Entretien avec Pascal Vitte, responsable syndical de Solidaires Orange et rédacteur du «Et Voilà – santé et conditions de travail» Entretien réalisé par S. Bouquin et J. Pélisse.
L’ex-PDG de France Télécom Didier Lombard et l’ex-numéro 2 Louis-Pierre Wenès ont été condamnés à un an de prison avec sursis,; une peine moindre qu’en première instance. La complicité de deux anciennes cadres est confirmée. Deux autres prévenus sont relaxés. La cour d’appel de Paris a considéré, vendredi 30 septembre 2022, que le « harcèlement moral institutionnel » est bien caractérisé dans l’affaire dite des suicides à France Télécom. La juridiction a entériné à son tour cette notion introduite dans la jurisprudence par le tribunal correctionnel de Paris en décembre 2019. Les indemnités allouées aux parties civiles en première instance ont été réduites par la cour d’appel, tandis que d’autres parties civiles ont été déboutées de leurs demandes.
Harcèlement moral institutionnalisé est reconnu
Stéphen Bouquin – Quel bilan tirer du jugement en appel dans le procès Orange/FT ?
Pascal Vitte : Le bilan que je tire du verdict en appel est positif parce que le caractère institutionnel du harcèlement moral est confirmé, et même consolidé selon nos avocats. La défense des prévenus consistait à dire, en gros, « vous nous accusez de harcèlement moral mais quand on regarde la définition de ce dernier – « des agissements ayant eu pour objet ou pour effet la dégradation des conditions de travail, ou la carrière des salariés » – et bien moi, les salariés, je ne les connaissais pas… ». Or, le jugement en appel confirme la réponse faite en première instance. Il s’est appuyé en partie sur des jurisprudences qui montraient déjà que peu importe qu’il y ait ou non une connaissance directe des personnes : il y a bien eu une atteinte à la santé et aux droits à la dignité de membres du personnel et cela dans la mesure où a été élaborée une politique d’entreprise qui avait pour finalité la détérioration de la santé morale et physique des salariés. Et ça c’est suffisant.
Ensuite, leur deuxième ligne de défense consistait à dire que des managers locaux ont exagéré et qu’ils ont mal traduit ce que la direction avait donné comme consigne. Mais les commissions rogatoires des magistrats instructeurs visant notamment à investiguer les ordinateurs des prévenus, avait déjà bien montré que le harcèlement moral avait été préparé au plus haut niveau de l’entreprise et qu’il avait incité les cadres (« managers ») des directions régionales à « consommer le délit de harcèlement moral ». En atteste, notamment, le compte rendu retrouvé de la réunion de l’ACSED (association des cadres supérieurs de France Télécom) de 2006, où l’on découvre le fameux « il faut se débarrasser de 22 000 personnes par tous les moyens, par la fenêtre ou par la porte » asséné par Didier Lombard. D’où la définition du harcèlement moral institutionnel du jugement d’appel : « Le harcèlement institutionnel a pour spécificité d’être en cascade, avec un effet de ruissellement, indépendamment de l’absence de lien hiérarchique entre le prévenu et la victime. » Donc au final, pour moi, ce verdict permet de renouer avec des conflits de classe qui sont trop souvent étouffés derrière la logique du « dialogue social », laquelle tend à dépolitiser le monde du travail.
Jérôme Pélisse : On a lu différentes choses qui commentent le verdict et on observe quand même deux visions qui ressortent de cela. D’une part, tout le monde souligne combien cette notion est actée et elle l’était déjà par le simple fait qu’après le verdict en première instance, Olivier Barberot et France Télécom/Orange n’avaient pas fait appel. Mais en même temps, on voit qu’en dehors de D. Lombart et L.P. Wenès, qui ont été à nouveau condamnés mais avec des allègements de peine, deux autres prévenus ont été relaxés. Certains dressent des bilans plus amers, ou en demi-teinte, et insistent sur le fait que la dimension dissuasive de ce procès passe un peu à la trappe. Au final, des employeurs pourraient se dire, « finalement,on ne risque pas tant que ça… ». Comment réagis-tu à cela ?
Pascal : Non, cela ne remet pas en cause la victoire, selon moi. Il faut avoir en tête que la peine maximale encourue pour le harcèlement moral était de toute façon très faible. À l’époque des faits, elle était d’un an de prison et de 15 000 euros d’amende. Même si, avec le jugement en appel, il n’y a plus que du sursis (certes invoqué pour des raisons discutables qui sont liées à leur âge et à leur retrait d’activité), la peine maximale prescriptible à l’époque des faits est confirmée. De plus, la peine maximale étant d’un an, ils n’auraient pas fait de prison ferme, même avec une condamnation d’un an ferme.
Toutefois, il est vrai que ce jugement en appel fait très justice de classe. Mais cela tient à d’autres raisons à mon avis. Tout d’abord, selon certaines sources, les prévenus ont payé leurs avocats jusqu’à 20 millions d’euros – non pas eux directement, de surcroît, mais leurs compagnies d’assurances (les 20 millions, cela nous vient d’une autre source syndicale, je ne peux pas la confirmer, mais ce qui est certain c’est qu’ils ont déboursé plusieurs dizaines de millions d’euros). Le fait qu’en appel, la juge dise pour les victimes qui sont loin d’avoir les moyens financiers des prévenus, “les honoraires d’avocats, c’est seulement 1500 euros », pour tous ces mois de procès, c’est quand même un message inquiétant qui est envoyé aux salariés et aux représentants du personnel. Cela revient à dire : « Vous avez le droit de contester le fait que certaines politiques d’entreprises relèvent d’un harcèlement institutionnel, mais bon, ce sera à vos frais… ».
D’autre part, en première instance, le tribunal avait accordé la somme de 10 000 euros aux 118 parties civiles qui ont voulu se joindre au fond – c’est-à-dire que, en plus des 39 victimes retenues par l’ordonnance de renvoi (ORTC) des magistrats instructeurs, 118 personnes se sont portés parties civiles s’estimant victimes du harcèlement institutionnel du fait d’avoir travaillé à France Télécom pendant la période des faits. Or, le tribunal d’appel a réduit le dédommagement à 1 euro symbolique. Pour autant, au fond, ce qui compte, c’est que l’euro symbolique confirme le principe du harcèlement institutionnel.
Je comprends donc que, pour toutes ces raisons, le jugement en appel laisse un goût amer. Mais sur le plan politique et syndical, encore une fois, ce qui importe est que ce jugement peut faire avancer notre combat pour une humanisation du travail. C’est à nous d’agir, de nous approprier les implications de la qualification du harcèlement institutionnel.
Harcèlement et organisation matricielle
Jérôme : Dans cette veine-là, comment rendre opérante la catégorie ? Tu as mentionné cet enregistrement où il est dit “ils passeront par la fenêtre ou par la porte”, et cela a été mobilisé à juste titre pour soutenir l’idée du harcèlement institutionnel moral. Mais ce genre de propos et encore moins de preuve (puisque cette expression a été enregistrée et retranscrite), on ne l’a pas toujours en main … Alors comment faire ? On ne peut pas toujours documenter aussi clairement ce type de politique d’entreprise… Est-ce que ça ne risque pas d’être une limite dans la possibilité de rendre opérante cette catégorie de harcèlement moral institutionnel ?
Pascal : Oui et non. Par exemple, dans le cadre de la CSSCT dont je suis membre, j’ai mis en évidence que l’organisation matricielle, qui est la même que celle qui avait cours pendant la période des faits, avait donné lieu à des débats dans l’enceinte judiciaire et avait été pointée dans l’ordonnance de renvoi comme un élément à charge dans la dégradation de la santé mentale et physique des salariés – notamment du fait des injonctions contradictoires provenant de la « hiérarchie verticale », d’une part, et du « chef de projet », d’autre part, mais aussi des réorganisations permanentes qu’elle engendre, d’une mise sous pression constante des salariés avec des évaluations et des entretiens avec des N+1. Tout cela a été considéré lors du procès comme participant du « climat anxiogène ». Cet exemple permet de mettre au travail la définition qui est donnée du harcèlement institutionnel. Celui-ci, je le rappelle, a pour caractéristique « d’être en cascade, avec un effet de ruissellement, indépendamment de l’absence de lien hiérarchique entre le prévenu et la victime ». Or, dans quelle mesure ce dispositif managérial qu’est l’organisation matricielle, décidé au plus haut niveau d’Orange (comme d’ailleurs de la plupart des entreprises du CAC 40), ne risque-t-il pas d’amener des managers locaux à « consommer le délit de harcèlement moral » ? Bien sûr, on objectera aussitôt le droit d’entreprendre de l’employeur et le fait que l’organisation est dénuée d’intention de nuire. Mais l’important est qu’un dispositif organisationnel jusqu’alors intouchable est mis en débat. D’autre part, cela permet de rappeler que le droit d’entreprendre trouve ses limites dans le respect de la santé des travailleurs, et que l’argument de l’absence d’intention de nuire, comme le rappelle le jugement, n’est pas recevable : seule compte « la conscience » de l’employeur des conséquences néfastes de ses actes ou de ses décisions. Alors, pour répondre à ta question, à nous d’enquêter syndicalement pour constituer les preuves : à partir d’éléments factuels de dégradation des conditions de travail, à nous de montrer que l’organisation matricielle est déterminante, qu’elle est à l’origine d’un « effet de ruissellement » constituant un « facteur de risque » de harcèlement. De plus, en procédant de la sorte, on est au cœur des « principes généraux de prévention » du code du travail sur lesquels, en tant que représentant du personnel, nous avons à nous appuyer. Ces principes de prévention obligent l’employeur à prendre des mesures de prévention dites « primaires », c’est-à-dire qui lui commandent de commencer par « éviter les risques », puis, si cela n’est pas possible, de « combattre le risque à la source » (L. 4121-2). Mais on peut aussi envisager de questionner les possibles « effets en cascade » d’autres dispositifs du néomanagement, comme les « entretiens individuels d’évaluation » des compétences et la « sous-traitance ».
Il faut aussi s’arrêter un peu sur la sous-traitance, qui a pris une dimension exponentielle, « en cascade » (c’est le cas de le dire), avec l’auto-entreprenariat. Je prends l’exemple de là où je travaille, à savoir un centre d’appel technique. Il faut savoir que 92 % des appels des clients Orange sont sous-traités. Les conditions de travail des sous-traitants sont bien pires que les nôtres : statuts précaires, payés à coups de lance-pierres, sans formation, avec des objectifs souvent inatteignables et la peur d’être jetés après avoir été exploités sans vergogne, et obligés de travailler le dimanche. On le voit quand on revient sur le plateau les lundis (lorsque les clients ont appelé le dimanche) : faute de formation, mais aussi de culture technique qui peut donner sens au travail de dépannage, on doit souvent reprendre à zéro le dossier du client. Ce système est inefficace et il participe à la dégradation des conditions de travail tant en interne que chez les sous-traitants ; sans parler de ce que vivent les clients-usagers.
Je fais une autre incise. Suite à la médiatisation des suicides à France Télécom, en 2009, le ministère du travail a imposé l’ouverture d’une négociation nationale. Elle a donné lieu à la création d’un « Comité National de Prévention du Stress » (CNPS) au sein duquel est prévu une enquête triennale sur les risques psycho-sociaux. Elle repose essentiellement sur le questionnaire Gollac de 2011 qui a établi 6 facteurs de risque dits « psychosociaux » : 1° L’intensité du travail, 2°L’exigence émotionnelle, 3° La latitude décisionnelle dans son travail, 4° Les rapport sociaux au travail, 5° Les conflits de valeur, 6° L’insécurité de la situation de travail. Lors de l’enquête CNPS de 2021, la question ouverte située tout à la fin des 70 ou 75 questions a permis d’établir des liens statistiquement significatifs entre, d’une part, l’évocation par les salariés de la baisse des effectifs (le non remplacement des départs) et la dégradation du facteur « intensité du travail », et, d’autre part, l’évocation de la sous-traitance et la dégradation du facteur « conflits de valeur » (plus précisément du « travail empêché » qui en fait partie). On le savait, mais aux moins c’est montré : l’intensité du travail est d’autant plus mal perçue que l’on est en sous-effectif ; travailler quand le cœur de son travail est sous-traité tend à devoir en rabattre sur le niveau de son professionnalisme. Ces exemples, on le sait, avaient déjà montré que ces « politiques d’entreprise » (la politique de l’emploi, de la sous-traitance, de l’évaluation des compétences, des réorganisations successives…) ont des conséquences directes sur les conditions de travail.
Stéphen : D’accord. Mais outre le fait qu’il y a les méandres de la procédure interne à partir du CSSCT, et que l’action sur les conditions de travail n’est plus la même depuis la fusion des instances, il faut pouvoir désigner une pratique managériale comme relevant d’un harcèlement moral institutionnel. Si la définition est restrictive, plein de pratiques managériales pourtant très “toxiques” ne pourront pas être mises à l’index. Si la définition est large et inclusive, cela permet-il encore de gagner un procès ? Par ailleurs, les salariés doivent-ils invoquer des symptômes pour signifier qu’ils subissent un HMI ? Le fait d’être en burn-out par exemple ? Quels sont les indicateurs d’un harcèlement du point de vue des salariés ? Je dis ça parce que les réorganisations en soi ne suffiront peut-être pas pour valider l’existence d’un HMI…
Jérôme: Une autre manière de poser la question serait de se demander si les résultats de l’enquête triennale suffisent pour démontrer l’existence d’un harcèlement moral institutionnel…
Comment améliorer les conditions de travail ?
Stéphen : Je reviens sur deux points. Primo, sur la question de la qualité de vie au travail, il faut quand même constater que le problème ne se limite pas au “harcèlement institutionnel moral” mais que la dégradation des conditions de travail découle d’une variété de politiques, toxiques pour le bien-être des salariés, et qu’elles n’ont pas forcément non plus un lien direct avec le type d’organisation du travail. On peut donc connaître plusieurs modèles d’organisation qui seront dans certains cas source de mal-être mais dans d’autres pas forcément. Deuxio, ne faut-il pas se poser la question de savoir si la judiciarisation ne participe pas à l’atomisation ou au manque de solidarité entre collègues. Je m’explique : quand quelques individus sont en souffrance et entreprennent une action juridique pour harcèlement, cela ne sollicite pas auprès de leurs collègues un élan de solidarité. Ils et elles peuvent même réagir en se disant “bon, et bien moi je ne suis pas concerné, de toute manière je ne suis pas dans le collimateur, donc je me tiens à carreau”. Ces collègues continuent à afficher une loyauté de façade et peuvent s’abstenir d’exprimer leur solidarité envers les victimes puisque le problème doit se régler devant les prudhommes ou une cour de justice… Est-ce que l’action syndicale, en prenant la voie d’un règlement juridique des conflits, ne conforte pas ce type d’attitudes qui au final ne changent pas le rapport de force des collectifs de travail vis-à-vis du management ? Plus largement et pour élargir un peu le débat, on peut aussi se dire que dans un avenir proche, le management sera contraint d’humaniser le travail, faute de quoi, la « grande démission » pourrait vraiment se développer, y compris en France. Dit autrement, est-ce que « exit », les départs volontaires, le refus d’embauche, pour des raisons à la fois liées au montant du salaire mais aussi aux conditions de travail, ne peuvent pas soutenir le « voice » ou la prise de parole, c’est à dire la revendication d’une amélioration substantielle des conditions de travail ?
Pascal : La prise de parole revendicatrice suppose un « désir de politique ». Lutter à l’intérieur de l’entreprise pour de meilleures conditions de travail implique d’abord d’être en mesure de percevoir que la dégradation des conditions de travail relève de choix d’entreprise au service d’un régime politique controversé, le capitalisme, et ensuite d’être motivé par la perspective d’une remise en cause de ce régime qui donne sens à la lutte. Or, la motivation politique et collective est en très net recul et beaucoup plus difficile à susciter dans les services aujourd’hui. Il faut accepter de le reconnaître si on veut orienter efficacement l’action syndicale…
Stéphen : Si je peux me permettre… Le désir de politique est quand-même une idée très abstraite… L’engagement dans l’action collective n’est pas portée que par le souhait d’une transformation sociale d’ensemble. L’action syndicale, c’est aussi améliorer la situation quotidienne pour soi-même et ses collègues. Etre mieux payé et ne pas se faire maltraiter par le management, ça change déjà pas mal de choses au niveau de la vie quotidienne. Sans oublier que ces questions sont avant tout collectives et qu’il faut donc tenter de les mobiliser comme enjeux collectifs…
Pascal : Peut-être, mais il faut admettre aussi que nous ne sommes plus dans les années 1970, voire au début des années 1980 où, aux PTT en tout cas, on parlait du capitalisme, de l’autogestion, etc. Les collègues, sans être hostiles aux mobilisations, préfèrent maintenant beaucoup plus “tirer leur épingle du jeu” individuellement plutôt que de rejoindre l’action collective, le voice. Il serait trop long de reprendre ici tous les changements sociaux à cliquet de quatre décennies de politique néolibérale qui pourraient expliquer ce « recul du politique » dans le monde du travail. Mais pour ce qui me concerne, ayant vécu le passage d’une administration à forte culture technique et de service public à celle d’une entreprise commerciale du CAC 40, je voudrais insister sur deux aspects qui, selon moi, se complètent comme deux étages d’une même fusée : premier étage, la mise en place des dispositifs d’individualisation du travail des années 1990-2000 – comme l’évaluation individuelle et les horaires décalés suite à la loi sur les 35 heures – et puis un second étage, à partir du milieu des années 2000, avec les avancées très rapides du numérique (par exemple, la mise en place d’une gestion administrative du personnel par plate-forme – appelée à France Télécom le CSRH) qui confirment le message implicite du « débrouille-toi tout seul » assumé par le salarié en tant que petit entrepreneur de soi-même. Je pense que ces deux révolutions – la première, organisationnelle et technique, et la seconde, numérique (soutenue par « l’idéologie du progrès ») mise au service de la première –, ont contribué à mettre dans les têtes des “standards” qui rendent ”le collectif” a priori moins légitime qu’avant aux yeux de nos collègues. C’est pourquoi je ne pense pas non plus que « la grande démission », si on fait référence, par exemple, à celle des chauffeurs de bus de la RATP, soit à même de favoriser le retour de la prise de parole dans la mesure où elle relève d’actes individuels non concertés ; et quand l’exit se rend médiatiquement visible, quand il est concerté et devient collectif comme c’est le cas des jeunes des grandes écoles qui refusent collectivement leur diplôme, ou donne lieu à la création d’associations d’aide et de soutien à la « bifurcation » professionnelle – que certains appellent même la « désertion » – , il suppose dans la plupart des cas un minimum de capital économique, mais aussi culturel et social, pour trouver le temps de se retourner. D’autre part, concernant « l’humanisation du travail », le management est passé maître dans l’art de détourner le sens des mots pour justifier ses méfaits. Par exemple, avec Stéphane Richard, qui a succédé à Didier Lombard, Orange a lancé un slogan interne qui était : « Chez Orange on est digital et humain ». Voyant que les deux termes n’allaient pas de pair et que la prise de parole à ce sujet commençait à s’amplifier, la rhétorique managériale s’est empressée de reprendre à son compte la critique montante de la « déshumanisation numérique » pour produire une espèce de sidération de la critique. En réalité, “l’humanisation” du travail est envisagée par le management sous la forme du « modèle Agile », attisant chez les salarié.e.s l’illusion d’une autonomie dans le travail qui se révèle à la longue épuisante et stressante.
Merci pour ces échanges très riches et nous espérons que le débat va rebondir à l’occasion de la publication de cet entretien.
La notion de harcèlement institutionnel permet de caractériser des situations qui étaient mal prises en compte lorsque le terme de harcèlement moral a été popularisé. En effet, En France, la première approche, développée par Marie-France Hirigoyen (1998) était d’abord celle d’une thérapeute. L’accent était mis sur la relation entre un harceleur « pervers narcissique » et une victime perfectionniste dotée d’une faible estime de soi. Le grand succès de cette notion à l’époque s’explique par le fait qu’un nombre croissant de salariés ne parvenaient plus à donner du sens aux actes négatifs et agressif qu’ils subissaient et qu’ils ne pouvaient plus y apporter de réponses collectives (Loriol, 2016) pour plusieurs raisons : affaiblissement des collectifs de travail ; individualisation des parcours et des formes de reconnaissance ; difficultés à aborder les conflits liés au travail, vécus alors comme des conflits de personnes plutôt que sur l’activité ; distanciation sociale croissante entre décideurs et subordonnés ; management à distance qui dépersonnalise les relations et favorise les injonctions contradictoires ; montée en puissance des impératifs budgétaires et de rentabilité par rapport aux impératifs techniques et professionnels ; etc.
Des prédictions auto-réalisatrices ?
Mais la notion de harcèlement moral a eu en retour un effet performatif en faisant passer l’analyse à un registre psychologisant et réducteur, avec la mise en cause de personnes (les supposés « pervers narcissiques ») plutôt que d’une organisation ou d’un système de management (Loriol, 2016).
Lors de l’enquête PRESST-NEXT (Estryn-Béhar, 2005) à laquelle j’ai participé au moment des débats puis du vote de la loi de 2002 qui reconnaît le harcèlement moral, plus de 11% des 17 000 soignantes interrogées se plaignaient de « harcèlement moral ». Pour une part, il s’agissait de situations où la cadre du service les rappelait durant leur repos pour assurer en urgence des remplacements. Le fait que ces appels répétés étaient ressentis comme intrusifs et que la cadre usait parfois d’une forme de chantage moral (« tu ne peux pas laisser tomber les patients, les collègues, le service ») faisait écho au terme de « harcèlement moral ». Quelques soignantes estimaient que les cadres étaient des « vieilles filles » qui ne pouvaient pas comprendre les contraintes de la vie de famille. De leur côté, certaines cadres déploraient une « moindre conscience professionnelle » chez leurs jeunes subordonnées. Ces accusations croisées ne trouvaient en fait que peu de confirmations empiriques. Ce n’était pas les mentalités supposées des unes ou des autres qui étaient en cause, mais bien des choix organisationnels (suppression des pools de compensation et de suppléance qui permettaient de trouver des remplaçantes expérimentées en interne, politique de réduction du nombre d’infirmières formées, recours à l’intérim) qui créaient des tensions structurelles entre les cadres, obligées de trouver les effectifs pour faire tourner le service, et les soignantes cherchant à équilibrer leur travail et leur vie de famille (où les tâches domestiques et éducatives sont encore mal réparties).
Une évolution par le Droit
Les prises de position syndicales lors des débats sur la loi de 2002 qui instaure le harcèlement moral, mais aussi les nouveaux travaux de Marie-France Hirigoyen (2001) et d’autres chercheurs comme Christophe Dejours, vont élargir le périmètre du harcèlement à des dimensions un peu plus collectives et organisationnelles.
Une fois la loi votée, la jurisprudence a travaillé la notion de harcèlement moral afin de prendre en compte les effets délétères de formes de management ou de certains outils de gestion, notamment au moment de la médiatisation des suicides au Technocentre de Renault puis à France-Télécom (Miné, 2012 ; Wolmark, 2015 ; Loriol, 2016 ; Paragyios, 2017). Par exemple, le fait de « communiquer avec un subordonné à l’aide de tableaux », de le court-circuiter en donnant directement des ordres à un salarié placé sous son autorité et de le soumettre « à une pression continuelle, des reproches incessants, des ordres et contre-ordres dans l’intention de diviser l’équipe », indiquait, selon la cours de cassation, « une mise à l’écart et un mépris envers ce salarié ». Elle en déduit que « le licenciement du salarié était nul, en ce qu’il aurait eu pour origine le comportement de son supérieur » (Cass. soc., 10 novembre 2009, n° 07-45.321). De même, est victime de harcèlement moral un chef de service qui a fait l’objet d’une mutation irrégulière avec changement de résidence pour être affecté à un poste progressivement vidé de tout contenu (Cass. soc., 3 décembre 2008, n°07-41.491). C’est aussi le cas quand l’employeur suspend la ligne téléphonique et la messagerie électronique d’un salarié sans motif légitime (Cass. soc., 24 octobre 2012, n°11-19.862). Des conditions de travail qui portent atteinte à la santé peuvent aussi caractériser une forme de harcèlement moral, par exemple lorsque l’employeur impose à une salariée d’effectuer des tâches de manutention lourde de manière répétée au mépris des prescriptions du médecin du travail entraînant des arrêts de travail (Cass. soc., 28 janvier 2010 n° 08-42.616). L’implication de l’employeur est aussi liée à la réparation de la perte d’emploi quand un salarié a dû démissionner suite un harcèlement ; le licenciement ici est sans cause réelle et sérieuse. Dans un autre cas, l’employeur est responsable des actes de harcèlement moral commis par un tiers (Cass, soc., 19 octobre 2011, n° 09-68272). C’est enfin la question de l’indemnisation qui conduit à chercher à impliquer l’employeur : le harcèlement moral peut donner lieu à l’octroi d’une indemnité spécifique pour sanctions injustifiées (Cass. soc., 30 novembre 2011, n° 11-10.527 et 11-10.528).
C’est donc le Droit qui définit et fait évoluer la notion. D’ailleurs, dans le Dictionnaire du Travail (PUF, 2012) comme dans le Dictionnaire des Risques Psychosociaux (Le Seuil, 2015), l’article « harcèlement » a été confié à un juriste (respectivement Michel Miné et Cyril Wolmark). Mais ce cadre juridique limite l’analyse des effets organisationnels et des dynamiques collectives dans la mesure où il suppose toujours de caractériser et d’identifier un « harceleur » et une « victime ».
En l’absence de tableaux de maladie professionnelle concernant la santé mentale ou les risques psychosociaux, la loi sur le harcèlement moral apparait néanmoins comme le principal moyen d’obtenir réparation des souffrances subies et de pousser les directions à intégrer davantage les conséquences sur la santé mentale dans leurs décisions. Mais l’origine psychologique, puis pénale, marque toujours la notion de harcèlement, rendant difficile la prise en compte des facteurs organisationnels et relationnels dans la compréhension et la prévention des violences au travail. Cela n’avait rien d’inéluctable et l’histoire aurait pu emprunter d’autres voies.
Bullying, mobbing et harcèlement, des conceptions hétérogènes
La genèse des réflexions sur ces questions s’inscrit en effet dans une triple filiation. Andrea Adams, dans son livre Bullying at the workplace (1992) a popularisé l’idée, en Grande-Bretagne, que les comportements d’intimidation et de d’humiliation pratiqués dans les cours de récréation par certains élèves sur les plus fragiles pouvaient trouver leur équivalent dans le monde du travail. Dans les deux situations, les défaillances de l’éducation parentale sont pointées du doigt pour expliquer pourquoi certains vont chercher à imposer leur emprise sur ceux qui n’ont pas les moyens de se défendre.
Heinz Leymann, dans Mobbing (1993), développe, pour l’Allemagne et les pays scandinaves, une approche assez différente. Le mobbing correspond le plus souvent à une situation où le groupe se retourne contre un individu qui devient le bouc-émissaire de problèmes plus larges. Le mobbing résulte de conflits que l’organisation n’a pas pu ou pas voulu résoudre, voire a créés pour faire avancer ses objectifs (réduire les effectifs, tester une réforme) ou se dédouaner. Rejeter toutes les fautes sur une personne (petit chef ou collègue) est une façon de dégager la responsabilité des décideurs. Pour Leymann, la personnalité des parties prenantes n’est pas la cause du processus de mobbing, même si les personnalités difficiles peuvent devenir, au bout d’un moment, la conséquence du processus de mobbing non résolus.
En France, Marie-France Hirigoyen, dans Le harcèlement moral (1998), donne une lecture psychanalytique des situations de « harcèlement ». Elle estime, par exemple, que beaucoup de victimes de harcèlement auraient inconsciemment pris leur supérieur pour leur père, d’où un redoublement des blessures de l’enfance par les actes des supérieurs harceleurs. Par la suite, elle se montrera plus attentive aux contextes professionnels et organisationnels ; tout en attachant toujours beaucoup d’importance aux personnalités et à leur psychogenèse (Loriol, 2017).
Adams
Bullying (1992)
Leymann
Mobbing (1993)
Hirigoyen
Harcèlement moral (1998)
Origines / antécedents
Violence et humiliation à l’école
Ethologie (Lorenz) et recherches sur l’humiliation et le stress
Harcèlement Sexuel et thérapie familiale
Cadre théorique
Sens commun et psychologie du développement
Processuel et interactionniste
psychologie sociale
Psychanalyse et psychiatrie
Causes / Responsabilités
Personnalité forgée dans l’enfance / management qui ignore le problème
Organisation, management et relations humaine
Pervers narcissiques
La notion de mobbing aurait pu servir de point de départ à une lecture plus collective et organisationnelle des phénomènes de violence et de conflit dans l’entreprise. Malheureusement, dans la littérature internationale, c’est la notion de bullying, la plus pauvre théoriquement, qui va s’imposer de façon hégémonique (Loriol, Dassisti et Grattagliano, 2020). Les travaux inspirés de Leymann vont être peu à peu tirés vers des approches plus individualisantes (notamment en développant l’idée de plus grand risque de victimisation de certaines personnalités), tandis que ceux sur le bullying et le harcèlement vont, avec difficulté du fait des présupposés de départ et de la résistance des employeurs, tenter d’intégrer un petit peu la gestion et l’organisation du travail.
Le procès de France-Télécom
Le procès des suicides à France-Télécom, tenu à Paris en 2019, a largement contribué à faire exister dans le droit la notion de harcèlement institutionnel (Lerouge, 2021 ; Tessier, 2021). Le tribunal a en effet estimé que les dirigeants inculpés étaient responsables d’un « suivi vigilant des agissements harcelants dont l’objet était la dégradation des conditions de travail de tous les agents de France Télécom pour assurer et hâter, accélérer la réduction recherchée des effectifs de l’entreprise ». Cela reposait sur « une politique d’entreprise issue d’un plan concerté pour dégrader les conditions de travail des agents de France Télécom afin d’accélérer leur départ » (jugement cité par Tessier, 2021).
Le procès a cherché à rendre socialement responsable la personne morale de l’entreprise (qui a obligation de préserver la santé physique et mentale de ses salariés) et pénalement responsables certains de ses dirigeants dont on a pu démontrer qu’ils avaient sciemment mis en place des politiques visant à déstabiliser, pour les faire partir, des salariés qui étaient jugés trop nombreux ou peu adaptés aux nouveaux objectifs. Le tribunal a dû faire la preuve du caractère intentionnel de ces politiques, mais aussi du fait que les notions de harcèlement managérial et de harcèlement institutionnel étaient antérieures aux faits incriminés (les suicides en 2009-2010). Les débats préparatoires à la loi de 2002, les experts entendus (notamment ceux de Christophe Dejours et de Michel Debout, médecin spécialiste du suicide) à cette occasion et de nouveau auditionnés au procès et la jurisprudence avaient déjà démontré la volonté de dépasser « l’inter-individuel pour questionner le collectif de travail, ses liens avec la hiérarchie et le rôle de celle-ci dans la genèse du processus » (jugement cité par Tessier, 2021).
Le 30 septembre 2022, la cours d’appel a confirmé le jugement de 2019, tout en réduisant les peines et en modifiant la nature des arguments. Selon les juges, « les décisions d’organisation prises dans le cadre professionnel peuvent, dans un contexte particulier, être source d’insécurité permanente pour tout le personnel et devenir harcelantes pour certains salariés (…) Le harcèlement institutionnel a pour spécificité d’être en cascade, avec un effet de ruissellement, indépendamment de l’absence de lien hiérarchique entre [les prévenus] et [les victimes] ». Ils précisent que ce qui est reproché aux anciens dirigeants n’est « ni les modalités de réorganisation, le nombre de sites à fermer, les salariés à muter ou à reconvertir, ni encore le nombre de départs ou d’embauches à réaliser pour améliorer la compétitivité de l’entreprise, mais bel et bien la méthode utilisée pour y parvenir, qui a excédé très largement le pouvoir normal de direction et de contrôle du chef d’entreprise » (cités dans Le Monde du 30/09/2022).
Cette confirmation en demi-teinte du jugement de 2019 traduit la volonté de fonder plus strictement en Droit les condamnations, en relativisant les témoignages des experts non juristes (psychiatres, psychologues, sociologues notamment), afin de répondre aux arguments des prévenus et de leurs avocats. En creux, cette décision de la cour d’appel illustre donc les limites du cadre juridique pour rendre justice de la souffrance au travail. Les différentes recherches en sciences humaines sur la santé mentale au travail ne sont pas jugées en mesure de caractériser des éléments de preuve (comme cela est pourtant le cas dans d’autres usages juridiques des expertises médicales ou psychiatriques).
Les limites de la notion de harcèlement institutionnel ou organisationnel
Le procès des suicides à France Télécom a bien montré comment la déshumanisation des salariés et les stratégies de dégradation et de découragement mises en place pour faire partir ceux qui étaient jugés indésirables ou superflus ont été possibles par la dilution des responsabilités et la mise à distance, par les hauts dirigeants, du terrain et des conséquences désagréables de leurs décisions. Au procès, la principale ligne de défense (au sens à la fois juridique et probablement aussi psychologique) était de répéter systématiquement « je n’étais pas au courant », « je n’avais pas à connaître ce genre de choses » ou « je m’occupais des grandes orientations stratégiques, pas de la santé au travail », etc. (Beynel, 2020). De même, certains ricanements ou soupirs appuyés entendus sur le banc des prévenus lors de l’audition des parties civiles ou des experts relèvent sans doute d’une forme de mépris de classe, mais aussi d’une volonté plus ou moins consciente de mettre à distance la souffrance générée par leurs choix stratégiques et la politique de réduction et remplacement des effectifs.
Plus la distance est grande entre la direction et les salariés, plus le risque est élevé de se sentir victime de harcèlement (Loriol et Sall, 2014). C’est ce que montre la dernière enquête européenne sur les conditions de travail menée auprès de 41 000 salariés dans 35 pays (EWCS, 2015, données fournies gracieusement par UK Data Service et retravaillées par l’auteur sur SPSS). Si les salariés des entreprises de 2 à 9 salariés sont 4,7% à se plaindre de harcèlement, dans les entreprises de plus de 500 salariés, ils sont 15,3% (EWCS, 2015).
La perte de sens, le manque de reconnaissance, la fragilisation des collectifs, l’impossibilité de faire un travail dont on peut être fier, l’obligation de faire dans son travail des choses qui peuvent aller à l’encontre de nos valeurs ne relèvent pas toujours d’un « harcèlement institutionnel », mais peuvent avoir des effets délétères sur la santé et le bien-être des travailleurs concernés. Les deux questions ne se recoupent que partiellement. Les salariés qui se sentent reconnus quand ils font un bon travail sont beaucoup moins nombreux (3,1%) que ceux qui ne sont pas reconnus (15,4%) à se dire victimes de harcèlement (EWCS 2015). De même, ceux qui pensent que leur manager leur fait confiance ne sont que 3,4% à signaler un harcèlement contre 17,9% de ceux qui estiment que leur manager ne leur fait pas confiance (EWCS 2015). Mais dans le même temps, beaucoup de salariés qui se plaignent de ne pouvoir faire un bon travail, de ne pas être reconnus ou de ne pas avoir la confiance de leur supérieur ne le vivent pas sous le registre du harcèlement, mais sous celui du stress, de la démotivation, du retrait, du conflit d’intérêt, du rapport de forces, etc.
De même, les salariés qui ont connu des restructurations importantes dans leur entreprise sont plus nombreux à se plaindre du harcèlement (8,3%) que les autres (3,2%), mais les restructurations sont porteurs d’autres difficultés (fragilisation des collectifs, désorganisation, mise en concurrence en interne, intensification du travail ou mises au placard, etc.) qui ne sont pas toutes vécues comme du harcèlement (EWCS, 2015). Avant même l’invention de la notion de harcèlement moral, l’arrivée, suite à une restructuration, de nouvelles équipes d’encadrement qui ne connaissent ni ne respectent les codes sociaux locaux, les arrangements implicites entre les ouvriers et la maîtrise, la fierté partagée du travail bien fait, a pu être vécu avec douleur comme une forme de mépris, de non reconnaissance, d’exploitation, etc. Parfois des grèves en ont résulté. C’est ce que montre, par exemple, mon étude sur le travail ouvrier de 1938 à 2015 dans un bourg industriel (Loriol, 2021). La même recherche témoigne aussi de la réalité ancienne du harcèlement syndical, phénomène encore peu pris en compte dans l’étude du harcèlement institutionnel.
Nombre de facteurs organisationnels peuvent difficilement, comme l’a montré le jugement en appel de France-Télecom, être rattachés juridiquement à la notion de harcèlement. Les dirigeants mis en cause utilisent toutes les armes juridiques à leur disposition pour nier leurs responsabilités. D’autant plus que le travail est toujours ambivalent, car source à la fois de contraintes et de réalisation de soi. Le conflit, par exemple, n’est pas forcément une cause de souffrance. S’il porte sur le réel de l’activité (et non sur des questions de personnes ou de pouvoir) et permet de mobiliser l’expérience de chacun pour réduire les problèmes quotidiens, le conflit est un moyen d’augmenter la puissance d’agir et les ressources collectives pour un travail bien fait dans lequel les travailleurs peuvent se reconnaître (Clot, 2021). Les dysfonctionnements dans l’organisation, les dynamiques relationnelles problématiques, la souffrance ou le bien-être ne peuvent pas être analysés et gérés sous le seul prisme du harcèlement.
Un témoignage littéraire de l’intérieur
Thierry Beinstingel, écrivain et ancien cadre de France télécom qui a vécu la période des suicides, est revenu plusieurs fois, dans ses romans, sur l’évolution du travail au PTT puis à France-Télécom (Loriol, 2019). Dans son livre, Dernier travail (2022), il aborde la période entre la vague de suicides (2010) et le procès (2019). Bien que le thème soit au centre de sa réflexion, le mot « harcèlement » ne revient que quatre fois et dans la bouche de personnages parlant du procès, non du narrateur. En effet, si Thierry Beinstingel ne nie pas, bien au contraire, les souffrances, la redondance du terme finit, pour lui, par banaliser tant les drames humains que la déshumanisation des politiques d’entreprise, productrices d’une violence symbolique qui résonne avec les parcours personnels.
Il évoque par exemple, avec une grande sensibilité aux mots utilisés, « toutes les notes de service, dûment numérotées, faisant référence à d’autres antérieurement conçues, rédigées de manière froide et réservée » qui « révèlent d’un bloc leur capacité à accabler, à blesser, à offenser, à tourmenter, écharper, massacrer, démolir. »
A propos d’un rapport sur l’accompagnement des salariés en situation d’exclusion à cause d’un « désajustement professionnel » , il note ainsi : « le mot “désajustement”, issu “d’ajusteur”, la noblesse de ce métier, souvent cachée sous les appellations alambiquées d’opérateurs de fabrication, de techniciens de maintenance, d’agents de production, vocabulaire et compétences interchangeables, tout un savoir-faire en matière de dispositions de moteurs, de turbines, d’élaborations de machines d’atelier, d’installation de ponts roulants, d’assemblages de trains d’engrenage, l’odeur de fer, de graisse, la parfaite mécanique, tout cela semblait rayé par l’expression de « désajustement professionnel». Il s’agissait à l’évidence de désavouer purement et simplement ce qui avait été, d’ériger la déliquescence en postulat, d’attribuer cette culpabilité au destin, d’enfoncer le clou en précisant bien que le désajustement était strictement professionnel, de nier en quelque sorte les répercussions personnelles que ce type de situation induit, abattement, dépression… Suicide. Dans la manière dont est rédigée l’expression, l’entreprise ne semble nullement fautive. On nage ici en plein cynisme dans quelque chose d’impersonnel. Mais quand on essaie de conjuguer cette langue distraite qui a oublié de nommer ceux qui sont concernés, la responsabilité pleine et entière de l’entreprise apparaît au grand jour : est “désajusté professionnellement” celui qui revient de longue maladie et à qui l’entreprise est incapable de proposer un emploi adapté ; est “désajusté professionnellement” celle à qui on ne propose plus aucune formation parce qu’il ne lui reste que quelques années à tenir. »
Bien que la nouvelle direction ne cesse de répéter qu’il faut « réinjecter de l’humain dans les rouages » (image un peu terrifiante si on la prend au pied de la lettre), les personnes ne semblent plus prises en considération, leurs efforts ne sont plus reconnus, leur humanité est niée, comme dans le cas de cet informaticien que la DRH s’acharne à vouloir faire partir sans aucun motif valable, simplement parce qu’il est issu de la promotion interne et non d’une école prestigieuse. Les pratiques rituelles, comme les plaques commémoratives ou la remise de médailles du travail sont peut-être désuètes, mais rien n’est venu les remplacer.
Références
Adams A., 1992, Bullying at the workplace, Virago.
Beinstingel, T., 2022, Dernier travail, Fayard.
Beynel, E. (dir.), 2020, La raison des plus forts. Chroniques du procès France Telecom, Les Editions de l’Atelier.
Clot, Y. (dir.), 2021, Le prix du travail bien fait. La coopération conflictuelle dans les organisations, La découverte.
Estryn-Behar M., Le Nézet O, Loriol M, Bedel M, Cantet-Bailly N, Charton-Promeyrat C, Crave, S, Cuénot E, Heurteux P, Négri J. F, Valentin R, Vambana M,. Caillard J.F, 2005, « La situation des cadres de santé en France Comparaisons européennes », Soins Cadre, Masson, Hors-série (supplément au n° 52), 41 pages.
Hirigoyen, M-F., 1998, Le harcèlement moral, la violence perverse au quotidien, Syros.
Hirigoyen, M-F., 2001, Malaise dans le travail, harcèlement moral, démêler le vrai du faux, Syros.
Lerouge, L., 2021, Le jugement France Télécom : contribution à l’étude de la démonstration juridique fondant l’incrimination pénale de « harcèlement moral institutionnel », Travailler, 2 (n° 46), pp. 39 – 55
Leymann, H., 1993, Mobbing, Rowohlt Taschenbuch.
Loriol, M. et Sall, D, 2014, La gestion du stress dans les TPE, La Revue des Conditions de Travail, ANACT, 1 (1), pp. 56-63.
Loriol, M., 2016, La médicalisation des difficultés et conflits au travail : le cas du harcèlement moral en France, Revue Economique et Sociale, Vol. 74, pp. 21-32.
Loriol, M., 2017, Appropriation and acculturation in the French debate on mental health at work of anglo-saxon clinical categories (stress, burn out and mobbing), dans Psychosocial Health, Work and Language: International Perspectives towards their Categorizations at Work, Cassilde, Stéphanie, Gilson, Adeline (Eds.), Springer International Publishing, p 93-111.
Loriol, M., 2019, Une approche littéraire de la souffrance au travail. Thierry Beinstingel et les suicides à France Télécom, La Revue des Conditions de Travail, 9, p. 35-43.
Loriol, M., Dassisti, L. et Grattagliano, G., 2020, Harassment at work in France and Italy first hypothesis for an international comparison, Aggression and Violent Behavior, 53, pp. 101-127.
Loriol, M., 2021, Les vies prolongées des usines Japy. Le travail ouvrier à Beaucourt de 1938 à 2015, Editions du Croquant, col. « Témoignages ».
Miné, M., 2012, Harcèlement, Dictionnaire du travail, PUF, pp 360-366.
La Grande-Bretagne [1] a connu cet été une vague de grèves comme elle n’en a pas vue depuis des décennies. Frappant tour à tour les entreprises du transport ferroviaire, la logistique, le terminal portuaire de Felixstowe et le Royal Mail, ces grèves se déroulent dans un contexte économique et social marqué à la fois par des profits record, une crise politique et une inflation galopante. La vague de grèves spontanées dans une dizaine d’entrepôts d’Amazon fut sans doute le moment le plus inattendu de ce summer of discontent, autrement dit l’été du mécontentement [2].
Dans cet article, nous voulons porter à la connaissance du lectorat francophone le retour de la grève comme fait social majeur, et cela dans un pays qui a connu une longue période de «pacification sociale contrainte». Après avoir brièvement exposé les éléments contextuels dans un premier point, nous décrirons dans le deuxième point les principaux conflits. Nous développerons ensuite quelques réflexions à propos de la poursuite des mobilisations de grèves au cours des prochains mois dans un contexte d’instabilité politique. Le quatrième point aborde la question de la fin d’une longue période de pacification de la conflictualité, en envisageant l’éventualité de cycles longs dans l’activité gréviste à partir du changement des coordonnées structurelles et organisationnelles qui en déterminent l’intensité. Nous conclurons enfin en dressant une série de constats généraux.
1 – Singularités britanniques sous tension
Au Royaume-Uni, les relations professionnelles (industrial relations) sont de type volontaire et faiblement réglementées, bien qu’à l’inverse, la grève soit très encadrée. Elles sont dépourvues d’instances représentatives du personnel et c’est pourquoi on évoque le « single channel » ou canal unique[3]. Le législateur a reconnu très tôt le fait syndical au sein de l’entreprise (1872) tandis qu’il accordait dans la foulée le droit d’organiser un piquet de grève pacifique (1875). En 1906, les syndicats obtenaient le droit de mener des grèves sans être exposés à une condamnation avec dommages et intérêts. La confédération Trade Unions Council (TUC) est un produit direct du chartisme né en 1838[4]. Elle regroupait initialement 180 syndicats de métiers ou de professions. A l’inverse d’autres pays où prédominaient les traditions anarcho-syndicalistes ou révolutionnaires, la TUC a pris les devants de l’action politique en fondant en 1900 le Labour Representation Comittee, qui à son tour a fondé le Labour Party. Une représentation politique était un complément nécessaire à l’action syndicale essentiellement « économique ». Pendant l’entre-deux guerre se manifeste une forte conflictualité sociale, avec comme point culminant une grève générale, restée unique, en 1926. Après la seconde guerre mondiale, les syndicats et le parti travailliste réussissent à améliorer profondément les conditions de vie de la classe laborieuse. Outre la création d’une sécurité sociale à vocation universelle sous l’égide de William S. Beveridge, avec des services de santé accessibles à tous, financée à partir de l’impôt, le pays connaît pendant deux décennies un relatif plein-emploi (masculin) avec un puissant pôle industriel public et une offre élargie de services sociaux (notamment en termes de logement).
La formation des salaires est très décentralisée en Grande-Bretagne. Elle s’est organisée de 1945 à 1986 à partir d’une négociation salariale au sein des Wages Councils (conseils de salaires) qui recoupaient, sur une base territoriale, les métiers et les professions avec une représentation appointée des employeurs et des employés. Les Wages Councils élaboraient une grille indicative des tarifs horaires, des seuils minima selon l’ancienneté et la qualification (Dobb, 1946).
Après leur suppression en 1986, la négociation salariale a perdu beaucoup d’importance. En même temps, dans certains cas (transport, énergie), elle s’est maintenue à l’échelle d’un secteur pour éviter des dérives de surenchère ou de dumping salarial. Au cours de la période récente (2000-2020), dans le secteur privé, seul 20 % des augmentations de salaire étaient le produit de la délibération (collective bargaining) contre 45 % dans le secteur public. La création d’un salaire minimum horaire (1998) – assez exceptionnel au vu de la tradition britannique – se justifiait par l’ampleur de la paupérisation de travailleurs, avec près de 25% de travailleurs salariés pauvres.
De 2010 à 2020, les hausses de salaires ont été très modérées, se situant systématiquement en deçà du taux de croissance annuel du PIB. Au cours de cette décennie, le salaire horaire médian (en termes réels) n’a augmenté que de 0,6 % tandis que le salaire horaire moyen a connu une baisse de 2,4 % en termes réels si on prend la décennie écoulée comme référence. L’augmentation importante en 2021 est avant tout liée à la fin des périodes de confinement, avec la cessation du système de chômage temporaire (furlough).
Les salaires sont au cœur de ces grèves pour une raison très simple: l’inflation. En avril 2022, le Chartered Management Institute [5] révélait que la moitié des entreprises n’avaient prévu aucune augmentation de salaires tandis que dans l’autre moitié, la hausse se limiterait à 3 %, c’est-à-dire moins de la moitié de l’inflation (à ce moment-là). Selon cette même enquête, dans le secteur public – où le taux de syndicalisation atteint les 50 % contre 18 % dans le secteur privé – l’augmentation des salaires ne dépasserait pas les 2 à 3 % en 2022.
Or, la Grande-Bretagne a connu une longue période de stagnation des salaires depuis 2008, année de la crise financière. Mais cette décennie se caractérisait aussi par une inflation modérée, de 1,5 % en moyenne, et cette donnée a changée brutalement fin 2021.
Dans un premier temps, au cours de l’automne 2021, la hausse des prix résultait d’une reprise économique relativement brutale, après les périodes de confinement liées à la pandémie. L’année 2021 était également marquée par une importante désorganisation du transport routier, notamment à cause d’une pénurie de chauffeurs de poids-lourds, pour partie liée au Brexit. Dans ce contexte, les prix étaient en augmentation constante et l’inflation atteignait déjà 5-6 % vers la fin de l’année 2021. La désorganisation des chaînes de valeurs globales, encore amplifiée par le contexte insulaire de l’économie britannique, a poussé l’inflation jusqu’à 7-8%. Puis, en juin de cette année, à la suite de la hausse des prix de l’électricité et du gaz liée à la guerre en Ukraine, l’inflation a franchi le seuil de 10 %.
La flambée des prix coïncidait avec des annonces répétées de bénéfices extraordinaires pour l’année 2021. Les marges de profit des entreprises cotées en bourse (FTSE 350) étaient 73 % plus élevées que les niveaux pré-pandémiques en 2019. Les bénéfices de ces entreprises ont connu un bond de 11,74 % au cours des six mois allant d’octobre 2021 à mars 2022. Sur la même période, les revenus du travail n’ont augmenté que de 2,61 % ; et ont baissé de 0,8 % après prise en compte de l’inflation. Ce récent bond des bénéfices est responsable de 58 % de l’inflation au cours du dernier semestre, contre seulement 8,3 % pour les coûts de main-d’œuvre. Pour le syndicat Unite, il s’agit de « surprofits » générés à partir d’une hausse des prix et de rentes monopolistiques[6]. Il ne s’agit donc pas seulement des compagnies pétrolières ou de quelques « pommes pourries ». Même en excluant les entreprises énergétiques, les bénéfices des sociétés du FTSE 350 ont augmenté de 42 % entre 2019 et 2021.
La combinaison des trois réalités – modération salariale, (sur)profits et inflation– est devenu un cocktail explosif. Faisant face à des critiques, venant y compris de son camp, Boris Johnson décidait de concéder à chaque ménage un chèque énergie de 400 livres sterling, financé par une taxe sur les « surprofits » des producteurs énergétiques [7]. La mesure, assez « radicale » pour un conservateur néolibéral, a réveillé la conscience sociale des catégories populaires. Fin juillet, de nouvelles hausses de prix étaient annoncées, alourdissant la facture annuelle énergétique de 3 000 à 4 000 livres. Dans un pays où beaucoup de travailleurs sont soit propriétaires d’une habitation vétuste, soit locataires d’un logement social, une hausse des prix énergétiques allait provoquer un désastre social. Pour l’économiste Jonathan Bradshaw, de l’université de York, un chèque de 400 livres n’empêchera pas 80 % des ménages de basculer dans la « pauvreté énergétique »; seuil défini à partir du moment où 10 % des revenus disponibles y sont consacrés [8].
Face à cette réalité, plusieurs syndicats ont engagé des procédures de consultation que le droit britannique a rendu nécessaires pour pouvoir appeler à la grève. Symptôme de l’exaspération sociale, les taux de participation à ces consultations dépassaient systématiquement les 80 % tandis que le vote en faveur de la grève atteignait parfois 90 % ou 95 %, ce qui reflète une vraie détermination de passer à l’action pour obtenir des augmentations de salaires. Signalons au passage que l’existence d’une caisse de grève est certainement d’une aide précieuse lorsque les conflits éclatent. Les salariés gagnant plus de 30 000 livres peuvent toucher jusqu’à 50 livres par jour tandis que pour les bas salaires (gagnant moins de 30 000 livres sterling bruts), le montant peut s’élever à 75 livres par jour. Certes, le taux de syndicalisation dans le secteur privé est descendu au-dessous de la barre des 30 % depuis une dizaine d’années mais, dans les grandes entreprises et les services publics, ce taux se maintient à 50 %.
2 – La grève est de retour
Nous présenterons ici les conflits emblématiques du rail, de la logistique, des services postaux et des dockers. D’autres conflits, plus locaux, ont également eu lieu. Mais ces derniers, autant suivis que les conflits de grève nationaux, ne contiennent pas d’enjeux national qui font du retour de la grève une question à part entière.
Quand la grève du rail ouvre le bal
Les cheminots (appelés railworkers ou travailleurs du rail) ont été les premiers à se lancer dans une grève nationale touchant l’ensemble du secteur ferroviaire. N’ayant plus connu de grèves depuis 1989, le transport ferroviaire présentait toutes les caractéristiques d’un éden managérial. Privatisé en 1990-1991 avec une quinzaine d’opérateurs nationaux distincts, le secteur est également morcelé par l’externalisation d’un grand nombre de services techniques et commerciaux. Mais cette réalité fragmentée n’a pas empêché le syndicat RMT (le syndicat du rail, du secteur maritime et du transport – Rail, Maritime and Transport workers) de mener une campagne en faveur d’une négociation centralisée sur la question des salaires. Fort de ses 50 000 membres ou adhérents, le RMT demeure un syndicat plutôt « militant » avec une présence sur le terrain, y compris chez les prestataires externes comme les services de nettoyage. Il s’est desaffilié du Labour lorsque ce dernier s’engagé dans une « troisième voie « qui s’apparente au libéralisme social. A ses côtés, on retrouve d’une part le syndicat ASLEF [9], qui compte 22 000 affiliés et qui organise les conducteurs de trains et de rames de métro et, d’autre part, la TSSA, une association professionnelle indépendante non affiliée au TUC organisant le personnel de certains prestataires régionaux, et qui s’est ouverte au secteur du transport touristique [10].
Dans un premier temps, fin mai 2022, ASLEF et RMT ont refusé d’accepter une hausse de 3 %, bien inférieure à un taux d’inflation de 9-10 %. Pour les syndicats, une hausse de 7 % était la condition nécessaire pour ouvrir des négociations. En réaction à ce refus, Network Rail concède une hausse salariale de 5 %, mais conditionnée par l’acceptation d’une réorganisation des services et d’une augmentation des temps travaillés. Refusant ce « marché de dupes », RMT et ASLEF se sont alors lancés dans les préparatifs de grève. Après avoir mené des consultations très suivies, avec un taux de participation très élevé de 78 % et de 90 % des votants favorables à la grève[11], plus de 60 000 salariés du secteur ont arrêté le travail, d’abord le 21 juin, suivi d’une deuxième journée de grève le 27 juillet, d’une troisième le 20 août et enfin le samedi 1er octobre, lors d’une première grève commune avec d’autres secteurs.
Les grèves du rail ont reçu le soutien de larges secteurs de l’opinion publique [12]. Un sondage [13] fin juillet de 2 000 personnes révélait que 63. Le même pourcentage estime que les travailleurs du rail devraient bénéficier d’une augmentation de salaire « qui tienne compte du coût de la vie », tandis que 59 % pensent que les travailleurs du rail ont le droit de faire grève lorsque des négociations échouent. Plus largement, 85 % des personnes interrogées estiment que les bénéfices de l’industrie ferroviaire doivent être investis dans la protection des emplois et la qualité du service. L’opinion publique demeure largement favorable aux actions de grève, ce qui est cohérent avec le soutien à la renationalisation du secteur qui est majoritaire depuis une dizaine d’années.
A chaque journée de grève, la totalité des services était paralysée, y compris à Londres. Dans une tentative de diviser le mouvement, les employeurs se disaient prêts à concéder une augmentation salariale de 8 %, mais pour certains métiers seulement. Pour Mick Lynch, interrogé sur Skynews le 1er octobre, il est inacceptable que certains métiers soient discriminés face à une hausse de l’inflation qui touche tout le monde et qui dépasse désormais les 10 %. Ce jour-là, après 15 jours de deuil suite au décès de la reine Elisabeth II, une nouvelle grève nationale a eu lieu et d’autres actions ont été annoncées depuis lors. Le mouvement social est donc toujours en cours et il est loin de s’essouffler.
Les grèves dans le transport ferroviaire, hautement symboliques, illustrent le retour de l’action syndicale sur le devant de la scène. Elles signalent le retour de la grève comme forme de lutte. Leur exemplarité symbolique se vérifie dans le fait que les travailleurs d’autres entreprises leur ont emboîté le pas, y compris dans des entreprises sans présence syndicale comme Amazon.
Vent de révolte chez Amazon
Début août, le géant de la logistique a connu une vague de grèves spontanées touchant une dizaine de sites, essentiellement des entrepôts de tri et de préparation de commande (fulfilment centers). Tout a commencé le matin du 3 août au dépôt LCY2 à Tilbury, au sud de Londres. Après avoir reçu l’information que le salaire horaire ne serait augmenté que de 35 pennies [14], environ 600 travailleurs ont débrayé et se sont rassemblés dans le hall. Au cours des jours suivants, des débrayages ont lieu à Rugeley, ainsi qu’à Coventry, Swindon, Rugby, Doncaster, Bristol, Dartford, Belvedere, Hemel Hempstead et Chesterfield.
Ces wildcat strikes se distinguent par leur caractère à la fois majoritaire et spontané, et représentent un événement social qui n’avait plus eu lieu depuis les années 1970 (Darlington & Lyddon, 2001) [15]. Même si les actions étaient soutenues par Unite et le GMB, dans leur déroulement pratique, elles étaient plutôt auto-organisées par des réseaux informels de collègues. Les actions ont pris des formes très variées, allant d’une cessation du travail tout en restant à son poste de travail au ralentissement de la cadence (slow down strike) ou encore des occupations des quais de chargement ou de la cantine (sit-down strike).
Toutes ces actions portent sur la question des salaires. Amazon est une entreprise qui refuse de dialoguer avec un interlocuteur syndical, ce qui laisse le service des ressources humaines agir seul sur cette question. Un gréviste témoigne combien la colère couvait depuis déjà un certain temps :
« Normalement, les augmentations de salaires sont notifiées au mois d’avril. Au mois de juillet, il n’y avait toujours aucune information, ce qui a ajouté de l’exaspération à l’impatience. L’annonce d’une augmentation de 35 pennies a été perçue comme une douche froide car tout le monde s’attendait à bénéficier d’une vraie augmentation de salaire. Auparavant très bas, proche du seuil minimal légal de 8,50 livres, le salaire d’embauche avait été augmenté l’année passée à 10,50 livres, sinon à 11,45 livres selon les bassins d’emploi. Attention, cette décision n’était en rien inspirée par un sentiment de générosité ; Amazon cherchait juste à devenir plus attrayant sur le marché de l’emploi. Dernièrement, à la sortie de la pandémie, Amazon avait eu le plus grand mal à recruter 25 000 travailleurs… En interne, cette augmentation du salaire d’embauche a nourri l’espoir que l’ensemble des catégories allaient obtenir un ajustement à la hausse. Dans un contexte d’inflation mais aussi de bénéfices record – 210 millions de livres sterling, une augmentation de 20 % par rapport à 2020 – et nets d’impôts, il est évident que le refus de la direction d’accorder une vraie augmentation devait provoquer une grogne sociale. Celle-ci s’est répandue comme une traînée de poudre du 3 au 12 août, avec des grèves et des débrayages qui se sont succédé dans la quasi-totalité des fulfilment centers. » (Paul, préparateur de commande chez Amazon, Tilbury)
Plusieurs grévistes ont souligné leur indifférence à l’égard des menaces du management. Leur refus de céder aux intimidations, de répondre aux injonctions de reprendre le travail, même lorsqu’il agite une retenue sur salaires pour l’entièreté de la journée de travail interrompue, semble avoir été une réaction largement partagée :
« Nous avons seulement décidé le matin même qu’on allait débrayer. Le management était complètement désemparé. Ils ont d’abord agité la menace d’une retenue sur salaires, mais on a tenu bon et on est resté toute la journée à la cantine. On a demandé des explications au représentant de la direction. Pourquoi nous donnent-ils une aumône alors qu’ils ont augmenté les salaires d’embauche de 2 livres ? Pourquoi ne pouvaient-ils pas augmenter nos salaires au niveau de l’inflation, alors que l’argent coule à flots. Mais la direction britannique d’Amazon est restée murée dans son silence et les managers locaux ne savaient plus quoi faire… Ils étaient complètement déconcertés. Au final, après plusieurs jours de flottement, la direction a concédé une hausse de 50 pennies de l’heure tout en annonçant un ajustement salarial dans les mois à venir ; ce qui a permis d’obtenir une reprise du travail. » (Paul)
Le syndicat GMB mène, dans le prolongement de ces grèves, une campagne pour un salaire d’embauche de 15 livres de l’heure et une hausse salariale ajustée à l’inflation. Cette orientation offensive reflète la volonté du syndicat de s’appuyer sur les débrayages pour obtenir le statut d’interlocuteur social que Amazon a toujours refusé [16]. Mais selon Callum Cant, auteur de Riding for Deliveroo. Resistance in the New Economy (2019) et très bon connaisseur du secteur de la logistique, Amazon va certainement tenter de rétablir son emprise managériale et tout faire pour garder les syndicats hors des entrepôts. Cependant, pour le spécialiste, il est inévitable que les travailleurs continuent à « prendre conscience de leur force » .
Les dockers croisent les bras
Le 21 août, ce fut au tour des dockers de Felixstowe d’entrer dans la danse. Situé près d’Ipswich, Felixstowe est le plus grand terminal portuaire qui représente à lui seul la moitié de l’activité portuaire annuelle du pays. La première grève a duré 8 jours et a mobilisé les 1 900 dockers, tous métiers confondus : pontiers, grutiers, manutentionnaires, techniciens, etc. Lors de la consultation préalable à la grève, 9 travailleurs sur 10 s’étaient prononcés en faveur d’un arrêt de travail, paralysant la totalité de l’activité de transbordement.
Le propriétaire de terminal de Felixstowe est la holding CK Hutchison dirigé par le milliardaire Li Ka-Shin, l’homme d’affaires le plus riche de Hong Kong qui est aussi le 32e homme le plus riche du monde et dont les comptes sont domiciliés dans les paradis fiscaux. CK Hutchison est le numéro un mondial au niveau de la gestion des terminaux portuaires ; propriétaire de 52 terminaux dans 26 pays qui génèrent un chiffre d’affaires de 30 milliards de dollars. A nouveau, la question des salaires trouve au centre du conflit. N’ayant pas été augmentés depuis une dizaine d’années alors que la division britannique a annoncé des bénéfices record – 95 millions de dollars en 2021, contre 64 millions en 2020 –, les dockers ont laissé libre cours à leur colère.
A la suite de cette grève, la première depuis 1989, la direction de la société portuaire propose une augmentation de salaire de 7 % avec une prime unique de 500 livres. Mais pour le syndicat Unite, l’augmentation devrait atteindre au minimum 10 % et s’ajuster à l’inflation, à l’inverse de ce qui avait été concédé pendant la période 2010-2020, période à faible inflation il est vrai. Pour Sharon Graham, « le terminal de CK Hutchison réalise des profits tels qu’il serait possible d’augmenter les salaires de 50 % sans mettre les comptes dans le rouge. Revendiquer une hausse de 10 % n’est en rien déraisonnable ».
Début septembre, face au refus syndical d’accepter une augmentation en dessous de l’inflation, le gestionnaire du terminal portuaire décide de fermer la porte aux négociations. La direction mène depuis lors une campagne médiatique contre le syndicat Unite et les dockers en agitant le montant élevé du salaire d’un docker – aux alentours de 50 000 livres par an –, tout en expliquant que les grèves provoqueront une augmentation des prix.
Pour les représentants de Unite, les salaires sont bloqués depuis une dizaine d’années tandis que les hausses de prix résultent d’une augmentation des tarifs pratiqués par les armateurs qui ont vu leurs bénéfices tripler en 2021. La désorganisation du transport maritime affecte particulièrement les îles britanniques et depuis 2021, seul un porte-conteneur sur cinq arrive à l’heure prévue. Pour les syndicalistes de Unite, mettre la hausse des prix sur le dos de la grève des dockers est une mauvaise blague : « On est passé du just in time au just in case… (au cas où), ce qui ne fait que renchérir les prix avec des retards par-ci et des pénalités par là… ».
Il faut peut-être rappeler ici que l’ensemble du flux mondial de marchandises est affecté par une désorganisation chaotique : soit les usines sont à l’arrêt en Chine, soit il n’y a plus de porte-conteneurs disponibles, soit ils sont déroutés car il n’y a pas de créneaux horaires pour décharger les conteneurs en moins de 48 heures. Felixstowe est souvent le dernier terminal avant de repartir à vide pour l’Asie. En cas de congestion, les navires déchargent leurs conteneurs à Anvers ou à Rotterdam plutôt que d’attendre au large. Ces conteneurs doivent ensuite être acheminés outre-Manche, ce qui allonge la chaîne d’approvisionnement et pousse le prix final à la hausse. Le secteur de la distribution a augmenté ses capacités de stockage afin d’éviter les ruptures de stock. Mais en commandant davantage de marchandises, il n’a fait qu’amplifier le chaos et pousser les prix encore plus à la hausse.
Le refus syndical d’accepter une augmentation en deçà de l’inflation transforme la grève des dockers en un conflit-test. Fin septembre, c’était aux dockers de Liverpool de faire grève pendant une semaine. Le 29 septembre, ceux de Felixstowe se lançaient dans une deuxième semaine de grève, soutenus par ceux du port de Southampton qui refusaient de décharger les marchandises déroutées depuis Liverpool ou Felixstowe.
Pour le secrétaire d’Etat au Trésor Kwasi Kwarteng, les grèves de dockers ne sont qu’une forme de terrorisme social « qu’il va falloir empêcher par tous les moyens ». Dans la même veine, Liz Truss, la nouvelle cheffe du gouvernement récemment entrée à Downing Street, déclare considérer qu’il faudrait abroger au plus vite la loi de 1973 interdisant le recrutement d’intérimaires en cas de grève. Ses déclarations récentes expriment la volonté d’attaquer à nouveau le droit de grève à l’aide d’une panoplie de mesures restrictives telles que l’allongement des délais de préavis de grève de 2 à 4 semaines, la limitation dans le temps de la validité d’un vote favorable à la grève ou encore l’augmentation des seuils de validité des consultations.
La poste et télécoms se joignent au mouvement
Fin août, enfin, c’est au tour des services postaux de rejoindre le mouvement gréviste. La direction du Royal Mail, privatisé en 2013 et désormais coté en Bourse, voulait bien accepter une hausse salariale de 5 %. Mais pour Dave Ward, du CWU (Communication Workers Union), cette proposition n’est pas sérieuse, d’autant qu’elle combine une augmentation linéaire de 2 % avec un chèque de 500 livres. Pour le CWU, seul un rattrapage égal à l’inflation était envisageable. Fin juillet, la consultation a mobilisé 77 % de l’effectif, dont 96,7 % s’est exprimé en faveur de la grève. Celle-ci fut annoncée en deux temps. La première journée de grève, le 31 août, concernait uniquement les 125 000 postiers du Royal Mail. Elle a été suivie par une grève « sectorielle » les 8 et 9 septembre impliquant aussi 40 000 salariés de British Telecom. La grève du 31 août a été très suivie, avec plus de 2 000 piquets de grève.
Selon les avis de syndicalistes que j’ai pu interroger à Londres à la mi-septembre, la grève a également été suivie par les managers de première ligne. Il faut savoir que les bureaux de poste sont, la plupart du temps, gérés dans le cadre de points de vente ou d’épiceries qui disposent d’une franchise pour les activités liées au courrier. L’essentiel de l’activité – au demeurant lucrative vu que le Royal Mail a fait 170 millions de livres de bénéfices nets en 2021 – se concentre au niveau de la collecte, du tri et de la distribution de plis et de colis. Sur ce plan, il est évident que le Royal Mail a suivi la même trajectoire que bien d’autres services postaux qui combinent une rationalisation néo-taylorienne avec un sous-effectif et un sous-équipement chronique. Cela explique aussi pourquoi nous retrouvons en arrière-fond de la question des salaires le vécu d’une dégradation des conditions de travail :
« On nous a enlevé les horaires fixes, ce qui ajoute du travail qui ne sera jamais rémunéré. Désormais, on nous demande de venir travailler les dimanches, avec la période des fêtes de fin d’année. […] J’ai commencé au Royal Mail il y a trois ans et demi et je peux dire que la charge de travail augmente tout le temps. Nos tournées sont de plus en plus longues. Comme certains terminent avant l’heure, au niveau du management de district, ils nous disent qu’on doit en faire plus. Ce genre de managers n’a jamais été postie [facteur]. Ils ne comprennent pas que nous vivons à Luton, à Bromley ou dans le Bedfordshire… loin de Londres avec plus d’une heure et demie de trajet le matin comme en fin de journée. Forcément, on saute la pause de midi, ce qui permet de terminer plus tôt et d’arriver chez soi vers 17 h-18 h, sachant qu’on se lève aussi à 4 h du matin ! Les calculs des tournées sont aberrants. On a toujours eu moins de colis l’été qu’en novembre-décembre ; mais ça, ils s’en fichent. Ils calquent les tournées d’hiver sur les volumes de l’été. Une vraie arnaque. En plus, notre matériel est dans un état lamentable : il n’y a pas assez de caddies et on est obligé de se débrouiller. On s’arrange et on bricole. Un collègue va remplir à fond le fourgon et laissera une partie des colis à livrer chez un épicier affilié au réseau. De là, un autre collègue prend le relais et l’intègre dans sa tournée. Le lendemain, on échange nos tournées entre celui qui circule à pied et celui qui roule en voiture. C’est normal, il n’y a pas de raison que certains en bavent plus que d’autres. Le management le sait très bien et ils ferment les yeux. D’ailleurs, il y en a pas mal qui font grève avec nous… » (Ian, postier au centre de distribution de Hampstead)
Comme dans le secteur ferroviaire, la direction tente d’échanger une augmentation salariale contre l’imposition d’une « modernisation du fonctionnement ». Mais pour le syndicat CWU, il est hors de question de lier ces deux aspects « puisqu’il s’agirait de reprendre d’une main ce qui aurait été concédé de l’autre ! ». Pour Dave Ward, « une augmentation de 10 % serait très raisonnable puisque le Royal Mail a réalisé plus de 650 millions de livres de bénéfices en 2021 et que près de 500 millions ont été distribués aux actionnaires et au top management »[17].
3 – Mobilisations sociales sur fond de crise politique
Le décès de la reine a très certainement mis en parenthèse les tensions sociales pendant quelques semaines. Pourtant, rien ne semble suggérer que la vague de grèves va refluer. Mais ii l’été est derrière nous, se pose toujours la question du débouché des actions de grève. Est-ce que les directions d’entreprise vont faire des concessions ou s’engager dans une épreuve de force ? Est-ce que l’instabilité politique va se développer et conduire à des élections anticipées?
Il impossible d’y répondre sauf en disant , avec beaucoup de flegme, que rien n’est joué… Certes, le secteur public est plutôt resté en retrait jusqu’à présent. Unison, principal syndicat de ce secteur, soutient l’orientation de centre gauche du Labour dirigé par Keir Starmer, qui se dit prêt à gouverner « avec raison ». Au niveau de la NHS, la structure nationale de santé, Unison a soumis au vote la proposition managériale d’une hausse de seulement 4,5 %. Mais cette proposition a été massivement rejetée et le syndicat s’est vu contraint de consulter les travailleurs sur une action de grève avant le 27 octobre. Dans le secteur des collectivités territoriales et des écoles publiques, les propositions de hausse salariale semblent plus significatives et pourraient passer par l’attribution d’une hausse uniforme de 2 000 livres (flat rate) et d’un jour de congé extra, ce qui équivaudrait à une hausse de 10 % pour les plus bas salaires et de 6 à 8 % pour les moyens et hauts salaires. Là aussi, le syndicat a soumis au vote la proposition d’augmentation sans prendre position.
Entretemps, le gouvernement conservateur a annoncé une réduction drastique du nombre de fonctionnaires (90 000 sur un total de 600 000), attisant la colère du PCS (Public Civil Servants Union) qui s’est immédiatement lancé dans des consultations en vue d’une série de grèves en novembre. Au niveau de l’éducation, le syndicat UCU (University and College Union) a également mobilisé ses adhérents en obtenant d’ores et déjà un avis favorable à la grève dans 22 universités et collèges pour le mois d’octobre.
Il est vrai qu’aucun conflit majeur ne s’est soldé par une victoire du camp syndical jusqu’à présent. En même temps, quelques conflits importants mais plus locaux montrent que des victoires sont loin d’être hors d’atteinte. A Coventry, par exemple, les éboueurs des services municipaux ont obtenu une hausse de 12,9%, après six mois ponctués par une dizaine de jours de grève. Il en est de même à Thurrock. Un certain nombre de conflits emblématiques sur d’autres questions que les salaires ont donné lieu à des victoire. Je pense par exemple au personnel des hôpitaux de Londres dans sa lutte pour être intégrés dans l’effectif interne ; ou encore aux chauffeurs de bus de Manchester et les travailleurs de British Airways à l’aéroport d’Heathrow qui se battent contre le système fire and rehire (licencier et recruter à nouveau);. Il y a aussi les travailleurs du fabricant de palettes CHEP, qui après une grève historique de 20 semaines ont obtenu une hausse de 9%.
L’accumulation moléculaire – au sens où celles-ci demeurent « invisibles » jusqu’au moment où elles expriment leur impact disruptif – de victoires partielles peut aussi conduire les employeurs à durcir leur position. De leur point de vue, toute concession est dangereuse car elle risque d’encourager d’autres à faire grève aussi. Mais ne pas faire de concession va immanquablement affermir les positions du côté syndical. Pour Mick Lynch, secrétaire général du RMT, les travailleurs ont vu leur pouvoir d’achat fondre comme neige au soleil alors que les profits engrangés ont connus des sommets rarement atteints : « On a connu une stagnation des salaires et maintenant on connaît une baisse parce que les salaires ne s’ajustent pas à l’inflation. Si on accepte cela, on va se retrouver avec une pitance qui nous plongera dans la pauvreté. No way !». Pour le leader du RMT, il est temps que la classe des travailleurs passe à l’offensive : « Nous y sommes prêts, et cela d’autant plus que le marché de l’emploi nous donne un coup de pouce puisque les employeurs ne trouvent plus personne pour travailler dans des conditions invivables pour des salaires de misère. » (intervention 17 août meeting de lancement Enough is enough).
A la question de savoir si on assiste à l’agonie du projet thatchérien, ou simplement à un retour de la conflictualité sociale, Lynch répond « Et bien, je ne sais pas si le thatchérisme prendra fin, parce que pour cela vous devez mettre quelque chose d’autre en place. (…) La seule façon d’y mettre fin est de mettre en place un système, ou une série de réformes, et c’est pourquoi je pense que Starmer (le dirigeant du Labour) a une opportunité. En même temps le parti travailliste ne reflète pas les aspirations sociales de changement. Je pense qu’ils sont trop prudents. Je pense qu’ils ont été élevés d’une manière qui leur fait avoir peur du radicalisme. »[18]
Faute de disposer d’un relais politique adéquat, des secteurs du mouvement syndical ont décidé de lancer une campagne unitaire Enough is enough (que l’on pourrait traduire par « Quand c’est trop, c’est trop ») qui rencontre un écho grandissant dans le pays. « Enough is enough » a été initiée par les secteurs les plus combatifs du monde syndical, en alliance avec les associations de logement, de la jeunesse et de la gauche du Labour avec l’idée « [qu’] ils agissent dans leurs intérêts de classe, il est temps qu’on le fasse aussi ». Pour Zarah Sultana, députée travailliste de Coventry, « la crise actuelle est une crise du coût de la vie, c’est une crise sociale pour le monde du travail et non pas une crise pour le capital qui continue à engranger des profits et à distribuer des millions en dividendes. […] C’est une crise non pas parce qu’il n’y aurait pas assez de richesses, mais parce que les richesses sont accaparées par une infime minorité » (intervention lors du meeting du 17 août 2022).
« Enough is enough » mène campagne pour faire converger les luttes salariales vers une action de grève interprofessionnelle et sociétale, faisant explicitement référence à l’unique grève générale que la Grande-Bretagne a connue en 1926. La plateforme défend l’adoption de mesures d’urgence pour protéger le pouvoir d’achat face à la spirale inflationniste (gel des prix, ajustement des salaires à l’inflation) et plaide en faveur d’une taxe des surprofits du secteur énergétique. La pression sociale continuant à augmenter, la direction du TUC a adopté récemment une position favorable à la coordination des actions de grève, ce qui est exceptionnel pour cette confédération syndicale.
Le samedi 1er octobre, la première journée de grèves commune aux cheminots, des postiers et dockers a été couronnée de succès. Fait rare outre-Manche, elle a donné lieu à de nombreuses manifestations de rue. D’autres journées de grève sont d’ores et déjà annoncées pour octobre et novembre. Il est fort probable que le secteur public ou la santé rejoignent le mouvement, ce qui pourrait déstabiliser le nouveau gouvernement à peine en place et conduire à des élections anticipées. La direction du Labour adopte une orientation modérée, rappelant selon certains l’époque de Antony « Tory » Blair, mais la gauche travailliste et la gauche syndicale se mobilisent pour mettre en avant des mesures d’urgence, ce qui fait dire aux éditorialistes, tant du côté du Guardian (centre gauche) que du Times ou du Telegraph (droite conservatrice) que les syndicats sont à nouveau « la première force d’opposition » dans le pays.
Cette opposition sociale pourra peut-être profiter d’un gouvernement divisé et chaotique. Très récemment, la crise du parti conservateur a connu un rebondissement spectaculaire lorsque Liz Truss, à peine arrivée au pouvoir, valide un budget qui devrait réduire l’imposition fiscale sur les catégories les plus aisées pour un montant de 45 milliards de livres. Or, ce même gouvernement a décidé de plafonner les factures énergétiques à 2 500 livres par an ; une mesure qui devrait coûter de 70 à 140 milliards de livres suivant l’évolution des prix de base. Même pour le FMI, une telle politique est parfaitement incohérente. Les marchés financiers ont également désapprouvé le package de mesures, provoquant immédiatement une chute de la devise britannique, ce qui a mis en péril les fonds de pensions qui tirent une fraction considérable de leurs revenus des placements financiers. Face à ce qui risquait de provoquer un effondrement boursier – du même type que celui engendré par la faillite de Lehman Brothers en 2008 –, le gouvernement s’est vu contraint de faire marche arrière. De son côté, la Banque d’Angleterre combine une politique anti-inflationniste en augmentant les taux directeurs, à l’instar de la FED ou de la BCE et une politique d’assouplissement monétaire, injectant quand il le faut des milliards dans les circuits financiers. Si la hausse des taux d’intérêts ne peut que renchérir le crédit et provoquer la faillite d’un grand nombre d’entreprises, les injections de liquidités auront comme conséquence de miner la confiance dans la Livre Sterling. Comme la crise énergétique est loin d’être résolue, notamment parce que la guerre en Ukraine s’est enlisée, les coordonnées britanniques d’une situation de récession globale risquent d’avoir des conséquences sévères. Même si la mesure d’urgence visant à plafonner les factures a réussi à stopper provisoirement la hausse de l’inflation, et à condition que celle-ci se maintienne encore quelques mois à 10%, il est évident que la paupérisation de couches entières du salariat ne restera pas sans réactions.
La conjonction de mobilisations sociales et de grèves d’une part et le chaos politique d’autre part forme un véritable cocktail explosif au point où The Economist titrait son édition du 18 octobre par Welcome in Britaly. Le désarroi au sein de la classe dirigeante gagne du terrain, tant il devient difficile de conjuguer le populisme de droite et la raison économique néolibérale.
4 – La fin d’un long hiver social ?
La grève des mineurs, en 1984-1985, s’est soldée par une défaite historique du mouvement ouvrier britannique. Cette défaite a non seulement démoralisé les secteurs les plus combatifs du mouvement syndical mais aussi changé le rapport de force global, facilité en cela par une restriction féroce du droit de grève via une longue liste de procédures restrictives [19]. Encore récemment, ces restrictions ont été renforcées lorsque le gouvernement de David Cameron a imposé, en 2016, un seuil minimal de 50 % du corps électoral et de 70 % de suffrages favorables à la grève.
On pourrait résumer ce basculement d’époque en disant que le néolibéralisme a réussi à imposer une «pacification sociale contrainte» et que l’on peut observer dans l’effondrement du nombre de journées individuelles non travaillées (JINT) pour fait de grève. Nous retrouvons cette notion de « pacification coercitive » dans plusieurs analyses de Dave Lyddon (2007; 2015), professeur à l’université de Keele et spécialiste des relations professionnelles et auteur de nombreux articles et ouvrages. Lyddon souligne ainsi la volonté constante de repression de l’action syndicale. En effet, après avoir culminé à 30 millions de journées à la fin des années 1970, l’activité gréviste est tombée à 5 millions en 1985 pour ensuite refluer vers 150 000 à 300 000 JINT par an dans les années 1990 et 2000.
Données : Office of National Statistics – Royaume-Uni .
Le nombre de jours de grève par 1 000 personnes salariées, qui est un indicateur mesurant la densité sociale de l’activité gréviste, confirme ce constat. Au Royaume-Uni, depuis le début des années 2000, le seuil de 50 jours de travail perdus par tranche de 1 000 salariés a été très rarement dépassé. A titre de comparaison, signalons que pour d’autres pays comme la Belgique, la France ou l’Espagne, les années de grève interprofessionnelle, on observe des pics de 300 à 500 jours perdus par 1 000 salariés tandis qu’au cours des années « d’accalmie sociale », l’activité gréviste se maintient aux alentours de 80 à 100 jours perdus. Il n’est donc pas exagéré de dire que le modèle de gouvernance néolibéral a réussi à rendre l’activité gréviste résiduelle et marginale.
Source : Institut Syndical Européen – ETUI (avec la collaboration de Kurt Vandaele).
Il faut néanmoins préciser que les données statistiques britanniques ne comptabilisent que les grèves de plus de 20 salariés qui durent au minimum une journée entière. Cela laisse donc de côté les arrêts de travail, appelés work stoppages, qui représentent historiquement un mode d’action privilégié au point où l’on faisait de ses micro-grèves une singularité des industrial relations britanniques.
A ce jour, il est difficile de préjuger de la suite des événements. En revanche, il est possible de prendre la mesure du changement d’époque et de dire que la conflictualité sociale est sortie d’une longue période d’hibernationD’ores et déjà, le nombre de JINT a dépassé les 2 millions, ce qui démontre que la grève n’est plus un tabou pour les syndicats et qu’ils sont prêts à s’engager dans des conflits sociaux comme on a pu en connaître dans le passé.
Reste à savoir si le long cycle de défaites et de reculs sociaux va céder la place à un nouveau cycle offensif avec une accumulation de conquêtes sociales. Ceci nous ramène au débat du début des années 1980 à propos de l’existence d’ondes longues dans la lutte des classes et de leur rapport avec les ondes longues au niveau de l’accumulation du capital. Initié par l’économiste marxiste Ernest Mandel (Mandel, 1980 ; Kleinkecht, Mandel & Wallerstein, 1992), cette approche postule l’existence de séquences de conflictualité entretenant un rapport indirect mais réel avec les cycles économiques.
Même si cette approche a été critiquée par certains comme pour son impossible validation empirique (Beverly Silver, 1980 ; 1991), d’autres comme John Kelly (1998), s’en inspirent pour mettre en évidence que la conflictualité reste marquée par une sorte « d’effet de sentier » (path dependency ou dépendance à la trajectoire) mais qu’il existe également des réalités plus structurelles qui facilitent ou entravent l’activité gréviste. Bien sûr, ces déterminants structurels se situent autant dans « l’infrastructure » sociétale (les rapports sociaux de production, le marché du travail) qu’au niveau de ses « superstructures » (les règles juridiques, l’hégémonie idéologique ou encore la vitalité du mouvement syndical). Je laisserai provisoirement entre parenthèses la discussion sur le rapport entre les ondes longues et la lutte des classes, aussi parce qu’elle exige d’investiguer le champ économique et notamment l’évolution de la profitabilité. Par contre, suivant en cela John Kelly, je pense qu’il est important de prendre la mesure de certaines coordonnées infra et super-structurelles qui influent directement sur la conflictualité.
Dans le cas de la Grande Bretagne, le reflux du chômage à 3,5% joue certainement en faveur du retour des grèves. Ce n’est certes pas encore le « plein emploi » (certes, avec beaucoup de précarité) mais la demande de main-d’œuvre se rapproche de près de l’offre de travail, ce qui change la donne du point de vue des travailleurs. Pour le CIDP, un centre d’études en ressources humaines[20], les entreprises connaissent depuis 2017 des difficultés croissantes de recrutement. Selon leur dernière baromètre auprès de DRH du printemps dernier, six entreprises sur dix font face à des difficultés prolongées et seraient prêts à augmenter le salaire d’embauche pour faciliter le recrutement et rendre l’emploi plus attractif.
Il est à signaler que le reflux du chômage est moins le résultat d’une création nette d’emplois que d’un double changement structurel, à savoir le vieillissement de la population et le Brexit. Le premier est commun à d’autres pays de l’OCDE. La génération du babyboom, née entre 1946 et 1968, a commencé à partir à la retraite, laissant un nombre croissant de postes de travail vacants. Selon le CEDEFOP, le centre d’études européen sur les compétences et les qualifications, 9 postes vacants sur 10 en Europe sont désormais liés aux départs à la retraite. Le dernier rapport (2018) à propos du Royaume-Uni sonne l’alerte à propos de l’augmentation rapide des besoins de main-d’œuvre. Suivant les calculs de démographe Ilias Leanos, au cours des années à venir, les employeurs vont devoir recruter d’ici 2030 plus de 15 millions de personnes. Même si ce chiffre est une surestimation des besoins de recrutement, il n’en demeure pas moins que l’ampleur des besoins est énorme puisqu’on n’est pas loin d’évoquer un renouvellement de plus de la moitié de la population active[21] ! Il est à noter aussi que dans cet ensemble de postes à pourvoir, la moitié concernent des profils de travailleurs semi- ou non qualifiés. Là aussi, les labour shortages se font ressentir sévèrement, ce qui améliore globalement le rapport de force social en faveur des travailleurs.
Une étude récente de l’université d’Oxford a révélé que le Brexit joue un rôle important dans la montée en flèche des labour shortages (pénuries de main-d’œuvre) [22]. Selon les auteurs de l’étude, le système d’immigration post-Brexit a introduit des exigences de visa pour les citoyens de l’UE qui pouvaient auparavant travailler dans n’importe quel emploi. A ce jour, cet apport de main-d’œuvre n’est pas compensé par l’accès au marché du travail pour les citoyens non européens. En conséquence, les emplois à bas salaire qui dépendaient fortement des travailleurs de l’UE ne sont plus éligibles pour les visas de travail[23]. Indirectement, le Brexit a contribué à assécher le réservoir de recrutement pour tout un nombre d’emplois du bas et du milieu de l’échelle des qualifications.
Outre ces aspects structurels liés à l’état du marché du travail, on assiste aussi à un retour du «collectivisme». Ce concept fera sourire certains et il n’a rien à voir avec le modèle soviétique mais il permet de ne pas limiter l’analyse à une montée de l’individualisme. Même si la notion de collectivisme est absente des analyses hexagonales ou francophones [24], elle n’est pas sans pertinence puisqu’elle permet d’interroger la disponibilité pour un engagement collectif, que ce soit l’adhésion syndicale ou l’engagement dans une action de grève. Pour John Kelly (1998), spécialiste des relations professionnelles, le « collectivisme » prend appui sur un sentiment d’injustice partagée et la conviction qu’il est possible d’améliorer sa condition sociale sur une base collective, avec un « nous » impliquant une solidarité réciproque.
Sur ce plan, plusieurs faits indiquent que le collectivisme renvoie à un processus moléculaire de solidarisation réciproque qui précède le conflit social. Les grèves spontanées chez Amazon – qui relèvent d’une conflictualité sans syndicat – indiquent qu’un profond ressentiment avait commencé à s’accumuler depuis un certain temps. Le ressentiment et la colère sont nourris par un sentiment d’injustice qui se diffuse et se manifeste par un arrêt de travail.
Outre cette spécificité de la grève spontanée, au demeurant peu britannique, il faut souligner combien la composition sociale très hétérogène des collectifs de travail n’a nullement freiné la mobilisation. Dans le fulfilment centre d’Amazon à Tilbury, la majorité des travailleurs ont moins de quarante ans, un tiers sont des femmes et plus de la moitié sont d’origine étrangère, mais de façon très diversifiée. Une « multitude » de vécus et de conditions sur le plan subjectif n’a donc pas empêché la coagulation des colères et la conduite d’une action collective. Ce n’est pas toujours le cas et cela mérite donc d’être souligné. D’autres secteurs en grève, que ce soit la poste ou le rail, sont également marqués par une diversité sur le plan du genre et de l’identité culturelle. Or, les grèves démontrent, par leur caractère absolument majoritaire, que l’hétérogénéité n’est plus un obstacle.
Mick Lynch le confirme à sa manière lorsqu’il explique que les questions identitaires, de genre, de racialisation ou d’orientation sexuelle peuvent tout à fait être « articulés au combat de classe ». Ce dernier reste un ferment d’unité, mais à condition de combattre aussi le racisme et le sexisme (entretien Jacobin). Dit autrement, les identités structurées autour de luttes contre des oppression spécifiques ont toute leur place dans le mouvement syndical. Ceci est un acquis de longue date puisque les syndicats britanniques ont appliquent depuis les années 1990 le principe d’auto-organisation pour des groupes spécifiques tels les gens de couleur (black and colored people, asiatiques, les femmes et les LGBT+. On comprend mieux que chez les affiliés du RMT du London Underground, un tiers sont issus de minorités racisées. Plus généralement, selon les statistiques gouvernementales, la proportion d’employés syndiqués est la plus élevée parmi les travailleurs « noirs et britanniques noirs » (26,9 %), suivis des travailleurs classés comme « mixtes » (24,1 %) et « blancs » (24 %). Globalement, le TUC compte plus de femmes que d’hommes.
Le collectivisme s’exprime aussi dans les « zones grises » du marché du travail, du côté des gig workers, avec l’émergence d’une action proto-syndicale de la part des travailleurs de plateforme qui ont commencé à former une multitude de collectifs d’action. Parfois, ces collectifs s’intègrent à de nouveaux syndicats comme le Independant Workers Union of Great Britain, fondé en 2012 par un collectif de travailleurs du nettoyage tous d’origine latino-américaine. Les enquêtes sociologiques (Gandini, 2018, Cini, 2022) à propos de ces mobilisations observent un certain nombre de traits communs : refus du travail à la pièce et du statut d’indépendant, volonté de bénéficier d’une protection sociale et dynamiques de mobilisation de type communautaire. Leur action articule mobilisation et combat judiciaire, ce qui a donné lieu à une victoire importante qui commence à faire jurisprudence.
La décision de la Cour suprême du Royaume-Uni de février 2021 considère sur ce plan que les chauffeurs d’Uber doivent être traités comme des travailleurs, et non comme des entrepreneurs indépendants. Cette décision unanime devrait avoir des conséquences importantes sur les entreprises mobilisant des plateformes puisque les chauffeurs ont droit à des avantages tels que les congés payés, le salaire minimum et une retraite complémentaire. La raison est simple, Uber impose des des tarifs et des trajets sans aucune négociation et impose un régime disciplinaire aux chauffeurs en fonction de leurs évaluations. Le tribunal, rejetant la pratique de longue date d’Uber consistant à traiter ses chauffeurs comme des entrepreneurs indépendants, a également estimé que les plus de 70 000 chauffeurs britanniques de la société devront être payés pour les heures où ils sont connectés à l’application Uber, indépendamment de la demande de transport.
Depuis ce jugement, un nombre de dossiers analogues (plombiers de Pimlico, livreurs de CitySprint et Excel Services, livreurs de Bolt) ont été portés devant la justice et ont tous donné lieu à une confirmation du jugement rendu dans le cas des chauffeurs Uber [25]. En termes de statut, il est intéressant de constater que les mobilisations combinant action directe et actions juridiques obtiennent des avancées autour de la reconnaissance du statut hybride des « Limb (b) workers », qui sont ni des free-lance ni indépendants ni des personnes employés et intégrés au salariat au sens classique du terme mais des travailleurs dépendants auquel l’entreprise doit payer le salaire minimum horaire tant qu’ils sont connectés par leur application ainsi qu’une protection sociale et des jours de congés [26].
Au final, il est certes encore trop tôt pour valider l’hypothèse d’un nouveau cycle de luttes offensives, mais les exemples de mobilisations se multiplient et les brèches s’ouvrent ici et là. Le reflux du chômage devrait se poursuivre pour les raisons structurelles et le renouveau du collectivisme participe à la revitalisation de l’action syndicale.
5 – En guise de conclusion
Premièrement, il est évident que le pouvoir d’achat, déjà en berne depuis la pandémie, est devenu un enjeu central pour les travailleurs, tous secteurs confondus. La décennie 2009-2019 avait été celle d’une stagnation des salaires, et cette stagnation des salaires n’est plus acceptée dans un contexte inflationniste. Les réorganisations du procès de travail se sont traduites par une dégradation des conditions de travail, ce qui a nourri à son tour le sentiment que l’effort doit continuer à s’accroître alors qu’il est de moins en moins bien rémunéré. La baisse brutale du pouvoir d’achat, au printemps 2022, n’est qu’une goutte de plus dans un vase qui était sur le point de déborder. Lorsque le sentiment d’injustice latent est largement partagé, il suffit de peu de choses – comme l’annonce de bénéfices record – pour qu’il se mue en esprit de révolte. La conviction qu’il faut recourir à l’action de grève est devenue une idée largement partagée en très peu de temps.
Le deuxième constat est que les obstacles réglementaires à la grève sont loin d’être insurmontables. Mais pour réussir à franchir le seuil d’approbation, le syndicat doit forcément convaincre une majorité de travailleurs quant à l’idée qu’une action de grève se justifie et qu’elle peut permettre d’arracher des améliorations substantielles. Pour réussir une telle campagne – appelée communément « strike ballot campaign » –, il faut mobiliser tout l’appareil syndical, les shop stewards (l’équivalent du délégué du personnel, mais suivant le canal unique), publier des tracts, des courriels et envoyer au final des textos à chaque travailleur. Il est significatif que les syndicats combatifs comme le CWU, RMT, Unite ou PCS s’y emploient tout autant que les syndicats plus modérés (Unison, GMB). Ceci indique que la « base » syndicale et plus largement des travailleurs sont exaspérés par la perte de leur pouvoir d’achat, après une longue période de modération salariale. Les directions syndicales sont en « syntonie » avec ce sentiment et comprennent qu’une telle situation est intenable. Mais en tant que syndicalistes, ils se disent aussi que le mouvement syndical peut prendre sa revanche après avoir perdu et concédé beaucoup pendant des années, sinon des décennies. C’est le propos que tient Mick Lynch lorsqu’il annonce que la classe des travailleurs est de retour.
Troisièmement, les syndicats, même limités dans leur champ d’action, restent des institutions puissantes. Les syndicats comptaient près de 13 millions d’adhérents dans les années 1970. A partir des années 1980, ils ont connu une hémorragie constante pour ne plus organiser que 6,5 millions de travailleurs en 2015. Mais depuis 2016, chaque année, environ 100 000 travailleurs décident d’adhérer. Parmi ces nouvelles adhésions, on compte une majorité de femmes, plutôt des jeunes, des personnes issues de l’immigration ou encore des Black and colored people. Ceci qui reflète une prise de conscience collective que le syndicat est un outil indispensable pour défendre ses droits et ses intérêts. En même temps, ce processus rend compte de la recomposition sociale de la classe laborieuse. Si le Labour a beaucoup de mal à mobiliser son électorat traditionnel, les syndicats gardent quant à eux une assise très large et forment, de ce fait, l’institution centrale d’une classe laborieuse qui manifesterait à nouveau, en quelque sorte, à travers ces conflits notamment, son existence « pour soi ».
Quatrièmement, le dialogue social est quasi inexistant, ce qui met au centre du « jeu social » les acteurs eux-mêmes, voire les travailleurs tout court (Amazon) et non les instances et la distribution des mandats ou le jeu de positionnement comme on peut le connaître en France. Comme on l’a rappelé au tout début de cet article, le modèle britannique de la négociation collective ne favorise en rien le « dialogue social ». Sachant que ces relations entre employeurs et syndicats fonctionnent presque une base volontariste, autour de ce qu’on appelle le single channel (canal unique), il n’y a pas beaucoup de production normative ou contractuelle. En conséquence, la couverture des conventions collectives atteint péniblement 30% ce qui est parmi les plus bas niveau dans les pays occidentaux. Même quand un syndicat est reconnu et qu’il joue le rôle assuré par les institutions représentatives du personnel, l’employeur peut accepter de négocier ou pas. Un tel « vide » institutionnel peut aussi attiser la conflictualité sociale tant il est vrai que le refus de concéder des améliorations de la part des employeurs va renforcer le sentiment d’injustice et rendre les travailleurs réceptifs à l’idée d’une grève. L’information et la consultation se font selon le bon vouloir patronal. Cette situation délétère a conduit le mouvement syndical à se réorganiser, à mener des campagnes d’adhésion, inspirées par le modèle états-unien de l’« organizing »[27]. Au niveau de syndicats membres du TUC, plusieurs syndicats se sont regroupés sous la bannière de Unite et du GMB[28] (secteur concurrentiel et privé) tandis que plusieurs convergences ont eu lieu dans le secteur public (Unison). La dirigeante de Unite, Sharon Graham, impulse une orientation beaucoup plus combative sur le terrain social, en organisant aussi des coalitions intersectorielles au niveau local.
Constater que la conflictualité sociale opère un retour si massif et tumultueux après quatre décennies de paix ne permet pas encore d’expliquer ce phénomène. Pour avancer dans ce sens, il nous faudra également dresser un bilan approfondi du néolibéralisme et interroger la persistance d’un antagonisme structurel entre capital et travail. Ce que nous ferons dans deux articles à venir : le premier portant sur les splendeurs et les misères du néolibéralisme ; le second à propos de la profondeur des divisions et des antagonismes de classe.
18 octobre 2022
(mis à jour le 14 novembre 2022).
Références bibliographiques
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Woodcock, Jamie (2021), The Fight Against Platform Capitalism: An Inquiry into the Global Struggles of the Gig Economy, University of Westminster Press, London, 126p.
* Je tiens à remercier Michael Roberts, Erik Demeester, Nicola Cianferoni, Marc Loriol et Jérôme Pélisse pour leurs remarques et suggestions.
[1] La Grande-Bretagne comprend l’Angleterre, l’Ecosse et le Pays de Galles ; le Royaume-Uni intègre aussi l’Irlande du Nord. Comme le mouvement de grève s’est moins manifesté en Irlande du Nord, je privilégie ici l’appellation de Grande-Bretagne. En même temps, sur le plan politique, l’entité première demeure le Royaume-Uni.
[3] Dans d’autres pays dotés d’un système « dualiste », comme l’Allemagne, il y a à la fois des IRP telles que le Betriebsrät (conseil d’entreprise, analogue au CE, devenu CSE) et des Vertrauwensleute (gens de confiance) qui sont élus sur une liste syndicale. On parle alors d’un « double canal de représentation ».
[4] Le chartisme est un l’expression politique du mouvement ouvrier naissant qui se développa au milieu du 19ème siècle suite à l’adoption de la People’s Charter. L’imposition d’un régime électoral censitaire avait exclu la classe ouvrière du champ de la démocratie parlementaire. La Charte du peuple fut adopté en 1838 et réclamait le suffrage universel masculin, un juste découpage des circonscriptions électorales, l’abolition de l’obligation d’être propriétaire pour être éligible, des élections législatives annuelles et le vote à bulletin secret. Le mouvement resta actif jusqu’en 1848 donna naissance à des caisses de secours mutuel, des coopératives et un premier mouvement syndical. ; Jacques Carré, La Grande-Bretagne au xixe siècle, Paris, 1997, 160 p.
[5] Employers and employees face a “great cost squeeze“ as government support fails to lift sufficient pressure say managers, 22 avril, voir www.managers.org
[6] Unite Investigates: Corporate profiteering and the cost of living crisis. Report commissioned by Sharon Graham, juin 2022, miméo, 28p.
[7] La notion de surprofits renvoie à des profits qui s’ajoutent à ceux qui sont déjà réalisés, suivant des causes externes au marché, tel qu’une guerre par exemple. Mais cette définition ne fait pas consensus. Pour ma part, je préfère les notions de profit et de rente (rente de marché ou rente spéculative).
[13]https://www.rmt.org.uk/news/rmt-on-opinium-poll/ Une majorité des jeunes et des usagers des transports les soutiennent, mais les catégories âgées (+ 50 ans) ou les résidents de zones rurales sont plutôt opposées. Même si près de 70 % des électeurs du Labour expriment un soutien à l’égard des grèves du rail, pour Keir Starmer, le dirigeant de centre-gauche du Labour ayant succédé à Jeremy Corbyn, le parti travailliste doit avant tout rester neutre, ce qui lui permet d’appeler les députés du Labour à ne pas fréquenter les piquets de grève. Voir Katherine Swindells, “Where does public opinion stand on the rail strikes ?, Younger people are far more likely than older people to support striking train workers”, in New Statesmanhttps://www.newstatesman.com/chart-of-the-day/2022/07/public-opinion-stand-on-rail-strikes
[14] Il faut 100 pennies pour faire une livre sterling.
[15] En anglais, ces grèves spontanées portent l’appellation de wildcat strikes – littéralement « grève des chats sauvages » – ce qui fait référence aux actions de grève inopinées que menaient, aux Etats-Unis, les militants des Industrial Workers of the World, une organisation syndicale révolutionnaire. Ces grèves visaient à perturber la production afin de protester contre des décisions patronales ou managériales. Dans le cas présent, il s’agit de grèves qui ne respectent pas les procédures normales conduisant à une grève (consultation et préavis).
[16] Rappelons qu’en 2001, Amazon décide de contrer une campagne en faveur de la reconnaissance syndicale en mettant à la porte certains syndicalistes tout en accordant une augmentation salariale de 10 %. A la suite de cela, le syndicat avait reçu plusieurs dizaines de lettres de démission et subi un revers douloureux avec 80 % des travailleurs votant contre la reconnaissance syndicale.
[17] Pour un aperçu des résultats de l’année 2021, voir ici
[23]Madeleine Sumption, Chris Forde, Gabriella Alberti & Peter Walsh, How is the End of Free Movement Affecting the Low-wage Labour Force in the UK?, first report, 15 AUG 2022, The Migration Observatory COMPAS (Centre on Migration, Policy and Society), University of Oxford.
[24] En France, soit ce “collectivisme” est considéré comme acquis, soit c’est son absence qui le sera, à partir d’une analyse constatant l’atomisation des collectifs de travail, l’omniprésence du consentement et de la servitude, de la docilité et de la loyauté. Il y a pourtant une possibilité de penser les choses de manière plus dialectique, en mobilisant par exemple la notion de résistances au travail ou celle de « communautés pertinentes d’action collective » proposée par Denis Segrestin (1980). Voir S. Bouquin (2020), Bellanger et Thuderoz (2012) ou encore, à propos de l’action collective D. Segrestin (1980).
[26] Selon la section 230 de l’Employment Relations Act de 1996, un travailleur est défini comme un individu qui a conclu ou qui travaille dans le cadre (a) d’un contrat de travail ou (b) de tout autre contrat, qu’il soit explicite ou implicite, qu’il soit oral ou écrit, par lequel l’individu s’engage à faire ou à exécuter personnellement un travail ou des services pour une autre partie au contrat dont le statut n’est pas, en vertu du contrat, celui d’un client d’une profession ou d’une entreprise commerciale exercée par l’individu. Les personnes qui ne sont pas des employés mais qui satisfont aux exigences de l’alinéa b) ci-dessus sont parfois appelées “limb (b) workers » ou « travailleurs de l’alinéa b) ». Voir aussi https://www.theguardian.com/technology/2021/feb/19/uber-drivers-workers-uk-supreme-court-rules-rights
[27]L’organizing représente une nouvelle pratique syndicale qui a émergée aux Etats-Unis au début des années 2000 et qui vise à gagner des secteurs de travailleurs d’une entreprise au vote majoritaire en faveur de la reconnaissance du rôle d’interlocuteur. Elle est désormais critiquée pour son approche très institutionnaliste, et certains lui opposent le modèle de deep organizing qui renvoie à l’action en profondeur à partir de la constitution de réseaux semi-clandestins, inspirés notamment par les IWW. Voir Milkman R., Bloom J., Narro V. (2010), Working for Justice: The L.A. Model of Organizing and Advocacy.
[28] Unite the Union, une fusion d’Amicus et de TGWU, organise davantage les travailleurs des secteurs de l’industrie, de la logistique et de la construction. Il compte 1,2 million d’affiliés adhérents ; le GMB, anciennement General, Municipal, Boilermakers’ and Allied Trade Union, compte 640 000 affiliés employés dans les secteurs industriels, le commerce de détail, la sécurité, les écoles, la distribution, les services publics, les services sociaux, le National Health Service (NHS), les services d’ambulance et les administrations locales.
GRAND ENTRETIEN /« Pour contrer la désindustrialisation, il faut repenser l’industrie comme la production d’un service » // Entretien avec Olivier Crevoisier et Gabriel Colletis, par Stephen Bouquin
DOSSIER / Périphéries. La part du travail dans la production de l’espace // Coordination par José-Angel Calderon
Introduction au dossier / José-Angel Calderon // En périphérie de l’emploi Quand l’écologie fait travailler les « gens du quartier » / Maud Hetzel // Du locataire social au micro-entrepreneur. La gestion des quartiers HLM périphériques à l’épreuve de l’« innovation sociale » / Benjamin Leclercq et Yaneira Wilson // Pour une approche dynamique et localisée des relations centre-périphérie. Le cas des usines Japy à Beaucourt / Marc Loriol // Faire territoire en périphérie. De la centralité du travail en élevage / Sandrine Petit, Lucie Dupré, Catherine Husson, Claire Gaillard //Insertion mondiale et découplage structurel. Territoires en dispute dans la périphérie productive / Lucas Spinosa et Juan Montes Cató // Le redéploiement du travail aux abords des frontières. Lire la structuration de nouveaux espaces de domination / Mara Bisignano // La « délocalisation sur place » : une notion pour étudier le travail frontalier ? / Le cas du canton du Tessin (Suisse) / Aris Martinelli // Au-delà des villes globales. Capital, travail et société dans la formation d’une ville de centres commerciaux / Andrés Pedreño Cánovas, Antonio J. Ramírez-Melgarejo // Ecosse : un passé industriel toujours présent / Entretien avec Ewan Gibbs (historien), par Stephen Bouquin
D’ICI ET D’AILLEURS
L’Inde aujourd’hui. / Libéralisme économique et nationalisme Hindou contre les mondes du travail / Harald Tamps-Lyche
NOTES DE LECTURE
Eric Geerkens, Nicolas Hatzfeld, Isabelle Lespinet-Moret et Xavier Vigna (coord.)(2019), Les enquêtes ouvrières dans l’Europe contemporaine. Entre pratiques scientifiques et passions politiques. (par Nicola Cianferoni). // Cécile Guillaume (2018), Syndiquées. Défendre les intérêts des femmes au travail. (par Juan Sebastian Carbonell) // Antonella Corsani (2020), Chemins de la liberté. Le travail entre hétéronomie et autonomie. (par Patrick Cingolani) // Scarlett Salman (2021), Aux bons soins du capitalisme. Le coaching en entreprise. (par Marc Loriol) // Ana Cecilia Dinerstein et Frederick Harry Pitts (2021), A World Beyond Work? Labour, Money and the Capitalist State Between Crisis and Utopia. (par Juan Sebastian Carbonell) // Guillaume Tiffon (2021), Le travail disloqué. Organisations liquides et pénibilités mentales du travail. (par Stephen Bouquin) // Marie-Anne Dujarier (2021), Troubles dans le travail. Sociologie d’une catégorie de pensée. (par Etienne Bourel)
Les Journées internationales de sociologie du travail (JIST) résultent de la dynamique scientifique d’un large réseau de chercheur·e·s (principalement francophones), impliqué·e·s dans l’analyse sociologique des évolutions et mutations du monde du travail. Sous l’égide d’un Comité scientifique composé de représentant·e·s des principaux laboratoires et centres de recherche sur le travail, basés dans les pays francophones et au-delà, les JIST proposent tous les deux ans une manifestation scientifique d’envergure internationale, dont l’organisation est confiée à l’un des membres institutionnels.
Afin d’accroître le rayonnement des travaux, les JIST ont alternativement lieu dans une ville universitaire française, différente à chaque édition, et dans un pays étranger. Le projet d’accueil de la 17ème édition des JIST2020 à Lausanne a été validé par le Comité scientifique, à l’occasion de la précédente manifestation, organisée par les membres du LISE au Centre National des Arts et Métiers (CNAM) à Paris, du 9 au 11 juillet 2018, sur le thème « Le travail en luttes:résistances, conflictualités et actions collectives ».
Ces journées s’inscrivent donc dans une longue série de rencontres, réunissant à chaque fois entre 250 et 600 sociologues du travail, dont une part importante de jeunes chercheur·e·s, qui trouvent dans les JIST de précieuses occasions de rencontres, d’échanges scientifiques et de réseautage.
Nous publions tous les mois un bulletin signalant les productions et publications qui ont rencontré notre intérêt et que nous partageons avec plaisir
1 – « C’est par où la sortie!? »
La presse, les enquêtes syndicales et les psychologues tirent la sonnette d’alarme. Le sentiment de mal-être et les dépressions grimpent en flèche. Cette même société qui fait du mal à beaucoup de gens est aussi celle qui ordonne les façons « d’aller bien». «Il faut être résilient ! » … Comme si on n’avait plus le droit d’aller mal dans un monde qui va mal ? Pour lire le compte-rendu d’une enquête de l’Ugict-CGT sur le blues des professions intermédiaires
« Covid-19 : nous allons faire face à une troisième vague psychologique ». Un entretien avec Nicolas Franck, professeur des universités-praticien hospitalier à l’université Lyon I. Peur du virus, incertitude, enfermement, isolement social… L’épidémie de Covid-19 et les mesures prises pour y remédier bouleversent nos vies. Pour en évaluer les conséquences psychologiques, Nicolas Franck, professeur des universités-praticien hospitalier à l’université Lyon I et au Centre hospitalier Le Vinatier, a coordonné une vaste enquête en ligne.
Des dizaines de milliers de ressortissants roumains viennent en Allemagne et en France pour travailler dans les abattoirs. Leurs conditions de travail déplorables ont contribué à la deuxième vague de la pandémie. A voir
Mars 2020. Touchée par l’épidémie de Covid-19, les pays se confinent. En Belgique, un collectif de réalisateur·rice·s entre en contact avec des soignant·e·s pour recueillir leurs témoignages quotidiens par vidéoconférence, le temps de la première vague. Peu à peu, l’intimité et la confiance s’installent entre eux·elles et donnent lieu à des confidences singulières. A voir…
Gaël Turine et Loïc Delvaux ont réalisé un documentaire pour la chaîne Arte à propos des fossoyeurs bénévoles qui ont aidé à inhumer plus de 600 personnes de confession musulmane décédées lors de la première vague. A voir …
3 – Le travail « essentiel » est forcément plus exposé à la contamination…
Nos collègues britanniques de la think tank Autonomy sont des éclaireurs. Partant d’une analyse multifactorielle et des données (plutôt robustes) sur l’origine des contaminations – 35% à 40% des cas dans la sphère du travail – ces statisticiens ont dressé la carte des métiers et fonctions à risque. Ils observent que, sauf rares exceptions, plus les salaires sont bas, plus les risques sont élevés… Retrouvez la cartographie professionnelle des risques de contamination.
4 – Un appel de l’association Henri Pézerat : « Covid-19: une autre stratégie de lutte est possible, mobilisons-nous! »
« N’attendons pas le vaccin pour agir dès aujourd’hui, exiger des moyens et organiser la solidarité dans la lutte pour la santé, la dignité, la vie ». À l’initiative de l’association Henri Pézerat en lien avec des syndicats, collectifs et associations appellent à une autre stratégie de lutte contre le Covid-19, avec une attention particulière sur la situation des précaires et des habitants des quartiers populaires. ». Cliquez ici pour retrouver cet appel.
5 – La boîte à outils pour générer une enquête sur le télétravail
Sélectionnez parmi une quarantaine de questions pour construire une consultation en ligne sur mesure, menez campagne en vous appuyant sur les aspirations des salariés, et gagnez des droits pour que le télétravail soit synonyme de progrès. Outil développé par l’Ugict-CGT.
La revue Ouvrage est revue en ligne qui vient de naître de l’autre côté de l’Atlantique, Québec. Avec un titre pareil, impossible de ne pas en parler… « Les membres du comité de rédaction se sont rencontré·e·s politiquement au sein des Comités unitaires sur le travail étudiant au cours du déploiement de la campagne de grève pour la rémunération de tous les stages. À cette occasion, nous avons exploré des théories de la reproduction sociale et expérimenté des stratégies d’organisation autonome sur ces questions. »
Les premiers articles abordent de front des questions souvent épineuses : le travail du sexe, le travail de soins et les rapports de genre et de racialisation ; la fin de la scission entre travail scolaire et travail productif…
7 – Babylon Berlin, une belle série pour se distraire …
« Babylon Berlin » est une série allemande disponible en streaming/replay sur CanalPlus. L’action se déroule dans les années 1920 sous la république de Weimar. Un wagon rempli de lingots d’or en provenance de Moscou doit aider financièrement Trotsky et l’Opposition de gauche. Il est détourné pendant que la GPU assassine, que les Freikorps s’attaquent aux manifestations tandis que la pègre étend son influence corruptrice. Par-delà l’intrigue policière, la série décrit la vie quotidienne des différentes classes sociales, de la misère des Mietskazerne et autres logements insalubres, l’opulence des classes aisées, la vie nocturne trépidante des Goldene Zwanziger ainsi que des conflits politiques, qui se soldent souvent par des assassinats. Certains des personnages appartiennent à des groupements d’extrême gauche, d’autres rêvent de restaurer l’Empire Allemand.
8 – Les tutos, c’est utile !
Vous n’avez pas encore trouvé de carte de vœux à votre goût ? pas de panique. Pour savoir comment faire un calligramme et fabriquer vos cartes de vœux vous-mêmes, c’est par ici.
Convocatoria de artículos para la edición n°26 de Les Mondes du travail (publicación del dossier : mayo 2021)
La pandemia de Covid-19 representa un gran acontecimiento social, un “hecho social total”. En menos de un año, casi 50 millones de personas han sido contaminadas y más de 1,1 millones han muerto. Los que se han recuperado a veces experimentan secuelas prolongadas. La mayoría de los países se enfrentan a una segunda ola más fuerte que la primera. Otros países han logrado contener el contagio. No hay certidumbres sobre el desarrollo de una vacuna efectiva. Incluso, parece que la situación podría continuar durante algún tiempo, especialmente porque otros virus, según un informe de las Naciones Unidas, podrían cruzar la barrera de las especies, planteando una amenaza estructural para la salud de las sociedades humanas.
La prueba planteada por la pandemia de Covid-19 cuestiona tanto el orden simbólico de las actividades laborales, las relaciones sociales y las jerarquías como el lugar y el propósito de las actividades productivas y reproductivas. El objetivo del dossier del número 26 es reunir análisis que permitan medir su impacto, tanto a nivel del trabajo productivo y reproductivo como a nivel de las prácticas gerenciales e institucionales, o de las representaciones y experiencias de las personas. Se aprecian especialmente las contribuciones internacionales y comparativas para comprender las singularidades y recurrencias de lo que estamos experimentando actualmente.
Una grande variedad de preguntas han surgido durante esta crisis, que está lejos de haber terminado. Las mencionamos para su información .
El Sars-Cov-2, también conocido como Covid-19, es un nuevo patógeno derivado de una zoonosis y que se propaga por los aerosoles, las superficies y las microgotas. ¿Qué sabemos sobre el rol de los lugares de trabajo en su difusión? ¿Cómo han abordado los actores de las empresas el tema de la salud? ¿Cómo se pueden interpretar los conflictos laborales sobre medidas sanitarias para contener y restringir su difusión, tanto en el sector público como en el privado, en la administración y en las empresas del sector mercantil?
Durante la primera ola de contaminaciones, la propagación de la pandemia de Covid-19 provocó respuestas variables según el país, tanto en lo que respecta a los modos de contención como a la identificación de las actividades “esenciales”. En algunos países se elaboró una lista de esas actividades, mientras que en otros nunca se definió el alcance “esencial” de las mismas. Varias empresas, especialmente en la industria, han sido cerradas, a veces después de acciones de movilización y huelga. ¿Qué medidas adoptaron los poderes públicos y qué papel desempeñaron los actores sociales? ¿Cómo y cuándo, a raíz de decisiones sanitarias o de acciones colectivas, dejaron de operar las empresas?
¿Qué papel desempeñan los servicios de inspección del trabajo en la aplicación de los protocolos de salud? ¿En qué medida los actores sociales han participado, conjuntamente o no, con sus organizaciones en la aplicación de medidas preventivas o de vigilancia de la salud?
¿Cómo fue el período de desempleo económico parcial experimentado por los principales interesados? ¿Cómo se movilizaron los trabajadores “esenciales” como recolectores de basura, repartidores, empleados comerciales, personal de atención (enfermeras y médicos, asistentes de atención, personal de residencias para personas mayores, ayuda a domicilio), trabajadores agrícolas y de distribución de alimentos y cómo vivieron este período? ¿Cómo hicieron frente a las dificultades encontradas las categorías menos protegidas o las que carecen de protección social (sector informal, trabajo sexual, traficantes de drogas, trabajadores de temporada, trabajadores de la construcción, etc.)?
Los trabajadores ganaron visibilidad pero de manera desigual según las profesiones y calificaciones. ¿Cómo es esto un signo de una diferencia en el reconocimiento social dado a ciertas actividades y, por lo tanto, a los grupos sociales?
Desde el primer período de confinamiento, la mayoría de los trabajadores de “cuello blanco” tuvieron que continuar su actividad en teletrabajo. ¿Cómo se experimentó este teletrabajo forzado en un contexto de cierre de escuelas (tipo de disponibilidad de tiempo, por ejemplo)? ¿Cómo se lleva a cabo la supervisión del teletrabajo? ¿Cómo se han movilizado las tecnologías en esta dirección? ¿Qué extensión ha tenido desde este primer período? ¿Es el desarrollo del teletrabajo una realidad negociada? En términos más generales, ¿cómo afecta el teletrabajo al consentimiento para trabajar en tiempos de pandemia?
El mundo de la enseñanza se encontró con el mandato de asegurar la continuidad pedagógica a través de cursos “a distancia”. ¿Cómo han experimentado esta obligación los profesores y los alumnos o estudiantes; con qué efectos y eficacia pedagógica?
¿Cómo se posicionaron los actores sociales (sindicatos de empleados y empleadores) con respecto a la gestión pública de la crisis sanitaria? ¿Qué formas han adoptado las movilizaciones colectivas y sindicales (bloqueos, encuesta sobre las condiciones de trabajo, movilizaciones digitales, etc.)?
¿Cuáles son las formas de solidaridad y ayuda mutua que han surgido, a nivel de municipios o barrios, y cómo se integran a medio y largo plazo?
La cuarentena fue también un gran encierro para algunos. Y a veces incluso un “doble encierro” (prisiones). ¿Cómo se experimentó esto desde una perspectiva interseccional que incluye género, generación, racialización y clase?
¿Qué será del trabajo en el “mundo de después” ? La pandemia ha causado un choque brutal en la conciencia y las representaciones, mientras que se han publicado una serie de llamadas y foros para pensar y ya comprometerse con “el mundo de después”. ¿Qué áreas de la demanda pueden identificarse con qué palancas de acción?
La comprensión histórica nos ayuda a entender mejor el presente. ¿Qué enseñanzas se pueden extraer de las pandemias anteriores, tanto en lo que respecta a la gobernanza pública como a las repercusiones en las condiciones de trabajo y de vida?
La pandemia cambió la situación dejando al mismo tiempo las cosas en su lugar. ¿Debemos esperar una estrategia de choque con una nueva ola de medidas para flexibilizar el trabajo y el empleo, pero también el desarrollo de grandes reformas? Aunque todavía es demasiado pronto para sacar conclusiones de una crisis inusual, no es inútil integrar las dimensiones sociales e ideológicas en la reflexión sobre “el trabajo en tiempos de pandemia”, formulando nuestra hipótesis de que la pandemia de Covid-19 es parte integrante de la crisis ecológica.
Coordinación científica del dossier: Rachid Bouchareb (CRESPA GTM – París 8), Nicola Cianferoni (Universidad de Genève), Marc Loriol (IDHES).
Formato del artículo: tamaño máximo 40.000 caracteres incluyendo espacios y notas a pie de página.
Los manuscritos deben enviarse a: info@lesmondesdutravail.net
Calendario: Fecha límite de recepción de documentos: 31 de enero de 2021 – evaluaciones febrero de 2021 – devoluciones y transporte marzo de 2021 – finalización 30 de marzo de 2021 – liberación 30 de abril de 2021.
GRAND ENTRETIEN / « Il n’y a pas d’automatisation sans micro-travail humain » / Entretien avec Antonio A. Casilli
DOSSIER – L’automatisation en question
L’automatisation, entre promesses non tenues et réalités contrastées. Une introduction au dossier / Stephen Bouquin // L’automatisation, une arme de destruction massive de l’emploi ? / Stephen Bouquin // Plateformes numériques et formes de résistance à la subjectivité précaire. Le cas de Foodora / DanielaLeonardi, Emiliana Armano, Annalisa Murgia // Les innovations technologiques : une avancée pour l’égalité hommes-femmes ? Le cas des entrepôts de logistique / Haude Rivoal // Quel statut pour les petits doigts de l’intelligence artificielle ? Présent et perspectives du micro-travail en France / Clément Le Ludec, Elinor Wahal, Antonio A. Casilli, Paola Tubaro // « Le numérique est un champ de bataille que l’action syndicale ne peut ignorer » / Entretien avec Sophie Binet, cosecrétaire Ugict-CGT // Les machines intelligentes. Une brève synthèse historique / Matthew Cole // Sur les origines du General Intellect de Marx / Matteo Pasquinelli // Travail, techniques automatisées et nouvelles aliénations sociales : Pierre Naville et l’automation / Sébastien Petit // L’automatisation et ses dérives technicistes / Paul Santelmann
D’ICI & D’AILLEURS
La conflictualité du travail peut-elle se limiter au champ politique ? Réflexions sur les référendums populaires en Suisse contre l’extension des horaires d’ouverture des magasins / Nicola Cianferoni
VARIA
Le travail relationnel à composante artistique dans les services psychiatriques / Lise Demailly
NOTES DE LECTURE
Nicola CIANFERONI (2019), Travailler dans la grande distribution. La journée de travail va-t-elle redevenir une question sociale?, Seismo, 215 p. (par Frédéric Moulène) // Nicholas HILDYARD (2020), Corridors as factories : Supply chains, logistics and labour. Is this the world you want ?, Counterbalance, 186 p. (par Cédric Leterme) // Christine BUREAU, Antonella CORSANI, Olivier GIRAUD, Frédéric REY (coord.) (2019), Les Zones grises des relations de travail et d’emploi : un dictionnaire sociologique, Teseo, 678p. (par Rachid Bouchareb) // François JARRIGE (2016), Techno-critiques. Du refus des machines à la contestation des techno-sciences, Editions La Découverte, 434 p. (par Stephen Bouquin) // Donald REID (2020), L’Affaire Lip. 1968-1981, Presses univ. de Rennes, 539 p. (par Georges Ubbiali) // Cédric DURAND (2020), Technoféodalisme. Critique de l’économie numérique, La Découverte, 264 p. (par Stephen Bouquin)
La pandémie de Covid-19 a exacerbé la crise du travail, de production et de reproduction sociale. Si elle a rendu visibles les travailleurs des activités essentielles, elle a également renforcé les pouvoirs des entreprises de technologie numérique et accéléré la numérisation des activités de travail. Google, Apple et Salesforce construisent des logiciels de traçage des contacts. Palentir remporte des dizaines de contrats avec les départements de la santé et des services sociaux aux États-Unis et à travers l’Europe. Zoom permet aux jeunes d’étudier en distanciel et aux cadres de travailler de la maison. Netflix, Hulu et Twitch offrent des divertissements. Care.com aide les parents et les enfants à chercher des baby-sitters et des aides-soignants à domicile. Uber et Lyft sont disponibles pour ceux qui veulent échapper aux transports publics tandis qu’Instacart permet d’éviter les magasins. Amazon a embauché des centaines de milliers de travailleurs supplémentaires pour préparer et livrer les commandes réalisées en ligne, tout en continuant à vendre une grande partie de sa puissance de calcul. En effet, près de la moitié du cloud public mondial fonctionne sur Amazon Web Services, ajoutant 85 milliards de dollars à la fortune personnelle de Jeff Bezos depuis janvier 2020. Les multinationales du numérique sont devenues bien plus que des sociétés monopolistiques, elles fournissent des infrastructures sociales clés et se sont impliquées dans des réarrangements de notre vie quotidienne.
Face au développement fulgurant de ce que Cédric Durand appelle le « techno-féodalisme du numérique » (Durand, 2020), il faut néanmoins raison garder. Le robot-coursier Kiwi, qui effectue la livraison de repas sur les campus états-uniens, est en réalité guidé à distance à partir du Guatemala[1]. Il est vrai que les technologies numériques jouent un rôle de premier plan dans la mondialisation des échanges et qu’elles propulsent de nouvelles firmes multinationales, mais sans être en mesure de conjurer les crises économiques récurrentes, comme le démontrent l’éclatement de la bulle Internet en 2001, la crise financière de 2008-2010; ni de sortir de la stagnation économique déjà présente bien avant le déclenchement de la pandémie. Les chemins de fer, le moteur électrique ou l’automobile n’en étaient pas capables non plus. C’est pourquoi il est important de considérer les innovations technologiques et l’automatisation non comme une « variable indépendante », mais comme une « variable dépendante », déterminée par les logiques d’ensemble du système social capitaliste.
Promesses non tenues
Dans un essai intitulé Voitures volantes et taux de profit en déclin [2], l’anthropologue David Graeber, décédé récemment, se posait la question de savoir pourquoi le monde tel qu’il se l’imaginait lorsqu’il était encore un enfant était devenu celui que nous connaissons. Il ne faisait pas référence aux « mensonges sociaux » – comme l’éthique méritocratique que l’on inculque aux enfants – mais plutôt à la promesse générationnelle d’un avenir radieux grâce aux révolutions technologiques et scientifiques. Pour celles et ceux qui ont grandis dans les années 1960, marcher sur la Lune n’était que le prélude de la conquête de l’espace et chacun s’imaginait l’an 2000 comme un monde bouleversé par la science et la technique. Vingt ans après l’an 2000, on est loin du compte…
«Mais où sont les voitures volantes ? Où sont les champs de force, les faisceaux tracteurs, les lasers, les nacelles de téléportation, les traîneaux anti-gravité, les tricordeurs, les drogues d’immortalité, les colonies sur Mars et toutes les autres merveilles technologiques que tout enfant grandissant du milieu à la fin du XXe siècle supposait exister dans un futur proche ? Même les inventions qui semblaient prêtes à se réaliser – comme le clonage ou la cryogénie – ont fini par trahir leurs nobles promesses. Que leur est-il arrivé ? Certes, nous sommes bien informés des merveilles des ordinateurs, comme s’il s’agissait d’une sorte de compensation inattendue mais, en réalité, nous n’avons même pas réussi à conduire l’informatique au point de progrès auquel les scientifiques des années 1950 s’attendaient au niveau de ce que nous avons atteint maintenant. Nous n’avons pas d’ordinateurs avec lesquels nous pouvons avoir une conversation intéressante, ni de robots capables de promener nos chiens ou de sortir nos vêtements de la machine à laver. […] En réalité, l’âge présent correspond autant aux espoirs et attentes que prévalaient il y a cinquante ans que la vie de la famille Pierrafeu correspond à l’âge de pierre… »
Pour Graeber, le déclin des innovations technoscientifiques s’explique aisément. La recherche scientifique est devenue un champ de bataille entre « professionnels de l’autopromotion, en compétition perpétuelle », ce qui réduit d’autant l’émulation et l’échange de savoirs indispensables aux découvertes scientifiques. D’autre part, depuis les années 1970, l’investissement dans la recherche est passée de technologies associées à la possibilité d’avenirs différents à des technologies appliquées mobilisables par le complexe militaro-industriel sinon dans la course aux profits. En d’autres termes, la recherche scientifique fondamentale a été marginalisée par effet combiné d’une compétition croissante, du militarisme et du principe de rentabilité. On pourrait sans doute nuancer les choses. Dans beaucoup de pays, les chercheurs continuent à servir le « bien commun ». Inutile aussi de penser le passé comme un âge d’or puisque dans les années 1930 ou 1950, le pouvoir du complexe militaro-industriel se faisait sentir aussi …
En revanche, là où Graeber se trompe véritablement, c’est quand il considère la révolution cybernétique a été appréhendé de la même manière par tout le monde, et ce y compris les penseurs critiques, d’inspiration marxiste notamment. Ainsi, selon Graeber, y compris l’économiste marxiste Ernest Mandel annonçait dans les années 1970 que l’humanité se situait sur le seuil d’une troisième révolution technologique « aussi profonde que la révolution agraire ou industrielle, dans laquelle les ordinateurs, les robots, les nouvelles ressourcesénergétiques et les technologies informationnelles remplaceraient le travail industriel, conduirait à la fin du travail et nous réduirait tous au rôle de designers et d’informaticiens bardés de visions folles sur ce que les usines cybernétiques devraient produire ».
Or, c’est bien l’inverse qui est vrai car dès 1972, Mandel reconnaît certes au capitalisme d’avoir su assurer une croissance prolongée depuis la seconde mondiale, mais rejette l’idée que cette situation puisse se prolonger indéfiniment grâce à l’innovation technoscientifique[3]. Il critique les thèses de l’époque annonçant une automatisation complète en expliquant que celle-ci est impossible dans un cadre capitaliste, notamment parce qu’elle implique une suppression des profits tirées de la prestation de travail que les systèmes automatisés ne peuvent générer. Plus tard, dans un texte paru en 1986, Mandel approfondit son analyse en expliquant combien l’automatisation réduira le travail socialement nécessaire sans être en mesure d’abolir le travail en tant que tel :
« Nous avions déjà indiqué, dans le Capitalisme du troisième âge, que sous le capitalisme, l’automation complète, l’introduction de robots sur grande échelle sont impossibles car elles impliqueraient la disparition de l’économie de marché, de l’argent, du capital et des profits. Dans une économie socialisée, la robotique serait un merveilleux instrument d’émancipation humaine. Elle rendrait possible la semaine du travail de 10 heures. Elle donnerait aux hommes et aux femmes tout le temps nécessaire à l’autogestion de l’économie et de la société, au développement d’une individualité sociale riche pour tous et toutes. Elle permettrait la disparition de la division sociale du travail entre administrateurs et administrés, le dépérissement rapide de l’Etat, de toute coercition ou violence entre les êtres humains.» (Mandel, 1986)
La vision rétrospective de David Graeber n’est donc pas exempte de critique tant il est vrai qu’il mesure le « retard » technologique à l’aune de l’imaginaire de la science-fiction ou du point de vue de la doxa officielle. Quoi qu’il en soit, notre présent n’est pas celui des colonies sur Mars, ce qui n’empêche nullement un Elon Musk de répéter à profusion que les inventions permettant de voyager dans l’espace sont sur le point d’être concrétisées… Un cran au-dessous de ces rêveries techno-futuristes, nous retrouvons le retour des discours annonçant l’avènement de l’ère des robots. En effet, récemment, plusieurs ouvrages développant une telle narration sont devenus des best-sellers aux Etats-Unis : The Second Machine Age, d’Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee (2014), ou encore The Rise of the Robots: Technology and the Threat of Mass Unemployment, de Martin Ford (2016).
Dans le monde des cabinets conseils, de McKinsey, du MIT ou de la Banque mondiale, les analyses des experts convergent pour considérer qu’un emploi sur deux serait directement menacé par la robotisation. Ces analyses catastrophistes nous ont conduits en 2018, en tant que collectif éditorial des Mondes du Travail, à programmer un dossier sur la question de l’automatisation au sens large, c’est-à-dire en y intégrant la robotisation, l’intelligence artificielle (IA) et les technologies numériques.
Au vu de l’ampleur des changements en cours et de la vigueur avec laquelle l’automatisation est présentée comme inéluctable, il est de salubrité publique de remettre en cause la doxa politico-médiatique en faisant le tri entre la mythologie futuriste et ce qui relève de la réalité concrète. C’est le premier objectif du dossier auquel s’ajoute une raison d’être non moins importante : il ne suffit pas d’être sceptique devant les mythes futuristes pour mieux comprendre les changements en cours. Pour avancer dans ce sens, il faut mettre à nu les logiques qui déterminent l’automatisation et l’innovation technologique. Ceci implique aussi de sortir du cadre de l’étude des situations de travail et d’élargir le questionnement au niveau du système social dans son ensemble, ce qui n’est pas chose aisée… Mais peut-on se satisfaire d’explications partielles ?
La tentation du déterminisme technologique
Tant du côté des économistes que des sociologues, la tentation du déterminisme technologique semble irrépressible. Pour la majorité des économistes, (néo)classiques ou hétérodoxes, il existe une tendance systématique à considérer l’innovation produit et l’innovation du procès de production comme étant propulsés par la concurrence et compétition sur le marché. William Baumol résume parfaitement ce schéma de lecture :
« Le mécanisme du marché réalise son efficacité à travers l’adaptation aux désirs des consommateurs en favorisant des avantages compétitifs qui fournissent une profitabilité plus élevée aux firmes plus efficaces. La firme qui laisse ses concurrents faire usage de produits et de process innovants subira une perte de profitabilité. Elle devra innover ou mourir.» (Baumol, 2002, p. 15).
Joseph Schumpeter, lecteur assidu de Karl Marx, de Friedrich Nietsche comme de Werner Sombart, s’est fait connaître comme le théoricien de l’innovation. Pour Schumpeter, « l’ouragan perpétuel » de la destruction créatrice crée les bases d’une nouvelle période de croissance économique où les innovations technologiques jouent un rôle clef, à côté des innovations-produit et organisationnelles qui interagissent en se renforçant pour former des « grappes d’innovations ».
« L’impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d’organisation industrielle – tous éléments créés par l’initiative capitaliste. […] L’ouverture de nouveaux marchés nationaux ou extérieurs et le développement des organisations productives, depuis l’atelier artisanal et la manufacture jusqu’aux entreprises amalgamées telles que l’U.S. Steel, constituent d’autres exemples du même processus de mutation industrielle – si l’on me passe cette expression biologique – qui révolutionne incessamment de l’intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs. Ce processus de “destruction créatrice” constitue la donnée fondamentale du capitalisme : c’est en elle que consiste, en dernière analyse, le capitalisme et toute entreprise capitaliste doit, bon gré mal gré, s’y adapter » (Schumpeter, 1943 [1951], p. 106-107.
Le doute est permis quant au caractère universel de l’analyse schumpeterienne. Toutes les innovations ne détruisent pas et ne remplacent pas les activités qui les ont précédées – le vélo inventé en 1980 n’a rien détruit – et le mouvement de l’innovation demeure hétérogène dans l’espace et dans le temps, aux antipodes son approche évolutionniste. L’innovation connaît aussi des échecs, et se situe parfois à contretemps de l’évolution conjoncturelle macro-économique. Cela étant, l’idée de la destruction créatrice continue d’avoir un très large écho, mais c’est peut-être d’abord dû à son pouvoir performatif.
Du côté de la sociologie, force est de constater que cette la fascination pour la technique forme une sorte de « tropisme » conjoncturel. Ainsi, au cours des années 1950-1960, les travaux de Pierre Naville, de Georges Friedmann et d’Alain Touraine abordaient tous à leur manière la question du changement technologique alors en cours, que ce soit sous l’angle de l’impact sur les relations de travail, sur la qualification, la rémunération ou l’organisation du travail.
Selon le schéma historico-descriptif élaboré par Alain Touraine dans L’Évolution du travail ouvrier aux usines Renault (1955), la phase A se caractérisait par une industrie de fabrication mobilisant un savoir-faire professionnel. Initiée au début de l’ère industrielle, elle était alors en train de s’effacer pour laisser la place à la phase B qui correspond à la production de grandes séries, mobilisant des machines spécialisées et un travail parcellisé déqualifiant. Cette phase serait par la suite supplantée par la phase C, avec des systèmes de fabrication semi ou pleinement automatisés, nécessitant avant une intervention qualifiée de surveillance et de maintenance. Pour Touraine, l’évolution générale de la phase A à la phase C correspond au passage d’un système professionnel qui repose sur l’autonomie professionnelle de l’ouvrier qualifié de fabrication à un système technique de travail défini par la priorité accordée à un système technique d’organisation sur l’exécution individuelle du travail.
Ce schéma historico-descriptif fut critiqué par d’autres qui, à l’instar de Pierre Naville, analysaient l’automation à partir de dynamiques contradictoires. Ainsi, l’automatisation, qui induit une dissociation (séparation) croissante entre opération et opérateur, peut non seulement déqualifier les salariés mais aussi les libérer des contraintes inutiles d’un savoir-faire professionnel devenu caduc, avec, comme conséquences, la possibilité d’une requalification, d’une polyvalence et d’une plus grande liberté de « circuler » dans le processus de production. L’automation permet également de dissocier le temps-machine du temps de travail humain, ce qui facilite (en théorie) une réduction massive du temps de travail comme l’a montré William Grossin (1967). Mais cette dissociation expose également le travail humain à des automatismes sociaux tels que le flux tendu ou la flexibilité temporelle et contractuelle. Pour Naville, si la technologie demeure subordonnée au rapport salarial, elle fait partie intégrante des relations de travail avec des rapports de force qui déterminent leur évolution.
Avec le recul de plus d’un demi-siècle, plusieurs choses sont à observer. Tout d’abord le fait que les situations de travail des phases A, B et C sont encore présentes aujourd’hui. Dans certains secteurs, comme la robinetterie ou l’aéronautique, le travail à façon et les petites séries exigent toujours des interventions d’opérateurs professionnels expérimentés qui contrôlent le procès de travail. Les industries qui correspondent à la phase B, comme le secteur automobile, mobilisent encore du travail parcellisé et répétitif, même si l’automatisation de certaines activités – peinture, tôlerie – s’est fortement étendue. D’un point de vue global, la phase B est toujours présente, mais une large fraction de ces activités ont été délocalisées vers les pays à bas salaires. Quant au travail qui correspond à la phase C, s’il a connu un développement depuis la fin du XXe siècle, il ne s’est nullement généralisé – y compris dans les pays anciennement industrialisés. Remarquons aussi que le travail à contenu technologique élevé (pour résumer, celui des ingénieurs, des techniciens, des développeurs et des ouvriers hautement qualifiés) ne s’est nullement émancipé de la tutelle du rapport salarial, contrairement à ce que Touraine avait envisagé (Touraine, 1965 ; 1969).
Des travaux de Pierre Naville, on peut dire que les potentialités cachées de l’automatisation ne sont pas réalisées puisque la division du travail est restée globalement inchangée tandis que la flexibilisation s’est imposée contre la réduction du temps de travail. Naville n’excluait pas l’éventualité d’une régression sociale, ce le poussait à poursuivre la rédaction d’écrits plus militants comme en témoigne le recueil d’articles à propos de l’action ouvrière contre le régime gaulliste (Naville, 1964) ou encore sa participation à l’ouvrage édité par la CFDT intitulé Les dégâts du progrès. Les travailleurs face au changement technique (CFDT, 1977).
A la fin des années 1970, les sociologues du travail réinvestissent la question de la modernisation technologique en reprenant les analyses des économistes de l’école de la régulation. Voyant dans l’épuisement du régime d’accumulation la raison de la crise économique, bon nombre d’entre eux, à l’instar de Michel Aglietta (1976) et Robert Boyer (1986), se sont mis à la recherche d’un nouveau modèle productif, source d’une nouvelle ère de prospérité. Rétrospectivement, attendre des nouvelles technologies et du travail post-taylorien qu’ils favorisent un nouveau compromis relève d’une dérive techniciste, doublée d’une myopie historique. Car, si compromis il y a eu durant la période de l’après-guerre, il n’était ni programmé ni prévisible [4] et on peut se demander pourquoi ce serait le cas par la suite ? Le retournement des années 1970 correspond autant à la chute de la profitabilité – due à la saturation des débouchés et à l’importance des concessions faites au salariat mobilisé – et conduit à l’inversion des rapports de force, grâce au chômage notamment. Aujourd’hui, après trois décennies de restructuration « néolibérale » de la condition salariale, il faut bien admettre qu’un « nouveau compromis » n’a jamais vu le jour et que le maintien de la profitabilité du capital à un niveau suffisamment élevé représente le premier principe structurant des transformations que l’on a connues.
Au début des années 1990, le questionnement sociologique s’est davantage focalisé sur l’étude des organisations et des entreprises, en laissant quelque peu dans l’ombre l’analyse critique des changements technologiques et leur impact sur les relations de travail. Il est vrai que les transformations qui s’appliquaient alors étaient d’abord de nature organisationnelle et managériale, pensons à l’éclatement de l’entreprise, le développement de la sous-traitance ou encore la montée du management par projet, autre manière de subdiviser le procès de travail afin de le recomposer sur des bases plus conformes à la culture d’entreprise et la corporate governance. Vers la fin de cette décennie, le regard sociologique s’est recentré sur les phénomènes de précarisation de l’emploi et de dégradation des conditions de travail. Au lieu de continuer à espérer le retour de la prospérité grâce à l’innovation technologique, il a bien fallu reconnaître la persistance voire la recrudescence des pénibilités dans le travail (Gollac, Volkoff, 1996 ; Baudelot et al., 2003; Coutrot, 1998) et les bénéfices que l’on pouvait tirer d’une précarisation de segments entiers du salariat, notamment grâce au retour de l’armée de réserve industrielle (Bouquin, 2006)[5].
Certains auteurs, en particulier se revendiquant de l’approche « opéraïste » (Moulier-Boutang, 2008 ; Negri et Vercelone, 2008), ont vu dans la montée en puissance du travail cognitif l’émergence d’une société de la connaissance. Suivant une lecture évolutionniste, le mouvement d’automatisation serait amené à se généraliser à l’ensemble des activités simples jusqu’au point où il ne resterait plus que le travail cognitif et créatif comme activités résiduelles non automatisables. Et puisque les travailleurs « possèdent » sur le plan cognitif « les moyens de produire », le travail cognitif était en mesure de résister organiquement à la subsomption [6].
Ironiquement, cette vision optimiste a commencé à perdre beaucoup de crédibilité lorsque le travail s’est vu être exposé au fonctionnement prédateur d’un capitalisme hautement informationnel, il y a de cela une dizaine d’années environ. Les technologies du numériques permettent la traçabilité de l’activité de chacun (navigation embarquée, la signature du « faire » au travail) mais déterminent aussi la mise au travail via le capitalisme de plateformes et les algorithmes. Forcément, le regard sur les technologies de l’information et de la communication est redevenu critique et il a bien fallu admettre combien ces dispositifs techniques permettent de soumettre des travailleurs « ubérisés » à la logique de valorisation.
Depuis lors, le numérique et l’informatique ne sont plus investis d’espoirs émancipateurs, mais se retrouvent au contraire appréhendés comme étant des outils d’asservissement et de régression sociale. Après le techno-futurisme optimiste est venu le temps du techno-pessimisme avec les technologies dystopiques d’asservissement…
Or, l’évolution historique et sociale finit toujours par contredire le déterminisme technologique, tant sur le versant des espoirs naïfs que du côté des craintes teintées de techno-phobie [7]. Certes, la modernisation technoscientifique est loin d’être neutre. Elle est effectivement une arme tenue en main par le management et elle sert un double objectif que sont l’amélioration de la profitabilité des capitaux investis et celui de l’amélioration de la performance du travail humain. Cela, on le sait depuis les travaux de Marx sur la question du machinisme. Mais reconnaître cette vérité signifie aussi que les innovations technologiques ne sont pas à même de supprimer l’antagonisme capital-travail, puisqu’elles en incarnent une des dimensions. Il est par conséquent tout aussi « vrai » qu’elles ne font que déplacer l’antagonisme capital-travail à un autre niveau. Les outils technologiques, même conçus avec l’impératif d’augmenter le rendement du travail vivant – notamment en surveillant de près son engagement – sont toujours à double tranchant. Ces outils facilitent aussi, pour ceux qui savent les manier, l’organisation collective, ils accélèrent les flux de communication tout en ayant un effet corrosif sur les rapports de pouvoir, ne serait-ce qu’en révélant la verticalité de ceux-ci, alors que leur usage pourrait « horizontaliser les échanges et contribuer à démocratiser les rapports sociaux[8].
Cette lecture dialectique des innovations, qui fut privilégiée par Jean Lojkine (1992) dans ses analyses de la révolution informationnelle, permet d’entrevoir un potentiel disruptif puisqu’elle facilite des échanges directs et contribue au développement d’une expertise collective indispensable à la démocratisation des rapports sociaux, notamment dans la sphère du travail.
Un chantier permanent
A rebours d’une analyse réductionniste marquée par le déterminisme technologique, il nous semble urgent d’élargir la perspective en prenant en compte un certain nombre de leçons historiques et sociologiques qu’il convient de confronter aux réalités contemporaines.
De manière générale, on peut dire que les découvertes, les trouvailles et les innovations sont autant le fruit du hasard que d’une nécessité historiquement située (Kuhn, 1962 ; Feyerabend, 1975). Comme le rappelle judicieusement Yuval Noah Harari (Harari, 2015), dans l’Egypte antique, il existait forcément un lien entre les crues du Nil, le solstice, l’agriculture, le développement des mathématiques et l’astronomie. Une découverte scientifique ne trouve pas nécessairement une application immédiate. Ainsi, bien avant à James Watt, des dizaines d’inventions mobilisaient déjà l’énergie à vapeur, notamment l’éolipyle d’Héron d’Alexandrie au premier siècle après J.-C. De la même manière, Charles Babbage inventa la machine à calculer bien avant l’ordinateur tandis que l’Arpanet, prédécesseur d’Internet, fut développé en pleine guerre froide pour faire face au risque d’explosion nucléaire, près de quarante ans avant sa diffusion massive. L’application des découvertes scientifiques répond à des besoins réels tout en étant marquée par les rapports sociaux en vigueur. Le cas de la recherche génétique l’illustre parfaitement, initiée pour des raisons médicales, elle s’est étendue pour servir de plus en plus la cause d’une marchandisation du vivant.
Dans le système social capitaliste, contrairement aux thèses dominantes en économie, l’innovation est d’abord le symptôme de limites éprouvées dans le cycle d’accumulation qui représente une réponse circonstanciée visant à prolonger son mouvement perpétuel (Smith, 2000 ; 2020). La tradition critique en sociologie, que l’on retrouve chez Pierre Dubois (1978)[9] et de façon plus systématique chez Jean-Marie Vincent (1987), considère l’innovation technologique comme loin d’être neutre puisqu’elle répond à des finalités à la fois économiques et politiques. Comme le machinisme en son temps, le numérique a pour but, au-delà de la réduction des coûts et d’une combinaison optimale des moyens et des fins, « de soumettre plus complètement les travailleurs en les dépouillant de la force sociale qu’ils développent dans la coopération » [10]. Si on ne peut conférer aux transformations techniques du travail un rôle explicatif en soi ne signifie pas que la technique ne serait que la manifestation d’un déterminisme socio-économique. « La technique représente un rapport de rapports, une suite de processus apparemment autonomes dans leur objectivité instrumentale, mais liés à la dynamique du capital et du travail dans leurs mouvements profonds » (Vincent, 1987, p. 66). Les rapports de production ne se heurtent pas à la technique – puisque celle-ci est une de leur manifestation –, mais bien aux forces productives humaines asservies :
« Dans la marche forcée de l’accumulation, le capital tendàse développer de façon illimitée, c’est–à–dire sans tenir compte des limites qui lui sont opposées par les hommes au travail et les relations que ces derniers doivent établir avec leur environnement en fonction d’une production en progression quasi continue. […] Pour faire face aux crises qu’il engendre, le capital est amené à nier les obstacles en utilisant la technique pour briser les résistances humaines et matérielles, dans le but de faire reculer sans cesse les frontières du monde qui peut être mis en valeur » (Vincent, ibid.).
Dans un monde dominé par la logique de valorisation, la technologie est à la fois combinaison des moyens et des fins, recherche du moindre coût et mise en place de rapports socialement conditionnés entre les agents et les conditions de la production sociale.
Par conséquent, la technologie n’a plus grand-chose à voir avec ce pourquoi elle se donne – mise à jour des modes d’utilisation des ressources matérielles et cognitives – car elle impose une relation au monde objectif dans un contexte de subordination d’une partie de la société à cette relation.
Depuis Marx, nous disposons de l’outillage analytique qui permet de comprendre que l’automatisation répond à la nécessité de substituer le travail vivant par du « travail mort » (les machines) afin de rétablir ou maintenir la profitabilité du capital. Nous pouvons historiquement vérifier que les technologies cherchent également à briser les résistances et les oppositions sociales des collectifs de travail (Dubois, 1978 ; Noble, 1978 ; Gartman, 1986). Nous savons également (Mandel, 1972 ; 1986) que cette automatisation ne va pas éliminer le travail vivant mais expulser une fraction de celui-ci, tout en exigeant d’être compensée en termes de coûts croissants des capitaux fixes par une intensification du travail et le développement de formes d’accumulation primitive. L’automatisation va donc générer en son sein comme dans sa périphérie le développement d’un travail non automatisé, exposé bien souvent à des formes de surexploitation avec des salaires inférieurs au standards sociaux en vigueur.
Ce notamment grâce à ces fondements théoriques que le concept du digital labor ou du micro-travail a vu le jour[11]. Nous avons consacré une large partie du grand entretien avec Antonio A. Casilli à cette approche étayée de manière approfondie dans le livre En attendant les robots (Casilli, 2019). Dans les services, l’automatisation coïncide avec le transfert d’un travail vers le client, l’usager que l’on fait travailler gratuitement, tandis que l’automatisation des modes de communication via les révolutions informationnelles correspond l’émergence du « produsager » du micro-travail[12]. Il faut, pour compléter le tableau, ne pas oublier de mentionner la permanence d’un vaste volume de travail manuel d’assemblage dans les pays à bas salaires comme l’illustre l’existence de méga-usines de Foxconn employant près de 400 000 ouvriers rien que dans la ville de Shenzhen et entièrement dédié à la production de microcomposants [13].
Précisons que le dossier que nous publions dans ce numéro peut se lire comme une invitation à conduire des recherches (inter)disciplinaires qui approfondiront certains aspects traités partiellement tout comme un appel à investir des questionnements « écosystémiques » abordant de manière transversale des phénomènes comme la pandémie du Covid-19 ou la crise écologique.
Le dossier s’ouvre avec un premier article de Stephen Bouquin L’automatisation, une arme de destruction massive de l’emploi ?, qui met en évidence le caractère disparate de l’automation. L’idée que l’automatisation est une arme de destruction massive des emplois est un leurre, sinon une fausse menace qui sert à faire peur. En effet, malgré les discours alarmistes, la robotisation demeure très limitée tandis que l’Intelligence artificielle n’arrive pas à tenir ses promesses. Au final, c’est d’abord la numérisation tant du travail que du hors-travail qui s’est développée de manière fulgurante et dont l’efficacité dans la collecte et le traitement d’informations est indéniable.
Les plateformes de travail et service représentent en quelque sorte la quintessence de la numérisation. Il est donc important de mieux connaître leur fonctionnement du point de vue des travailleurs « ubérisés». L’article de Daniela Leonardi, Emiliana Armano, Annalisa Murgia, intitulé Plateformes numériques et formes de résistance de la subjectivité précaire. Le cas de Foodora montre que des grains de sable peuvent enrayer la machine. Chercheuses en sociologie, elles ont étudié les interactions sociales que structure une plateforme de livraisons de repas. Basée sur une co-recherche, l’enquête offre des clés de compréhension à partir d’une double réalité, à la fois virtuelle et matérielle, qui se territorialise au travers des conditions de livraisons et de leur rémunération. Les résultats de l’enquête montrent que l’expérience de travail des livreurs-coursiers combine non seulement une flexibilité contrainte, mais aussi des résistances aux formes de contrôle et d’assujettissement, et ce y compris avec des conflits ouverts qui dépassent la dimension interpersonnelle.
Dans un troisième article Les innovations technologiques, une avancée pour l’égalité hommes-femmes ?, Haude Rivoal montre comment, dans « les usines du futur » que sont les entrepôts de logistique, les innovations technologiques jouent un rôle majeur dans le maintien d’une hégémonie de la figure du travailleur masculin. Malgré la féminisation de l’encadrement intermédiaire, la division du travail et la répartition des métiers demeurent fortement marquées par les rapports sociaux de genre. La baisse de la pénibilité physique que certains dispositifs permettent se combine avec une hausse de l’intensité du travail, favorisant le maintien d’un monopole masculin.
À la suite de cet la, nous publions le compte rendu d’une enquête sur le développement du micro-travail en France Quel statut pour les “petits doigts” de l’intelligence artificielle ? Présent et perspectives du micro-travail en France, de Clément Le Ludec, Elinor Wahal, Antonio A. Casilli et Paola Tubaro. En questionnant la nature de ces activités, les auteur.e.s apportent une réponse sociologique en identifiant celles-ci au digital labor également appelé micro-travail. Ce micro-travail, déjà évoqué dans le grand entretien avec Antonio A. Casilli, représente une activité sociale souvent invisibilisée mais qui produit néanmoins, à peu de frais sinon gratuitement, de la valeur captée par les géants du Net et leurs petits cousins qui fournissent et commercialisent des données nécessaires à la poursuite de l’automatisation. Les auteur.e.s mettent en évidence combien ce micro-travail est socialement régressif et combien il impose une subordination aux micro-travailleurs. La question de statut permet aussi de proposer une série de régulations qui devraient limiter et encadrer le développement de ces nouvelles formes de captation et de mobilisation de valeurs créées par le travail.
L’entretien avec Sophie Binet, cosecrétaire de l’Ugict-CGT, sur le développement du télétravail et du numérique en général, permet d’étendre le champ de vision à l’action collective et au monde syndical. Il apporte des éléments d’information sur le télétravail pendant la période de confinement. Pour Sophie Binet, il est évident que le patronat a désormais compris qu’il pouvait avoir intérêt à voir le télétravail se diffuser. Mais il n’est pas le seul car les salariés, cadres et techniciens sont également demandeurs de plages en télétravail, notamment pour échapper à open space et pour maîtriser davantage leur engagement dans le travail. Le numérique est certainement un outil de contrôle, mais il peut aussi servir au combat syndical, de la syndicalisation à l’action collective. Le mouvement syndical ne peut continuer à l’ignorer et devrait investir pleinement le numérique comme un terrain de lutte et de revendications.
La deuxième partie du dossier rassemble plusieurs articles qui apportent des éléments de compréhension historiques ou théoriques. De Matthew Cole nous publions une traduction de Machines intelligentes. Une synthèse historique publié en 2018 par le think tank Autonomy[14]. Dans cet article, Matthew Cole expose une synthèse de l’histoire des machines intelligentes, à la fois au niveau de l’imaginaire scientifique qui les sous-tend qu’au niveau des différentes manières imparfaites de concrétiser celles-ci. Les dernières évolutions de l’IA recèlent des possibilités de simulation de l’intelligence humaine dont on ne peut encore préjuger. Pour Matthew Cole, un fil rouge relie l’IA aux premières tentatives de construire un automate et ce fil rouge est tout aussi prométhéen dans son ambition que positiviste dans sa manière d’appréhender la science ; ce qui peut déboucher sur le meilleur et comme le pire.
Matteo Pasquinelli nous invite à revenir sur les origines du General Intellect chez Marx. Dans cet article initialement publié dans la revue Radical Philosophy (hiver 2019), Pasquinelli déconstruit ce concept souvent mobilisé par les auteurs de la tradition opéraïste. Contrairement aux idées reçues, la notion de General Intellect, que l’on retrouve uniquement dans le « Fragment sur les machines » publiés dans les carnets de notes qu’on appelle communément les Grundrisse, est loin d’avoir cette capacité explicative presque « magique » de l’évolution du capitalisme et elle représente encore moins une sorte de prophétie cachée à propos de son dépassement. Pour Matteo Pasquinelli, le General Intellect représente d’abord une étape dans le développement de la pensée de Marx, qui exprime sa compréhension du machinisme, ses liens avec la division du travail et ensuite la reconnaissance de « l’intellectualisation » croissante du travail lorsque celui-ci s’automatise. Le problème de la mesure et de la quantification de ce travail intellectualisé demeure non résolu à ce jour, ce qui ne signifie pas forcément que le management ne cherche pas à mettre en place de outils numériques cherchant à le contrôler et à rendre son évaluation mesurable.
Le dossier serait resté incomplet sans un retour critique sur les travaux de Pierre Naville, et en particulier l’ouvrage Vers l’automatisme social ?, consacré à la question de l’automatisation. Dans Travail, techniques automatisées et nouvelles aliénations socialesPierre Naville et l’automation, Sébastien Petit revient sur la place croissante des machines dans les espaces sociaux et dans les situations de travail. Dans les années 1960, Pierre Naville abordait cet enjeu et proposait une contribution majeure à l’analyse d’un système productif qui incarne au plus haut point cette expansion généralisée des techniques automatisées et de l’automation. L’article permet de revenir sur les recherches de Naville ayant trait à l’automation en mettant en lumière à la fois les éléments centraux de son analyse et le cadre sociologique qu’il a construit pour situer la mise en rapport du travail et des techniques dans le capitalisme contemporain.
Le dernier papier du dossier, intitulé L’automatisation et ses dérives technicistes, de Paul Santelmann, exprime un point de vue informé par une longue expérience de terrain sur le plan de la formation professionnelle des cadres et des ingénieurs. A l’évidence, l’automatisation n’est pas une question nouvelle et il faut continuer à considérer celle-ci comme un volet essentiel de la négociation collective, ce qui implique une capacité des salariés et de leurs représentants à s’emparer de cet enjeu. En France, les représentations des innovations technologiques s’inscrivent dans une vision rigide et technocratique de la division du travail. Ainsi l’automatisation et la robotisation sont généralement appréhendées sur la base de modèles macro-économiques qui privilégient une approche par l’emploi au détriment de l’analyse du travail réel. Selon Paul Santelmann, il faut continuer à poser la question des différentes formes d’automatisation possible en analysant ce qu’elles disent du sens des innovations technologiques : « Le débat n’est pas que technique, il concerne la façon dont le travail s’organise en lien avec la place que l’Etat concède à la démocratie sociale et à la négociation collective. » Sa contribution exprime une critique des innovations technologiques conduites sous l’égide de conceptions court-termistes du « progrès » technique qui se sont structurées dans l’économie dirigée de l’après-guerre, une période marquée par une « gestion » de la main-d’œuvre porteuse de nombreuses discriminations – immigrés, femmes, jeunes. Il est regrettable que les tendances rationalistes et technicistes aient dominé les transformations du travail, dévitalisé les cultures professionnelles et tenu à l’écart le système démocratique qui s’y est souvent résigné.
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[1] Sur le robot-coursier Kiwi faussement autonome, voir https://thehustle.co/kiwibots-autonomous-food-delivery/
[2] David Graeber, Bureaucratie. L’utopie des règles, Paris, LLL, 2015, p. 304 ; version originale publiée en ligne en 2012 https://thebaffler.com/salvos/of-flying-cars-and-the-declining-rate-of-profit.
[3] Ernest Mandel, Spätkapitalismus, thèse de doctorat soutenue en 1972 sous la direction d’Elmar Altvater à l’Université libre de Berlin, et publiée en anglais en 1975 sous le titre Late Capitalism et publié en français sous le titre de Le Troisième Age du capitalisme (1976).
[4] Contrairement aux thèses de l’école de la régulation, le socle de droits sociaux et l’Etat providentiel que l’on a connus dans les pays de l’Ouest européen étaient d’abord la résultante d’un compromis imprévu et improbable, tant entre capital et travail qu’entre bloc capitaliste fragilisé de l’intérieur et bloc bureaucratique soviétique consolidé après la victoire sur le nazisme. Si le régime d’accumulation fordien était devenu caduc et dysfonctionnel, le nouveau régime d’accumulation laissait peu de place au compromis et s’avère plutôt fondé sur un approfondissement des inégalités et une précarisation de la condition salariale.
[5] Si la surpopulation relativesur le marché du travail représente un intervalle qui correspond au transfert d’emplois d’un secteur à l’autre, comme le défend la théorie du déversement d’Alfred Sauvy (1980), le chômage structurel permet, quant à lui, d’obtenir par la contrainte des hausses de productivité tout en freinant la progression des salaires. C’est pourquoi Marx voyait dans l’armée de réserve un moyen permettant de contrecarrer la baisse de la profitabilité qui pouvait à son tour ralentir l’innovation technologique. Voir Marx (1975, p. 225-278). Pour la période récente, voir Mateo Alaluf (1986), Le Temps du labeur, pp. 161-227 et pp. 269-288 ; ainsi que Stephen Bouquin (2006) « Précarité et segmentations sociales comme facteurs de régulation des marchés du travail » (pp. 256-285), Pierre Cours-Salies P. et Stéphane Le Lay (2006).
[6] Pour un bilan (auto)-critique de l’approche post-opéraïste sur le travail cognitif, voir Antonella Corsani (2020).
[7]. Au XIXe siècle, les syndicalistes révolutionnaires craignaient les grandes manufactures, véritables bagnes de travail. Au XXe siècle, les grandes usines étaient devenues les bastions d’un syndicalisme certes moins révolutionnaire mais, pendant un certain temps au moins, beaucoup plus effectif aussi.
[8] Ainsi bon nombre de mobilisations sociales, parfois insurrectionnelles comme en Egypte en 2011 ou au Chili en 2019, utilisent massivement les réseaux sociaux. Internet et la téléphonie mobile rendent les informations plus accessibles, ce qui provoque une contre-offensive visant à diffuser de fausses informations, à restreindre la circulation des images ou à surveiller de près les contenus échangés.
[9] Pierre Dubois, «Techniques et division des travailleurs », in Sociologie du travail, 1978, pp. 174-191.
[10] Jean-Marie Vincent, Critique du travail. Le faire et l’agir, Paris, PUF, 1987, p. 65.
[11] Pour une généalogie des conceptualisations variées du micro-travail et du digital labor, voir Fuchs et Sevignani (2013).
[12] . Voir notamment les travaux de Marie-Anne Dujarier (2008).
[13] . Voir Yang, Chan J., Lizhi X. (2015), La machine est ton seigneur et ton maître. (Analyses, enquêtes et témoignages sur la vie des ouvriers des usines chinoises de Foxconn, qui la perdent à fabriquer iPhone, Kindle et autres Playstation pour Amazon, Apple, Google, Microsoft, Nokia, Sony, etc.), Marseille, Agone, 110 p.
Appel à articles pour l’édition n°26 des Mondes du Travail (parution mai 2021)
La pandémie du Covid-19 représente un évènement social majeur, un « fait social total ». En moins d’un an, près de 50 millions de personnes ont été contaminées et plus de 1,1 millions en sont déjà décédées. Les personnes guéries éprouvent parfois des séquelles prolongées. La plupart des pays sont confrontés à une deuxième vague plus forte que la première. Certains pays ont réussi à contenir les contaminations. Aucune certitude n’existe quant au développement d’un vaccin efficace. Il semble même que la situation pourrait perdurer pendant un certain temps, d’autant que d’autres virus, selon un rapport de l’ONU, pourraient franchir la barrière des espèces, faisant planer une menace sanitaire structurelle sur les sociétés humaines.
L’épreuve que constitue la pandémie du Covid-19 questionne autant l’ordre symbolique des activités de travail, les relations et les hiérarchisations sociales que la place et les finalités des activités productives et reproductives. Le dossier du numéro 26 a pour objectif de rassembler des analyses qui permettent d’en mesurer l’impact, tant au niveau du travail productif et reproductif, qu’à celui des pratiques managériales et institutionnelles, ou des représentations et du vécu des personnes. Les contributions internationales et comparatives sont particulièrement appréciées pour appréhender les singularités et les récurrences de ce que nous vivons actuellement.
Une grande variété de questions a émergé au cours de cette crise qui est loin d’être terminée. Nous les mentionnons à titre informatif.
Le Sars-Cov-2 appelé également Covid-19 est un pathogène nouveau, issu d’une zoonose et dont la propagation se fait par aérosols, par surface et micro-gouttelettes. Que savons-nous sur le rôle des lieux de travail dans sa diffusion ? Comment les acteurs de l’entreprise se sont-ils saisis de l’enjeu sanitaire ? Comment peut-on interpréter les conflits de travail autour des mesures sanitaires pour contenir et restreindre sa propagation, tant dans le secteur public que privé, l’administration ou encore les entreprises du secteur concurrentiel ?
Au cours de la première vague de contaminations, la propagation de la pandémie du Covid-19 a provoqué des réponses variables selon les pays, tant en termes de modes de confinement que sur le plan de l’identification des activités « essentielles ». Dans certains pays, une liste de ces activités a été établie tandis que dans d’autres, le périmètre « essentiel » des activités n’a jamais été défini. Un certain nombre d’entreprises, surtout dans l’industrie, ont été mises à l’arrêt, parfois après des actions de mobilisation et de grève. Quelle a été l’action des pouvoirs publics et quel rôle ont joué les acteurs sociaux ? Comment et à partir de quel moment, suite à des décisions sanitaires ou des actions collectives, les entreprises se sont-elles arrêtées de fonctionner ?
Quel est le rôle joué par les services d’inspection du travail dans l’application des protocoles sanitaire ? Dans quelle mesure les acteurs sociaux ont engagé, conjointement ou non, leurs organisations dans l’application des mesures de prévention ou de veille sanitaire ?
Comment la période de chômage économique partiel a-t-elle été vécue par les premiers concernés ? Comment les travailleurs « essentiel s » comme les éboueurs, les chauffeurs-livreurs, les employé-e-s de commerce, les personnels de soin (infirmières et médecins, aides soignantes, personnels des Ephad, aides à domicile), travailleurs de l’agriculture et de la distribution alimentaire ont-ils été mobilisés et ont-ils vécu cette période ? Comment les catégories moins protégées ou sans aucune protection sociale (secteur informel, travail sexuel, dealers, travailleurs saisonniers, du BTP…) ont fait face aux difficultés rencontrées ?
Les travailleurs/ses d’exécution ont gagné en visibilité mais de façon hiérarchisée selon les professions et les qualifications. En quoi est-ce le signe d’une différence de reconnaissance sociale accordée à certaines activités et par-là même aux groupes sociaux ?
Dès la première période de confinement, la majorité des cols blancs ont dû poursuivre leur activité en télétravail. Comment a été vécu ce télétravail contraint dans un contexte de fermeture des établissements scolaires (type de disponibilité temporelle par exemple) ? Comment se déroule le contrôle du travail à distance ? Comment des technologies ont été mobilisées dans ce sens ? Quelle prolongation depuis cette première période ? Est-ce que le développement du télétravail est désormais une réalité négociée ? Plus largement comment le télétravail agit-il sur le consentement au travail en temps de pandémie ?
Le monde enseignant s’est retrouvé face à l’injonction d’assurer la continuité pédagogique via des cours en « distanciel ». Comment cette obligation a-t-elle été vécue par les enseignants et les élèves ou étudiants ; avec quels effets et quelle efficacité pédagogique ?
Comment se sont positionnés les acteurs sociaux (syndicats de salariés et patronaux) face à la gestion publique de la crise sanitaire ? Quelles formes ont pris les mobilisations collectives, syndicales (blocages, enquête sur les conditions de travail, mobilisations numériques…) ?
Quelles sont les formes de solidarité et d’entraide qu’on a vu émerger, à l’échelle des communes ou des quartiers, et comment s’inscrivent-elles à moyen et long termes ?
Le confinement fut aussi un grand enfermement pour certain.e.s. Et parfois même un « double enfermement » (prisons). Comment cela a-t-il été vécu dans une perspective intersectionnelle incluant les rapports sociaux de sexe, de génération, de racialisation et de classe ?
Que doit devenir le travail dans le monde d’après ? La pandémie a provoqué un choc brutal au niveau des consciences et des représentations, tandis qu’une une série d’appels et tribunes ont été publiés pour penser et déjà engager « le monde d’après ». Quels axes revendicatifs peut-on identifier avec quels leviers d’action ?
Les éclairages historiques permettent de mieux comprendre le présent. Quelles leçons retenir des pandémies précédentes, tant au niveau de la gouvernance publique qu’au niveau de l’impact sur le travail et des conditions de vie ?
La pandémie a modifié la donne tout en laissant les choses en place. Faut-il s’attendre à une stratégie de choc avec une nouvelle vague de mesures visant à flexibiliser le travail et l’emploi, mais aussi l’élaboration de grandes réformes ? S’il est encore trop tôt pour tirer des conclusions d’une crise insolite, il n’est pas inutile d’intégrer les dimensions sociétales et idéologiques dans la réflexion sur « le travail en temps de pandémie », en faisant notre l’hypothèse que la pandémie du Covid-19 fait partie intégrante de la crise écologique.
Coordination scientifique du dossier : Rachid Bouchareb (CRESPA GTM – Paris 8), Nicola Cianferoni (Université de Genève), Cyrine Gardes (CERTOP), Nathalie Frigul (UPJV), Marc Loriol (IDHES)
Format des papiers : taille maximale 40 000 signes espaces et notes en bas de page inclus.
Les textes sont à transmettre à l’adresse : info@lesmondesdutravail.net
Calendrier : date limite pour la réception des papiers : 31 janvier 2021 • évaluations février 2021 • retours et navette mars 2021 • bouclage 30 mars 2021 • parution 30 avril 2021.