Entretien avec Pascal Vitte, responsable syndical de Solidaires Orange et rédacteur du «Et Voilà – santé et conditions de travail» Entretien réalisé par S. Bouquin et J. Pélisse.
L’ex-PDG de France Télécom Didier Lombard et l’ex-numéro 2 Louis-Pierre Wenès ont été condamnés à un an de prison avec sursis,; une peine moindre qu’en première instance. La complicité de deux anciennes cadres est confirmée. Deux autres prévenus sont relaxés. La cour d’appel de Paris a considéré, vendredi 30 septembre 2022, que le « harcèlement moral institutionnel » est bien caractérisé dans l’affaire dite des suicides à France Télécom. La juridiction a entériné à son tour cette notion introduite dans la jurisprudence par le tribunal correctionnel de Paris en décembre 2019. Les indemnités allouées aux parties civiles en première instance ont été réduites par la cour d’appel, tandis que d’autres parties civiles ont été déboutées de leurs demandes.
Harcèlement moral institutionnalisé est reconnu
Stéphen Bouquin – Quel bilan tirer du jugement en appel dans le procès Orange/FT ?
Pascal Vitte : Le bilan que je tire du verdict en appel est positif parce que le caractère institutionnel du harcèlement moral est confirmé, et même consolidé selon nos avocats. La défense des prévenus consistait à dire, en gros, « vous nous accusez de harcèlement moral mais quand on regarde la définition de ce dernier – « des agissements ayant eu pour objet ou pour effet la dégradation des conditions de travail, ou la carrière des salariés » – et bien moi, les salariés, je ne les connaissais pas… ». Or, le jugement en appel confirme la réponse faite en première instance. Il s’est appuyé en partie sur des jurisprudences qui montraient déjà que peu importe qu’il y ait ou non une connaissance directe des personnes : il y a bien eu une atteinte à la santé et aux droits à la dignité de membres du personnel et cela dans la mesure où a été élaborée une politique d’entreprise qui avait pour finalité la détérioration de la santé morale et physique des salariés. Et ça c’est suffisant.
Ensuite, leur deuxième ligne de défense consistait à dire que des managers locaux ont exagéré et qu’ils ont mal traduit ce que la direction avait donné comme consigne. Mais les commissions rogatoires des magistrats instructeurs visant notamment à investiguer les ordinateurs des prévenus, avait déjà bien montré que le harcèlement moral avait été préparé au plus haut niveau de l’entreprise et qu’il avait incité les cadres (« managers ») des directions régionales à « consommer le délit de harcèlement moral ». En atteste, notamment, le compte rendu retrouvé de la réunion de l’ACSED (association des cadres supérieurs de France Télécom) de 2006, où l’on découvre le fameux « il faut se débarrasser de 22 000 personnes par tous les moyens, par la fenêtre ou par la porte » asséné par Didier Lombard. D’où la définition du harcèlement moral institutionnel du jugement d’appel : « Le harcèlement institutionnel a pour spécificité d’être en cascade, avec un effet de ruissellement, indépendamment de l’absence de lien hiérarchique entre le prévenu et la victime. » Donc au final, pour moi, ce verdict permet de renouer avec des conflits de classe qui sont trop souvent étouffés derrière la logique du « dialogue social », laquelle tend à dépolitiser le monde du travail.
Jérôme Pélisse : On a lu différentes choses qui commentent le verdict et on observe quand même deux visions qui ressortent de cela. D’une part, tout le monde souligne combien cette notion est actée et elle l’était déjà par le simple fait qu’après le verdict en première instance, Olivier Barberot et France Télécom/Orange n’avaient pas fait appel. Mais en même temps, on voit qu’en dehors de D. Lombart et L.P. Wenès, qui ont été à nouveau condamnés mais avec des allègements de peine, deux autres prévenus ont été relaxés. Certains dressent des bilans plus amers, ou en demi-teinte, et insistent sur le fait que la dimension dissuasive de ce procès passe un peu à la trappe. Au final, des employeurs pourraient se dire, « finalement,on ne risque pas tant que ça… ». Comment réagis-tu à cela ?
Pascal : Non, cela ne remet pas en cause la victoire, selon moi. Il faut avoir en tête que la peine maximale encourue pour le harcèlement moral était de toute façon très faible. À l’époque des faits, elle était d’un an de prison et de 15 000 euros d’amende. Même si, avec le jugement en appel, il n’y a plus que du sursis (certes invoqué pour des raisons discutables qui sont liées à leur âge et à leur retrait d’activité), la peine maximale prescriptible à l’époque des faits est confirmée. De plus, la peine maximale étant d’un an, ils n’auraient pas fait de prison ferme, même avec une condamnation d’un an ferme.
Toutefois, il est vrai que ce jugement en appel fait très justice de classe. Mais cela tient à d’autres raisons à mon avis. Tout d’abord, selon certaines sources, les prévenus ont payé leurs avocats jusqu’à 20 millions d’euros – non pas eux directement, de surcroît, mais leurs compagnies d’assurances (les 20 millions, cela nous vient d’une autre source syndicale, je ne peux pas la confirmer, mais ce qui est certain c’est qu’ils ont déboursé plusieurs dizaines de millions d’euros). Le fait qu’en appel, la juge dise pour les victimes qui sont loin d’avoir les moyens financiers des prévenus, “les honoraires d’avocats, c’est seulement 1500 euros », pour tous ces mois de procès, c’est quand même un message inquiétant qui est envoyé aux salariés et aux représentants du personnel. Cela revient à dire : « Vous avez le droit de contester le fait que certaines politiques d’entreprises relèvent d’un harcèlement institutionnel, mais bon, ce sera à vos frais… ».
D’autre part, en première instance, le tribunal avait accordé la somme de 10 000 euros aux 118 parties civiles qui ont voulu se joindre au fond – c’est-à-dire que, en plus des 39 victimes retenues par l’ordonnance de renvoi (ORTC) des magistrats instructeurs, 118 personnes se sont portés parties civiles s’estimant victimes du harcèlement institutionnel du fait d’avoir travaillé à France Télécom pendant la période des faits. Or, le tribunal d’appel a réduit le dédommagement à 1 euro symbolique. Pour autant, au fond, ce qui compte, c’est que l’euro symbolique confirme le principe du harcèlement institutionnel.
Je comprends donc que, pour toutes ces raisons, le jugement en appel laisse un goût amer. Mais sur le plan politique et syndical, encore une fois, ce qui importe est que ce jugement peut faire avancer notre combat pour une humanisation du travail. C’est à nous d’agir, de nous approprier les implications de la qualification du harcèlement institutionnel.
Harcèlement et organisation matricielle
Jérôme : Dans cette veine-là, comment rendre opérante la catégorie ? Tu as mentionné cet enregistrement où il est dit “ils passeront par la fenêtre ou par la porte”, et cela a été mobilisé à juste titre pour soutenir l’idée du harcèlement institutionnel moral. Mais ce genre de propos et encore moins de preuve (puisque cette expression a été enregistrée et retranscrite), on ne l’a pas toujours en main … Alors comment faire ? On ne peut pas toujours documenter aussi clairement ce type de politique d’entreprise… Est-ce que ça ne risque pas d’être une limite dans la possibilité de rendre opérante cette catégorie de harcèlement moral institutionnel ?
Pascal : Oui et non. Par exemple, dans le cadre de la CSSCT dont je suis membre, j’ai mis en évidence que l’organisation matricielle, qui est la même que celle qui avait cours pendant la période des faits, avait donné lieu à des débats dans l’enceinte judiciaire et avait été pointée dans l’ordonnance de renvoi comme un élément à charge dans la dégradation de la santé mentale et physique des salariés – notamment du fait des injonctions contradictoires provenant de la « hiérarchie verticale », d’une part, et du « chef de projet », d’autre part, mais aussi des réorganisations permanentes qu’elle engendre, d’une mise sous pression constante des salariés avec des évaluations et des entretiens avec des N+1. Tout cela a été considéré lors du procès comme participant du « climat anxiogène ». Cet exemple permet de mettre au travail la définition qui est donnée du harcèlement institutionnel. Celui-ci, je le rappelle, a pour caractéristique « d’être en cascade, avec un effet de ruissellement, indépendamment de l’absence de lien hiérarchique entre le prévenu et la victime ». Or, dans quelle mesure ce dispositif managérial qu’est l’organisation matricielle, décidé au plus haut niveau d’Orange (comme d’ailleurs de la plupart des entreprises du CAC 40), ne risque-t-il pas d’amener des managers locaux à « consommer le délit de harcèlement moral » ? Bien sûr, on objectera aussitôt le droit d’entreprendre de l’employeur et le fait que l’organisation est dénuée d’intention de nuire. Mais l’important est qu’un dispositif organisationnel jusqu’alors intouchable est mis en débat. D’autre part, cela permet de rappeler que le droit d’entreprendre trouve ses limites dans le respect de la santé des travailleurs, et que l’argument de l’absence d’intention de nuire, comme le rappelle le jugement, n’est pas recevable : seule compte « la conscience » de l’employeur des conséquences néfastes de ses actes ou de ses décisions. Alors, pour répondre à ta question, à nous d’enquêter syndicalement pour constituer les preuves : à partir d’éléments factuels de dégradation des conditions de travail, à nous de montrer que l’organisation matricielle est déterminante, qu’elle est à l’origine d’un « effet de ruissellement » constituant un « facteur de risque » de harcèlement. De plus, en procédant de la sorte, on est au cœur des « principes généraux de prévention » du code du travail sur lesquels, en tant que représentant du personnel, nous avons à nous appuyer. Ces principes de prévention obligent l’employeur à prendre des mesures de prévention dites « primaires », c’est-à-dire qui lui commandent de commencer par « éviter les risques », puis, si cela n’est pas possible, de « combattre le risque à la source » (L. 4121-2). Mais on peut aussi envisager de questionner les possibles « effets en cascade » d’autres dispositifs du néomanagement, comme les « entretiens individuels d’évaluation » des compétences et la « sous-traitance ».
Il faut aussi s’arrêter un peu sur la sous-traitance, qui a pris une dimension exponentielle, « en cascade » (c’est le cas de le dire), avec l’auto-entreprenariat. Je prends l’exemple de là où je travaille, à savoir un centre d’appel technique. Il faut savoir que 92 % des appels des clients Orange sont sous-traités. Les conditions de travail des sous-traitants sont bien pires que les nôtres : statuts précaires, payés à coups de lance-pierres, sans formation, avec des objectifs souvent inatteignables et la peur d’être jetés après avoir été exploités sans vergogne, et obligés de travailler le dimanche. On le voit quand on revient sur le plateau les lundis (lorsque les clients ont appelé le dimanche) : faute de formation, mais aussi de culture technique qui peut donner sens au travail de dépannage, on doit souvent reprendre à zéro le dossier du client. Ce système est inefficace et il participe à la dégradation des conditions de travail tant en interne que chez les sous-traitants ; sans parler de ce que vivent les clients-usagers.
Je fais une autre incise. Suite à la médiatisation des suicides à France Télécom, en 2009, le ministère du travail a imposé l’ouverture d’une négociation nationale. Elle a donné lieu à la création d’un « Comité National de Prévention du Stress » (CNPS) au sein duquel est prévu une enquête triennale sur les risques psycho-sociaux. Elle repose essentiellement sur le questionnaire Gollac de 2011 qui a établi 6 facteurs de risque dits « psychosociaux » : 1° L’intensité du travail, 2°L’exigence émotionnelle, 3° La latitude décisionnelle dans son travail, 4° Les rapport sociaux au travail, 5° Les conflits de valeur, 6° L’insécurité de la situation de travail. Lors de l’enquête CNPS de 2021, la question ouverte située tout à la fin des 70 ou 75 questions a permis d’établir des liens statistiquement significatifs entre, d’une part, l’évocation par les salariés de la baisse des effectifs (le non remplacement des départs) et la dégradation du facteur « intensité du travail », et, d’autre part, l’évocation de la sous-traitance et la dégradation du facteur « conflits de valeur » (plus précisément du « travail empêché » qui en fait partie). On le savait, mais aux moins c’est montré : l’intensité du travail est d’autant plus mal perçue que l’on est en sous-effectif ; travailler quand le cœur de son travail est sous-traité tend à devoir en rabattre sur le niveau de son professionnalisme. Ces exemples, on le sait, avaient déjà montré que ces « politiques d’entreprise » (la politique de l’emploi, de la sous-traitance, de l’évaluation des compétences, des réorganisations successives…) ont des conséquences directes sur les conditions de travail.
Stéphen : D’accord. Mais outre le fait qu’il y a les méandres de la procédure interne à partir du CSSCT, et que l’action sur les conditions de travail n’est plus la même depuis la fusion des instances, il faut pouvoir désigner une pratique managériale comme relevant d’un harcèlement moral institutionnel. Si la définition est restrictive, plein de pratiques managériales pourtant très “toxiques” ne pourront pas être mises à l’index. Si la définition est large et inclusive, cela permet-il encore de gagner un procès ? Par ailleurs, les salariés doivent-ils invoquer des symptômes pour signifier qu’ils subissent un HMI ? Le fait d’être en burn-out par exemple ? Quels sont les indicateurs d’un harcèlement du point de vue des salariés ? Je dis ça parce que les réorganisations en soi ne suffiront peut-être pas pour valider l’existence d’un HMI…
Jérôme: Une autre manière de poser la question serait de se demander si les résultats de l’enquête triennale suffisent pour démontrer l’existence d’un harcèlement moral institutionnel…
Comment améliorer les conditions de travail ?
Stéphen : Je reviens sur deux points. Primo, sur la question de la qualité de vie au travail, il faut quand même constater que le problème ne se limite pas au “harcèlement institutionnel moral” mais que la dégradation des conditions de travail découle d’une variété de politiques, toxiques pour le bien-être des salariés, et qu’elles n’ont pas forcément non plus un lien direct avec le type d’organisation du travail. On peut donc connaître plusieurs modèles d’organisation qui seront dans certains cas source de mal-être mais dans d’autres pas forcément. Deuxio, ne faut-il pas se poser la question de savoir si la judiciarisation ne participe pas à l’atomisation ou au manque de solidarité entre collègues. Je m’explique : quand quelques individus sont en souffrance et entreprennent une action juridique pour harcèlement, cela ne sollicite pas auprès de leurs collègues un élan de solidarité. Ils et elles peuvent même réagir en se disant “bon, et bien moi je ne suis pas concerné, de toute manière je ne suis pas dans le collimateur, donc je me tiens à carreau”. Ces collègues continuent à afficher une loyauté de façade et peuvent s’abstenir d’exprimer leur solidarité envers les victimes puisque le problème doit se régler devant les prudhommes ou une cour de justice… Est-ce que l’action syndicale, en prenant la voie d’un règlement juridique des conflits, ne conforte pas ce type d’attitudes qui au final ne changent pas le rapport de force des collectifs de travail vis-à-vis du management ? Plus largement et pour élargir un peu le débat, on peut aussi se dire que dans un avenir proche, le management sera contraint d’humaniser le travail, faute de quoi, la « grande démission » pourrait vraiment se développer, y compris en France. Dit autrement, est-ce que « exit », les départs volontaires, le refus d’embauche, pour des raisons à la fois liées au montant du salaire mais aussi aux conditions de travail, ne peuvent pas soutenir le « voice » ou la prise de parole, c’est à dire la revendication d’une amélioration substantielle des conditions de travail ?
Pascal : La prise de parole revendicatrice suppose un « désir de politique ». Lutter à l’intérieur de l’entreprise pour de meilleures conditions de travail implique d’abord d’être en mesure de percevoir que la dégradation des conditions de travail relève de choix d’entreprise au service d’un régime politique controversé, le capitalisme, et ensuite d’être motivé par la perspective d’une remise en cause de ce régime qui donne sens à la lutte. Or, la motivation politique et collective est en très net recul et beaucoup plus difficile à susciter dans les services aujourd’hui. Il faut accepter de le reconnaître si on veut orienter efficacement l’action syndicale…
Stéphen : Si je peux me permettre… Le désir de politique est quand-même une idée très abstraite… L’engagement dans l’action collective n’est pas portée que par le souhait d’une transformation sociale d’ensemble. L’action syndicale, c’est aussi améliorer la situation quotidienne pour soi-même et ses collègues. Etre mieux payé et ne pas se faire maltraiter par le management, ça change déjà pas mal de choses au niveau de la vie quotidienne. Sans oublier que ces questions sont avant tout collectives et qu’il faut donc tenter de les mobiliser comme enjeux collectifs…
Pascal : Peut-être, mais il faut admettre aussi que nous ne sommes plus dans les années 1970, voire au début des années 1980 où, aux PTT en tout cas, on parlait du capitalisme, de l’autogestion, etc. Les collègues, sans être hostiles aux mobilisations, préfèrent maintenant beaucoup plus “tirer leur épingle du jeu” individuellement plutôt que de rejoindre l’action collective, le voice. Il serait trop long de reprendre ici tous les changements sociaux à cliquet de quatre décennies de politique néolibérale qui pourraient expliquer ce « recul du politique » dans le monde du travail. Mais pour ce qui me concerne, ayant vécu le passage d’une administration à forte culture technique et de service public à celle d’une entreprise commerciale du CAC 40, je voudrais insister sur deux aspects qui, selon moi, se complètent comme deux étages d’une même fusée : premier étage, la mise en place des dispositifs d’individualisation du travail des années 1990-2000 – comme l’évaluation individuelle et les horaires décalés suite à la loi sur les 35 heures – et puis un second étage, à partir du milieu des années 2000, avec les avancées très rapides du numérique (par exemple, la mise en place d’une gestion administrative du personnel par plate-forme – appelée à France Télécom le CSRH) qui confirment le message implicite du « débrouille-toi tout seul » assumé par le salarié en tant que petit entrepreneur de soi-même. Je pense que ces deux révolutions – la première, organisationnelle et technique, et la seconde, numérique (soutenue par « l’idéologie du progrès ») mise au service de la première –, ont contribué à mettre dans les têtes des “standards” qui rendent ”le collectif” a priori moins légitime qu’avant aux yeux de nos collègues. C’est pourquoi je ne pense pas non plus que « la grande démission », si on fait référence, par exemple, à celle des chauffeurs de bus de la RATP, soit à même de favoriser le retour de la prise de parole dans la mesure où elle relève d’actes individuels non concertés ; et quand l’exit se rend médiatiquement visible, quand il est concerté et devient collectif comme c’est le cas des jeunes des grandes écoles qui refusent collectivement leur diplôme, ou donne lieu à la création d’associations d’aide et de soutien à la « bifurcation » professionnelle – que certains appellent même la « désertion » – , il suppose dans la plupart des cas un minimum de capital économique, mais aussi culturel et social, pour trouver le temps de se retourner. D’autre part, concernant « l’humanisation du travail », le management est passé maître dans l’art de détourner le sens des mots pour justifier ses méfaits. Par exemple, avec Stéphane Richard, qui a succédé à Didier Lombard, Orange a lancé un slogan interne qui était : « Chez Orange on est digital et humain ». Voyant que les deux termes n’allaient pas de pair et que la prise de parole à ce sujet commençait à s’amplifier, la rhétorique managériale s’est empressée de reprendre à son compte la critique montante de la « déshumanisation numérique » pour produire une espèce de sidération de la critique. En réalité, “l’humanisation” du travail est envisagée par le management sous la forme du « modèle Agile », attisant chez les salarié.e.s l’illusion d’une autonomie dans le travail qui se révèle à la longue épuisante et stressante.
Merci pour ces échanges très riches et nous espérons que le débat va rebondir à l’occasion de la publication de cet entretien.
La notion de harcèlement institutionnel permet de caractériser des situations qui étaient mal prises en compte lorsque le terme de harcèlement moral a été popularisé. En effet, En France, la première approche, développée par Marie-France Hirigoyen (1998) était d’abord celle d’une thérapeute. L’accent était mis sur la relation entre un harceleur « pervers narcissique » et une victime perfectionniste dotée d’une faible estime de soi. Le grand succès de cette notion à l’époque s’explique par le fait qu’un nombre croissant de salariés ne parvenaient plus à donner du sens aux actes négatifs et agressif qu’ils subissaient et qu’ils ne pouvaient plus y apporter de réponses collectives (Loriol, 2016) pour plusieurs raisons : affaiblissement des collectifs de travail ; individualisation des parcours et des formes de reconnaissance ; difficultés à aborder les conflits liés au travail, vécus alors comme des conflits de personnes plutôt que sur l’activité ; distanciation sociale croissante entre décideurs et subordonnés ; management à distance qui dépersonnalise les relations et favorise les injonctions contradictoires ; montée en puissance des impératifs budgétaires et de rentabilité par rapport aux impératifs techniques et professionnels ; etc.
Des prédictions auto-réalisatrices ?
Mais la notion de harcèlement moral a eu en retour un effet performatif en faisant passer l’analyse à un registre psychologisant et réducteur, avec la mise en cause de personnes (les supposés « pervers narcissiques ») plutôt que d’une organisation ou d’un système de management (Loriol, 2016).
Lors de l’enquête PRESST-NEXT (Estryn-Béhar, 2005) à laquelle j’ai participé au moment des débats puis du vote de la loi de 2002 qui reconnaît le harcèlement moral, plus de 11% des 17 000 soignantes interrogées se plaignaient de « harcèlement moral ». Pour une part, il s’agissait de situations où la cadre du service les rappelait durant leur repos pour assurer en urgence des remplacements. Le fait que ces appels répétés étaient ressentis comme intrusifs et que la cadre usait parfois d’une forme de chantage moral (« tu ne peux pas laisser tomber les patients, les collègues, le service ») faisait écho au terme de « harcèlement moral ». Quelques soignantes estimaient que les cadres étaient des « vieilles filles » qui ne pouvaient pas comprendre les contraintes de la vie de famille. De leur côté, certaines cadres déploraient une « moindre conscience professionnelle » chez leurs jeunes subordonnées. Ces accusations croisées ne trouvaient en fait que peu de confirmations empiriques. Ce n’était pas les mentalités supposées des unes ou des autres qui étaient en cause, mais bien des choix organisationnels (suppression des pools de compensation et de suppléance qui permettaient de trouver des remplaçantes expérimentées en interne, politique de réduction du nombre d’infirmières formées, recours à l’intérim) qui créaient des tensions structurelles entre les cadres, obligées de trouver les effectifs pour faire tourner le service, et les soignantes cherchant à équilibrer leur travail et leur vie de famille (où les tâches domestiques et éducatives sont encore mal réparties).
Une évolution par le Droit
Les prises de position syndicales lors des débats sur la loi de 2002 qui instaure le harcèlement moral, mais aussi les nouveaux travaux de Marie-France Hirigoyen (2001) et d’autres chercheurs comme Christophe Dejours, vont élargir le périmètre du harcèlement à des dimensions un peu plus collectives et organisationnelles.
Une fois la loi votée, la jurisprudence a travaillé la notion de harcèlement moral afin de prendre en compte les effets délétères de formes de management ou de certains outils de gestion, notamment au moment de la médiatisation des suicides au Technocentre de Renault puis à France-Télécom (Miné, 2012 ; Wolmark, 2015 ; Loriol, 2016 ; Paragyios, 2017). Par exemple, le fait de « communiquer avec un subordonné à l’aide de tableaux », de le court-circuiter en donnant directement des ordres à un salarié placé sous son autorité et de le soumettre « à une pression continuelle, des reproches incessants, des ordres et contre-ordres dans l’intention de diviser l’équipe », indiquait, selon la cours de cassation, « une mise à l’écart et un mépris envers ce salarié ». Elle en déduit que « le licenciement du salarié était nul, en ce qu’il aurait eu pour origine le comportement de son supérieur » (Cass. soc., 10 novembre 2009, n° 07-45.321). De même, est victime de harcèlement moral un chef de service qui a fait l’objet d’une mutation irrégulière avec changement de résidence pour être affecté à un poste progressivement vidé de tout contenu (Cass. soc., 3 décembre 2008, n°07-41.491). C’est aussi le cas quand l’employeur suspend la ligne téléphonique et la messagerie électronique d’un salarié sans motif légitime (Cass. soc., 24 octobre 2012, n°11-19.862). Des conditions de travail qui portent atteinte à la santé peuvent aussi caractériser une forme de harcèlement moral, par exemple lorsque l’employeur impose à une salariée d’effectuer des tâches de manutention lourde de manière répétée au mépris des prescriptions du médecin du travail entraînant des arrêts de travail (Cass. soc., 28 janvier 2010 n° 08-42.616). L’implication de l’employeur est aussi liée à la réparation de la perte d’emploi quand un salarié a dû démissionner suite un harcèlement ; le licenciement ici est sans cause réelle et sérieuse. Dans un autre cas, l’employeur est responsable des actes de harcèlement moral commis par un tiers (Cass, soc., 19 octobre 2011, n° 09-68272). C’est enfin la question de l’indemnisation qui conduit à chercher à impliquer l’employeur : le harcèlement moral peut donner lieu à l’octroi d’une indemnité spécifique pour sanctions injustifiées (Cass. soc., 30 novembre 2011, n° 11-10.527 et 11-10.528).
C’est donc le Droit qui définit et fait évoluer la notion. D’ailleurs, dans le Dictionnaire du Travail (PUF, 2012) comme dans le Dictionnaire des Risques Psychosociaux (Le Seuil, 2015), l’article « harcèlement » a été confié à un juriste (respectivement Michel Miné et Cyril Wolmark). Mais ce cadre juridique limite l’analyse des effets organisationnels et des dynamiques collectives dans la mesure où il suppose toujours de caractériser et d’identifier un « harceleur » et une « victime ».
En l’absence de tableaux de maladie professionnelle concernant la santé mentale ou les risques psychosociaux, la loi sur le harcèlement moral apparait néanmoins comme le principal moyen d’obtenir réparation des souffrances subies et de pousser les directions à intégrer davantage les conséquences sur la santé mentale dans leurs décisions. Mais l’origine psychologique, puis pénale, marque toujours la notion de harcèlement, rendant difficile la prise en compte des facteurs organisationnels et relationnels dans la compréhension et la prévention des violences au travail. Cela n’avait rien d’inéluctable et l’histoire aurait pu emprunter d’autres voies.
Bullying, mobbing et harcèlement, des conceptions hétérogènes
La genèse des réflexions sur ces questions s’inscrit en effet dans une triple filiation. Andrea Adams, dans son livre Bullying at the workplace (1992) a popularisé l’idée, en Grande-Bretagne, que les comportements d’intimidation et de d’humiliation pratiqués dans les cours de récréation par certains élèves sur les plus fragiles pouvaient trouver leur équivalent dans le monde du travail. Dans les deux situations, les défaillances de l’éducation parentale sont pointées du doigt pour expliquer pourquoi certains vont chercher à imposer leur emprise sur ceux qui n’ont pas les moyens de se défendre.
Heinz Leymann, dans Mobbing (1993), développe, pour l’Allemagne et les pays scandinaves, une approche assez différente. Le mobbing correspond le plus souvent à une situation où le groupe se retourne contre un individu qui devient le bouc-émissaire de problèmes plus larges. Le mobbing résulte de conflits que l’organisation n’a pas pu ou pas voulu résoudre, voire a créés pour faire avancer ses objectifs (réduire les effectifs, tester une réforme) ou se dédouaner. Rejeter toutes les fautes sur une personne (petit chef ou collègue) est une façon de dégager la responsabilité des décideurs. Pour Leymann, la personnalité des parties prenantes n’est pas la cause du processus de mobbing, même si les personnalités difficiles peuvent devenir, au bout d’un moment, la conséquence du processus de mobbing non résolus.
En France, Marie-France Hirigoyen, dans Le harcèlement moral (1998), donne une lecture psychanalytique des situations de « harcèlement ». Elle estime, par exemple, que beaucoup de victimes de harcèlement auraient inconsciemment pris leur supérieur pour leur père, d’où un redoublement des blessures de l’enfance par les actes des supérieurs harceleurs. Par la suite, elle se montrera plus attentive aux contextes professionnels et organisationnels ; tout en attachant toujours beaucoup d’importance aux personnalités et à leur psychogenèse (Loriol, 2017).
Adams
Bullying (1992)
Leymann
Mobbing (1993)
Hirigoyen
Harcèlement moral (1998)
Origines / antécedents
Violence et humiliation à l’école
Ethologie (Lorenz) et recherches sur l’humiliation et le stress
Harcèlement Sexuel et thérapie familiale
Cadre théorique
Sens commun et psychologie du développement
Processuel et interactionniste
psychologie sociale
Psychanalyse et psychiatrie
Causes / Responsabilités
Personnalité forgée dans l’enfance / management qui ignore le problème
Organisation, management et relations humaine
Pervers narcissiques
La notion de mobbing aurait pu servir de point de départ à une lecture plus collective et organisationnelle des phénomènes de violence et de conflit dans l’entreprise. Malheureusement, dans la littérature internationale, c’est la notion de bullying, la plus pauvre théoriquement, qui va s’imposer de façon hégémonique (Loriol, Dassisti et Grattagliano, 2020). Les travaux inspirés de Leymann vont être peu à peu tirés vers des approches plus individualisantes (notamment en développant l’idée de plus grand risque de victimisation de certaines personnalités), tandis que ceux sur le bullying et le harcèlement vont, avec difficulté du fait des présupposés de départ et de la résistance des employeurs, tenter d’intégrer un petit peu la gestion et l’organisation du travail.
Le procès de France-Télécom
Le procès des suicides à France-Télécom, tenu à Paris en 2019, a largement contribué à faire exister dans le droit la notion de harcèlement institutionnel (Lerouge, 2021 ; Tessier, 2021). Le tribunal a en effet estimé que les dirigeants inculpés étaient responsables d’un « suivi vigilant des agissements harcelants dont l’objet était la dégradation des conditions de travail de tous les agents de France Télécom pour assurer et hâter, accélérer la réduction recherchée des effectifs de l’entreprise ». Cela reposait sur « une politique d’entreprise issue d’un plan concerté pour dégrader les conditions de travail des agents de France Télécom afin d’accélérer leur départ » (jugement cité par Tessier, 2021).
Le procès a cherché à rendre socialement responsable la personne morale de l’entreprise (qui a obligation de préserver la santé physique et mentale de ses salariés) et pénalement responsables certains de ses dirigeants dont on a pu démontrer qu’ils avaient sciemment mis en place des politiques visant à déstabiliser, pour les faire partir, des salariés qui étaient jugés trop nombreux ou peu adaptés aux nouveaux objectifs. Le tribunal a dû faire la preuve du caractère intentionnel de ces politiques, mais aussi du fait que les notions de harcèlement managérial et de harcèlement institutionnel étaient antérieures aux faits incriminés (les suicides en 2009-2010). Les débats préparatoires à la loi de 2002, les experts entendus (notamment ceux de Christophe Dejours et de Michel Debout, médecin spécialiste du suicide) à cette occasion et de nouveau auditionnés au procès et la jurisprudence avaient déjà démontré la volonté de dépasser « l’inter-individuel pour questionner le collectif de travail, ses liens avec la hiérarchie et le rôle de celle-ci dans la genèse du processus » (jugement cité par Tessier, 2021).
Le 30 septembre 2022, la cours d’appel a confirmé le jugement de 2019, tout en réduisant les peines et en modifiant la nature des arguments. Selon les juges, « les décisions d’organisation prises dans le cadre professionnel peuvent, dans un contexte particulier, être source d’insécurité permanente pour tout le personnel et devenir harcelantes pour certains salariés (…) Le harcèlement institutionnel a pour spécificité d’être en cascade, avec un effet de ruissellement, indépendamment de l’absence de lien hiérarchique entre [les prévenus] et [les victimes] ». Ils précisent que ce qui est reproché aux anciens dirigeants n’est « ni les modalités de réorganisation, le nombre de sites à fermer, les salariés à muter ou à reconvertir, ni encore le nombre de départs ou d’embauches à réaliser pour améliorer la compétitivité de l’entreprise, mais bel et bien la méthode utilisée pour y parvenir, qui a excédé très largement le pouvoir normal de direction et de contrôle du chef d’entreprise » (cités dans Le Monde du 30/09/2022).
Cette confirmation en demi-teinte du jugement de 2019 traduit la volonté de fonder plus strictement en Droit les condamnations, en relativisant les témoignages des experts non juristes (psychiatres, psychologues, sociologues notamment), afin de répondre aux arguments des prévenus et de leurs avocats. En creux, cette décision de la cour d’appel illustre donc les limites du cadre juridique pour rendre justice de la souffrance au travail. Les différentes recherches en sciences humaines sur la santé mentale au travail ne sont pas jugées en mesure de caractériser des éléments de preuve (comme cela est pourtant le cas dans d’autres usages juridiques des expertises médicales ou psychiatriques).
Les limites de la notion de harcèlement institutionnel ou organisationnel
Le procès des suicides à France Télécom a bien montré comment la déshumanisation des salariés et les stratégies de dégradation et de découragement mises en place pour faire partir ceux qui étaient jugés indésirables ou superflus ont été possibles par la dilution des responsabilités et la mise à distance, par les hauts dirigeants, du terrain et des conséquences désagréables de leurs décisions. Au procès, la principale ligne de défense (au sens à la fois juridique et probablement aussi psychologique) était de répéter systématiquement « je n’étais pas au courant », « je n’avais pas à connaître ce genre de choses » ou « je m’occupais des grandes orientations stratégiques, pas de la santé au travail », etc. (Beynel, 2020). De même, certains ricanements ou soupirs appuyés entendus sur le banc des prévenus lors de l’audition des parties civiles ou des experts relèvent sans doute d’une forme de mépris de classe, mais aussi d’une volonté plus ou moins consciente de mettre à distance la souffrance générée par leurs choix stratégiques et la politique de réduction et remplacement des effectifs.
Plus la distance est grande entre la direction et les salariés, plus le risque est élevé de se sentir victime de harcèlement (Loriol et Sall, 2014). C’est ce que montre la dernière enquête européenne sur les conditions de travail menée auprès de 41 000 salariés dans 35 pays (EWCS, 2015, données fournies gracieusement par UK Data Service et retravaillées par l’auteur sur SPSS). Si les salariés des entreprises de 2 à 9 salariés sont 4,7% à se plaindre de harcèlement, dans les entreprises de plus de 500 salariés, ils sont 15,3% (EWCS, 2015).
La perte de sens, le manque de reconnaissance, la fragilisation des collectifs, l’impossibilité de faire un travail dont on peut être fier, l’obligation de faire dans son travail des choses qui peuvent aller à l’encontre de nos valeurs ne relèvent pas toujours d’un « harcèlement institutionnel », mais peuvent avoir des effets délétères sur la santé et le bien-être des travailleurs concernés. Les deux questions ne se recoupent que partiellement. Les salariés qui se sentent reconnus quand ils font un bon travail sont beaucoup moins nombreux (3,1%) que ceux qui ne sont pas reconnus (15,4%) à se dire victimes de harcèlement (EWCS 2015). De même, ceux qui pensent que leur manager leur fait confiance ne sont que 3,4% à signaler un harcèlement contre 17,9% de ceux qui estiment que leur manager ne leur fait pas confiance (EWCS 2015). Mais dans le même temps, beaucoup de salariés qui se plaignent de ne pouvoir faire un bon travail, de ne pas être reconnus ou de ne pas avoir la confiance de leur supérieur ne le vivent pas sous le registre du harcèlement, mais sous celui du stress, de la démotivation, du retrait, du conflit d’intérêt, du rapport de forces, etc.
De même, les salariés qui ont connu des restructurations importantes dans leur entreprise sont plus nombreux à se plaindre du harcèlement (8,3%) que les autres (3,2%), mais les restructurations sont porteurs d’autres difficultés (fragilisation des collectifs, désorganisation, mise en concurrence en interne, intensification du travail ou mises au placard, etc.) qui ne sont pas toutes vécues comme du harcèlement (EWCS, 2015). Avant même l’invention de la notion de harcèlement moral, l’arrivée, suite à une restructuration, de nouvelles équipes d’encadrement qui ne connaissent ni ne respectent les codes sociaux locaux, les arrangements implicites entre les ouvriers et la maîtrise, la fierté partagée du travail bien fait, a pu être vécu avec douleur comme une forme de mépris, de non reconnaissance, d’exploitation, etc. Parfois des grèves en ont résulté. C’est ce que montre, par exemple, mon étude sur le travail ouvrier de 1938 à 2015 dans un bourg industriel (Loriol, 2021). La même recherche témoigne aussi de la réalité ancienne du harcèlement syndical, phénomène encore peu pris en compte dans l’étude du harcèlement institutionnel.
Nombre de facteurs organisationnels peuvent difficilement, comme l’a montré le jugement en appel de France-Télecom, être rattachés juridiquement à la notion de harcèlement. Les dirigeants mis en cause utilisent toutes les armes juridiques à leur disposition pour nier leurs responsabilités. D’autant plus que le travail est toujours ambivalent, car source à la fois de contraintes et de réalisation de soi. Le conflit, par exemple, n’est pas forcément une cause de souffrance. S’il porte sur le réel de l’activité (et non sur des questions de personnes ou de pouvoir) et permet de mobiliser l’expérience de chacun pour réduire les problèmes quotidiens, le conflit est un moyen d’augmenter la puissance d’agir et les ressources collectives pour un travail bien fait dans lequel les travailleurs peuvent se reconnaître (Clot, 2021). Les dysfonctionnements dans l’organisation, les dynamiques relationnelles problématiques, la souffrance ou le bien-être ne peuvent pas être analysés et gérés sous le seul prisme du harcèlement.
Un témoignage littéraire de l’intérieur
Thierry Beinstingel, écrivain et ancien cadre de France télécom qui a vécu la période des suicides, est revenu plusieurs fois, dans ses romans, sur l’évolution du travail au PTT puis à France-Télécom (Loriol, 2019). Dans son livre, Dernier travail (2022), il aborde la période entre la vague de suicides (2010) et le procès (2019). Bien que le thème soit au centre de sa réflexion, le mot « harcèlement » ne revient que quatre fois et dans la bouche de personnages parlant du procès, non du narrateur. En effet, si Thierry Beinstingel ne nie pas, bien au contraire, les souffrances, la redondance du terme finit, pour lui, par banaliser tant les drames humains que la déshumanisation des politiques d’entreprise, productrices d’une violence symbolique qui résonne avec les parcours personnels.
Il évoque par exemple, avec une grande sensibilité aux mots utilisés, « toutes les notes de service, dûment numérotées, faisant référence à d’autres antérieurement conçues, rédigées de manière froide et réservée » qui « révèlent d’un bloc leur capacité à accabler, à blesser, à offenser, à tourmenter, écharper, massacrer, démolir. »
A propos d’un rapport sur l’accompagnement des salariés en situation d’exclusion à cause d’un « désajustement professionnel » , il note ainsi : « le mot “désajustement”, issu “d’ajusteur”, la noblesse de ce métier, souvent cachée sous les appellations alambiquées d’opérateurs de fabrication, de techniciens de maintenance, d’agents de production, vocabulaire et compétences interchangeables, tout un savoir-faire en matière de dispositions de moteurs, de turbines, d’élaborations de machines d’atelier, d’installation de ponts roulants, d’assemblages de trains d’engrenage, l’odeur de fer, de graisse, la parfaite mécanique, tout cela semblait rayé par l’expression de « désajustement professionnel». Il s’agissait à l’évidence de désavouer purement et simplement ce qui avait été, d’ériger la déliquescence en postulat, d’attribuer cette culpabilité au destin, d’enfoncer le clou en précisant bien que le désajustement était strictement professionnel, de nier en quelque sorte les répercussions personnelles que ce type de situation induit, abattement, dépression… Suicide. Dans la manière dont est rédigée l’expression, l’entreprise ne semble nullement fautive. On nage ici en plein cynisme dans quelque chose d’impersonnel. Mais quand on essaie de conjuguer cette langue distraite qui a oublié de nommer ceux qui sont concernés, la responsabilité pleine et entière de l’entreprise apparaît au grand jour : est “désajusté professionnellement” celui qui revient de longue maladie et à qui l’entreprise est incapable de proposer un emploi adapté ; est “désajusté professionnellement” celle à qui on ne propose plus aucune formation parce qu’il ne lui reste que quelques années à tenir. »
Bien que la nouvelle direction ne cesse de répéter qu’il faut « réinjecter de l’humain dans les rouages » (image un peu terrifiante si on la prend au pied de la lettre), les personnes ne semblent plus prises en considération, leurs efforts ne sont plus reconnus, leur humanité est niée, comme dans le cas de cet informaticien que la DRH s’acharne à vouloir faire partir sans aucun motif valable, simplement parce qu’il est issu de la promotion interne et non d’une école prestigieuse. Les pratiques rituelles, comme les plaques commémoratives ou la remise de médailles du travail sont peut-être désuètes, mais rien n’est venu les remplacer.
Références
Adams A., 1992, Bullying at the workplace, Virago.
Beinstingel, T., 2022, Dernier travail, Fayard.
Beynel, E. (dir.), 2020, La raison des plus forts. Chroniques du procès France Telecom, Les Editions de l’Atelier.
Clot, Y. (dir.), 2021, Le prix du travail bien fait. La coopération conflictuelle dans les organisations, La découverte.
Estryn-Behar M., Le Nézet O, Loriol M, Bedel M, Cantet-Bailly N, Charton-Promeyrat C, Crave, S, Cuénot E, Heurteux P, Négri J. F, Valentin R, Vambana M,. Caillard J.F, 2005, « La situation des cadres de santé en France Comparaisons européennes », Soins Cadre, Masson, Hors-série (supplément au n° 52), 41 pages.
Hirigoyen, M-F., 1998, Le harcèlement moral, la violence perverse au quotidien, Syros.
Hirigoyen, M-F., 2001, Malaise dans le travail, harcèlement moral, démêler le vrai du faux, Syros.
Lerouge, L., 2021, Le jugement France Télécom : contribution à l’étude de la démonstration juridique fondant l’incrimination pénale de « harcèlement moral institutionnel », Travailler, 2 (n° 46), pp. 39 – 55
Leymann, H., 1993, Mobbing, Rowohlt Taschenbuch.
Loriol, M. et Sall, D, 2014, La gestion du stress dans les TPE, La Revue des Conditions de Travail, ANACT, 1 (1), pp. 56-63.
Loriol, M., 2016, La médicalisation des difficultés et conflits au travail : le cas du harcèlement moral en France, Revue Economique et Sociale, Vol. 74, pp. 21-32.
Loriol, M., 2017, Appropriation and acculturation in the French debate on mental health at work of anglo-saxon clinical categories (stress, burn out and mobbing), dans Psychosocial Health, Work and Language: International Perspectives towards their Categorizations at Work, Cassilde, Stéphanie, Gilson, Adeline (Eds.), Springer International Publishing, p 93-111.
Loriol, M., 2019, Une approche littéraire de la souffrance au travail. Thierry Beinstingel et les suicides à France Télécom, La Revue des Conditions de Travail, 9, p. 35-43.
Loriol, M., Dassisti, L. et Grattagliano, G., 2020, Harassment at work in France and Italy first hypothesis for an international comparison, Aggression and Violent Behavior, 53, pp. 101-127.
Loriol, M., 2021, Les vies prolongées des usines Japy. Le travail ouvrier à Beaucourt de 1938 à 2015, Editions du Croquant, col. « Témoignages ».
Miné, M., 2012, Harcèlement, Dictionnaire du travail, PUF, pp 360-366.
La Grande-Bretagne [1] a connu cet été une vague de grèves comme elle n’en a pas vue depuis des décennies. Frappant tour à tour les entreprises du transport ferroviaire, la logistique, le terminal portuaire de Felixstowe et le Royal Mail, ces grèves se déroulent dans un contexte économique et social marqué à la fois par des profits record, une crise politique et une inflation galopante. La vague de grèves spontanées dans une dizaine d’entrepôts d’Amazon fut sans doute le moment le plus inattendu de ce summer of discontent, autrement dit l’été du mécontentement [2].
Dans cet article, nous voulons porter à la connaissance du lectorat francophone le retour de la grève comme fait social majeur, et cela dans un pays qui a connu une longue période de «pacification sociale contrainte». Après avoir brièvement exposé les éléments contextuels dans un premier point, nous décrirons dans le deuxième point les principaux conflits. Nous développerons ensuite quelques réflexions à propos de la poursuite des mobilisations de grèves au cours des prochains mois dans un contexte d’instabilité politique. Le quatrième point aborde la question de la fin d’une longue période de pacification de la conflictualité, en envisageant l’éventualité de cycles longs dans l’activité gréviste à partir du changement des coordonnées structurelles et organisationnelles qui en déterminent l’intensité. Nous conclurons enfin en dressant une série de constats généraux.
1 – Singularités britanniques sous tension
Au Royaume-Uni, les relations professionnelles (industrial relations) sont de type volontaire et faiblement réglementées, bien qu’à l’inverse, la grève soit très encadrée. Elles sont dépourvues d’instances représentatives du personnel et c’est pourquoi on évoque le « single channel » ou canal unique[3]. Le législateur a reconnu très tôt le fait syndical au sein de l’entreprise (1872) tandis qu’il accordait dans la foulée le droit d’organiser un piquet de grève pacifique (1875). En 1906, les syndicats obtenaient le droit de mener des grèves sans être exposés à une condamnation avec dommages et intérêts. La confédération Trade Unions Council (TUC) est un produit direct du chartisme né en 1838[4]. Elle regroupait initialement 180 syndicats de métiers ou de professions. A l’inverse d’autres pays où prédominaient les traditions anarcho-syndicalistes ou révolutionnaires, la TUC a pris les devants de l’action politique en fondant en 1900 le Labour Representation Comittee, qui à son tour a fondé le Labour Party. Une représentation politique était un complément nécessaire à l’action syndicale essentiellement « économique ». Pendant l’entre-deux guerre se manifeste une forte conflictualité sociale, avec comme point culminant une grève générale, restée unique, en 1926. Après la seconde guerre mondiale, les syndicats et le parti travailliste réussissent à améliorer profondément les conditions de vie de la classe laborieuse. Outre la création d’une sécurité sociale à vocation universelle sous l’égide de William S. Beveridge, avec des services de santé accessibles à tous, financée à partir de l’impôt, le pays connaît pendant deux décennies un relatif plein-emploi (masculin) avec un puissant pôle industriel public et une offre élargie de services sociaux (notamment en termes de logement).
La formation des salaires est très décentralisée en Grande-Bretagne. Elle s’est organisée de 1945 à 1986 à partir d’une négociation salariale au sein des Wages Councils (conseils de salaires) qui recoupaient, sur une base territoriale, les métiers et les professions avec une représentation appointée des employeurs et des employés. Les Wages Councils élaboraient une grille indicative des tarifs horaires, des seuils minima selon l’ancienneté et la qualification (Dobb, 1946).
Après leur suppression en 1986, la négociation salariale a perdu beaucoup d’importance. En même temps, dans certains cas (transport, énergie), elle s’est maintenue à l’échelle d’un secteur pour éviter des dérives de surenchère ou de dumping salarial. Au cours de la période récente (2000-2020), dans le secteur privé, seul 20 % des augmentations de salaire étaient le produit de la délibération (collective bargaining) contre 45 % dans le secteur public. La création d’un salaire minimum horaire (1998) – assez exceptionnel au vu de la tradition britannique – se justifiait par l’ampleur de la paupérisation de travailleurs, avec près de 25% de travailleurs salariés pauvres.
De 2010 à 2020, les hausses de salaires ont été très modérées, se situant systématiquement en deçà du taux de croissance annuel du PIB. Au cours de cette décennie, le salaire horaire médian (en termes réels) n’a augmenté que de 0,6 % tandis que le salaire horaire moyen a connu une baisse de 2,4 % en termes réels si on prend la décennie écoulée comme référence. L’augmentation importante en 2021 est avant tout liée à la fin des périodes de confinement, avec la cessation du système de chômage temporaire (furlough).
Les salaires sont au cœur de ces grèves pour une raison très simple: l’inflation. En avril 2022, le Chartered Management Institute [5] révélait que la moitié des entreprises n’avaient prévu aucune augmentation de salaires tandis que dans l’autre moitié, la hausse se limiterait à 3 %, c’est-à-dire moins de la moitié de l’inflation (à ce moment-là). Selon cette même enquête, dans le secteur public – où le taux de syndicalisation atteint les 50 % contre 18 % dans le secteur privé – l’augmentation des salaires ne dépasserait pas les 2 à 3 % en 2022.
Or, la Grande-Bretagne a connu une longue période de stagnation des salaires depuis 2008, année de la crise financière. Mais cette décennie se caractérisait aussi par une inflation modérée, de 1,5 % en moyenne, et cette donnée a changée brutalement fin 2021.
Dans un premier temps, au cours de l’automne 2021, la hausse des prix résultait d’une reprise économique relativement brutale, après les périodes de confinement liées à la pandémie. L’année 2021 était également marquée par une importante désorganisation du transport routier, notamment à cause d’une pénurie de chauffeurs de poids-lourds, pour partie liée au Brexit. Dans ce contexte, les prix étaient en augmentation constante et l’inflation atteignait déjà 5-6 % vers la fin de l’année 2021. La désorganisation des chaînes de valeurs globales, encore amplifiée par le contexte insulaire de l’économie britannique, a poussé l’inflation jusqu’à 7-8%. Puis, en juin de cette année, à la suite de la hausse des prix de l’électricité et du gaz liée à la guerre en Ukraine, l’inflation a franchi le seuil de 10 %.
La flambée des prix coïncidait avec des annonces répétées de bénéfices extraordinaires pour l’année 2021. Les marges de profit des entreprises cotées en bourse (FTSE 350) étaient 73 % plus élevées que les niveaux pré-pandémiques en 2019. Les bénéfices de ces entreprises ont connu un bond de 11,74 % au cours des six mois allant d’octobre 2021 à mars 2022. Sur la même période, les revenus du travail n’ont augmenté que de 2,61 % ; et ont baissé de 0,8 % après prise en compte de l’inflation. Ce récent bond des bénéfices est responsable de 58 % de l’inflation au cours du dernier semestre, contre seulement 8,3 % pour les coûts de main-d’œuvre. Pour le syndicat Unite, il s’agit de « surprofits » générés à partir d’une hausse des prix et de rentes monopolistiques[6]. Il ne s’agit donc pas seulement des compagnies pétrolières ou de quelques « pommes pourries ». Même en excluant les entreprises énergétiques, les bénéfices des sociétés du FTSE 350 ont augmenté de 42 % entre 2019 et 2021.
La combinaison des trois réalités – modération salariale, (sur)profits et inflation– est devenu un cocktail explosif. Faisant face à des critiques, venant y compris de son camp, Boris Johnson décidait de concéder à chaque ménage un chèque énergie de 400 livres sterling, financé par une taxe sur les « surprofits » des producteurs énergétiques [7]. La mesure, assez « radicale » pour un conservateur néolibéral, a réveillé la conscience sociale des catégories populaires. Fin juillet, de nouvelles hausses de prix étaient annoncées, alourdissant la facture annuelle énergétique de 3 000 à 4 000 livres. Dans un pays où beaucoup de travailleurs sont soit propriétaires d’une habitation vétuste, soit locataires d’un logement social, une hausse des prix énergétiques allait provoquer un désastre social. Pour l’économiste Jonathan Bradshaw, de l’université de York, un chèque de 400 livres n’empêchera pas 80 % des ménages de basculer dans la « pauvreté énergétique »; seuil défini à partir du moment où 10 % des revenus disponibles y sont consacrés [8].
Face à cette réalité, plusieurs syndicats ont engagé des procédures de consultation que le droit britannique a rendu nécessaires pour pouvoir appeler à la grève. Symptôme de l’exaspération sociale, les taux de participation à ces consultations dépassaient systématiquement les 80 % tandis que le vote en faveur de la grève atteignait parfois 90 % ou 95 %, ce qui reflète une vraie détermination de passer à l’action pour obtenir des augmentations de salaires. Signalons au passage que l’existence d’une caisse de grève est certainement d’une aide précieuse lorsque les conflits éclatent. Les salariés gagnant plus de 30 000 livres peuvent toucher jusqu’à 50 livres par jour tandis que pour les bas salaires (gagnant moins de 30 000 livres sterling bruts), le montant peut s’élever à 75 livres par jour. Certes, le taux de syndicalisation dans le secteur privé est descendu au-dessous de la barre des 30 % depuis une dizaine d’années mais, dans les grandes entreprises et les services publics, ce taux se maintient à 50 %.
2 – La grève est de retour
Nous présenterons ici les conflits emblématiques du rail, de la logistique, des services postaux et des dockers. D’autres conflits, plus locaux, ont également eu lieu. Mais ces derniers, autant suivis que les conflits de grève nationaux, ne contiennent pas d’enjeux national qui font du retour de la grève une question à part entière.
Quand la grève du rail ouvre le bal
Les cheminots (appelés railworkers ou travailleurs du rail) ont été les premiers à se lancer dans une grève nationale touchant l’ensemble du secteur ferroviaire. N’ayant plus connu de grèves depuis 1989, le transport ferroviaire présentait toutes les caractéristiques d’un éden managérial. Privatisé en 1990-1991 avec une quinzaine d’opérateurs nationaux distincts, le secteur est également morcelé par l’externalisation d’un grand nombre de services techniques et commerciaux. Mais cette réalité fragmentée n’a pas empêché le syndicat RMT (le syndicat du rail, du secteur maritime et du transport – Rail, Maritime and Transport workers) de mener une campagne en faveur d’une négociation centralisée sur la question des salaires. Fort de ses 50 000 membres ou adhérents, le RMT demeure un syndicat plutôt « militant » avec une présence sur le terrain, y compris chez les prestataires externes comme les services de nettoyage. Il s’est desaffilié du Labour lorsque ce dernier s’engagé dans une « troisième voie « qui s’apparente au libéralisme social. A ses côtés, on retrouve d’une part le syndicat ASLEF [9], qui compte 22 000 affiliés et qui organise les conducteurs de trains et de rames de métro et, d’autre part, la TSSA, une association professionnelle indépendante non affiliée au TUC organisant le personnel de certains prestataires régionaux, et qui s’est ouverte au secteur du transport touristique [10].
Dans un premier temps, fin mai 2022, ASLEF et RMT ont refusé d’accepter une hausse de 3 %, bien inférieure à un taux d’inflation de 9-10 %. Pour les syndicats, une hausse de 7 % était la condition nécessaire pour ouvrir des négociations. En réaction à ce refus, Network Rail concède une hausse salariale de 5 %, mais conditionnée par l’acceptation d’une réorganisation des services et d’une augmentation des temps travaillés. Refusant ce « marché de dupes », RMT et ASLEF se sont alors lancés dans les préparatifs de grève. Après avoir mené des consultations très suivies, avec un taux de participation très élevé de 78 % et de 90 % des votants favorables à la grève[11], plus de 60 000 salariés du secteur ont arrêté le travail, d’abord le 21 juin, suivi d’une deuxième journée de grève le 27 juillet, d’une troisième le 20 août et enfin le samedi 1er octobre, lors d’une première grève commune avec d’autres secteurs.
Les grèves du rail ont reçu le soutien de larges secteurs de l’opinion publique [12]. Un sondage [13] fin juillet de 2 000 personnes révélait que 63. Le même pourcentage estime que les travailleurs du rail devraient bénéficier d’une augmentation de salaire « qui tienne compte du coût de la vie », tandis que 59 % pensent que les travailleurs du rail ont le droit de faire grève lorsque des négociations échouent. Plus largement, 85 % des personnes interrogées estiment que les bénéfices de l’industrie ferroviaire doivent être investis dans la protection des emplois et la qualité du service. L’opinion publique demeure largement favorable aux actions de grève, ce qui est cohérent avec le soutien à la renationalisation du secteur qui est majoritaire depuis une dizaine d’années.
A chaque journée de grève, la totalité des services était paralysée, y compris à Londres. Dans une tentative de diviser le mouvement, les employeurs se disaient prêts à concéder une augmentation salariale de 8 %, mais pour certains métiers seulement. Pour Mick Lynch, interrogé sur Skynews le 1er octobre, il est inacceptable que certains métiers soient discriminés face à une hausse de l’inflation qui touche tout le monde et qui dépasse désormais les 10 %. Ce jour-là, après 15 jours de deuil suite au décès de la reine Elisabeth II, une nouvelle grève nationale a eu lieu et d’autres actions ont été annoncées depuis lors. Le mouvement social est donc toujours en cours et il est loin de s’essouffler.
Les grèves dans le transport ferroviaire, hautement symboliques, illustrent le retour de l’action syndicale sur le devant de la scène. Elles signalent le retour de la grève comme forme de lutte. Leur exemplarité symbolique se vérifie dans le fait que les travailleurs d’autres entreprises leur ont emboîté le pas, y compris dans des entreprises sans présence syndicale comme Amazon.
Vent de révolte chez Amazon
Début août, le géant de la logistique a connu une vague de grèves spontanées touchant une dizaine de sites, essentiellement des entrepôts de tri et de préparation de commande (fulfilment centers). Tout a commencé le matin du 3 août au dépôt LCY2 à Tilbury, au sud de Londres. Après avoir reçu l’information que le salaire horaire ne serait augmenté que de 35 pennies [14], environ 600 travailleurs ont débrayé et se sont rassemblés dans le hall. Au cours des jours suivants, des débrayages ont lieu à Rugeley, ainsi qu’à Coventry, Swindon, Rugby, Doncaster, Bristol, Dartford, Belvedere, Hemel Hempstead et Chesterfield.
Ces wildcat strikes se distinguent par leur caractère à la fois majoritaire et spontané, et représentent un événement social qui n’avait plus eu lieu depuis les années 1970 (Darlington & Lyddon, 2001) [15]. Même si les actions étaient soutenues par Unite et le GMB, dans leur déroulement pratique, elles étaient plutôt auto-organisées par des réseaux informels de collègues. Les actions ont pris des formes très variées, allant d’une cessation du travail tout en restant à son poste de travail au ralentissement de la cadence (slow down strike) ou encore des occupations des quais de chargement ou de la cantine (sit-down strike).
Toutes ces actions portent sur la question des salaires. Amazon est une entreprise qui refuse de dialoguer avec un interlocuteur syndical, ce qui laisse le service des ressources humaines agir seul sur cette question. Un gréviste témoigne combien la colère couvait depuis déjà un certain temps :
« Normalement, les augmentations de salaires sont notifiées au mois d’avril. Au mois de juillet, il n’y avait toujours aucune information, ce qui a ajouté de l’exaspération à l’impatience. L’annonce d’une augmentation de 35 pennies a été perçue comme une douche froide car tout le monde s’attendait à bénéficier d’une vraie augmentation de salaire. Auparavant très bas, proche du seuil minimal légal de 8,50 livres, le salaire d’embauche avait été augmenté l’année passée à 10,50 livres, sinon à 11,45 livres selon les bassins d’emploi. Attention, cette décision n’était en rien inspirée par un sentiment de générosité ; Amazon cherchait juste à devenir plus attrayant sur le marché de l’emploi. Dernièrement, à la sortie de la pandémie, Amazon avait eu le plus grand mal à recruter 25 000 travailleurs… En interne, cette augmentation du salaire d’embauche a nourri l’espoir que l’ensemble des catégories allaient obtenir un ajustement à la hausse. Dans un contexte d’inflation mais aussi de bénéfices record – 210 millions de livres sterling, une augmentation de 20 % par rapport à 2020 – et nets d’impôts, il est évident que le refus de la direction d’accorder une vraie augmentation devait provoquer une grogne sociale. Celle-ci s’est répandue comme une traînée de poudre du 3 au 12 août, avec des grèves et des débrayages qui se sont succédé dans la quasi-totalité des fulfilment centers. » (Paul, préparateur de commande chez Amazon, Tilbury)
Plusieurs grévistes ont souligné leur indifférence à l’égard des menaces du management. Leur refus de céder aux intimidations, de répondre aux injonctions de reprendre le travail, même lorsqu’il agite une retenue sur salaires pour l’entièreté de la journée de travail interrompue, semble avoir été une réaction largement partagée :
« Nous avons seulement décidé le matin même qu’on allait débrayer. Le management était complètement désemparé. Ils ont d’abord agité la menace d’une retenue sur salaires, mais on a tenu bon et on est resté toute la journée à la cantine. On a demandé des explications au représentant de la direction. Pourquoi nous donnent-ils une aumône alors qu’ils ont augmenté les salaires d’embauche de 2 livres ? Pourquoi ne pouvaient-ils pas augmenter nos salaires au niveau de l’inflation, alors que l’argent coule à flots. Mais la direction britannique d’Amazon est restée murée dans son silence et les managers locaux ne savaient plus quoi faire… Ils étaient complètement déconcertés. Au final, après plusieurs jours de flottement, la direction a concédé une hausse de 50 pennies de l’heure tout en annonçant un ajustement salarial dans les mois à venir ; ce qui a permis d’obtenir une reprise du travail. » (Paul)
Le syndicat GMB mène, dans le prolongement de ces grèves, une campagne pour un salaire d’embauche de 15 livres de l’heure et une hausse salariale ajustée à l’inflation. Cette orientation offensive reflète la volonté du syndicat de s’appuyer sur les débrayages pour obtenir le statut d’interlocuteur social que Amazon a toujours refusé [16]. Mais selon Callum Cant, auteur de Riding for Deliveroo. Resistance in the New Economy (2019) et très bon connaisseur du secteur de la logistique, Amazon va certainement tenter de rétablir son emprise managériale et tout faire pour garder les syndicats hors des entrepôts. Cependant, pour le spécialiste, il est inévitable que les travailleurs continuent à « prendre conscience de leur force » .
Les dockers croisent les bras
Le 21 août, ce fut au tour des dockers de Felixstowe d’entrer dans la danse. Situé près d’Ipswich, Felixstowe est le plus grand terminal portuaire qui représente à lui seul la moitié de l’activité portuaire annuelle du pays. La première grève a duré 8 jours et a mobilisé les 1 900 dockers, tous métiers confondus : pontiers, grutiers, manutentionnaires, techniciens, etc. Lors de la consultation préalable à la grève, 9 travailleurs sur 10 s’étaient prononcés en faveur d’un arrêt de travail, paralysant la totalité de l’activité de transbordement.
Le propriétaire de terminal de Felixstowe est la holding CK Hutchison dirigé par le milliardaire Li Ka-Shin, l’homme d’affaires le plus riche de Hong Kong qui est aussi le 32e homme le plus riche du monde et dont les comptes sont domiciliés dans les paradis fiscaux. CK Hutchison est le numéro un mondial au niveau de la gestion des terminaux portuaires ; propriétaire de 52 terminaux dans 26 pays qui génèrent un chiffre d’affaires de 30 milliards de dollars. A nouveau, la question des salaires trouve au centre du conflit. N’ayant pas été augmentés depuis une dizaine d’années alors que la division britannique a annoncé des bénéfices record – 95 millions de dollars en 2021, contre 64 millions en 2020 –, les dockers ont laissé libre cours à leur colère.
A la suite de cette grève, la première depuis 1989, la direction de la société portuaire propose une augmentation de salaire de 7 % avec une prime unique de 500 livres. Mais pour le syndicat Unite, l’augmentation devrait atteindre au minimum 10 % et s’ajuster à l’inflation, à l’inverse de ce qui avait été concédé pendant la période 2010-2020, période à faible inflation il est vrai. Pour Sharon Graham, « le terminal de CK Hutchison réalise des profits tels qu’il serait possible d’augmenter les salaires de 50 % sans mettre les comptes dans le rouge. Revendiquer une hausse de 10 % n’est en rien déraisonnable ».
Début septembre, face au refus syndical d’accepter une augmentation en dessous de l’inflation, le gestionnaire du terminal portuaire décide de fermer la porte aux négociations. La direction mène depuis lors une campagne médiatique contre le syndicat Unite et les dockers en agitant le montant élevé du salaire d’un docker – aux alentours de 50 000 livres par an –, tout en expliquant que les grèves provoqueront une augmentation des prix.
Pour les représentants de Unite, les salaires sont bloqués depuis une dizaine d’années tandis que les hausses de prix résultent d’une augmentation des tarifs pratiqués par les armateurs qui ont vu leurs bénéfices tripler en 2021. La désorganisation du transport maritime affecte particulièrement les îles britanniques et depuis 2021, seul un porte-conteneur sur cinq arrive à l’heure prévue. Pour les syndicalistes de Unite, mettre la hausse des prix sur le dos de la grève des dockers est une mauvaise blague : « On est passé du just in time au just in case… (au cas où), ce qui ne fait que renchérir les prix avec des retards par-ci et des pénalités par là… ».
Il faut peut-être rappeler ici que l’ensemble du flux mondial de marchandises est affecté par une désorganisation chaotique : soit les usines sont à l’arrêt en Chine, soit il n’y a plus de porte-conteneurs disponibles, soit ils sont déroutés car il n’y a pas de créneaux horaires pour décharger les conteneurs en moins de 48 heures. Felixstowe est souvent le dernier terminal avant de repartir à vide pour l’Asie. En cas de congestion, les navires déchargent leurs conteneurs à Anvers ou à Rotterdam plutôt que d’attendre au large. Ces conteneurs doivent ensuite être acheminés outre-Manche, ce qui allonge la chaîne d’approvisionnement et pousse le prix final à la hausse. Le secteur de la distribution a augmenté ses capacités de stockage afin d’éviter les ruptures de stock. Mais en commandant davantage de marchandises, il n’a fait qu’amplifier le chaos et pousser les prix encore plus à la hausse.
Le refus syndical d’accepter une augmentation en deçà de l’inflation transforme la grève des dockers en un conflit-test. Fin septembre, c’était aux dockers de Liverpool de faire grève pendant une semaine. Le 29 septembre, ceux de Felixstowe se lançaient dans une deuxième semaine de grève, soutenus par ceux du port de Southampton qui refusaient de décharger les marchandises déroutées depuis Liverpool ou Felixstowe.
Pour le secrétaire d’Etat au Trésor Kwasi Kwarteng, les grèves de dockers ne sont qu’une forme de terrorisme social « qu’il va falloir empêcher par tous les moyens ». Dans la même veine, Liz Truss, la nouvelle cheffe du gouvernement récemment entrée à Downing Street, déclare considérer qu’il faudrait abroger au plus vite la loi de 1973 interdisant le recrutement d’intérimaires en cas de grève. Ses déclarations récentes expriment la volonté d’attaquer à nouveau le droit de grève à l’aide d’une panoplie de mesures restrictives telles que l’allongement des délais de préavis de grève de 2 à 4 semaines, la limitation dans le temps de la validité d’un vote favorable à la grève ou encore l’augmentation des seuils de validité des consultations.
La poste et télécoms se joignent au mouvement
Fin août, enfin, c’est au tour des services postaux de rejoindre le mouvement gréviste. La direction du Royal Mail, privatisé en 2013 et désormais coté en Bourse, voulait bien accepter une hausse salariale de 5 %. Mais pour Dave Ward, du CWU (Communication Workers Union), cette proposition n’est pas sérieuse, d’autant qu’elle combine une augmentation linéaire de 2 % avec un chèque de 500 livres. Pour le CWU, seul un rattrapage égal à l’inflation était envisageable. Fin juillet, la consultation a mobilisé 77 % de l’effectif, dont 96,7 % s’est exprimé en faveur de la grève. Celle-ci fut annoncée en deux temps. La première journée de grève, le 31 août, concernait uniquement les 125 000 postiers du Royal Mail. Elle a été suivie par une grève « sectorielle » les 8 et 9 septembre impliquant aussi 40 000 salariés de British Telecom. La grève du 31 août a été très suivie, avec plus de 2 000 piquets de grève.
Selon les avis de syndicalistes que j’ai pu interroger à Londres à la mi-septembre, la grève a également été suivie par les managers de première ligne. Il faut savoir que les bureaux de poste sont, la plupart du temps, gérés dans le cadre de points de vente ou d’épiceries qui disposent d’une franchise pour les activités liées au courrier. L’essentiel de l’activité – au demeurant lucrative vu que le Royal Mail a fait 170 millions de livres de bénéfices nets en 2021 – se concentre au niveau de la collecte, du tri et de la distribution de plis et de colis. Sur ce plan, il est évident que le Royal Mail a suivi la même trajectoire que bien d’autres services postaux qui combinent une rationalisation néo-taylorienne avec un sous-effectif et un sous-équipement chronique. Cela explique aussi pourquoi nous retrouvons en arrière-fond de la question des salaires le vécu d’une dégradation des conditions de travail :
« On nous a enlevé les horaires fixes, ce qui ajoute du travail qui ne sera jamais rémunéré. Désormais, on nous demande de venir travailler les dimanches, avec la période des fêtes de fin d’année. […] J’ai commencé au Royal Mail il y a trois ans et demi et je peux dire que la charge de travail augmente tout le temps. Nos tournées sont de plus en plus longues. Comme certains terminent avant l’heure, au niveau du management de district, ils nous disent qu’on doit en faire plus. Ce genre de managers n’a jamais été postie [facteur]. Ils ne comprennent pas que nous vivons à Luton, à Bromley ou dans le Bedfordshire… loin de Londres avec plus d’une heure et demie de trajet le matin comme en fin de journée. Forcément, on saute la pause de midi, ce qui permet de terminer plus tôt et d’arriver chez soi vers 17 h-18 h, sachant qu’on se lève aussi à 4 h du matin ! Les calculs des tournées sont aberrants. On a toujours eu moins de colis l’été qu’en novembre-décembre ; mais ça, ils s’en fichent. Ils calquent les tournées d’hiver sur les volumes de l’été. Une vraie arnaque. En plus, notre matériel est dans un état lamentable : il n’y a pas assez de caddies et on est obligé de se débrouiller. On s’arrange et on bricole. Un collègue va remplir à fond le fourgon et laissera une partie des colis à livrer chez un épicier affilié au réseau. De là, un autre collègue prend le relais et l’intègre dans sa tournée. Le lendemain, on échange nos tournées entre celui qui circule à pied et celui qui roule en voiture. C’est normal, il n’y a pas de raison que certains en bavent plus que d’autres. Le management le sait très bien et ils ferment les yeux. D’ailleurs, il y en a pas mal qui font grève avec nous… » (Ian, postier au centre de distribution de Hampstead)
Comme dans le secteur ferroviaire, la direction tente d’échanger une augmentation salariale contre l’imposition d’une « modernisation du fonctionnement ». Mais pour le syndicat CWU, il est hors de question de lier ces deux aspects « puisqu’il s’agirait de reprendre d’une main ce qui aurait été concédé de l’autre ! ». Pour Dave Ward, « une augmentation de 10 % serait très raisonnable puisque le Royal Mail a réalisé plus de 650 millions de livres de bénéfices en 2021 et que près de 500 millions ont été distribués aux actionnaires et au top management »[17].
3 – Mobilisations sociales sur fond de crise politique
Le décès de la reine a très certainement mis en parenthèse les tensions sociales pendant quelques semaines. Pourtant, rien ne semble suggérer que la vague de grèves va refluer. Mais ii l’été est derrière nous, se pose toujours la question du débouché des actions de grève. Est-ce que les directions d’entreprise vont faire des concessions ou s’engager dans une épreuve de force ? Est-ce que l’instabilité politique va se développer et conduire à des élections anticipées?
Il impossible d’y répondre sauf en disant , avec beaucoup de flegme, que rien n’est joué… Certes, le secteur public est plutôt resté en retrait jusqu’à présent. Unison, principal syndicat de ce secteur, soutient l’orientation de centre gauche du Labour dirigé par Keir Starmer, qui se dit prêt à gouverner « avec raison ». Au niveau de la NHS, la structure nationale de santé, Unison a soumis au vote la proposition managériale d’une hausse de seulement 4,5 %. Mais cette proposition a été massivement rejetée et le syndicat s’est vu contraint de consulter les travailleurs sur une action de grève avant le 27 octobre. Dans le secteur des collectivités territoriales et des écoles publiques, les propositions de hausse salariale semblent plus significatives et pourraient passer par l’attribution d’une hausse uniforme de 2 000 livres (flat rate) et d’un jour de congé extra, ce qui équivaudrait à une hausse de 10 % pour les plus bas salaires et de 6 à 8 % pour les moyens et hauts salaires. Là aussi, le syndicat a soumis au vote la proposition d’augmentation sans prendre position.
Entretemps, le gouvernement conservateur a annoncé une réduction drastique du nombre de fonctionnaires (90 000 sur un total de 600 000), attisant la colère du PCS (Public Civil Servants Union) qui s’est immédiatement lancé dans des consultations en vue d’une série de grèves en novembre. Au niveau de l’éducation, le syndicat UCU (University and College Union) a également mobilisé ses adhérents en obtenant d’ores et déjà un avis favorable à la grève dans 22 universités et collèges pour le mois d’octobre.
Il est vrai qu’aucun conflit majeur ne s’est soldé par une victoire du camp syndical jusqu’à présent. En même temps, quelques conflits importants mais plus locaux montrent que des victoires sont loin d’être hors d’atteinte. A Coventry, par exemple, les éboueurs des services municipaux ont obtenu une hausse de 12,9%, après six mois ponctués par une dizaine de jours de grève. Il en est de même à Thurrock. Un certain nombre de conflits emblématiques sur d’autres questions que les salaires ont donné lieu à des victoire. Je pense par exemple au personnel des hôpitaux de Londres dans sa lutte pour être intégrés dans l’effectif interne ; ou encore aux chauffeurs de bus de Manchester et les travailleurs de British Airways à l’aéroport d’Heathrow qui se battent contre le système fire and rehire (licencier et recruter à nouveau);. Il y a aussi les travailleurs du fabricant de palettes CHEP, qui après une grève historique de 20 semaines ont obtenu une hausse de 9%.
L’accumulation moléculaire – au sens où celles-ci demeurent « invisibles » jusqu’au moment où elles expriment leur impact disruptif – de victoires partielles peut aussi conduire les employeurs à durcir leur position. De leur point de vue, toute concession est dangereuse car elle risque d’encourager d’autres à faire grève aussi. Mais ne pas faire de concession va immanquablement affermir les positions du côté syndical. Pour Mick Lynch, secrétaire général du RMT, les travailleurs ont vu leur pouvoir d’achat fondre comme neige au soleil alors que les profits engrangés ont connus des sommets rarement atteints : « On a connu une stagnation des salaires et maintenant on connaît une baisse parce que les salaires ne s’ajustent pas à l’inflation. Si on accepte cela, on va se retrouver avec une pitance qui nous plongera dans la pauvreté. No way !». Pour le leader du RMT, il est temps que la classe des travailleurs passe à l’offensive : « Nous y sommes prêts, et cela d’autant plus que le marché de l’emploi nous donne un coup de pouce puisque les employeurs ne trouvent plus personne pour travailler dans des conditions invivables pour des salaires de misère. » (intervention 17 août meeting de lancement Enough is enough).
A la question de savoir si on assiste à l’agonie du projet thatchérien, ou simplement à un retour de la conflictualité sociale, Lynch répond « Et bien, je ne sais pas si le thatchérisme prendra fin, parce que pour cela vous devez mettre quelque chose d’autre en place. (…) La seule façon d’y mettre fin est de mettre en place un système, ou une série de réformes, et c’est pourquoi je pense que Starmer (le dirigeant du Labour) a une opportunité. En même temps le parti travailliste ne reflète pas les aspirations sociales de changement. Je pense qu’ils sont trop prudents. Je pense qu’ils ont été élevés d’une manière qui leur fait avoir peur du radicalisme. »[18]
Faute de disposer d’un relais politique adéquat, des secteurs du mouvement syndical ont décidé de lancer une campagne unitaire Enough is enough (que l’on pourrait traduire par « Quand c’est trop, c’est trop ») qui rencontre un écho grandissant dans le pays. « Enough is enough » a été initiée par les secteurs les plus combatifs du monde syndical, en alliance avec les associations de logement, de la jeunesse et de la gauche du Labour avec l’idée « [qu’] ils agissent dans leurs intérêts de classe, il est temps qu’on le fasse aussi ». Pour Zarah Sultana, députée travailliste de Coventry, « la crise actuelle est une crise du coût de la vie, c’est une crise sociale pour le monde du travail et non pas une crise pour le capital qui continue à engranger des profits et à distribuer des millions en dividendes. […] C’est une crise non pas parce qu’il n’y aurait pas assez de richesses, mais parce que les richesses sont accaparées par une infime minorité » (intervention lors du meeting du 17 août 2022).
« Enough is enough » mène campagne pour faire converger les luttes salariales vers une action de grève interprofessionnelle et sociétale, faisant explicitement référence à l’unique grève générale que la Grande-Bretagne a connue en 1926. La plateforme défend l’adoption de mesures d’urgence pour protéger le pouvoir d’achat face à la spirale inflationniste (gel des prix, ajustement des salaires à l’inflation) et plaide en faveur d’une taxe des surprofits du secteur énergétique. La pression sociale continuant à augmenter, la direction du TUC a adopté récemment une position favorable à la coordination des actions de grève, ce qui est exceptionnel pour cette confédération syndicale.
Le samedi 1er octobre, la première journée de grèves commune aux cheminots, des postiers et dockers a été couronnée de succès. Fait rare outre-Manche, elle a donné lieu à de nombreuses manifestations de rue. D’autres journées de grève sont d’ores et déjà annoncées pour octobre et novembre. Il est fort probable que le secteur public ou la santé rejoignent le mouvement, ce qui pourrait déstabiliser le nouveau gouvernement à peine en place et conduire à des élections anticipées. La direction du Labour adopte une orientation modérée, rappelant selon certains l’époque de Antony « Tory » Blair, mais la gauche travailliste et la gauche syndicale se mobilisent pour mettre en avant des mesures d’urgence, ce qui fait dire aux éditorialistes, tant du côté du Guardian (centre gauche) que du Times ou du Telegraph (droite conservatrice) que les syndicats sont à nouveau « la première force d’opposition » dans le pays.
Cette opposition sociale pourra peut-être profiter d’un gouvernement divisé et chaotique. Très récemment, la crise du parti conservateur a connu un rebondissement spectaculaire lorsque Liz Truss, à peine arrivée au pouvoir, valide un budget qui devrait réduire l’imposition fiscale sur les catégories les plus aisées pour un montant de 45 milliards de livres. Or, ce même gouvernement a décidé de plafonner les factures énergétiques à 2 500 livres par an ; une mesure qui devrait coûter de 70 à 140 milliards de livres suivant l’évolution des prix de base. Même pour le FMI, une telle politique est parfaitement incohérente. Les marchés financiers ont également désapprouvé le package de mesures, provoquant immédiatement une chute de la devise britannique, ce qui a mis en péril les fonds de pensions qui tirent une fraction considérable de leurs revenus des placements financiers. Face à ce qui risquait de provoquer un effondrement boursier – du même type que celui engendré par la faillite de Lehman Brothers en 2008 –, le gouvernement s’est vu contraint de faire marche arrière. De son côté, la Banque d’Angleterre combine une politique anti-inflationniste en augmentant les taux directeurs, à l’instar de la FED ou de la BCE et une politique d’assouplissement monétaire, injectant quand il le faut des milliards dans les circuits financiers. Si la hausse des taux d’intérêts ne peut que renchérir le crédit et provoquer la faillite d’un grand nombre d’entreprises, les injections de liquidités auront comme conséquence de miner la confiance dans la Livre Sterling. Comme la crise énergétique est loin d’être résolue, notamment parce que la guerre en Ukraine s’est enlisée, les coordonnées britanniques d’une situation de récession globale risquent d’avoir des conséquences sévères. Même si la mesure d’urgence visant à plafonner les factures a réussi à stopper provisoirement la hausse de l’inflation, et à condition que celle-ci se maintienne encore quelques mois à 10%, il est évident que la paupérisation de couches entières du salariat ne restera pas sans réactions.
La conjonction de mobilisations sociales et de grèves d’une part et le chaos politique d’autre part forme un véritable cocktail explosif au point où The Economist titrait son édition du 18 octobre par Welcome in Britaly. Le désarroi au sein de la classe dirigeante gagne du terrain, tant il devient difficile de conjuguer le populisme de droite et la raison économique néolibérale.
4 – La fin d’un long hiver social ?
La grève des mineurs, en 1984-1985, s’est soldée par une défaite historique du mouvement ouvrier britannique. Cette défaite a non seulement démoralisé les secteurs les plus combatifs du mouvement syndical mais aussi changé le rapport de force global, facilité en cela par une restriction féroce du droit de grève via une longue liste de procédures restrictives [19]. Encore récemment, ces restrictions ont été renforcées lorsque le gouvernement de David Cameron a imposé, en 2016, un seuil minimal de 50 % du corps électoral et de 70 % de suffrages favorables à la grève.
On pourrait résumer ce basculement d’époque en disant que le néolibéralisme a réussi à imposer une «pacification sociale contrainte» et que l’on peut observer dans l’effondrement du nombre de journées individuelles non travaillées (JINT) pour fait de grève. Nous retrouvons cette notion de « pacification coercitive » dans plusieurs analyses de Dave Lyddon (2007; 2015), professeur à l’université de Keele et spécialiste des relations professionnelles et auteur de nombreux articles et ouvrages. Lyddon souligne ainsi la volonté constante de repression de l’action syndicale. En effet, après avoir culminé à 30 millions de journées à la fin des années 1970, l’activité gréviste est tombée à 5 millions en 1985 pour ensuite refluer vers 150 000 à 300 000 JINT par an dans les années 1990 et 2000.
Données : Office of National Statistics – Royaume-Uni .
Le nombre de jours de grève par 1 000 personnes salariées, qui est un indicateur mesurant la densité sociale de l’activité gréviste, confirme ce constat. Au Royaume-Uni, depuis le début des années 2000, le seuil de 50 jours de travail perdus par tranche de 1 000 salariés a été très rarement dépassé. A titre de comparaison, signalons que pour d’autres pays comme la Belgique, la France ou l’Espagne, les années de grève interprofessionnelle, on observe des pics de 300 à 500 jours perdus par 1 000 salariés tandis qu’au cours des années « d’accalmie sociale », l’activité gréviste se maintient aux alentours de 80 à 100 jours perdus. Il n’est donc pas exagéré de dire que le modèle de gouvernance néolibéral a réussi à rendre l’activité gréviste résiduelle et marginale.
Source : Institut Syndical Européen – ETUI (avec la collaboration de Kurt Vandaele).
Il faut néanmoins préciser que les données statistiques britanniques ne comptabilisent que les grèves de plus de 20 salariés qui durent au minimum une journée entière. Cela laisse donc de côté les arrêts de travail, appelés work stoppages, qui représentent historiquement un mode d’action privilégié au point où l’on faisait de ses micro-grèves une singularité des industrial relations britanniques.
A ce jour, il est difficile de préjuger de la suite des événements. En revanche, il est possible de prendre la mesure du changement d’époque et de dire que la conflictualité sociale est sortie d’une longue période d’hibernationD’ores et déjà, le nombre de JINT a dépassé les 2 millions, ce qui démontre que la grève n’est plus un tabou pour les syndicats et qu’ils sont prêts à s’engager dans des conflits sociaux comme on a pu en connaître dans le passé.
Reste à savoir si le long cycle de défaites et de reculs sociaux va céder la place à un nouveau cycle offensif avec une accumulation de conquêtes sociales. Ceci nous ramène au débat du début des années 1980 à propos de l’existence d’ondes longues dans la lutte des classes et de leur rapport avec les ondes longues au niveau de l’accumulation du capital. Initié par l’économiste marxiste Ernest Mandel (Mandel, 1980 ; Kleinkecht, Mandel & Wallerstein, 1992), cette approche postule l’existence de séquences de conflictualité entretenant un rapport indirect mais réel avec les cycles économiques.
Même si cette approche a été critiquée par certains comme pour son impossible validation empirique (Beverly Silver, 1980 ; 1991), d’autres comme John Kelly (1998), s’en inspirent pour mettre en évidence que la conflictualité reste marquée par une sorte « d’effet de sentier » (path dependency ou dépendance à la trajectoire) mais qu’il existe également des réalités plus structurelles qui facilitent ou entravent l’activité gréviste. Bien sûr, ces déterminants structurels se situent autant dans « l’infrastructure » sociétale (les rapports sociaux de production, le marché du travail) qu’au niveau de ses « superstructures » (les règles juridiques, l’hégémonie idéologique ou encore la vitalité du mouvement syndical). Je laisserai provisoirement entre parenthèses la discussion sur le rapport entre les ondes longues et la lutte des classes, aussi parce qu’elle exige d’investiguer le champ économique et notamment l’évolution de la profitabilité. Par contre, suivant en cela John Kelly, je pense qu’il est important de prendre la mesure de certaines coordonnées infra et super-structurelles qui influent directement sur la conflictualité.
Dans le cas de la Grande Bretagne, le reflux du chômage à 3,5% joue certainement en faveur du retour des grèves. Ce n’est certes pas encore le « plein emploi » (certes, avec beaucoup de précarité) mais la demande de main-d’œuvre se rapproche de près de l’offre de travail, ce qui change la donne du point de vue des travailleurs. Pour le CIDP, un centre d’études en ressources humaines[20], les entreprises connaissent depuis 2017 des difficultés croissantes de recrutement. Selon leur dernière baromètre auprès de DRH du printemps dernier, six entreprises sur dix font face à des difficultés prolongées et seraient prêts à augmenter le salaire d’embauche pour faciliter le recrutement et rendre l’emploi plus attractif.
Il est à signaler que le reflux du chômage est moins le résultat d’une création nette d’emplois que d’un double changement structurel, à savoir le vieillissement de la population et le Brexit. Le premier est commun à d’autres pays de l’OCDE. La génération du babyboom, née entre 1946 et 1968, a commencé à partir à la retraite, laissant un nombre croissant de postes de travail vacants. Selon le CEDEFOP, le centre d’études européen sur les compétences et les qualifications, 9 postes vacants sur 10 en Europe sont désormais liés aux départs à la retraite. Le dernier rapport (2018) à propos du Royaume-Uni sonne l’alerte à propos de l’augmentation rapide des besoins de main-d’œuvre. Suivant les calculs de démographe Ilias Leanos, au cours des années à venir, les employeurs vont devoir recruter d’ici 2030 plus de 15 millions de personnes. Même si ce chiffre est une surestimation des besoins de recrutement, il n’en demeure pas moins que l’ampleur des besoins est énorme puisqu’on n’est pas loin d’évoquer un renouvellement de plus de la moitié de la population active[21] ! Il est à noter aussi que dans cet ensemble de postes à pourvoir, la moitié concernent des profils de travailleurs semi- ou non qualifiés. Là aussi, les labour shortages se font ressentir sévèrement, ce qui améliore globalement le rapport de force social en faveur des travailleurs.
Une étude récente de l’université d’Oxford a révélé que le Brexit joue un rôle important dans la montée en flèche des labour shortages (pénuries de main-d’œuvre) [22]. Selon les auteurs de l’étude, le système d’immigration post-Brexit a introduit des exigences de visa pour les citoyens de l’UE qui pouvaient auparavant travailler dans n’importe quel emploi. A ce jour, cet apport de main-d’œuvre n’est pas compensé par l’accès au marché du travail pour les citoyens non européens. En conséquence, les emplois à bas salaire qui dépendaient fortement des travailleurs de l’UE ne sont plus éligibles pour les visas de travail[23]. Indirectement, le Brexit a contribué à assécher le réservoir de recrutement pour tout un nombre d’emplois du bas et du milieu de l’échelle des qualifications.
Outre ces aspects structurels liés à l’état du marché du travail, on assiste aussi à un retour du «collectivisme». Ce concept fera sourire certains et il n’a rien à voir avec le modèle soviétique mais il permet de ne pas limiter l’analyse à une montée de l’individualisme. Même si la notion de collectivisme est absente des analyses hexagonales ou francophones [24], elle n’est pas sans pertinence puisqu’elle permet d’interroger la disponibilité pour un engagement collectif, que ce soit l’adhésion syndicale ou l’engagement dans une action de grève. Pour John Kelly (1998), spécialiste des relations professionnelles, le « collectivisme » prend appui sur un sentiment d’injustice partagée et la conviction qu’il est possible d’améliorer sa condition sociale sur une base collective, avec un « nous » impliquant une solidarité réciproque.
Sur ce plan, plusieurs faits indiquent que le collectivisme renvoie à un processus moléculaire de solidarisation réciproque qui précède le conflit social. Les grèves spontanées chez Amazon – qui relèvent d’une conflictualité sans syndicat – indiquent qu’un profond ressentiment avait commencé à s’accumuler depuis un certain temps. Le ressentiment et la colère sont nourris par un sentiment d’injustice qui se diffuse et se manifeste par un arrêt de travail.
Outre cette spécificité de la grève spontanée, au demeurant peu britannique, il faut souligner combien la composition sociale très hétérogène des collectifs de travail n’a nullement freiné la mobilisation. Dans le fulfilment centre d’Amazon à Tilbury, la majorité des travailleurs ont moins de quarante ans, un tiers sont des femmes et plus de la moitié sont d’origine étrangère, mais de façon très diversifiée. Une « multitude » de vécus et de conditions sur le plan subjectif n’a donc pas empêché la coagulation des colères et la conduite d’une action collective. Ce n’est pas toujours le cas et cela mérite donc d’être souligné. D’autres secteurs en grève, que ce soit la poste ou le rail, sont également marqués par une diversité sur le plan du genre et de l’identité culturelle. Or, les grèves démontrent, par leur caractère absolument majoritaire, que l’hétérogénéité n’est plus un obstacle.
Mick Lynch le confirme à sa manière lorsqu’il explique que les questions identitaires, de genre, de racialisation ou d’orientation sexuelle peuvent tout à fait être « articulés au combat de classe ». Ce dernier reste un ferment d’unité, mais à condition de combattre aussi le racisme et le sexisme (entretien Jacobin). Dit autrement, les identités structurées autour de luttes contre des oppression spécifiques ont toute leur place dans le mouvement syndical. Ceci est un acquis de longue date puisque les syndicats britanniques ont appliquent depuis les années 1990 le principe d’auto-organisation pour des groupes spécifiques tels les gens de couleur (black and colored people, asiatiques, les femmes et les LGBT+. On comprend mieux que chez les affiliés du RMT du London Underground, un tiers sont issus de minorités racisées. Plus généralement, selon les statistiques gouvernementales, la proportion d’employés syndiqués est la plus élevée parmi les travailleurs « noirs et britanniques noirs » (26,9 %), suivis des travailleurs classés comme « mixtes » (24,1 %) et « blancs » (24 %). Globalement, le TUC compte plus de femmes que d’hommes.
Le collectivisme s’exprime aussi dans les « zones grises » du marché du travail, du côté des gig workers, avec l’émergence d’une action proto-syndicale de la part des travailleurs de plateforme qui ont commencé à former une multitude de collectifs d’action. Parfois, ces collectifs s’intègrent à de nouveaux syndicats comme le Independant Workers Union of Great Britain, fondé en 2012 par un collectif de travailleurs du nettoyage tous d’origine latino-américaine. Les enquêtes sociologiques (Gandini, 2018, Cini, 2022) à propos de ces mobilisations observent un certain nombre de traits communs : refus du travail à la pièce et du statut d’indépendant, volonté de bénéficier d’une protection sociale et dynamiques de mobilisation de type communautaire. Leur action articule mobilisation et combat judiciaire, ce qui a donné lieu à une victoire importante qui commence à faire jurisprudence.
La décision de la Cour suprême du Royaume-Uni de février 2021 considère sur ce plan que les chauffeurs d’Uber doivent être traités comme des travailleurs, et non comme des entrepreneurs indépendants. Cette décision unanime devrait avoir des conséquences importantes sur les entreprises mobilisant des plateformes puisque les chauffeurs ont droit à des avantages tels que les congés payés, le salaire minimum et une retraite complémentaire. La raison est simple, Uber impose des des tarifs et des trajets sans aucune négociation et impose un régime disciplinaire aux chauffeurs en fonction de leurs évaluations. Le tribunal, rejetant la pratique de longue date d’Uber consistant à traiter ses chauffeurs comme des entrepreneurs indépendants, a également estimé que les plus de 70 000 chauffeurs britanniques de la société devront être payés pour les heures où ils sont connectés à l’application Uber, indépendamment de la demande de transport.
Depuis ce jugement, un nombre de dossiers analogues (plombiers de Pimlico, livreurs de CitySprint et Excel Services, livreurs de Bolt) ont été portés devant la justice et ont tous donné lieu à une confirmation du jugement rendu dans le cas des chauffeurs Uber [25]. En termes de statut, il est intéressant de constater que les mobilisations combinant action directe et actions juridiques obtiennent des avancées autour de la reconnaissance du statut hybride des « Limb (b) workers », qui sont ni des free-lance ni indépendants ni des personnes employés et intégrés au salariat au sens classique du terme mais des travailleurs dépendants auquel l’entreprise doit payer le salaire minimum horaire tant qu’ils sont connectés par leur application ainsi qu’une protection sociale et des jours de congés [26].
Au final, il est certes encore trop tôt pour valider l’hypothèse d’un nouveau cycle de luttes offensives, mais les exemples de mobilisations se multiplient et les brèches s’ouvrent ici et là. Le reflux du chômage devrait se poursuivre pour les raisons structurelles et le renouveau du collectivisme participe à la revitalisation de l’action syndicale.
5 – En guise de conclusion
Premièrement, il est évident que le pouvoir d’achat, déjà en berne depuis la pandémie, est devenu un enjeu central pour les travailleurs, tous secteurs confondus. La décennie 2009-2019 avait été celle d’une stagnation des salaires, et cette stagnation des salaires n’est plus acceptée dans un contexte inflationniste. Les réorganisations du procès de travail se sont traduites par une dégradation des conditions de travail, ce qui a nourri à son tour le sentiment que l’effort doit continuer à s’accroître alors qu’il est de moins en moins bien rémunéré. La baisse brutale du pouvoir d’achat, au printemps 2022, n’est qu’une goutte de plus dans un vase qui était sur le point de déborder. Lorsque le sentiment d’injustice latent est largement partagé, il suffit de peu de choses – comme l’annonce de bénéfices record – pour qu’il se mue en esprit de révolte. La conviction qu’il faut recourir à l’action de grève est devenue une idée largement partagée en très peu de temps.
Le deuxième constat est que les obstacles réglementaires à la grève sont loin d’être insurmontables. Mais pour réussir à franchir le seuil d’approbation, le syndicat doit forcément convaincre une majorité de travailleurs quant à l’idée qu’une action de grève se justifie et qu’elle peut permettre d’arracher des améliorations substantielles. Pour réussir une telle campagne – appelée communément « strike ballot campaign » –, il faut mobiliser tout l’appareil syndical, les shop stewards (l’équivalent du délégué du personnel, mais suivant le canal unique), publier des tracts, des courriels et envoyer au final des textos à chaque travailleur. Il est significatif que les syndicats combatifs comme le CWU, RMT, Unite ou PCS s’y emploient tout autant que les syndicats plus modérés (Unison, GMB). Ceci indique que la « base » syndicale et plus largement des travailleurs sont exaspérés par la perte de leur pouvoir d’achat, après une longue période de modération salariale. Les directions syndicales sont en « syntonie » avec ce sentiment et comprennent qu’une telle situation est intenable. Mais en tant que syndicalistes, ils se disent aussi que le mouvement syndical peut prendre sa revanche après avoir perdu et concédé beaucoup pendant des années, sinon des décennies. C’est le propos que tient Mick Lynch lorsqu’il annonce que la classe des travailleurs est de retour.
Troisièmement, les syndicats, même limités dans leur champ d’action, restent des institutions puissantes. Les syndicats comptaient près de 13 millions d’adhérents dans les années 1970. A partir des années 1980, ils ont connu une hémorragie constante pour ne plus organiser que 6,5 millions de travailleurs en 2015. Mais depuis 2016, chaque année, environ 100 000 travailleurs décident d’adhérer. Parmi ces nouvelles adhésions, on compte une majorité de femmes, plutôt des jeunes, des personnes issues de l’immigration ou encore des Black and colored people. Ceci qui reflète une prise de conscience collective que le syndicat est un outil indispensable pour défendre ses droits et ses intérêts. En même temps, ce processus rend compte de la recomposition sociale de la classe laborieuse. Si le Labour a beaucoup de mal à mobiliser son électorat traditionnel, les syndicats gardent quant à eux une assise très large et forment, de ce fait, l’institution centrale d’une classe laborieuse qui manifesterait à nouveau, en quelque sorte, à travers ces conflits notamment, son existence « pour soi ».
Quatrièmement, le dialogue social est quasi inexistant, ce qui met au centre du « jeu social » les acteurs eux-mêmes, voire les travailleurs tout court (Amazon) et non les instances et la distribution des mandats ou le jeu de positionnement comme on peut le connaître en France. Comme on l’a rappelé au tout début de cet article, le modèle britannique de la négociation collective ne favorise en rien le « dialogue social ». Sachant que ces relations entre employeurs et syndicats fonctionnent presque une base volontariste, autour de ce qu’on appelle le single channel (canal unique), il n’y a pas beaucoup de production normative ou contractuelle. En conséquence, la couverture des conventions collectives atteint péniblement 30% ce qui est parmi les plus bas niveau dans les pays occidentaux. Même quand un syndicat est reconnu et qu’il joue le rôle assuré par les institutions représentatives du personnel, l’employeur peut accepter de négocier ou pas. Un tel « vide » institutionnel peut aussi attiser la conflictualité sociale tant il est vrai que le refus de concéder des améliorations de la part des employeurs va renforcer le sentiment d’injustice et rendre les travailleurs réceptifs à l’idée d’une grève. L’information et la consultation se font selon le bon vouloir patronal. Cette situation délétère a conduit le mouvement syndical à se réorganiser, à mener des campagnes d’adhésion, inspirées par le modèle états-unien de l’« organizing »[27]. Au niveau de syndicats membres du TUC, plusieurs syndicats se sont regroupés sous la bannière de Unite et du GMB[28] (secteur concurrentiel et privé) tandis que plusieurs convergences ont eu lieu dans le secteur public (Unison). La dirigeante de Unite, Sharon Graham, impulse une orientation beaucoup plus combative sur le terrain social, en organisant aussi des coalitions intersectorielles au niveau local.
Constater que la conflictualité sociale opère un retour si massif et tumultueux après quatre décennies de paix ne permet pas encore d’expliquer ce phénomène. Pour avancer dans ce sens, il nous faudra également dresser un bilan approfondi du néolibéralisme et interroger la persistance d’un antagonisme structurel entre capital et travail. Ce que nous ferons dans deux articles à venir : le premier portant sur les splendeurs et les misères du néolibéralisme ; le second à propos de la profondeur des divisions et des antagonismes de classe.
18 octobre 2022
(mis à jour le 14 novembre 2022).
Références bibliographiques
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* Je tiens à remercier Michael Roberts, Erik Demeester, Nicola Cianferoni, Marc Loriol et Jérôme Pélisse pour leurs remarques et suggestions.
[1] La Grande-Bretagne comprend l’Angleterre, l’Ecosse et le Pays de Galles ; le Royaume-Uni intègre aussi l’Irlande du Nord. Comme le mouvement de grève s’est moins manifesté en Irlande du Nord, je privilégie ici l’appellation de Grande-Bretagne. En même temps, sur le plan politique, l’entité première demeure le Royaume-Uni.
[3] Dans d’autres pays dotés d’un système « dualiste », comme l’Allemagne, il y a à la fois des IRP telles que le Betriebsrät (conseil d’entreprise, analogue au CE, devenu CSE) et des Vertrauwensleute (gens de confiance) qui sont élus sur une liste syndicale. On parle alors d’un « double canal de représentation ».
[4] Le chartisme est un l’expression politique du mouvement ouvrier naissant qui se développa au milieu du 19ème siècle suite à l’adoption de la People’s Charter. L’imposition d’un régime électoral censitaire avait exclu la classe ouvrière du champ de la démocratie parlementaire. La Charte du peuple fut adopté en 1838 et réclamait le suffrage universel masculin, un juste découpage des circonscriptions électorales, l’abolition de l’obligation d’être propriétaire pour être éligible, des élections législatives annuelles et le vote à bulletin secret. Le mouvement resta actif jusqu’en 1848 donna naissance à des caisses de secours mutuel, des coopératives et un premier mouvement syndical. ; Jacques Carré, La Grande-Bretagne au xixe siècle, Paris, 1997, 160 p.
[5] Employers and employees face a “great cost squeeze“ as government support fails to lift sufficient pressure say managers, 22 avril, voir www.managers.org
[6] Unite Investigates: Corporate profiteering and the cost of living crisis. Report commissioned by Sharon Graham, juin 2022, miméo, 28p.
[7] La notion de surprofits renvoie à des profits qui s’ajoutent à ceux qui sont déjà réalisés, suivant des causes externes au marché, tel qu’une guerre par exemple. Mais cette définition ne fait pas consensus. Pour ma part, je préfère les notions de profit et de rente (rente de marché ou rente spéculative).
[13]https://www.rmt.org.uk/news/rmt-on-opinium-poll/ Une majorité des jeunes et des usagers des transports les soutiennent, mais les catégories âgées (+ 50 ans) ou les résidents de zones rurales sont plutôt opposées. Même si près de 70 % des électeurs du Labour expriment un soutien à l’égard des grèves du rail, pour Keir Starmer, le dirigeant de centre-gauche du Labour ayant succédé à Jeremy Corbyn, le parti travailliste doit avant tout rester neutre, ce qui lui permet d’appeler les députés du Labour à ne pas fréquenter les piquets de grève. Voir Katherine Swindells, “Where does public opinion stand on the rail strikes ?, Younger people are far more likely than older people to support striking train workers”, in New Statesmanhttps://www.newstatesman.com/chart-of-the-day/2022/07/public-opinion-stand-on-rail-strikes
[14] Il faut 100 pennies pour faire une livre sterling.
[15] En anglais, ces grèves spontanées portent l’appellation de wildcat strikes – littéralement « grève des chats sauvages » – ce qui fait référence aux actions de grève inopinées que menaient, aux Etats-Unis, les militants des Industrial Workers of the World, une organisation syndicale révolutionnaire. Ces grèves visaient à perturber la production afin de protester contre des décisions patronales ou managériales. Dans le cas présent, il s’agit de grèves qui ne respectent pas les procédures normales conduisant à une grève (consultation et préavis).
[16] Rappelons qu’en 2001, Amazon décide de contrer une campagne en faveur de la reconnaissance syndicale en mettant à la porte certains syndicalistes tout en accordant une augmentation salariale de 10 %. A la suite de cela, le syndicat avait reçu plusieurs dizaines de lettres de démission et subi un revers douloureux avec 80 % des travailleurs votant contre la reconnaissance syndicale.
[17] Pour un aperçu des résultats de l’année 2021, voir ici
[23]Madeleine Sumption, Chris Forde, Gabriella Alberti & Peter Walsh, How is the End of Free Movement Affecting the Low-wage Labour Force in the UK?, first report, 15 AUG 2022, The Migration Observatory COMPAS (Centre on Migration, Policy and Society), University of Oxford.
[24] En France, soit ce “collectivisme” est considéré comme acquis, soit c’est son absence qui le sera, à partir d’une analyse constatant l’atomisation des collectifs de travail, l’omniprésence du consentement et de la servitude, de la docilité et de la loyauté. Il y a pourtant une possibilité de penser les choses de manière plus dialectique, en mobilisant par exemple la notion de résistances au travail ou celle de « communautés pertinentes d’action collective » proposée par Denis Segrestin (1980). Voir S. Bouquin (2020), Bellanger et Thuderoz (2012) ou encore, à propos de l’action collective D. Segrestin (1980).
[26] Selon la section 230 de l’Employment Relations Act de 1996, un travailleur est défini comme un individu qui a conclu ou qui travaille dans le cadre (a) d’un contrat de travail ou (b) de tout autre contrat, qu’il soit explicite ou implicite, qu’il soit oral ou écrit, par lequel l’individu s’engage à faire ou à exécuter personnellement un travail ou des services pour une autre partie au contrat dont le statut n’est pas, en vertu du contrat, celui d’un client d’une profession ou d’une entreprise commerciale exercée par l’individu. Les personnes qui ne sont pas des employés mais qui satisfont aux exigences de l’alinéa b) ci-dessus sont parfois appelées “limb (b) workers » ou « travailleurs de l’alinéa b) ». Voir aussi https://www.theguardian.com/technology/2021/feb/19/uber-drivers-workers-uk-supreme-court-rules-rights
[27]L’organizing représente une nouvelle pratique syndicale qui a émergée aux Etats-Unis au début des années 2000 et qui vise à gagner des secteurs de travailleurs d’une entreprise au vote majoritaire en faveur de la reconnaissance du rôle d’interlocuteur. Elle est désormais critiquée pour son approche très institutionnaliste, et certains lui opposent le modèle de deep organizing qui renvoie à l’action en profondeur à partir de la constitution de réseaux semi-clandestins, inspirés notamment par les IWW. Voir Milkman R., Bloom J., Narro V. (2010), Working for Justice: The L.A. Model of Organizing and Advocacy.
[28] Unite the Union, une fusion d’Amicus et de TGWU, organise davantage les travailleurs des secteurs de l’industrie, de la logistique et de la construction. Il compte 1,2 million d’affiliés adhérents ; le GMB, anciennement General, Municipal, Boilermakers’ and Allied Trade Union, compte 640 000 affiliés employés dans les secteurs industriels, le commerce de détail, la sécurité, les écoles, la distribution, les services publics, les services sociaux, le National Health Service (NHS), les services d’ambulance et les administrations locales.
Les arrestations et les inculpations des syndicalistes de la logistique s’inscrivent dans le cadre du processus de restructuration du secteur et de la tentative de restriction du droit de grève. Certains voudraient revenir à une époque antérieure au vingtième siècle.
« Le capitaliste fait valoir son droit d’acheteur lorsqu’il s’efforce de prolonger cette journée autant qu’il le peut et de faire de deux jours un seul. D’autre part, la nature particulière de la marchandise vendue exige que sa consommation pour l’acheteur ne soit pas illimitée, et le travailleur fait valoir son droit de vendeur lorsqu’il veut limiter la journée de travail à une durée normalement déterminée. Il y a donc droit contre droit, tous deux portant le sceau de la loi qui régit l’échange de biens. Entre deux droits égaux, qui décide ? La force ».
Karl Marx
« La justice n’est conçue pour rien d’autre que pour enregistrer sur un plan officiel, juridique et rituel ces contrôles qui sont essentiellement des contrôles de normalisation effectués par la police. La justice est au service de la police, historiquement et, de fait, institutionnellement aussi ».
Michel Foucault
Le 19 juillet à Piacenza, une opération de police ordonnée par le parquet de Piacenza a été lancée contre les syndicats indépendants Si Cobas et Usb. Ces deux syndicats de base sont parmi les plus actifs dans le secteur de la logistique en Italie, un secteur dont l’un de ses épicentres est précisément situé à Piacenza, et qui depuis 2011 a connu, dans cette même ville, quelques-uns des conflits syndicaux les plus importants pour améliorer les conditions de travail de milliers d’ouvriers magasiniers, souvent étrangers, toujours surexploités. Des conflits durs, nés dans des contextes d’exploitation extrême, de travail non déclaré, de violences et d’intimidations, d’évasion fiscale et de fraude aux cotisations à la sécurité sociale et d’infiltration mafieuse. Des conflits sociaux qui ont marqué la résurgence de la conflictualité en Italie et le rétablissement, au moins partiel, du droit du travail, du respect de la négociation collective et de l’amélioration substantielle des conditions de vie et de travail dans le secteur. Des conflits qui se sont traduits par des dizaines d’arrestations, de dénonciations et d’amendes ; des assauts sur les piquets de grève, tantôt par la police, tantôt par des escouades patronales ou des camionneurs incités à foncer sur les piquets de grève avec leurs véhicules. Ainsi, deux hommes ont été tués : Abd Elsalam Ahmed Eldanf, égyptien, 53 ans et cinq enfants, écrasé et tué par un chauffeur de camion devant les portes de GLS à Piacenza en septembre 2016, alors qu’il était en grève ; Adil Belakhdim, marocain, 37 ans, assassiné devant l’entrepôt Lidl de Novara en juin 2021, alors qu’il était en grève. Justice n’a pas encore été rendue pour eux. Les procureurs ont d’autres priorités.
Une approche judiciaire du syndicalisme
Mardi, une assignation à résidence a été signifiée à six militants syndicaux, quatre membres des Si Cobas et deux d’Usb, et une interdiction de séjour et une obligation de se présenter devant les autorités pour deux autres militants d’Usb. Huit suspects font face à des accusations graves et infamantes : 150 chefs d’accusation, dont l’association de malfaiteurs pour commettre diverses infractions, telles que des violences privées, la résistance et la violence à l’égard d’un fonctionnaire, le sabotage et l’interruption d’un service public. Les mesures de précaution reposent sur un dossier de 350 pages, résultat d’une enquête qui a débuté en 2016 et qui a été principalement menée par le Digos, le bureau des dossiers politiques au sein des commissariats de police. La presse locale et nationale s’est fait l’écho de l’opération.
Selon l’instruction, les suspects auraient organisé des grèves et des actions collectives non pas dans le but de protéger et d’améliorer les conditions de vie et de travail, mais au profit de leurs organisations respectives :
« Ils organisaient des blocages de marchandises en dehors de tout conflit syndical physiologique (sic !) afin d’augmenter le nombre d’adhérents. Un épisode de blocage de marchandises dans une entreprise est emblématique : soudain, l’un des dirigeants de Si Cobas, pour des raisons de grief personnel subi par une autre entreprise, détourne un bus de travailleurs pour faire du piquetage dans cette autre entreprise. Ce qui ressort des interceptions, c’est que les intérêts des travailleurs sont progressivement dépréciés et que l’on tente de faire avancer les positions de son propre syndicat, au moyen d’une agressivité et d’une violence privée qui perturbe l’activité des centres de logistique. »
Et même d’enrichir indûment certains de ses membres :
« Nous avons prouvé que ces syndicalistes agissaient pour leur profit personnel […] Nous avons une interception de communication téléphonique dans laquelle deux exposants parlent du syndicat comme d’un “distributeur automatique de billets et pour cela ils pouvaient faire des histoires à son sujet”. Ceci est l’environnement dans lequel ces agissements ont eu lieu ce qui nous conduit à croire qu’ils ne répondaient pas aux intérêts des travailleurs mais plutôt de certains des dirigeants syndicaux. J’insiste à nouveau sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une opération contre les syndicats de base, mais contre quelqu’un qui appartient à ces syndicats et qui a mobilisé le syndicat de manière privative comme sa chose. »
Il s’agit là d’une accusation que nous pourrions désormais qualifier de « typique », qui vise à délégitimer l’activité conflictuelle des syndicats à partir d’écoutes et de documentation décontextualisées. Cette singulière philosophie policière du syndicalisme ressort explicitement de la note de la préfecture de police de Piacenza :
« Derrière les nombreuses actions de piquets et de protestation visant ostensiblement à protéger les droits des travailleurs, se cachaient des actions criminelles visant à accroître à la fois le degré de conflictualité avec l’employeur et vis-à-vis d’autres syndicats, afin d’augmenter le poids spécifique des représentants syndicaux au sein du secteur de la logistique pour obtenir des avantages allant au-delà des droits syndicaux apparemment protégés. Les bénéfices économiques obtenus servent également à la direction de l’organisation, non seulement pour un gain personnel direct, mais aussi pour alimenter les revenus intermédiaires des délégués, à maintenir sur la liste de paie du système, avec la perspective d’une « carrière ». Les multinationales ou les employeurs individuels ont été soumis à un chantage exaspérant ce qui les a contraints d’accepter les exigences économiques qui leur étaient imposées. »
En d’autres termes, le rapport du ministère public décrit prosaïquement – on dirait même sociologiquement – le fonctionnement réel de tout syndicat, sous toutes les latitudes, à l’exception peut-être des syndicats domestiqués dans les régimes autoritaires et post-démocratiques. Le fait qu’un syndicat organise un conflit collectif est un crime. Le fait qu’un syndicat se finance lui-même pour mener à bien ses activités est un crime. Le fait qu’un syndicat gagne un conflit et arrache de meilleures conditions de travail et de vie à une multinationale est le crime des crimes. Que reste-t-il à faire pour un syndicat s’il ne peut pas remplir exactement cette fonction ? Supprimer les grèves, ne pas avoir d’argent, et pas de caisses de grève. Et, surtout, toujours négocier des conditions de travail au rabais, pour ne pas pénaliser les multinationales.
Ce n’est pas la première fois que les autorités judiciaires et policières s’octroient la prérogative d’établir ce qui est légitime ou illégitime pour un syndicat. L’année dernière, toujours à Piacenza, le parquet était intervenu directement dans le conflit concernant la fermeture de l’entrepôt de FedEx-Tnt. Alors que les syndicats de base protestaient contre la fermeture de l’établissement, le ministère public avait placé deux militants de Si Cobas en état d’arrestation, sous l’accusation de lésions corporelles aggravées, de violences privées et d’occupation de terrain public. Mais il y a aussi davantage : la thèse du procureur était que les modes d’action du syndicat conflictuel étaient censurables et les syndicalistes méritaient d’être arrêtés, tandis que d’autres modes d’action, définis comme « loyaux », en particulier ceux du syndicat « modéré » CISL, étaient explicitement indiqués par le parquet comme les seules légitimes. En outre, le ministère public est allé jusqu’à dire que, d’après les fiches de paie observées, les salaires étaient déjà « décents » et qu’il n’y avait donc aucune raison valable de protester. Les enquêteurs n’ont pas tenu compte du fait que les revendications du syndicat de base étaient soutenues par l’inspection du travail et qu’un accord avait déjà été signé à la préfecture, puis piétiné par FedEx. Pour le ministère public, il y a un bon et un mauvais syndicat, et les magistrats considéraient comme leur tâche de réprimer les seconds, de soutenir les premiers et de servir de bouclier aux profits des multinationales. Quelques semaines plus tard, le tribunal de réexamen de l’accusation (agissant comme un tribunal de recours) de Bologne a partiellement démantelé le théorème de l’accusation, libérant les deux syndicalistes. Le dossier n’a toutefois pas été clôturé.
Un autre épisode frappant concerne la ville de Modène, centre de l’industrie de la viande, un secteur qui repose également sur des chaînes de contrats et l’exploitation de la main-d’œuvre immigrée. Entre 2016 et 2017, certaines entreprises clés au centre des systèmes d’exploitation, comme le groupe Levoni et Italpizza, ont été impliquées dans une série de grèves organisées par Si Cobas. Face à une chaîne d’exploitation dont les victimes sont des travailleuses et des travailleurs, au lieu de réprimer la surexploitation, les autorités ont réprimé les grévistes : entre 2018 et 2020, dans la seule province de Modène, 481 procédures pénales ont été ouvertes contre des travailleuses et des travailleurs pour des faits liés à l’activité syndicale. Toujours à Modène, une opération particulièrement alarmante a été menée contre le porte-parole national de Si Cobas, Aldo Milani, arrêté en 2017 pour « extorsion aggravée et continue » alors qu’il exerçait simplement son activité syndicale, à savoir négocier de meilleures conditions de travail par la mobilisation collective. Sur la base d’un acte d’accusation comportant de nombreuses zones d’ombre, Milani a été jugé mais, finalement, acquitté en appel en 2019. Ce ne sont là que quelques-uns des épisodes de répression judiciaire qui ont impliqué Si Cobas et d’autres syndicats de base, de Adl Cobas à Usb.
Les particularités des relations professionnelles dans la logistique
Ces opérations judiciaires font partie d’un ensemble plus vaste, qui mérite d’être analysé dans ses traits saillants, afin de ne pas être victime de mystifications faciles ou de simples positions identitaires.
Premier élément : les luttes dans le domaine de la logistique se déroulent dans un secteur avec une valeur ajoutée relativement faible par rapport au capital immobilisé et une forte intensité de main-d’œuvre. Ces dernières années, il a été un terrain d’investissement idéal pour le blanchiment de capitaux d’origine illicite. Les anciennes coopératives de transport (qu’on appelle « Facchini » en Italie) ont été remplacées par des structures qui existent juste assez longtemps pour être exemptées des contrôles – il y a une période de discrétion garanti par le code civil aux coopératives nouvellement créées). Puis elles sont dissoutes et leurs bilans sombrent dans l’oubli avec leurs secrets de fraude et d’évasion fiscales, comme en témoigne l’enquête dite « Miliardo » menée par la Guardia di Finanza pour le compte du parquet de Rome. L’opacité dans la gestion financière et les formes d’exploitation du travail ont donné à ces coopératives l’avantage concurrentiel qui les a rendues si répandues dans le secteur.
Deuxième élément : les coopératives ne sont qu’un maillon de la chaîne, le plus bas. Au sommet de la pyramide se trouvent les donneurs d’ordre : les grands groupes nationaux et multinationaux de la grande distribution, de la messagerie ou de l’agroalimentaire. Ces grandes marques externalisent leurs opérations de manutention et de livraison à des coopératives et des consortiums de coopératives (plus récemment des Srl et même des agences temporaires peut-être créées par les coopératives elles-mêmes). Ce sont ces grands groupes monopolistiques qui dictent les tarifs des contrats, réduisant à tel point les marges que les conditions tarifaires deviennent incompatibles avec le respect des conventions collectives du secteur (quand il ne s’agit pas de conventions collectives « pirates », soit des contrats signés par des organisations syndicales complaisantes afin d’alimenter le dumping).
Troisième élément : le caractère saisonnier et la précarité du travail. La logistique est un secteur qui comporte une forte composante de saisonnalité et d’intermittence dans les volumes de production. Dans le paradigme du « juste à temps », les volumes de manutention suivent la volatilité de la demande, et cette volatilité mine la stabilité de l’emploi des porteurs. Cela génère non seulement de l’incertitude et une discontinuité dans les carrières, mais représente également une arme de chantage que les patrons des coopératives utilisent pour discipliner la main-d’œuvre : « Oubliez d’être rappelé au travail si vous criez au scandale et si vous parlez de droits et de syndicats ».
Dans ce contexte, à partir des années 2010, émerge un type de syndicalisme alternatif à celui, pacifié et concerté, des grandes organisations syndicales – qui, par ailleurs, ne s’étaient pas, jusqu’alors, posées le problème de la représentation de ces segments exploités de la force de travail. Le syndicalisme de base a retrouvé des formes de lutte efficaces qui avaient été oubliées par le syndicalisme majoritaire de l’après-93 et, grâce à des blocages et des grèves simultanés sur plusieurs point sensibles des chaines de distribution, a réussi à mettre en échec les patrons de la logistique.
Le syndicalisme de base (même si sous ce terme on indique des organisations aux nuances différentes) présente un certain nombre de paradoxes. La première est que, bien qu’ils ne signent pas la convention collective concernée, ils deviennent le garant du respect de celle-ci. Même, lorsque cela est possible (notamment dans le sous-secteur plus riche de la logistique de livraison), les syndicats de base est également signataire de véritables accords nationaux d’intégration, avec des conditions meilleures que celles prévues dans les Convention collective. Des accords qui sont également signés par les multinationales et les associations patronales sectorielles et qui sont ensuite appliqués dans les différents entrepôts. Ce sont ces contrats, dont le dernier a été signé en juin, qui font l’objet de critiques de la part du parquet de Piacenza.
Le deuxième paradoxe c’est qu’il s’agit d’un syndicalisme de classe, interprofessionnel mais qui est concentré dans la logistique. C’est précisément ici que s’accumulent les plus grandes contradictions de la chaîne d’approvisionnement ; c’est aussi le point le plus sensible de la logique organisationnelle du juste-à-temps qui guide les chaînes logistiques.
La troisième est que les associations patronales entretiennent une relation ambiguë et déstructurée avec le syndicalisme de base : lorsqu’elles y sont contraintes, elles reconnaissent le syndicat mais, dès qu’elles en ont l’occasion, elles tentent de le réprimer, par exemple en licenciant la main-d’œuvre syndiquée et en essayant de la remplacer par des travailleurs isolés et soumis au chantage.
Ces contradictions s’ajoutent à la précarité particulière de la main-d’œuvre migrante, en raison de l’accès restreint aux droits de citoyenneté et du caractère saisonnier du secteur. Dans cette situation de précarité et de dérégulation, le syndicat de base cherche à protéger les conditions salariales et la continuité de l’emploi au cas par cas, en fonction du rapport de force. Lorsque les conditions le permettent, le syndicat tente de contrôler l’accès au marché du travail, notamment en négociant avec les patrons des mécanismes de recrutement fondés sur des critères « objectifs », tels que l’ancienneté. Il s’agit de soustraire le contrôle du recrutement à l’arbitraire de l’entreprise, afin de protéger la solidarité entre les travailleurs. Cette configuration est très proche des traditions syndicales étatsunien, basé sur les mécanismes de closed shop et du union shop (ce qui équivaut au contrôle syndical sur l’embauche, NDT), et ce n’est pas une coïncidence. Ces dispositifs s’avèrent les seuls efficaces lorsque la déréglementation et la concurrence à la baisse font exploser les formes classiques de négociation et de représentation.
A la lumière de ce qui précède, toutes les limites du formalisme juridique du parquet de Piacenza apparaissent. A l’opposé de l’approche du procureur, il serait nécessaire d’adopter une approche substantive de l’interprétation de la dynamique syndicale. L’idée que, face à des violations flagrantes de la réglementation – et à l’inaction des appareils administratifs et sociaux visant à s’y opposer – la dynamique du syndicalisme ne devrait se déployer qu’à travers la présentation de procédures et selon les délais des tribunaux du travail, amplifie, au lieu de la rééquilibrer, l’asymétrie entre les parties patronale et salariale, qui est reconnue dans le droit du travail tant national qu’international : les blocages et les piquets de grève sont des actions coessentielles qui justifient l’exercice immédiat d’un droit et l’effectivité de ses conséquences.
Les conflits syndicaux ne se déroulent pas dans un vide absolu, mais dans le cadre de relations qui contraignent les acteurs à certains choix et stratégies. Par exemple, la stratégie de faire recours, dans un conflit sur un lieu de travail où l’on est plus faible, le soutien et la solidarité de membres du syndicat d’autres lieux de travail (ou de militants solidaires du conflit), permet de ne pas abandonner les lieux de travail plus petits, où le syndicat est moins capable de négocier. En Italie, les grèves ont arrêté de faire objet d’interdiction explicite pour la première fois en 1889 avec l’introduction du code Zanardelli, qui stipulait toutefois à l’article 165 : « Quiconque, par la violence ou la menace, restreint ou entrave de quelque manière que ce soit la liberté de l’industrie ou du commerce, est puni d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à vingt mois et d’une amende de cent à trois mille lires ». L’interprétation large de la notion de « violence ou menace » devient donc cruciale. le fait de présenter un courriel d’un syndicaliste dans lequel les raisons de l’agitation syndicale sont longuement expliquées, comme preuve d’extorsion est le résultat d’une interprétation radicalement conservatrice du phénomène syndical.
La logistique italienne entre répression, re-régulation et restructuration
Cela nous rappelle la nécessité de mettre en relation la stratégie répressive des appareils d’État en parallèle avec la dynamique réelle du conflit social tel qu’il se déroule dans le tissu productif. La perspective d’avenir, dans ce sens, s’articule sur trois niveaux.
Tout d’abord, une dialectique qui se consolide entre deux pôles. D’une part, les grandes entreprises multinationales, dont certaines s’apprêtent à gérer elles-mêmes des hubs, en internalisant partiellement les services d’entreposage tant qu’elles parviennent – même de manière grossière, comme cela s’est produit à Peschiera Borromeo, où Fedex a utilisé des vigiles privés pour battre les travailleurs – à purger le personnel de la présence des syndicats de base. De l’autre, la réalité fragmentée des petits et moyens opérateurs qui doivent maintenir un modèle patronal précis de compression des coûts vers le bas, fondé sur l’exploitation brutale de la main-d’œuvre.
Deuxièmement, les interventions réglementaires de l’État semblent intervenir dans cette dialectique à partir des demandes directes des lobbies entrepreneuriaux, en déréglementant l’activité tout en donnant des latitudes aux derniers maillons de la chaîne – qui en plus d’être la base sociale des forces de droite, sont ceux qui ont été le plus secoués par ce cycle de luttes, coincés qu’ils sont entre les revendications des travailleurs et la dépendance à une structure de coûts décidée par l’oligopole des grands transporteurs. C’est pourquoi Assologistica – comme le rapportait il y a quelques jours le journal Domani – est intervenue pour rédiger un amendement au DL 36/2022 qui, pour les seules entreprises du secteur, modifie les règles du code civil en matière de contrats. Grâce à cette règle, les comportements illégaux dans la fourniture de services logistiques pourraient redevenir attractifs – même pour les grandes enseignes de transport de colis ou de la grande distribution qui ré-internalisent ou régulent plus clairement la chaîne d’approvisionnement – car, selon la nouvelle loi, personne ne sera solidairement responsable des infractions commises par les sociétés contractantes telles que les coopératives et les sociétés anonymes.
Enfin, la répression, qui vise à interdire et à empêcher de manière disproportionnée toute forme de protestation qui bloquerait ce possible retour à l’exploitation sauvage dans ce secteur, finissant toutefois par peser non seulement sur la logistique, mais sur l’ensemble de la pratique syndicale. L’article 23 du décret Salvini de 2018, qui a re-pénalisé le délit de blocage routier dans l’intention de pousser les procureurs à infliger des sanctions aux participants des piquets logistiques, a également été utilisé par le parquet de Syracuse pour les manifestations devant la raffinerie Lukoil en 2018.
C’est en tenant compte de ces trois niveaux d’analyse qu’il est possible de saisir la portée des arrestations du 21 juillet 2022. Des arrestations qui s’inscrivent dans un processus de restructuration du secteur logistique et des tentatives de plus en plus fortes d’imposer une re-réglementation plutôt qu’une simple déréglementation : restrictions du droit de grève et des formes de représentation collective, laisser-faire des entreprises, restructuration du secteur. Une dynamique destinée à faire reculer le monde du travail : du Statut des travailleurs au Statut Albertin (faisant référence au règne de Charles-Albert de Savoie où l’Etat de droit était entièrement au service des classes dominantes, NDT).
Traduction par Francesco Massimo et Stephen Bouquin
* Francesco Massimo est chercheur à Science Po Paris ; Alberto Violante est sociologue et militant syndical, représentant syndical à l’Istat (Institut national des études statistiques), Rome.
Références bibliographiques
Massimo, Francesco S.. « Des coopératives au syndicalisme de base : la citoyenneté industrielle dans le secteur de la logistique en Italie (1990-2015) », in Critique internationale, vol. 87, no. 2, 2020, pp. 57-78.
Benvegnù, Carlotta, et Lucas Tranchant. « Warehousing consent? Mobilité de la main-d’œuvre et stratégies syndicales au principe d’une conflictualité différenciée dans les entrepôts italiens et français », in Travail et emploi, vol. 162, no. 3, 2020, pp. 47-69.
Retour sur quelques interventions du Colloque CR25 de l’AISLF– Sociologie des relations professionnelles et du syndicalisme, qui s’est tenu à l’Université de Mons (Belgique) du 23 au 25 mai 2022.
Nicola Cianferoni [1]
Parmi les nombreux Comités de recherche (CR) et Groupes de travail (GT) qui constituent les axes thématiques de l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF), le CR 25 « Sociologie des relations professionnelles et du syndicalisme » s’est réuni en colloque à l’Université de Mons du 23 au 25 mai 2022. La fin de la phase aiguë de la pandémie a offert une belle opportunité pour retrouver des échanges en présentiel autour de cette thématique en attendant le prochain congrès de l’AISLF à Ottawa (Canada) du 8 au 12 juillet 2024. Les organisatrices et organisateurs ont choisi de reprendre thème du dernier congrès de 2021 (la société morale) et de le décliner comme suit : « Emotions, épreuves, morale : une nouvelle cartographie pour l’analyse des relations professionnelles ? ». Ainsi que l’indique l’appel à communications, si les sociologues des relations professionnelles s’intéressent de longue date aux valeurs et aux dimensions normatives que les acteurs concernés accordent à leur travail, les transformations en cours de l’emploi sont d’une profondeur telle qu’elles bouleversent désormais la nature et le contenu des normes sociales. C’est la raison pour laquelle les animatrices et animateurs du CR 25 s’interrogent sur la manière dont l’expérience au/du travail, et les revendications sociales qui lui sont liées, empruntent aujourd’hui au registre moral et modifient le rapport subjectif au travail.
Le mouvement des Gilets Jaunes qui a secoué la France en 2018-19 a rendu d’autant plus actuelles ces interrogations. Il confirme la nécessité (si ce n’est l’urgence) de développer des outils de compréhension et d’analyse adaptés à la prise en compte de ces nouveaux phénomènes sociaux qui sont inédits par rapport à leur forme et leur contenu. Les grilles d’analyse traditionnelles, basées sur l’entreprise comme lieu central de la conflictualité ouvrière et du syndicalisme, sont désormais devenues partiellement inopérantes. Jean-Michel Denis, membre du comité organisateur du CR 25, a rappelé lors de l’ouverture du colloque que la dimension émotionnelle et morale est constitutive des faits sociaux et donc aussi des relations professionnelles. Le mouvement des Gilets Jaunes a eu précisément le mérite de placer la dimension morale au centre de la question sociale. Pour lui, l’interrogation des catégories d’analyse traditionnelles nécessite la prise en compte des émotions, ce qui peut déboucher sur l’élaboration d’une nouvelle cartographie des relations professionnelles.
L’appel à communication sollicitait des contributions autour de trois axes. Le premier est celui de l’évolution des discours et des représentations des acteurs des relations professionnelles, qu’ils soient traditionnels (syndicats, patronats, États) ou émergents (collectifs plus ou moins auto-organisés d’auto-entrepreneurs, travailleuses et travailleurs des plateformes, groupes d’expression réunis autour d’un appel relayé par les réseaux sociaux, etc.). La deuxième interroge le rôle des normes morales et juridiques qui encadrent le travail et permettent la régulation des relations professionnelles, ce au moment où l’Organisation internationale du travail (OIT) vient de célébrer son centième anniversaire en 2019. La troisième invite enfin à discuter la place des valeurs et de la morale dans l’action collective, y compris lorsque celle-ci donne une place centrale au travail tout en restant à l’écart des organisations représentatives traditionnelles et des entreprises. Il nous paraît difficile de rattacher les contributions dans l’un des trois axes, parce que les sujets abordés permettent souvent de discuter plusieurs thématiques à la fois. Nous allons donc revenir brièvement sur quelques-unes des contributions qui ont attiré notre attention. La sélection est très restrictive. La liste complète des intervenant·e·s se trouve en ligne sur le site internet du colloque : https://web.umons.ac.be/fr/evenements/cr25/
Commençons avec les conférences plénières dont le format plus long a permis aux intervenant·e·s de disposer de plus de temps pour développer un sujet et le soumettre à la discussion. Antoine Bonnemain est intervenu sur le thème : « Instituer le conflit sur la qualité du travail dans l’organisation : un ressort pour le développement des relations professionnelles ? » En se basant sur les travaux récemment publiés dans un livre [2], il a exposé les résultats d’une étude menée auprès du service de propreté de la Ville de Lille. Les chercheurs observent que l’entreprise est traversée par deux conflits latents, l’un « classique » entre capital et travail, l’autre ayant pour objet la qualité du travail et impliquant les valeurs et la morale dans sa définition. Ces deux conflits sont indirectement liés et la prise en compte d’un seul peut amener au refoulement de l’autre avec des conséquences délétères. Il est courant que des décisions managériales soient prises ou que des revendications soient portées par les syndicats sans considérer la qualité du travail. La non-prise en compte de la réalité quotidienne des travailleuses et travailleurs peut conduire à une exacerbation de la conflictualité et à des risques accrus pour leur santé. Pour le chercheur, tout cela pose la question du droit dont disposent les travailleuses et travailleurs dans la définition de leurs conditions de travail.
Une autre conférence plénière a été donnée par Marc Loriol. Le chercheur a discuté le rôle des normes morales et les enjeux qu’elles soulèvent dans la régulation des relations professionnelles. C’est le cas lorsque la dimension relationnelle, présente dans beaucoup d’emplois féminins (soins à la personne, hôtesses de l’air, etc.), est une caractéristique fondamentale du travail sans toutefois être reconnue et rémunérée « en tant que telle ». La dimension émotionnelle fournit un autre exemple : si elle vue d’abord comme un facteur de risque (en témoigne le rapport du Collège d’expertise sur le suivi des risques psychosociaux au travail, publié sous le titre Les facteurs psychosociaux de risque au travail aux éditions Octarès en 2018), le management interprète la gestion des émotions comme faisant partie des compétences individuelles que chacun·e doit être à même de gérer.
Les interventions étaient bien plus nombreuses dans les ateliers. Relevons tout d’abord celle intitulée « Analyser le travail hors les murs de l’entreprise. Construction de catégories morales du travail en formation à l’Union Syndicale Solidaires (USS) », dans laquelle Lina Cardenas revient sur un syndicalisme consistant à prendre en compte le travail réel, c’est-à-dire à interroger l’organisation du travail, ce qui est l’expression d’une volonté consistant à élaborer des revendications en puisant dans la pratique des travailleuses et travailleurs. Cette approche avait été développée par la Confédération française démocratique du travail (CFDT) entre 1968 – 1978 avant d’être reprise aujourd’hui reprise par l’l’Union Syndicale Solidaires (USS). Si elle apparaît comme étant très radicale parce qu’elle interroge l’organisation du travail qui est une prérogative de l’employeur, elle est aussi conservatrice du fait qu’elle implique une acceptation du « cadre » existant, à savoir un lien de subordination qui s’inscrit dans des rapports sociaux de classes.
Une autre contribution qui a attiré notre attention est celle de Clara Lucas. Intitulée « Gilets Jaunes, quel est votre métier ? La place du travail dans l’économie morale jaune », la chercheuse interroge le rapport que les nouvelles formes de contestation entretiennent avec le syndicalisme lorsqu’elles portent des revendications sur le travail en dehors des entreprises et des instances représentatives des salarié·e·s. La chercheuse a expliqué comment les Gilets Jaunes se sont construits en dehors des organisations syndicales en distinguant plusieurs postures critiques par rapport au syndicalisme. Si la prise en compte de la dimension subjective et morale permet de comprendre sa radicalité, l’adoption d’une approche analytique basée uniquement sur ces aspects tendrait à renfermer le mouvement dans sa dimension émotionnelle, La diversité des expériences que caractérisent ce mouvement ne pourrait alors pas être pris entièrement en considération.
Un autre regard sur des mobilisations ayant comme thème les conditions de travail sans passer par les organisations syndicales traditionnelles a été proposé par Aris Martinelli dans une intervention intitulée : « L’économie morale du transport routier en Suisse : discours et pratiques d’une communauté de travail face aux restructurations du marché » (qu’il a rédigé avec Patrick Ischer et Nicole Weber). Cette contribution a permis de discuter l’impact indirect des politiques de libéralisation du transport routier sur les conditions de travail des camionneuses et camionneurs. En effet, bien qu’une loi anti-cabotage soit en vigueur (interdisant les transports effectués à l’intérieur d’un pays avec des véhicules qui sont immatriculés à l’étranger), la concurrence internationale est ressentie par les transporteurs suisses au niveau des tarifs des prestations et des conditions de travail. Pour le chercheur, l’existence d’une économie morale au sein de cette communauté professionnelle représente un levier important dans la mobilisation visant à protéger le marché intérieur et à le préserver des concurrents étrangers.
La dimension émotionnelle de la conflictualité a été enfin discutée par Jean Vandewattyne dans son intervention intitulée : « Vers une reconnaissance des grèves émotionnelles ? Le cas des chemins de fer belges ». Le chercheur interroge l’efficacité d’un accord social de 2013 sur les nouvelles procédures visant à éviter et encadrer les grèves spontanées lorsque la composante émotionnelle constitue un levier central de la mobilisation. Il constate que le flou entourant la définition des émotions conduit cet accord à un échec. La reconnaissance du caractère émotionnel d’une grève spontanée est pourtant nécessaire pour qu’elle ne soit pas considérée comme relevant d’une absence injustifiée. Le thème de la conflictualité sociale en Belgique a par ailleurs fait l’objet d’une table ronde présidée par Jean Faniel, où sont intervenus deux syndicalistes : Fabrice Eeklaer pour la Confédération des Syndicats chrétiens (SC) et Jean-François Tamellini pour la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB) Wallonne.
Les diverses contributions de ce colloque ont montré que la prise en compte de la dimension subjective du travail – par rapport à sa qualité, à son caractère émotionnel ou moral – apporte des clefs de lecture indispensables pour comprendre les relations professionnelles. Si cette dimension subjective n’est pas une nouveauté en tant que telle, comme en témoignent les nombreuses références de la part des chercheuses et chercheurs aux travaux de E.P. Thompson [3], elle peut être analysée aujourd’hui sous des formes plus contemporaines que ce soit dans les « communautés de travail » ou sur les ronds-points. Quelques points abordés dans la discussion restent toutefois en suspens et pourraient être mis à l’ordre du jour lors des échanges futurs. Mentionnons par exemple de l’articulation entre émotion et raison. Faut-il les opposer ? Ou doit-on considérer que l’un ne peut pas être compris sans l’autre ? L’élaboration d’une nouvelle cartographie des relations professionnelles est, elle aussi, un chantier en friche. Si les échanges du colloque ont permis de poser quelques jalons, notamment en interrogeant le rôle des organisations représentatives non-traditionnelles dans les relations professionnelles, les questions posées par l’affaiblissement structurel du mouvement syndical à l’échelle internationale n’ont pas été soulevées. La prise en compte de ces différents aspects pourrait à nos yeux renforcer ultérieurement les échanges autour du CR 25 lors du prochain congrès de l’AISLF.
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[1] Membre du comité scientifique du Colloque CR25 – Sociologie des relations professionnelles et du syndicalisme.
[2] Yves Clot, Jean-Yves Bonnefond, Antoine Bonnemain et Mylene Zittoun (2021), Le prix du travail bien fait. La coopération conflictuelle dans les organisations, Paris : La Découverte.
[3] Dans ses travaux, E.P. Thompson forge le concept d’économie morale pour décrire la résistance des communautés paysannes contre la libéralisation du commerce des grains à la fin de l’Ancien Régime.
Coordination dossier n° 32 : Rachid Bouchareb (UMR 7217 CRESPPA), Saphia Doumenc (UMR 5206 Triangle Lyon 2), Claire Flécher (Institut d’études du Travail, Lyon, Centre Max Weber)
Le dossier du numéro 32 ambitionne de faire dialoguer ensemble une série de travaux attentifs à l’impact des différents marqueurs de division sociale (de classe, de race, de genre mais également d’âge, de génération, de handicap, d’orientation sexuelle, etc.) sur la genèse et le déroulement de formes diverses de conflictualités dans la sphère professionnelle. Ces dernières peuvent avoir pour enjeu la dénonciation d’injustices ou des inégalités de traitement sans nécessairement se définir comme discriminatoire. Comment l’imbrication de plusieurs rapports sociaux recompose-t-elle la domination inhérente au rapport salarial, et, fait-elle émerger des formes de contestation individuelles et/ou collectives ?
Cet appel constitue une double invitation, d’abord à destination des chercheurs et des chercheuses investi.es dans des approches intersectionnelles[1], à questionner leurs travaux, voire à effectuer une revisite de terrain à l’aune, spécifiquement, des formes de conflictualité au travail. Une invitation également faite aux sociologues du travail, du syndicalisme, à prêter une attention particulière aux conditions de possibilité des conflictualités au regard des articulations des différents rapports sociaux dans lesquels sont pris les travailleur.euses.
Le spectre de ces conflictualités adopté ici se veut délibérément large : des résistances informelles (Bouquin, 2008), notamment aux humiliations silencieuses (Jounin, 2008) aux formes plus institutionnalisées d’organisation collective (syndicats, collectifs autonomes, etc.), nous souhaitons donner à voir comment la reconnaissance de rapports sociaux complexes vient renouveler les formes de contestation au travail. La question se pose avec d’autant plus d’acuité que, ailleurs, dans les luttes sociales, la construction d’un cadre commun de lutte contre les discriminations fait son chemin[2]. Ce dernier se construit en référence aux luttes déployées dans le contexte anglo-saxon dès le milieu du XXème siècle, mais est aussi impulsé par un nouveau cadre juridique de non-discrimination, porté au niveau européen (Fassin, 2002). La construction de ce cadre se traduit par une certaine circulation des savoirs et savoir-faire militants entre luttes menées contre le racisme, le sexisme, l’âgisme, ou encore le validisme (Rennes, 2020 ; Masson, 2013 ; Revillard, 2020), permettant ainsi le renouvellement des argumentaires et des formes de conflictualité (Bouchareb, 2011).
Mais qu’en est-il dans les sphères du travail ? Dans quelle mesure celles-ci s’inspirent-elles de mouvements situés hors de la sphère du travail ? Car si les liens entre organisations syndicales et mouvements sociaux dits « intersectionnels » restent peu visibles, nombreuses sont les luttes du travail articulant plusieurs dimensions sociales (territoriale, ethnique, professionnelle…). Dans une actualité très récente, on peut par exemple citer les grèves des femmes de ménage (Nizzoli, 2015 ; Doumenc, 2021), les mobilisations de coursiers à vélo (Jan, 2018), les grèves pour la reconnaissance du caractère systémique des discriminations raciales dans le BTP. A l’international aussi, de nombreux travaux pointent les différents leviers d’action à disposition des populations précaires, que ce soient à travers les luttes des travailleurs sans-papiers (Soumahoro, 2022), des salariés de Walmart (Hocquelet, 2014) ou le mouvement Justice for Janitors à Los Angeles (Kesselman, Sauviat, 2017), des salarié·es de la logistique en Italie (Benvegnu et Tranchant, 2020) ou encore celles des travailleurs saisonniers de l’agro-industrie en Espagne (Hellio, 2008). Toutes ces luttes mettent sur le devant de la scène des travailleurs et des travailleuses articulant plusieurs propriétés sources de discriminations qui participent de leur assignation à des places subalternes. Ces mobilisations interrogent également la manière dont les syndicats renouvellent leurs moyens de lutte – par le répertoire juridique (Chappe, 2019) ou l’organizing en se connectant à de nouveaux mouvements sociaux (Thomas, 2016) – et leurs revendications. Car si le statut de travailleurs semble primer par-delà toute distinction de statut ou d’identité (comme dans la lutte des travailleurs sans-papiers en France (Baron et al., 2011)), force est de constater que certaines luttes mettent au cœur de leurs revendications des préoccupations variables et spécifiques aux travailleurs concerné·es (comme l’installation de salles de prière sur le lieu de travail par exemple (Gay, 2021)).
Ce numéro propose de prêter attention à la manière dont l’ensemble de ces rapports sociaux de pouvoirs s’articulent dans les luttes au travail, en s’intéressant en priorité aux pratiques, et à la manière dont un cadre commun de lutte contre les discriminations « infuse » les conflictualités au travail, menées par ou à côté des organisations syndicales. Au-delà d’un état des lieux, nous souhaitons ainsi interroger la signification de ces évolutions.
Les interrogations pourront prendre plusieurs directions (non exhaustives).
Un premier ensemble de question pourra porter sur les liens dynamiques entre assignation à des positions minorisées dans l’espace de travail et les possibilités de leur contestation. La progression et le renouvellement de la part des emplois non-qualifiés dans les services ou la gig economy notamment depuis une trentaine d’année et, à l’inverse, l’accroissement des emplois très qualifiés exacerbe un mouvement de polarisation. Les interactions ou précisément l’absence d’interactions, encouragées par le recours massif à l’externalisation, entre salarié.es qualifié.es d’un côté et les travailleur.euses disqualifiés de l’autre, segmentés selon les nationalités, le genre et la classe sociale n’encouragent-t-elles pas l’apparition de sentiment d’injustice ? En outre l’imposition de conditions de travail plus dégradées, en dehors du droit du travail, conduit-elle à faire émerger des résistances pouvant prendre la forme d’une opposition commune ? Le fait de partager au travail bien plus qu’une série de tâches prescrites, mais également des propriétés sociales analogues permet-il de nourrir des « visions du mondes » similaires et, en cas de moment conflictuel, de fournir un socle commun de revendications (Kergoat, 2009 ; Beaumont et al., 2018) ?
Dans la continuité de ce premier axe, un autre point attirera particulièrement notre attention : celui du lien entre ces contestations et le hors-travail. L’ancrage territorial, par exemple, est un mode d’organisation historique des syndicats (UL, UD, etc.) – permettant notamment de penser des luttes interprofessionnelles -, néanmoins tombé en désuétude. Or le contexte actuel semble appeler à un renouveau de cet échelon organisationnel (Béroud et Martin, 2020). Parallèlement, un certain nombre de travaux insistent sur le rôle joué par l’ancrage territorial dans l’organisation de la vie collective des salariés, en particulier lorsqu’ils sont très discriminés (Benquet, 2011 ; Collectif du 9 août, 2016 ; Rosa Bonheur, 2019 ; Doumenc, 2022). Dans quelle mesure les organisations syndicales intègrent-elles cette articulation souvent étroite entre le travail et le hors-travail pour renouveler leurs pratiques ? Par ailleurs, le hors-travail ne se limite pas aux lieux de résidence, il concerne l’ensemble des sphères dans lesquelles les individus évoluent. De cette manière, les appartenances communautaires, nationales, familiales, amicales, religieuses, etc. apparaissent intéressante à prendre en considération dans l’étude des conflictualités ordinaires au travail. Encouragent-elles la contestation et, éventuellement, l’adhésion syndicale, ou, au contraire concourent-elles à opérer de nouvelles formes de hiérarchisation dans les luttes (Dunezat, 2007) ?
Parce que l’acteur syndical constitue un des acteurs historiques de la contestation au travail, un troisième ensemble de questions pourra porter sur la manière dont les syndicats se positionnent vis-à-vis de ce nouveau cadrage des conflictualités. En effet, un des enjeux centraux du syndicalisme reste la possibilité de gagner de nouveaux adhérent·es et de les garder sur le temps long (Giraud et al. 2018). Or pour que cela fonctionne, encore faut-il que les nouveaux·elles adhérent·es parviennent à s’y faire une place. Autrement dit, pour mener des luttes, il revient aux organisations syndicales de comprendre ce que les gens veulent (Tapia et Tamara, 2021). Or les difficultés à ce « renouveau syndical » sont nombreuses. Elles se traduisent parfois sur le terrain par la création de collectifs spécifiques la plupart du temps sectoriels (Collectif de la force invisible des Aides à domicile, Collectif Pas de bébés à la consigne, pour n’en citer que deux). L’émergence de ces formes d’organisations alternatives au syndicalisme interroge dès lors les frontières et les limites de l’action syndicale. Par ailleurs, les organisations syndicales peinent encore à intégrer des minoritaires (femmes, racisé.es, personne en situation de handicap…) en haut de la hiérarchie syndicale ou lors des négociations collectives (Contrepois, 2014). A quelles nouvelles dynamiques, stratégies, processus de cadrage l’approche intersectionnelle donne-t-elle lieu dans les organisations syndicales ? Comment se renouvellent les pratiques à l’aune de cette approche (davantage de recours au droit, alliances renouvelées avec le tissus associatif, politiques actives de syndicalisation, etc. ?) ? On pourra se demander par exemple comment ces pratiques se nourrissent d’autres mouvements sociaux (mouvements Gilets jaunes, Black Lives Matters, #me too, etc.) ou d’autres sphères sociales (quartier, famille, associations, etc.).
Le dossier accueillera des contributions s’appuyant aussi bien sur des enquêtes quantitatives que qualitatives (monographiques, ethnographies, études comparatives, etc.) et donnant à voir le renouvellement de ces pratiques et formes de conflictualité salariale au croisement des différents rapports sociaux. Les contributions pourront prendre en considération divers critères, au-delà de la classe, de la race sociale ou du genre : le handicap, la religion, l’âge, l’orientation sexuelle, l’état de santé ou la structure familiale. Des articles d’ordre plus méthodologiques seront également bienvenus, afin de mettre en évidence comment l’étude de ces pratiques induit un regard sociologique renouvelé. Dans quelle mesure l’approche intersectionnelle renouvelle-t-elle les pratiques d’enquête afin d’être en mesure d’identifier les capacités d’agir plurielles dont disposent les salarié·es ? Enfin, des propositions faisant état de retours d’expériences de la part d’acteurs (salarié·es, syndicalistes, militant·es, etc.) ayant participé ou observé de tels moments sont aussi vivement encouragés. Ce faisant, ce dossier espère contribuer au décloisonnement de l’étude du syndicalisme pour l’ouvrir à d’autres champ de la sociologie (urbaine, du travail, du racisme, des mouvements sociaux, de la famille, etc.).
Calendrier
Les contributions ne peuvent pas excéder 40 000 signes, espaces inclus.
Barron P., Bory A., Chauvin S., Jounin N. et Tourette L., On bosse ici, on reste ici. La grève des sans-papiers : une aventure inédite, Paris, La Découverte, 2011.
Béréni L., « ”Faire de la diversité une richesse pour l’entreprise”. La transformation d’une contrainte juridique en catégorie managériale », Raisons politiques, n° 35, p. 87-106.
Béroud S. et Bouffartigue P. (dir.), Quand le travail se précarise, quelles résistances collectives ?, Paris, La Dispute, 2009.
Béroud S. et Thibault M., En luttes ! Les possibles du syndicalisme de contestation, Paris, Raisons d’agir, 2021.
Benvegnù C. et Tranchant L., « Warehousing consent? Mobilité de la main-d’œuvre et stratégies syndicales au principe d’une conflictualité différenciée dans les entrepôts italiens et français », Travail et emploi, 2020, n° 162, p. 47-69.
Benquet M., Les damnées de la caisse. Grève dans un hypermarché, Paris, Éditions du Croquant, 2011.
Bouchareb R., « L’action syndicale face aux discriminations ethno-raciales », Sociologies pratiques, Presses de Sciences Po, n°23, octobre 2011, p.69-81.
Bouchareb R. (coord.), « Dossier. Les discriminations racistes au travail », Les mondes du travail, n°21, 2018.
Bouquin S. (coordination), Les résistances au travail, 2008.
Chappe V.-A., L’égalité au travail. Justice et mobilisations contre les discriminations, Presses des Mines, 2019.
Collectif du 9 aout, Quand ils ont fermé l’usine. Lutter contre la délocalisation dans une économie globalisée, Agone, 2016.
Collectif Rosa Bonheur, La ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire, Paris, Éditions Amsterdam, 2019.
Contrepois S., « La démocratie, une question de genre ? La participation des femmes à la négociation collective », Politiques de communication, 2014, n°2, p. 113-144.
Dunezat X., « La fabrication d’un mouvement social sexué : pratiques et discours de lutte », Sociétés & Représentations, vol. 24, no. 2, 2007, pp. 269-283.
Doumenc S., « Penser les (non-)mobilisations syndicales à l’aune de l’ancrage local : des femmes de ménage à Marseille et à Lyon », Espaces et sociétés, 2021, n° 183, p. 67-82.
Fassin, Didier. « L’invention française de la discrimination », Revue française de science politique, vol. 52, no. 4, 2002, pp. 403-423.
Gay V., Pour la dignité. Ouvriers immigrés et conflits sociaux dans les années 1980, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2021.
Giraud B., Yon K., et Béroud S., Sociologie politique du syndicalisme. Introduction à l’analyse sociologique des syndicats, Paris, Armand Colin, 2018.
Hellio Emmanuelle, « Importer des femmes pour exporter des fraises (Huelva) », Études rurales, 182 | 2008, 185-200.
Hocquelet M., « Grande distribution globale et contestations locales : les salariés de Walmart entre restructurations discrètes et nouvelles stratégies syndicales », Travail et emploi, n°137, p.85-103.
Jan A., « Livrer à vélo…en attendant mieux », La nouvelle revue du travail, n°13, 2018, (en ligne).
Jounin N., « Humiliations ordinaires et contestations silencieuses. La situation des travailleurs précaires des chantiers », in Sociétés Contemporaines , 2008/2 (n° 70), pp. 25 – 43.
Kergoat D., « Dynamique et consubstantialité des rapports sociaux », in Elsa Dorlin (dir.), Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination, PUF, Actuel Marx Confrontation, 2009.
Kesselman D., Sauviat C., « Les enjeux de la revitalisation syndicale face aux transformations de l’emploi et aux nouveaux mouvements sociaux », Chronique internationale de l’IRES, n°160, 2017, p.19-37.
Lee Tamara L., Tapia M. “Confronting Race and Other Social Identity Erasures: The Case for Critical Industrial Relations Theory”, IRL Review, 74(3), 2021, p. 637-662.
Lescurieux M., Le temps de militer : carrière syndicale et disponibilité biographique des femmes et des hommes de la CFDT, Thèse de Doctorat en sociologie, 2021.
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Nizzoli C., C’est du propre ! Syndicalisme et travailleurs du « bas de l’échelle » (Marseille et Bologne), Paris, Presses Universitaires de France, 2015.
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Pereira I., Intersectionnalité: controverse militantes et théoriques dans l’espace français, in Les Mondes du Travail n° 21, 2018, pp. 105-117.
Pernot J.-M., Syndicats, lendemains de crise ?, Paris, Gallimard, 2005.
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Revillard A., Des droits vulnérables. Handicap, action publique et changement social, Presses de Sciences Po, 2020.
Soumahoro Aboubakar, Causse Marie, L’humanité en révolte. Notre lutte pour le droit au travail et au bonheur. Lille, Les étaques, 2022.
Thomas A., « The transnational circulation of the ‘organizing model’ and its reception in Germany and France”, European Journal of Industrial Relations, 2016, n°4, p. 317-333.
[1] La perspective intersectionnelle permet, dans un double mouvement, à la fois de penser la (re)production des inégalités sociales de classe, de genre et de race, mais également de saisir concrètement les stratégies mises en œuvre pour les dénoncer ou les combattre. Voir l’article d’Irène Pereira (2018) sur sa réception et les controverses militantes et théoriques en France.
[2]Aux États-Unis, des stratégies de renouvellement syndical accordant le primat à l’organisation des non syndiqué·e·s se focalisent sur le développement de campagnes allant au-delà des seules sphères professionnelles, s’inspirant du modèle du community organizing proposé par Saul Alinsky.
GRAND ENTRETIEN / Comment supprimer des dizaines de milliers d’emplois sans licenciement ? Retour sur la violence managériale à France Telecom et La Poste / Eric Beynel et Nicolas Jounin / Propos recueillis par Sophie Béroud et David Gaborieau
DOSSIER – VARIA
Pénibilités et rapports différentiels au travail. Comprendre le vécu des ouvriers d’une industrie de carrière marocaine / Hajar Jerdioui // Le bureau et le terrain des préventeurs en santé travail. Le cas d’une grande collectivité locale / Caroline Arnal et Jérôme Pélisse // L’expertise CHSCT au prisme de la relation client-fournisseur / Raoul Nkuitchou Nkouatchet // Le syndicalisme enseignant aux Etats-Unis / Marie A. Ménard
D’ICI ET D’AILLEURS
L’emploi précaire et la transformation du marché du travail japonais (1980-2010) / Stéphane Heim
CONTRECHAMP
Une brève présentation de Sujets indisciplinés/ Stephen Bouquin, Meike Brodersen, Marc Loriol, Jérôme Pélisse
Sujets indisciplinés: la méconduite sur le lieu de travail / Stephen Ackroyd et Paul Thompson
NOTES DE LECTURE
Nicolas Hatzfeld (2021), Les frères Bonneff, reporters du travail. Articles publiés dans l’Humanité (1908 à 1914) / Jean-Charles Geslot // François-Xavier Devetter et Julie Valentin (2021), Deux millions de travailleurs et des poussières. L’avenir des emplois du nettoyage dans une société juste / Saphia Doumenc // Michel Offerlé (2021), Ce qu’un patron peut faire. Une sociologie politique des patronats / Françoise Piotet // Mathieu Quet (2022), Flux. Comment la pensée logistique gouverne le monde / Lucas Tranchant // Vincent Gay (2021), Pour la dignité. Ouvriers immigrés et conflitssociaux dans les années 1980 / Rachid Bouchareb // Eve Meuret-Campfort (2021), Lutter “comme les mecs”. Le genre du militantisme ouvrier dans une usine de femmes / Marc Loriol //
Compte-rendu de la 40ème International Labour Process Conference (Padoue, 22-24 avril 2022). // Stephen Bouquin //
Fin avril avait lieu à Padoue la 40ème édition de cette conférence annuelle. Admettons-le, dès lors qu’elle est traduite en français – « Conférence Internationale du Procès de Travail – l’appellation vous arrache l’oreille, alors qu’en anglais, elle est des plus banales. Pour certains, il s’agit d’une conférence de crypto-marxistes. Pour d’autres, il s’agit d’une approche critique presque mainstream, à la fois ouverte aux apports extérieurs et très hétérogène en son sein. Pour une présentation succincte de cette tradition théorique, nous renvoyons à un autre article.
L’appel à communication de cette conférence était centrée sur la double question de la mobilité et de la mobilisation des travailleurs, l’objectif étant de développer une meilleure compréhension de l’imbrication des phénomènes migratoires avec le procès de travail, ses liens avec la précarisation de l’emploi, tout en abordant les mobilisations et la mobilité sur le marché du travail et au niveau des territoires.
Le thème de la mobilité englobe une variété de sujets connexes, allant des expériences de migrants sur le marché du travail aux questions plus larges telles que la mobilité professionnelle. La mobilité des travailleurs est un sujet devenu incontournable vu la croissance de l’emploi précaire et de la gig economy, un secteur mobilisant le travail de plate-forme et suscitant la crainte d’un enfermement dans l’insécurité socio-professionnelle propre au sous-segment de ces mini-jobs.
La pandémie a eu des répercussions considérables sur ces réalités enchevêtrées. Les tensions autour des populations migrantes ont été exacerbées par la crise sanitaire et la fermeture des frontières qui s’en est suivie, ce qui démontre en passant à quel point la mobilité de la main-d’œuvre est cruciale pour de nombreuses institutions impliquées dans le procès de travail. La période ouverte par la pandémie tend également à aggraver la segmentation du marché du travail suivant le genre, l’origine ethnique, la nationalité, l’âge, le niveau d’instruction, l’appartenance de classe et les « frontières de papier » (le fait d’avoir besoin d’un visa pour franchir la frontière ou, à défaut, d’entrer de façon clandestine sur le territoire).
L’appel à communication intégrait pleinement la dimension sexuée du travail. La mobilité professionnelle sur le marché du travail est, on le sait, fortement influencée par la répartition des tâches au sein de la famille (le travail domestique ou reproductif). Les migrations internationales de main-d’œuvre qui soutiennent les activités de reproduction sociale (les « chaînes invisibles du care ») transforment également ce travail reproductif, tant du côté des pays d’origine (les grands parents s’occupent des enfants en bas âge) que du côté des pays destinataires où les jeunes femmes font le ménage et s’occupent des personnes âgées.
Un autre objectif de la conférence était de comprendre comment la mobilité de la main-d’œuvre transforme les relations de travail et d’emploi, en affectant les dynamiques de contrôle et de résistance au travail ou encore les mobilisations syndicales. Bien que la rotation de la main-d’œuvre et les pratiques de mobilité subjective aient été, pendant longtemps, conçues pour empêcher les stratégies collectives d’auto-défense du travail, les expériences récentes de mobilisation montrent que l’opposition entre les deux voies est en réalité beaucoup moins forte que l’on pense. En d’autres termes, les conduites de type exit – comme actuellement avec la vague de démissions qui a commencé aux États-Unis – et celles de type voice (ou revendication) ne se contredisent pas forcément.
La conférence abordait également les rapports entre le processus de mondialisation et la question des conflits sociaux. Constatant que dans de nombreux pays, les mobilisations sociales et l’engagement syndical se développent particulièrement parmi les travailleurs racisés et les travailleuses – ou dit rapidement, du côté de celles et ceux longtemps invisibilisés et qui sont devenus les « essentiels » à la faveur d’un pandémie – il s’agissait de comprendre dans quelle mesure les convergences avec les mobilisations des catégories de travailleurs plus protégés étaient encore possible.
Avec 355 communications, auxquelles étaient associés plus de 600 chercheur·e·s, le programme de la conférence était extrêmement dense. Sur les 600 cosignataires de communications, près de 300 ont participé en présentiel et plus de 150 ont participé aux sessions en ligne. Cette organisation hybride fut une véritable prouesse technique puisque les panels alternaient des interventions orales en présentiel avec des communications faites à distance, avec partage d’écran. Les chercheur·e·s en distanciel pouvaient également suivre les présentations projetées sur écran et participer aux échanges.
Coup de projecteur sur les thématiques des communications
Les travailleurs de plateforme, les gig workers comme on les appelle en anglais, étaient très représentés dans le programme. La quasi-totalité des 30 communications témoignaient avant tout de la capacité de ces travailleurs à s’engager dans des actions collectives, souvent en lien avec des combats politico-juridiques pour la reconnaissance du statut salarial. Même minoritaires, ces actions produisent des résultats, certes instables et fragiles, comme en témoignent les verdicts de tribunaux aux Etats-Unis, en Angleterre ou en Espagne, ou encore les discussions d’une directive cadre à l’échelle de l’UE. Le constat de cette propension minoritaire à l’action alimente ensuite des réflexions plus théoriques sur la nécessité de renouveler le paradigme de la mobilisation collective élaboré par John Kelly et Charles Tilly autour des concepts que sont le « sentiment d’injustice » et le « répertoire d’action collective ».
Parfois, les communications allaient très loin dans ce qui serait perçu en France comme absolument iconoclaste. Ainsi une équipe de chercheurs (Dario Azzelini e.a.) défendaient l’assertion que l’ubérisation de l’emploi relève de la mythologie néolibérale. Pour résumer leur argumentation, élaborée à partir d’une enquête de terrain, l’ubérisation est et sera toujours un fiasco. Plateformiser les musiciens professionnels n’aurait donc aucun sens. Il manque toujours un saxophoniste ou un batteur et si ce n’est pas le cas, le public prend la fuite tellement le son est inaudible. Appliqué au secteur du nettoyage, les prestations uberisées sont de si piètre qualité que ce n’est pas avec l’évaluation de la part des clients (particuliers ou structures) que le problème sera résolu. Le travail de plate-forme appliqué à l’enseignement ou au care produit des situations ubuesques et ingérables, de qualité médiocre, ce qui conduit à une perte de fonctionnalité de la plateforme et cela d’autant plus rapidement que les marges de profit sont déjà très réduites au départ.
Pour donner une idée de la richesse et de la diversité des questions traitées, je citerai quelques intitulés de streams qui représentent des sous-thématiques avec plusieurs ateliers : travail, labeur et reproduction sociale (3 ateliers) ; conflits de travail, organisation et classe laborieuse (4 ) ; migrations, nouvelles technologies et recomposition sociale de la main-d’œuvre (3) ; recomposition des identités et procès de travail (3) ; précarité, discipline et résistances au travail (4); nouvelles technologies et temporalités du travail (3) ; chaînes de valeur globales (2) ; nouvelles formes de contrôle managérial et procès de travail (3) ; écologie et travail (3) ; rôle de l’Etat, les réformes du marché du travail et le procès de travail (2)..
Participer aux travaux d’une ILPC, sachant la grande diversité des participants, leurs pays d’origine ou les situations abordées, est un voyage qui pourrait donner à certain·e·s le tournis ou le mal de mer. Mais à coup sur, il s’agit aussi d’une expérience « transformatrice »… En moins de deux heures, on passe allègrement des aciéries du Brésil aux gig workers du Danemark, des luttes des travailleurs de la santé en Espagne à l’analyse du syndicalisme islamiste en Turquie pour embrayer ensuite sur le travail des serveuses à New York (qui explique très bien pourquoi tant d’entre elles ne sont pas revenues travailler après la pandémie). De manière un peu impromptue, on découvre la « récalcitrance » de travailleurs du bâtiment en Chine, pourtant réputés très dociles et extrêmement rapides dans l’exécution de leur tâches. Après avoir été immergé dans la vie quotidienne des sweatshops (« ateliers de sueur », surtout dans la confection) du sud-est asiatique, on découvre comment la cueillette des noisettes en Turquie requiert un régime de main-d’œuvre familialiste. Après avoir compris combien l’action syndicale des chantiers navals Fincantieri intègre la question des travailleurs périphériques, on prend connaissance de l’efficacité des campagnes de syndicalisation de travailleurs ruraux originaires d’Afrique de l’ouest mobilisés par régiments entiers dans les provinces du Mezzogiorno.
Faute de temps, la contextualisation est souvent très minimale et les papiers ne sont pas forcément tous présentés sous une forme achevée. Rares sont les communications disponibles, mais on peut toujours s’informer et demander à recevoir le diaporama (l’exercice obligé). L’intérêt de la conférence réside justement dans le fait que chaque communication est réellement présentée (15 minutes avec 10 minutes de discussion), ce qui conforte chez chacun·e le sentiment d’être partie prenante d’une véritable conférence et non d’assister à une retransmission en direct de résumés de communications.
Méconduite et résistance
La méconduite et les résistances au travail sont des thématiques régulièrement traitées lors de ces conférences. A l’inverse de la sociologie du travail hexagonale, très centrée sur l’analyse de l’activité de travail déployée sous la domination managériale, les recherches anglo-saxonnes, inspirées par la théorie du procès de travail, croisent l’étude des situations de travail avec celle des conduites informelles, tout en y intégrant à la fois l’organisation ou la structure (l’entreprise et sa logique de profit) et une éventuelle présence syndicale.
Paul Thompson, figure historique de ce paradigme est revenu sur les débats au sujet de la méconduite organisationnelle à l’occasion de la réédition de l’ouvrage co-écrit avec Stephen Ackroyd (Organisational misbehaviour). Pour Paul Thompson, la question n’est pas de savoir si les méconduites existent ou non mais de savoir pourquoi parfois on tend à reconnaître leur existence tandis qu’à d’autres moments, elles deviennent invisibles ou ne sont plus reconnues. Même si les méconduites se pratiquent dans un environnement coercitif, l’enjeu premier reste la mobilisation de la force de travail afin d’en extraire une survaleur. A l’inverse des approches structuro-fonctionnalistes ou post-structuralistes (centrées sur l’identité et les discours), la Labour Process Theory reconnaît la nature à la fois conflictuelle et incertaine de la relation de travail, ce qui justifie l’usage du concept de « agency », difficile à traduire en français. Les collègues du Québec le traduisent par « agencivité » ou « puissance d’agir » qu’il faut toutefois concevoir comme une puissance en action, qui est déjà-là et qui le sera toujours d’une manière ou d’une autre. Je ne développe pas davantage puisque nous publions dans le numéro 28 de la revue un article de Stephen Ackroyd et Paul Thompson, publié dans le manuel de sociologie générale publié par SAGE en 2015, ce qui témoigne aussi de la centralité de cette question dans le monde anglo-saxon.
Le jeudi soir, nous étions conviés à la présentation d’une nouvelle revue interdisciplinaire, Work in the Global Economy, éditée par les Presses Universitaires de Bristol, étroitement associée à l’ILPC et dont la coordination est assurée par Sian Moore de l’université de Londres et Kirsty Newsome de l’université de Strathclyde. Le numéro de lancement de la revue contient des papiers très variés sur le capitalisme racialisé dans les secteur des abattoirs ; la théorie du process de travail face au déterminisme technologique, le travail de service en temps de Covid19 comme« roulette russe », le mouvement double d’automatisation et de gamification. Pour un aperçu global du sommaire, voir ici.
Les plénières
La plénière inaugurale fut l’occasion de découvrir le Palazzo Bo. Après une allocution par les autorités de cette très ancienne université datant du début du XIIIème siècle, nous étions conviés à deux conférences. La première de Pun Ngai, professeure de l’université de Hong-Kong portait sur le « capitalisme infrastructurel » à partir de l’exemple du développement accéléré du réseau de chemin de fer à haute vitesse en Chine, orientant notre réflexion sur le rôle de l’Etat dans la mondialisation. La seconde conférence fut celle de Ruth Milkman de la CUNY, l’université de la ville de New York. Ruth Milkman, professeure qui fait autorité dans les labor studies et l’étude des migrations et qui a souligné combien la mobilisation des Black Lives Matter, le renouveau syndical et la reconnaissance de la centralité du travail des essentiel·le·s sont reliés.
Le lendemain après-midi, deux symposiums avait lieu simultanément ; le premier sur le futur du travail et des travailleurs avec un débat orienté « Nord-Nord» regroupant des chercheurs allemands, états-uniens et britanniques, et le second plus orienté sur les questions de mobilisation en donnant la parole à des syndicalistes des pays de l’Est, ainsi que des militant·e·s associatifs féministes et d’ONG en lutte contre le trafic humain.
La séance plénière de clôture a donné la parole à Guglielmo Meardi de l’École Normale supérieure de Florence et à Rutvica Andrijasevic, de Université de Bristol. La conférence de Meardi portait sur la ségrégation ethno-raciale du travail, ses raisons d’être, à qui elle profite et pourquoi cela pose problème. Andrijasevic a quant à elle exposé les linéaments théoriques des chaînes de valeur globalisées en soulignant la centralité des enjeux temporels, que ce soit au niveau de l’approvisionnement des composants mais aussi la disponibilité temporelle de la main-d’œuvre. C’est à travers le prisme du temps, sous domination du capital, que l’on comprend pourquoi les dysfonctionnements du flux tendu sont légions et pourquoi l’automatisation, toujours très inégale au demeurant, rend les chaînes de valeur mondiales extrêmement sensibles à des interruptions et des dysfonctionnements.
Pour beaucoup, la pandémie Covid-19 représente un véritable tournant historique qui rend illusoire l’attente d’un monde d’avant retrouvé. Mais il n’est pas certain non plus que les situations s’empirent inéluctablement… La dégradation du rapport de force est réelle mais dans beaucoup de pays, un grand nombre de salarié·e·s démissionnent tandis que d’autres commencent à se mobiliser. Pour un nombre grandissant de personnes, la vie au travail et hors travail (logement, vie quotidienne) est devenue si insupportable qu’elle peut conduire à des irruptions sociales analogues à celles que nous avons connues en France avec les Gilets jaunes. Mais l’éventualité de réorganisations de fond existe aussi. En témoigne une enquête menée en Irlande auprès de DRH des creative industries – qui regroupe les arts graphiques, la publicité, la conception de jeux et production audio-visuelle – et qui expriment une volonté d’introduire la semaine de quatre jours et de 32 heures, sans perte de salaire. Pour la majorité des DRH interrogés au cours de cette enquête, travailler moins longtemps et mieux tout en gagnant le même salaire correspond à peu près à la seule possibilité qui leur reste pour arriver à convaincre leurs salariés de rester … D’autant que « personne est en mesure d’être créatif cinq jours par semaine, autant lâcher la pression ». Comme quoi, il existe encore des DRH intelligents …
Un plongeon dans l’histoire
Après trois jours de sciences sociales ininterrompues, il est temps de visiter la ville et d’effectuer un plongeon dans l’histoire, au demeurant absolument passionnante. Commençons par l’université de Padoue qui fut crée par un groupe d’anciens étudiants de l’université de Bologne, initiative inimaginable de nos jours ! Toujours est-il qu’en 1222, il y a exactement 800 ans, ce sont les étudiants qui ont construit l’université, en choisissant leurs professeurs, avec des formations en philosophie du droit, en médecine et en mathématiques. C’est aussi à Padoue que les Antonio Negri et les Silvia Federici ont fait leurs classes. Encore aujourd’hui, on y retrouve une ouverture d’esprit et la possibilité de travailler sur des questionnements fondamentaux sans souffrir de la contrainte de vendre ses connaissances, de créer un maximum de start-ups et de produire à la chaîne des diplômés surqualifiés pour les emplois qu’ils finiront par trouver après quelques années de précarité… On est loin de la culture managériale qui contamine de plus en plus nos universités françaises !
Padoue est également connue pour abriter les fresques de Giotto, véritable peintre d’avant-garde de la renaissance. Ayant réalisé pas mal de chantiers de restauration de fresques dans ma jeunesse avec un père qui travaillait pour le service des Monuments Historiques, je ne pouvais pas y manquer[1]. On l’oublie toujours, mais la renaissance a commencé par une révolution artistique. Là où la peinture murale romane organisait la représentation des figures et des objets en fonction de l’importance qui leur était accordée (la taille est fonction de l’importance), Giotto a été parmi les premiers à révolutionner la peinture murale par l’usage de la perspective linéaire mono-focale et un jeu de luminosité clair-obscur, transformant la surface en fenêtre ouverte sur le monde.
Hélas, la visite de la Chapelle des Scrovegni tombe à l’eau car tous les créneaux sont occupés jusqu’au milieu de la semaine suivante…
Avec quelques collègues très sympathiques, nous commençons notre visite de la ville par le Palazzo della Ragione. Au rez-de chaussée, il s’agit d’un marché couvert tandis qu’à l’étage supérieur, on retrouve un hall immense qui abrite près de 150 panneaux de peintures murales. L’ensemble pictural s’organise autour d’une représentation du temps avec un chronographe de 12 heures et un calendrier de l’année et les douze mois, organisée en quatre saisons. Aux dessus des panneaux symbolisant les mois, d’autres de tailles plus réduites représentent des signes du zodiaque. Le guide audio explique cette thématique par l’importance accordée aux signes astrologiques. Mince alors, on visite le palais de la raison et on nage en pleine astrologie… Cela peut se comprendre. A l’aube de la Renaissance, le dogme de l’univers crée par Dieu était loin d’avoir disparu, et dans ce même temps, beaucoup pensaient qu’il n’avait pas forcément tout en main. A l’instar des saisons qui déterminent le moment des semences et de la récolte, le cycle solaire et lunaire devait forcément intervenir dans les tempéraments ou l’humeur du jour…
Nous poursuivons notre visite de Padoue, une ville dont les murailles longues de 17 km dépassaient de loin la zone habitée pour la simple raison qu’il fallait également défendre le jardin potager de Venise… Après avoir confondu la Basilique machin bidule avec la Basilique di San Antonio, qu’on finit par visiter pour voir les beaux restes du Saint-Antoine en question, on se dit au revoir – see you next year in Glasgow ! – car les collègues ont encore Venise au programme tandis que de mon côté je suis en partance pour Bergamo et Bruxelles.
Comme je trouve cette histoire de zodiac un peu courte pour justifier la dénomination du Palais de la raison, je mets le moteur de recherche en marche. De manière générale, le XIIIème siècle est crucial pour comprendre la renaissance et l’émergence du capitalisme, certes marchand mais capitaliste quand-même[3]. Je finis par trouver la réponse à mes questionnements dans un excellent Working Paper de la Harvard Business School[4]. Que raconte-t-il ? Le mercantilisme connait un développement fulgurant au moment où les marchands se sédentarisent, c’est-à-dire la seconde moitié du XIIIème siècle. Au lieu d’accompagner partout leurs marchandises pour les vendre, les marchands restent là où ils vivent. Ce double mouvement de sédentarisation des marchands et d’accroissement des échanges marchands a été rendu possible grâce à trois innovations commerciales.
La première innovation concerne l’usage généralisée de la Lettera di cambio ou di pagamento, inventée par les Vénitiens et qui permettait d’être payé à distance. Vient ensuite la Commenda ou la commande groupée, utilisée avant tout par les marchands Génois, et qui permettait de regrouper des capitaux en mutualisant les risques de perte (tempête, vol etc.). Vient enfin, last but not least, la ragione, terme qui provient de ratio en latin et qui signifie un compte. L’activité commerciale implique le Ragionamento, ce qui renvoie à la comptabilité, et qui sera révolutionnée par les marchands Florentins. Disposant d’un monopole sur la levée des taxes pontificales, les Florentins jouent un rôle de premier plan dans le commerce en Europe puisqu’ils peuvent acheter à Londres de la laine et la payer directement sur place avec les fonds collectés pour le Vatican (après, ça se complique un peu …). En toute logique, pour faciliter leur activité à la fois commerciale et fiscale, ils inventent la comptabilité créditeur/débiteur, ou la Ragione a partita doppia, à double entrée.
Voilà le mystère zodiacal est résolu ! Le Palais de la Raison est avant tout celui de l’échange marchand, raison et calcul signifiant la même chose. Non, l’esprit du capitalisme n’a pas attendu le protestantisme pour se développer… La thèse bien connue de Max Weber, qu’il avait énoncée contre celle de Werner Sombart pour qui l’acte de naissance du capitalisme est consigné en Italie du Nord (et un peu dans les Flandres mais c’est une autre histoire) est donc à manier avec une grande précaution. Certes le catholicisme interdisait l’usure, mais le commerce à l’aide de lettres d’échange permettait d’insérer de manière invisible des taux d’intérêts pourtant moralement réprouvés.
De la grève chez Ryanair à la visite de Venise
Mon vol du dimanche après-midi est annulé pour cause de grève des équipages de cabines basées en Belgique [5]. Elle sera d’ailleurs suivie d’une première grève européenne fin juin.
Contraint de partir le lendemain, je me réjouis de prolonger mon séjour italien avec comme destination Venise. Je zappe la visite de la Piazza San Marco sans aucune hésitation. Je m’assigne deux objectifs : primo, tenter de visiter une des îles réservées à la mise en quarantaine ; secundo, visiter l’Arsenal qui n’est autre que le chantier naval de la cité.
A la suite de l’ épidémie de la peste 1348-1352, qui a réduit la population européenne de près de moitié, Venise a pris les devants et impose un régime strict de précaution. Pour chaque navire désirant accoster, trois patentes sont exigées : une pour la cargaison, une autre pour l’équipage et une troisième à propos des ports par lesquels le bateau a transité. Chaque patente est soit pulita (rien à signaler), sospeta (suspect) ou bruta en cas de peste. Même lorsque les trois patentes sont propres, le navire doit mouiller au large, et attendre quarante jours avant de pouvoir décharger les cargaisons et laisser l’équipage mettre pied à terre. C’est dire combien le régime était strict [6]…
La visite d’une île étant hors de portée, je décide de limiter mon excursion à l’Arsenal. La construction navale représente un enjeu majeur pour la Sérénissime, le surnom cette république marchande. Du XIIème à la fin du XIIIème siècle, l’arsenal offre une infrastructure permettant aux armateurs de réaliser la construction de galères, des bateaux à deux ou trois voiles latines avec des équipages de rameurs. A partir du XIVème siècle, le volume de marchandises à transporter augmente tellement que la ville décide d’ériger un véritable complexe industriel capable de construire en peu de temps des dizaines de navires.
Financé par la ville, l’Arsenal est devenu un véritable dispositif de production dont le fonctionnement présente de grandes similitudes avec l’industrie automobile. Cela étonnera peut-être certains sociologues mais je pourrais toujours leur fournir les manuels sur le lean management qui mentionnent ce précédent historique.Les Galéasses – une sorte de galère naviguant avec des rameurs et deux voiles latines – étaient assemblées suivant des séquences distinctes, se déplaçant d’un poste de travail à un autre. L’eau formait en quelque sorte la chaîne mobile, permettant de réduire les déplacements des travailleurs au cours du processus de production. Au lieu de s’affairer autour d’un navire jusqu’à sa finition, comme c’est le cas dans la construction navale contemporaine, c’est l’objet de fabrication qui se déplace et non les travailleurs.
L’arsenal fonctionnait également suivant le principe de l’amélioration continue. Dès le XIIIème siècle, les architectes de construction navale réfléchissent à comment réduire le nombre de composants utilisés pour assembler un navire, le rendre plus léger et plus facile à produire. Une ingénierie axée sur la production en série a permis d’augmenter la capacité de production en peu de temps. Cette logique organisationnelle, que l’on retrouve dans l’industrie manufacturière sous le nom de « conception pour la fabrication », a induit un mode d’assemblage sériel avec des composants fabriqués dans des ateliers séparés (coque, pont, mats, cordes, clous) et pouvant parfois être conservés en attente de commandes. Globalement, la construction d’un navire suivait toujours le même plan, avec une standardisation à tous les niveaux: 41 mètres de long, 4 mètres de large au milieu de la coque, et 15 mètres de hauteur de mat central (à remplacer en cas de forte tempête).
Au début du XVIème siècle, lorsque les guerres commerciales avec l’empire Ottoman s’intensifient, l’Arsenal développe une capacité telle qu’il est en mesure de produire un navire par jour. Près de 16 000 travailleurs-artisans y sont employés (salariés par la ville), suivant une spécialisation professionnelle et des classes d’apprentissage. A ce moment-là, la construction navale remplit une fonction tellement stratégique que la cité des Doges avait acquis plusieurs centaines d’hectares de forêt dans les collines de Montaldo dont elle planifiait le reboisement.
Je terminerai ce compte-rendu avec une dernière anecdote à propos de Galilée et de ses Discorsi e dimostrazioni matematiche intorno a due nuove scienze, publiés en 1638, dans lesquels il expose au travers d’un dialogue imaginaire ses trouvailles scientifiques qui portent sur la solidité des matériaux et sur l’accélération du mouvement.
Ce qui est fascinant, du point de vue épistémologique, c’est le fait que ces trouvailles plongent leurs racines dans les visites régulières de l’arsenal par Galilée et des conversations qu’il avait avec les travailleurs et maîtres-artisans. Selon Jürgen Renn et Matteo Valleriani, historiens des sciences[7], Galilée ne se rendait nullement à l’arsenal pour se distraire ou pour enseigner mais plutôt pour apprendre. Ce qui était un savoir pratique pour les architectes maritimes, les maîtres-artificiers et charpentiers a permis à Galilée d’élaborer plusieurs modèles mathématiques et géométriques. Un exemple : plus le navire est grand, plus il doit être consolidé en son centre afin de ne pas se briser sous son propre poids… Autre exemple: ce sont les dialogues avec les artisans de l’atelier de fonderie qui lui ont permis de comprendre les lois de la balistique et du mouvement (l’accélération lors d’un mouvement de chute incliné ou vertical, la puissance d’impact d’un boulet en fonction de la masse, de la trajectoire et de la distance.
Pour Renn et Valleriani, Galilée était autant un savant qu’un apprenti-ingénieur qui formalisait des savoirs empiriques accumulés mais non expliqués théoriquement. Par-dessus tout, Galilée était conscient des limites de ses connaissances et il avait compris qu’il ne pouvait pas trouver de réponses sans opérer un va-et-vient avec l’expérience pratique. Ce qui était vrai à son époque l’est tout autant aujourd’hui. Le ou la scientifique ne doit pas seulement répondre aux critiques des pairs mais aussi penser contre soi-même et savoir qu’il ou elle gagne en intelligence lorsqu’il ou elle se donne la peine d’écouter ce que les « profanes » ont à dire à propos de leur objet d’investigation. Faute de ces précautions, le modèle explicatif se fige, devient normatif et finit par entraver une meilleure compréhension la réalité. Pour paraphraser un vieux barbu, le ou la scientifique se doit d’être capable d’entendre pousser l’herbe…
Annexe – Quelques communications qui méritaient le détour…
« La transition écologique dans les ateliers de l’industrie : analyse des représentations des ouvriers, techniciens et ingénieurs » (Domenico Perrotta) ; «Syndicalisme communautaire, bricolage et action collective. Le cas des travailleurs migrants espagnols et Italiens à Berlin (Beltràn Roca, Somine Castellani) ; « Subjectivités algorithmiques et la ville comme champ de bataille » (Maurilio Pirrone) ; « Ubérisation, espaces public et parties prenantes : vers une nouvelle configuration de l’emploi et des relations de travail dans les territoires (Donna Kesselman, Christian Azaïs) ; « The Good, The Bad and The Women : une analyse genrée des régimes de migrations dans l’industrie de la pêche en Ecosse » (Paula Duffy) ; « Quand le care et la garde des enfants deviennent du bricolage. Le cas des familles de migrants chinois en Italie » (Ru Gao) ; « Les chaînes de valeur de l’Intelligence Artificielle. Une étude de cas du déplacement du travail, de l’opacité des chaînes de valeur et de l’invisibilisation du travail » (Maxime Cornet et Clément Le Ludec) ; « Les stratégies de subsomption réelle et ses limites chez Amazon (Georges Barthel) ; « La force de travail immigrante externalisée et le management algorithmique contre le travail. Le modèle plateformisé des coursiers et les résistances des travailleurs à Paris et Bruxelles » (Fabien Brugière) ; « Résistances sans solidarité ? Le conflit de esens dans la méconduite des cols bleus d’une usine en Italie » (Angelo Moro), « Pourquoi la plupart des professions ne seront pas ubérisées » (Dario Azzelini Ian Greeg, Charles Umney) ; « Les mobilisations environnementales des travailleurs comme instances de justice climatique (Paul Guillibert, Emmanuel Leonardi) ; « Résistances à la transformation du métier des enseignants par les réformes orientées sur la performance » (Sophie Morell) ; « Renouveau des théories de l’action collective à partir de l’expérience des mondes sociaux de la précarité et du gig work » (Maurizio Atzeni, Lorenzo Cini) ; « La conscience de classe des travailleurs précaires. Une analyse comparée des coursiers en Allemagne et au Royaume-Uni » (Alexander Seehaus) ; « Mariënthal à l’envers ou les effets de la garantie d’emploi dans une ville autrichienne » ; « Travail, logistique et capital monopolistique. Une analyse du paradigme Amazon à travers le prisme du procès de travail » (Francesco Massimo) ; « Syndicalisme communautaire, bricolage et actions directes. Les travailleurs migrants espagnols et italiens à Berlin » (Roco Beltran Martinez) ; « Quand le lean devient lourd : la redéfinition managériale du care dans les maisons de retraite » ; « Caniches jaunes et chats sauvages : à propos des limites du syndicalisme intégré » (Robert Seifert, Wen Wang) ; « Le côté obscur du procès de travail des plateformes (à propos des soft skills) (Federico Chicchi & Marco Marrone) ; « Reconstruction du dialogue social en Ecosse » (Mélanie Simms) ; « L’érosion de la codétermination en Allemagne (Staples & Whittall) ; « Autonomie et contrôle dans le télétravail de masse durant la pandémie » (Francesco Massimo, Angelo Moro, Marta Fana) ; « Les travailleurs privilégiés sur le banc. Comment les travailleurs des hôtels de luxe ont appris à se mobiliser » (Amélie Beaumont) ; « Travailler de 9 heures par jour 6 jours par semaine et présentéisme virtuel en Chine » (Mo Xing) ; « Par-delà l’approche centre-périphérie. La transformation des régimes de travail dans les chantiers navals en Italie » (Devi Sacchetto & G. Meardi et alli) ; « Le télétravail et la reconfiguration spatiale des espaces de travail » (Odul Bozkurt) ; « Analyse intersectionnelle de la mobilisation, de la syndicalisation et des résistances des travailleurs migrants ouest-africains dans la province de Foggia (Italie) (Camilla Macciani) ; « Le travail gratuit dans l’économie de plateforme. Une typologie du vol de salaire à l’époque du numérique » (Matthew Cole) ; « L’impossible conflit des travailleurs de l’automobile Français » (Juan Sebastiàn Carbonnell) ; « Valoriser les entrepreneurs. La destruction, création et dévaluation du capital humain en Pologne » (Gavin Rae), « Les noisettes nous gouvernent : crise climatique et changements dans le production de noisettes en Turquie (Emine Erdogan) ; « Automatiser avant de délocaliser. Le cas de GKN » (Gabbriellini) ; « Quand la planète en feu tombe dans la mer : environnementalisme ouvrier et déclin industriel à Porto Marghera » (Lorenzo Feltrini) ; « Eigensinn ou le taylorisme digitalisé face aux modes de réappropriation du procès de travail chez Amazon » (Georg Barthel et allii) ; « Stocker le consentement ? Conflits de travail, mobilité des travailleurs et stratégies syndicales dans les entrepôts en France et en Italie » (Lucas Tranchant, Carlotta Benvegnù) (pour la liste complète, voir le site de la conférence de Padoue et le site général de l’ILPC)
Quant à moi, j’ai présenté une communication en revenant sur deux conflits « au-delà de la loi», celui des Gilets jaunes – dans le monde anglo-saxon, presque aucune analyse a été publiée à leur sujet – et le mouvement de grèves spontanées en Italie au début de la pandémie. A mes yeux, ces deux mobilisations se situent « au-delà » de la loi et de la régulation sociale, que ce soit celui du jeu institutionnel de la démocratie libérale ou celui des relations professionnelles.
[1] Sur le plan technique, le principe est très simple mais requiert beaucoup d’habilité : le fresco est une peinture qui se fait sur un enduit de chaux hydraulique qui sèche plus lentement et les pigments mélangés à l’eau pénètrent la masse permettant à un processus chimique de cristallisation la fixation des pigments. Une fois que c’est sec, le dessin est pour ainsi dire internalisée à l’enduit.
[2] Elisabeth Teissier est une célèbre astrologue qui a soutenue une thèse en sociologie sur l’astrologie sous la direction de Michel Maffesoli. L’accord donné à la soutenance de cette thèse a suscité une vivre réaction de la part d’autres sociologues plutôt positivistes et inspirés par Pierre Bourdieu. A mon avis, ces derniers ne se sont pas rendu compte qu’il s’agissait d’un traquenard qu’il leur était tendu par leurs collègues postmodernes. Pour prendre connaissance de la critique de cette thèse, voir Bernard Lahire, Comment devenir docteur en sociologie dans posséder le métier de sociologue? In Revue Européenne des Sciences Sociales, 2002, p. 41-65, https://doi.org/10.4000/ress.629 et https://journals.openedition.org/ress/629?lang=en
[3] Un ami et collègue de Lille me glisse à l’oreille que je devrais relire Braudel et Wallerstein pour qui le capitalisme mercantiliste commence au XVème siècle. Il a raison, il faut toujours relire Braudel et Wallerstein… C’est aussi ce qu’a fait Alain Bihr pour rédiger Le premier âge du capitalisme (1415-1763): Tome 1, L’expansion européenne (Page2/Syllepse, 2018). Mais pour l’économiste et sociologue allemand Werner Sombart, il y a lieu de distinguer trois périodes, à savoir le Frühkapitalismus ou capitalisme précoce qui émerge au cours de la seconde moitié du 13ème siècle et qui se clôture fin du 17ème siècle pour céder la place au Hochkapitalismus ou haut capitalisme, suivi à son tour par le Spätkapitalismus, ou capitalisme tardif, qui débute avec la première guerre mondiale. Le capitalisme précoce se développe autour de deux pôles, commercial pour l’Italie du Nord et dans les Flandres où sont fabriqués de grandes quantités de draperies et de tissus qui étaient mis en vente dans toute l’Europe. Voir Werner Sombart, Der Moderne Kaputalismus, six volumes publiés entre 1902 et 1928. En Allemand et Espagnol seulement. En Anglais on pourra consulter Sombart, Werner (2001): Economic Life in the Modern Age. Coord par Nico Stehr et Reiner Grundmann, éditions New Brunswick. A propos de l’industrie drapière, voir Etienne Coornaert, « Draperies rurales, draperies urbaines. L’évolution de l’industrie flamande au moyen âge et au XVIe siècle », in Revue Belge de Philologie et d’Histoire, XXVIII, 1950, pp. 59-96.
[4] Sophus A. Reinert, Robert Fredona (2018), Merchants and the Origins of Capitalism, Harvard Business School, Working Paper 18-021, 36p.
[5] Le transporteur low cost emploie 650 personnes en Belgique mais ne se donne pas la peine de respecter la législation sociale. « Les fiches de salaire sont erronées, les salaires ne sont pas payés correctement, les documents sociaux ne sont pas en ordre, etc. Cela crée une source permanente de problèmes pour le personnel en Belgique, dénonçait Didier Lebbe, secrétaire permanent du syndicat chrétien. Les syndicats dénoncent également que 75% du personnel de cabine perçoit le seuil salarial plancher de la branche, et ce alors qu’ils travaillent les jours fériés et les week-ends, jusqu’à tard le soir. Tout cela pour un montant net d’à peine 1500 euros. Bien que Ryanair dégage des bénéfices énormes, il n’y a aucune marge pour une amélioration du pouvoir d’achat des travailleurs », fustigent la CNE et ACV Puls. Voir à ce propos l’excellent dossier de Bruno Bauraind et Jean Vandewattyne Ryan Air must change Lutter dans le Low Cost, publié par le GRESEA https://gresea.be/Ryanair-must-change-Lutter-dans-le-low-cost
[6] Pour plus de détails, voir Konstantinidou, K., Mantadakis, E., Falagas, M. E., Sardi, T., & Samonis, G. (2009). Venetian rule and control of plague epidemics. Emerging infectious diseases, 15(1), 39–43. https://doi.org/10.3201/eid1501.071545
[7] Jürgen Renn, Matteo Valleriani (2001), Galileo and the Challenge of the Arsenal. Letture Galileiane, Firenze, Working paper, Max Planck Institute for the History of Science, Berlin, 28p.
Prises de position quant au déclassement d’un candidat reçu au concours CNRS
Nous publions ici trois communiqués s’opposant au déclassement d’un candidat au concours de chargé de recherche au CNRS. Ce type de décision introduit l’arbitraire dans les concours de recrutement et incarne la montée de la culture managérialiste au CNRS comme à l’université et dont l’objectif est de mettre au pas le monde scientifique. Ce n’est pas un hasard qu’un sociologue soit visé en premier et quasiment l’unique victime d’une pratique qui se développe depuis quelques années.
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Section 36 – Sociologie et sciences du droit
Communiqué de la section 36 relatif au déclassement du concours CRCN n° 36/02 (2022)
Le 25 mai 2022,
Lors du jury d’admission de l’INSHS qui s’est tenu le mardi 24 mai 2022, le classement proposé par la section 36 (sociologie et sciences du droit) du Comité national à l’issue du jury d’admissibilité pour le concours CRCN a été modifié. Sans produire une justification, le jury d’admission de l’INSHS a décidé de classer en dernière position (8ème) le candidat classé en 1re position par le jury d’admissibilité.
La section 36 ne comprend pas cette décision et souhaite témoigner du travail d’évaluation minutieuse des 177 dossiers, des 35 auditions, des trois journées de délibération, avec 4 rapporteurs par dossier, des rapports circonstanciés sur chacun des candidats classés.
Dans l’absolu, cette décision met en question le principe essentiel de jugement disciplinaire. Dans le cas d’espèce, elle interroge aussi la place que la sociologie du droit peut avoir au sein de l’INSHS, une des grandes forces du dossier du candidat déclassé tenant au fait que ses travaux se situent à l’intersection des savoirs disciplinaires représentés dans la section.
Compte tenu du fait que cette décision est prise à l’issue du premier concours de la section nouvellement composée, considérant que seule la section 36 est ciblée, et étant donné le caractère répété des déclassements pour la section 36 depuis plusieurs années, cette décision est donc non seulement un coup dur pour un candidat valeureux mais elle érode aussi la confiance qui est censée régner entre le jury d’admissibilité de cette section et l’INSHS. Il est donc urgent d’expliciter les raisons de ce déclassement.
La section conditionne sa participation à la session de printemps 2022 à l’obtention d’une motivation écrite de ce déclassement. Elle demande dans les meilleurs délais un rendez-vous à la directrice de l’INSHS et à la Directrice adjointe scientifique qui prendra ses fonctions le 1er juin 2022.
Les membres de la section 36
Prise de position intersyndicale
Encore un déclassé en section 36 : la direction du CNRS provoque les sociologues !
Mardi 24 mai 2022, le jury d’admission du CNRS pour l’InSHS a décidé de modifier le classement proposé par la section 36 (sociologie et sciences du droit) pour le concours des chargé·es de recherche, en reléguant Jean-Philippe Tonneau, classé 1er par la section, à la 8e position (pour 4 postes à pourvoir).
Rappelons que le concours de chargé·e de recherche s’opère en deux temps : en premier lieu, les jurys d’admissibilité, composés de spécialistes de ces disciplines, évaluent des centaines de dossiers sur leur projet de recherche et leurs travaux passés, auditionnent – au terme d’une présélection – des dizaines de candidat·es pendant plusieurs jours et, au bout de longues journées de délibérations, établissent un classement d’admissibilité par ordre de choix basé sur des critères scientifiques. Dans un deuxième temps, des jurys d’admission constitués à l’échelle des instituts se réunissent, le temps d’une journée, pour établir les classements finaux. Le concours d’entrée du CNRS est extrêmement concurrentiel puisqu’il n’y avait cette année que 4 postes à pourvoir en section 36 pour des centaines de docteur·es formé·es chaque année dans ces deux disciplines.
Traditionnellement, les jurys d’admission, qui n’ont pas la capacité d’expertise disciplinaire des jurys d’admissibilité et refusaient de faire doublon avec eux, se contentaient de valider les classements d’admissibilité, sauf problème manifeste, par exemple en termes de non respect de la mixité femmes-hommes ou de la pluralité des disciplines, ou en cas de conflit d’intérêts non repéré antérieurement.
En reléguant le premier classé par la section 36 en dernière position, la décision de l’InSHS sonne comme un désaveu du travail d’évaluation collégial et une provocation à l’encontre de la section, dont c’est la première année de mandat. Elle a ému aussi nombre de chercheur·es en sociologie et sciences du droit qui viennent de réélire leurs représentant·es au comité national.
La direction de l’InSHS renoue ainsi avec ses vieux démons : trois fois de suite, entre 2017 et 2019, elle a déjà remis en question le classement de la section 36, mais aussi d’autres sections. Ces mises en causes récurrentes a posteriori du travail d’évaluation par les pairs infligent aux collègues admissibles concerné·es une violence institutionnelle injustifiée.
Elles créent en outre des situations problématiques d’insécurité juridique sur les concours. Les cinq collègues chargé·es de recherche recruté·es en 2019 au sein de la section 36 ont ainsi perdu le statut de fonctionnaire suite à une décision du tribunal administratif de Paris d’annuler le concours de recrutement.
Ce sont ainsi, une fois de plus, les candidat·es aux métiers de la recherche, déjà soumis·es à une précarité et une pression insupportables du fait du manque de postes, qui sont traité·es avec violence et mépris.
Nous ne pouvons accepter que le travail collectif d’expertise du jury d’admissibilité de la section 36 soit de nouveau remis en cause par la Direction. Dans la mesure où la décision du jury d’admission n’est pas motivée, et que ses membres ne sont pas des spécialistes du domaine, cela laisse à chaque fois le champ libre à toutes les hypothèses sur les véritables raisons des déclassements opérés.
Dans cette situation, les syndicats soussignés apportent tout leur soutien aux membres élus et nommés de la section 36. Nous appelons l’ensemble de la communauté scientifique à se mobiliser en soutien à Jean-Philippe Tonneau et demandons aux représentants de la direction de l’InSHS et du CNRS de nous recevoir au plus vite.
l’Association des Sociologues Enseignant·e·s du Supérieur
à propos du déclassement d’un candidat au concours de chargé de recherche du CNRS Le 30 mai 2022
L’Association française de sociologie et l’Association des sociologues enseignant·e·s du supérieur ont appris avec stupeur et consternation un nouveau déclassement par le jury d’admission au concours de chargé de recherche , en l’occurrence la relégation du candidat classé premier (Jean-Philippe Tonneau) en section 36 “Sociologie et Sciences du Droit” du CNRS au 8e rang, le privant de facto d’un poste. De multiples déclassements ont déjà eu lieu lors des années précédentes (en 2017, 2018 et 2019), suscitant déjà de nombreuses critiques de la profession et plaçant les candidat·e·s dans des situations de grande incertitude. Le CNRS et la direction de l’Institut des sciences humaines et sociales (InSHS) du CNRS se permettent une nouvelle fois de modifier le classement d’un concours établi par un jury de spécialistes, en partie élu·e·s, à l’issue d’un examen approfondi et collégial des dossiers et d’une audition des candidat·e·s. Nous, associations de sociologie, condamnons fermement ces pratiques délétères de déclassement par des collègues non-spécialistes, dans des conditions qui ne permettent pas une analyse sérieuse des candidatures et sans obligation de motivation des décisions à l’égard des candidat.e.s. Nous ne comprenons pas le déclassement d’un candidat qui répond en tous points aux exigences du poste et dont les sujets de recherches correspondent aux orientations de la section et de l’InSHS. Si nous ne sommes pas en mesure de saisir les raisons d’un tel déclassement, tout laisse à penser qu’il ne s’agit pas de motifs scientifiques. C’est pourquoi, nous affirmons toute notre solidarité à Jean-Philippe Tonneau, ainsi qu’à la section du CNRS désavouée, et nous exigeons que le CNRS respecte les classements de la section 36 et mette en œuvre tous les moyens pour recruter Jean-Philippe Tonneau comme chargé de recherche.
Au-delà de cette nouvelle « affaire » qui place de fait un collègue dans une situation personnelle difficile, nous ne pouvons nous empêcher de penser que notre discipline, la sociologie, semble faire l’objet d’une mise au pas du CNRS depuis une dizaine d’années. Cette décision ne constitue en effet que le dernier épisode en date d’une longue série de déclassements en section 36 par trois directions successives de l’InSHS. Nous rappelons également que la section 36, composée majoritairement de sociologues, a connu un véritable plan social qui ne dit pas son nom depuis le début des années 2000. Cette section a en effet perdu près de 100 postes depuis 2000, soit 34% des effectifs, contre 10% pour l’ensemble de l’InSHS. Tout porte à croire que la sociologie est visée en tant que discipline au CNRS.
Le Comité exécutif de l’Association française de sociologie et le Conseil d’administration de l’Association des sociologues enseignant·e·s du supérieur
Dans le monde sociologique francophone, on connaît la théorie du capital humain de Gary Becker, les approches interactionnistes inspirées par l’école de Chicago, ou encore celles développées dans le prolongement des analyses de Georges Friedman, Pierre Naville, Alain Touraine, Michel Crozier, Jean-Daniel Reynaud et de bien d’autres. Le courant de recherche anglo-saxon associé à la théorie du procès de travail demeure quant à lui grandement méconnu et ce d’autant plus que, vu de France, les débats qui le traversent paraissent bien souvent ésotériques. Cet article propose quelques clefs de compréhension à partir d’une présentation très succincte de ses fondements et des analyses qu’il a pu inspirer.
Stéphen Bouquin
Selon le très officiel dictionnaire d’Oxford en Gestion des Ressources Humaines, « la labour process theory [théorie du procès de travail] cherche à analyser comment la force de travail (la capacité de travail d’une main-d’œuvre) est orientée vers la production de marchandises (biens et services) vendues afin de réaliser des profits. Le contrôle de ce procès de travail par le management est essentiel car le profit s’accumule en deux étapes : d’abord, par l’extorsion d’une sur-valeur de l’activité de travail (le prix d’une marchandise est supérieur aux coûts encourus pour sa production) ; ensuite, par la réalisation de cette sur-valeur lorsque les marchandises seront effectivement vendues. Ces deux étapes sont fréquemment désignées par le terme de processus de valorisation. La première étape qui comprend le procès de travail se déroule sous le contrôle du management qui cherche à maîtriser la façon dont le travail est organisé, en cherchant à augmenter le degré d’engagement du travail (par la cadence et l’implication), puisque ces éléments sont essentiels à la profitabilité. La théorie du procès de travail s’intéresse donc particulièrement aux rapports sociaux de production et aux questions de conflit, de contrôle et de relations au sein du procès de travail ».
La théorie du procès de travail est donc une approche qui a droit de cité, au même titre que la théorie du capital humain de Gary Becker. Historiquement, cette approche théorique s’est développés à la suite de la publication de Labor and Monopoly Capital de Harry Braverman (1974 pour la version originale, 1976 pour la version française). Travail et capitalisme monopoliste. La dégradation du travail au XXe siècle été traduit dans une dizaine de langues et a connu un très fort engouement à partir de la seconde moitié des années 1970. Pour une présentation plus détaillée de cet ouvrage et des débats qu’il a pu susciter, y compris en France même si c’est de façon marginale, je renvoie à mon article publié dans l’Homme et la Société (Bouquin, 2010).
De Harry Braverman à la théorie du procès de travail
Dans ce qui est considéré comme l’ouvrage « fondateur » de cette tradition théorique, Harry Braverman défend une thèse très large : sous le capitalisme, le management impose en permanence un mouvement de rationalisation du procès de travail dont la finalité est de garantir un niveau d’extorsion de survaleur suffisant à l’accumulation de capital, ce qui produit un environnement de travail aliénant et de plus en plus dégradé. Cette dégradation se traduit non seulement par une déqualification, mais par des conditions de travail plus pénibles. Dit autrement, à cause de la concurrence intercapitaliste et de la contrainte de préserver un taux de profit suffisant, le management tentera de réduire le pouvoir d’agir des travailleurs tout en augmentant la productivité et en freinant la progression des salaires.
Même si la dégradation des conditions de travail est une tendance réelle, quoique non généralisée, de nombreux chercheurs ont critiqué la thèse de la déqualification de Braverman, estimant qu’il était plus pertinent de reconnaître l’existence d’une polarisation des qualifications (avec une massification des travailleurs avec peu de qualifications d’un côté et la permanence d’un pôle d’ouvriers-techniciens qualifiés de l’autre). Le mouvement de dévalorisation des qualifications n’est pas forcément unilatéral non plus puisque les pénuries de certains métiers (cols bleus ou cols blancs) peut contrecarrer cette dévalorisation. Une seconde critique à l’égard de Braverman consistait à lui reprocher de ne pas avoir traité la conflictualité sociale et les résistances au travail. Etant décédé en 1976, c’est-à-dire peu de temps après la publication de Labor and Monopoly Capital, la discussion sur les limites de son livre n’a en fait jamais pu avoir lieu.
La première génération de recherches sur le procès de travail, qui porte sur la période des 1980-1990, s’est penchée avec beaucoup d’attention sur la déqualification et la division technique et sociale du travail, tout en ouvrant un champ de recherche intégrant les conflits et les résistances dans l’analyse du procès de travail. Il en a résulté une compréhension moins déterministe du procès de travail, considérée comme un « terrain contesté » (Richard Edwards, 1980). On retrouve cette approche anti-déterministe chez les principaux auteurs de cette génération (Paul Thompson, David Knight, Hugh Wilmott) qui ont tous cherché à affiner et à approfondir la théorie du procès de travail. Essentiellement britanniques, leurs analyses portaient notamment sur les raisons expliquant la permanence des formes de craftmanship (le travail ouvrier professionnel), les raisons ayant conduit le management à s’opposer pendant longtemps à l’adoption du taylorisme (en résumé: « ça va mettre la pagaille dans la production et on sera en guerre avec les syndicats »).
Des critiques à la volonté de dépassement
Parallèlement, l’approche de Braverman a été discutée et en partie contestée par Michael Burawoy, d’abord à partir de son ouvrage Manufacturing Consent, mais surtout avec la publication de Politics of Production (1985) dans lequel il théorise une analyse sociologique du procès de travail en termes de régimes d’usine considérés comme des modes singuliers de mobilisation de la main-d’œuvre.
Une longue controverse s’est alors développée entre Michael Burawoy et les tenants de la théorie du procès de travail (Paul Thompson, Chris Smith, Hugh Willmott, David Knights) autour du degré de déterminisme acceptable et de la place accordée aux conduites sociales des travailleurs. Dit autrement, est-ce que l’analyse en termes de « régimes » ne conduit pas à verrouiller celle-ci sur un mode fonctionnaliste ? Pour Michael Burawoy, la question n’était pas vraiment là, puisque ces régimes formaient des configurations stabilisées et qu’il fallait surtout reconnaître que le procès de travail était verrouillé en lui-même par le consentement des travailleurs participant activement à leur exploitation, y compris en s’amusant et en s’adonnant à des jeux de production. C’est avec cette vision des choses que Burawoy s’est fait connaître en France, notamment après la publication de long extraits de Manufacturing Consent dans les Actes de la Recherche en Sciences sociales en 1996.
Mais pour les tenants de la théorie du procès de travail, la vision de Burawoy était théoriquement erronée et empiriquement fausse. De leur point de vue – en bons fans de Celtic Glasgow ou de Liverpool – il faut avant tout considérer que « le match n’est jamais terminé », même si le tableau indique un résultat négatif pour le camp du travail… Certes, le procès de travail confère un surplus de pouvoir au management; certes, celui-ci s’appuie sur des divisions de classe, ou sur l’existence d’un chômage de masse, mais cela ne signifie pas forcément que le « match » est terminé puisque ce rapport entre travail et capital demeure fondamentalement un rapport antagonique. C’est pourquoi la conflictualité se perpétue et que les tensions refont surface et cela parfois sous d’autres formes. Les méconduites sont une de ses manifestations possibles et cela à partir de coordonnées organisationnelles, productives et sociales qui se renouvellent continuellement, tant du côté du travail que de celui du management (un acteur relativement autonome mais néanmoins un agent des actionnaires et donc du capital).
Le procès de travail demeure une réalité sous tension
En préservant une vision du procès de travail comme étant un terrain en conflit, les tenants de la tradition du procès de travail ont d’abord été réticents quant à l’idée d’une pacification du travail via les nouvelles méthodes managériales. Pour résumer, ni la socio-technique de Tavistock, ni le toyotisme allaient pacifier durablement le procès de travail. Après avoir intégré les travaux centrés sur les industrial relations (ou les relations professionnelles), en particulier ceux de Richard Hyman et John Kelly, les recherches ont approfondi l’analyse du rôle structurant de l’action syndicale , tant au niveau des pratiques institutionnelles (étant donné la nature inexistante du « dialogue social » au Royaume-Uni) que sur le plan des subjectivités et des représentations sociales.
Grâce à cet élargissement du champ et des objets, la théorie du procès de travail a pu résister à la tentation de devenir une sorte de sociologie dépolitisée des organisations et du management. Les pressions institutionnelles poussant dans cette direction étaient pourtant très fortes puisque, dès les années 1980, dans les universités britanniques, les spécialistes des questions de travail, d’emploi et des organisations ont été transférés dans les Business Schools, les écoles de management, à l’écart des filières de formation universitaires classiques et des centres de recherche ouverts au questionnement critique de la société. Contraints d’accepter cette « placardisation dorée », beaucoup de chercheurs de cette tradition théorique ont résisté aux pressions émanant de cet environnement institutionnel en préservant leurs libertés académiques et en développant des d’espaces de réflexion et de discussion; ce qui explique aussi la raison d’être et le succès de la série des Labour Process Conferences, nées en 1982.
Enrichissement et consolidation
Soulignons également qu’une sociologie d’inspiration féministe a conduit, dès la fin des années 1970, à intégrer la question des rapports sociaux de genre et la division sexuelle du travail dans les recherches sur le procès de travail. Rappelons qu’au Royaume-Uni, le salariat s’était construit autour d’un travail productif presque exclusivement masculin, donnant lieu à la figure du male breadwinner et qui se combinait avec un travail reproductif presque exclusivement féminin. La féminisation de l’emploi est advenue très tardivement, après l’abolition du marriage bar, une norme juridique qui autorisait uniquement l’emploi des veuves et des femmes non mariées. Le marriage bar fut mis entre parenthèse pendant les deux guerres mondiales, mais réintroduit dès la fin de chaque conflit armé et cela avec l’appui des syndicats. C’est seulement vers la fin des années 1960 (et en Irlande seulement en 1973), que cette règle interdisant le travail salarié féminin fut abrogée. L’existence de telles discriminations suscitait de vives critiques de la gauche travailliste, et du mouvement féministe de la seconde vague, ce qui s’est traduit par une prise de conscience sur l’importance de cette question dans le monde de la recherche dès le début des années 1970. Le procès de travail fut dès d’emblée considéré comme sexué, impliquant des formes de ségrégation et de relégation. Plus récemment, les thématiques de l’emotional labour – le travail émotionnel en tant que production d’un effort affectif ou sentimental (comme par exemple garder le sourire devant le client ou maintenir une l’implication affective dans le cadre de soins) a permis de garder une vision critique sur le care comme une activité genrée pouvant être mobilisée par le management.
Les controverses sur le « post-fordisme », comme à propos du « post » versus « néo-taylorisme » que serait le toyotisme, très présentes dans la sociologie du travail française des années 1990-2000 (et jamais tranchées au demeurant), ont été dépassées assez rapidement du côté anglo-saxon. D’abord en reconnaissant la co-présence d’éléments de rupture et de continuité par rapport aux modèles organisationnels de la période de l’après-guerre, par ailleurs déjà fort hétérogènes ; ensuite en reconnaissant le potentiel d’universalisation de la lean production vers le lean management, et ce dès le début des années 2000. Ce qui était vrai dans le secteur de l’automobile (Bouquin, 2006), allait le devenir aussi dans d’autres secteurs d’activité. En même temps, cette « universalisation » du lean se traduit par des réalités organisationnelles et sociales hétérogènes et hiérarchisées. Les chaînes de valeur s’étendent sur des distances énormes, connaissent des ramifications multiples sur le plan des fournisseurs et impliquent aussi le travail forcé, que ce soit dans l’extraction de métaux rares ou le travail d’assemblage des composants. Ceci conduit à l’autre bout de la chaîne à mobiliser le travail féminin à domicile ou à faire appel au « régime de dortoirs » (dormitory regime), indispensables à la disponibilité une main-d’œuvre surexploitée avec des salaires mensuels ne dépassant pas les 150 ou 200 euros.
Dès la seconde moitié des années 1990, un certain consensus existait pour dire que le fordisme (la production de grandes séries standardisées) était en train de se globaliser, tout en s’adaptant aux conditions du marché (diversification). La continuité entre le « taylorisme » et lean manufacturing était également reconnue, tout en considérant que l’autonomie était soumise à la logique de valorisation (contrainte de productivité). Certains concepts ont alors émergé comme par exemple les « high performance work systems » – des systèmes de mise au travail très exigeants en termes d’implication, de charge de travail, tant sur le plan technique que mental. L’évolution des systèmes d’emploi s’interprétait non pas autour de la question d’une nouvelle norme d’emploi, d’un schéma dualiste de type emploi typique versus atypique, ou insiders versus outsiders, mais déployait une analyse autour des concepts de « high road » (avec des emplois stables, la reconnaissance professionnelle et des possibilités de mobilité) et la mauvaise route cahoteuse et inconfortable du « low road », qui devient parfois une impasse dont on ne sort pas facilement. Sur le « low road », prédominent les formes précarisés et dégradées d’un travail sous-rémunéré et qui se maintient en s’appuyant sur un turn-over et la disponibilité d’une armée de réserve.
Le divorce avec le post-structuralisme
Dans le champ britannique de la théorie du procès de travail, la vraie controverse s’est jouée sur un autre terrain. Dès le début des années 2000, l’approche dite « orthodoxe » – car encore « trop bravermanienne » – a commencée à être contestée à partir d’une perspective post-structuraliste et post-marxiste. Pour les deux principaux protagonistes de cette critique, Hugh Wilmott et Damian O’Doherty, l’inclinaison bravermanienne de la théorie du procès de travail conduit à négliger la question de la subjectivité alors qu’une approche post-structuraliste – inspirée par Foucault, Derrida, Butler, Laclau et Mouffe – permet au contraire de générer une meilleure compréhension des situations de travail, notamment grâce à l’attention portée aux discours et à l’identité.
Cette polémique – relativement véhémente tout en restant courtoise – s’est traduite par un véritable schisme sur le plan académique avec un divorce interne à l’équipe des Labour Process Conferences et l’émergence de deux nouveaux courants de recherche autour des Critical Management Studies et des Organisation Studies. Il faut reconnaître que ces dernières ont connu un développement assez fulgurant au tournant des années 2000 [1] avec plusieurs nouvelles revues et un certain nombre d’ouvrages qui sont très intéressants.
Mais de fait, les colloques, les revues et les réseaux se sont structurés séparément dans un esprit de discorde et de compétition. Comme toujours, la réalité est têtue et les faits finissent par trancher les controverses. Depuis les années 2010, à la suite de la crise financière de 2008 et d’un regain de la critique du néolibéralisme, l’analyse d’inspiration marxienne a retrouvé une audience dans le monde de la recherche. Le néolibéralisme n’est pas une doxa, une sorte de mensonge ou d’illusion, comme on a pu le lire dans bon nombre de travaux de la « sociologie critique » hexagonale, mais avant tout une praxis, un mode de gouvernance de l’Etat comme de la société (voire notamment les travaux Wendy Brown). Ce mode de gouvernance est déterminé par une nécessité objective, à savoir surmonter la crise structurelle de valorisation des années 1970 et rétablir un taux de profitabilité suffisant. Le capitalisme financier, qui s’est effondré sur lui-même lors du krach de 2008, mais fut finalement sauvé par les banques centrales et par l’Etat, qui, en injectant massivement des liquidités et en prenant en charge les dettes des institutions financières, ont permis au capital de « sauver sa chemise ».
Quand le vent tourne
C’est dans ce contexte post-2008 que la théorie du procès de travail est réapparue comme l’unique paradigme scientifique capable d’articuler les changements dans le procès de travail avec la financiarisation du capitalisme et la crise de cette dernière. Les délocalisations, les chaînes de valeur globalisées, la diffusion du lean management, y compris dans le secteur des services (services postaux, hôpitaux ou monde éducatif), le développement de nouveaux dispositifs technologiques, le contrôle algorithmique de l’activité de travail ainsi que la surexploitation de certaines catégories (précaires, migrants, femmes) ne peuvent se comprendre qu’en mettant ces phénomènes en rapport avec les contraintes émanant d’une exacerbation de concurrence intercapitaliste à l’échelle globale.
Du côté des post-structuralistes, l’évolution erratique du capitalisme financiarisé a également suscité une sorte de critique interne. De fait, les recherches menées au sein des Critical Management Studies se sont ouvertes aux réflexions reconnaissant l’importance des aspects structurels, qui renvoient au capitalisme en tant que système social. Les chercheurs d’inspiration post-structuraliste ont été contraints d’admettre que les discours ne sont pas simplement des narrations en compétition, mais sont socialement ancrés et déterminés. Les identités comme les organisations, aussi « liquides » soient-elles, trébuchent tôt ou tard sur les rapports sociaux de classes et les tensions ou conflits que ceux-ci connaissent.
Parallèlement, la théorie du procès de travail a développé une analyse plus équilibrée, en reconnaissant notamment une place centrale à l’agencivité – agency en anglais, c’est-à-dire le « travail vivant » en tant qu’acteur social « en action » – en intégrant la question des identités sociales et la manière dont celles-ci sont structurées, tant par les conduites sociales, notamment la mobilisation et l’action collective, que par les rapports sociaux (la formation scolaire, les régimes de ségrégation professionnelle, la division du travail, l’habitat, etc.). Mais comme la nature antagonique du procès de travail n’a jamais été méconnue, la théorie du procès de travail a été en mesure de reconnaître très tôt l’existence de « méconduites » et la variété des formes de résistances au travail.
L’ouvrage Organisational Misbehaviour, de Stephen Ackroyd et Paul Thompson (1999), représente à ce titre une référence majeure, mettant en évidence l’existence d’une variété de méconduites, récalcitrantes, conduites oppositionnelles, qui ne sont pas forcément mécaniquement corrélées à la présence ou à l’absence de syndicats ou d’un management intelligent. Cet ouvrage, réédité en février 2022, permet de saisir toute la richesse théorique et empirique de ce courant de la recherche. Méconnue en France, alors qu’elle mérite d’être débattue, le collectif de rédaction de la revue Les Mondes du Travail a décidé de publier dans le n° 28 (juin 2022), un long article de Stephen Ackroyd et Paul Thompson sur cette question (« Sujets indisciplinés : la méconduite sur le lieu de travail »).
Une approche plutôt qu’une théorie
Aujourd’hui, la théorie du procès de travail peut être considérée comme une théorie critique des organisations, du procès de travail et des relations d’emploi dans un contexte du capitalisme globalisé. Loin d’être exclusivement marxiste, le paradigme de la théorie du procès de travail ne s’ancre pas dans un champ disciplinaire unique comme par exemple la sociologie, mais mobilise l’ensemble des sciences sociales (sociologie, économie politique, géographie, sciences politiques). Elle a également connu sa propre globalisation, inspirant des recherches au-delà du monde anglo-saxon, notamment en Amérique latine et en Asie. En Europe, elle connaît un écho grandissant tant au Sud (Italie) qu’au Nord (Allemagne, Scandinavie). La dernière conférence internationale du procès de travail qui s’est déroulée à Padoue, en Italie, rassemblait plus de 355 communications et a mobilisé plus de 600 chercheurs (lire le compte rendu).
La domination internationale de la langue anglaise a certainement facilité ce dynamisme, mais il serait dommage, du point de vue scientifique, de se satisfaire de cette explication. Un esprit d’ouverture académique, l’engouement pour des recherches d’inspiration marxiennes (mais non dogmatiques), y est également pour beaucoup. A cela s’ajoutent la prépondérance du pragmatisme sur la scolastique et l’ambition d’articuler plusieurs objets au sein d’une même problématique. On retrouve d’ailleurs un même dynamisme dans d’autres domaines, que ce soit les Urban studies (avec une popularité croissante d’Henri Lefebvre), les Gender studies, Postcolonial studies, la Critical Race Theory (puisqu’il s’agit d’un processus de racialisation et non pas de races biologiques réellement existantes).
La diversité des références théoriques, de Marx à Foucault et à Derrida, en passant par Gramsci, Bourdieu ou Butler, et le refus d’un repli sur un seul champ disciplinaire, facilite sans aucun doute le renouvellement des problématiques et des cadres interprétatifs.
Que le prochain numéro de la très officielle revue italienne Sociologia del Lavoro soit consacré à la théorie du procès de travail et aux débats sur le renouvellement de ce paradigme est à ce titre assez démonstratif (dossier coordonné par Francesco Bagnardi de la Scuola Normale Superiore de Florence et Vincenzo Maccarone de l’Université de Dublin, pour lire l’appel à contributions enitalien et anglais). La 41e édition de l’ILPC se tiendra en Ecosse, à Université de Strathclyde de Glosgow (avril 2023) tandis que la suivante aura lieu en Allemagne (Université de Göttingen).
Pour une brève présentation en anglais de la théorie du procès de travail, voir ce court texte de Chris Smith, de la Royal Holloway Management School, Université de Londres).
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Bouquin, S. (2008) (coord.), Les résistances au travail, Syllepse. (épuisé)
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[1]. Pour une brève présentation de cette discorde, voir les contributions de Paul Thompson et Damian O’Doherty (2011) ; « Perspectives on Labor Process Theory », The Oxford Handbook of Critical Management Studies, coordonné par Mats Alvesson, Todd Bridgman et Hugh Willmott (2011) DOI:10.1093/oxfordhb/9780199595686.013.0005 .