Redaction

Périphéries: la part du travail dans la production de l’espace

Appel à contribution pour le dossier n°27

Coordination José Calderon (MCF Université de Lille, Clersé – CNRS)

Depuis quarante ans, la réorganisation mondiale de la production s’est accélérée, renforçant et reconfigurant la division internationale du travail. Les stratégies de délocalisation et de sous-traitance internationale ont redessiné les fonctions productives des territoires conduisant à une désindustrialisation massive des régions de tradition industrielle. En parallèle, la déstabilisation du pouvoir de l’Etat au profit de nouveaux espaces (districts productifs, pôles d’excellences, métropoles, villes, régions…) capables de capter les flux du capital financier (fonds d’investissement, grandes corporations multinationales…), ont conduit à une concurrence internationale beaucoup plus agressive. Les espaces de production se disputent et se spécialisent dans le contrôle de ressources hiérarchisées et différentielles (flux financiers, flux touristiques, ressources primaires, main-d’œuvre excédentaire…), selon des conditions de régulation très décentralisées et orientées par les logiques de rentabilité. Dans cette course à l’intégration dans la nouvelle division internationale du travail, certaines régions mondiales gagnent, d’autres perdent, et c’est par ailleurs aux échelles infra-nationales que les différenciations s’opèrent le plus nettement.

Les logiques de métropolisation absorbent des ressources (humaines, financières…) et produisent des centres qui, à des échelles diverses (globales, régionales…) polarisent le pouvoir financier, technologique et politique. Le revers de ces grandes métropoles rayonnantes, marchandisées, technologiques, est moins glorieux mais tout aussi spectaculaire : espaces urbains désindustrialisés, villes en déclin démographique, habitats délabrés, usines abandonnées, commerces durablement fermés qui deviennent les lieux communs de millions de personnes, témoins silencieux et symboles même d’une austérité massive.

Face à cette double tendance à la spécialisation et à la métropolisation qui re-spatialise les activités productives et redistribue les populations, Les Mondes du Travail propose d’analyser les conditions de production des espaces périphériques, en questionnant la place que le travail occupe dans cette production. Si le capital façonne sans cesse les territoires qu’il investit, comment sont produits les espaces qu’il délaisse ? Quelles formes d’organisation du travail peut-on attendre, formelles et informelles, selon la diversité des espaces périphériques dont il s’agit (territoires ruraux, grands bassins industriels à l’abandon, villes ouvrières, quartiers populaires incrustés dans les métropoles) ? Comment ces formes d’organisation du travail contribuent-elles à façonner l’espace ? Enfin, à quelles conditions le capital réinvestit ces espaces périphériques ?

Dans certains territoires en « friche » (la Région Wallonne, les Asturies, le Pays de Galles, la Lorraine, le Rust belt aux Etats-Unis, le bassin minier du Nord…) et autres villes anciennement industrielles, la désindustrialisation et le déclin de l’activité économique ont condamné la population à la pauvreté et à l’auto-activation par la mise en place de politiques de retour à l’emploi très coercitives. Mais chômage n’est pas synonyme d’inactivité et moins encore de passivité.  Lieux d’ancrage mais certainement aussi de mobilités, de fabrication de liens de proximité qui reconstruisent la solidarité de classe à travers l’échange et la coopération, d’organisation populaire et de luttes pour la récupération de la mémoire, pour la réappropriation des espaces et des lieux. Espaces dans lesquels des formes économiques orientées vers la subsistance des communautés et des familles (économies informelles, travail de subsistance, autoproduction…) voient aussi certainement le jour. En quoi consistent-elles ? Sur quels supports – qu’ils soient sociaux ou spatiaux – se produisent-elles ? Il s’agit enfin d’organisations et de pratiques économiques qui s’autonomisent en partie des logiques de marché mais qui peuvent aussi être aspirés par les logiques de rentabilité (par exemple, le développement du travail dans les plateformes numériques, la marchandisation des services à la personne…)

En retour, d’autres travaux peuvent questionner les formes que prend et les enjeux que soulève l’absorption progressive d’un territoire populaire par une production industrielle (espaces ruraux dans lesquels se déploie une activité agroindustrielle), logistique (villes ouvrières transformées en hub logistique) ou encore culturelle (muséification du patrimoine industrielle d’une ville ou d’un territoire…). A terme, la nouvelle production s’approprie les fonctions essentielles du territoire, à des degrés divers, canalise les ressources de la ville, réoriente les infrastructures, tout en modifiant la composition sociale de l’unité géographique (migrations, nouvelles formes de ségrégation, transformations de la structure urbaine, problème du logement…). Quelles logiques gouvernent à la régulation de ces espaces ? Quel rôle jouent les pouvoirs publics –partenariats public-privé, zones franches, cession de patrimoine immobilier, production d’infrastructures…- dans cette réappropriation des territoires par le capital ? Quelles formes d’emploi s’y développent ? Quelles nouvelles formes de division du travail apparaissent ? Quels enjeux nouveaux se posent aux populations, quelles mobilisations, quels conflits ?

A titre d’exemple, nous signalons ici une série de thématiques et questionnements possibles qui peuvent être mobilisés:

  • Qu’en est-il des capacités productives des gens après le départ des usines ? Sont-elles annihilées ou se ré-déploient-elles sous d’autres formes ? Peut-on soutenir la thèse de l’émergence d’économies de subsistance dans les pays du Nord ? Quelles circulations du formel à l’informel, du marchand au social, quelles formes d’encastrement entre les différents mondes économiques ? Comment le capital s’accommode, s’approprie-t-il de ces formes économiques ? Quelles relations les pouvoirs publics établissent-ils avec le travail auto-produit ? Quelle pénétration du travail dans les plateformes numériques dans les espaces périphériques ?
  • Comment le travail, dans toutes ses formes, fabrique-t-il concrètement l’espace ? Quel rôle joue l’espace dans le (re)déploiement du travail ? Selon quelles conditions le capital réinvestit les territoires ? Qu’implique pour les territoires et pour les gens qui y vivent le redéveloppement d’activités économiques très spécialisées ? Quelles reconfigurations du travail ? Quels déplacements de populations impliquent-elles, quels nouveaux problèmes apparaissent ?
  • De quelle façon cette production d’espaces périphériques dans les régions du Nord complexifie-t-elle le modèle centre-périphérie dans l’analyse des territoires ? Comment se distribuent les populations au sein des différents espaces ? Existe-t-il des exemples de formes de fabrication populaire –formelles, informelles- des espaces ?

Le dossier accueille des contributions qui s’appuient sur des travaux monographiques, ethnographies, enquêtes comparatives ou réflexions théoriques qui interrogent la réappropriation des espaces relégués par les groupes sociaux subalternes et par le capital.

Les contributions ne peuvent pas excéder 40 000 signes, espaces inclus.

Date de livraison des articles : 31 juillet 2021

Date de parution du numéro : 15 novembre 2021

 Adresse de livraison des fichiers : info@lesmondesdutravail.net

Les mondes du travail à l’échelle planétaire : entre accroissement, recomposition et rébellions

Kim Moody

La classe laborieuse (*) du XXIe siècle est une classe en formation, comme on pouvait s’y attendre dans un monde où le capitalisme n’est devenu universel que récemment. En même temps, Marx lui-même nous rappelait, en parlant du développement des classes en Angleterre où elles s’étaient « le plus classiquement développées », que « même ici, cependant, cette articulation de classe n’émerge pas sous une forme pure » (1). La classe laborieuse, bien sûr, est beaucoup plus large que ceux qui sont salariés à un moment donné. Le fait de se fier uniquement aux chiffres de la population active masque des aspects importants de la vie de la classe laborieuse au sens large, y compris au niveau de sa reproduction sociale. Néanmoins, ceux qui ont un emploi et ceux qui n’en ont pas forment le noyau de la classe laborieuse, autrefois considérée comme un monde masculin, mais aujourd’hui composée pour près de la moitié de femmes. Les limites de taille et de temps de recherche font que cet article se concentre sur les sections employées et quasi employées de cette classe globale. En gardant ces réserves à l’esprit, nous examinerons d’abord la croissance de la main-d’œuvre mondiale de la classe ouvrière au XXIe siècle.

Les forces motrices contemporaines de cette dynamique ont été la mondialisation inégale du capitalisme et la montée simultanée des firmes multinationales après la Seconde Guerre mondiale ; la baisse du taux de profit, qui a commencé à la fin des années 1960, a poussé le capital au-delà de ses anciennes frontières et a provoqué des crises récurrentes ; l’intégration des anciennes économies bureaucratiques « communistes » dans le giron capitaliste ; et, plus récemment, l’approfondissement des chaînes de valeur mondiales (CVM). Ces dernières se développent depuis un certain temps mais, au cours des deux dernières décennies, elles ont façonné la croissance et le changement économiques dans de nombreuses économies en développement, en faisant passer les tâches autrefois non rémunérées de la reproduction, de la production de produits de base et des chaînes d’approvisionnement nationales préexistantes dans la sphère des chaînes de production de valeur du capital multinational. Cela a disloqué certaines industries et certains emplois dans les économies développées, mais a surtout entraîné leur expansion dans de nouveaux domaines. Ainsi, par exemple, bien que la part de la production mondiale dans les pays de l’OCDE ait diminué, les États-Unis et l’UE produisent tous deux fois plus de valeur ajoutée aujourd’hui qu’il y a vingt ou trente ans.

Croissance de la main-d’œuvre

Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), la population active mondiale a augmenté de 25 % entre 2000 et 2019. Les personnes effectuant un travail rémunéré sont passées de 2,6 milliards à 3,3 milliards au cours des deux premières décennies du XXIsiècle, soit également une augmentation de 25 %. Parmi les personnes travaillant (employed au sens de l’OIT), 53 % étaient des salariés, contre 43 % en 1996 ; 34 % étaient considérées comme des travailleurs « à leur propre compte », contre 31 % en 1996 ; 11 % étaient des travailleurs « familiaux », contre 23 % en 1996 ; et 2 % étaient des employeurs, contre 3,4 % cette année-là (2).

Il est évident que même les non-employeurs de ce décompte de l’OIT ne sont pas tous de la classe laborieuse. Beaucoup sont des professionnels salariés ou des cadres de diverses sortes, d’autres sont des propriétaires de petites entreprises, des vendeurs ambulants, etc. Mais on peut dire qu’environ deux tiers, soit un peu plus de deux milliards, des personnes considérées comme employées par l’OIT appartiennent à la classe laborieuse. En même temps, ces travailleurs salariés ne sont pas ceux qui touchent un salaire ou un traitement. Beaucoup de ceux qui sont considérés comme des travailleurs « à leur compte » ou indépendants, ainsi que comme des travailleurs « familiaux », sont en fait enfermés dans la relation capital-travail par le biais des chaînes de valeur avec des sources d’approvisionnement nationales et mondiales élargies qui caractérisent le cycle d’accumulation capitaliste depuis un certain temps. Les travailleurs « à leur compte » ou indépendants sont souvent classés comme tel par les employeurs afin d’éviter les contributions, les impôts, tout en basculant la responsabilité du côté de ces travailleurs.

Les femmes sont beaucoup plus susceptibles que les hommes d’être employées de manière informelle. Cette informalité correspond à une définition légale des travailleurs qui se situent en dehors de la plupart des formes de réglementation étatique de l’emploi. Selon cette définition, la plupart des travailleurs à l’époque de Marx étaient « informels ». Comme le remarque Ursula Huws à propos des diverses formes de travail non rémunéré de reproduction ou de prestation de services individuels « improductifs » (de plus-value), « l’histoire du capitalisme peut être considérée de manière synoptique comme l’histoire de la transformation dynamique de chacun de ces types de travail en un autre, avec [comme Marx l’avait pressenti] l’effet global de faire passer une proportion de plus en plus importante du travail humain dans la catégorie “productive” où il est discipliné par les capitalistes et produit de la valeur pour eux » (3).

Ainsi, la Banque mondiale note que les travailleurs à domicile, qui sont presque exclusivement des femmes, représentent une proportion considérable de la partie inférieure des chaînes de valeur (d’approvisionnement) des entreprises mondiales. En outre, des études sur l’impact de ces chaînes d’approvisionnement montrent qu’une grande partie des travailleurs du secteur informel, classés comme employés « à leur propre compte » ou « familiaux » en Asie du Sud, en Afrique et dans les pays en développement, sont généralement intégrés dans des chaînes de valeur mondiales (4).

Ces chaînes d’approvisionnement dominées par les entreprises ne font pas que relier les économies en développement aux firmes multinationales. Elles reconfigurent l’économie et la main-d’œuvre locales en fonction des besoins de ces entreprises. Même si la majorité des travailleurs d’un pays n’est pas directement liée à une chaîne de valeur de telle ou telle firme, les niveaux d’informalité, les salaires, le rythme de travail et les rapports de genre sont fixés pour l’ensemble des travailleurs par la dynamique et la rapidité des chaînes de valeur mondiales « juste à temps » des multinationales.

Comme le soulignent Bhattacharya et Kesar, la croissance de la production capitaliste en Inde a accru le secteur informel parce qu’il est moins coûteux de s’approvisionner auprès de producteurs de marchandises autrefois insignifiants et de s’occuper des travailleurs domestiques, où les femmes fournissent à la fois un travail (très mal) rémunéré ou en réalisant le travail domestique, de reproduction, non rémunéré ce qui réduit le coût de chaque travailleur. Loin d’être « précapitaliste », cet emploi informel est un produit dérivé de l’universalisation du capitalisme (5).

Le poids des chaînes de valeur mondiales dans le commerce mondial est passé de 45 % au milieu des années 1990 à près de 55 % en 2008, avant de retomber ensuite à environ 50 % (6). Selon les estimations de l’OIT, au cours des deux premières décennies du XXIe siècle, l’emploi dans les transports et les communications a augmenté de 83 %, et celui de la construction de 118 %, plus rapidement que tout autre grand secteur. En termes d’emplois directs, ces secteurs sont composés en grande partie de travailleurs masculins. Néanmoins, un résultat important de la croissance des chaînes de valeur mondiales a été l’augmentation du travail productif des femmes puisqu’elles sont passées de 40 % de la main-d’œuvre employée en 2000 à 49 % en 2019. Dans le secteur manufacturier, qui dépend de ces chaînes de valeur, les femmes sont passées de 41 % à 44 % en 2019 (7).

En outre, de plus en plus de travailleurs ont également été attirés « dans le nœud » des rapports sociaux de production du capital, comme le souligne Ursula Huws, par la marchandisation croissante des services publics et du travail de reproduction sociale, auparavant non rémunéré, c’est-à-dire par l’organisation capitaliste de services auparavant assurés par l’État contre rétribution ou dans le foyer ou la communauté sans rémunération. Un nombre disproportionné de ces travailleurs sont des femmes, qui constituent les deux tiers des travailleurs dans l’éducation, les soins de santé et les services sociaux au niveau mondial (8). Une indication de cette tendance est l’augmentation rapide des « services marchands », qui sont passés de 20 % de l’emploi mondial selon la définition de l’OIT en 1991 à 31 % en 2018. Une autre indication de cette tendance est la diminution des actifs publics en tant que part de la richesse nationale dans tous les principaux pays industrialisés à moins de 10 % pour la plupart d’entre eux (9).

Lorsque l’on examine la recomposition de la classe laborieuse dans les pays de l’OCDE, il est courant de souligner l’augmentation des services et le déclin de la production manufacturée de biens, en supposant que cela équivaut à une réduction quantitative de la classe laborieuse. En fait, la ligne de démarcation entre ces deux secteurs représente un obscurcissement de la façon dont la valeur est créée par la classe laborieuse mondiale dans le capitalisme contemporain. La production de services est également de plus en plus dominée par des firmes géantes impliquées dans les chaînes de valeur mondiales ; sa part dans le commerce de la valeur ajoutée est passée de 31 % en 1980 à 43 % en 2009. Il est important de garder à l’esprit que la production de biens est essentielle à la fourniture de services, et vice versa. Il n’y a pas de services réalisés sans fabrication d’objets et il n’y a pas de biens produits sans l’apport de « services ». Le travail impliqué dans les deux secteurs est supposé produire de la plus-value. La valeur d’usage de la marchandise produite est secondaire. Alors que l’emploi dans le secteur mondial des services a augmenté de 61 % au cours des deux premières décennies du XXIe siècle, la main-d’œuvre industrielle internationale a augmenté de 40 % (10). Cette différence relative de croissance est en partie due à l’augmentation continue de la productivité dans le secteur manufacturier mondial à un rythme plus rapide que l’économie mondiale dans son ensemble, plutôt qu’à une diminution de la production industrielle.

En effet, de 2000 à 2019, ce qui correspond à une période de croissance plutôt modérée, la valeur ajoutée manufacturière mondiale, loin de disparaître, a augmenté de 123 % en dollars courants, soit environ la moitié en termes réels. Dans l’ensemble, contrairement à ce que suggère la notion de société « post-industrielle », la main-d’œuvre manufacturière est passée de 393 millions en 2000 à 460 millions en 2019, tandis que la main-d’œuvre industrielle (fabrication, construction et exploitation minière) est passée de 536 millions à 755 millions au cours de la même période. Cela n’inclut pas les travailleurs des transports, des communications et des services publics, qui sont également essentiels à la production de biens et qui constitueront 226 millions de travailleurs supplémentaires en 2019, contre 116 millions deux décennies plus tôt. Ensemble, ce « noyau » industriel représentait 41 % de la main-d’œuvre non agricole mondiale en 2019 (11). En d’autres termes, les travailleurs industriels du monde, pour emprunter une expression, restent une composante majeure dans la production de valeur et dans la population active. Leur répartition mondiale a toutefois changé.

Dispersion géographique et inégalités

La croissance de la production mondiale et, par conséquent, de la main-d’œuvre ouvrière, n’a cependant pas été répartie de manière égale sur la planète. Alors que les pays de l’OCDE produisent toujours la plus grande part de la valeur ajoutée manufacturière (VAM), les pays en développement ont vu leur part augmenter de 18 % en 1990 à environ 40 % en 2019, tandis que celle des pays anciennement industrialisés est passée de 79 % à 55 % au cours de cette même période. La part de l’UE est passée de 33 % de la production mondiale de VAM en 1990 à 22 % en 2018, tandis que celle de l’Asie est passée de 24 % à 37 % au cours de cette période. La Chine, à elle seule, est passée d’environ 5 % de la production mondiale de VAM en 2000 à 20 % en 2018.

Récemment, une grande partie de l’augmentation de la part de l’Asie dans la VAM est allée à 4 pays seulement : Chine, Inde, Indonésie et Corée du Sud. L’emploi a suivi le mouvement, la part des pays industrialisés dans l’emploi manufacturier passant de 30 % en 1991 à 18 % en 2018 (12). Au XXIe siècle, la croissance du travail « informel », celle de la production de biens et le rôle croissant des femmes dans ces deux domaines se sont produits principalement dans le monde en développement.

Dans le même temps, les bouleversements économiques, politiques et liés à la guerre, ainsi que les dépossessions, ont entraîné une augmentation de la population migrante internationale. Le nombre de personnes vivant en dehors de leur pays d’origine est passé de 173 millions en 2000 à 271 millions en 2019, soit une augmentation de 57 %. La plupart de ces migrants sont en âge de travailler, et 48 %, soit près de la moitié, sont des femmes. Environ 111 millions de personnes ont été classées par l’Organisation internationale pour les migrations comme travailleurs migrants en 2017, ce qui correspond à des transferts de fonds vers leur pays d’origine de 689 milliards de dollars en 2018 (13). Au moins un demi-milliard de personnes perçoivent ces transferts de fonds, contribuant ainsi de manière significative à la reproduction sociale de la classe laborieuse mondiale et réduisant par la même occasion le coût du travail pour le capital international. Comme l’ont souligné Ferguson et McNally, en négligeant le rôle de la migration laborieuse, on « perd de vue les processus internationaux de dépossession et d’accumulation primitive qui, entre autres choses, génèrent des réserves mondiales de main-d’œuvre dont les mouvements transfrontaliers sont au cœur de la production et de la reproduction mondiales du capital et de la main-d’œuvre ». Ainsi, 111 millions de travailleurs supplémentaires entrent et sortent des chiffres statiques de l’OIT sur l’emploi et le processus de formation des classes, en particulier dans les centres de production importants comme les États-Unis, l’Europe et le Moyen-Orient (14).

Le capital dans son ensemble s’est extrêmement bien tiré d’affaire grâce aux réorganisations géographiques, aux progrès technologiques, à la réorganisation de la production et du procès de travail, et même aux crises du système dans sa globalité. Dans l’ensemble, dans la plupart des économies développées et en développement, que les salaires réels aient baissé ou augmenté, la part des revenus du travail dans le PIB a diminué à partir du milieu des années 1970, avec des oscillations, jusqu’en 2019. Par conséquent, la part du capital a augmenté. À titre d’indication, la part du revenu national des 10 % les plus riches a augmenté, tandis que celle des 50 % les plus pauvres a diminué, dans toutes les grandes économies (15). La pauvreté reste une caractéristique centrale du travail dans les pays en développement, malgré les affirmations de sa réduction qui a été obtenue en réalité en manipulant la définition de la pauvreté (NdT). Même en Europe, autrefois le summum de l’État-providence, l’économiste social-démocrate Wolfgang Streeck note que « ce qui suit analysera la trajectoire de la politique sociale européenne sur la longue durée, en montrant qu’elle a muté d’un État-providence social-démocrate fédéral en un programme d’ajustements compétitifs orienté sur les marchés mondiaux » (16). Autrement dit, la classe laborieuse a perdu partout.

Une grande partie de cette inégalité accrue est due au déclin relatif des syndicats et à la stagnation des salaires qui s’en est suivie dans les économies développées, à l’augmentation continue de la productivité manufacturière dans le monde entier et à l’incorporation croissante des travailleurs à bas salaires, formels et informels, des pays en développement dans les systèmes de production mondiaux. Ces tendances ont contribué à l’augmentation des taux d’exploitation partout dans le monde. Comme l’affirme l’économiste politique Anwar Shaikh, « le degré global d’inégalité des revenus repose en fin de compte sur le rapport entre les bénéfices et les salaires, c’est-à-dire sur la répartition de la valeur ajoutée » (17). Pour renforcer ce rapport à la faveur du capital, des méthodes avancées de surveillance, de mesure, de quantification et de normalisation du travail ont été mises en place, qui ont finalement eu un impact sur les travailleurs partout dans le monde.

Technologie et contrôle du travail

Pour des centaines de millions de travailleurs à travers le monde, le travail reste avant tout un effort physique épuisant, apparemment éloigné du régime de haute technologie de l’automatisation et de la gestion numérique qui en est venu à intensifier le travail. Cependant, peu importe où et comment un travailleur est employé, la rapidité d’exécution et l’intensité des efforts sont déterminés par la mesure et la direction numérique du travail tout au long des vastes corridors des « juste-à-temps » du capital qui s’étendent maintenant à travers le monde.

Ce qui a le plus changé dans la nature du travail au cours des deux dernières décennies est le degré, la pénétration et l’application des technologies numériques qui contrôlent, quantifient, normalisent, modularisent, suivent et dirigent le travail des individus et des équipes (18). Ces technologies s’appuient sur les efforts du taylorisme et de la lean production pour quantifier, fragmenter, normaliser et ainsi contrôler le travail individuel et collectif, quel que soit le produit ou le service qu’il produit. La numérisation d’une grande partie des technologies mobilisées dans le cadre du travail permet de mesurer et de décomposer le travail en nanosecondes, par opposition aux minutes et aux secondes de Taylor, et d’obtenir une précision absente de la simple élimination des temps morts via le management par le stress que l’on retrouve dans la lean production. Cela signifie également que chaque aspect du travail est désormais quantifié. La simplification par la quantification permet la rapidité, et la rapidité exige la quantification. Le stress peut être mesuré, mais pas l’émotion, les effets de la formation professionnelle ou les compétences tacites de tous les travailleurs.

Tout cela s’applique aux services déjà transformés au XXsiècle, passant du service domestique et des travaux effectués par des artisans locaux ou des petites entreprises à des fournisseurs d’entreprises, puis réorganisés selon des principes du lean management, et maintenant pilotés numériquement – des centres d’appel aux hôtels en passant par l’entretien des bâtiments. La quantification numérique s’applique également aux activités professionnelles dans des domaines tels que les soins de santé et l’éducation. Les données sont recueillies au cours de l’exercice de la prestation de travail pour être utilisées ensuite contre leur profession, ce qui est tout aussi vrai dans une usine ou un entrepôt. Ainsi, les enseignants sont mesurés par les notes des étudiants (prétendument le produit de l’enseignant) à partir de tests standardisés basés sur des « connaissances standardisées qu’ils sont obligés d’enseigner pour tester ». Pendant ce temps, les infirmières des hôpitaux peuvent être suivies par GPS et dirigées par des systèmes algorithmiques d’aide à la décision clinique qui recommandent des traitements standardisés. Ainsi, le personnel infirmier pourra être remplacé par des travailleurs moins qualifiés et moins coûteux effectuant des tâches standardisées. Étant donné qu’il s’agit principalement de travailleuses effectuant un « travail émotionnel », le contenu émotionnel du travail est considéré comme une gratification non reconnue par le capital – l’aspect non rémunéré du travail de reproduction sociale qui est effectué au travail plutôt que dans la sphère domestique (19).

Ce n’est pas pour rien qu’Amazon est l’exemple le plus cité de travailleurs dirigés à l’aide du numérique. Une étude récente d’un centre d’épanouissement Amazon en Californie décrit le contexte dans lequel les employés travaillent : « Afin de chorégraphier le ballet brutal qui s’ensuit lorsqu’un consommateur clique sur “passez votre commande” pour une livraison le lendemain sur Amazon Prime, la compagnie met à profit ses prouesses algorithmiques et techniques au sein de son vaste réseau de communication et de technologie numérique, de ses entrepôts et de ses machines, en “flexibilisant” numériquement sa main-d’œuvre en fonction des fluctuations de la demande des consommateurs. » Dans des installations identiques à travers le monde, le travail lui-même est guidé par des scanners et des ordinateurs de poche ou de poignet qui suivent, chronomètrent et guident les travailleurs vers le bon produit. Les travailleurs ont droit à 30 minutes de temps « hors tâche », c’est-à-dire de temps où ils ne sont pas en mouvement. En outre, ils sont poussés à des cadences élevées par des robots Kiva qui effectuent également le ramassage des produits dans les rayonnages (20). On observe la même tendance partout, à moins que la résistance des travailleurs ne la freine.

Une autre dimension de la technologie actuelle sur le lieu de travail est rarement mentionnée : tout comme la main-d’œuvre mondiale, celle des entrepôts d’Amazon est multiraciale et multinationale. Comme l’a souligné la vague internationale de manifestations de Black Lives Matter en juillet 2020, la racialisation et le racisme, bien qu’ils soient particulièrement enracinés aux États-Unis, sont présents dans le monde entier et y sont ancrés depuis l’époque de l’esclavage et du colonialisme. Le racisme sous le capitalisme n’est pas seulement un moyen de diviser la classe laborieuse, mais aussi d’imposer une condition subalterne aux groupes raciaux ou ethniques dont les « opportunités dans la vie » sont restreintes par des barrières raciales ou ethniques. C’est une force dans la formation de classe. C’est pourquoi les Afro-Américains appartiennent de manière disproportionnée à la classe laborieuse en étant des travailleurs pauvres. Le capitalisme a peut-être hérité du racisme de l’époque de l’esclavage et de la conquête coloniale, mais il a également divisé le travail et les travailleurs sur des bases raciales, ethniques, sexuelles et nationales inégales pendant des générations (21). Comme les pratiques managériales en général, la technologie classe les travailleurs par professions, rangs, compétences, attitudes, etc. et porte les marques de cet héritage.

L’intelligence artificielle (IA) et les algorithmes sont programmés par des êtres humains élevés dans ce contexte historique, qui possèdent le plus souvent un grand nombre de ses hypothèses séculaires, souvent inconscientes, tout en utilisant des données nécessairement fondées sur le passé. Comme l’a constaté un analyste : « Le passé est un lieu très raciste. Et nous n’avons que des données du passé pour former l’intelligence artificielle » (22). L’argument d’un mathématicien concernant les résultats raciaux des programmes d’IA utilisés par la police pour « prédire » les zones à forte criminalité s’applique à tous les aspects de la vie : les données raciales biaisées « créent une boucle de rétroaction pernicieuse » qui renforce les stéréotypes raciaux et, par conséquent, l’affectation des travailleurs et la distribution inégale des « opportunités de vie » raciales (23).

L’un des exemples les plus scandaleux est celui de la technologie de reconnaissance faciale, utilisée par les employeurs et les services de police, qui ne parvient pas à distinguer les individus au teint sombre les uns des autres (24). Ce n’est guère un hasard si la plupart des travailleurs surmenés et mal payés de cet entrepôt californien d’Amazon sont latinos ou noirs. Le racisme, après tout, est l’une des armes de la lutte des classes du capital, désormais intégrée dans sa technologie. Il en va de même pour le genre et le sexisme. Par exemple, les Clinical Support Decision Systems ou systèmes de décision clinique imposés aux infirmières sont basés sur des études cliniques qui « excluaient systématiquement les femmes et les minorités » (25)…

Le travail et le contrôle des corridors du capital

La technologie, les modèles d’emploi et les flux de biens, de services et de capitaux qui caractérisent la production nationale et façonnent le monde du travail reposent à leur tour sur une infrastructure matérielle internationale de plus en plus importante pour la circulation des produits et de la valeur dans le monde entier. Ces corridors matériels du capital sont principalement constitués de routes, de rails, de voies de navigation, de ports, de pipelines, d’aéroports et d’entrepôts traditionnels. Mais ils comprennent maintenant d’énormes grappes logistiques urbaines d’installations et de main-d’œuvre, des kilomètres de câbles à fibres optiques qui ne sont utilisés à grande échelle que depuis la fin des années 1990, des centres de données dont les applications sont encore plus récentes et des entrepôts reconfigurés pour le mouvement plutôt que pour le stockage et transformés par la technologie. Cette infrastructure essentiellement intégrée est créée par le travail de millions de personnes qui la construisent et l’entretiennent, et dépend de lui. Si la technologie impose des contrôles, la dépendance de l’infrastructure à l’égard d’apports continus de main-d’œuvre donne aux travailleurs leur propre contrôle potentiel – la capacité de ralentir ou d’arrêter le mouvement incessant de la valeur du capital et, par conséquent, le processus d’accumulation.

Rappelons que Marx voyait le transport et les communications comme faisant partie du secteur produisant de la valeur (26). Ainsi, les dizaines de millions de travailleurs à travers le monde dans ces dépôts intégrés de capital constant fixe[1], et dans les camions, trains, bateaux, avions, stations de câbles et centres de données qui permettent de transporter ces marchandises, les données et les finances à travers cette infrastructure, sont des travailleurs de production autant que ceux des usines ou des sites de prestation de services. Ils font fonctionner les circuits du capital et fournissent une grande partie de la vitesse à laquelle ces circuits tournent. C’est par ces voies de transport et de communication que ces circuits de capital se déplacent selon la formule familière de Marx, A – M – A’  [qui correspond au cycle d’accumulation Argent => Marchandises => Argent’ car majoré par le procès de travail]  et qui se répète séquentiellement et simultanément des millions de fois par jour. La vitesse à laquelle cela se produit détermine le profit potentiel (27). Et, bien sûr, sous l’impulsion de la concurrence mondiale, la vitesse et la livraison « juste à temps » sont devenues des caractéristiques majeures de la production et de la logistique contemporaines.

Cela est tout aussi vrai pour ceux qui travaillent dans le domaine de la circulation des données, des informations et de l’argent que pour ceux qui conduisent sur une route, font fonctionner un porte-conteneurs, entretiennent un pipeline ou travaillent dans une usine, c’est-à-dire tous ces travailleurs qui fusionnent la force de travail vivante avec la le travail mort déjà accumulé pour continuer à produire de la valeur. Aucune de ces infrastructures, ni les biens d’équipement qui les parcourent, ne prennent vie sans la main et l’esprit du travail vivant. Même le système le plus automatisé nécessite une maintenance et des réparations constantes. Par exemple, au début de 2020, les 39 centres de données d’Amazon aux États-Unis et en Irlande, censés être entièrement automatisés, employaient quand même 10 000 salariés indispensables pour les faire fonctionner (28).

Ce que l’on appelle le cloud, « le nuage » ou le cyberespace n’est rien d’autre qu’un complexe matériel étendu de câbles à fibres optiques, de centres de données, d’émetteurs et d’ordinateurs. Comme l’affirme un article du New York Times : « Les gens pensent que les données sont dans le cloud, mais ce n’est pas le cas. Elles sont dans l’océan. »  En fait, elles se trouvent aussi sur et sous terre ainsi que sous la mer, suivant les chemins tracés à l’origine au milieu du XIXsiècle pour les câbles télégraphiques.

Aujourd’hui, les câbles à fibres optiques acheminent 95 % du trafic Internet. L’ensemble du système matériel connecté et ses parties sont très vulnérables, et les ruptures ou perturbations sont fréquentes (29).

Le système est posé et réparé par les travailleurs des navires câbliers, ceux des stations de câblage du monde entier, les travailleurs des entreprises nationales de télécommunications et ceux des nombreux et gigantesques centres de données qui, comme l’a écrit James Bridle, « génèrent de telles quantités de chaleur perdue et nécessitent des quantités correspondantes de refroidissement, à partir d’hectares de systèmes de climatisation » (30). Tout cela exige à son tour la mobilisation du travail humain pour fonctionner. À chaque point de ce mouvement apparemment immatériel de données et d’argent, il y a toutes sortes de travailleurs qui ont des compétences différentes sans lesquels il n’y aurait pas de mouvement. Il n’y a pas de numérisation sans manipulation humaine.

Dans une période où les niveaux d’investissement en capital sont relativement faibles, d’innombrables milliards ont été versés pour l’extension et l’approfondissement de cette infrastructure. Si l’on considère une mesure un peu plus large de l’infrastructure, Price Waterhouse Coopers estime que 1 700 milliards de dollars ont été investis par des sources privées dans l’infrastructure entre 2010 et 2017, dans un secteur où l’investissement public joue souvent le rôle principal (31). De nouveaux câbles sont posés régulièrement, des ports et des canaux sont creusés ou dragués, de nouveaux rails de câbles transcontinentaux sont incorporés, davantage d’aéroports sont construits et les anciens sont agrandis (32). Aussi importants que soient ces nouveaux investissements, ils ne représentent que le coût initial et la main-d’œuvre nécessaire. Comme l’explique Akhil Gupta à propos des nombreux projets d’infrastructure dans le monde, « dès que le projet est terminé et officiellement déclaré ouvert, il commence déjà à être réparé » (33). Autrement dit, le « travail mort » – les dispositifs automatisés– impliqué dans l’infrastructure nécessitent un apport constant de travail vivant pendant toute sa vie de fonctionnement.

L’une des forces majeures de cette expansion des infrastructures a été l’initiative du président chinois Xi Jinping en faveur d’une nouvelle route de la soie, lancée en 2013. Cette initiative a permis de financer, en grande partie grâce à des prêts, un réseau de super-autoroutes, de lignes ferroviaires de la Chine vers l’Europe, de ports et d’aéroports qui « s’étend dans le Pacifique, l’océan Indien et jusqu’en Afrique » ainsi qu’au Moyen-Orient et en Europe. En 2015, la Chine avait mis de côté 890 milliards de dollars pour 900 projets (34). En 2019, elle s’est concentrée sur l’énergie, les infrastructures et les transports avec un investissement potentiel global estimé à environ 1 400 milliards de dollars – une échelle jamais vue auparavant, selon l’analyste Daniel Yergin (35). De telles entreprises signifient l’emploi d’un grand nombre de travailleurs à travers les vastes espaces de l’Asie centrale et du Sud, du Moyen-Orient et de l’Afrique, qui donnent vie à ces projets et qui, grâce à une action collective, peuvent également les arrêter.

Une ère de rébellion : classe ou multitudes ?

 Tout cela s’est produit dans une période de turbulences économiques et de crises récurrentes, une crise climatique qui ne peut plus être ignorée, et plus récemment la pandémie de Covid-19. Chacun de ces événements a contribué, à un degré ou à un autre, à une recrudescence spectaculaire de l’activisme social, de grèves et de mobilisations de masse en opposition au statu quo. Presque partout, ces grèves, manifestations de masse et mobilisations ont été le résultat de changements économiques, de bouleversements et de détresse parfois exacerbés par la guerre. Mais elles étaient avant tout politiques dans la mesure où elles étaient principalement dirigées contre les gouvernements et les politiques néolibérales – et la corruption qui les accompagne – qui ont infligé des souffrances à la majorité des gens dans le monde. La poussée internationale qui a commencé au printemps 2011 dans le monde arabe, et qui s’est poursuivie et même accélérée pendant la pandémie de Covid-19 de 2020, a été bien trop massive pour être décrite en détail ici. Je vais plutôt tenter d’analyser certaines de ses principales caractéristiques et le rôle de la classe laborieuse dans cette recrudescence générale de l’action collective.

Selon une analyse des « troubles civils », en 2019, réalisée par la société d’évaluation des risques Veririsk Maplecroft, 47 pays, soit près d’un quart de l’ensemble des nations, ont connu des troubles civils majeurs rien qu’en 2019. Ce décompte montre que ces protestations ont balayé toutes les régions du monde autres que l’Amérique du Nord (36). Il manque dans leur décompte certaines actions importantes en Amérique du Nord, y compris plusieurs grandes grèves, l’énorme poussée de Black Lives Matter, et les mobilisations de rue et les grèves de masse de juillet à Porto Rico (37). A ces « troubles civils » se sont ajoutées de nouvelles mobilisations de masse très visibles et des manifestations en cours en 2020 en Biélorussie, en Thaïlande et dans l’Extrême-Orient russe ; des grèves de masse en Indonésie ; ainsi que la recrudescence de Black Lives Matter aux États-Unis et une grande partie du monde (38).

Nombre de ces mobilisations ont été lancées par des étudiants ou des militants de différentes classes sociales. Il convient donc de se demander quel a été le rôle exact des travailleurs et des organisations du monde du travail dans tous ces « troubles civils ».

David McNally a analysé le « retour de la grève» de masse de manière très détaillée. En examinant les grèves de masse depuis la récession de 2008, il écrit en 2020 : « Au cours de la décennie qui a suivi la grande récession, nous avons assisté à une série d’énormes grèves générales – Guadeloupe et Martinique, Inde, Brésil, Afrique du Sud, Colombie, Chili, Algérie, Soudan, Corée du Sud, France, et bien d’autres – ainsi qu’à des vagues de grèves qui ont contribué à faire tomber des chefs d’État – Tunisie, Égypte, Porto Rico, Soudan, Liban, Algérie, Irak » (39).

En outre, il y a eu des grèves de masse de différemment suivies dans le monde, souvent liées à des questions de reproduction sociale, notamment les grèves des enseignants de 2018-2019 aux États-Unis. Comme le souligne McNally, la grève de masse a également été adoptée par le mouvement des femmes, notamment lors des grèves internationales des femmes qui ont parcouru 50 pays en 2017 et en 2018 au nom du « féminisme des 99 % » . Certaines grèves de masse, rapporte-t-il, ont eu lieu au milieu de mobilisations plus larges dans les rues et sur les places du monde entier, comme celles de Hong Kong, du Chili, de Thaïlande, d’Ukraine, du Liban et d’Irak (40).

Quelques chiffres généraux montrent que l’action des travailleurs a été au centre de cette recrudescence. L’Institut syndical européen calcule que, entre 2010 et 2018, il y a eu 64 grèves générales dans l’UE, dont près de la moitié en Grèce (41). Plus largement, l’OIT, en ne prenant en compte que 56 pays, estime qu’il y a eu 44 000 arrêts de travail entre 2010 et 2019, principalement dans le secteur manufacturier. L’auteur de l’OIT note cependant que, compte tenu des limites des données, le nombre de grèves « pourrait être bien supérieur à 44 000 » (42). Rien qu’en Chine, le China Labour Bulletin a recensé quelque 6 694 grèves entre 2015 et 2017 dans des secteurs très variés. Yu Chunsen estime à 3 220 le nombre de grèves des travailleurs de l’industrie manufacturière en Chine de 2011 à mai 2019, malgré la nature précaire du travail, la migration interne massive vers les villes et l’interdiction des grèves par le gouvernement (43). Nous voyons ici un exemple clair de la fusion des travailleurs migrants informels avec la main-d’œuvre formelle – et de leurs actions ultérieures.

Nous savons que les syndicats ont joué un rôle important dans bon nombre des luttes récentes, même lorsque les dirigeants des classes moyennes se sont placés au-devant des masses. En Biélorussie, par exemple, une interview sur la BBC d’un dirigeant syndical a révélé qu’il était l’un des principaux chefs de file de la rébellion. Dans une analyse détaillée du Printemps arabe, Anand Gopal note que si les travailleurs syndiqués ont joué un rôle clé dans la plupart des révoltes populaires arabes, dans les premières phases de l’essor syrien, les masses ouvrières fragmentées sont venues en premier lieu des bidonvilles et que « la base du mouvement était constituée de travailleurs précaires, semi-employés, qui ne possédaient tout simplement pas le pouvoir structurel de menacer l’élite syrienne » (45).

En d’autres termes, une grande partie de la base de masse de 2011 provenait à la fois de la classe laborieuse organisée et des travailleurs informels dans la plupart des pays arabes, dont beaucoup, comme nous l’avons vu ci-dessus, auraient été à un moment ou à un autre attirés dans les chaînes de valeur globales du capital multinational travaillant dans les champs pétrolifères, sur les oléoducs, sur le canal de Suez et dans les nombreux ports du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord. Gopal soutient que leur précarité et leur emploi informel signifient qu’ils avaient peu de pouvoir. Pourtant, dans de nombreux pays en développement, ces travailleurs se sont organisés dans leurs quartiers et par le biais de syndicats nationaux, d’associations de travailleurs informels, d’organisations de travailleurs migrants et de coopératives, ainsi que sur les lieux de travail, pour prendre d’assaut les rues et les places, comme le font les travailleurs depuis des générations (46).

La composition de classe apparemment mixte d’un grand nombre de grévistes et de manifestants de masse est également le résultat de la « prolétarisation » des catégories instruites, telles que les enseignants et les infirmières, dont les emplois avaient été normalisés et soumis à une gestion plus stricte par les processus décrits ci-dessus, ainsi que de la descente de nombreux jeunes milléniaux instruits dans les emplois de la classe laborieuse. Ici, les lignes de classes semblent floues, mais le destin social de la majorité de cette génération et de la suivante est clairement celui de la classe laborieuse. Certains d’entre eux se manifestent par des grèves des travailleurs de plate-forme, ou des livreurs et autres travailleurs, nouvellement découverts comme « essentiels » à la reproduction sociale dans le contexte de la pandémie, ce qui est susceptible d’accélérer cette transformation sociale.

Ce qui semble clair, que les étudiants aient joué un rôle d’initiateur ou pas, et que les professionnels et les politiciens de la classe moyenne aient pris en charge le leadership, la plupart des rébellions de la dernière décennie étaient avant tout des rébellions de la classe laborieuse dans sa composition, et que, dans une large mesure, ils ont utilisé l’arme traditionnelle de la grève de masse. C’était le cas, qu’ils soient syndiqués ou non, ou qu’ils aient un emploi permanent ou pas, tout comme les masses analysées par Rosa Luxemburg dans La Révolution russe de 1905, dont les grèves « montrent une telle multiplicité de formes d’action les plus variées » (47). Toute cette période a constitué un exemple d’autoactivité de la classe laborieuse avec des revendications à la fois économiques et politiques.

Pourtant, nulle part les grèves ou les mobilisations de masse ont cherché à conquérir le pouvoir politique pour les travailleurs eux-mêmes ou suivant un programme approchant le socialisme. Nulle part, la classe laborieuse ou les classes mixtes en transition ont été organisées pour de tels objectifs. Dans certains cas, il ne semblait pas y avoir de dirigeants reconnaissables. Pourtant, les participants étaient organisés en « une multiplicité de formes d’action les plus variées » et en organisations, souvent par le biais de mobilisations rendues possibles par les réseaux sociaux.

La difficulté d’analyser le potentiel de cette ère de rébellion est aggravée par l’impact incertain des trois crises du capitalisme, et en particulier l’effet de la pandémie, sur diverses industries et les chaînes de valeur mondiales. Cette réflexion fera l’objet d’un autre article. Dans l’intervalle, la compréhension la plus utile du potentiel de la rébellion actuelle est décrite par McNally : « Les nouveaux mouvements de grève sont les signes avant-coureurs d’une période de recomposition des cultures de résistance ouvrières militantes, le sol fertile même à partir duquel une orientation socialiste peut se développer » (48). Il est impossible de prévoir si cette recomposition contribuera à produire une révolte sociale mondiale. Mais comme l’écrit Mark Meinster, représentant du syndicat des travailleurs de l’énergie, dans Labor Notes, « les poussées de la classe laborieuse se produisent souvent dans un contexte de profonds changements sociaux dans l’ensemble de la société tels qu’une dislocation économique abrupte et généralisée, une perte profonde de légitimité des élites dirigeantes ou une instabilité politique hors du commun » (49). Cela décrit très précisément la situation à laquelle le monde du travail est confronté aujourd’hui.

Notes

(*) Note de la traduction: dans la conceptualisation de Kim Moody, la ‘working class’ inclut les cols blancs, employés, ingénieurs et techniciens. Nous avons donc choisi d’utiliser la notion de «classe laborieuse » au lieu de celle de «classe ouvrière » qui est habituellement définie à partir du périmètre des catégories socio-professionnelles.

  1. Karl Marx, Capital, vol. III, Londres, Penguin Books, 1981, p. 1025.
  2. International Labour Office, « World Employment and Social Outlook: Trends 2020 », ILO, 2020, p. 19 ; International Labour Organization, « ILO Modelled Estimates: Employment by Sector: Annual», nov. 2019, MBI_33_EN(2).xlsx; International Labour Office, « Global Wage Report 2008/09 », ILO, 2008, p. 10.
  3. Ursula Huws, « Social Reproduction in Twenty-First Century Capitalism », Leo Panitch et Greg Albo (sous la dir. de), Socialist Register 2020, Londres, The Merlin Press, 2019, p. 169.
  4. The World Bank, « Report 2020 », p. 88 ; Snehashish Bhattacharya et Surbhi Kesar, « Precarity and Development: Production and Labor Process in the Informal Economy in India », in Review of Radical Political Economics, vol. 52, n° 3, 2020, p. 387-408 ;Kate Maegher, « Working in Chains: African Informal Workers and Global Value Chains », in Agrarian South: Journal of Political Economy, vol. 8, n° 1-2, 2019, p. 64-92 ; ILO, « Interactions Between Workers’ Organizations and Workers in the Informal Economy: A Compendium of Practice », ILO, 2-19, p. 13-14.
  5. Bhattacharya et Kesar, « Precarity… », op. cit., p. 387-408.
  6. World Bank, « Report 2020 », p. 19.
  7. ILO, « World Employment », p. 19 ; ILO, « ILO Modelled Estimates », nov. 2019 ; Bhattacharya et Kesar, « Precarity », p. 387-408 ; Kate Maegher, « Working in Chains », op. cit., p. 64-92.
  8. Ursula Huws, « Labor in the Digital Economy: The Cybertariat Comes of Age », in Monthly Review, 2014, p. 149-181 ; ILO, « LO Modelled Estimates ».
  9. World Inequality Lab, « World Inequality Report 2018, Executive Summary », World Inequality Lab, 2017, p. 11 ; ILO, « World Employment and Social Outlook – Trends 2019 », ILO, 2019, p. 14.
  10. World Bank, « Employment in Industry (% of total employment) (modelled ILO estimate)» ; World Bank, « Employment in Services (% of total employment) (modelled ILO estimate) ».
  11. World Bank, « Manufacturing Value Added ($US current» ; World Bank, « World Development », p. 27 ; Unido, « Industrial Development Report 2020 », United Nations Industrial Development Organization, 2019, p. 150; ILO, « ILO Modelled Estimates ».
  12. Unido, « Report 2020 », p. 144-149 ; BDI, Global Power Shift11 nov. 2019,
  13. International Organization for Migration, « World Migration Report 2020 », 2019, p. 3, 21.
  14. Susan Ferguson et David McNally, « Precarious Migrants: Gender, Race and the Social Reproduction of a Global Working Class », Leo Panitch et Greg Albo (sous la dir. de), Socialist Register 2015, Dublin, Merlin Press, 2014, p. 1, 3.
  15. Unctad, « Trade and Development Report 2020 », UN Conference on Trade and Development, 2020, p. 6 ; World Inequality Lab, « Report 2018 », p. 5-8.
  16. Wolfgang Streeck, « Progressive Regression: Metamorphoses of European Social Policy », in New Left Review, 118, juillet-août 2019, p. 117.
  17. Anwar Shaikh, Capitalism: Competition, Conflict, Crises, Oxford, 2016, p. 755
  18. Ursula Huws, Digital Economy, op. cit., p.94-96.
  19. Institute for Health and Socio-Economic Policy, « Health Information Basics », 2009, p. 4-7 ; Lois Weiner, « Walkouts Teach U.S. Labor a New Grammar for Struggle », in  New Politics, n°65, été 2018, p. 3-13 ; Will Johnson, « Lean Production », Shawn Gude et Bhaskar Sunkara (sous la dir. de), Class Action: An Activist Teacher’s Handbook, Jacobin Foundation, 2014, p. 11-31 ; Ursula Huws, Digital Economy, op. cit., p. 34-41.
  20. Jason Struna et Ellen Reese, « Automation and the Surveillance-Driven Warehouse in Inland Southern California », Jake Alimahomed-Wilson et Ellen Reese (sous la dir. de), The Cost of Free Shipping: Amazon in the Global Economy, Pluto Press, 2020, p. 90-92 ; James Bridle, New Dark Age: Technology and the End of the Future, Londres,Verso, 2018, p. 114-116.
  21. Voir David R. Roediger et Elizabeth D. Esch, The Production of Difference: Race and the Management of Labor in U.S. History, Oxford, 2012.
  22. James Bridle, Dark Age, op. cit., p. 144-145.
  23. Cathy O’Neil, Weapons of Math Destruction: How Big Data Increases Inequality and Threatens Democracy, Londres, Penguin Books, 2016, p. 87.
  24. James Bridle, Dark Age, op.cit., p. 139-144.
  25. Institute for Health, p. 4-7.
  26. Karl Marx, Grundrisse: Introduction to the Critique of Political Economy, Londres, Penguin Books, 1973, p. 533-534 ; Karl Marx, Capital, vol. II, Londres, Penguin Books, 1978, p. 226-227.
  27. Karl Marx, Grundrisse, op. cit., p. 517-518.
  28. Datacenters.com, « Amazon AWS, maps and photos» (consulté 4/20/20).
  29. Allan Satariano, « How the Internet Travels Across Oceans», in New York Times, 10 mars 2019 ; Nicole Starosielski, The Undersea Network, Durham, Duke University Press, 2015.
  30. James Bridle, Dark Age, op. cit., p. 61 ; Nicole Starosielski, The Undersea Network, op. cit.
  31. PwC, « Global Infrastructure Investment: The Role of Private Capital in the Delivery of Essential Assets and Services », Price Waterhouse Coopers, 2017, p. 5.
  32. Voir Laleh Khalili, Sinews of War and Trade: Shipping and Capitalism in the Arabian Peninsula, Dublin, Verso, 2020.
  33. Akhil Gupta, « The Future in Ruins: Thoughts on the Temporality of Infrastructure » Nikhil Anand et al. (sous la dir. de), The Promise of Infrastructure, Durham, Duke University Press, 2018, p. 72.
  34. Peter Frankopan, The New Silk Roads: The Present and Future of the World, Londres, Bloomsbury, 2018, p. 89-114.
  35. Daniel Yergin, The New Map: Energy, Climate, and the Clash of Nations, Allen Lane, 2020,p. 181.
  36. Miha Hribernik et Sam Haynes, « 47 Countries Witness Surge in Civil Unrest – Trend to Continue in 2020», Maplecroft, 16 janv., 2020 ; Saeed Kamali Dehghan, « One in Four Countries Beset by Civil Strife as Global Unrest Soars », in Guardian, 16 janv., 2020.
  37. Rafael Bernabe, « The Puerto Rican Summer », in New Politics, n° 68, hiver 2020, p. 3-10.
  38. Dera Menra Sijabat et Richard C. Paddock, « Protests Spread Across Indonesia Over Job Law», in New York Times, 8 oct. 2020.
  39. David McNally, « The Return of the Mass Strike: Teachers, Students, Feminists, and the New Wave of Popular Upheavals, in Spectre, vol. 1, n° 1, printemps 2020, p. 20.
  40. David McNally, « The Return of the Mass Strike… », op. cit., p. 15-27.
  41. European Trade Union Institute, « Strikes in Europe», 7 avril 2020.
  42. Rosina Gammarano, « At least 44,000 work stoppages since 2010», ILO, 4 nov. 2019.
  43. Yu Chunsen, « All Workers Are Precarious: The “Dangerous Class” in China’s Labour Regime », Leo Panitch et Greg Albo (sous la dir. de), Socialist Register2020…, op. cit., p.  156.
  44. Ksenia Kunitskaya et Vitaly Shkurin, « In Belarus, the Left Is Fighting to Put Social Demands at the Heart of the Protests»,in Jacobin, 17 août 2020.
  45. Anand Gopal, « The Arab Thermidor », in Catalyst, vol. 4, n° 2, été 2020, p. 125-126.
  46. Pour de multiples exemples, voir ILO, « Interactions Between Workers’ Organizations and Workers in the Informal Economy: A Compendium of Practice », ILO, 2019 ; Ronaldo Munk et al.,Organizing Precarious Workers in the Global South, New York, Open Society Foundations, 2020.
  47. Rosa Luxemburg, « The Mass Strike, the Political Party and the Trade Unions », Mary-Alice Waters (sous la dir. de), Rosa Luxemburg Speaks, Pathfinder Press, 1970, p. 163, 153-218.
  48. David McNally, « The Return of the Mass Strike… », op. cit., p. 16.
  49. Mark Meinster, « Let’s Not Miss Any More Chances » in Labor Notes, n°  500, novembre 2020, p. 3.

Kim Moody a été fondateur de Labor Notes et il l’auteur de nombreux ouvrages sur le travail et l’action collective dont On New Terrain: How Capital Is Reshaping the Battleground of Class War, Haymarket Books, 2017. Il est actuellement enseignant chercheur à l’université de Westminster à London.

[1]          NdT : Le capital variable fait référence à la masse salariale (variable) tandis que le capital constant fixe correspond au capital immobilisé dans la technologie, les outillages, le bâtiment, etc.

De l’action syndicale à la sociologie. Sans transition…

Entretien avec Eric Fayat, ancien syndicaliste devenu doctorant en sociologie.

Pourrais-tu présenter ton parcours qui t’a conduit de militant à chercheur?

Eric : J’étais militant syndical à La Poste lorsqu’en décembre 2017, j’ai fait un burnout. Je me suis littéralement effondré à la fin d’une grève de trois mois dans un bureau de poste. J’ai donc été arrêté pendant 9 mois, mais dès le cinquième j’ai cherché d’autres perspectives pour sortir de mon activité syndicale qui m’avait monopolisée depuis de trop nombreuses années. En fait, je cherchais à me rapprocher des Cabinets d’expertise en santé-sécurité avec qui j’avais travaillé à de nombreuses occasions. C’est comme ça que je suis tombé par hasard sur une offre de Master en « sciences de la production et des organisations » à l’Université d’Évry, en sociologie. J’ai passé la sélection préalable (je n’avais que le bac), je suis rentré en Master 2 et je l’ai obtenu en septembre 2019 en présentant notamment un mémoire sur les « ordonnances Macron de 2017 et la mise à mort du CHSCT. » Depuis je souhaite m’orienter vers une thèse en financement CIFRE d’autant que La Poste m’a mis au chômage au moment où je demandais ma reprise.

Quels sont les principaux enseignements à tirer de l’application des ordonnances Macron ?

Eric : La première chose mise en évidence dans mon mémoire, et confirmée dans la mise en application des ordonnances, c’est l’absence de toute mesure coercitive dans la mise en place du Comité Social et Économique (CSE), résultat de la fusion des anciennes instances représentatives du personnel (CE, CHSCT, DP). De fait, les rapports publiés par le « comité d’évaluation des ordonnances » (dont le dernier date de juillet 2020) illustrent parfaitement ce premier écueil. Au 3 juin 2020, 32,8 % des établissements n’avaient pas mis en place la nouvelle instance en raison d’une carence totale de candidatures. Cela représente tout de même plus d’un million de salarié-es… sans instance ! Rappelons que les entreprises avaient jusqu’au 31 décembre 2019 pour cette mise en place et que c’était la seule obligation imposée par la loi aux employeurs…

Le deuxième élément, qui conforte le premier, c’est la généralisation de la primauté de l’accord d’entreprise sur la Loi confirmant ainsi le tournant pris lors de la Loi Travail dite Loi El-Khomri et renversant la hiérarchie des normes là où la loi garantissait un socle de droits et de garanties collectives. Je ne donnerai ici qu’un seul exemple illustrant cette régression : le délai pour rendre un avis lorsque le CSE est saisi sur un projet de restructuration par exemple. C’est un décret de décembre 2017 qui le fixe : un mois pour une consultation simple, deux mois en cas d’expertise. Or, dans les premiers accords d’entreprise (étude de 450 accords présentés par les étudiant-es de l’université de Montpellier), 55 % des entreprises ayant intégré cette question de « l’avis » dans leurs accords étaient au-dessous de la Loi. Ce pourcentage atteint même 37,5 % des entreprises lorsqu’il s’agit d’avis suite à expertise. On arrive à des « caricatures » de 1 à 45 jours au lieu des deux mois prévus par le décret, délai lui-même insuffisant pour la réalisation d’une expertise dans de bonnes conditions ! On retrouve la même problématique concernant les délais de réunion du CSE sur les orientations stratégiques de l’entreprise. Là où la loi prévoit une fois par an, certains accords comme celui de la multinationale TOTAL, prévoient une consultation tous les trois ans !

Le troisième élément d’importance – que j’avais nommé « la mère des batailles » – est la question du nombre de CSE par entreprise, c’est-à-dire la détermination du nombre d’établissements distincts (qui déterminent par ricochet le nombre d’instances et notamment le nombre de Commissions Santé-Sécurité (ex CHSCT). En cas de désaccord c’est l’employeur qui fait le choix définitif, pas la loi. Une manière comme une autre d’organiser les négociations avec le « revolver sur la tempe » : « prends ce que j’offre sinon c’est moi qui choisis » n’est pas vraiment ce qu’on peut imaginer de mieux dans le cadre de discussions ! De fait, dans les 450 accords analysés, le CSE est unique pour 76 % des entreprises (342 accords sur 450).

Même chose ou presque pour la mise en place de « représentants de proximité » (Ex DP) :  la négociation à ce sujet ne bénéficie d’aucun garde-fou, ni obligation légale, ni mesure supplétive en cas de désaccord. De fait, ils ne seront prévus que par 27 % des 450 accords étudiés, ce qui éloignera d’autant les employeurs (et même les organisations syndicales) de toute connaissance réelle des revendications des salarié-es. Même dans de très grosses entreprises (entre 1000 et 5000 salarié-es), seuls 38 % des accords prévoient des représentants de proximité, 17 % seulement parmi les entreprises de plus de 5000 salariés ! On pourrait encore aborder la relégation des suppléant-es à un rôle « inexistant » puisqu’ils ou elles ne siègent plus ou encore l’effet qu’aura sur le renouvellement des instance la limitation des mandats (trois fois quatre ans).

Enfin, innovation malheureuse déjà soulignée, le remplacement des CHSCT (auparavant dotés de la personnalité morale) par une « Commission » placée sous l’autorité du CSE mais qui ne peut plus justement décider de l’expertise ou ester en justice. Là aussi c’est l’accord d’entreprise qui est déterminant. Cela aurait dû impliquer (comme pour toutes les autres « dispositions ») que les représentants syndicaux soient parfaitement informés des tenants et aboutissants de leurs négociations, ce qui n’a pas été le cas dans une majorité d’entreprises. De fait, cette absence de formation les a empêchés de discuter des clauses dont il fallait anticiper toutes les répercussions avant même d’avoir « testé » le fonctionnement du CSE. Au total, sur les 450 accords étudiés, seuls 56 % prévoyaient une CSSCT, alors que, rappelons-le, une telle commission est « obligatoire » au-delà de 300 salarié-es… Caricature des caricatures, seuls 42 % des accords prévoyaient l’établissement de cette commission dans les entreprises de plus de 5000 salarié-es.

La conclusion de mon mémoire est sans équivoque et reste plus que jamais d’actualité: « La réduction drastique des moyens de fonctionnement (tant en nombre de mandats qu’en heures de délégation), la centralisation des instances sur un CSE souvent unique, le peu de « Commissions CSSCT » mise en place et leur capacité́ d’action diminuée, l’aspiration des élu-es du personnel vers les « structures hautes » de l’entreprise, la « faiblesse » des mesures supplétives censées pallier à l’absence d’accord d’entreprise, les difficultés très concrètes des représentant-es du personnel dans la mise en œuvre des nouvelles instances sont autant d’éléments qui impliquent de tirer la sonnette d’alarme au plus vite et de trouver les moyens de remettre à plat la représentation du personnel dans un contexte marqué par la répression des activités syndicales et la multiplication des « plans de licenciement ».

On connaît depuis la réforme sur la représentativité en 2008 une série de réformes dans les relations de travail. Comment interpréter cette évolution ?

Peut-être qu’en premier lieu il y a tout simplement un appétit insatiable du capitalisme à réduire les coûts. Le massacre opéré dans la représentation du personnel, la diminution du nombre de mandats, les atteintes au droit d’expertise en sont des effets concrets. Car toutes ces instances, ces mandats, ces droits en moins sont autant d’euros sonnants et trébuchants pour la « performance globale » des entreprises. Sans parler du fait que réduire le poids des contre-pouvoirs exercés par les représentants syndicaux permet aux dirigeants d’entreprises d’aller beaucoup plus vite dans les réorganisations ou la mise en place d’accords « régressifs » (flexibilité, sous-traitance, accords de performance collective, etc.)

Pour autant, cela reste tout à fait étonnant, même d’un point de vue patronal. C’est en effet un calcul à courte échéance qui ignore les conséquences sur la santé-sécurité au travail et le coût que représente l’absence ou la diminution de la prévention. La santé-sécurité au travail fait d’ailleurs partie des négociations en cours et l’on entend, d’une manière justement très logique, le concept de « déresponsabilisation des employeurs » faire son chemin. S’agit-il au final d’un transfert de ces coûts sur la collectivité par l’exonération des patrons de cette responsabilité sur la santé de leurs employé-es (sous le sacro-saint principe de la « privatisation des profits et la socialisation des pertes) ? Cela méritera une étude approfondie.

Il y a d’ailleurs d’autres « clignotants » qui s’allument, notamment sur la question de la « performance sociale ». Je m’étais étonné dans un article récent[1] de l’intérêt soudain manifesté par la « commission d’évaluation des ordonnances » sur la performance sociale, sujet par ailleurs déjà abordé dans mon mémoire. Pour la commission il s’agit « d’évaluer le lien entre qualité du dialogue social et performance dans l’entreprise. » Outre le fait que ce passage du rapport reste très vague, on peut penser raisonnablement que le sujet n’est pas l’évaluation mais la quantification du dialogue social. Car, très opportunément, la DARES sortait un mois plus tard (en août 2020) un rapport sur « les conditions de travail, prévention et performance économique et financière dans l’entreprise ». Et l’on s’aperçoit très vite que le sujet est bien la tentation de « modéliser » le dialogue social dans des équations très complexes qui visent à faire de cette question un « objet mathématique » comme un autre dans le calcul de la « performance globale » de l’entreprise.

On en arrive alors à des conclusions assez édifiantes comme : « En particulier, la productivité est significativement plus élevée dans les grandes entreprises et les groupes où les salariés manquent d’autonomie, et ce résultat est robuste au secteur d’activité, à l’exception de l’enseignement, de la santé et de l’action sociale (coefficient positif mais non significatif). Une interprétation possible est que la normalisation du travail, qui se traduit par davantage de monotonie, de répétition et de manque d’autonomie, est susceptible de faciliter la coordination et le contrôle des performances dans une organisation complexe… »

Même si cette mise en équation du dialogue social n’en est qu’au balbutiement, il apparaît qu’en fait ce lien entre « dialogue social » et « performance sociale » n’est travaillé qu’à postériori et n’était pas le sujet principal ou originel des ordonnances. En attendant, la panoplie mise en œuvre par le gouvernement sert exclusivement aux patrons des entreprises, soit sous couvert du « plan de relance » soit par l’utilisation de dispositions prévues antérieurement dans les ordonnances Macron. Je pense en particulier aux Accords de Performance Collective (APC) introduits par l’ordonnance du 24 septembre 2017 relative « au renforcement de la négociation collective ». En fait de renforcement, il s’agit ni plus ni moins qu’une attaque directe sur la question du contrat de travail. Les salarié-es de Derichebourg en ont fait les frais mais pas qu’eux. Rappelons qu’il s’agit là d’introduire, sous couvert de préserver l’emploi, des dispositions que le salarié ne peut refuser sous peine d’encourir le licenciement. Et la fourchette est large : « aménagement du temps de travail, son organisation et sa répartition, l’aménagement de la rémunération, les conditions de mobilité professionnelle ou géographique interne à l’entreprise. »

J’avais parlé dans mon mémoire d’une certaine schizophrénie syndicale, quand les organisations en charge de la défense des salarié-es introduisent des éléments, dans un accord, susceptibles de remettre en question l’emploi même du salarié qui refuse ces dispositions !

Depuis Derichebourg, d’autres salarié-es ont fait les frais de cette arme dissuasive : citons Hexcel (sous-traitant aéronautique), Aubert & Duval (sous-traitant aéronautique), Airbus (aéronautique), Malta Air (aéronautique), Bénéteau (Constructeur maritime), Aéroport de Paris (aéronautique), Altran (aéronautique), Valeo (Équipementier automobile), Vinci airport (aéronautique), Gardner Aerospace (sous-traitant aéronautique)… une liste construire d’après ma propre veille sur les plans sociaux et qui laisse croire à une réponse commune et concertée des employeurs dans ce secteur.

Pour être complet il faut aussi rajouter les « Ruptures conventionnelles collectives » (RCC), conséquence de l’ordonnance du 22 septembre 2017 mais cette fois relative à la « prévisibilité et la sécurisation des plans de travail. » Ou encore les APLD (Activité Partielle Longue Durée) sorties d’un décret du 28 juillet 2020, colonne vertébrale du « plan de relance » ayant directement pour effet, certes de maintenir l’emploi, mais surtout de diminuer les salaires des principaux concernés (70 % de la rémunération brute)

Il y a donc, dans tous ces éléments, un « chapeau » commun qui est celui de la réduction des coûts, soit au niveau des salaires (APLD), soit au niveau de la remise en cause d’acquis sociaux (APC), soit tout simplement par la remise en cause du contrat de travail (PSE, RCC, etc.), le tout dans un cadre de restructurations financières ou boursières d’entreprises qui, sous couvert de la crise COVID, se réorganisent, ferment, licencient ou précarisent des centaines de milliers de salarié-es en France. Les ordonnances Macron ont donné l’ossature légale aux entreprises pour le faire, l’entrepreneuriat étatique se formalisant ici dans un soutien sans faille aux actionnaires au détriment des droits salariaux.

Tu as commencé un travail de veille de la conflictualité sociale. Peut-on déjà observer des glissements, des évolutions entre la période pré-COVID-19 et celle que nous connaissons actuellement ?

Oui j’ai commencé un travail (public) de veille à la fois sur les plans sociaux, mais aussi sur les conflits dans la même période. Ces éléments sont disponibles à la fois sur une page Facebook[2] dédiée (Le Temps des Cerises) ainsi que sur mon blog Mediapart[3].

Ceci-dit, il est encore un peu tôt pour pouvoir observer de grandes tendances. Tout d’abord le premier confinement a, en quelque sorte, figé le paysage. Entre les salarié-es qui se retrouvaient en télétravail, isolé-es et l’implosion des collectifs de travail au sein des entreprises (horaires décalés, mesures sanitaires, etc.), il n’y avait pratiquement plus d’espace pour la conflictualité. Il faut aussi rajouter la menace d’un « effondrement économique » généralisé et la peur du chômage. Depuis la fin du premier confinement les plans sociaux ou les fermetures de sites se sont effectivement multipliés. Fin novembre, nous en sommes à 662 plans sociaux pour 71800 ruptures de contrat (source DARES). Il faut encore rajouter 4 729 procédures de licenciement collectif pour raisons économiques (+ 34,7 % par rapport à octobre !).

Côté réaction, ce que l’on peut noter depuis le mois d’octobre, c’est une réaction plus « intense » des salarié-es aux plans sociaux. Il y a notamment un sentiment d’injustice face à certains profits récents d’entreprise ou encore par rapport aux aides apportées par l’État à des secteurs en crise (c’est le cas notamment dans l’aéronautique). Du coup, les grèves se multiplient dans le secteur privé, avec souvent des piquets de grève, voir quelques occupations. C’est encore « timide » mais de plus en plus fréquent. En novembre, sur 101 conflits locaux ou nationaux recensés, 28 % concernent l’industrie, c’est-à-dire autant que dans la santé pourtant très en pointe dans les grèves liées à l’exigence d’extension des mesures salariales du Ségur de la santé au secteur médico-social (72 % des grèves portant sur les salaires étaient issues de ce secteur). Il y a même une certaine intensification de ces conflits sur la dernière semaine de novembre : presque la moitié des grèves dans l’industrie (48 %) pour le mois de novembre ont éclaté la dernière semaine (après le 24 novembre). Ces conflits contestent de plus en plus souvent le plan social, la fermeture du site ou les licenciements eux-mêmes. C’est le cas pour « Fonderie du Poitou », le cimentier « Calcia », chez le sous-traitant aéronautique «Cauquil» ou pour les salarié-es de la « SKF » d’Avalon.

Il y a donc (mais encore une fois cela reste à confirmer sur une période d’analyse plus importante), une contestation de plus en plus forte des plans sociaux contrairement à la période précédant la crise COVID où il s’agissait la plupart du temps, par le conflit, d’obtenir de meilleures conditions dans le cadre du plan social, en soutien aux organisations syndicales. Cela reste à l’état de frémissement, mais avec une progression de ce type de conflit.

Pour information, sur les 101 conflits recensés en novembre, 24 % concernaient les salaires, 21 % un plan social, 14 % revendiquaient plus d’emplois et 11 % portaient sur les conditions de travail.

C’est aussi dans ce cadre que l’on commence à voir des tentatives, encore un peu invisibles, de « coordination des luttes » ou en tout cas dans un premier temps de centralisation face aux plans sociaux. C’est le cas notamment de l’appel des TUI France qui ont organisé deux réunions d’appel à convergence ayant débouché sur un appel à manifester à Paris, un samedi, en janvier 2021. C’est aussi la volonté des salarié-es de l’aéronautique et de la sous-traitance qui ont, eux aussi, organisé deux réunions et lancé un appel depuis Toulouse, une ville qui concentre un grand nombre d’entreprises de ce secteur.

Pourrais-tu résumer ton projet de thèse ?

En fait, je suis parti des conclusions de mon mémoire sur l’évolution des instances représentatives du personnel pour envisager les répercussions possibles en termes de « mobilisation et de conflictualité salariale » dans les entreprises.

Là encore, nous manquons de bilans un peu définitifs sur la mise en place des CSE. Même la très officielle « Commission d’évaluation des ordonnances » peine à sortir des simples généralités. Mais les perspectives données par les organisations syndicales en 2018, si elles étaient confirmées – et rien n’indique qu’elles ne le soient pas pour l’instant – sont très parlantes : diminution du nombre d’élu-es de 33 % (d’après FO), voire une division par 5 ou 10 (d’après Solidaires). L’exemple développé sur la SNCF dans mon mémoire était, par exemple, édifiant sur les conséquences dans cette entreprise : de 600 CHSCT, on passait à 33 CSE et donc à un peu plus de 33 CSSCT (Commission Santé Sécurité et Conditions de Travail censée « remplacer » les anciens CHSCT), une baisse de 63 % des heures syndicales et 6 435 élu-es ou mandaté-es supprimé-es. Globalement, sur l’ensemble des entreprises, le nombre de salarié-es perdant un mandat pourrait monter jusqu’à 200 000 !!!

Or, l’histoire même des IRP en France montre que leur développement et leur implantation n’ont pas été seulement le résultat de rapports de force, loin de là. Les conditions politiques, historiques ont bien sûr été importantes, mais il ne faut jamais perdre d’esprit que le patronat lui-même n’a pas ignoré ses propres intérêts en la matière : de la surveillance de l’état d’esprit des salarié-es (avec un grand traumatisme en 1936 de n’avoir « rien vu venir » ou presque) jusqu’à la tentation d’influencer les stratégies syndicales elles-mêmes en modelant les instances du personnel dans le sens d’une « participation loyale » à la marche de l’entreprise, le mille-feuilles des instances avait un sens !

Aujourd’hui, la destruction à marche forcée (car les ordonnances sur la question de la représentation du personnel continuent pendant la crise COVID, une des questions étant de savoir lesquelles seront pérennisées ou non) de la représentation du personnel ouvre le champ à de nouvelles possibles solutions imaginées par les salarié-es eux-mêmes. De ce point de vue, on peut garder à l’esprit l’irruption sur la scène politique et sociale des « gilets jaunes » qui, de leur point de vue, pouvait représenter une réponse à la crise des institutions et de la représentation politique ou encore une réponse à l’absence de perspectives offertes par les organisations politiques.

Même si le gouvernement ne pouvait l’anticiper, la suppression des CHSCT au moment de l’émergence d’une des plus graves crises sanitaires (et économiques) mondiales aurait dû, pour le moins, faire revenir les experts et les think tank sur leurs analyses antérieures ! Ce n’est pas le cas pour l’instant, la mesure ayant même été étendu à la Fonction publique par la publication de deux décrets suite à la loi du 28 mai 2019 sur la « transformation de la Fonction publique ». Le premier décret (2020-1426 du 20/11/2020) consacre la transformation des « Commissions administratives paritaires » et le deuxième (2020-1427 du 20/11/2020) institue les Comités sociaux d’Administration (CSA) signant l’arrêt de mort des CHSCT de la Fonction publique.

La suppression (générale donc) de cette instance « phare » du CHSCT – qui était d’ailleurs en plein développement ces dernières années – est d’une incohérence profonde du point de vue des droits des salarié-es, au moment de cette crise sanitaire mais aussi au moment de la généralisation du télétravail qui précédera d’ailleurs sans doute en parallèle une nouvelle révolution de la robotisation et de la digitalisation dans les entreprises.

C’est donc dans ce cadre que j’ai envisagé ce projet de thèse afin de chercher « s’il y a émergence de nouvelles réponses ou pratiques par les salarié-es ».

  • Y aura-t-il, dans les organisations syndicales elles-mêmes de nouvelles réponses sur ce terrain ? Les réactions face aux Accords de Performance Collective notamment seront-elles à la hauteur de dispositions qui s’attaquent directement au contrat de travail ? Peut-on imaginer une évolution du paysage syndical, pour l’heure morcelé et qui correspond de moins en moins aux enjeux de la défense des salarié-es dans les entreprises ? La réponse sera-t-elle « dynamique » dans le sens par exemple d’une réunification de certains syndicats ou au contraire « explosive » dans un plus grand émiettement des forces ? Comment toutes ces questions sont-elles traitées dans les organisations et les collectifs ?
  • Y aura-t-il justement de nouvelles réponses des salarié-es eux-mêmes, un renouveau des « coordinations » des années 1980, une émergence de colères collectives (grèves spontanées) ou individuelles (augmentation de la violence infra-entreprise) ? Les salarié-es se doteront ils ou elles de nouvelles formes d’organisation ou de résistance dans un premier temps face au tsunami néolibéral imposé d’en haut par les gouvernements Macron

L’hypothèse, en tout état de cause, est bien celle-là : la mise en place du CSE va provoquer l’émergence « de nouvelles relations sociales », modifier les règles de la confrontation et produire de nouvelles formes de mobilisation des salarié-es dans les entreprises. En parallèle, le projet de thèse que je défends ne peut ignorer les évolutions du néolibéralisme en France et s’appuiera en particulier sur les analyses de Pierre Dardot et Christian Laval (La Nouvelle raison du monde), celles de Grégoire Chamayou (La société ingouvernable) ou encore sur l’injonction à l’adaptation développée par Barbara Stiegler (Il faut s’adapter)

Enfin, dans ce projet dont j’ai conscience de l’ampleur, il est nécessaire de prendre en compte certaines évolutions dans les mobilisations de ces dernières années. Sans développer, les exemples étant assez illustratifs par eux-mêmes, je pense encore une fois aux « Gilets Jaunes », à « Nuit Debout », au « Front social » ou aux mobilisations de « Notre-Dame-des-Landes » ou de « Bures ».

Comment combines-tu cette double identité, celle de militant et celle de chercheur ? N’y a-t-il pas une contradiction entre l’un et l’autre ?

Forcément qu’il y en a une ! Malgré mon attention sur cette question, j’avais eu quelques remarques lors de la présentation de mon mémoire sur certaines petites phrases « assassines » qui révélaient une prise de position là où il fallait que je m’en tienne aux faits présentés qui se suffisaient à eux-mêmes. Mais je pense que d’un certain point de vue c’est aussi une force, car mon militantisme me permet d’anticiper un certain nombre de choses, de réactions, d’évolutions, anticipation dont je ne disposerais peut-être pas si je n’avais pas cette expérience. C’est très difficile de ne pas intervenir au cœur du sujet qu’on étudie au risque d’introduire un certain nombre de « biais » préjudiciables à la recherche. Mais je pense que cet engagement est inhérent à la condition de chercheur, le principal étant surtout d’en être conscient et d’avertir le lecteur autant que possible. Il doit sans doute y avoir une littérature abondante sur le sujet, mais ma « jeunesse » dans la recherche ne me permet pas encore d’y faire référence… Je continue d’apprendre

Tu as travaillé longtemps à La Poste ; assumé des responsabilités syndicales du côté de Solidaires. Comment expliques-tu la relative faiblesse des résistances collectives aux réorganisations de la structure ? Il ne manque pas de syndicalistes combatifs ?

Il y a et il y aura sans doute toujours une question liée à la proximité des syndicalistes avec le milieu dans lequel ils interviennent. Le travail de terrain est indispensable, la confrontation permanente avec la réalité du travail est tout aussi essentielle, mais pas suffisante non plus. Au niveau national s’exercent tout un tas de « pressions » d’ordre politique, d’expressions de rapports de force qui peuvent être conflictuels, de luttes de pouvoir internes qui peuvent brouiller les informations qui remontent de la base. Il y a une bureaucratisation des structures, en tout cas de ce que j’en connais, et cette bureaucratisation n’a rien à voir avec des questions de durée de mandats ou de renouvellement des directions qui ne sont souvent que des yoyos qui n’empêchent rien. Même dans SUD ou Solidaires, ces problèmes sont permanents et il n’est qu’à voir certaines trajectoires militantes pour se rendre compte que la fin d’un mandat à un niveau n’est que le début d’un autre mandat dans une autre structure.

Dans les faits prédominent rapidement des questions liées aux résultats des élections professionnelles, donc aux mandats qui y sont liés ou à la préservation des fiefs syndicaux assurant des victoires dans les congrès. La blague circulant après les ordonnances Macron c’est que dorénavant on avait plus affaire à la « lutte des places » qu’à la lutte des classes.

A cela il faudrait rajouter les marqueurs idéologiques de chaque syndicat ou confédération. Ce qui est sûr en tout cas c’est que les ordonnances Macron rebattent toutes les cartes car même les syndicats se présentant comme « réformistes » ont trinqué comme les autres d’un point de vue de leur représentation dans les usines ou les sites industriels. C’est ce qui explique peut-être le positionnement d’un syndicat comme la CFDT qui n’a pas été entendue dans le cyclone des ordonnances. Après comme pour le reste cela nécessite une étude approfondie des évolutions en œuvre dans chaque centrale.

Ce qui est certain pour l’instant, c’est que dans le cadre de la vague de plans sociaux et de licenciements que nous connaissons depuis plusieurs mois, aucune riposte centralisée n’a vu le jour du fait d’une confédération quelconque. Mais ce n’est pas nouveau : au début des années 2000 les salarié-es de LU à Ris-Orangis avaient été confronté à la même problématique… et c’est d’eux-mêmes qu’était venue la solution en organisant une coordination des entreprises sous plan de licenciement et en réussissant une manifestation à Paris pour une loi interdisant les licenciements. C’est ce qu’essayent de faire les salariés de TUI France aujourd’hui

Un mot pour terminer ? Ton avis sur la recherche et son utilité ? 

Je serais très bref pour une fois. Je pense que la recherche a un rôle essentiel à jouer dans la recomposition nécessaire des structures et des idées. A l’image de ce que les libéraux avaient réussi à faire en 1938, à Paris, à l’occasion du colloque Lippmann, il est possible et même nécessaire que la recherche se confronte avec les syndicalistes, les salarié-es, à l’occasion d’un nouveau colloque. Cette fois il ne s’agira pas d’imaginer le « néolibéralisme », mais bien les contours d’une nouvelle utopie, sociale, écologique et forcément anticapitaliste.

Propos recueillis par S. Bouquin

[1] https://blogs.mediapart.fr/abahcmoi/blog/150820/le-cse-retour-sur-les-ordonnances-macron

[2] https://www.facebook.com/MouvementInvisible/

[3] https://blogs.mediapart.fr/abahcmoi/blog