employés d’Amazon, une fois promus, doivent constamment surveiller et contrôler les employés qui leur sont inférieurs.

La surveillance la plus insidieuse à l’intérieur de l’entrepôt se présente sous la forme de caméras d’intelligence artificielle (IA). Comme elles sont visibles partout, au début de chaque service, nous avons l’impression que Big Brother nous observe. Amazon prétend que l’avantage de ces caméras est de s’assurer que nous suivions les protocoles Covid-19. De même, Amazon, aux États-Unis, a justifié l’installation de caméras IA à l’intérieur de ses camionnettes de livraison en affirmant qu’il s’agit de surveiller et de détecter les comportements à risque pour assurer la sécurité des conducteurs.

Mais les caméras IA ne font que les assurer de notre obéissance. Toutes les 6 minutes, les caméras IA analysent chaque travailleur et la distance qui les sépare, générant un rapport à la fin du service. L’utilisation de l’IA et des big data montre que la direction n’en a pas elle-même la maîtrise – elle est simplement là pour appliquer des algorithmes et des tâches prédéterminées.

Fidèle à son esprit, Amazon a également trouvé un moyen d’en tirer profit en commercialisant ses propres technologies de gestion du processus de travail. Elle appelle ce nouveau service Amazon Business Analytics. Cette subdivision permet à d’autres entreprises de louer la plateforme de métrologie qu’elles utilisent pour gérer les travailleurs. Les entreprises qui se rendent compte qu’elles n’ont pas les ressources nécessaires pour rivaliser avec Amazon peuvent simplement louer sa plateforme pour réussir. Les implications sont claires. Le modèle de travail d’Amazon pourrait bientôt être exporté dans tous les secteurs et sur tous les lieux de travail. La question qui se pose alors est la suivante : pourquoi accepterions-nous, sur nos lieux de travail, un mode de surveillance que nous n’accepterions pas en public ou dans nos quartiers ?

Le leitmotiv d’Amazon : « Nous sommes une grande famille »

Au cours de la première semaine, je demande à plusieurs de mes collègues si cet emploi représente pour eux un emploi sur le court ou long terme. À ma grande surprise, beaucoup me disent qu’ils voient Amazon comme un emploi stable, une carrière potentielle, et qu’ils imaginent gravir les échelons. Beaucoup de nos superviseurs travaillent chez Amazon depuis seulement quelques années, mais ils ont déjà atteint le niveau de supervision et du management « de terrain ». Lors des déjeuners, les superviseurs partagent leurs histoires personnelles de progression triomphante dans l’échelle. Tout cela sert d’horizon séduisant : supportez les conditions de travail exténuantes et peut-être, vous aussi pourrez monter en grade.

Beaucoup de mes collègues sont de nouveaux arrivants : soit des réfugiés syriens, soit des migrants plus jeunes, de la deuxième génération. Pour ces travailleurs racisés, trouver un emploi stable et décent est presque impossible. Les réfugiés et les immigrés font de plus en plus partie des travailleurs pauvres, qui endurent des jobs précaires, piégés dans des secteurs tels que l’entreposage, le travail à la chaîne et l’agro-alimentaire, où ils sont confrontés à de bas salaires, à des conditions de travail dangereuses, et surtout des emplois non couverts par une action syndicale.

Dès le moment où j’ai soumis ma candidature, j’ai remarqué comment Amazon réussit à se distinguer d’autres employeurs. Par exemple, avant de commencer, Amazon m’a donné un bon de 100 dollars pour acheter des bottes de sécurité, ainsi que quelques formulaires à remplir pour bénéficier d’avantages sociaux. Les avantages sociaux offerts par Amazon varient d’un pays à l’autre, mais ils sont importants – surtout aux États-Unis. Ils vont de l’assurance médicale complète, à l’assurance dentaire, à l’assurance de santé mentale, au congé parental, à un congé maladie payé limité, à la retraite, aux actions de la firme et à une remise de 10 % sur les achats. Le salaire horaire de départ, lorsque j’y travaillais, était de 16,25 dollars (canadiens) et il a été porté à 18 (l’équivalant de 14,5 US$ ou de 13 €, NdT). Dans un post Facebook que j’ai vu, un travailleur américain qui venait d’avoir son premier enfant a remercié Amazon pour le congé parental de 20 semaines. Aux États-Unis, il s’agit d’une amélioration considérable pour les travailleurs à bas salaires, le congé parental habituel varie de 3 à 6 semaines.

Lorsque j’étais chez Amazon, le sentiment d’appartenance à une grande famille, le sentiment que l’entreprise prend soin de ses travailleurs, est cultivé lors des réunions quotidiennes – au cours desquelles nous faisons des étirements rituels, suivi d’un échange où chacun devait présenter une de ses réussites au travail. Nous étions encouragés à applaudir pour chaque histoire. Lors des sessions de formation, on nous demandait même de crier tous ensemble la devise des travailleurs d’Amazon : « We write history ! We have fun ! We work hard ! (« Nous écrivons de l’histoire ! Nous nous amusons ! Nous travaillons dur. »)

Ces tentatives de créer un sentiment de camaraderie entre les travailleurs, et d’adhérer à la culture d’entreprise d’Amazon, sont cruciales pour le fonctionnement. Les images d’Amazon sont partout. C’est un véritable culte de l’entreprise, pas de Bezos en personne. Les superviseurs nous rappelleront constamment que ce que nous faisons chaque nuit et chaque jour n’est pas pour Jeff Bezos, ni même pour nous, mais pour nous assurer que nos clients soient heureux. Si nous sommes trop lents ou si nous ne travaillons pas assez dur, nous laisserions tomber notre famille – une conception très large de la famille en fait.

Amazon utilise le culte de l’entreprise à l’intérieur des entrepôts pour faire croire aux travailleurs qu’ils contribuent à son amélioration, pour qu’ils comprennent que leur voix compte. L’entreprise se sert de My Voice, un forum de discussion en ligne dans lequel les travailleurs peuvent faire part de leurs suggestions, de leurs critiques et de leurs idées pour améliorer le processus de travail. Les responsables d’Amazon encouragent le covoiturage et prennent en compte les suggestions d’amélioration des mesures relatives à la diversité ethnique. L’entreprise se vante d’avoir installé des salles de prière multiconfessionnelles et la possibilité d’obtenir des repas halal réchauffé au micro-ondes dans ses locaux.

Amazon ne met pas ouvertement les salariés à la porte. Elle laisse le travail se faire tout seul. Par exemple, l’entreprise offre aux travailleurs la possibilité de se former pour devenir de meilleurs « associés ». Les travailleurs sont récompensés pour leurs bons résultats, mais ne sont pas renvoyés en cas de mauvais résultats. Si vous êtes lent, on vous prendra à part, on vous donnera des conseils ou on fera appel à un formateur. Officiellement, la manière dont les travailleurs sont licenciés est basée sur un système à six points mais, en réalité, Amazon préfère que les travailleurs démissionnent, par attrition physique, ce qui signifie qu’elle ne risque pratiquement jamais de faire l’objet de plaintes pour licenciement injustifié ni de subir des sanctions pour avoir empêché les salariés d’exercer leurs droits fondamentaux.

Lorsque les travailleurs quittent leur emploi, la plupart du temps parce que leur corps n’en peut plus, cela ne représente pas un coût réel pour Amazon parce qu’elle a intégré, dans son système de gestion, un taux de turn over élevé. La façon dont Amazon s’est adaptée à des niveaux extrêmes de turn over est évidente dans son système de RH. Aux États-Unis, vous pouvez simplement « démissionner » sur votre application Amazon.

Cette approche très raffinée de la carotte et du bâton a fonctionné incroyablement bien pour repousser les tentatives d’organisation des travailleurs – jusqu’à présent. Après tout, quels que soient les petits différends que vous pouvez avoir avec votre famille, vous ne lui tournez pas le dos.

Les défis de la syndicalisation

Cette année, la fortune personnelle de Jeff Bezos a atteint 197,8 milliards de dollars, ce qui en fait l’homme le plus riche du monde. Tout au long de la pandémie, Amazon a vu sa capitalisation boursière s’accroître jusqu’à 1 800 milliards de dollars américains – un montant supérieur à l’ensemble du PIB du Canada, qui était de 1 640 milliards de dollars en 2020. Selon le Forum économique mondial, en 2020, Amazon est devenue le cinquième plus grand employeur privé au niveau mondial, avec plus de 1,2 million de travailleurs dans le monde, sans compter la main-d’œuvre saisonnière ou temporaire.

Alors comment défier une telle entreprise dans un contexte où le néolibéralisme a érodé de plus en plus notre filet de sécurité sociale et la possibilité d’un niveau de vie décent, et lorsque les travailleurs expriment leur gratitude envers la même entreprise qui a été accusée d’« éviter agressivement » des milliards de dollars d’impôts ? Cette même société qui a étouffé les droits des travailleurs et les tentatives de syndicalisation ?

Amazon est sous les feux de la rampe au Canada depuis que l’International Brotherhood des Teamsters [le syndicat des Teamsters organise historiquement les chauffeurs de poids lourd et développe désormais une action de syndicalisation dans le secteur de la logistique NdT] a annoncé sa campagne de syndicalisation d’un centre d’exécution Amazon YEG1, situé à Nisku, dans l’Alberta, non loin d’Edmonton. Il s’agit de la première campagne de syndicalisation chez Amazon au Canada, et ce sera un test historique pour le mouvement syndical au Canada.

Elle survient au lendemain d’une défaite écrasante des efforts du Retail, Wholesale and Department Store Union (RWDSU) à Bessemer, dans l’Alabama, où une campagne de syndicalisation a finalement échoué. Après le vote de Bessemer, on a beaucoup analysé les raisons de la défaite du syndicat, de la manière dont il avait mené sa campagne en réponse à la stratégie et aux tactiques d’Amazon. S’il est vrai que la pression exercée par les syndicats a forcé Amazon à augmenter les salaires, le fait qu’une seule usine Amazon au Canada ou aux États-Unis n’ait pas encore été syndiquée reste une menace existentielle pour le mouvement syndical dans son ensemble.

Les difficultés rencontrées par les syndicats pour s’implanter dans les grandes firmes comme Wal-Mart et Amazon ne proviennent pas uniquement des tactiques viscéralement antisyndicales et de l’intimidation d’Amazon. L’un des obstacles réside dans la stratégie de gestion d’Amazon visant à créer une main-d’œuvre à deux vitesses. D’une part, l’amazonien engagé restera un travailleur à long terme. D’autre part, le travailleur indésirable finira par démissionner après quelques jours ou quelques mois. Ceux qui restent comme travailleurs à long terme, et qui seraient la cible de toute campagne syndicale, ont tendance à être loyaux, tandis que ceux qui ne supportent pas le travail seront partis avant même d’avoir eu la chance de signer une carte syndicale.

Cette rationalisation, qui consiste à distinguer les stables et les vulnérables, fait partie intégrante de la stratégie d’Amazon et qu’il a été révélé que l’entreprise payait jusqu’à 5 000 dollars les employés à plein temps des entrepôts qui démissionnaient. Selon Melanie Etches, porte-parole d’Amazon : « Nous voulons que les salariés qui travaillent chez Amazon aient envie d’y être. ». Un petit chèque permet de faire partir plus rapidement les mécontents et les récalcitrants.

Une autre raison pour laquelle Amazon est si opposée aux syndicats est peut-être parce que cela jetterait un grain de sable dans sa machinerie rapide, complexe et fragile : la capacité de vendre 12 millions d’articles différents et de les livrer dans un délai d’un à deux jours repose sur une chaîne d’installations étroitement liées entre elles – des centres de tri à l’aéroport Amazon du Kentucky, en passant par les centres d’exécution et les stations de livraison. Il n’y a pas de marge d’erreur. Chaque centre d’exécution est spécialisé dans des articles spécifiques à proximité des grands centres urbains. Par exemple, une commande peut arriver de Brampton ou de l’extérieur d’Ottawa, et le rayon maximal serait de 7 heures pour n’importe quelle station de livraison.

Si un camion ne se présente pas à l’heure, cela peut retarder les commandes de 12 à 24 heures supplémentaires. Le modèle organisationnel du lean en matière de stockage et de distribution des marchandises permet une expédition rapide et gratuite pour les clients, mais à un coût humain élevé. Si une campagne syndicale réussie dans un centre de traitement des commandes faisait baisser les quotas de production afin de garantir des conditions de travail humaines, cela entraînerait une énorme perte de vitesse dans l’expédition et la livraison des commandes. Pour garantir la fluidité des livraisons, il est donc essentiel de maintenir les syndicats à l’écart; ce qui signifie également que la menace qu’une syndicalisation réussie des travailleurs pourrait obliger l’entreprise à consentir d’énormes concessions.

Amazon s’est infiltrée dans tous les aspects de nos vies et dans la façon dont nous produisons, distribuons et consommons. Pour Amazon comme pour nous, chaque campagne de syndicalisation est un moment décisif. La syndicalisation des travailleurs d’Amazon ne doit pas se limiter à l’adhésion et au versement de cotisations mais doit être considérée comme une bataille syndicale des plus importantes.

À mesure que nos économies se tournent vers le commerce électronique, faisant de l’entreposage ou de la distribution un secteur d’emploi essentiel, la gestion d’Amazon aura un effet massif sur l’ensemble de l’économie. La dépendance d’Amazon à l’égard d’un énorme bassin de travailleurs précaires et racisés à la recherche d’un moyen de subsistance est un laboratoire pour l’économie du futur.

Alors qu’Amazon établit des normes en matière de conditions de travail dans le secteur, nous devons tirer les leçons des campagnes réussies aux États-Unis – comme le blocage de HQ2 à New York par des organisations communautaires en coalition avec des syndicats, ou la nouvelle loi californienne sur la sécurité, adoptée en septembre 2021, qui vise à protéger les salariés dans les entrepôts en réglementant les quotas que les travailleurs doivent respecter si cela rend le travail dangereux.

Au Québec, le centre des travailleurs immigrés, où je suis employé, a organisé une commission du travail en entrepôt, demandant un décret provincial pour réguler l’économie d’Amazon, via les salaires ainsi que les normes de santé et de sécurité. Nous avons proposé de nous attaquer aux inégalités sociales racialisées que produit le système Amazon, de limiter le pouvoir dont dispose cette firme dans le façonnement de nos économies et de nous organiser afin que les salariés et les communautés reprennent le contrôle du titan du capital mondial.

Personnellement, après un mois de travail dans les locaux de Laval, j’en ai vu assez. Pour donner ma démission, j’ai appelé un numéro, le 1-800, et parlé à un représentant du service du personnel qui a simplement mis mon dossier à jour. C’était impersonnel et cela m’a semblé être une fin appropriée – j’avais fait l’expérience de ce que c’est que de devenir un rouage de la machine géante qu’est Amazon, pressurisé de chaque gramme possible d’énergie humaine. La fatigue des travailleurs à la fin de leur journée ne laisse que peu de temps pour les autres – pour ma part, j’avais à peine l’énergie de parler à quelqu’un d’autre que ma famille, et encore moins de participer à des activités militantes ou d’organiser des réunions.

Mais cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas nous organiser et gagner, car ailleurs aussi les travailleurs s’engagent et s’organisent tous les jours malgré la fatigue et les énormes difficultés. En quittant l’entrepôt le matin de ma dernière journée de travail, j’ai imaginé une armée d’amazombiens sortant de leur sommeil et s’unissant en grand nombre pour défendre les droits des travailleurs et de meilleures conditions de travail.

 

Mostafa Henaway

Mostafa Henaway est réfugié politique, devenu militant communautaire au Centre des Travailleurs Immigrés de Montréal et doctorant à la Concordia University.

[article publié initialement sur Breachmedia Canada; traduction Stephen Bouquin et Nadine Loszycer]

 

Les Mondes du Travail: appels à contribution pour les numéros 28, 29 et 30

Voici notre calendrier de publication.

• Le numéro 28 sera un numéro « Varia-junior» (parution avril 2022).

Nous privilégions les papiers proposé·e·s par les chercheur·e·s non statutaires, doctorant·e·s, vacataires autour de thématiques et objects variés, ayant un lien direct ou indirect avec le travail et les relations de travail.

Date de livraison des papiers : 15 janvier 2022 / date de parution du n°28 avril 2022

• Le numéro 29 contiendra un dossier sur travail et écologie. La coordination est assurée par Alexis Cukier, David Gaborieau et Vincent Gay.

Date de livraison des papiers : 31 mai 2022 / Date de parution du n° 29 octobre 2022

L’appel à contribution peut être téléchargé ici

La page permettant de le faire circuler sur les réseaux sociaux se trouve ici

• Le numéro 30 contiendra un dossier sur l’évolution des relations professionnelles et du dialogue social. La coordination est assurée par Sophie Béroud et Jérôme Pélisse

Date de livraison des papiers: 15 octobre 2022 / date de parution du n°30 en avril 2023

L’appel à contribution peut être téléchargé ici

La page permettant de le faire circuler sur les réseaux sociaux se trouve ici

 

 

 

Représenter, revendiquer, dialoguer…  Quelles transformations des relations professionnelles ?

Appel à contribution le dossier du n°30 (printemps 2023)

Dossier coordonné par Sophie Béroud (Univ de Lyon 2), Jérôme Pélisse (SciencePo Paris)

Un ensemble de mesures (lois et ordonnances) prises sous les mandats présidentiels de F. Hollande et d’E. Macron ont remodelé en profondeur le cadre et les formes des relations professionnelles en France. De la loi Rebsamen et de la première loi Macron (2015), en passant par la loi Travail (2016) et les ordonnances (2017), une véritable entreprise idéologique et pratique de refonte à la fois du droit du travail, mais aussi d’institutions comme les Prud’hommes et surtout des formes de la représentation syndicale s’est déployée au nom de la promotion d’un « dialogue social » plus « professionnalisé ». L’objet de ce numéro consiste à en proposer un bilan critique, étayé par des études empiriques, en restituant la cohérence interne de ces différentes réformes, c’est-à-dire en traitant aussi bien des implications liées à la mise en place des CSE sur le travail de représentation syndicale (mais aussi sur celui des DRH) dans les entreprises, que de la transformation des formes d’intervention sur les questions de santé au travail et de conditions de travail après la disparition des CHSCT (et la mise en place des CSSCT) ou encore de la profonde déstabilisation de l’institution prud’homale, de moins en moins sollicitée ces dernières années. Centré sur la France, le dossier visera à interroger avant tout les implications de ces changements sur les pratiques des principaux acteurs des relations professionnelles en faisant varier les échelles d’observation (du local au national). Il permettra in fine de questionner par là même la singularité de ces évolutions dans un contexte plus large, au niveau européen, voire international. Plusieurs thématiques pourraient ainsi être abordées :

1) On pourra s’interroger sur la transformation des liens de représentation entre les salariés et les représentants du personnel (élus au CSE, membres de leurs diverses commissions, représentants de proximité) dans des contextes de réduction des mandats, des heures de délégation mais aussi de fonctionnement des CSE sur des périmètres souvent larges. Des études empiriques menées dans le cadre des enquêtes Post-Réponses DARES, pour France Stratégie ou dans d’autres contextes (projets collectifs de recherche, doctorats, mémoires de masters) pourront être ici mobilisées afin de rendre compte de divers phénomènes. On peut évoquer les difficultés d’appropriation ou d’endossement des mandats d’élus au CSE ou de représentants de proximité, dans un contexte de renouvellement des candidats imposés par les dispositions sur la parité ;  la façon dont ces nouveaux mandats s’articulent entre eux (et comment cela se traduit en termes d’offre d’engagement pour les salariés), mais aussi des processus de désengagement rapide ou, à l’inverse, de possibles revitalisations du rôle des  délégués syndicaux, soutenus par l’inversion de la hiérarchie des normes qui fait des accords d’entreprise (pour lesquels, de manière générale, les délégués syndicaux ont le monopole de la signature), la source de production principale des règles du travail depuis 2016 et 2017. Des éclairages particuliers pourraient être apportés sur les TPE / PME, et notamment sur des entreprises qui ne disposaient pas d’IRP avant la mise en place des CSE. A quel point l’instauration de celui-ci a -t-il permis de formaliser les relations sociales pré-existantes et comment analyser ce qui s’est joué dans ce processus d’institutionnalisation ? Comment ces nouvelles instances et leur fonctionnement permettent-ils d’interroger à nouveau frais l’imbrication entre les dimensions formelles et informelles des relations sociales en entreprise et de dépasser l’opposition entre ces deux manières, formelles et informelles, de construire, se rapporter et utiliser les règles dans les situations de travail ?

Dans la lignée de ces premiers questionnements, il pourrait être également intéressant d’éclairer les dynamiques de professionnalisation des élus, tant au regard de ce ces derniers font concrètement dans les instances, de la façon dont ils les préparent, mais aussi au regard des formations qui leur sont proposées et des compétences attendues ou promues qu’ils développent pour exercer leurs mandats. Des éclairages sur les pratiques effectives des « formations communes au dialogue social » instaurées depuis 2016, entre représentant.es des employeur.ses et représentant.es des salarié.es pourraient être ici bienvenues. Il s’agira aussi de voir comment les élus CSE ont réussi à investir les CSSCT et en stabiliser le périmètre d’intervention : observe-t-on un réinvestissement des anciens élus CHSCT dans ces nouvelles commissions ? A quel point la période de crise sanitaire a-t-elle favorisé une stabilisation et une montée en puissance éventuelle des CSSCT existantes ?

Des contributions pourront également porter sur d’autres acteurs des relations professionnelles (inspecteurs du travail, juges prud’homaux, experts auprès des CSE et CSSTE) ou d’autres procédures (référendum par exemple), en rendant compte de la manière dont les changements institutionnels liés aux lois Travail et aux ordonnances Macron pèsent également sur leurs pratiques et leurs usages.

2) Au-delà de la transformation des acteurs, le dossier accueillera aussi avec intérêt l’analyse de négociations d’accords. Il pourra s’agir d’accords d’entreprise, d’établissement, d’Unité économique ou sociale ou de groupe, mais aussi de branche ou d’accords nationaux interprofessionnels dont les paramètres ont changé avec les réformes engagées dans la dernière décennie. La redéfinition du rôle des branches et des accords d’entreprise, autant que celui du Code du travail, devenu supplétif pour bon nombre de règles (mais pas sur tous les thèmes non plus !), pourra notamment être interrogée en étudiant les usages qui en sont faits par les acteurs, tout comme le développement des accords de performance collective. Un volet d’analyse des discours pourrait aussi être envisagé afin de repérer les conditions de production et de circulation dans différents espaces sociaux et professionnels (clubs, think tanks, instituts de formation, ouvrages…) des principales formules ou éléments de langage associés à la promotion d’un « dialogue social » fortement décentralisé, à qui l’Etat et les légistes laissent a priori fortement la main.

3) Enfin, un troisième axe pourra s’intéresser aux évolutions des modes de régulation des tensions et des conflits dans le monde du travail, en lien avec les transformations que connaît ce dernier aussi bien en termes de digitalisation, automation, numérisation qui touchent aussi bien les activités de travail que les statuts d’emploi. Le développement accru de relations professionnelles procéduralisées, mais aussi, sur d’autres plans, de rapports de force plus ou moins explicites et brutalement affirmée, pourrait être étudié sur divers types de terrains. Monographies d’entreprise, analyses sectorielles ou territorialisées des manières, par exemple, dont les relations professionnelles sont de plus en plus enrôlées par l’action publique, instrumentalisées par certains acteurs, investies (ou désinvesties) comme espaces de résistance constituent autant de manières possibles d’explorer ces transformations récentes des relations professionnelles. Celles-ci contribuent-elles à une redistribution des cartes et à un basculement des modes de régulations du travail dans un contexte de verticalisation des pouvoirs et d’accroissement des relations de concurrence entre travailleurs.ses, entre entreprises, entre pays ? Ou ne font-elles qu’infléchir des évolutions, ne se trouvant, comme de nombreuses réforme auparavant, que faiblement appropriées par les acteurs ? La gestion de la pandémie qui s’est diffusée en 2020 et les mesures prises pour y faire face – du quoi qu’il en coûte visant à soutenir les entreprises et les salariés, aux ordonnances du 30 mars 2020 autorisant de nouvelles et amples dérogations en matière de temps de travail, en passant par la diffusion inégalement généralisée du télétravail et les impacts très variables de la gestion de la pandémie sur les activités de travail – constitue également un accélérateur autant qu’un révélateur d’évolutions en cours des relations professionnelles, que les articles pourront aussi envisager.

Les propositions pourront porter enfin, au-delà de ces trois axes, sur d’autres aspects des transformations des relations professionnelles depuis une dizaine d’années en France. Les recours à la justice du travail (en forte baisse aux prud’hommes), les thèmes et enjeux des négociation (des conditions de travail au salaire, à la formation, aux temps ou lieux de travail), les répertoires d’action qu’emploient leurs acteurs (y compris patronaux ou managériaux, dans les entreprises mais aussi en dehors) pour se coordonner et s’affronter, déplacer des rapports de force, imposer ou résister à des projets de réforme, de réorganisation, de restructuration ou de gestion renouvelée de la main d’œuvre, constituent autant d’entrées possibles qui pourront trouver place dans le dossier.

Les articles, d’une taille d’environ 40 000 signes, sont attendus pour le 15 octobre 2022. Des projets d’articles de 3000 signes (maximum) peuvent être envoyés en amont, avant le 6 mai 2022 aux coordinateurs du dossier, aux adresses suivantes : sophie.beroud@univ-lyon2.fr et jerome.pelisse@sciencespo.fr.  avec copie à  info@lesmondesdutravail.net  

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Vers un travail écologique : penser les tensions et articulations

Appel à contribution dossier thématique n°29

Date de livraison des papiers => 31 mai 2022 // Date de parution => Octobre 2022

Coordination: Alexis Cukier, David Gaborieau, Vincent Gay

La crise des écosystèmes connaît depuis quelques années une accélération dangereuse. Devenue visible à travers le recul de la biodiversité, le dérèglement climatique, l’acidification des océans, la multiplication et l’ampleur inédites des incendies de forêt, la fonte de la calotte polaire ou le dégel du permafrost, la crise écologique est en passe de franchir des seuils à partir desquels un scénario catastrophe devient probable et les prochaines décennies seront décisives pour l’éviter ou en limiter les conséquences. À ce jour, pourtant, le business as usual de l’exploitation des énergies fossiles se maintient, le capitalisme se fait de plus en plus destructeur des ressources, tandis que l’accumulation du capital s’accélère y compris dans le champ écologique (stratégies d’entreprise de décarbonation, construction d’une expertise, recours à la digitalisation…).

Malgré les rapports du GIEC qui mettent en évidence la détérioration de la situation ou encore les accords de sommets successifs consacrés au climat, en particulier celui de Paris (2015), on ne peut nier le fait que l’ensemble des acteurs gouvernementaux tardent à prendre les mesures draconiennes pour réduire les émissions de CO2. Beaucoup cultivent l’illusion, qu’il demeure possible de juguler cette crise par le biais de la géo-ingénierie. Les grandes puissances (G20) tout comme les pays émergents semblent enchevêtrés dans leurs contradictions géopolitiques, prisonniers d’une compétition sans fin entre blocs économiques ou pris en otage par certains secteurs de l’économie, en premier lieu le capitalisme fossile. Jusqu’à présent, la gouvernance de la crise écologique demeure tout aussi inexistante qu’inefficace, en dépit de tentatives d’instrumentalisation des questions écologiques par des acteurs du marché (greenwashing) voire par des courants écologistes. Nonobstant ces initiatives, par l’intensité croissante de la crise écologique, la question écologique gagne en importance, au niveau mondial mais aussi local face au développement des impacts de la crise climatique, énergétique, biologiques sur l’environnement.

Face à cette montée des périls, la question du travail pourrait apparaître comme secondaire. De fait, elle est souvent absente dans le débat public mais aussi dans les recherches académiques concernant la crise écologique. Pourtant, dans un monde où 90% de la population tire ses revenus de l’activité de travail (agricole, industriel, de services), engager la réflexion sur une transformation écologique du travail et des emplois soulève des enjeux fondamentaux. De prime abord, rares semblent être les tentatives d’avancer dans cette direction. Certes, il existe des expériences, certaines anciennes, de mobilisations écologiques de collectifs de travail prenant pour cible notamment la pollution, qui ont cherché à articuler amélioration des conditions de travail et défense de l’environnement. Et plus récemment en France, des initiatives syndicales, au niveau local ou confédéral, ont contribué à une prise en compte inédite des enjeux écologiques et à des amorces de collaboration avec le mouvement écologiste. En même temps, force est de constater que les mobilisations sociales défendant le pouvoir d’achat ou un emploi de qualité ne tournent pas systématiquement le dos au productivisme et que, dans certaines industries, la défense de l’emploi peut primer sur l’impact environnemental de ces derniers. Le chantage à l’emploi constitue un contexte qui depuis les années 1980 pèse sur de telles luttes, contribuant à effacer d’autres dimensions liées à la question de l’emploi. Et sans doute qu’une fraction non-négligeable du salariat est loin d’avoir fait le deuil d’un mode de vie et de manières de travailler dont l’empreinte écologique dépasse de loin ce que notre écosystème peut encore supporter dans les années à venir.

Avec la révolution industrielle et la généralisation d’une économie marchande (capitaliste), l’exploitation extensive des ressources naturelles a franchi un seuil qui menace l’équilibre de l’écosystème planétaire. Face aux « dégâts du progrès », les dynamiques du capitalisme orientent vers des solutions technologiques de type « écomodernistes » qui permettent d’entretenir l’illusion d’une « croissance verte ». En même temps, la perspective d’une atténuation de la crise écologique suscite aussi un grand nombre de projets d’aménagement et de réformes, tant au niveau de la conception du bâti que de l’habitat, des transports, de la logistique, de l’abandon des énergies fossiles ou de certains produits chimiques. Parallèlement se développent de nouvelles expérimentations et luttes pour des activités productives écologiquement responsables (comme par exemple la ZAD de Notre Dames des Landes, les reprises de terre respectant les principes de l’agro-écologie, le réseau associatif Terres de liens, la coopérative Ambiance Bois, les luttes syndicales de l’Office national des forêts…) qui impliquent souvent des rencontres inédites et parfois des coopérations démocratiques entre des travailleurs et des habitant.e.s, usager.e.s, militant.e.s.

Toutefois, dans beaucoup de ces configurations, le travail est tout sauf « écologique ». Il peut être gravement nuisible pour la santé de celles et ceux qui travaillent, consomment ou habitent à proximité des lieux de production. Et s’il peut également être une potentielle source de bien-être, parfois pour les mêmes, voire contribuer à une bonne santé pour d’autres, il correspond le plus souvent à des productions de biens et de services dont les modalités concrètes impliquent une dégradation des écosystèmes. Cette mise en question du travail ne devrait pas, comme c’est trop souvent le cas, déboucher sur une mise en accusation des travailleurs qu’on rendrait à tort responsables des méfaits de la production, de l’inutilité ou de la mauvaise qualité de ce qu’ils et elles produisent. Les salariés aspirent au contraire à la reconnaissance de activité et de leur contribution au bien-être collectif. Ignorer cela peut engendrer des réactions de défense. Il faudrait au contraire insister, dans la réflexion, sur ce qui fait que, dans le système productif actuel, écologie et travail se trouvent souvent mis en opposition : comment les questions de conditions de travail sont-elles dissociées, par les institutions du travail mais aussi par la division du travail syndical et parfois par la recherche académique, des questions de préservation de l’environnement ? Une partie des difficultés actuelles de la rencontre entre les mondes du travail et les mondes de l’écologie pourrait s’éclairer si l’on explique comment, depuis les débuts de la préoccupation au sujet des risques industriels, risques pour l’environnement et risques pour la santé des travailleurs ont été dissociés, au détriment de ces derniers.

C’est à partir de l’analyse de la tension qui polarisent travail et écologie que nous appelons à examiner les avancées, les obstacles et les perspectives du devenir écologique du travail, dans ses dimensions passées et présentes. Dans cette perspective, nous invitons à proposer des contributions visant à répondre à ces questions :

  • Quelles leçons tirer des mobilisations passées et présentes en faveur d’une prise en compte des enjeux écologiques au niveau du travail et de l’emploi ?
  • Comment appréhender les transformations énergétiques ou les activités productives éco-responsables, visant à réduire l’empreinte carbone, les pollutions ou la destruction des écosystèmes à brève échéance ?
  • Comment penser l’articulation entre travail et écologie en lien avec des modes de domination (de classe, genre, race…) étroitement imbriqués aux dynamiques d’atteinte au vivant et dont la remise en cause est par conséquent un élément clef des processus en cours ?
  • Au-delà de la question des impacts environnementaux, la transformation des types de production soulève de nombreux dilemmes, comme par exemple l’accroissement des volumes de main d’œuvre nécessaire ou le retour d’un certain type de pénibilité. Comment penser les contradictions du travail écologique et les conditions de son développement ?
  • Quels enseignements peut-on tirer des innovations managériales, tant sur le plan comptable (marché carbone, RSE) qu’organisationnel ?
  • Quels freins et obstacles peut-on identifier du côté des organisations syndicales, tant au niveau doctrinal que sur le plan des pratiques (dialogue social, relations professionnelles). A l’inverse qu’est-ce qui explique les avancées relatives en vue d’un « éco-syndicalisme » quand elles ont été possibles ?
  • Quelle évaluation faire de l’action des pouvoirs publics, que ce soit sur le plan des politiques fiscales ou des dispositifs réglementaires (législation environnementale, responsabilité des entreprises au niveau de l’assainissement ou en cas d’accidents industriels) ?
  • Quels bilans peut-on tirer des premières avancées dans la création d’« emplois verts » (emplois climat, la construction de bâtiments passifs ou à faible consommation énergétique, électrification du parc automobile, etc.) ainsi que des initiatives (comme le rapport « Un million d’emplois pour le climat ») visant à les systématiser ?

Le dossier accueille des contributions théoriques et empiriques, y compris des enquêtes encore en cours, en préservant une ouverture à l’ensemble des sciences sociales (sociologie, économie, histoire, philosophie, droit et sciences politiques) et aux diverses disciplines qui prennent l’environnement pour objet (histoire environnementale, écologie humaine, anthropologie et sociologie de l’environnement, etc).

Taille maximale des contributions 40 000 signes espaces et notes incluses

Pour contacter les coordinateurs du dossier :

alexis.cukier@univ-poitiers.fr

vincent.gay@univ-paris-diderot.fr

david.gab@wanadoo.fr

Pour toute correspondance avec le collectif éditorial : info@lesmondesdutravail.net

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L’entreprise n’est pas un lieu central de décision : réponse à Daniel Bachet et Gilles Ringenbach

par Mateo Alaluf 

La critique de Daniel Bachet et Gilles Ringenbach repose sur une méprise qui conditionne leur argumentation. Je n’ai en effet jamais soutenu dans mon article que « l’entreprise ait pratiquement disparu ». Je pense comme eux que « les travailleurs ne sont pas en lutte contre l’entreprise » puisque leur emploi en dépend ; que le capitalisme de plates-formes requiert bien sûr « du personnel sur place » ; et que les milieux de travail sont des lieux de conflictualité et de lutte de classes. Je n’ai pas nié non plus l’intérêt des modèles d’entreprises alternatifs. J’ai simplement soutenu que dans le nouveau régime du capitalisme, l’entreprise n’est pas un lieu central de décision. Par quel erreur d’optique mes contradicteurs ont-ils pu confondre cette thèse avec la disparition de l’entreprise ? Je ne considère pas pour autant « l’entreprise en soi » comme un cadre fixe pouvant abriter des versions tantôt capitalistes tantôt démocratiques, voire révolutionnaires, mais je propose de prendre en compte les transformations de l’entreprise elle-même.

Mon article était explicitement une réponse à l’appel signé en mai 2020 par un grand nombre de chercheurs en sciences sociales qui préconisait la « codécision » entre capital et travail pour démocratiser l’entreprise et émanciper les travailleurs. Cette démarche tient plus selon moi d’une vieille recette que d’une stratégie innovante. J’y avais évoqué les transformations dont l’entreprise a été le siège depuis le milieu des années 1970 avec la prépondérance du capitalisme financier. Les relations contractuelles marchandes ont en effet pris le dessus sur les relations collectives de travail et le marché a pénétré la structure interne de l’entreprise, a entraîné l’externalisation de ses activités et les cascades de sous-traitance et de délocalisation. Si bien que l’entreprise a perdu, par rapport à la période précédente (dite « fordiste ») sa consistance institutionnelle. Prôner la codécision dans l’entreprise me paraissait en conséquence relever plus d’une démarche anachronique que de nature à « dépolluer la planète et émanciper les travailleurs ».

La grande entreprise intégrée est apparue comme un obstacle au nouveau régime du capitalisme. Nous assistons en conséquence à un éclatement des entreprises en même temps qu’à une concentration de la propriété. Les grandes décisions qui engagent l’entreprise (restructuration, fusion, délocalisation…) se prennent en dehors de son enceinte. L’activité économique s’organise désormais dans des chaînes de valeur qui débordent et se substituent aux entreprises. L’entreprise éclatée se dérobe à ses responsabilités d’interlocuteur social vis-à-vis des salariés mais ne peut échapper pour autant au conflit entre capital et travail qui la traverse. La dilution des contraintes que fait peser l’entreprise sur les salariés ouvre cependant aussi un espace nouveau pour l’auto-organisation des salariés et leur capacité de maîtriser leurs conditions de travail. La vitesse de circulation des capitaux, la fluidité des marchés, la circulation des pièces et des matières « juste à temps », l’instantanéité de l’information et la flexibilité de l’emploi, érigées en lois de l’économie ont, avec l’injonction à la mobilité, accru la vulnérabilité du capital. L’entrave à la mobilité peut démultiplier la force des mouvements sociaux. Le blocage d’une route, d’un rond-point, d’une raffinerie, d’une région portuaire ou d’un centre logistique est devenue intolérable et les actions de grève dans les chemins de fer et transports publics sont les plus fortement ressenties et réprimées.  J’ai aussi évoqué à cet égard, l’importance prise par la santé au travail pendant la pandémie et de la manière dont les salariés avaient pu faire usage de leur droit de retrait. La question du pouvoir autonome des salariés sur leur santé et les conditions de travail apparaît ainsi clairement. Les sections syndicales d’entreprise jouent d’ailleurs souvent un rôle déterminant dans ces conflits et les rapports entre révolte sociale et mouvement syndical peut être le gage de leur avenir.

« Reconstruire l’entreprise », telle qu’elle est envisagée par mes contradicteurs, me paraît cependant un projet abstrait et hors du temps. Donner une personnalité morale à la « structure productive » à côté de celle des actionnaires n’implique d’ailleurs en rien de confier sa gestion au collectif des travailleurs. En régime capitaliste, « société » et entreprise participent d’un même système de décision. Un montage juridique ne suffit pas à supprimer « la société des actionnaires » au profit de l’entreprise (structure productive) supposée spontanément autogérée.

Mateo Alaluf

 

 

Une critique de Matéo Alaluf

Daniel Bachet et Gilles Ringenbach nous ont fait parvenir une critique de l’article de Mateo Alaluf (« Travail et entreprise à l’heure de la distanciation physique », Les Mondes du Travail, numéro 26, juin 2021.)

Daniel Bachet (Centre Pierre Naville, professeur émérite, Université d’Evry Paris-Saclay) 

Gilles Ringenbach (Centre Pierre Naville)

Le texte de Mateo Alaluf est clair et bien argumenté mais nous souhaitons montrer que sa thèse centrale est très discutable et surtout qu’elle ne permet pas d’ouvrir des perspectives pour l’action collective des salariés. L’auteur tient en effet à soutenir l’hypothèse selon laquelle l’entreprise ne serait plus le lieu central du pouvoir et des modes privilégiés d’exercice du travail. Or, pour confirmer cette hypothèse, il aurait fallu préalablement donner une définition précise de l’entreprise tout en opérant la distinction qui s’impose entre « entreprise » (structure productive) et « société » (entité juridique) car c’est dans le cadre d’une entreprise refondée et non capitaliste que le travail peut devenir une source de valeur et de développement.

L’entreprise fait partie du rapport capital/travail sans toutefois se confondre complètement ni avec le capital ni avec le travail. C’est une entité qu’il faut identifier, car elle ne se donne pas à voir en tant que telle. Ce n’est pas une donnée naturelle, mais un modèle construit. C’est une convention pour nommer et qualifier un « objet » dont les fonctions sont multiples : productives, économiques, sociales et politiques. Tout dépend le plus souvent de son « objet social » et surtout des finalités institutionnelles qui lui sont assignées dans un contexte donné.

Malheureusement, Mateo Alaluf a rabattu les logiques financières de la société de capitaux derrière laquelle opèrent les actionnaires de contrôle sur les dynamiques productives de l’entreprise et des mondes du travail. Il a confondu la « société » sous sa forme néolibérale ou capitaliste à laquelle est assignée un objectif exclusif de rentabilité avec « l’entreprise » conçue comme outil de travail pour les salariés. C’est pourquoi l’auteur reprend, sans la discuter, la définition néoclassique de l’entreprise comme outil de rendement des actionnaires. Il s’agit de la reconduction de la thèse de Milton Friedman selon laquelle l’objectif de l’entreprise serait en priorité de maximiser la valeur pour l’actionnaire.

Par ailleurs et de manière symétrique, la raison d’être d’une entreprise n’est pas d’abord (et de tout temps) la production de plus-value à moins de naturaliser une fois pour toute cette entité. C’est l’entreprise capitaliste qui est productrice de plus-value et non l’entreprise en soi, sauf à souscrire à une approche quasiment métaphysique c’est-à-dire ahistorique de l’organisation et de la production des richesses. L’organisation et les finalités d’une coopérative de production (SCOP) ne sont pas tout à fait assimilables à celles d’une grande société anonyme de capitaux.

L’entreprise peut-elle se réduire, comme le croient encore certains sociologues, à des « collectifs de travail » sans autre considération sur les formes institutionnelles qui leur donneront l’opportunité et la capacité de produire et de vendre les biens et/ou les services ?

Comment produire et vendre et que produire ? Entre le travail et son résultat, il y aura encore longtemps une médiation institutionnelle, soit un ensemble composé d’une « structure productive » qui produit et d’une « société » (entité juridique) qui vend les biens et/ou les services. Les dirigeants, sous contrôle des actionnaires, organisent la division du travail et donnent une partie de son sens aux activités salariées, individuelles et collectives : soit sur un mode coopératif « démocratique » (un individu = une voix) et plus au moins « horizontal » comme dans les SCOP soit sous des modes plus hiérarchiques et non démocratiques (une action= une voix) comme dans les entreprises capitalistes.

Qu’est-ce qu’une entreprise ?

Si l’on tente de cerner la catégorie « entreprise » au plus près, on pourra signaler qu’elle est une structure productive qui a besoin d’un véhicule juridique (la société) afin d’exister comme personnalité morale. La personnalité morale est une « fiction juridique », puisque seule la société est reconnue par le droit. Tout dépend ensuite des finalités institutionnelles qui lui sont assignées : profit et rentabilité ou production et vente de biens et/ou de services associées à une autre manière, non lucrative, de voir et de compter.

Les missions assignées à l’entreprise et à la société ne se résument pas seulement à la production et à la vente de biens et de services. L’entreprise est également un support de création collective qui engage des agents et des collectifs aux intérêts multiples. Ces agents et ces collectifs produisent, coopèrent, innovent et apprennent les uns des autres, de manière individuelle et collective. Les intérêts sont souvent divergents, contradictoires et par conséquent conflictuels. C’est pourquoi l’entreprise est également une entité profondément politique, qui transforme le monde social. Elle possède « une raison d’être » ou un « intérêt social » non réductibles aux intérêts des seuls associés (propriétaires et actionnaires de contrôle).

Depuis l’origine du capitalisme, l’entreprise, comme structure productive dont l’objectif est d’abord de produire et de vendre des biens et des services, n’est pas appréhendée comme une catégorie distincte du travail et du capital. Elle n’existe pas comme unité autonome, car sa finalité supposée (la recherche du profit) et son objet social (les associés sont réunis par un contrat et ont un intérêt commun, qui est le partage du profit) lui ont été assignés par les seuls détenteurs de capitaux (ou associés). Au XIXe siècle, il n’est d’ailleurs pas possible de la reconnaître en tant qu’entité productive spécifique. Elle est d’abord considérée comme un bien ou un outil appartenant à ses propriétaires.

Il est pourtant nécessaire de rappeler que les détenteurs de capitaux ne peuvent jamais être considérés comme les propriétaires de l’entreprise dès lors que cette dernière n’est pas définie par le droit[1]. Elle n’est ni un objet, ni une personne. Les actionnaires sont simplement détenteurs des actions, des parts sociales ou des titres de propriétés.

Quelle est la portée des analyses de Mateo Alaluf ?

L’auteur montre à juste titre les limites de l’ensemble des formes de cogestion (à l’allemande) ou de codétermination. S’il s’agissait après la seconde guerre mondiale de démocratiser l’entreprise, l’échec est patent car les prérogatives des directions n’ont jamais été fondamentalement entamées même si le projet politique de la codétermination était de remettre en question la « gouvernance » des sociétés à travers la participation des salariés aux conseils d’administration ou de surveillance. L’autre volet portait sur l’organisation du travail à travers le conseil d’établissement en Allemagne (ou Betriebsrat).

Si la plupart des syndicats en Europe ont rejeté la cogestion, le contrôle ouvrier ou le syndicalisme de contrôle se sont présentés après-guerre comme des « instruments de revendication et de ce fait agents de transformation sociale » (Touraine) ou encore comme des partenaires dans la négociation. Mais le contrôle ouvrier qui ne voulait pas se mêler des questions stratégiques et de la gestion des entreprises a également échoué. Car la gestion d’une entreprise est entièrement politique et le droit comptable est l’un des centres névralgiques du capitalisme. Autrement dit, comment un syndicalisme qui plaide pour un contre-pouvoir autonome, séparé du pouvoir de décision économique et stratégique pourrait-il contrôler et infléchir les décisions des dirigeant et des actionnaires ?

Sachant que les directions maîtrisent parfaitement les stratégies économiques et financières (choix d’investissement en particulier) et qu’elles utilisent pour cela des outils de gestion orientés profit et rentabilité, on voit mal comment un contre-pouvoir ouvrier aurait pu infléchir sérieusement les stratégies patronales pour les repositionner en faveur des « intérêts des salariés ».

Les outils de gestion utilisés par les directions d’entreprise sont des technologies politiques qui orientent la manière de voir, d’organiser le travail et de prendre des décisions.

Ainsi, adopter un langage comptable plutôt qu’un autre, c’est adopter une représentation de l’entreprise, de sa finalité, de son efficacité et des rapports de pouvoir. Il est néanmoins possible de compter différemment en vue de proposer une alternative cohérente et opératoire à l’entreprise capitaliste[2].

Dans le texte de Mateo Alaluf, on retiendra la description des transformations spatio-temporelles du travail qui viennent de prendre un tour accentué avec le télétravail et aussi depuis ces dernières années, avec l’éclatement de ce que furent les grandes concentrations industrielles (et ouvrières).  Par ailleurs, se sont développées des chaînes de sous-traitance qui font que, par exemple, sur un même lieu de travail (c’est bien souvent le cas dans le BTP) peuvent se côtoyer des travailleurs n’appartenant pas à la même entité et aux contrats de travail hétérogènes.

A la lecture de l’article de Mateo Alaluf, « l’entreprise » aurait ainsi pratiquement disparu. Affirmer cela est dangereux et tend à s’aligner sur le discours des détenteurs de capitaux qui souhaitent – et ont toujours souhaité –ne surtout pas devenir employeurs. Revenir au temps du contrat de louage d’ouvrage est bien ce qui se dessine en ce moment : rendre invisibles le travail et les travailleurs. Or, aujourd’hui, la bataille se déroule sur le plan juridique quand, les « producteurs » (au sens large) se battent justement contre leurs « exploiteurs ». C’est déjà ce qui s’est produit chez Uber, Deliveroo où ont éclaté récemment des mouvements de grève[3]  au terme desquels, ces « entreprises » ont été condamnées à requalifier ces travailleurs prétendument autonomes en « salariés ». Consciemment ou non, ces travailleurs sont en lutte non pas contre « l’entreprise » mais contre les détenteurs de capitaux et leurs attributs, prérogatives juridiques de dominants.

Il existe et continuera d’exister nombre d’entités au sein desquelles il y aura nécessairement « concentration » de personnels. Le dénommé capitalisme de plateforme ne requiert pas moins de personnel « sur place » : téléopérateurs, entrepôts gigantesques d’Amazon etc., et bien d’autres y compris dans le domaine des services quelle que soit la nature de ces derniers, « industrie du tourisme », ou grandes chaînes hôtelières par exemple. On n’oublie pas non plus la grande distribution et sa consœur en amont : le capitalisme agro-alimentaire qui a toujours besoin de têtes et de bras. Qu’une grève générale éclate chez les exploiteurs fraisiculteurs du sud de l’Espagne et émergera alors une ligne d’affrontement directe entre capital et travail.  Que les manutentionnaires de gros entrepôts en fassent de même et le processus de confrontation sera analogue.

De même, faut-il aussi considérer les « entreprises » du secteur public dont les méthodes de gestion et celles de direction des personnels instaurées par le « new public management », sont désormais calquées sur celles de l’entreprise privée. Que leur statut et celui des agents de la fonction publique relèvent d’un régime juridique différent de l’entreprise privée, n’exclut nullement qu’en leur sein, se nouent les mêmes rapports de domination sous la férule des ministères et de leurs relais incarnés par les hauts-fonctionnaires, l’encadrement supérieur. Or, le surgissement de diverses grèves – dont l’intensité variable a des conséquences y compris pour les entreprises capitalistes – dans ce secteur, attestent bien d’une conflictualité sur les lieux de travail qui mettent face à face un employeur, « l’Etat-patron » et ses salariés.

La crise sanitaire a bien mis aussi en relief, la fragilité logistique dans les flux marchands, écrit encore Mateo Alaluf. Certes, mais qu’est-ce que cela prouve ? Derrière la logistique, interviennent des « entreprises » : les fabricants de containers, les « entreprises » de transports, les personnels de fret, les « entreprises » de services annexes etc. L’auteur pense-t-il réellement que ce ne sont plus des lieux de lutte de classes ? Le vrai défi réside dans le fait que les transformations rapides du capital avec les conséquences que cela comporte (divers éclatements), nécessitent un sérieux réajustement stratégique et tactique de la part des syndicats tout autant que de la capacité des travailleurs eux-mêmes à s’auto-organiser ; ce qui conduit à repenser les modalités elles-mêmes spatio-temporelles d’action. Qu’il y ait déplacements spatio-temporels n’entraine nullement la disparition de « l’entreprise », fût-elle entièrement dématérialisée, virtuelle. Ce qui prouve bien que l’effacement de l’entité physique n’engendre absolument pas la disparition de la société de capitaux et du droit issu de la propriété privée. C’est bien à cela qu’il faut s’attaquer avec des modalités de combat renouvelées.

A défaut d’assigner à l’entreprise une autre finalité que le profit, surtout pour les grandes sociétés de capitaux, le sociologue restera prisonnier de la grammaire capitaliste et sera amené à décrire les conséquences des processus financiers (restructurations, licenciements, délocalisations, etc.) sans être en mesure de remonter à leur origine et de s’attaquer à leurs causes réelles.

Il ne s’agit pas simplement « d’écouter les revendications des salariés » (p. 195) comme l’écrit l’auteur pour les aider à peser sur la finalité de leur travail. Il faut préalablement identifier l’institution ou la structure dans lequel se déploie le travail concret pour lui assigner une nouvelle finalité institutionnelle. L’entreprise n’est plus un objet de propriété et devient alors un « commun ». Elle offre aux salariés des pouvoirs accrus de décision sur le mode de la démocratie salariale : un individu = une voix. Car dans l’entreprise capitaliste, les dominants (dirigeants et actionnaires) occupent une position telle au sein de la structure que celle-ci agit systématiquement en leur faveur. Dans la société de capitaux, le vote par actions permet d’organiser des majorités de façon parfaitement étrangère à l’égalité en droit puisqu’il est possible de se faire élire non pas en recherchant la majorité des voix de partenaires associés, mais en les submergeant avec les « droits de vote » que le capital (la fortune) permet d’acquérir. Cette situation heurte frontalement les valeurs de la démocratie car la seule règle conforme à l’égalité en droit en matière d’expression de volonté commune est logiquement le « vote par tête ».

L’enjeu est donc d’outiller les mondes du travail, lorsque ceux-ci veulent accéder à la mobilisation collective contre l’ordre politique et symbolique établi. Celui-ci s’incarne dans les droits issus de la propriété et dans les outils comptables orientés profit, rentabilité ou valeur pour l’actionnaire. Il s’agit par conséquent de proposer comme légitime les principes d’une autre construction de la réalité économique et sociale.

 

 

[1] Jean-Philippe Robé, op.cit.

[2]. Voir sur ce thème en particulier les travaux de Jean Lojkine et de Daniel Bachet.

[3] « Livreurs : ils établissent un rapport de force dans la lutte contre les plateformes ». Rapports de force –l’info pour les mouvements sociaux, 29 janvier 2021.

 

Démocratiser le travail en démocratisant l’entreprise ?

Article paru dans Les Mondes du Travail revue papier (n°26, juin 2021) sous le titre «Travail et entreprise à l’heure de la distanciation physique»

par Mateo Alaluf (centre de recherche Metices, Professeur émérite, Université Libre de Bruxelles)

La crise sanitaire a révélé l’impréparation et la carence des gouvernants. Le sous-investissement en matière de dépenses et d’investissements publics a entraîné l’érosion du système de santé. Était-ce cependant suffisant pour penser que le vieux monde néo-libéral était désormais derrière nous et que, libérés des contraintes du passé, il nous suffirait d’imaginer l’après ? La pandémie du Covid-19 a sonné, trop naïvement sans doute, le coup d’envoi d’un grand concours d’idées pour « le monde d’après ».

Un grand nombre de chercheurs en sciences sociales s’est ainsi rassemblé autour d’un appel promu par Julie Battilana, Julia Cagé, Isabelle Ferreras, Lisa Herzog, Hélène Landemore, Dominique Méda et Pavlina Tcherneva intitulé : « Il faut démocratiser l’entreprise pour dépolluer la planète »[1]. Contrairement à beaucoup d’autres tribunes de même nature, celle-ci a le mérite de mettre l’accent sur la centralité du travail. Elle ne se départit cependant pas d’une vision datée du travail perçu au travers du seul prisme de l’entreprise que la pandémie a pourtant révélé précisément comme appartenant au « monde d’avant ». De plus, la « codécision » entre capital et travail préconisée par le texte pour démocratiser l’entreprise et émanciper les travailleurs tient plus d’une vieille recette que d’une stratégie innovante.

Ce texte vise à engager le débat. Notre argumentation peut se résumer en trois points. D’abord, le modèle de codécision ressuscité par l’appel « à démocratiser l’entreprise pour dépolluer la planète » avait dans le passé permis de contenir la conflictualité du travail en Allemagne, mais avait montré très vite ses limites. Sous le poids de l’exacerbation de la concurrence et des délocalisations, le modèle s’était considérablement détérioré par la suite. De plus, sous l’effet du nouveau régime du capitalisme financiarisé et mondialisé, l’entreprise a perdu sa substance, en particulier en tant que lieu de décision. Si bien que le débat qui avait opposé naguère les syndicats (dits réformistes du Nord de l’Europe) partisans de la cogestion aux syndicats (dits révolutionnaires du Sud) qui y étaient opposés, relève d’une époque révolue. Ensuite, la distanciation physique érigée en règle pour combattre la pandémie a accéléré la révolution numérique par  le recours massif au télétravail et surtout par la place croissante prise par le capitalisme des plates-formes. Une grande partie des salariés œuvre désormais en dehors des structures formelles des entreprises. Placer l’enjeu de la démocratisation dans l’entreprise au moment précisément où l’on assiste à la délocalisation du travail hors des entreprises serait en conséquence une grave erreur. Enfin, l’organisation de la production par des chaînes de valeur et l’accélération de la digitalisation sous l’effet de la pandémie exigent l’adaptation sans cesse du travail au mouvement. Alors que l’entreprise a perdu sa centralité et n’est plus le cadre privilégié de la condition salariale, la vulnérabilité du capital à l’impératif de mobilité peut ouvrir des possibilités nouvelles à l’émancipation du travail.

Cogestion contre contrôle ouvrier

Les signataires de l’appel ont érigé « La citoyenneté dans l’entreprise » comme condition pour émanciper les salariés. Ceux-ci, définis comme des « investisseurs en travail », devraient avoir accès à la décision tout comme « les investisseurs en capital » que sont les patrons. Les comités d’entreprise devraient donc, affirme ce texte, être dotés de droits similaires à ceux des conseils d’administration de manière à instaurer un « bicaméralisme » soumettant « le gouvernement de l’entreprise à une double majorité ».

Cette proposition évoque plus la vieille controverse du contrôle ouvrier contre la cogestion qu’elle n’ouvre une perspective nouvelle pour l’après crise. Depuis ses origines, le mouvement ouvrier s’était organisé de manière autonome par rapport au patronat. Après s’être ralliés à l’effort de guerre, les syndicats allemands avaient obtenu leur reconnaissance au lendemain de la Première guerre mondiale et conclu un accord instituant dans les entreprises une communauté de travail entre employeurs et salariés. Après la Deuxième guerre, la DGB, grande centrale syndicale, mettra la cogestion (mitbestimmung) au centre de son programme, cogestion qui sera instaurée par une loi dès 1951.

Par contre, la grande majorité des syndicats en Europe rejetaient la codécision. En associant les salariés à l’entreprise la cogestion les priverait, soutenaient-ils, de leur autonomie revendicative et dans un marché concurrentiel opposerait les travailleurs d’une entreprise à ceux d’une autre. Ils y voyaient une forme de collaboration de classes dont les travailleurs seraient les perdants. Ils prônaient en conséquence le « contrôle ouvrier » en opposition à la « cogestion ». Dans la conception d’Alain Touraine, le contrôle ouvrier s’inscrivait dans « la double nature du syndicalisme : tout à la fois instrument de revendication et de ce fait agent de transformation sociale et en même temps partenaire dans la négociation. Le syndicalisme de contrôle, à la différence de la cogestion, exclut la participation à la gestion des entreprises. Il se veut contre-pouvoir autonome, séparé du pouvoir de décision économique qu’il entend contrôler et infléchir en fonction des intérêts des salariés »[2].

De fait la cogestion a surtout permis de contenir les conflits sociaux. Une étude récente sur la codétermination à l’allemande montre précisément la détérioration de ce « modèle »[3]. Le système a perdu sa cohérence dans la mesure même où, depuis les années 1980, le poids des accords de branche a diminué au profit des entreprises pourtant cogérées. L’étude cite trois sources principales à l’érosion de la cogestion allemande : la financiarisation de l’économie, la mondialisation et les délocalisations qui ont éloigné les centres de décision des entreprises. Avec l’exacerbation de la concurrence, les accords d’entreprise sont devenus des accords « moins disant ». Les syndicats ont perdu au cours des 20 dernières années la moitié de leurs adhérents. La codétermination se traduit plus par la gratification de représentants du personnel conformistes que par la prise en compte des intérêts des salariés. La proposition de démocratiser les entreprises par la codécision rappelle davantage les abandons « du monde d’avant » qu’elle n’éclaire celui « d’après ».

L’entreprise comme lieu du contrôle physique du travail

Le traité de sociologie du travail (1962), écrit sous la direction de Georges Friedmann et Pierre Naville, consacrait une place importante à l’entreprise comme lieu d’exercice du travail. Le tome II du traité s’ouvrait sur le chapitre intitulé « Pouvoir et décision dans l’entreprise » rédigé par Alain Touraine. Pour celui-ci le pouvoir économique pouvait se concevoir « sans risque comme celui du contrôle des sociétés anonymes et surtout des plus importantes d’entre elles » [4]. La question du contrôle ouvrier ou de la cogestion des entreprises divisait à l’époque les syndicats gardiens de leur autonomie revendicative et les syndicats « intégrés » adeptes de la cogestion. Pour que cette controverse conserve cependant encore quelque pertinence, encore faudrait-il que l’entreprise soit le siège des décisions qui la concernent. En est-il toujours ainsi ?

L’apparition de l’entreprise correspond à l’invention de la concentration du travail c’est-à-dire, précise Fernand Braudel, à la concentration physique des travailleurs en un même lieu comme alternative au commerce et à l’artisanat[5]. Le regroupement des ouvriers dans des manufactures d’abord, des fabriques et des usines ensuite permettra la naissance de coalitions ouvrières et la représentation des intérêts collectifs des travailleurs. La classe ouvrière apparaît ainsi comme une catégorie politique construite par les associations politiques et syndicales ouvrières leur permettant de conclure des accords collectifs de manière à compenser le déséquilibre inhérent aux relations individuelles de travail.

Par la suite, les définitions de l’entreprise, qu’elles soient de nature économique, sociologique ou juridique, oscilleront entre les différents axes qui la constituent : organisation, nœud de contrats et institution. L’idée de codécision apparaît à la conjonction d’une conception de l’entreprise comme institution et de la notion de « communauté de travail ».

John R Commons (1862-1945), un des fondateurs de l’institutionnalisme en économie, sera un des premiers à développer une conception de l’entreprise comme une institution, siège de l’exercice d’un pouvoir, liée à la propriété, et régulée par l’état[6]. La grande entreprise intégrée multi-divisionnelle dite « fordiste » correspond à ce modèle. A la différence de la « main invisible » du marché, elle sera régie par une organisation administrative et assurera à ses salariés une sécurité d’emploi.

La capacité à générer des économies d’échelle, c’est-à-dire à produire des biens et services standardisés en grande quantité, avait fait dans l’après-guerre  de la grande entreprise la figure de la modernisation rationnelle. Elle était tout à la fois une organisation productive et un centre de décision. Conçue en vue d’une fin commune, l’entreprise pouvait alors  se représenter comme une « communauté de travail ». Des économistes et des juristes, inspirés par la philosophie personnaliste, prônaient en conséquence la codécision pour assurer la participation des travailleurs aux responsabilités des entrepreneurs. L’association des salariés et des employeurs dans la gestion de l’entreprise devait, à leurs yeux, prévaloir à l’opposition de leurs intérêts.

Des salariés sans entreprise

 Dès le milieu des années 1970, avec la prépondérance du capitalisme financier, l’entreprise qui avait été une institution centrale dans la phase du capitalisme industriel, a perdu sa consistance et par là même le mouvement syndical implanté dans l’entreprise a vu se dérober ses principaux repères organisationnels. Les relations contractuelles marchandes ont pris le dessus sur les relations collectives de travail, le marché a pénétré la structure interne de l’entreprise et a entraîné l’externalisation de ses activités et les cascades de sous-traitance et les délocalisations. Sans compter les petites entreprises d’où toute représentation syndicale est exclue les entreprises ne sont donc plus le siège des décisions qui les engagent. De plus, des centaines de milliers de salariés, ubérisés, coursiers, livreurs, traducteurs, consultants, aides ménagères, soignantes… oeuvrent en dehors du cadre de l’entreprise. Pour se valoriser le capital peut faire désormais l’économie du coût que représente pour lui l’entreprise par la gestion à distance. Le syndicat ne peut donc se laisser enfermer dans une construction institutionnelle complexe de codécision et de bicaméralisme dans le cadre étriqué des entreprises.

La transformation du monde par plus de 40 ans de politiques néolibérales n’a pas entraîné la fin de la centralité du travail ni sa raréfaction, comme l’avaient soutenu nombre d’auteurs dans les années 1980, mais a provoqué la fin de la centralité de l’entreprise. La société composée par les actionnaires est devenue un outil financier non pas au service de l’entreprise mais bien à celui d’un actionnariat mondialisé. Dans le nouveau régime du capitalisme actionnarial, l’entreprise n’est plus centrale mais le profit repose plus que jamais sur l’exploitation du travail. C’est donc l’entreprise et non le travail qui a perdu sa centralité au profit de la société des actionnaires.

La grande entreprise intégrée apparaît comme obstacle à l’expression des forces du marché promues avec la montée du néolibéralisme en condition du dynamisme économique. Il ne s’agit plus pour l’entreprise-réseau de produire des règles normatives dans un environnement stable, mais d’être flexible, c’est-à-dire de créer une tension « obsessionnelle à l’adaptation au changement »[7]. L’entreprise comme institution correspond, conclut d’ailleurs le Dictionnaire du travail, « à un phénomène historiquement, géographiquement et culturellement daté »[8].

Le vieux débat sur le contrôle ouvrier contre la cogestion est aujourd’hui dépassé. Il surgit comme résidu d’une autre époque. Avec la financiarisation, la mondialisation et la numérisation de l’économie, l’entreprise n’est plus un lieu central de décision. Elle se présente désormais moins comme une entité dotée d’une autonomie de décision que d’une coquille assurant des activités très parcellisées à travers des réseaux de sous-traitance localisés dans différents pays. Son sort ne se décide pas dans son enceinte ni dans le pays dans lequel elle est implantée.

Le travail à distance

La distanciation physique érigée en règle pour juguler la crise  sanitaire a accéléré les effets de la révolution numérique qui avait éclaté dans les années 2000. L’ère des méga-usines paraît ainsi vouée à disparaître et les salariés opèrent plus qu’avant en dehors de toute structure formalisée d’entreprise. Les unités décentralisées et les producteurs isolés sont gérés à distance à partir de centres de profit et de plates-formes. A la déconcentration de la production où les petites unités dominent, correspond une concentration des capitaux d’une ampleur exceptionnelle.

La pandémie en rendant la « distanciation physique » du travail obligatoire a assuré l’essor inédit de l’économie numérique. Les cours boursiers des valeurs technologiques se sont envolés. Pendant le confinement les plates-formes Airbnb (location de logements) et Snowflake (traitement de données dans le cloud) ont bénéficié d’un record de levées de fonds dès leur première cotation en bourse. L’indice Nastag des valeurs technologiques de la bourse de New York a progressé de 43% en 2020. La distance n’est plus un obstacle à la fourniture des services : les consultations par télémédecine ont explosé, les étudiants suivent leurs cours depuis l’étranger en visioconférence et l’e-commerce se substitue à la vente en magasin.

Le triomphe des industries numériques a accentué la montée du capitalisme de plates-formes. Le télétravail a pris le dessus sur le « présentiel » au bureau et les livraisons par coursier sur les boutiques et restaurants. Avec le confinement des commerces Amazon qui enregistre des bénéfices colossaux, est apparu comme le symbole de l’hyperpuissance des Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) qui bouleversent les équilibres économiques.

L’extension du télétravail est apparu comme un des effets les plus visibles de la crise sanitaire. Dans un monde marqué par l’aggravation des inégalités salariales, « la délocalisation du travail jusqu’au domicile du salarié » est devenu, selon Michel Lallemand, « l’indice d’une position statutaire plus élevée que la moyenne et associée, en règle générale, à un moins grand risque de précarité »[9].

« La distanciation physique » au cœur du nouveau modèle productif permet désormais au capital d’exploiter le travail à distance tout en se passant de l’entreprise. Dès lors que celle-ci n’est plus l’endroit de la concentration physique du travail, l’entreprise n’est plus un lieu central de décision. L’activité économique s’organise désormais dans des plates-formes et des chaînes de valeur qui débordent et se substituent aux entreprises.

Dans le passé on avait pu se disputer sur le fait de savoir si la démocratisation ou la responsabilité sociale de l’entreprise pouvait ou non réformer le capitalisme. Par sa phrase célèbre, « la responsabilité sociale de l’entreprise est d’accroître son profit », Milton Friedman avait pourtant déjà réglé la question. A présent, la déréglementation qui a accompagné la montée du néolibéralisme, a vidé l’entreprise de sa substance.

La mobilité, talon d’Achille du nouveau capitalisme

Les pénuries de masques, médicaments, matériel sanitaire et vaccins ont mis au grand jour l’organisation de la production par des chaînes de valeur. La fluidité des marchés, la circulation des pièces et des matières « juste à temps », la vitesse de l’information et la flexibilité de l’emploi sont érigées en lois de l’économie. Le travail à domicile, les réunions par visioconférence, l’injonction contradictoire de se plier aux règles sanitaires mouvantes tout en s’exposant aux risques balisent les nouvelles conditions de travail. Des sociétés de conseil en ressources humaines placent dans leur jargon en tête des critères de recrutement le QA (quotient d’adaptabilité) qui a supplanté le QI (quotient intellectuel) passé de mode. Au tournant de la digitalisation imprimée par la pandémie, le travail est sommé de s’adapter sans cesse au mouvement. Le capital a besoin pour se reproduire de bouger et changer en permanence mais la mobilité est devenue aussi son talon d’Achille.

La contestation sociale se déplace en conséquence là où elle peut faire mal. Le centre de gravité des grèves est passé du métallo au cheminot. Le blocage d’une route, d’une raffinerie ou d’une région portuaire est devenue intolérable et les actions de grève dans les chemins de fer et transports publics sont les plus fortement ressenties. Le mouvement social trouve donc son efficacité plus dans l’entrave à la mobilité que dans les entreprises.

La PMIsation des entreprises comme la gestion individualisée des horaires et des rémunérations, la mise en concurrence interne des services, la présence sur un même site de travailleurs aux statuts et aux employeurs différents morcellent les collectifs et compliquent l’organisation d’actions collectives. De plus les grèves confinées aux portes des entreprises perdent leur visibilité. « Quand il y a une grève, plastronnait déjà Nicolas Sarkozy, plus personne ne s’en aperçoit »[10].

Dès lors, comme l’observe Sophie Béroud, c’est la manifestation qui devient la pratique la plus centrale. La capacité de mobilisation des syndicats se mesure à présent moins au nombre de grévistes qu’à celui des manifestants et surtout à sa capacité de blocage des transports publics. La part croissante prise par les cheminots dans les grèves, stigmatisées comme corporatistes par ceux qui ne conçoivent l’action syndicale que limitée à la seule entreprise,  permet en réalité d’établir un rapport de force pour les autres salariés.

Les grèves suspendent pendant un temps donné le rapport salarial et ouvrent aux salariés des espaces nouveaux de discussion, de débat et de créativité. Les manifestations non seulement donnent de la visibilité aux grèves, mais élargissent l’action gréviste aux travailleurs éloignés de prime abord des syndicats comme les livreurs Deliveroo et les chauffeurs Uber.

La précarisation orchestrée

La « distanciation sociale » obligatoire sur toute la planète en raison de la pandémie a eu pour effet le déclin de l’économie traditionnelle. Les salariés ont subi le chômage partiel et les licenciements ; le petit commerce, la restauration, l’hébergement, la culture et l’événementiel ne peuvent plus travailler ; malgré les aides d’urgence de l’Etat, le nombre de faillites et de personnes dépendant d’une aide alimentaire a augmenté. Les travailleurs les plus vulnérables sont aussi privés d’accès à l’emploi (intérim effondré, petits boulots asséchés, sans parler du travail informel et au noir). Il ne reste bien souvent pour ceux-ci que les plates-formes de livraison qui, par la grâce du Covid, ont plus encore qu’avant le vent en poupe.

Au fil des confinements et déconfinements successifs, les plates-formes ont augmenté le nombre de « restaurants partenaires » en même temps que celui des livreurs. Elles sont devenues le refuge, si l’on peut dire, des « précaires déclassés ». Ceux-ci se retrouvent alors en sureffectif, les courses pour chaque livreur se raréfient, leurs revenus baissent et le nombre de travailleurs disponibles pour les plates-formes augmente. La concurrence accrue permet ainsi la précarisation croissante orchestrée des livreurs. La désarticulation des activités traditionnelles pousse encore vers la « gig economy » (nom donné à  l’économie des petits boulots) plus de travailleurs qui, bien que dépendants des plates-formes et subordonnés à ses logiciels, sont considérés comme indépendants et ne bénéficient donc pas des protections de l’emploi salarié.

En Californie, depuis le 1er janvier 2020, la loi AB5 contraint Uber et Lyft à salarier leurs chauffeurs. Les deux plates-formes, refusant de s’y plier ont dépensé plus de 200 millions de dollars (la plus grande somme jamais investie dans ce type d’action) pour mener campagne lors d’un référendum en vue d’abroger la loi. En novembre, en pleine pandémie, elles ont remporté la mise auprès de la population tout en concédant aux chauffeurs un salaire minimum, une couverture santé et une assurance accident. La déception  est grande pour les syndicats qui tentent de réguler la « gig economy ». Pour la Fédération californienne du travail, « la guerre n’est pas terminée et devrait se jouer à présent devant les tribunaux »[11].

La polémique sur le statut des chauffeurs Uber fait rage partout dans le monde. en France, la crise sanitaire a fait fondre les revenus des chauffeurs de taxi comme des chauffeurs Uber. La guerre pourrait-elle se transformer en un combat contre la plate-forme que les uns et les autres reconnaîtraient comme leur ennemi commun ? En mars dernier la Cour de cassation avait fait date en considérant « fictif » le statut d’auto-entrepreneur du plaignant et en requalifiant le chauffeur Uber en salarié. En conséquence, les chauffeurs de taxis ont introduit des actions contre Uber devant le tribunal de commerce de Paris. Leur raisonnement est simple : en s’exonérant des obligations et coûts du statut de salarié Uber commet une fraude au droit du travail et crée ainsi une situation de concurrence déloyale dont les taxis sont victimes. Mais le lobbying des plates-formes ne faiblit jamais. Un décret viendra en octobre favoriser la mise en place de chartes sociales censées résulter de la consultation des travailleurs et devant encadrer leurs conditions de connexion et déconnexion à la plate-forme et le « prix décent » des courses, compliquant ainsi leur requalification en salariés.

En Belgique également, les chauffeurs de taxis orientent de plus en plus leur colère non pas contre les chauffeurs Uber mais contre la plate-forme qui leur fait une concurrence déloyale et dont les pratiques sont de plus copiées par les entreprises de taxis dont ils dépendent. Un chauffeur Uber, soutenu par la United Freelancers et le collectif des travailleurs du taxi de la Confédération des syndicats chrétiens CSC, a obtenu auprès d’une juridiction administrative (la Commission relation de travail) de reconsidérer son statut de travailleur indépendant. Celle-ci a statué en janvier 2021, en continuité avec la Cour de cassation française, et a requalifié le statut d’indépendant du demandeur, jugé incompatible avec son travail, en contrat salarié. Comme cette décision n’est pas contraignante, Uber active d’ores et déjà toute sa puissance de Lobbying. Mais de plus en plus souvent, en Angleterre comme aux Pays-Bas et dans les cantons Suisse de Genève et Zurich, les chauffeurs et livreurs Uber sont désormais requalifiés en salariés. La Commission Européenne entreprend une consultation en vue de la rédaction d’une directive en la matière, et UBER, comme en Californie, engage toute ses capacités de lobbying pour que le résultat se limite au mieux à un statut de sous-salarié pour livreurs et chauffeurs.

Tous les gouvernements ont soutenu le numérique et vanté les start-up mais aucun n’a osé réguler les plates-formes. Celles-ci ont contribué en toute impunité à peser dans le sens de la baisse des salaires et de la détérioration des statuts d’emploi. Nombre de livreurs, chauffeurs et autres auto-entrepreneurs se sont trouvés victimes des restrictions sanitaires sans bénéficier de chômage partiel ni de plan de relance alors que nombre de salariés sont encore toujours poussés vers le statut d’indépendant.

Le droit de retrait

Le droit pour tout travailleur de se retirer de son poste de travail en cas « de danger grave et imminent » est reconnu par l’OIT, par l’Union Européenne et est transposé dans la législation des pays membres. Les salariés en font usage lorsque les circonstances l’exigent, par exemple à propos des risques de cancer ou d’accident de travail. Les quelques 300 salariés présents le dimanche 1er mars au Louvre, inquiets en raison de l’épidémie de coronavirus, auront été les premiers, avant le confinement, à voter le droit de retrait obligeant le musée le plus visité au monde à fermer ses portes. Ils exigeaient pour leur protection la disposition à large échelle de gel hydro-alcollique et l’installation de vitres séparant les caissiers du public. L’épidémiologiste et ancien directeur général de la Santé Publique France William Dab a immédiatement regretté sur Europe 1 cette décision du personnel, affirmant que le droit de retrait n’est pas la bonne réponse à l’épidémie et n’a pas été prévu pour gérer ce type de situation. Il rappelait au surplus, qu’en l’absence de gel, le savon marche très bien aussi et que l’absence de vitres entre le personnel et les visiteurs ne justifie pas ce droit puisqu’il suffit de maintenir une distance d’au moins un mètre. La CGT soutenait au contraire le droit de retrait justifié par l’inquiétude des salariés obligés de travailler dans un endroit confiné, fréquenté par un très grand nombre de visiteurs, sans disposer de protection adéquate. La direction contestait cette position arguant que le droit de retrait « ne peut sur le principe viser qu’une situation particulière de travail et non une situation générale ». Après deux jours de fermeture, les salariés obtiendront satisfaction à leur demande et le musée accueillera à nouveau le public.

Lorsque les conducteurs de la société des transports publics bruxelloise STIB exerçant leur droit de retrait cessèrent le travail du 11 au 17 mai 2020, la surprise fut grande en Belgique dans la mesure où jusque là cette disposition du droit du travail n’avait encore jamais été activée dans le pays. Pendant le confinement, les transports publics jugés « essentiels », avaient continué à fonctionner moyennant des mesures sanitaires strictes. Quelques 1300 conducteurs de bus, tram et métro bruxellois, soit près de 80% d’entre eux, jugèrent cependant, au sortir du confinement, la levée des mesures de protection trop rapide et exigèrent des protections sanitaires similaires à celles de leurs collègues wallons et flamands. A leur estime, « le droit de retrait était le seul type d’action approprié à la situation pour protéger les travailleurs et les voyageurs ». La direction, après avoir refusé de reconnaître ce droit, a noté leur absence comme injustifiée. Les syndicats sceptiques quant à l’issue de cette action ont refusé d’accorder leur soutien aux conducteurs. Ceux-ci se sont auto-organisés et sont à présent engagés dans un bras de fer devant les juridictions du travail.

Le droit de retrait a permis aux salariés de prendre une distance vis-à-vis des postures hygiénistes en résonance avec les tendances autoritaires de gestion du travail. Ils ont mis en avant dans ces conflits leur perception propre du « danger grave et imminent », même si cette perception ne correspondait pas à celle purement administrative de la hiérarchie. Peut-on d’ailleurs concevoir l’intégrité physiologique d’une personne en faisant abstraction de son propre regard ?

Deux questions ont été mises en lumière par l’activation du droit de retrait par les salariés. D’abord, contrairement à des pratiques anciennes, la santé au travail est essentielle et ne peut se monnayer par des primes[12]. Ensuite, au-delà de la pandémie, redonner du pouvoir aux salariés sur leurs conditions de travail est toujours fondamental. Mais comment procéder alors que d’une part l’entreprise se fragmente et que d’autre part, une proportion croissante de salariés se trouve en dehors du périmètre de l’entreprise ? Les salariés ne peuvent surement pas élargir leur autonomie par des procédures administratives de délégation des salariés dans des instances de gestion de l’entreprise.

Le pouvoir d’agir au travail

Avec la pandémie, la gestion du travail à distance s’est largement substituée à sa concentration physique dans les grandes unités de production et le capitalisme de plates-formes qui fournit à distance des services numériques et logistiques, a connu une expansion exceptionnelle. Le sort des entreprises vidées de leur substance et dépendantes  des chaînes de valeur se décide à présent de moins en moins en leur enceinte.

En période de pandémie tout a été fait pour mobiliser les salariés dans des conditions plus précaires. En mettant en lumière les activités essentielles comme étant les moins rémunérées et exécutées par les groupes sociaux les plus précarisés, le coronavirus a révélé toute la violence de la condition salariale. En même temps, les institutions du travail, c’est-à-dire les syndicats, la sécurité sociale et la négociation collective, se sont montrées résilientes dans des circonstances inédites : les soins de santé, le chômage partiel, les différentes variantes du revenu de remplacement et la pension de retraite ont maintenu la société en vie. L’urgence sociale réside désormais dans le rétablissement des conditions salariales décentes pour les professions dites essentielles, contre la précarité de l’emploi et pour l’amélioration des conditions de travail et les exigences de la santé-sécurité au travail.

La crise aura montré à nouveau que l’autonomie n’est pas un moment daté du mouvement ouvrier mais un trait culturel qui lui est propre : non pas l’injonction du management à l’autonomie, mais l’autonomie des salariés préservant les protections de l’emploi hors et contre l’organisation. En affirmant leur « droit de retrait » les travailleurs ont exigé d’être reconnus comme acteurs de leur travail et de leur propre sécurité. ils rejetaient de ce fait le seul traitement hygiéniste décidé par des procédures administratives et refusaient de déléguer la protection de leur santé à l’entreprise.

Les conflits autour de la santé ont laissé ainsi transparaître l’exigence de pouvoir des salariés sur l’exercice de leur travail. Cette exigence, à l’image  des entreprises, est certes apparue encore comme fragmentée et éclatée. D’autant plus que des centaines de milliers de salariés, « freelanceurs » et auto-entrepreneurs « ubérisés » œuvraient en dehors du cadre de l’entreprise.

L’entreprise n’est plus le lieu de décision et de concentration central du travail. Pour rendre justice à l’exigence des salariés, « plateformisés » ou non de peser sur la finalité de leur travail,  plutôt que recycler en surplomb des modèles obsolètes, ne vaudrait-il pas mieux écouter leurs revendications ?

 

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[1] Texte et liste complète des signataires sur : www.democratizingwork.org Les thèmes de cet appel ont été développés par la suite dans un livre : Isabelle Ferreras, Julie Battilana et Daminique Méda, Le manifeste travail. Démocratiser, démarchandiser, dépolluer, Seuil, Paris, 2020. Thomas Piketty, dans son dernier livre, Vivement le socialisme !, Seuil, Paris, 2020, propose également la cogestion pour « un meilleur partage du pouvoir dans les entreprises ». Isabelle Ferreras défend de longue date la proposition de « bicaméralisme » à l’échelle de l’entreprise. 

[2] Alain Touraine, « Contribution à la sociologie du mouvement ouvrier. Le syndicalisme de contrôle », Cahiers Internationaux de sociologie, Vol XXVIII, Janvier-Juin 1960, pp. 57 à 88.

[3] Clément Brébion, « L’Allemagne un modèle de relations professionnelles vraiment coopératif ?», Connaissance de l’emploi, N°158, CNAM, CEET, avril 2020.

[4] Georges Friedmann et Pierre Naville, Traité de sociologie du travail, 2 tomes, Armand Colin, Paris 1962, p. 15.

[5] Fernand Braudel, L’identité de la France. Les hommes et les choses, Arthaud – Flammarion, Paris, 1986.

[6] John R Commons, Institutional Economics. It’s Place in Political Economy, London, 1934.  

[7] Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999.

[8] Rachel Beaujolin-Bellet, “Entreprise” Dictionnaire du Travail, PUF, Paris, 2012, p. 267.

[9] Michel Lallemant, Les trois révolutions du télétravail, AOC, Analyses, 4/2/2021.

[10] Déclaration de Nicolas Sarkozy au conseil national de l’UMP, le 6 juin 2008, cité par Sophie Béroud, « les syndicats c’est fini ? », Fondation Copernic, Manuel indocile des sciences sociales, La Découverte, Paris, 2019, p. 507.

[11] « Par vote, la Californie conforte le modèle Uber », Le Monde, 5/11/2020.

[12] « La salud no se vende, ni se delega, se defiende », est un mot d’ordre des Commissions ouvrières CC.OO en Espagne.

Approche agile : entre bonnes intentions et désillusions

par Denis Migot

L’agilité est devenue l’injonction du moment. La numérisation de l’économie et le développement du télétravail renforcent l’impératif d’agilité comme nouvelle norme comportementale et subjective. Mais l’agilité, à l’instar de Scrum, est aussi une démarche certifiée et certifiante dans le management de produits. Dans cet article, Denis Migot, consultant en management et organisation du travail, revient de manière critique sur la dernière mode managériale. 

Le numérique semble avoir englouti le monde. Sa présence en tous lieux a d’abord questionné nos automatismes sociaux avant de les rendre désuets. Les modèles économiques, l’appréhension du travail [1] ou encore l’accès à l’information, aux connaissances, aux services se sont profondément transformés à un rythme effréné. L’Estonie, considérée comme comme le pays le plus numérisé au monde[2], rend compte [3] des impacts positifs de ce glissement. Seulement, derrière les traits avantageux de ce bouleversement se cache une part d’ombre. Pour les individus d’abord. En devenant une norme sociale, le numérique crée « une ligne de rupture symbolique » (Luc Vodoz, 2010) excluant socialement ceux qui se situent en dehors de cette frontière mais également les femmes, le numérique étant « massivement dominé par les hommes » (Isabelle Collet, 2019).

Pour les salariés ensuite : « La révolution numérique et la révolution managériale se sont développées en même temps » amenant comme lot de nouveautés une « culture de la haute performance » consistant à « augmenter la productivité tout en réduisant les effectifs » et reposant sur les salariés une tension permanente pouvant altérer « l’amour du travail bien fait » tout en générant « des troubles mentaux et des problèmes de santé » (Vincent de Gaulejac, Fabienne Hanique, 2015).

Pour les entreprises enfin. Elles doivent désormais intégrer significativement ce bouleversement dans leur modèle d’activité ou risquer de disparaître. Pour preuve, depuis 2000 et selon une étude de Constellation Research, 52 % des entreprises du classement réalisé par le magazine Fortune des 500 premières entreprises américaines ont fait faillite, ont été rachetées ou ont cessé d’exister, “la numérisation des entreprises étant un facteur clé de cette accélération”. Alors qu’au début des années 2000 le numérique était regardé de haut par Wall Street, il est aujourd’hui prépondérant [4] – la technologie étant devenu le secteur le plus important en termes de capitalisation boursière [5].

Face à ce dictat de l’adaptation, les entreprises apprennent souvent à leurs dépens que réussir dans le numérique exige une autre façon de penser leur organisation.

 

Il ne s’agit plus d’appliquer une logique prédictive, directive et de standardisation, typique des industries du vingtième siècle, mais, au contraire, d’intégrer dans leur quotidien une capacité à s’ajuster aux caprices d’un marché incertain.

S’adapter oui, mais comment ?

Selon Steve Denning, auteur, consultant et ancien Directeur Programme de la Banque Mondiale, la réponse évidente : « en étant agile » …. Un avis partagé et mis en pratique par un nombre croissant de grandes entreprises et startups comme en atteste le rapport State of agile : l’adoption de l’approche agile au sein des équipes de développement de logiciels est passée de 37 % en 2020 à 86 % en 2021, la croissance dans les secteurs d’activité non informatiques a également augmenté de manière significative en doublant son adoption depuis 2020. En conséquence, toujours selon Steve Denning, le monde semble entrer aujourd’hui « dans une nouvelle ère : l’ère agile » Du moins en apparence. Mais avant de détailler les limites et dérives de l’application actuelle de l’approche agile, commençons par définir et contextualiser ce terme.

Expliquer ce qu’est ou n’est pas l’approche agile c’est faire face à trois obstacles majeurs : l’absence de définition commune, la relative banalité de nombreux ouvrages spécialisés et l’approximation de certaines recherches sur le sujet. Ceci explique sûrement l’incompréhension générale autour d’un terme déjà souvent confondu ou associé à tort à ceux de la sociocratie, de l’halocratie ou de l’entreprise libérée. Même si l’approche agile a des points d’accroche avec ces derniers (principe de subsidiarité, autonomie de ceux qui font, importance du collectif), elle n’en reste pas moins différente dans ses origines (le développement logiciel) et sa volonté (elle vise l’auto-organisation et non l’auto-gestion des équipes, par conséquent, elle ne s’inscrit pas en faux avec la fonction managériale).

Alors, de quoi parle t-on ? L’approche agile serait une culture permettant à un collectif de prospérer dans un environnement changeant. Ce qui amène trois précisions. D’abord, la culture se définit comme un ensemble de croyances, de valeurs, de pratiques et de comportements spécifiques à un groupe. Le terme culture semble donc pleinement approprié pour définir l’agilité dont le point de départ de la popularité tient à l’écriture en 2001 par dix-sept consultants en développement logiciel d’un manifeste détaillant quatre valeurs et douze principes propres à l’approche agile. Ensuite, par collectif s’entend aussi bien une équipe qu’une entreprise, car l’entreprise n’est rien d’autre, pour citer Dominique et Alain Schnapper, qu’un «collectif d’actions et d’innovations » (Puissante et fragile, l’entreprise en démocratie, 2021). Enfin, la démarche agile est une démarche empirique, c’est-à-dire basée sur l’expérimentation lors d’itérations courtes et sur l’apprentissage lié à cette expérimentation. Cette façon d’appréhender le travail, en rupture avec le paradigme mécanique et prédictif des industries du vingtième siècle, permet de rester efficace face aux montées de la complexité, de l’interdépendance, de l’incertitude et de l’individualité, toutes étant inhérentes à « l’avènement de la société informationnelle » (Jérôme Barrand, 2009).

Et qu’est-ce qu’une entreprise agile ?

« L’entreprise agile se caractérise par la coordination horizontale, le partage de l’information et une grande flexibilité à court terme » (Olivier Badot, 1998). Elle suppose « l’adoption de principes managériaux complémentaires comme la capacité d’anticipation des ruptures de son environnement mais aussi des conséquences de ses propres décisions et actions ; la coopération, tant en interne qu’en externe; l’innovation permanente dans son offre client ; une offre globale s’appuyant bien sûr sur des produits toujours plus performants mais aussi sur des offres de services et une relation personnalisée avec chaque client; une culture client généralisée dans une organisation où chacun est client de l’autre et réciproquement; une complexité à échelle humaine visant à favoriser la reconfiguration des équipes ou des services ou encore une culture du changement faisant de celui-ci un allié souhaité plutôt qu’un ennemi craint. » (Jérôme Barrand, 2009).

L’entreprise agile s’inscrit en continuité des démarches d’organisations matricielles apparues dans les années 1960 et qui furent « l’un des exemples les plus clairs d’une orientation de design structurel selon laquelle la complexité des structures organisationnelles doit suivre la complexité de l’environnement » (Flavio Carvalho de Vasconcelos, 1998). Elle s’inscrit enfin en continuité de la coordination transversale des entreprises fondée sur « la création de connections latérales et une décentralisation du processus de décision » ainsi que sur une « incomplétude des règles et du contrôle » (Catherine Thomas, 2003). L’entreprise agile partage notamment avec ces démarches une volonté de casser les silos, de créer des groupes résumant en leur sein toutes les étapes de production et de faciliter la coopération. La différence fondamentale tient dans l’approche produit des entreprises agiles à contre-courant de l’approche projet des organisations matricielles ou transversales.

Enfin, impossible de définir l’approche agile sans évoquer ce qui a largement contribué à son succès : les frameworks agiles. Ces cadres de travail listent un ensemble de valeurs, de règles, de rencontres et de rôles à respecter pour mobiliser, dans un contexte d’environnements instables, des compétences pluridisciplinaires afin de mener à bien des missions précises.

Contrairement à ce que l’immense majorité de la littérature généraliste, spécialisée ou universitaire affirme, les frameworks agiles ne sont pas des méthodes.

 

Ils ne préconisent pas un ensemble de démarches à suivre mais une pluralité de contraintes à instaurer afin de révéler les difficultés à surmonter. La différence est fondamentale car, une fois la difficulté mise à jour sous l’effet de la contrainte, les personnes sont libres d’expérimenter l’hypothèse qu’elles jugent la plus juste pour limiter ou éradiquer le problème. Les frameworks ne fournissent donc pas, contrairement aux méthodes, une démarche à suivre, aux personnes de les trouver dans le respect des contraintes du cadre.

Le premier framework agile est celui inventé en 1986 par l’ingénieur américain Barry W. Boehm. Il repose sur une structure commune itérative, incrémentale et adaptative dont le fil conducteur consiste à découper la réalisation d’un besoin “en plusieurs objectifs plus petits afin d’obtenir plus sûrement et rapidement un résultat” (Alain Collignon, Joachim Schöpfel, 2016). Si ces frameworks agiles sont multiples (Scrum, SAFe, Scrum of Scrum, LeSS, Nexus, Crystal Clear, pour ne citer qu’eux), s’ils s’adressent tantôt à une équipe, tantôt à un ensemble d’équipes, tantôt à une entreprise dans sa globalité, tous ont pour principes communs le travail sur un périmètre limité en taille, en nombre de personnes et en temps, l’anticipation, l’auto-organisation, le feedback et la collaboration. Tous partagent également une influence assumée du Lean. Ainsi, le guide présentant le framework Scrum indique, dès sa première page, que ce dernier est fondé “sur l’empirisme et la pensée Lea ». Scrum n’est au final, selon les propres mots de son co-créateur Jeff Sutherland, « qu’un dérivé du lean product development de Toyota ».

Enfin, si les frameworks agiles sont aussi semblables que nombreux, deux sont particulièrement populaires[6]. Scrum est utilisé par 66% des équipes travaillant dans un cadre agile. Ce chiffre monte à 81% si l’on prend en compte les dérivés de Scrum que sont ScrumBan (mixant Scrum et Kanban) et Scrum/XP (mixant Scrum avec l’extreme programming). Scrum a été inventé au début des années 1990 par Ken Schwaber et Jeff Sutherland, tous deux signataires en 2011 du manifeste pour le développement agile de logiciels. Son nom est une référence à l’article The New New Product Development Game de Hirotaka Takeuchi et Ikujiro Nonaka. Scrum se définit comme un cadre de travail léger visant à générer de la valeur sur des itérations courtes et à résoudre des problèmes complexes. Il est constitué d’une liste de valeurs (engagement, focus, ouverture, respect et courage), de rôles (developers, scrum master, product owner), d’évènements (sprint, sprint planning, daily scrum, sprint review, sprint retrospective) et d’artefacts (product backlog, sprint backlog, definition of done).

SAFe (Scaled Agile Framework) est utilisé par 37% des entreprises s’appuyant sur un cadre agile pour transformer tout ou partie de leur structure et organisation. SAFe a été formalisé par Dean Leffingwell et Drew Jemilo, sa première version est sortie en 2011. SAFe promeut l’alignement, la collaboration et la livraison régulière au sein des équipes avec la mise en place de cadence, de planification et de réflexion à tous les niveaux de l’organisation.
Il est à noter que malgré un succès commercial fulgurant, SAFe est l’objet de nombreuses critiques au sein de la communauté des professionnels de l’approche agile, c’est à dire par celles et ceux agissant dans la mise en mouvement et-ou dans la diffusion de l’agilité : cabinets de conseils, entreprises de services du numérique (ESN), sociétés de service et d’ingénierie informatique (SSII), organismes de formation et-ou de certifications, experts, coachs, conférenciers, consultants et formateurs. Tout d’abord car Dean Leffingwell fut, avant SAFe, impliqué dans le déploiement commercial du framework Rational Unified Process (RUP) dont il a calqué le modèle économique déjà décrié à l’époque. RUP, malgré une approche itérative et incrémentale chère à la démarche agile, était dans les années 1980 et 1990 pointé du doigt pour avoir transformé un cadre potentiellement efficace en un produit et une licence vendant des outils au service d’une méthode formelle, prescriptive, lourde et peu adaptative.

Ainsi, Ken Schwaber écrit sur son blog en 2013 :

« Les personnes derrière RUP sont de retour. S’appuyant sur le profond échec de RUP, elles poussent maintenant le Scaled Agile Framework comme une approche simple et universelle de l’organisation agile. Lorsque les signataires du manifeste agile se sont réunis en 2001, nous voulions partager nos idées sur le développement de logiciels, une discussion qui a abouti au manifeste agile. Nous voulions réparer les dommages que le Waterfall avait fait à notre profession, et nous espérions également faire en sorte que RUP ne soit pas considéré comme un successeur viable. »

Mais ce n’est pas le seul reproche formulé à l’encontre de SAFe. Pour ne citer que lui, Ron Jeffries, signataire lui aussi du manifeste en 2001, affirme en 2014 sur son blog que malgré plusieurs bonnes idées et références « SAFe met en danger la progression d’une organisation vers un fonctionnement performant ». Sont mis en cause son approche descendante, son manque de flexibilité ou encore son management par l’imposition.

Scrum, SAFe, et l’approche agile de manière globale, sont aujourd’hui des succès commerciaux incontestables. Cette popularité s’explique en grande partie par la vente de certifications. Pour preuve, en 2021 plus de 1,5 millions de certifications payantes à Scrum et ses dérivés [7] ont été délivrés par les seuls organismes Scrum Alliance (fondé en 2002 par Mike Cohn, Esther Derby, et Ken Schwaber) et Scrum.org (fondé en 2009 par Ken Schwaber suite à son désaccord avec les autres membres de Scrum Alliance). S’ajoutent à cela les certifications également payantes à Scrum et ses dérivés délivrés par des sociétés telles que Scrum Inc (fondée en 2006 par Jeff Sutherland), Exin, Scrum Institute ou encore Scrum Study, pour ne citer qu’elles. SAFe n’est pas en reste avec en 2018 plus de 200 000 personnes formées au framework. Les certifications, bien plus que les formations, ont été un élément déterminant dans la popularité de ces cadres de travail. Des propres mots de Mike Cohn, sans elles, « Scrum n’aurait jamais eu le succès qu’il a eu » (2019). Elles sont devenues une source de revenus pour bon nombre de personnalités du secteur. Ainsi Lyssa Adkins a participé à la création d’ICAgile, organisme de certifications à l’approche agile. Il en est de même avec Alistair Cockburn, signataire du manifeste en 2001 mais aussi créateur du framework Crystal Clear, et son lancement des certifications de la Heart of Agile academy ou encore avec Daniel Mezick et sa vente de formations certifiantes à l’Open Space Agility. Cette manne financière explique pourquoi nous comptons en 2017 près de 300 certifications différentes sur l’approche agile ou encore pourquoi Project Management Institute, le géant américain de certifications en gestion de projets dénombrant plus de 600 000 membres et plusieurs millions de personnes certifiées, vend aujourd’hui des certifications sur l’approche agile et fait l’acquisition en 2019 de la boîte à outils Disciplined Agile. 

Cette situation s’accompagne malheureusement de dérives particulièrement néfastes : l’accès limité à certaines offres d’emplois aux seuls détenteurs de certifications, l’exclusion de personnes n’ayant pas les moyens de s’offrir une certification, la course à la certification plutôt qu’à l’apprentissage, la valorisation de la certification plutôt que de l’expérience, la guerre de chapelles entre organismes de certifications mais surtout et avant tout, la prédominance d’une approche agile stérile guidée par le seul prisme des frameworks.

Mais les certifications ne sont pas les seules raisons expliquant le succès commercial de l’agilité. L’écriture du manifeste pour le développement agile de logiciels a sans nul doute joué un rôle prépondérant. D’abord car il a été porté et signé par des figures emblématiques du développement logiciel telles que Kent Beck, Martin Fowler, Robert C. Martin et Dave Thomas. Ensuite car il est sorti en 2001 dans un contexte favorable, au carrefour entre «l’institutionnalisation de politiques de qualité de vie au travail » (Pascal Ughetto, 2021), le développement massif d’Internet et l’arrivée des premières vagues de changements profonds des entreprises. Cette période se caractérise en effet par une redéfinition des processus des entreprises « sur la base de ce que permet l’informatique » (Philippe Silberzahn, 2021) mais aussi par une refonte de leur façon de satisfaire leur client. En proposant une culture centrée sur le client, les interactions humaines, la valeur délivrée et l’efficacité organisationnelle dans des contextes complexes, l’approche agile défendue par le manifeste semble répondre aux grandes préoccupations des entreprises du début du vingt-et-unième siècle.

Enfin, l’apparition des premiers frameworks agiles dans les années 1980 et 1990 est concomitante à l’avènement de la DSI (Direction des Systèmes d’Information) en lieu et place du rôle de responsable informatique. Celui-ci s’est vu attribuer de nouvelles fonctions telles que la planification stratégique et la gestion des technologies, la gestion des infrastructures, le développement de règles et la gestion des ressources humaines (Applegate et Elam, 1992; Feeny et al., 1992). Ces DSI intègrent « de plus en plus souvent des pratiques agiles, qui incluent par exemple un développement et une validation des idées itératives. Les technologies numériques vont faciliter ce virage vers l’agilité car le coût de l’innovation a diminué, grâce aux technologies telles que l’Internet et le Cloud » (Yves Barlette, 2014).

Si ce succès commercial est indéniable, et qu’il s’amplifie avec l’arrivée d’entreprises lançant la démarche par imitation ou guidées par la peur d’être dépassées, l’approche agile s’inscrit-elle pour autant dans la durée ou n’est-elle qu’un épiphénomène de plus ? Si l’on en croit les théoriciens des modes managériales que sont Eric Abrahamson et Gregory Fairchild [8], l’approche agile ne remplit que trois des quatre critères pour être considérée comme telle. Si en effet elle est perçue comme « un moyen moderne et rationnel d’obtenir de meilleurs résultats », si elle a envahi « rapidement l’environnement des managers », si elle résulte bien « d’une croyance », sa mise en pratique ne fait toutefois pas l’objet « d’un cycle de vie court » ni d’une « baisse de popularité » (Romain Zerbib, Ludovic Taphanel, 2017) comme en témoignent les « 10 000 articles publiés en anglais sur l’agilité, dans des revues d’économie, d’ingénierie de production, d’informatique » entre 2006 et 2016 (Anca Boboc, Jean-Luc Metzger, 2020).

Toutefois, l’approche agile, si l’on fait fi de sa longévité, reprend tous les éléments constituant une mode managériale :

« l’invention d’un nouveau produit sur le marché du management sur la base d’une critique des précédentes modes managériales; la vente de ce produit avec des arguments marketing usuels (nouveauté, efficacité, lave plus blanc que blanc, etc.); la déception quant aux effets réels puis l’ouverture vers de nouveaux produits qui viendront corriger les défauts de ce dernier modèle managérial et ainsi renouveler le marché, en toute indifférence pour les effets de ce produit sur le monde – la santé, le stress» (Marie-Anne Dujarier, 2021 [9])

Que l’approche agile soit ou non un énième accessoire managérial jetable, les professionnels du secteur usent et abusent des modes managériales. OKR (Objective & Key Results), Liberating Structures, bienveillance, sketching, leadership,… sont autant de phénomènes de mode envahissant les conférences spécialisées ainsi que les offres commerciales des cabinets de conseils et de formations.

Ce succès commercial a le mérite de faire ressortir les nombreuses errances du management moderne. Malheureusement, il est également à l’origine de la propension de l’approche agile à être galvaudée.  Source de moqueries, de rejet massif et de souffrances [10], l’agilité est aujourd’hui mal comprise, mal instaurée, mal pratiquée, mal vécue, mal perçue. Ainsi, derrière l’agilité salvatrice promue et vendue par les experts, formateurs et autres consultants se cache un terme transparent dont la signification a été gommée par une mise en musique aux faux airs de taylorisme. Cela s’explique en premier lieu par le postulat de Steve Denning évoqué précédemment. En expliquant que nous entrons dans l’ère agile, en affirmant que les entreprises se doivent d’être agiles, Steve Denning défend une position manichéenne selon laquelle il n’existe que deux options : être agile ou mourir. Cette opinion est aujourd’hui largement répandue au sein des professionnels du secteur qui ont cette fâcheuse tendance à s’enfoncer dans le fatras d’une vision binaire : bien (agile) / mal (pas agile), loin, très loin de la réalité complexe des entreprises. Ils dépensent ainsi “leur temps et leur énergie [ainsi que l’argent des entreprises faisant appel à leurs services] dans la construction d’une situation en apparence inébranlable, qui ne laisse que deux possibilités, deux ultra solutions», c’est à dire deux « solutions qui se débarrassent non seulement du problème, mais aussi de tout le reste» (Paul Watzlawick, 1986). Constat que partage le sociologue François Dupuy qui, dans son ouvrage On ne change pas les entreprises par décret, explique que l’approche agile propose de résoudre des problèmes que l’on ne connaît pas et qu’il manque à celle-ci un « investissement dans la connaissance, première phase de tout processus de changement.» Plutôt que d’opter pour une approche solution, François Dupuy conseille d’investir dans la connaissance du problème, dans l’appréhension du collectif et « d’utiliser cette compréhension pour agir de façon raisonnée, construite et, si possible, maîtrisée». Toute la difficulté à sortir de cette approche solution tient dans le fait qu’elle représente aujourd’hui pour les professionnels du secteur un business juteux tant elle joue sur la paresse managériale voyant en l’agilité une solution unique et simple à des problèmes multiples et complexes.

La dérive de cette posture tient dans le fait qu’elle justifie à elle-seule l’imposition de l’approche agile par des dirigeants, consultants ou managers auprès des équipes opérationnelles. Après tout, à quoi bon tenir compte de l’avis et l’envie de ceux qui font puisque l’agilité est la seule solution valable. Une dérive qui est aujourd’hui une norme comme en atteste le consultant et auteur Daniel Mezick : « Dans le monde entier, l’agilité est imposée. L’industrie agile a totalement échoué dans l’éducation des cadres. Des cadres bien intentionnés croient qu’ils peuvent déployer l’agilité comme un processus défini. Mais en réalité, cela ne fonctionne pas de cette façon. Et personne ne leur dit le contraire.» [11]

Comment ne pas y voir un parallèle avec ce que le psychologue Yves Clot nomme le « travail empêché», source de “mauvaise fatigue” et de souffrance, pour qualifier cette situation où les salariés, ne participant pas aux décisions impactant directement leur quotidien, ne peuvent ni agir sur leur environnement ni expérimenter leurs hypothèses. Ils se retrouvent enfermés dans des process, des cadres, des pratiques définis par des personnes extérieures persuadées qu’il n’existe qu’une seule bonne manière de faire : la leur.

Au-delà du fait d’être trop souvent présentée et vendue comme une ultra-solution, l’approche agile, que cela soit dans son interprétation ou sa mise en action, comporte des limites aux conséquences négatives.

D’abord l’approche agile contribue fortement au changement permanent, source de mal-être au travail, en accompagnant sa mise en place par l’instauration d’un nouveau langage, de nouveaux métiers ou outils. Toutes ces modifications déstabilisent et fragilisent certains salariés qui perdent leurs repères et se retrouvent ballotés d’un changement à un autre. Ce changement permanent est légitimé par une soit disante nécessité absolue de s’adapter aux mouvances continues d’un marché incertain, seulement, pour paraphraser l’économiste Thierry Ribault, cette adaptation perpétuelle se fait au détriment de la remise en cause des conditions de la situation. L’approche agile tient sa part de responsabilité dans cet état de fait que la sociologue Danièle Linhart qualifie de « précarité subjective ». Cela se traduit par le déploiement de nouvelles pratiques, de nouveaux process, de nouvelles dénominations, de nouvelles formations, de nouveaux rôles qui donnent le sentiment aux salariés d’être en permanence sur le fil du rasoir. Ce déploiement, sans fond, de nouveautés représente l’essentiel de l’activité de l’approche agile, celle-ci se matérialisant principalement par l’enseignement et la mise en œuvre de nouvelles pratiques et procédures.

Ensuite l’approche agile contribue à une tyrannie de l’urgence, particulièrement destructrice, en se présentant comme un moyen permettant l’hyper productivité. En témoignent deux livres références dont les titres (en français « accélérer» et « faire deux fois plus en deux fois moins de temps») prêtent à confusion et laissent faussement entendre que l’agilité signifie tout simplement faire plus et plus vite. Cet amalgame se retrouve dans la terminologie de certains process présentés comme agiles (FAST agile) ainsi que dans les termes utilisés au quotidien par les professionnels du secteur comme un sprint, soit une course de vitesse pour désigner une itération et une « vélocité», soit la rapidité dans le mouvement pour désigner la production d’une équipe. Cette méprise amène aujourd’hui grand nombre de décideurs à recourir à l’agilité dans l’espoir de voir les équipes produire plus et plus vite. Cela se vérifie dans l’Annual State of Agile Report de 2020 où 71% des sondés ont expliqué avoir mis en place une démarche agile dans leur entreprise afin d’aller plus vite. Sauf que cette course à l’immédiateté ne permet pas de se projeter, de réfléchir ou de comprendre. Couplée à l’accélération et l’augmentation des exigences des clients, elle présente un risque psychosocial fort en raréfiant le temps et en générant du stress. À ce sujet, selon l’Organisation mondiale de la santé, le stress est devenu l’un des principaux problèmes de santé au travail. Mais le stress professionnel ne fait pas mal qu’aux individus, il fait aussi mal aux entreprises qui les emploient avec un coût économique estimé entre 3 et 5 % du PIB.

De plus, les frameworks agiles instaurent dans leur immense majorité une agitation en lieu et place d’un changement profond et ce en se concentrant sur la structure et non l’organisation des entreprises, le tout en évitant soigneusement de considérer ce qui permet de susciter une adhésion collective.

Le sociologue François Dupuy au sein de son ouvrage La faillite de la pensée managériale détaille les différences entre structure et organisation ainsi que l’importance de les distinguer. La structure d’une entreprise relève de sa connaissance ordinaire, il s’agit par exemple de son organigramme, de ses rôles, de ses process ou de ses règles. Il s’agit au final de sa représentation formelle. L’organisation correspond quant à elle à une connaissance élaborée, qui n’est pas immédiatement perceptible. L’organisation n’est pas dans les procédures ou les règles mais dans l’utilisation que les salariés vont en faire. «Pour le dire autrement, la théorie c’est la structure, l’organisation c’est la réalité ». C’est pourtant ce changement structurel qui est privilégié par les professionnels de l’agilité à travers la vente et la mise en place de cadres de travail se concentrant quasi exclusivement à la mise en place de nouveaux rôles, de nouvelles règles et de nouveaux process. Seulement, pour citer François Dupuy :

Ce faisant, a-t-on vraiment changé quelque chose ? En ce qui concerne les effectifs, certainement. Mais qu’en est-il de la réalité de ce que font les salariés, de la façon dont ils travaillent, dont ils résolvent leurs problèmes ? Rien n’est moins sûr, car le changement des structures n’a pas mécaniquement remis en cause l’organisation, c’est-à-dire, répétons-le, ce que font les acteurs”.

Ce point de vue est partagé également par GeePaw Hill, coach américain en développement logiciel. Dans un article publié sur son blog en avril 2021, il affirme ceci :

« Chaque installation SAFe que j’ai vue, et il y en a eu pas mal, et j’utilise le mot “installation” à bon escient, est profondément attachée à une approche hiérarchique de contrôle. […] Les [frameworks agiles] concentrent leur attention et leur raisonnement presque entièrement sur les processus, règles, formulaires, procédures

Enfin, les professionnels du secteur ont fréquemment recours à des injonctions mettant sous tension ceux qui les reçoivent. Quatre sont particulièrement courantes : l’injonction au sens, l’injonction au langage positif, l’injonction au ludique et l’injonction à l’autonomie.

Largement influencée par les platitudes du gourou en management Simon Sinek, la communauté de l’approche agile rend souvent impérative la question du sens. Si, évidemment, pour viser l’épanouissement personnel, la quête de sens peut être utile, transformer celle-ci en injonction s’avère un énième recours vain à l’ultra-solution. L’erreur est de considérer qu’il suffit d’exercer un métier disposant d’une utilité – au sens social, sociétal ou environnemental – pour trouver du plaisir au travail. Différents sondages témoignent du contraire. Ainsi une consultation menée en mai 2021 par l’Ordre des infirmiers montre que suite à la crise sanitaire du Covid-19, 40% des infirmiers ont “envie de changer de métier”. Difficile pourtant de trouver un métier ayant plus de sens que celui d’infirmier. Une autre enquête, menée par Manpower en 2016 auprès de personnes nées entre 1980 et 1995, explique que 33% des sondés souhaitent travailler avec des collègues inspirants alors que seulement 20% aspirent à apporter une contribution positive à travers leur travail.

L’injonction au langage positif – qui se manifeste par la prolifération obligatoire de la psychologie positive – et l’injonction au ludique – expliquant que tout doit être drôle, amusant et divertissant – sont aussi monnaies courantes au sein des professionnels de l’approche agile. Cela se manifeste notamment par la prolifération en réunion des ice breakers et autres energizers [12] ou encore par la suppression de certains mots jugés trop négatifs. Ces deux injonctions présentent le danger de laisser croire que tout va bien, la preuve tout le monde s’amuse, tout le monde a le sourire. Elles gomment toute contestation et rendent tabou les conflits alors même, pour paraphraser Yves Clot, qu’il est indispensable de les réhabiliter pour améliorer la qualité du travail. Dans son ouvrage Le prix du travail bien fait, Yves Clot précise d’ailleurs l’importance d’une «coopération conflictuelle » pour restructurer le «dialogue social» et pérenniser une organisation dans le temps.

Enfin, sous couvert d’une volonté de favoriser l’auto-organisation des équipes, les professionnels de l’approche agile, fortement influencés par les écrits de Dan Pink et les conférences de Jean-François Zobrist, exhortent à une autonomie parfois éloignée des pratiques réelles de travail.

Seulement, l’autonomie ne se décrète pas et, comme l’indique le professeur Pascal Ughetto au sein de son livre Organiser l’autonomie au travail, une injonction à l’autonomie sans régulation et sans discussion peut être un facteur d’isolement et de fragilisation. Il préconise une réflexion sur les conditions de la mise en place de l’activité autonome et indique que «les salariés devront toujours déployer de l’activité, gérer des tensions et des contradictions. Il ne faudrait pas que l’autonomie décrétée conduise à laisser les individus se débrouiller avec ces difficultés».

Conclusion

Un contexte favorable allié à un marketing malin ont permis à l’approche agile de dépasser le statut de simple recommandation d’expert en développement logiciel pour acquérir celui illusoire de condition indispensable à la survie des entreprises. Une évolution positive tant cette approche présente, au sein d’environnements de travail marqués par leur incertitude, un potentiel de rupture efficace face aux démarches prédictives. Ainsi, l’agilité peut avoir un impact positif sur la qualité et la productivité du développement des logiciels, sur le time to market (Reiffer, 2002 ; Li et al. 2010 ; Cardozo et al. 2010) ou encore sur la satisfaction du client (Boehm et Turner, 2003). Elle peut également faciliter la coopération au sein des équipes tout en leur permettant de « gérer l’inconnu correctement » (Marie Benedetto-Meyer, Nathalie Hugot, Pascal Ughetto, 2021).

Seulement la réalité du travail a révélé les limites et dérives d’une approche qui a pour ambition d’impenser les rapports sociaux. Elle rappelle également toute l’importance de ne pas se laisser enfermer dans un seul et même cadre bornant l’horizon et se nourrissant du mensonge de l’ultra-solution. La démarche agile, plutôt que de se concentrer vainement sur la structure des entreprises et de reproduire un schéma taylorien consistant à imposer unilatéralement une façon de faire, gagnerait à agir sur l’organisation des entreprises, à intégrer les conditions nécessaires au travail bien fait, à travailler sur le modèle mental de l’entreprise, et, enfin, à s’inspirer des théories du changement organisationnel participatif recommandant la prise en compte du système dans sa globalité, la mise en place d’un processus de changement des comportements, l’élaboration et le contrôle du changement par ceux concernés ou encore l’implication de la direction.

En l’état, en étant trop éloignée de la réalité du changement organisationnel ou encore trop souvent menacée par les dérives des professionnels du secteur, l’agilité sonne souvent creux face à l’exigence des réalisations et n’est, pour paraphraser Jean-Jacques Rousseau, qu’une « guirlande de fleurs sur des chaînes de fer ».

 

Denis Migot

@denis-migot

[Lisez ici une présentation de l’approche agile du framework scrum. Pour une introduction synthétique des principes de base cet article ]

 

Bibliographie

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Notes

[1] Selon la Commission Européenne, en 2017, 90 % de l’ensemble des emplois requièrent “un minimum de compétences numériques”.

[2] 94 % des habitants de l’Estonie utilisent une plateforme d’identification numérique pour accéder aux services en ligne de l’administration.

[3] Données partagées par le groupe des employeurs du Comité économique et social européen lors d’une conférence tenue à Tallinn en octobre 2017.

[4] Les surprises de la capitalisation boursière des géants du numérique.

[5] Global Top 100 companies – March 2021.

[6] State of agile report, juillet 2021.

[7] Sources : Scrum.org, Scrum Alliance. Le coût de la certification varie selon les organismes et la certification. A guise d’exemple, le coût de l’examen de la certification Scrum Master de Scrum.org est de 150 dollars. Pour Scrum Alliance, une certification Scrum Master nécessite une formation préalable à l’examen dont le prix est à la discrétion des organismes de formation. En France, il se situe généralement autour des 2000 euros. La certification est ensuite à renouveler tous les deux ans.

[8] Management fashion: Lifecycles, triggers, and collective learning processes.

[9] Propos recueillis par courriel en août 2021.

[10] Souffrance au travail – comment l’industrie agile y contribue, conférence donnée par mes soins le 18 juin 2021 au salon Agi’Lille dont la vidéo n’est pas encore disponible à l’heure de l’écriture de cet article.

[11] Propos recueillis par courriel en février 2021.

[12] Les icebreakers et energizers sont des techniques d’animation d’un événement collectif. Elles visent à insuffler de l’énergie aux participants et à créer un climat à la fois positif et ludique. Exemple : l’icebreaker dit de la couverture où l’on demande à deux personnes de se mettre face-à-face puis de trouver le plus rapidement possible le prénom de l’autre. Utilisées dans un contexte professionnel ces techniques peuvent être vécues par les participants comme des techniques infantilisantes et gênantes.

Notre collection « vintage » est (enfin) en ligne

Lors de la parution du numéro 1, en janvier 2006, Les Mondes du Travail étaient exclusivement une revue « papier »; ce qu’elle est restée jusque très récemment. Cette première série aujourd’hui « vintage », fut publiée avec le soutien du CEFRESS, équipe d’accueil de l’Université Picardie Jules Verne. Le comité de rédaction d’alors rassemblait des collègues (doctorant·e·s et enseignants-chercheurs) de ce même laboratoire impliqués dans l’axe de recherche «les mondes (sociaux) du travail» pour les quels une revue représentait un outil de travail. A partir de 2011, une nouvelle série, toujours en cours, fut lancé par une équipe élargie à des membres appartenant à d’autres centres de recherche, notamment le Centre Pierre Naville et l’ISST (Paris 1 Panthéon-Sorbonne). En 2015, nous avons commencé à mettre en ligne la collection complète des numéros de la revue. Les aléas numériques et organisationnels ont fait qu’un certain nombre de fichiers de la première série demeurent introuvables, tant chez l’imprimeur que chez nos ami·e·s maquettistes. Qu’à cela ne tienne, tous les numéros de notre collection « vintage » ont été numérisés et sont désormais en ligne !

Signalons les dossiers thématiques de cette collection :

Chacun·e pourra constater que beaucoup d’articles ont gardé leur valeur analytique et informative. C’est pourquoi il convient de mentionner les contributrices et contributeurs qui nous ont accompagné·e·s au cours de cette période : Isabelle Astier, Maks Banens, Sophie Bernard, Sophie Béroud, Denis Blot, Anne Bory, Paul Bouffartigue, Rachid Bouchareb, José Angel Caldéron, Vérène Chevalier, Valérie Cohen, Jean Copans, Lise Demailly, Jean-Michel Denis, Cédric Durand, Sébastien Fleuriel, Gaetan Flocco, Baptiste Giraud, Mélanie Guyonvarch, Stéphane Le Lay, Pablo Lopez Calle, Matthieu Hély, François Hénot, Lionel Jacquot, Cédric Lomba, Alex Neuman, Nouria Ouali, Jérôme Pélisse, Claudie Rey, Mélanie Roussel, Patrick Rozenblatt, Djaouida Séhili, Maud Simonet, Françoise Sitnikoff, Claude Thiaudière, Karel Yon et bien d’autres …

Signalons aussi quelques Grands entretiens très riches: Jean-Paul Goux (n°1), Dominique Manotti (n°2), Michael Burawoy (n°3-4), Danièle Linhart (n°5), Oskar Negt (n°6), Guy Michelat et Michel Simon (n°6), Annie-Thébaud-Mony et Henri Pezerat (n°7), Patrick Herman et Nicolas Duntze (n°8) ou encore Moshe Postone (n°9-10).