Comment les enseignants aux Etats-Unis s’organisent et font grùve pour le bien commun

Wim Benda

BrĂšve introduction par Stephen Bouquin

L’Education Nationale connaĂźt une crise profonde. Pendant que certain·e·s continuent Ă  enseigner avec passion et dĂ©vouement, d’autres luttent contre l’épuisement professionnel ou se protĂšgent en fonctionnant sur pilote automatique. Souvent, les Ă©lĂšves sont perdus, les parents anxieux et la hiĂ©rarchie de plus en plus managĂ©rialiste et autoritaire. La gestion de la pandĂ©mie a Ă©tĂ© catastrophique. La rĂ©forme du Bac, avec l’intĂ©gration du contrĂŽle continu, impose aux enseignants une surcharge de travail.

La qualitĂ© de l’enseignement est en rĂ©gression constante. Dans les enquĂȘtes PISA, la France atteint pĂ©niblement la moyenne des pays de l’OCDE. Les inĂ©galitĂ©s continuent Ă  se creuser, malgrĂ© une dizaine de rĂ©formes empilĂ©es les unes sur les autres. Dans les pays de l’OCDE, la maĂźtrise de l’Ă©criture des 10% d’élĂšves issus de familles Ă  haut revenu Ă©quivaut Ă  une avance de trois annĂ©es scolaires par rapport aux 10 % d’élĂšves issus de familles Ă  bas revenus. Pour la France, le retard des Ă©lĂšves dĂ©favorisĂ©s s’aggrave d’annĂ©e en annĂ©e.

Ce qui est tout aussi  alarmant, c’est le fait que la volontĂ© de se battre pour la dĂ©fense du mĂ©tier et une Ă©cole publique de qualitĂ© semble avoir disparue. Selon une enquĂȘte du SNUIPP-FSU, plus de la moitiĂ© des professeurs des Ă©coles envisagent de dĂ©missionner. Selon une enquĂȘte rĂ©cente de l’UNSA auprĂšs de 43 000 enseignants, seuls 22% d’entre eux recommanderaient leur mĂ©tier au plus jeunes.

Mais l’esprit dĂ©faitiste peut se retourner trĂšs vite. L’expĂ©rience a montrĂ© que changer le cours des choses ne passe pas seulement par les urnes et une « bonne rĂ©forme » mais implique avant tout des mobilisations sociales d’ampleur.

C’est pour cette raison qu’il vaut la peine de connaĂźtre les mobilisations victorieuses du monde Ă©ducatif aux Etats-Unis. Depuis 2018, d’abord Ă  Chicago, puis dans les Ă©tats pourtant trĂšs marquĂ©s droite et enfin Ă  Los Angeles, le monde enseignant a rĂ©ussi Ă  mener des batailles victorieuses, tant au niveau de la revalorisation salariale que sur le plan des conditions de travail, la taille des classes, les modalitĂ©s de contrĂŽle tout en remettant en cause le modĂšle scolaire Ă©litiste et entrepreneurial. Ces mobilisations sont peu connues en France. Les articles qui les Ă©voquent, comme celui de Kim Kelly (« Une victoire par la lutte ») dans la revue Mouvements (2020/3, n°103), sont bien trop rares.

Depuis 2020, les acteurs de ces mobilisations du monde Ă©ducatif ont publiĂ© plusieurs ouvrages qui reviennent sur leurs mĂ©thodes de lutte. Dans l’article qui suit, Wim Benda, enseignant-chercheur et syndicaliste en Belgique nĂ©erlandophone, rĂ©sume et discute les thĂšses dĂ©fendues dans ces ouvrages.

Pour rĂ©sumer, mĂȘme si la victoire n’est jamais certaine, elle requiert nĂ©anmoins quatre conditions : 1). DĂ©fendre un contre-projet d’enseignement pour le bien commun, comme modĂšle antagonique Ă  celui que le nĂ©olibĂ©ralisme a distillĂ© dans les esprits et les institutions ; 2). Mener une bataille syndicale interne et changer la direction des organisations quand il le faut, afin que celles-ci redeviennent des outils efficaces ; 3). Questionner les pratiques syndicales. Dit autrement, arrĂȘter de mobiliser en ordre dispersĂ© les convaincus pour faire du lobbying auprĂšs des cercles de pouvoir mais commencer Ă  gagner les indiffĂ©rents et les dĂ©moralisĂ©s, ce que Jane McAlevey dĂ©signe par le deep organising ; 4). DĂ©velopper progressivement les capacitĂ©s de mobilisation avant d’engager une vĂ©ritable Ă©preuve de force qui implique une grĂšve ultra-majoritaire, en impliquant dans la mobilisation l’ensemble des parties prenantes, les Ă©lĂšves comme les parents.

Pour certains, ce sont des recettes un peu naĂŻves et non transposables. C’est oublier que le management n’a jamais hĂ©sitĂ© Ă  reprendre les « bonnes pratiques » de Taylor, de Ford ou de TaĂŻchi Ohno. Il n’y a donc aucune raison pour penser que les bonnes pratiques de lutte ne pourraient pas l’ĂȘtre
 L’article de Wim Benda nous invite Ă  y rĂ©flĂ©chir sĂ©rieusement.

« Le principal dĂ©fi pour une grĂšve rĂ©ussie dans l’éducation est de fermer les Ă©coles en construisant et en prĂ©servant l’unitĂ© d’action parmi les enseignants, tout en obtenant le soutien du public. »

C’est ce que conclut Eric Blanc Ă  partir de son enquĂȘte « Red State » qui porte sur les grandes grĂšves de l’éducation en 2018 dans certains États sous contrĂŽle rĂ©publicain[1]. Le contexte social dans ces Etats est extrĂȘmement dĂ©favorable aux organisations syndicales. Mais malgrĂ© cela, Ă  partir de rĂ©seaux de militants convaincus et persĂ©vĂ©rants, plusieurs grĂšves de masse ont Ă©tĂ© prĂ©parĂ©es en quelques mois, avec des rĂ©sultats impressionnants.

Les circonstances dans lesquelles les acteurs syndicaux de l’éducation ont Ă©crit une page d’histoire sociale Ă©taient en effet trĂšs difficiles: il existe des lois strictes pour les syndicats dans les services publics, comme une trĂšs forte restriction du droit de grĂšve ; il y a des milliardaires ultra-libĂ©raux comme les frĂšres Koch qui sponsorisent des campagnes en faveur de la privatisation du systĂšme Ă©ducatif ; une partie importante de la population est rĂ©ceptive Ă  la dĂ©magogie de Donald Trump. En mĂȘme temps, il rĂ©gnait pendant trĂšs longtemps une sorte de climat de dĂ©moralisation et de lĂ©thargie selon laquelle « de toute maniĂšre, on ne peut rien changer
 ». Rien ne laissait prĂ©sager que les enseignants de la Virginie de l’Ouest, de l’Oklahoma, du Colorado et de l’Arizona se mettraient en grĂšve et manifesteraient pendant parfois plusieurs semaines, obtenant des augmentations de salaire significatives (comme + 5 % pour tous les fonctionnaires en Virginie de l’Ouest et +20 % pour le personnel Ă©ducatif dans l’Arizona). Pour comprendre ce fait paradoxal, il faut regarder ce qui se passait derriĂšre les murs d’un fonctionnement routinier et comment y mĂ»rissait l’esprit d’une « minoritĂ© militante » qui se prĂ©parait depuis plusieurs annĂ©es avant de passer Ă  l’action. Dans leur conscience politique des enseignants actifs dans les syndicats convergeaient les expĂ©riences de diverses luttes : Occupy Wall Street, Black Lives Matter, la campagne pour Bernie Sanders, mais surtout le syndicalisme de lutte du Chicago Teachers Union. Sans oublier les mĂ©thodes organisationnelles de la militante et chercheuse syndicale Jane McAlevey.

Un exemple brillant

Pendant la crise Ă©conomique de 2007-2009, certains enseignants de Chicago ont commencĂ© former des cercles de lecture du livre La doctrine de choc de Naomi Klein pour mieux comprendre l’interaction entre la crise financiĂšre et les politiques nĂ©olibĂ©rales. Ces groupes de lecture ont ensuite formĂ© un « caucus »[2], c’est-Ă -dire un groupe de syndicalistes ayant une vision sociale et politique similaire au sein de leur syndicat. Ce Caucus Of Rank-and-File Educators (CORE) estimait que la direction du Chicago Teachers Union (CTU) Ă©tait trop proche de l’équipe dirigeante (dĂ©mocrate) de la ville. Pour eux, l’accent mis sur la concertation et le lobbying a fini par Ă©roder le pouvoir du syndicat. En mĂȘme temps, les militants regroupĂ©s autour de CORE avaient une vision qui dĂ©sirait impliquer activement les membres en partant du principe que le syndicat, c’est avant tout les adhĂ©rents. Comme l’écrit Michelle Strater Gunderson, membre du CORE, « un Ă©lĂ©ment clĂ© du syndicalisme de justice sociale est la participation ascendante Ă  l’organisation de la base et la promotion de pratiques dĂ©mocratiques dans l’ensemble du syndicat, plutĂŽt qu’un style de direction hiĂ©rarchique oĂč les membres du syndicat se tournent vers les permanents et les syndicalistes Ă©lus pour s’occuper de leurs revendications. »[3]

En 2010, le caucus du CORE a gagnĂ© sur base de cette orientation les Ă©lections internes au CTU. La nouvelle direction du syndicat a immĂ©diatement rĂ©duit ses propres salaires pour les mettre au mĂȘme niveau de ceux des enseignants. Avec les fonds libĂ©rĂ©s, ils ont financĂ© un dĂ©partement d’organisation pour renforcer les liens avec la base. Les organisateurs ont commencĂ© Ă  parler aux membres de la stratĂ©gie du syndicat. Ils ont renforcĂ© la participation des membres et ont accordĂ© beaucoup d’attention Ă  la formation syndicale. Par cette approche diffĂ©rente, ils ont contribuĂ© Ă  changer la perception que les membres ont du syndicat, ou plutĂŽt de la direction syndicale, en substituant une action centrĂ©e sur les services juridiques qui interviennent pour rĂ©soudre les problĂšmes personnels au travail par une organisation mobilisĂ©e qui appartient aux membres eux-mĂȘmes.

L’annĂ©e 2012 a Ă©tĂ© un test pour cette nouvelle approche. Au niveau de l’État de l’Illinois, l’ONG antisyndicale Stand for Children (sponsorisĂ©e par Bill Gates et la famille Walton de Walmart) a rĂ©ussi Ă  faire passer une loi selon laquelle les syndicats de l’éducation ne peuvent se mettre en grĂšve que si 75 % de leurs membres votent en faveur de celle-ci. Cela implique non seulement que les trois quarts des membres doivent voter pour la grĂšve, ce qui est en soi antidĂ©mocratique, mais aussi que la majoritĂ© des membres participent effectivement au vote. Le maire de Chicago Rahm Emanuel, trĂšs proche de Barack Obama, a de son cĂŽtĂ© voulu prendre des mesures pour adopter des politiques Ă©ducatives antisociales, notamment un allongement significatif de la journĂ©e de travail, une augmentation de la taille des classes, une rĂ©munĂ©ration diffĂ©rentielle fondĂ©e sur le « mĂ©rite » et l’abolition du paiement Ă  l’anciennetĂ©, l’évaluation des enseignants sur la base des rĂ©sultats obtenus par leurs Ă©lĂšves via des tests standardisĂ©s et une augmentation de la contribution individuelle Ă  l’assurance maladie.

Pour contrer le maire, le CTU a mis en place une campagne en plusieurs Ă©tapes avec sensibilisation, mobilisation et organisation. Ils ont impliquĂ© des Ă©lĂšves et les personnes des communautĂ©s [ce qui renvoie autant aux communautĂ©s ethniques qu’aux habitants d’un quartier, NdT] pour rĂ©diger conjointement leur vision de l’éducation publiĂ© dans le rapport The Schools Chicago’s Students Deserve. Ce document repose sur l’idĂ©e que les conditions de travail des enseignants sont en mĂȘme temps les conditions d’apprentissage des Ă©lĂšves. Il se lit comme un plaidoyer en faveur d’un financement consolidĂ© de l’éducation, avec un accent particulier sur l’élĂšve.[4] Dans le mĂȘme temps, le CTU a cherchĂ© Ă  savoir dans quelles Ă©coles les enseignants voteraient effectivement pour une grĂšve et quelles Ă©taient les Ă©coles qui resteraient Ă  l’écart, cela afin de pouvoir concentrer les ressources de l’organisation syndicale sur ces derniĂšres. Entre-temps, le CTU avait organisĂ© un grand rassemblement dans le cĂ©lĂšbre thĂ©Ăątre de l’Auditorium. Pour beaucoup, remplir la salle avec 4 000 personnes semblait une mission impossible, mais le rassemblement de la CTU a dĂ©passĂ© toutes les attentes, et les rues autour du thĂ©Ăątre ont Ă©tĂ© remplies ce qui a forcĂ©ment donnĂ© le moral aux membres du syndicat.[5] Quelques semaines plus tard, 24 000 enseignants (90% du personnel Ă©ducatif de la ville !) ont votĂ© en faveur de la grĂšve, avec 98% de votes favorables. Cette grĂšve a durĂ© au final dix jours, avec des piquets de grĂšve devant chaque Ă©cole, des animations avec du thĂ©Ăątre de rue et des manifestations quotidiennes dans le centre-ville. Au plus fort de la grĂšve, un sondage a montrĂ© que deux tiers des parents ayant des enfants dans les Ă©coles publiques soutenaient la lutte des enseignants contre le maire. Dans cette Ă©preuve de force, ce dernier a dĂ» faire marche arriĂšre et presque toutes les mesures antisociales ont Ă©tĂ© abrogĂ©es…[6]

Ces Ă©vĂ©nements ont inspirĂ© les syndicalistes d’autres villes Ă  s’organiser Ă©galement en caucus. Afin de partager leurs expĂ©riences, CORE a invitĂ© des militants de l’éducation d’autres villes et Ă©tats Ă  venir Ă  Chicago, oĂč ils ont organisĂ© les United Caucuses of Rank-and-File Educators (UCORE).[7] Le modĂšle de « syndicalisme de justice sociale » s’est ainsi Ă©tendu Ă  d’autres villes amĂ©ricaines telles que Philadelphie, Baltimore, St Paul, Madison, New York, Los Angeles et Seattle.[8] Ce qui montre que cette victoire a fait tache d’huile


Organiser Ă  partir de la base

Ce rĂ©cit de la grĂšve de Chicago est largement tirĂ© du livre No Shortcuts de Jane McAlevey. Cette militante chercheuse a thĂ©orisĂ© les expĂ©riences de CORE et du CTU, entre autres, dans une approche originale de l’« organizing »[9]. Partant des succĂšs historiques de la fĂ©dĂ©ration syndicale Congres of Industrial Organizations (CIO) dans les annĂ©es 1930, Jane McAlevey s’oppose aux stratĂ©gies dominantes du mouvement syndical amĂ©ricain. Elle fait pour commencer une distinction entre les campagnes de lobbying, la mobilisation et enfin l’organizing, qu’elle Ă©value en fonction de l’intensitĂ© avec laquelle la base est impliquĂ©e, dĂ©veloppe une capacitĂ© de dĂ©cision et dispose donc d’un pouvoir : « Il ne s’agit pas seulement de savoir si les gens ordinaires adhĂšrent ou s’engagent, mais Ă©galement de savoir comment, pourquoi et oĂč ils s’engagent. »[10]

Suivant le fonctionnement syndical traditionnel, les responsables syndicaux font pression sur des personnes influentes afin d’obtenir des rĂ©sultats pour les travailleurs. C’est une sorte de syndicalisme du lobbying. En laissant le pouvoir du nombre inexploitĂ©, ce type d’action n’a que peu d’effet en profondeur puisqu’il se limite Ă  plaider leur cause auprĂšs de ceux qui dĂ©cident. Parfois, les mobilisations traditionnelles font appel aux grands nombres comme une manifestation ou une journĂ©e d’action, en pensant que cela permet d’imposer un changement ou arracher des concessions. DĂ©sormais, la mobilisation est redevenue le principal mode d’action des syndicats, plutĂŽt qu’une des tactiques possibles. Mais cela ne rĂ©sout pas le problĂšme de l’efficacitĂ© de l’action. Le problĂšme avec cette tactique – que nous connaissons bien en Europe – est que, lors des manifestations, on rencontre souvent les mĂȘmes militants, dĂ©jĂ  convaincus, sans le soutien actif de collĂšgues ni de la communautĂ© d’usagers, d’habitants. En outre, l’organisation reste fermement entre les mains de la direction du syndicat, avec peu de contribution de la base. Les militants viennent manifester leur soutien, sont remerciĂ©s pour leur prĂ©sence, puis rentrent chez eux et retournent au travail. Le vĂ©ritable pouvoir du nombre reste donc sous-utilisĂ© explique McAlevey


C’est pourquoi elle prĂ©conise un modĂšle d’organisation ascendante ou « bottom-up », qu’elle retrouve dans les premiers succĂšs du CIO des annĂ©es 1930, mais aussi dans certaines victoires syndicales contemporaines, comme celles du CTU. La contribution des travailleurs ordinaires, qui n’avaient souvent aucune expĂ©rience prĂ©alable de l’activisme, est cruciale selon McAlevey. « Les gens participent dans la mesure oĂč ils comprennent – mais ils comprennent aussi dans la mesure oĂč ils participent. Il y une dialectique entre les deux. (…) Lorsque les gens comprennent la stratĂ©gie parce qu’ils ont contribuĂ© Ă  la concevoir, alors ils s’impliqueront davantage sur le long terme, poussĂ©s Ă  remporter des victoires plus significatives.».[11]  Il n’est pas surprenant que McAlevey soit une ardente partisane d’actions de grĂšve minutieusement prĂ©parĂ©es qui posent non seulement la question des rapports de force mais conteste aussi les rapports de pouvoir. S’appuyant sur ses propres expĂ©riences dans le secteur des soins de santĂ© et sur des Ă©tudes de cas telles que celle du CTU, elle a dĂ©veloppĂ© un modĂšle d’organizing en profondeur – deep organizing –  qui passe par des conversations individuelles qui vont rĂ©ellement convaincre les gens, ce qui permet aussi de dĂ©tecter et de gagner Ă  la cause les leaders organiques du lieu de travail (mĂȘme s’ils Ă©taient auparavant anti-syndicalistes !)[12]. Ensuite, il faut vĂ©rifier la progression de l’audience du contre-discours et le degrĂ© d’implication. GrĂące Ă  des tests de structuration, il est possible d’évaluer Ă©tape par Ă©tape dans quelle mesure les collectifs de travail sont prĂȘts Ă  s’engager davantage. Ces tests varient de petits Ă  grands : demander Ă  chacun·e de porter le mĂȘme jour toutes et tous la mĂȘme couleur de vĂȘtement, faire signer dans chaque Ă©tablissement scolaire auprĂšs de chacun·e une liste d’appel Ă  l’action, appeler les plus engagĂ©s Ă  participer Ă  des actions ludiques locales, puis Ă  des grands rassemblements… Il est particuliĂšrement important qu’il y ait un plan d’action avec une vision Ă  long terme, qui permette aux gens de s’organiser et qui rĂ©vĂšle Ă  chaque Ă©tape les points faibles afin de pouvoir les corriger. Il est tout aussi fondamental d’impliquer les communautĂ©s autour des lieux de travail selon une vision globale du monde du travail. AprĂšs tout, en plus d’ĂȘtre des travailleurs, les gens sont des parents qui appartiennent Ă©galement Ă  des communautĂ©s de vie qui ont intĂ©rĂȘt Ă  ce qu’une grĂšve pour une meilleure Ă©cole rĂ©ussisse
[13]

Ainsi, Ă  propos de la rĂ©ussite de la grĂšve du CTU, McAlevey estime que Chicago a changĂ© dans la globalité : «Pas seulement les enseignants, pas seulement les parents, pas seulement les Ă©tudiants. Sa classe laborieuse de la ville a gagnĂ© un pouvoir rĂ©el en menant une lutte acharnĂ©e pour des Ă©coles publiques dĂ©centes, dirigĂ©es par des enseignants qui se soucient profondĂ©ment de tous les aspects de la vie de leurs Ă©lĂšves. Dans ce processus, la classe laborieuse urbaine de la ville a Ă©galement changĂ© sa vision Ă  propos des enseignants, Ă  propos de l’école, du racisme structurel, du nĂ©olibĂ©ralisme et d’un maire nĂ©olibĂ©ral bien propre sur lui. Ce genre de changement ne se fait pas par le biais d’une campagne de relations publiques ou d’une manifestation, aussi massive soit-elle. C’est le rĂ©sultat d’une vĂ©ritable mobilisation en profondeur par les enseignants eux-mĂȘmes, avec leurs collĂšgues, avec leurs Ă©lĂšves et les parents, et cela avec le soutien de leurs communautĂ©s » [14] [les communities font Ă  la fois rĂ©fĂ©rence aux lieux d’habitat et aux communautĂ©s culturelles, hispaniques, afro-amĂ©ricaines, NdT]»

La théorie en pratique

No Shortcuts est une thĂ©orie Ă©laborĂ©e Ă  partir de la pratique, mais qui renforce ensuite la pratique dans l’action elle-mĂȘme. Le plaidoyer de McAlevey en faveur de grĂšves massives bien prĂ©parĂ©es de la base au sommet a gagnĂ© une audience parmi les enseignants. Par exemple, la Virginie de l’Ouest a connu une vague de grĂšve des enseignants qui est nĂ©e de l’étude de son livre par un groupe d’enseignants.[15] Il faut cependant noter le fait que dans les trois premiers États ayant Ă©tĂ© en grĂšve (la Virginie de l’Ouest, l’Oklahoma et l’Arizona), les syndicats n’étaient pas Ă  l’origine de la grĂšve, notamment parce qu’ils pensaient que le corps enseignant n’y Ă©tait pas prĂȘt. Ce sont donc des groupes d’action locaux qui se sont mobilisĂ©s via les rĂ©seaux sociaux et qui ont commencĂ© Ă  organiser les enseignants eux-mĂȘmes. Dans l’Oklahoma, les dirigeants de la grĂšve n’étaient mĂȘme pas syndiquĂ©s, mais en raison de leurs mauvaises relations avec les syndicats et d’une trop grande importance accordĂ©e Ă  Facebook, la grĂšve s’est essoufflĂ©e plus rapidement, avec peu de rĂ©sultats. Dans les deux autres États, les enseignants ont pu obtenir davantage, justement parce que les syndicats se sont joints Ă  l’action. Et malgrĂ© leur rĂ©ticence initiale, les adhĂ©sions syndicales ont augmentĂ©, dans l’Arizona avec une hausse de plus de 10 %[16].

L’idĂ©e de l’organisation du « travailleur global » est fondĂ©e sur la conviction que l’action syndicale apprĂ©hende autant la vie de travail que celle du hors-travail. Cette idĂ©e se retrouve dans ce que les syndicalistes de l’éducation dĂ©crivent comme une mobilisation « pour le bien commun »[17]. L’un des meilleurs exemples est l’approche de l’United Teachers Los Angeles (UTLA). LĂ  aussi, un caucus a conduit en 2014 Ă  un changement au niveau de la direction syndicale avec un fort accent sur l’organizing. AprĂšs quatre ans de renouvellement complet, l’UTLA a voulu suivre l’exemple des États rĂ©publicains pour se prĂ©parer Ă  se mettre en grĂšve Ă  leur tour. Dans un premier temps, ils se sont beaucoup concentrĂ©s sur la sensibilisation des Ă©lĂšves. Bien que le gouvernement de la ville avait dĂ©jĂ  acceptĂ© d’augmenter les salaires de 6 % avant mĂȘme que la grĂšve ait lieu, les enseignants et le personnel des services administratifs ont dĂ©cidĂ© de poursuivre leur campagne et de maintenir l’appel Ă  la grĂšve pour la simple raison que leurs principales revendications concernant les Ă©lĂšves n’avaient pas Ă©tĂ© satisfaites. Ayant compris que l’augmentation de salaire Ă©tait un moyen de les acheter, ils s’étaient si bien organisĂ©s dans les Ă©coles comme dans les quartiers que le rapport de force avait basculĂ© en leur faveur. Ils se sont donc mis en grĂšve du 14 au 22 janvier 2019, et cela pour la premiĂšre fois en 30 ans. Un taux de participation incroyable de 98% des membres UTLA prĂ©sents dans 900 Ă©coles ont participĂ© Ă  la grĂšve tandis que les sondages montraient que 80 % de la population de Los Angeles Ă©tait de leur cĂŽtĂ©. Les comitĂ©s de parents sont venus apporter des repas et des boissons aux piquets de grĂšve. Soixante mille personnes ont participĂ© Ă  la manifestation, bien plus que les 34 000 membres du syndicat. Des groupes d’élĂšves se sont joints Ă  la manifestation avec des pancartes et des chansons favorables Ă  leurs enseignants.

La secrĂ©taire syndicale ArlĂšne Inouye, qui a dirigĂ© l’équipe de nĂ©gociation pendant cette grĂšve historique, raconte la maniĂšre dont l’UTLA a rĂ©ussi Ă  modifier l’équilibre des pouvoirs. Pour elle, il s’agissait avant tout d’un effort de longue haleine, mais avec une vision claire de la maniĂšre dont un syndicat peut organiser les gens et une critique percutante de la maniĂšre dont le nĂ©o-libĂ©ralisme et les ultra-riches imposent un dĂ©mantĂšlement de l’enseignement public[18]. GrĂące Ă  un travail patient et Ă  d’innombrables discussions avec les adhĂ©rents et les collĂšgues, ils ont progressivement crĂ©Ă© une culture dans laquelle les enseignants ont gagnĂ© en confiance dans leur capacitĂ© Ă  dĂ©fendre leurs intĂ©rĂȘts collectifs, notamment en partageant cette vision avec les Ă©lĂšves et les parents. Avec les membres, ils ont dĂ©veloppĂ© un plan stratĂ©gique avec des questions clĂ©s pour la consultation et une plus grande implication des reprĂ©sentants des Ă©coles. Une grande attention a Ă©tĂ© accordĂ©e au dĂ©veloppement des leaders, et ce dans chaque Ă©cole, par rapport Ă  chaque communautĂ© de quartier. Une fois ce travail prĂ©paratoire effectuĂ©, l’équipe syndicale a procĂ©dĂ© Ă  11 « tests de structure » pour vĂ©rifier l’état de prĂ©paration, d’implication et de combativitĂ©. Ils sont commencĂ© par une action symbolique du port de vĂȘtements rouges tous les mardis (Ă  l’instar des actions menĂ©es dans d’autres Ă©tats), poursuivi avec des liste de pĂ©titions sous le mot d’ordre « nous sommes prĂȘts Ă  y aller », ils ont ensuite Ă©largi leur action avec des campagnes de tractage dans les Ă©coles et les quartiers Ă  l’aide de piquets de discussion, avant de passer Ă  la tenue d’une manifestation de 15 000 travailleurs de l’éducation et de leurs sympathisants. Ce n’est pas un hasard si ArlĂšne Inouye cite No Shortcuts comme source d’inspiration et si la grĂšve de l’UTLA fait l’objet d’un chapitre entier dans le dernier livre de McAlevey.

Les syndicats de l’éducation sont Ă©galement passĂ©s Ă  l’offensive en devenant producteurs d’un rĂ©cit trĂšs identifiable et qui pouvait ĂȘtre repris par tout le monde, notamment via les rĂ©seaux sociaux. ConcrĂštement, cela signifie qu’ils d’abord dĂ©lĂ©gitimĂ© le discours Ă©ducatif dominant qui dĂ©fend la privatisation ou la performance basĂ©e sur l’usage de tests standardisĂ©s. Dans le contre-discours syndical, cette mĂ©thode n’est pas la bonne pour d’amĂ©liorer la qualitĂ© de l’éducation, et il faut donc y opposer un rĂ©cit qui implique autant les enseignants que les Ă©lĂšves. Ce travail contre-discursif a Ă©tĂ© doublĂ© d’un travail d’organisation pour solidariser les parents, les jeunes et les communautĂ©s autour des Ă©coles. En se mettant Ă  l’écoute les prĂ©occupations des Ă©lĂšves et des parents, le syndicat a rĂ©ussi Ă  Ă©laborer un programme de revendications qui unissait toutes les parties prenantes, de la communautĂ© scolaire dans sa globalitĂ© jusqu’à a communautĂ© des Ă©lĂšves et parents enracinĂ©e dans les quartiers. Outre les revendications salariales, il s’agissait de demander plus de personnel du soutien, davantage de conseillers psycho-pĂ©dagogiques, davantage de bibliothĂ©caires pour aider les Ă©lĂšves dans leur apprentissage de la lecture (surtout dans les quartiers dĂ©favorisĂ©s), des classes plus petites, une mise Ă  plat des programmes d’éducation et des mĂ©thodes d’évaluation et enfin des espaces de dĂ©tente plus accueillants avec des aires de jeux et aussi de la verdure. Une revendication importante concernait la fin des fouilles (souvent racistes) des jeunes Ă  l’entrĂ©e de l’école par la police[19]. Strictement parlant, les syndicats d’enseignants ne sont pas autorisĂ©s Ă  nĂ©gocier ces questions. Mais, en ne se laissant pas limiter par la lettre de la loi en en osant au contraire dĂ©fendre les besoins de communautĂ©s entiĂšres, l’UTLA a multipliĂ© la force de sa base et a obtenu une victoire retentissante. Finalement, les grĂ©vistes ont acceptĂ© l’augmentation de 6 % dĂ©jĂ  concĂ©dĂ©e avant la grĂšve. Mais ils ont obtenu bien d’autres choses aussi : une limitation de la taille des classes, plus de personnel de soutien en matiĂšre de santĂ© et de soutien psychologique, davantage de conseillers pĂ©dagogiques, plus de bibliothĂ©caires, plus d’espaces verts, l’abolition des fouilles, une restriction des tests d’évaluation standardisĂ©s, un moratoire sur la privatisation d’une partie des Ă©coles, un soutien juridique aux Ă©lĂšves migrants (sans papiers), etc. Pour reprendre les mots d’ArlĂšne Inouye, « Nos Ă©lĂšves mĂ©ritaient cette grĂšve depuis longtemps et nous avons dĂ©cidĂ© de ne pas rester silencieux plus longtemps.»

GrĂące Ă  la rupture avec les routines organisationnelles des syndicats, en portant un regard neuf sur le travail enseignant et sur le travail syndical, les syndicats de l’enseignement Ă©tatsuniens ont Ă©galement incitĂ© l’ensemble des travailleurs Ă  reprendre leur destin en main. AprĂšs une longue pĂ©riode marquĂ©e par la passivitĂ© et l’indiffĂ©rence, le degrĂ© de soutien aux syndicats au sein l’opinion publique est Ă  nouveau en hausse (68 % en 2021 selon Gallup, contre Ă  peine 50% de soutien dans les annĂ©es 2000-2010). Et ce changement dans l’opinion est aussi le produit de la montĂ©e et des succĂšs du syndicalisme militant dans le monde Ă©ducatif [20].

 

Wim Benda est enseignant en philosophie et sciences sociales en Belgique nĂ©erlandophone. Il est dĂ©lĂ©guĂ© syndical ACOD-CGSP dans son Ă©cole et membre de la direction du syndicat de l’enseignement en CommunautĂ© flamande. L’article que nous republions fut initialement publiĂ© dans Aktief, revue de la Fondation Frans Masereel (comparable Ă  la Fondation Gabriel PĂ©ri). Traduction du nĂ©erlandais par Stephen Bouquin.

 

Références

Jane F. McAlevey (2016) No Shortcuts : Organizing for Power in the New Gilded Age, Oxford University Press.

Eric Blanc (2019) Red State Revolt : The Teachers’ Strikes and Working-Class Politics, Verso Books.

Michael Charney, Jesse Hagopian et Bob Peterson (2021) Teacher Unions and Social Justice : Organizing for the Schools and Communities Our Students Deserve, A Rethinking Schools Publication.

Notes

[1] Aux États-Unis, le rouge en tant que couleur politique ne fait pas principalement rĂ©fĂ©rence au socialisme mais aux RĂ©publicains.

[2] Un caucus est une mĂ©thode d’organisation Ă©tablie aux États-Unis, Ă  l’origine dans le domaine politique. Il est Ă©galement frĂ©quemment utilisĂ© dans les syndicats, par exemple pour promouvoir des candidats aux Ă©lections syndicales, en raison de prĂ©occupations spĂ©cifiques (par exemple, le soutien des syndicats locaux Ă  Black Lives Matter) ou de questions plus gĂ©nĂ©rales (par exemple, la dĂ©mocratie syndicale). Vous pouvez les considĂ©rer comme une combinaison entre un comitĂ© et une tendance. Voir par exemple “Former un caucus syndical”. https://uniondemocracy.org/legal-rights-and-organizing/questions-and-answers-about-legal-rights-and-union-democracy/forming-a-caucus/

[3] Michelle Strater Gunderson (2021) ‘The Power and Challenges of Social Justice Caucuses’ in Teacher Unions and Social Justice.

[4] The Schools Chicago’s Students Deserve: Research-based Proposals To Strengthen Elementary And Secondary Education In The Chicago Public Schools https://news.wttw.com/sites/default/files/Chicago%20Teachers%20Union%20report_0.pdf

[5] Pour une image de la réunion, regardez cette vidéo de Labor Beat : Les enseignants de Chicago restent forts, www.youtube.com/watch?v=SOLj6B4cF2w

[6] Pour plus de dĂ©tails, voir Wim Benda (2021) “In memoriam Karen Lewis, grande dame des syndicats amĂ©ricains de l’Ă©ducation” https://www.dewereldmorgen.be/artikel/2021/03/03/in-memoriam-karen-lewis-grande-dame-van-de-amerikaanse-onderwijsvakbonden/ .

[7] Lauren Ware Stark en Rhiannon M. Maton (2019) ‘School Closures and the Political Education of U.S. Teachers’ in Ebony M. Duncan-Shippy Shuttered Schools: Race, Community, and School Closurs in American Cities, Information Age Publishing; Gillian Russom and Samantha Winslow (2017) ‘Teachers Unions Caucuses Gather to Swap Strategies’ https://labornotes.org/2017/08/teachers-caucus-together

[8] Des descriptions et des analyses des diffĂ©rentes expĂ©riences peuvent ĂȘtre trouvĂ©es dans l’ouvrage collectif Teacher Unions and Social Justice.

[9] Jane F. McAlevey No Shortcuts; pour un rĂ©sumĂ© de cette approche, voir Sam Gindin (2016) ‘The Power of Deep Organizing’,

https://www.jacobinmag.com/2016/12/jane-mcalevey-unions-organizing-workers-socialism

[10] No Shortcuts (p.9)

[11] Ibid. (p.6)

[12] Pour un exemple inspirant, cette courte vidéo : https://vimeo.com/285209608/a17e9200a4

[13] Voir Dries Goedertier (2021) ‘Kapitaal en arbeid: een strijd voor het leven’, https://www.masereelfonds.be/dries-goedertier-kapitaal-en-arbeid-een-strijd-voor-het-leven/

[14] Jane McAlevey (2016) ‘Everything Old is New Again’, https://www.jacobinmag.com/2016/08/everything-old-is-new-again-mcaveley/

[15] Red State Revolt, p.111.

[16] Pour un bon résumé (en néerlandais), voir Peter De Koning (2021) Red State Revolt : Staking for Dummies, https://www.skolo.org/nl/2021/04/13/red-state-revolt-staken-voor-dummies/

[17] Steven Greenhouse (2019) ‘The strike isn’t just for wages anymore. It’s for the common good’ www.washingtonpost.com/outlook/2019/01/24/strike-is-back-with-new-emphasis-bargaining-common-good/

[18] Arlene Inouye (2021) ‘Lessons from the Los Angeles Strike’ in Teacher Unions and Social Justice

[19] Samantha Winslow (2020) ‘Teacher Strikes Boost Fight for Racial Justice in Schools’ https://labornotes.org/2020/02/teacher-strikes-boost-fight-racial-justice-schools

[20] Meagan Day (2019) ‘Americans are Starting to Love Unions Again’ https://jacobinmag.com/2019/09/unions-us-labor-movement-americans-gallup-poll-bernie-sanders

 

Le prĂ©sent Ă  venir des mondes du travail (rencontre 24 juin 2022 – FamilistĂšre de Guise)

fichier programme 

Programme

Jeudi 23 juin / Accueil en soirée à Amiens avec repas et hébergement sur place

Vendredi 24 juin Ă  Guise

9h30 / Accueil au FamilistĂšre

10h / Visite du FamilistĂšre avec Michel Lallement

12h30 / DĂ©jeuner au FamilistĂšre

14h-16h30 / Table-ronde sur l’avenir des mondes sociaux du travail

16h30 / Conclusions et verre de l’amitiĂ©

Visite guidée du FamilistÚre de Guise

Jean Baptiste AndrĂ© Godin avait conservĂ© le souvenir des terribles conditions de vie et de travail des salariĂ©s de l’industrie, constatĂ©es au cours d’un tour de France effectuĂ©, aux cĂŽtĂ©s d’un compagnon, entre 1835 et 1837. En 1842, il dĂ©couvrit, par des lectures, les thĂ©ories de Charles Fourier et dĂ©cida d’utiliser sa fortune pour amĂ©liorer la vie de ses employĂ©s et proposer des solutions au problĂšme du paupĂ©risme ouvrier. Acquis aux thĂšses fouriĂ©ristes, il entra en contact avec l’École sociĂ©taire et investit dans une colonie phalanstĂ©rienne au Texas. Il y perdit le tiers de sa fortune. Sensible Ă  l’idĂ©e de la redistribution aux ouvriers des richesses produites, Godin souhaitait crĂ©er une alternative Ă  la sociĂ©tĂ© industrielle capitaliste et voulait offrir aux ouvriers le confort dont seuls les bourgeois pouvaient alors bĂ©nĂ©ficier. À partir de 1859, il entreprit de crĂ©er un univers autour de l’usine de Guise, le « FamilistĂšre », dont le mode de fonctionnement Ă©tait comparable Ă  celui des coopĂ©ratives ouvriĂšres de production. Il fonda en 1880 le FamilistĂšre, et transforma son entreprise en coopĂ©rative de production, les bĂ©nĂ©fices finançant Ă©coles, caisses de secours, etc.

Notre visite du FamilistĂšre se fera en prĂ©sence de Michel Lallement, auteur d’une biographie sur Jean-Baptiste Godin : Le travail de l’utopie. Godin et le familistĂšre de Guise (Les Belles Lettres, Coll. « L’histoire de profil», 2009)

AprĂšs-midi

14h – Table-ronde sur l’avenir des mondes sociaux du travail

Avec la participation de Juan Sebastian Carbonell, Antonella Corsani, Patrick Cingolani et Michel Lallement

Discutant·e·s : Sophie BĂ©roud, Claire FlĂ©cher, JĂ©rĂŽme PĂ©lisse et l’équipe Ă©ditoriale de la revue. 

Les mondes sociaux du travail Ă©prouvent la prĂ©carisation et la rĂ©signation, mais aussi l’expĂ©rimentation alternative et les rĂ©sistances sociales. Comment articuler cette rĂ©alitĂ© plurielle avec les rĂ©organisations de l’emploi, des entreprises, du management et d’un capitalisme de plateforme et financiarisĂ© ? Quelle force structurante peut-on encore attribuer aux syndicats, aux luttes sociales et aux relations professionnelles ? De maniĂšre plus gĂ©nĂ©rale, quelles perspectives peut-on dĂ©fendre afin que l’existence sociale se libĂšre de l’emprise des inĂ©galitĂ©s, de l’aliĂ©nation et d’une compĂ©tition effrĂ©nĂ©e qui fait Ă©cho Ă  la destruction accĂ©lĂ©rĂ©e des Ă©co-systĂšmes naturels et Ă  la guerre de tous contre tous ?

16h30 – Conclusions par Stephen Bouquin

 

A propos du travail de plateforme. Entretien avec Rodrigo Carelli, Patrick Cingolani et Donna Kesselman

Rodrigo Carelli, Patrick Cingolani et Donna Kesselman sont coordinateurs de l’ouvrage collectif “Les travailleurs des plateformes numĂ©riques : regards interdisciplinaires.” Ont Ă©galement contribuĂ© JoĂŁo Leal Almado, Rodrigo Carelli, Patrick Cingolani, Patrick Dieuaide, Marie-Anne Dujarier, Donna Kesselman, Emmanuelle Mazuyer, Teresa Coelho, Moreira.  (Editions Teseo, Buenos Aires, 2022); disponible gratuitement en ligne .

Pourquoi ce livre ? Qu’apportez-vous de nouveau et de singulier sur le sujet ?

[d’une mĂȘme voix] Notre approche est une approche croisĂ©e entre sociologie, Ă©conomie et droit, cette idĂ©e d’un croisement des perspectives a Ă©tĂ© au demeurant le titre de la journĂ©e d’étude qui a Ă©tĂ© Ă  l’initiative de ce livre. Sur la question des plateformes ce type d’approche interdisciplinaire est encore rare. Elle permet Ă  chaque auteur de saisir les capacitĂ©s d’adaptions et les limites des frontiĂšres institutionnelles et conceptuelles reçues, ainsi que l’aptitude de leur discipline Ă  rendre compte des rĂ©alitĂ©s induites par l’organisation du travail numĂ©rique. Ce que nous avons apportĂ© en outre, sous la forme d’un Forum, c’est un Ă©change autour de la nature du travail des plateformes du point de vue de la zone grise.

Cette deuxiĂšme partie de l’ouvrage prĂ©sente la notion de la « zone grise du travail et de l’emploi ». Elle vise Ă  apprĂ©hender les transformations des normes Ă  partir des dynamiques socio-Ă©conomiques qui dĂ©passent les frontiĂšres des approches binaires de l’emploi. La perspective interdisciplinaire, sous la forme d’un Forum, est appliquĂ©e au cas de la requalification salariale des chauffeurs VTC et aboutit Ă  des conclusions contrastĂ©es. Les textes ont nĂ©anmoins en commun de considĂ©rer les phĂ©nomĂšnes qui Ă©chappent aux catĂ©gories traditionnelles comme des zones grises, tout en leur accordant un rĂŽle diffĂ©rent dans la recodification des normes. Cette nouvelle lecture par les zones grises permet de mieux saisir les complexitĂ©s du marchĂ© du travail.

Quelles différences avez-vous observé entre les situations latino-américaines et européennes par exemple ?

Rodrigo Carelli : On ne peut pas gĂ©nĂ©raliser Ă  propos de l’AmĂ©rique latine, car chaque pays, comme en Europe, connaĂźt une situation trĂšs diffĂ©rente. Le service d’Uber au BrĂ©sil, le cas d’étude traitĂ© dans notre ouvrage, est assurĂ© par des chauffeurs non professionnels, qui se dĂ©clarent nĂ©anmoins comme tels auprĂšs de l’organisme public, comme c’est le cas dans plusieurs pays en AmĂ©rique latine et aux Etats-Unis. En Argentine, Uber a Ă©tĂ© interdit d’opĂ©rer avec ce statut, mĂȘme si l’entreprise continue Ă  fonctionner ainsi presque clandestinement en acceptant uniquement le paiement avec des cartes de crĂ©dit Ă©trangĂšres pour contourner les autoritĂ©s.  Au Chili, par exemple, une lĂ©gislation spĂ©cifique vient d’ĂȘtre adoptĂ©e qui prĂ©voit deux types de travailleurs de plateforme : les dĂ©pendants et les indĂ©pendants, ces derniers pour lesquels il ne peut y avoir de contrĂŽle sur le service fourni. Les premiers auront tous les droits et les indĂ©pendants auront certains droits prĂ©vus par la loi.

Au BrĂ©sil les travailleurs des plateformes, chauffeurs de VTC et livreurs, ne sont pas reconnus comme des salariĂ©s par les entreprises, malgrĂ© le fait que la loi brĂ©silienne prĂ©voit l’existence d’une subordination algorithmique. Pour obtenir la protection du droit du travail, les travailleurs doivent dĂ©poser une demande de requalification en tant que salariĂ© devant les tribunaux du travail. Ces tribunaux ont toutefois rendu des dĂ©cisions contradictoires, y compris la Cour supĂ©rieure du travail. En outre, les plateformes manipulent les prĂ©cĂ©dents judiciaires – elles acceptent des rĂšglements avec le travailleur dans le cadre de poursuites judiciaires seulement quand il y a un certain degrĂ© de probabilitĂ© de dĂ©faite, aprĂšs une Ă©valuation algorithmique du dossier du juge et de ses tendances dĂ©cisionnelles, en utilisant la JurimĂ©trie (l’utilisation d’outils basĂ©s sur la collecte de donnĂ©es et l’intelligence artificielle pour identifier des modĂšles de jugement dans les arrĂȘts du pouvoir judiciaire).

Plusieurs projets de loi sont soumis au parlement brĂ©silien, certains prĂ©conisant la simple reconnaissance de la condition des employĂ©s et d’autres excluant la possibilitĂ© de requalification de ces travailleurs en salariĂ©s.  Il y a un mouvement rĂ©cent en faveur de la nĂ©gociation collective extraordinaire. La lĂ©gislation brĂ©silienne prĂ©voit dĂ©jĂ , Ă  la diffĂ©rence de la plupart des pays du Nord, la possibilitĂ© de nĂ©gociations collectives pour les travailleurs indĂ©pendants. Cette nouvelle proposition consiste Ă  la faire de maniĂšre extraordinaire, par le haut, par les directions des centrales syndicales, qui n’ont normalement pas le pouvoir de nĂ©gocier collectivement. Comme il s’agit d’une proposition rĂ©cente, il est difficile de savoir comment pourrait se rĂ©soudre l’obstacle juridique de la nĂ©gociation Ă  ce niveau. L’objectif est d’accorder certains droits Ă  ces travailleurs.

[chauffeurs en grĂšve Ă  Sheffield]
Les collectifs de travailleurs de plateformes, surtout du cĂŽtĂ© des coursiers et des chauffeurs poussent comme des champignons. Qu’est-ce qui explique ce regain de « collectivisme », ou de disponibilitĂ© pour l’action collective ? Alors que tant d’analyses sociologiques nous invitent Ă  penser le rapport au travail sur le versant de la servitude, du consentement et de l’auto-exploitation ?

Il y a au moins trois dimensions pour comprendre la relative effervescence des mobilisations. 1°) La ruse des plateformes pour dĂ©samorcer les rĂ©ticences Ă  leur modĂšle a Ă©tĂ© dĂ©jouĂ©e. Il s’agissait en effet d’offrir au dĂ©part des conditions de rĂ©munĂ©ration avantageuses, Ă  l’heure notamment, puis Ă  la faveur des transformations du marchĂ© d’une augmentation de la demande et du nombre des coursiers (faillite de Take Eat Easy, ou crise sanitaire), de substituer un travail Ă  la tĂąche souvent Ă©reintant et Ă©conomiquement dĂ©savantageux. Les coursiers ont trĂšs rapidement rĂ©agi Ă  ce changement de rĂ©gime et depuis 2016 des grĂšves sporadiques mais combatives n’ont cessĂ© de parcourir une partie de l’Europe refusant le nĂ©o-tĂącheronnat imposĂ© par Deliveroo, et d’autres entreprises de livraison. Que ce soit en Angleterre, en Allemagne, en Espagne, en France l’enjeu des luttes a Ă©tĂ© le refus du paiement Ă  la tĂąche. 2°) L’outil plateforme s’est avĂ©rĂ© plus facilement dĂ©tournable qu’il n’y paraissait au dĂ©part. Quelques livreurs quelques chauffeurs se sont saisis du modĂšle de la plateforme pour faire fonctionner celui-ci aux fins des travailleurs et de se consacrer Ă  autre chose qu’au service Ă  l’égard d’une clientĂšle privĂ©e et pour des tĂąches relevant parfois de la nĂ©o-domesticitĂ© algorithmique. Parmi les coursiers ou les chauffeurs, des coopĂ©ratives de salariĂ©s sont nĂ©es et dĂ©bouchent sur une vie nouvelle pour le projet coopĂ©rativiste 3°) L’anti-modĂšle social que propose le capitalisme de plateforme passe mal dans les pays ayant une tradition un peu sĂ©rieuse de protection sociale. La mĂšche du minage nĂ©olibĂ©ral des droits sociaux a Ă©tĂ© vite Ă©ventĂ©e. Contre un certain discours sociologique de la « servitude volontaire » des travailleurs Ă  l’égard de l’idĂ©ologie nĂ©olibĂ©rale, les travailleurs ne sont pas les dupes des plateformes. Cela nĂ©anmoins ne suppose pas qu’on en ait rapidement fini avec ce modĂšle. On sait qu’il s’impose comme une Ă©vidence surtout parmi les gouvernants et qu’il a ses appuis en haut. Par ailleurs, aprĂšs une premiĂšre pĂ©riode de mĂ©fiance respective, une certaine logique de coopĂ©ration commence Ă  voir le jour avec les syndicats institutionnels : soutien logistique et mĂ©diatique dans le cadre des actions collectives, soutien juridique et financier dans le cadre des procĂšs de requalification, jusqu’à la syndicalisation dans certains cas, voire par l’affiliation de collectifs et associations de travailleurs.

Il semble que ces mobilisations visent en premier lieu Ă  obtenir une intĂ©gration au salariat. Quels Ă©lĂ©ments plaident en faveur d’une jurisprudence pro-salariale?

La situation est complexe. Si l’offensive idĂ©ologique de l’« entrepreneuriat de soi » commence Ă  s’effacer devant la dure rĂ©alitĂ© pour gagner sa vie par ce travail – les longues heures, les frais Ă  assurer – les travailleurs tiennent beaucoup Ă  la flexibilitĂ© de leurs horaires. Les compagnies ont rĂ©ussi Ă  les convaincre que celle-ci est incompatible avec le salariat, et bien des travailleurs disent ne pas souhaiter ĂȘtre subordonnĂ©s Ă  « un patron comme Uber ». Si les tribunaux dans des pays de plus en plus nombreux dĂ©cident dans le sens du statut salarial pour ces deux figures de travailleurs – la Cours de Cassation, dans son arrĂȘt Take Eat Easy de novembre 2018 et son arrĂȘt Uber mars 2020 ont reconnu la prĂ©sence de tous les critĂšres de la subordination et aucun critĂšre de l’indĂ©pendance –, il n’y a pas eu de requalification gĂ©nĂ©rale et l’Etat français, notamment, comme il l’a prĂ©cisĂ© dans son Rapport Frouin (2020), exclut cette option. MĂȘme la « loi Riders » votĂ© en Espagne en mai 2021 n’a pas rĂ©ussi Ă  atteindre son objectif visant Ă  imposer le statut salarial aux livreurs. La prĂ©somption du salariat prĂ©conisĂ©e dans le projet de directive europĂ©enne de dĂ©cembre 2021 n’est pas gagnĂ©e d’avance.

Vous avez développé il y a quelques temps déjà ce concept « zone grise ». Quelle est sa pertinence / sa valeur heuristique pour une analyse sociologique des situations de travail « atypiques » ?

L’étude des zones grises prend comme point de dĂ©part le brouillage des frontiĂšres entre travail subordonnĂ© et travail autonome (Supiot, 2000), brouillage qui met les tribunaux devant la difficultĂ© de les qualifier, avec les consĂ©quences qui en dĂ©coulent pour les protections et les droits affĂ©rents des travailleurs. DĂ©passant la stricte vision juridique et binaire, les zones grises des relations de travail et d’emploi, telles qu’elles sont Ă©tudiĂ©es ici (Bureau et al., 2019 ; AzaĂŻs & Carleial, 2017 ; Siino & Soussi, 2017 ; Boulin & Kesselman, 2018), permettent de conceptualiser, dans une approche globale, les dimensions multiples des transformations du marchĂ© du travail, l’imbrication des figures hybrides Ă©mergentes (Murgia et al., 2020, Bellemarre & Briand 2015) et l’espace Ă©largi d’une « rapport social » du travail (D’Amours, 2015). Dans des situations de dĂ©faillance rĂ©glementaire, il convient de porter l’attention sur les initiatives structurantes qui Ă©manent des acteurs de terrain, « figures Ă©mergentes de la zone grise » (AzaĂŻs, 2019), que sont ici les compagnies et chauffeurs VTC, et les nouvelles parties prenantes : agences publiques aux niveaux intermĂ©diaires, consommateurs, associations, coopĂ©ratives, avocats, etc. Ceux-ci interagissent en dehors des relations du triptyque traditionnel « employeur, syndicat, gouvernement » dans de nouveaux espaces de rĂ©gulation qui ne sont pas encore instituĂ©s et que nous qualifions de zones grises de l’« espace public » de recomposition des normes (AzaĂŻs et al, 2017). Autrement dit, au-delĂ  du simple constat, les zones grises du travail et de l’emploi jouent un rĂŽle heuristique qui vise Ă  objectiver les phĂ©nomĂšnes de « dĂ©cohĂ©rence » entre le droit et les rĂ©alitĂ©s qu’il est censĂ© rĂ©glementer. L’approche permet de considĂ©rer les dynamiques d’une situation de travail comme des reprĂ©sentations potentiellement alternatives, plus ou moins stables, plus ou moins structurantes, et dont la durĂ©e, la profondeur et l’étendue restent indĂ©terminĂ©es (Bureau & Dieuaide, 2018).

© Kate Musch / Reuters

Au cours de la seconde moitiĂ© du 19Ăšme siĂšcle, on connaissait les tĂącherons, les saisonniers, et plus gĂ©nĂ©ralement, le louage de main-d’Ɠuvre, qui ensemble comptaient souvent pour 25 Ă  30 % de la population laborieuse. On connaissait aussi le sublimisme et d’autres formes de « nomadisme ». Quelle est la rĂ©elle nouveautĂ© du capitalisme plateformisé ?

Patrick Cingolani : Il faut savoir distinguer les usages et les tactiques que peuvent faire des personnes d’un type d’emploi, d’un type de contrat de travail ou de l’auto-entreprenariat et l’usage que fait de ces emplois et de ces contrats le capitaliste dans un rapport de pouvoir asymĂ©trique. Pour ma part j’ai toujours cherchĂ© Ă  les approcher simultanĂ©ment et contradictoirement, l’une n’étant pas la subordination Ă  l’autre. Ces usages et tactiques divers par certains travailleurs des plateformes font Ă©chos Ă  des pratiques et des usages du temps qui traversent de maniĂšre marginale toute l’histoire du mouvement ouvrier. Ainsi que ce soit chez bon nombre de chauffeurs, si l’on en croit Rosenblat (2018), ou chez les coursiers ces tactiques sont associĂ©es Ă  une certaine pluriactivitĂ© entre travail et Ă©tudes, travail et soins familiaux, entre plusieurs activitĂ©s professionnelles disparates. L’originalitĂ© de la plateforme tient prĂ©cisĂ©ment Ă  sa flexibilitĂ© et Ă  sa capacitĂ© d’appariement qui la rend d’autant plus rĂ©active mais c’est aussi le moyen d’exploiter une force de travail soumise Ă  la demande.

Bon nombre de sociologues semblent avoir redĂ©couvert le capitalisme grĂące aux plateformes et leurs applications. Ne faudrait-il pas Ă©largir l’angle Ă  d’autres secteurs d’activitĂ© ou d’autres configurations productives ? Dit autrement, la plateformisation va-t-elle remplacer la relation salariale et devenir le mode opĂ©ratoire « typique » pour l’organisation d’un travail de service sous contrĂŽle algorithmique ? Ou faut-il continuer Ă  penser que les secteurs Ă  haute valeur ajoutĂ©e la mobilisation du travail salariĂ©.

Patrick Cingolani : Je ne suis pas de ceux-lĂ . Le capitalisme de plateforme s’inscrit dans une histoire dont pour ma part j’ai cherchĂ© Ă  montrer la continuitĂ© avec les formes d’externalisations prĂ©sentes dans la seconde moitiĂ© du 20Ăšme siĂšcle (voir La colonisation du quotidien, Amsterdam, juin 2021). En l’absence mĂȘme de la rĂ©volution numĂ©rique, la tendance Ă  l’externalisation de la main d’Ɠuvre et son assujettissement Ă  la demande Ă©taient dĂ©jĂ  prĂ©sents (intĂ©rim, sous-traitance, travail Ă  temps partiel et mĂȘme zero hour contract). Le numĂ©rique a eu l’effet d’un saut qualitatif multipliant les possibilitĂ©s technologiques de l’intermĂ©diation de la main d’Ɠuvre. Sans la dynamique de rĂ©sistance que l’on a Ă©voquĂ©e il y a fort Ă  penser que le modĂšle de la plateforme va remplacer le modĂšle salarial. D’aucuns mettent en avant la puissance des marchĂ©s face Ă  la structure de l’entreprise et mĂȘme face aux organisations traditionnelles. Elles auraient du mal Ă  empĂȘcher de s’imposer la capacitĂ© numĂ©rique des marchĂ©s Ă  apparier et combiner. Pour ma part, je suis hĂ©sitant. Mais quel que soit l’avenir du salariat, une lutte pied Ă  pied face Ă  la puissance socialement dĂ©lĂ©tĂšre de ce modĂšle de capitalisme devra s’affirmer quitte Ă©ventuellement Ă  adopter d’autres modĂšles sociaux.

Donna Kesselman : C’est la question que nous posons dans le dĂ©bat contradictoire du « Forum » sur la nature du travail de plateforme numĂ©rique, et cela Ă  travers sa lecture par les zones grises. Pour Patrick Dieuaide, Ă©conomiste, la figure Ă©mergente du travailleur de plateforme porte en lui les germes d’une disruption avec les cadres institutionnels du salariat. Pour cet auteur, les zones grises que produisent les plateformes numĂ©riques reprĂ©sentent un espace irrĂ©ductible oĂč s’opĂšre une transformation en profondeur de l’organisation du travail et du travail lui-mĂȘme. Pour Rodrigo Carelli, juriste, les zones grises circonscrivent l’espace que fuient les plateformes numĂ©riques eu Ă©gard Ă  leurs obligations d’employeur et Ă  l’exercice d’une concurrence loyale. Cet espace des rapports de forces, de la rĂ©gulation et de la reproduction du systĂšme Ă©conomique, continue d’ĂȘtre structurĂ© par les institutions du salariat, mĂȘme si celles-ci sont affaiblies. Pour ma part, dans une analyse pluridisciplinaire, les zones grises reprĂ©sentent la sphĂšre de disruption que les plateformes ont crĂ©Ă© en appliquant leur stratĂ©gie, et qui permet Ă  ce que des positions si contrastĂ©es puissent cohabiter. Cette stratĂ©gie consiste Ă  concurrencer ouvertement les normes publiques fixĂ©es ou encadrĂ©es par la loi, et Ă  s’imposer comme acteurs de la recodification des normes Ă  partir de leur modĂšle d’affaires. Le degrĂ© de rĂ©glementation appliquĂ© par les tribunaux et les gouvernements aux acteurs des secteurs numĂ©riques est dĂ©terminant dans l’apparition des zones grises dĂ©pendant d’une politique plus ou moins volontaire de dĂ©fense du salariat et de ses institutions. Dans la mesure oĂč l’État accompagne ce processus, il devient lui-mĂȘme un vecteur et un producteur de zones grises. (Bisom, Coiquaud, 2017).

En Ă©tudiant le cas de Uber, on se rend compte que ce modĂšle est loin d’ĂȘtre si profitable. La firme doit subventionner les prestations pour pouvoir prĂ©senter des tarifs concurrentiels et acquĂ©rir des parts de marchĂ© et doit monĂ©tiser en permanence les donnĂ©es produites par les chauffeurs (trajets etc.). MĂȘme en glissant bon nombre de frais sur le dos des travailleurs indĂ©pendants, il n’en reste pas moins que la profitabilitĂ© est tout sauf certaine. Pour se maintenir Ă  flot, Uber doit continuer Ă  se grandir et rĂ©colter des fonds sur les marchĂ©s financiers. Qu’en pensez-vous ?

Cette remarque fait Ă©cho Ă  une rĂ©ponse que nous avons formulĂ©e prĂ©cĂ©demment et qu’un certain nombre de militants du secteur partagent : le modĂšle Ă©conomique de ce type de plateformes sur le long terme n’est pas viable. Il n’est viable qu’en Ă©tant soutenu Ă  bout de bras par des hedge funds nord-amĂ©ricains et des fonds souverains des Emirats. L’enjeu de ce soutien Ă  ce dispositif qui fonctionne Ă  perte est la banalisation du modĂšle de la plateforme et la naturalisation d’un type de travail indĂ©pendant et prĂ©caire. Il est Ă  remarquer qu’au Royaume uni une partie du chĂŽmage a Ă©tĂ© rĂ©glĂ© par l’auto-entreprenariat. Si comme on peut le penser le nĂ©olibĂ©ralisme est un constructivisme, les plateformes sont comme telles de puissants instruments de ce projet constructiviste. Au-delĂ  des formes d’appropriation dont il a Ă©tĂ© question prĂ©cĂ©demment la plateforme mine les fondations de ce que Castel a dĂ©signĂ© comme la sociĂ©tĂ© salariale.

On observe aux Etats-Unis un certain rĂ©veil social (« Striketober », le mouvement de syndicalisation chez Starbucks, Amazon, 
). Comment les syndicats se positionnent-ils par rapport au Gig work ? Idem par rapport Ă  la « double production de valeur » avec la figure du producteur/consommateur également appelĂ© produsager).

Il faut prĂ©ciser que les droits syndicaux et collectifs sont rĂ©servĂ©s aux Etats-Unis uniquement aux salariĂ©s. Une loi permettant aux chauffeurs VTC de s’organiser pour nĂ©gocier collectivement, votĂ©e dans la ville de Seattle, a Ă©tĂ© cassĂ©e par les tribunaux au nom de la loi anti-trust, interdisant la collusion entre les entreprises, que sont les travailleurs indĂ©pendants, au nom de la libre concurrence. L’attaque des compagnies est tellement forte et les moyens tellement plĂ©thoriques qu’ils rĂ©ussissent Ă  diviser la rĂ©ponse venant des syndicats. Dans la ville de New York, certains syndicats ont acceptĂ© la proposition des compagnies VTC d’un compromis qui permettrait aux chauffeurs et livreurs de s’organiser pour nĂ©gocier avec les compagnies sans reconnaissance du statut salarial, et la campagne Ɠuvre pour une loi permettant ceci auprĂšs du congrĂšs de l’Etat. En mĂȘme temps, d’autres syndicats se mobilisent pour la reconnaissance du statut salarial.

En Californie les syndicats ont soutenu la loi de 2019 qui a dĂ©clarĂ© la prĂ©somption salariale, applicable aux travailleurs de plateforme, et se sont opposĂ©es au rĂ©fĂ©rendum populaire organisĂ© par des compagnies de VTC et de livraison de repas en 2020 (Proposition 22) qui a rĂ©ussi, aux prix de dĂ©penses sans prĂ©cĂ©dent et d’une campagne mensongĂšre, Ă  l’inverser. Pendant l’étĂ© 2021, des protestations ont eu lieu dans les grandes villes menĂ©es par des chauffeurs. Elles ont rĂ©clamĂ© le droit de pouvoir se syndicaliser pour nĂ©gocier, et s’inscrivent dans la vague de protestation sociale en cours aux Etats-Unis. La question est posĂ©e actuellement en relation avec le projet de loi en dĂ©fense du droit de l’organisation des travailleurs, qui, aprĂšs avoir Ă©tĂ© votĂ© par le CongrĂšs, a Ă©tĂ© bloquĂ© au SĂ©nat par les RĂ©publicains (Protect the Right to Organize Act, PRO Act). Mais il n’est pas dĂ©cidĂ© Ă  ce point si le camp dĂ©mocrate va insister sur la reconnaissance du statut salarial comme prĂ©alable.

Propos recueillis par Stephen Bouquin

Ressources et expertises militantes

Rapport d’analyse pour le GUE-NGL (gauche europĂ©enne) au Parlement EuropĂ©en, par CĂ©dric Leterme et Anne Dufresne, chercheur·e·s au Gresea.

Bibliographie 

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Metaverse et la question du travail

Si le Metaverse n’a Ă©tĂ© abordĂ© que sur le versant des technologies de rĂ©alitĂ© artificielle, elle contient aussi des questions importantes pour l’avenir du travail. Par Valerio De Stefano, Antonio Aloisi et Nicola Countouris

À la mi-janvier, la nouvelle selon laquelle Microsoft investissait prĂšs de 70 milliards de dollars dans le Metaverse a fait la une des journaux. Ce n’était pourtant que le dernier d’une sĂ©rie d’investissements massifs de ce type. Des entreprises technologiques telles que Google et Epic Games, des marques telles que Gucci et Nike, et mĂȘme des dĂ©taillants tels que Walmart entrent dans le Metaverse ou cherchent Ă  le façonner – et, bien sĂ»r, il y a quelques mois seulement, Facebook a changĂ© de nom pour devenir « Meta » afin de signaler son engagement.

Le Metaverse est envisagĂ© comme une nouvelle façon d’interagir avec les diffĂ©rentes composantes du cyberespace – la rĂ©alitĂ© augmentĂ©e, la combinaison des aspects numĂ©riques et physiques de la vie, la technologie tridimensionnelle, l’«internet des objets», les avatars personnels, les marchĂ©s numĂ©riques et les fournisseurs de contenu – pour gĂ©nĂ©rer une expĂ©rience plus active, immĂ©diate et immersive. Et cela pourrait rĂ©pondre Ă  la crise des rĂ©seaux sociaux Ă©tablis de longue date, perturbĂ©s par le dĂ©sintĂ©rĂȘt des jeunes utilisateurs et l’examen minutieux des rĂ©gulateurs.

Complexité juridique

Toutefois, comme l’indique l’accord conclu avec Microsoft, il s’agit plus d’une question d’argent que de sens. En juin dernier, l’achat d’un sac Ă  main Gucci virtuel pour l’Ă©quivalent de 4 000 dollars en monnaie virtuelle, destinĂ© Ă  ĂȘtre portĂ© par un avatar, Ă©tait emblĂ©matique des transactions Ă©conomiques qui peuvent peupler le Metaverse.

Juridiquement, beaucoup de questions se posent. A qui appartient ce sac, par exemple : Ă  l’acheteur, Ă  la plateforme ou au producteur qui le loue Ă  un client ? Que se passe-t-il si la plateforme ne fonctionne pas correctement ou que le sac n’est pas impeccable ? Un autre sujet pourrait-il le « voler » – et ensuite ? Le sac pourrait-il ĂȘtre « transportĂ© » d’une plateforme Ă  l’autre, tout comme un sac Ă  main achetĂ© dans un magasin dans un autre ? Si ce n’est pas le cas, les questions d’antitrust s’ensuivent-elles ?

Ce ne sont lĂ  que quelques exemples de la complexitĂ© juridique qui entoure les Ă©changes numĂ©riques. Le droit qui s’appliquera dans le Metaverse amplifie l’incertitude plus gĂ©nĂ©rale quant au droit applicable sur l’internet.

S’agit-il de la loi du pays oĂč l’entreprise propriĂ©taire de la plateforme est basĂ©e ? Qu’en est-il si la plateforme est partagĂ©e ? Est-ce la loi de l‘endroit oĂč les serveurs sont basĂ©s ? Et si les plateformes sont sous-tendues par des blockchains et dispersĂ©es dans le monde entier ? Ou bien est-ce la loi du lieu oĂč est basĂ© le producteur virtuel du produit ou du pays oĂč est basĂ©e la marque du consommateur ? Et pourquoi pas celle du pays oĂč se trouve le client ? MĂȘme les transactions les plus simples peuvent dĂ©clencher des problĂšmes juridiques Ă©poustouflants, notamment en matiĂšre de droit du travail.

Metaverse comme espace de travail

Le Metaverse aura ses utilisateurs, mais il sera aussi un « espace de travail » pour beaucoup. Cette annĂ©e, Microsoft s’apprĂȘterait Ă  combiner les capacitĂ©s de rĂ©alitĂ© mixte de Microsoft Mesh – ce qui permet Ă  des personnes situĂ©es dans des lieux physiques diffĂ©rents de participer Ă  des expĂ©riences holographiques collaboratives et partagĂ©es — avec les outils de productivitĂ© plus connus de Microsoft Teams, qui permettent de participer Ă  des rĂ©unions virtuelles, d’envoyer des chats, de collaborer Ă  des documents partagĂ©s, etc. L’objectif est de crĂ©er une expĂ©rience de travail plus interactive et collaborative pour les travailleurs Ă  distance.

Si cela peut sembler une bonne chose, une premiĂšre inquiĂ©tude est qu’une telle combinaison augmentera le stress d’ĂȘtre exposĂ© Ă  des formes de surveillance algorithmique toujours plus invasives et implacables, dĂ©jĂ  expĂ©rimentĂ©s par les travailleurs Ă  distance, tout en retrouvant une dynamique parfois toxique et oppressive du travail au bureau. Le potentiel d’augmentation des risques psychosociaux ne peut ĂȘtre surestimĂ©, notamment parce que de nouvelles formes de cyberintimidation au travail pourraient ĂȘtre rendues possibles par les technologies constituant le Metaverse.

En outre, si ces « bureaux Metaverse » devaient rĂ©ellement se dĂ©multiplier, le risque de « distanciation contractuelle » pour les travailleurs concernĂ©s monterait en flĂšche. Si les entreprises sont en mesure de disposer de bureaux virtuels qui imitent de maniĂšre convaincante les bureaux physiques et, en mĂȘme temps, d’avoir accĂšs Ă  une main-d’Ɠuvre mondiale de travailleurs Ă  distance potentiels, leur capacitĂ© Ă  externaliser le travail de bureau vers des pays oĂč les salaires sont beaucoup plus bas et la protection du travail plus faible – et Ă  se livrer Ă  des erreurs massives de classification du statut d’emploi – augmentera Ă©normĂ©ment.

Le Metaverse pourrait conduire Ă  accroĂźtre ces tendances dans un avenir pas si lointain. Il n’affectera pas seulement le travail dĂ©jĂ  effectuĂ© Ă  distance. De grandes parties de l’activitĂ© du commerce de dĂ©tail et du service Ă  la clientĂšle « en personne » pourraient ĂȘtre transfĂ©rĂ©es en ligne si les expĂ©riences virtuelles sont suffisamment convaincantes et fluides. Pourquoi quitter son domicile pour se rendre dans un magasin et demander conseil sur un article, si l’on peut parler de maniĂšre satisfaisante avec un vendeur, par l’intermĂ©diaire d’un avatar, et acheter l’article en ligne ?

Ensuite, Ă  cĂŽtĂ© de tous les risques identifiĂ©s, la question sera de savoir quelles rĂ©glementations en matiĂšre d’emploi et de travail s’appliqueront Ă  ces activitĂ©s professionnelles ? Celles des pays oĂč se trouvent les plateformes – et encore, oĂč se trouvent-elles ? Celles du pays oĂč est basĂ© l’employeur (idem) ? Ou celles des pays oĂč sont basĂ©s les travailleurs ? Et comment construire la solidaritĂ© et encourager l’action collective parmi une main-d’Ɠuvre dispersĂ©e dans le monde entier qui ne peut se « rencontrer » que par le biais de plates-formes propriĂ©taires appartenant Ă  des entreprises ?

En plus de la menace que ces travailleurs soient classĂ©s Ă  tort comme indĂ©pendants, par le biais d’une variĂ©tĂ© de stratagĂšmes juridiques et d’un story-telling astucieux de Big Tech, le paiement en crypto-monnaie – une autre caractĂ©ristique attendue du Metaverse – sera probablement utilisĂ© pour brouiller les pistes sur le statut et la protection de l’emploi. L’application quasi inexistante de la protection du travail aux micro-travailleurs rend ces prĂ©occupations urgentes.

Créateurs de contenu

De nombreux professionnels travaillent dĂ©jĂ  Ă  façonner le Metaverse. Il s’agit notamment de chercheurs, de spĂ©cialistes de la cybersĂ©curitĂ©, de dĂ©veloppeurs de systĂšmes et de constructeurs de matĂ©riel informatique, mais aussi d’experts en marketing et de dĂ©veloppeurs commerciaux. Les crĂ©ateurs de contenu, qui conçoivent et mettent en place les expĂ©riences, les Ă©vĂ©nements, les contenus postĂ©s et les biens et services Ă©changĂ©s dans le Metaverse, seront essentiels.

Il s’agit d’une question complexe, car de nombreux crĂ©ateurs de contenu ont Ă©tĂ© rendus fortement dĂ©pendants des plateformes sur lesquelles ils partagent leurs contenus : comment ces contenus sont distribuĂ©s, comment les algorithmes les classent et les rendent visibles, comment ils sont monĂ©tisĂ©s et, en fait, quel contenu pourrait entraĂźner la dĂ©sactivation de leur compte. Les crĂ©ateurs de contenu ont rarement leur mot Ă  dire ou leur mot Ă  dire dans ce domaine.

Jusqu’à prĂ©sent, les tentatives de crĂ©er une voix collective pour ces travailleurs – mĂȘme lorsqu’elles sont soutenues par de grands syndicats comme IG Metall, comme c’est le cas pour les crĂ©ateurs de YouTube – n’ont pas vraiment abouti. MĂȘme lorsque les crĂ©ateurs ont un contrat de travail, comme c’est parfois le cas dans l’industrie des jeux vidĂ©o, les conditions de travail restent souvent dĂ©sastreuses, bien que les travailleurs et les syndicats contestent certaines de ces pratiques.

Le Metaverse ouvre certainement de nouvelles perspectives aux créateurs, mais il accroßt également les possibilités de les exploiter. Le nombre croissant de personnes qui exerceront de telles activités pour servir le Metaverse justifie une attention beaucoup plus décisive de la part des régulateurs, des syndicats et des pouvoirs publics.

En outre, contrairement au mirage vantĂ© d’un domaine virtuel dĂ©centralisĂ©, le Metaverse pourrait entraĂźner une concentration encore plus intense du pouvoir des firmes. La mĂ©fiance envers les anciennes institutions est ici dĂ©tournĂ©e pour dĂ©placer les intĂ©rĂȘts des utilisateurs et des investisseurs vers des technologies descendantes, oĂč la rhĂ©torique de la « polycentricitĂ© » n’est qu’un Ă©cran de fumĂ©e. Le cyberanalyste Evgeny Morozov a averti que « les rĂ©seaux, une fois exploitĂ©s par des acteurs privĂ©s et sans contrĂŽle public dĂ©mocratique, pourraient ĂȘtre tout aussi tyranniques et contraignants que les hiĂ©rarchies fĂ©odales, bien que de maniĂšre diffĂ©rente ».

Refuser un nouveau « Far West »

Lorsqu’il s’agit de ces questions et d’autres problĂšmes de travail dĂ©clenchĂ©s par le Metaverse, il est vital de tirer les leçons du passĂ© et de ne pas attendre que ces problĂšmes soient dĂ©jĂ  ancrĂ©s. La rĂ©action aux dĂ©fis posĂ©s par le travail de plateforme a Ă©tĂ© beaucoup plus lente que nĂ©cessaire : les plateformes de travail numĂ©rique ont gagnĂ© un temps crucial pendant que tout le monde s’embourbait dans les questions « s’agit-il vraiment de travail » et « cela justifie-t-il et mĂ©rite-t-il d’ĂȘtre protĂ©gĂ© ». Cette fois, nous pourrions au moins essayer d’éviter cela, en disant que « bien sĂ»r, c’est du travail, et tout travail mĂ©rite d’ĂȘtre protĂ©gĂ©, peu importe oĂč et comment il est effectuĂ© ou comment il est payĂ© ».

Le Metaverse ne doit pas devenir un autre « Far West » de la protection du travail. Il est essentiel d’adapter les nouveaux modĂšles Ă  la rĂ©glementation existante et d’affiner la lĂ©gislation pour qu’elle s’adapte aux nouvelles initiatives. Mais pour cela, il est urgent d’y prĂȘter attention et de mettre en place une planification stratĂ©gique.

 

Article publié initialement par la rédaction du site Social Europe  (1er février 2022)

VALERIO DE STEFANO

Valerio De Stefano est professeur de droit Ă  la York University de Toronto (Canada).

ANTONIO ALOISI

Antonio Aloisi est boursier Marie SkƂodowska-Curie et assistant professeur de droit du travail comparĂ© Ă  L’école de droit ; UniversitĂ© de Madrid.

NICOLA COUNTOURIS

Nicola Countouris est directeur du dĂ©partement de recherche Ă  l’Institut Syndical EuropĂ©en et professeur de droit du travail europĂ©en Ă  la University College de Londres.

Pourquoi une « science des données des travailleurs » peut résoudre les problÚmes de la Gig Economy.

Par Karen Gregory (UniversitĂ© d’Edimbourg)

Les gig workers sont des travailleurs indĂ©pendants. De plus en plus souvent, ils demandent Ă  voir les algorithmes qui rĂ©gissent leur travail. Ce combat est riche d’enseignements pour la crĂ©ation de rapports de travail Ă©quitables pour tous.

Dans le monde entier, les collectifs de travailleurs indĂ©pendants mĂšnent des campagnes visibles et bruyantes en faveur des droits des travailleurs. Sur de multiples plateformes et dans de nombreux pays, ils se battent pour la reconnaissance officielle de leur activitĂ© de travail comme relevant d’un emploi salariĂ© (ce qui leur permettrait d’avoir accĂšs Ă  des avantages tels que les indemnitĂ©s de maladie, les congĂ©s payĂ©s, les prestations de retraite et le droit de se syndiquer). Ils font de mĂȘme pour des normes de sĂ©curitĂ© de base, des augmentations de rĂ©munĂ©ration et des horaires stables, ainsi que pour la fin d’une politique managĂ©riale fondĂ© sur le blocage et l’exclusion pur et simple des plateformes. Au cƓur de ces campagnes, on trouve une exigence de transparence et l’obligation pour les plateformes d’offrir des indications fiables et significatives sur la façon dont elles collectent et analysent les donnĂ©es extraites de l’activitĂ© des travailleurs. Les travailleurs indĂ©pendants demandent de leur cĂŽtĂ© qu’on leur montre les algorithmes qui dĂ©finissent, gĂšrent et contrĂŽlent la nature du travail Ă  la demande qu’ils effectuent.

L’intĂ©rĂȘt pour les data des travailleurs et les informations contenues dans la « boĂźte noire de la plateforme » revĂȘt un double enjeu. Tout d’abord, les travailleurs des plateformes savent qu’ils gĂ©nĂšrent de grandes quantitĂ©s de donnĂ©es prĂ©cieuses. Les plateformes s’engagent dans ce que l’on appelle la « double production de valeur », oĂč tout profit rĂ©alisĂ© par l’entreprise grĂące Ă  son service est augmentĂ© par l’utilisation et la valeur spĂ©culative des donnĂ©es produites avant, pendant et aprĂšs la prestation. En exigeant qu’on leur rĂ©vĂšle les processus algorithmiques qui façonnent leur expĂ©rience professionnelle, les travailleurs demandent Ă  savoir comment leur travail gĂ©nĂšre de la valeur pour l’entreprise. Il s’agit donc d’une demande de reconnaissance et de rĂ©munĂ©ration.

Cependant, les recherches menĂ©es auprĂšs des gig workers ont montrĂ© que l’intĂ©rĂȘt qu’ils portent au management algorithmique va plus loin que l’exigence d’une rĂ©munĂ©ration plus Ă©levĂ©e. En l’absence du statut d’emploi, le gig work est une forme de travail indĂ©pendant, et les travailleurs devraient bĂ©nĂ©ficier d’une autonomie, d’une flexibilitĂ© et d’une libertĂ© de choix quant au moment et Ă  la maniĂšre de travailler, ainsi que des informations claires sur la maniĂšre de rester en sĂ©curitĂ© pendant le travail et d’attĂ©nuer les risques associĂ©s au travail indĂ©pendant.

Actuellement, les travailleurs indĂ©pendants ne bĂ©nĂ©ficient pas de ces avantages. Au contraire, le travail pour les plateformes contient des risques et imposent aux travailleurs l’obligation de porter la myriade de coĂ»ts financiers, physiques et Ă©motionnels liĂ©s Ă  leur travail. En rĂ©ponse Ă  ces risques, les travailleurs affirment que l’accĂšs aux donnĂ©es des plateformes et des explications plus claires sur la façon dont leurs donnĂ©es sont collectĂ©es et analysĂ©es par la plateforme est indispensable pour pouvoir faire des choix mieux informĂ©s sur quand et comment travailler. L’intĂ©rĂȘt des travailleurs pour les donnĂ©es des plates-formes est donc fondamentalement motivĂ© par le besoin immĂ©diat de rendre l’activitĂ© de travail moins incertaine et insĂ©curisante.

Bien que la rĂ©glementation de l’économie des plateformes et des droits du travail solides sont vĂ©ritablement nĂ©cessaires Ă  long terme, les travailleurs indĂ©pendants ont clairement indiquĂ© qu’ils avaient Ă©galement besoin que les informations sur leurs conditions de travail soient plus facilement accessibles. Ils nous montrent que le combat juridique pour des protections du travail est aussi un combat pour les droits des travailleurs en matiĂšre d’accĂšs aux donnĂ©es. Pour les travailleurs, les demandes de transparence et de responsabilitĂ© algorithmique soulĂšvent autant de dĂ©fis que d’opportunitĂ©s. L’exigence de transparence sur les algorithmes ou d’obtention des data rĂ©vĂšlent immĂ©diatement l’asymĂ©trie de pouvoir dans l’économie des plateformes. Les donnĂ©es, telles qu’elles sont conçues aujourd’hui, sont accaparĂ©es par la plateforme, qui deviennent les propriĂ©taires de ce trĂ©sor prĂ©cieux. Alors que les plateformes bĂ©nĂ©ficient des avantages de la collecte et de l’analyse des big data, les lois actuelles sur la protection des donnĂ©es fonctionnent Ă  une plus petite Ă©chelle et sont basĂ©es sur les droits individuels.

En vertu du GDPR et de la loi britannique de 2018 sur la protection des donnĂ©es (bien que cette derniĂšre soit encore en cours d’examen et de consultation par le gouvernement), les travailleurs individuels ont effectivement le droit d’obtenir leurs donnĂ©es personnelles ainsi qu’une explication sur la façon dont leurs donnĂ©es sont mobilisĂ©es dans la prise de dĂ©cision automatisĂ©e. Cependant, si le processus d’obtention des donnĂ©es personnelles est relativement Ă©vident pour les individus, l’agrĂ©gation et l’analyse complexe intĂ©grant ces donnĂ©es nĂ©cessitent des ressources et des compĂ©tences spĂ©cifiques. Cela soulĂšve forcĂ©ment des questions sur la maintenance Ă  long terme des donnĂ©es produites par les travailleurs, car l’agrĂ©gation des donnĂ©es des travailleurs soulĂšve la question de savoir oĂč ces donnĂ©es doivent ĂȘtre stockĂ©es, comment elles seront sĂ©curisĂ©es et maintenues, et qui y aura accĂšs en fin de compte. De plus, pour gĂ©nĂ©rer une base de donnĂ©es utile et solide sur les travailleurs, ces derniers doivent s’encourager mutuellement Ă  faire des demandes d’accĂšs et Ă  contribuer leurs donnĂ©es Ă  un projet collectif. Ce projet risque d’ĂȘtre onĂ©reux, incomplet et inefficace.

Pourtant, comme l’ont montrĂ© les chauffeurs d’Uber Ă  Londres, le GDPR prĂ©voit des droits puissants que les travailleurs peuvent exercer. Avec le soutien de Workers Info Exchange, les chauffeurs Uber de Londres non seulement demandent mais mettent en commun leurs donnĂ©es dans un trust de donnĂ©es appartenant aux travailleurs, ce qui permet Ă  ces derniers de poser leurs propres questions sur les conditions de travail et d’y rĂ©pondre – des questions qui peuvent ĂȘtre particuliĂšrement prĂ©cieuses lorsqu’elles portent sur le nombre d’heures travaillĂ©es ou lorsqu’on tente de calculer les salaires dans le temps. Avec de telles donnĂ©es, les travailleurs peuvent dĂ©terminer s’ils gagnent un salaire minimum. Ces donnĂ©es collectivisĂ©es ont Ă©galement permis aux travailleurs de contester les processus de dĂ©cision automatisĂ©s tels que les exclusions et autres mises au ban, et de tirer la sonnette d’alarme sur les questions de partialitĂ© dans le dĂ©ploiement des technologies de reconnaissance faciale. Jusqu’à prĂ©sent, la gig economy a fonctionnĂ© comme un terrain d’essai non rĂ©glementĂ© pour la science des donnĂ©es managĂ©riales et logistiques, mais les dĂ©fis posĂ©s par les processus de dĂ©cision automatisĂ©s sont loin d’ĂȘtre limitĂ©s Ă  la gig economy. Les prĂ©judices liĂ©s aux donnĂ©es auxquels sont actuellement confrontĂ©s les chauffeurs Uber doivent ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme une menace pour les travailleurs de maniĂšre plus gĂ©nĂ©rale.

Tandis que les travailleurs de cette Ă©conomie informelle soulignent la nĂ©cessitĂ© de droits plus solides en matiĂšre de donnĂ©es et attirent l’attention sur les prĂ©judices liĂ©s aux donnĂ©es, une sĂ©rie d’outils et d’applications conçus pour offrir un accĂšs au fonctionnement algorithmique des plateformes a Ă©galement vu le jour. Des applications existantes peuvent ĂȘtre puissamment combinĂ©es pour gĂ©nĂ©rer ce qui a Ă©tĂ© appelĂ© une enquĂȘte ouvriĂšre digitale  sur les travailleurs numĂ©riques. Une confĂ©rence rĂ©cente Ă  l’UniversitĂ© d’Edimbourg, que j’ai organisĂ©e, a rĂ©uni plusieurs de ces projets pour explorer les possibilitĂ©s et les dĂ©fis de ces outils. S’inspirant de prĂ©dĂ©cesseurs tels que l’extension de navigateur Turkopticon, qui permet aux micro-travailleurs de partager et d’accĂ©der aux Ă©valuations des employeurs qui utilisent la plateforme Amazon Turk, les dĂ©veloppeurs ont construit des applications pour veiller sur le temps de travail, qui permettent d’identifier et combattre la retenue voire le vol de rĂ©munĂ©ration, de suivre les sous-paiements, d’exercer une contrĂŽle sur les paiements, de rĂ©colter et d’organiser un portage de donnĂ©es, ou encore d’illustrer et de visualiser les conditions de travail, bref, de construire la solidaritĂ© et de s’organiser collectivement. Ces outils soutiennent les travailleurs prĂ©caires en offrant des informations mesurables et fondĂ©es sur des donnĂ©es concernant les conditions de travail.

Par exemple, We Clock, qui est en accĂšs libre, aide les travailleurs Ă  suivre leur temps de travail et Ă  quantifier leur journĂ©e de travail. Cela peut servir Ă  comprendre combien d’heures de travail ne sont pas rĂ©munĂ©rĂ©es – une prĂ©occupation majeure pour les travailleurs qui sont payĂ©s « Ă  la tĂąche » mais peuvent passer des heures par jour Ă  attendre du travail. Des projets tels que RooParse utilisent les factures PDF que les coursiers Deliveroo reçoivent dans leur courrier Ă©lectronique pour extraire et agrĂ©ger les revenus hebdomadaires, ce qui peut aider les travailleurs Ă  comprendre comment leur paie augmente ou diminue au fil du temps. Deliveroo Unwrapped rĂ©vĂšle la rĂ©munĂ©ration horaire et peut montrer que les coursiers gagnent beaucoup moins que le salaire minimum.

Au-delĂ  de ces enquĂȘtes, des projets tels que Contrate Quem Luta (« engagez ceux qui luttent ») permettent aux travailleurs marginalisĂ©s de contourner les plates-formes et d’accĂ©der plus directement aux jobs grĂące Ă  un chatbot de WhatsApp. Up and Go amĂšne les travailleurs Ă  s’interroger directement sur la propriĂ©tĂ© de cette technologie et des donnĂ©es qui y sont associĂ©es. Dans l’ensemble, tous ces projets lancent des Ă©changes entre travailleurs et peuvent ĂȘtre des mĂ©canismes puissants pour attirer l’attention des mĂ©dias sur les prĂ©occupations des travailleurs.

Tous ces projets soulĂšvent Ă©galement de sĂ©rieuses questions sur les meilleures pratiques Ă©thiques et techniques pour construire et maintenir les donnĂ©es des travailleurs ; sur les types de collaborations et de financements nĂ©cessaires pour mener cette forme de « science des donnĂ©es des travailleurs » ; et sur la rĂ©partition du pouvoir entre les travailleurs, les chercheurs et les organisateurs. Bien que les travailleurs puissent vouloir obtenir et construire un collectif grĂące Ă  leurs donnĂ©es, beaucoup d’entre eux n’auront pas les compĂ©tences techniques et les ressources financiĂšres pour crĂ©er rĂ©ellement un outil ou une application. Cela signifie que les travailleurs auront besoin de collaborateurs fiables qui sont prĂȘts Ă  s’investir dans un projet de maintenance des donnĂ©es. (À cet Ă©gard, les universitĂ©s et les chercheurs devraient jouer un rĂŽle plus important, de mĂȘme que les syndicats, pour soutenir les projets menĂ©s par les travailleurs et aider ces derniers Ă  gĂ©rer leurs donnĂ©es et Ă  Ă©tablir des pratiques Ă©thiques et sĂ©curisĂ©es en la matiĂšre. Un bon exemple de cela est le Civic AI Lab de Northwestern, sous la direction de Saiph Savage).

Cependant, mĂȘme les projets qui associent les travailleurs Ă  leur dĂ©veloppement, qui sont open source et conçus pour protĂ©ger la vie privĂ©e, soulĂšvent des questions quant au fait de s’appuyer sur des solutions technologiques au lieu de s’organiser matĂ©riellement, ou de ce que le chercheur Danny Spitzberg a appelĂ© « la solidaritĂ© en tant que service ». Ces projets risquent de reproduire l’asymĂ©trie de pouvoir dĂ©jĂ  ancrĂ©e dans la gig economy, rĂ©sultat d’une plateforme ou d’un service responsable devant les investisseurs et non devant les travailleurs, comme dans un syndicat ou une coopĂ©rative dĂ©mocratique. Par consĂ©quent, pour certains travailleurs, de nouveaux espaces tels que les observatoires dirigĂ©s par les travailleurs sont nĂ©cessaires pour que les travailleurs eux-mĂȘmes gardent le contrĂŽle du processus d’enquĂȘte et de collecte de donnĂ©es.

Ce qui est en jeu dans le processus de construction avec les donnĂ©es des travailleurs transcende l’utilisation finale d’une application ou d’un outil. Comme l’a proposĂ© James Farrar, les droits sur les donnĂ©es, les projets axĂ©s sur les donnĂ©es et les fiducies de donnĂ©es doivent ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme des outils imparfaits que les travailleurs adoptent dans le processus de sensibilisation, de rĂ©forme et de rĂ©glementation des conditions de travail sur les plateformes. Fondamentalement, ces outils doivent ĂȘtre utilisĂ©s au service de l’organisation et du renforcement du pouvoir des travailleurs. Ils ne peuvent toutefois pas remplacer le travail nĂ©cessaire Ă  la construction d’une organisation syndicale.

Si les applications et les outils ne peuvent pas fournir une solution technologique rapide, ils peuvent ĂȘtre utilisĂ©s pour ajouter des mesures et des preuves aux revendications des travailleurs, et ces projets peuvent ĂȘtre le point de dĂ©part de conversations essentielles dans et entre les syndicats. Comme l’a fait remarquer Roz Foyer, secrĂ©taire gĂ©nĂ©rale du Scottish Trade Union Congress, les syndicats sont depuis longtemps des institutions axĂ©es sur les donnĂ©es, mais s’ils veulent « combattre le feu par le feu » dans l’économie numĂ©rique, ils devront s’attaquer aux complexitĂ©s des donnĂ©es sur les travailleurs par le biais d’une capacitĂ© de recherche renouvelĂ©e.

Pour Christina Colclough, fondatrice du Why Not Lab, les syndicats devraient renforcer leur capacitĂ© Ă  comprendre les « tenants et aboutissants des donnĂ©es et des algorithmes » et dĂ©velopper leurs propres Ă©quipes d’analystes de donnĂ©es. Selon Colclough, les syndicats ont un rĂŽle fondamental Ă  jouer dans la protection des droits numĂ©riques collectifs des travailleurs. Si les outils d’enquĂȘte numĂ©rique peuvent offrir de nouvelles masses de donnĂ©es, il est essentiel que ces projets contribuent Ă  renforcer l’action syndicale, plutĂŽt que de fracturer ou de privatiser les intĂ©rĂȘts des travailleurs. Tout changement Ă  long terme qui pourrait ĂȘtre rendu possible grĂące Ă  ces outils ne pourra se faire qu’en associant les syndicats Ă  des mobilisations politiques plus larges sur la gouvernance des donnĂ©es.

Les syndicats devront faire le travail de connexion entre les dĂ©fis auxquels les travailleurs sont actuellement confrontĂ©s, l’avenir du travail, et le rĂŽle central que les donnĂ©es et les droits sur les donnĂ©es joueront. Certains syndicats, comme Prospect, consacrent des ressources Ă  ce domaine et s’engagent dans ce que Lina Dencik appelle le « syndicalisme de la justice des donnĂ©es », une forme de syndicalisme de la justice sociale qui s’engage avec les technologies centrĂ©es sur les donnĂ©es comme fermement situĂ©es dans un agenda des droits des travailleurs. Si les applications et outils d’enquĂȘte sur les travailleurs ne peuvent pas immĂ©diatement donner naissance Ă  un programme de justice des donnĂ©es, ils offrent des Ă©tudes de cas tangibles capables de rassembler les travailleurs, les organisateurs, les syndicats et les chercheurs pour dĂ©velopper le domaine de la science des donnĂ©es des travailleurs. Ce champ de bataille dĂ©terminera l’avenir du travail.

Karen Gregory est chercheure Ă  la School of Social and Political Science de l’universitĂ© d’Edimbourg. Elle est sociologue du numĂ©rique

mail <K.Gregory@ed.ac.uk> 

Publié par  WIRED 7/12/2021. https://www.wired.com/story/labor-organizing-unions-worker-algorithms/

Juan Sebastian Carbonell « Les emplois ouvriers ne disparaissent pas, ils se transforment »

Selon le sociologue, la fin du salariat et le remplacement des travailleurs par les machines sont des mythes. Ce qui est en jeu, avec la rĂ©volution numĂ©rique, c’est la qualitĂ© du travail. Juan Sebastian Carbonell est chercheur en sociologie du travail Ă  l’ENS Paris-Saclay, oĂč il participe Ă  un projet du Groupe d’Ă©tudes et de recherche permanent sur l’industrie et les salariĂ©s de l’automobile (Gerpisa), rĂ©seau international et interdisciplinaire de recherche sur l’industrie automobile, constituĂ© au dĂ©but des annĂ©es 1990 Ă  l’initiative de l’Ă©conomiste Robert Boyer, du sociologue Michel Freyssenet et de l’historien Patrick Fridenson. Sa thĂšse, rĂ©alisĂ©e entre 2012 et 2018 sous la direction de StĂ©phane Beaud et Henri Eckert, portait sur les « accords de compĂ©titivitĂ© » signĂ©s entre patrons et syndicats du secteur automobile Ă  la suite de la crise de 2008, portant sur l’organisation du travail, les rĂ©munĂ©rations et le maintien de l’emploi. Il vient de publier un essai, Le Futur du travail (Ed. Amsterdam, 192 pages, 12 euros).
Propos recueillis par Antoine Reverchon (Le Monde). 
Comment passe-t-on d’une thĂšse de sociologie Ă  un essai aussi ambitieux, oĂč vous dĂ©crivez les Ă©volutions contemporaines du travail, et proposez les moyens de remĂ©dier Ă  ses travers ?
Ce que j’ai pu observer au cours de mes enquĂȘtes dans le monde du travail, ce que me disaient les ouvriers, les syndicalistes, les manageurs, les directeurs d’usine, mais aussi ce que dit la recherche en sociologie ne correspondait pas Ă  ce que je pouvais lire par ailleurs dans les mĂ©dias, dans le dĂ©bat public, ou dans de nombreux essais qui ont eu un grand retentissement, comme La Fin du travail de Jeremy Rifkin (La DĂ©couverte, 1995), ou Le DeuxiĂšme Age de la machine d’Andrew McAfee et Erik Brynjolfsson (Odile Jacob, 2014). J’ai donc voulu diffuser auprĂšs du grand public les rĂ©sultats de la recherche scientifique sur le sujet, qui sont loin de confirmer la fin du salariat ou le remplacement technologique. Enfin, si la pandĂ©mie a en effet rĂ©vĂ©lĂ© les transformations du travail, ce n’est pas, comme on le rĂ©pĂšte Ă  satiĂ©tĂ©, dans le sens d’une plus grande autonomie conquise grĂące au travail Ă  distance. Je crains au contraire que le futur du travail, loin du « monde d’aprĂšs » fantasmĂ© que l’on nous promet, ne ressemble Ă©trangement au travail du « monde d’avant …
Il est pourtant difficile de nier que le dĂ©ploiement des technologies numĂ©riques ait un effet sur le travail…
Bien sĂ»r, mais cet effet est complexe et contradictoire. Je distingue dans mon livre quatre consĂ©quences de ce dĂ©ploiement. La premiĂšre est effectivement le «remplacement» du travailleur par une machine ou un algorithme qui reproduit sa tĂąche et se substitue donc Ă  son poste de travail. Mais les trois autres consĂ©quences sont tout aussi importantes. La deuxiĂšme est la redistribution du travail, lorsque l’introduction de la technologie permet d’affecter le travailleur remplacĂ© Ă  d’autres tĂąches. Cela peut aller dans le sens d’une dĂ©qualification « il faut que n’importe qui puisse faire n’importe quoi », comme le dit un technicien d’usine interrogĂ© mais aussi d’une requalification, lorsque le travailleur remplacĂ© est formĂ© Ă  l’utilisation de la technologie par exemple, dans les usines, les postes de « conducteur d’installation industrielle » -, ou que des postes sont crĂ©Ă©s dans les industries technologiques elles-mĂȘmes. La troisiĂšme est l’intensification du travail : la technologie ne permet pas toujours, comme on pourrait le croire, une simplification des tĂąches, mais au contraire les complexifie et les accĂ©lĂšre. La quatriĂšme est l’accroissement du contrĂŽle managĂ©rial sur le processus de travail, que les technologies rendent plus transparent, plus mesurable et donc plus facilement soumis Ă  la surveillance hiĂ©rarchique.
Finalement, Ă  l’Ă©chelle macroĂ©conomique, les technologies dĂ©truisent-elles plus d’emplois qu’elles n’en transforment ou en crĂ©ent ?
On peut le mesurer au niveau de chaque entreprise, ou plutĂŽt de chaque Ă©tablissement. Mais la rĂ©ponse sera diffĂ©rente en fonction du secteur d’activitĂ©. Automatiser une activitĂ© de sĂ©rie, comme l’automobile, oĂč il est possible de remplacer les tĂąches rĂ©pĂ©titives des humains par celles effectuĂ©es grĂące Ă  des machines, n’a pas les mĂȘmes consĂ©quences sur l’emploi que dans une industrie de flux, comme le raffinage ou la chimie, oĂč l’automatisation n’enlĂšve rien Ă  la nĂ©cessitĂ© d’effectuer des tĂąches complexes nĂ©cessitant de nouvelles compĂ©tences. La fameuse diminution du nombre d’emplois industriels en France n’est pas uniquement due Ă  l’automatisation, mais aussi Ă  la dĂ©sindustrialisation et aux choix managĂ©riaux des directions d’entreprise en faveur du lean management, c’est-Ă -dire la rĂ©duction systĂ©matique du nombre de postes Ă  production Ă©gale, ou encore aux restructurations et aux dĂ©localisations. Les 200 000 emplois de l’industrie automobile française, sur les 400 000 qui existaient il y a dix ans, n’ont pas disparu : ils existent toujours, mais en Roumanie, au Maroc ou en Slovaquie. On se dĂ©sole de l’effondrement des effectifs ouvriers dans l’automobile, mais pourquoi n’y comptabilise-t-on pas les ouvriers des usines de batterie, qui ne sont pas rĂ©pertoriĂ©s dans le mĂȘme secteur par la statistique ? Bref, les emplois ouvriers ne disparaissent pas, ils se transforment. Malheureusement, pas forcĂ©ment en bien. La polarisation du dĂ©bat sur la quantitĂ© d’emplois nous fait oublier de considĂ©rer la question de leur qualitĂ©.
Vous faites allusion Ă  la prĂ©carisation croissante, Ă  l’ubĂ©risation, qui rogne peu Ă  peu le statut du salariat ?
C’est ici que l’observation du travail rĂ©el donne sans doute le rĂ©sultat le plus contre-intuitif, car tout le monde peut connaĂźtre ou observer cette montĂ©e du prĂ©cariat. Or, les chiffres ne confirment pas du tout cette impression de fin du salariat, ou de remplacement du statut de salariĂ© par l’emploi prĂ©caire. Entre 2007 et 2017, malgrĂ© dix ans de crise Ă©conomique, la part de l’emploi en contrat Ă  durĂ©e indĂ©terminĂ©e dans l’emploi total est restĂ©e Ă  peu prĂšs stable en France, passant de 86,4 % Ă  84,6 %. Il n’y a pas eu d’explosion de la prĂ©caritĂ©. De mĂȘme, la durĂ©e moyenne de l’anciennetĂ© dans l’entreprise, malgrĂ© les plans sociaux, les restructurations, les licenciements, est restĂ©e Ă  peu prĂšs la mĂȘme. Elle a mĂȘme augmentĂ© durant les pĂ©riodes de crise, pour une raison bien simple : on ne cherche pas un autre emploi quand la conjoncture est mauvaise. Et c’est exactement l’inverse quand elle s’amĂ©liore : ce qu’on prĂ©sente aujourd’hui comme le phĂ©nomĂšne inĂ©dit de la « grande dĂ©mission » est simplement le signe que la conjoncture s’amĂ©liore, permettant comme Ă  chaque fois dans une telle pĂ©riode une plus grande mobilitĂ© sur le marchĂ© de l’emploi.
Mais cela ne veut bien sĂ»r pas dire que la prĂ©caritĂ© n’existe pas ! Seulement, elle est extrĂȘmement concentrĂ©e sur des catĂ©gories prĂ©cises : les jeunes, les femmes, les immigrĂ©s, dont la durĂ©e d’accĂšs Ă  l’emploi stable s’est considĂ©rablement allongĂ©e. Ce sont eux les prĂ©caires, pas l’ensemble des travailleurs.
Le vĂ©ritable problĂšme du salariat n’est pas la prĂ©carisation, mais les transformations du salariat lui-mĂȘme, attaquĂ© en son coeur pour tous les travailleurs. Ce que l’on observe aujourd’hui dans la rĂ©alitĂ© du travail, c’est l’accroissement des horaires flexibles et atypiques (la nuit, le week-end), la multiplication des heures supplĂ©mentaires, et la stagnation voire le recul des rĂ©munĂ©rations, avec l’accroissement de la part variable liĂ©e aux rĂ©sultats de l’entreprise ou du travailleur lui-mĂȘme. En cela, oui, la situation des salariĂ©s s’est dĂ©tĂ©riorĂ©e.
Ces mutations ne s’incarnent-elles pas dans la situation de ce qu’on appelle les « nouveaux prolĂ©taires du numĂ©rique », qui travaillent pour les GAFA et les plates-formes comme Uber, Deliveroo, etc. ?
Il faut relativiser ce qui serait une « radicale nouveautĂ© » du travail de ces personnes. Tout d’abord, elles ne sont pas si nombreuses : les plates-formes n’emploieraient en France, selon l’OCDE, que 1 % Ă  6 % de la population active la fourchette est large car une mĂȘme personne pouvant travailler pour plusieurs d’entre elles, il y a un nombre indĂ©terminĂ© de doubles comptes. Et surtout, leur modĂšle Ă©conomique est extrĂȘmement fragile, car il repose essentiellement sur la docilitĂ© de ces travailleurs; or leurs luttes pour de meilleures rĂ©munĂ©rations et conditions de travail, ou la simple application du droit, sont de plus en plus frĂ©quentes. Car ces travailleurs ne sont finalement pas si Ă©loignĂ©s du salariĂ© classique. Le numĂ©rique a en fait crĂ©Ă© de trĂšs nombreux emplois d’ouvriers dans la logistique. Les entrepĂŽts sont la continuation des usines du XXe siĂšcle en matiĂšre d’organisation et de nature des tĂąches effectuĂ©es. Il s’agit de vastes concentrations de travailleurs manuels en un lieu unique; mais au lieu de fabriquer des objets, ils les dĂ©placent. Le secteur de la logistique emploie aujourd’hui en France 800 000 ouvriers (hors camionneurs), Ă  comparer aux 190 000 salariĂ©s de l’automobile.
Mais s’agit-il pour autant d’une nouvelle « classe ouvriĂšre », partageant une culture, une identitĂ© commune ?
La notion de classe ne se rĂ©sume pas en effet Ă  l’affectation Ă  un type de travail donnĂ©. Mais l’historien britannique Edward Palmer Thompson [1924-1993] a montrĂ© que ce n’est pas l’appartenance de classe qui produit une culture, des luttes sociales et une « conscience de classe », mais les luttes qui produisent cette culture et cette conscience. Il y a donc une continuitĂ© manifeste entre le capitalisme « Ă  l’ancienne » et la prĂ©tendue « nouvelle Ă©conomie » du numĂ©rique : les salariĂ©s des entrepĂŽts d’Amazon, les « partenaires » d’Uber ou de Deliveroo, et mĂȘme les micro-travailleurs d’Amazon Mechanical Turk, de Facebook ou de Google, payĂ©s quelques centimes par clic et dispersĂ©s partout dans le monde, luttent aujourd’hui pour amĂ©liorer leur rĂ©munĂ©ration et leurs conditions de travail, comme le faisaient les ouvriers de l’automobile au XXe siĂšcle. MĂȘme s’ils ne sont pas en CDI.
Dans votre livre, vous critiquez les propositions visant précisément à améliorer, face aux employeurs, la position des travailleurs précaires comme le revenu de base ou celle des salariés en général comme la cogestion. Pourquoi ?
Le revenu universel est selon moi une « solution » individualiste, qui fait passer le travailleur de la dĂ©pendance de l’employeur Ă  celle de l’Etat. Il affaiblirait la capacitĂ© de lutte collective, qui seule permet d’obtenir de meilleures rĂ©munĂ©rations et conditions de travail. C’est le collectif de travail qui a le potentiel politique subversif capable d’imposer un rapport de force dans la relation de subordination qu’est, de toute maniĂšre, le salariat. Quant Ă  la cogestion, elle couronnerait le type de lutte que les syndicats ou la social-dĂ©mocratie ont menĂ©e au siĂšcle dernier, mais cela ne donnerait pas d’aussi bons rĂ©sultats que par le passĂ© dans le monde actuel.
Aujourd’hui, il s’agit d’Ă©manciper les travailleurs du travail tel qu’il leur est imposĂ©, et je soutiens pour cela une proposition positive, qui pourrait fĂ©dĂ©rer le mouvement social : la rĂ©duction pour tous du temps de travail Ă  32 heures. Il faut libĂ©rer la ie du travail, augmenter le temps dĂ©robĂ© Ă  l’emprise des employeurs.
Le Futur du travail de Juan Sebastian Carbonell Ed. Amsterdam, 192 pages, 12 euros.
(entretien publié dans Le Monde, mercredi 23 mars 2022, p.30)

Voyager dans le metaverse. A propos des résurrections de Matrix

Par Jason Read

Matrix est un film sur le travail. Bien avant que Neo ne s’échappe de la matrice, il doit se libĂ©rer d’un espace d’enfermement beaucoup plus banal : la cabine de bureau. Matrix fait partie de cette Ă©trange sĂ©rie de films sortis fin des annĂ©es 1990 qui traitaient de l’enfermement dans et par le travail ; une liste qui comprend Office Space, Fight Club et American Beauty (ainsi que Being John Malkovich). L’annĂ©e 1999 Ă©tait trĂšs Ă©trange, en plein milieu de la bulle Internet et de la troisiĂšme voie de Bill Clinton ; une annĂ©e qui, en apparence, Ă©tait radieuse pour le capitalisme. En mĂȘme temps, les fictions cinĂ©matographiques racontaient une histoire diffĂ©rente, une histoire dans laquelle le travail et le bureau accaparent la vitalitĂ© des gens. Une idĂ©e que Matrix a rendu littĂ©rale dans son futur dystopique de pods aspirant l’énergie avec les cubicles 2199.

Dans Matrix, nous voyons deux Ă©chappĂ©es diffĂ©rentes hors de ce monde. La premiĂšre, dans les premiĂšres scĂšnes du film, est offerte par Internet, par le monde du piratage. Thomas Anderson/Neo (Keanu Reeves) est un employĂ© de bureau le jour et un hacker la nuit. Il mĂšne deux vies diffĂ©rentes, chacune avec un avenir diffĂ©rent. La premiĂšre est celle d’un dĂ©sespoir tranquille, qui l’amĂšne Ă  se poser la question de la nature de la vie et du contrĂŽle, ou, comme le dit le film, «Qu’est-ce que la matrice ? ». L’autre est celui qui le fait sortir de chez lui et l’amĂšne finalement Ă  entrer en contact avec la rĂ©ponse Ă  cette question, Ă  comprendre ce qu’est la matrice. Comme on l’a souvent notĂ©, la matrice elle-mĂȘme peut se comprendre comme une sorte d’allĂ©gorie d’Internet, ou du moins de l’Internet Ă  ses dĂ©buts. D’une part, il y a la capacitĂ© d’invention et de rĂ©invention de soi, illustrĂ©e par la collection de styles et de modes variĂ©s que les « moi numĂ©riques » portent dans la Matrice comme les costumes trois piĂšces, les trenchs et les lunettes de soleil dĂ©fiant la gravitĂ©, associĂ©e Ă  l’idĂ©al de la diffusion et mĂȘme de la dĂ©mocratisation de la connaissance par la numĂ©risation. C’est un monde dans lequel n’importe qui peut tout savoir en appuyant sur un bouton, y compris le Kung-Fu. D’autre part, il y a l’omniprĂ©sence de la surveillance et du contrĂŽle, les agents sont partout et tout est surveillĂ©.

Le succĂšs de Matrix n’était pas seulement dĂ» Ă  sa capacitĂ© Ă  capturer la frustration du monde du bureau, mais aussi parce qu’il a su crĂ©er un imaginaire composĂ© de nouveaux espaces d’évasion et de contrĂŽle qui ont Ă©tĂ© crĂ©Ă©s Ă  partir de tant de bureaux, sur tant d’écrans d’ordinateur pour devenir enfin l’espace du monde virtuel. L’Internet Ă©tait Ă  bien des Ă©gards motivĂ© par une ligne de fuite, une tentative d’échapper Ă  la cabine de bureau, mĂȘme si ces lignes de fuite se terminaient avec des gens attachĂ©s Ă  des ordinateurs portables, essayant de trouver de nouvelles façons de perturber les industries afin de survivre.

Lorsque Matrix Resurrections (2021) s’ouvre, ces deux identitĂ©s, ces deux vies, celle d’un employĂ© de bureau le jour et celle d’un hacker la nuit, ont Ă©tĂ© fusionnĂ©es en une seule. Nous rencontrons Thomas Anderson, concepteur de jeux vidĂ©o Ă  succĂšs. Il a conçu trois jeux Matrix Ă  succĂšs. Il ne travaille plus dans une cabine mais dans un bureau type open space aussi ouvert et aussi « amusant » qu’on pourrait le penser. Avec un cafĂ© et des stimulations, qui fonctionne comme son extension nĂ©cessaire. Les ordinateurs ne sont plus des machines grises et ennuyeuses le jour et des lieux d’évasion illicites la nuit, mais les deux Ă  la fois. La frustration et l’ennui ne conduisent plus Ă  la recherche des vĂ©ritables sources de contrĂŽle de la sociĂ©tĂ©, mais Ă  l’évasion. Comme l’a avouĂ© l’un des collĂšgues de Thomas, il a failli gĂącher ses Ă©tudes au collĂšge en passant tout son temps dans la Matrice. L’évasion n’est plus ce qu’elle Ă©tait, tout comme le contrĂŽle…

On parle beaucoup de la mĂ©ta-nature du quatriĂšme film de la sĂ©rie Matrix. Elle commence avec des figures de Warner Brothers qui demandent une suite Ă  Matrix. Ce qui nous rappelle que mĂȘme les films qui encadrent nos fantasmes d’évasion, qui font exploser les boĂźtes dans lesquels nous travaillons, ne sont rĂ©alisĂ©s qu’à condition de faire du profit. Nombreux sont ceux qui ont interprĂ©tĂ© ces scĂšnes comme l’expression par Lana Wachowski de ses rĂ©ticences Ă  revenir dans sa franchise Ă  succĂšs. Ces interventions fonctionnent Ă©galement comme une sorte de thĂ©orie du blockbuster lui-mĂȘme, ou du moins d’une Ă©poque antĂ©rieure du blockbuster. Comme le dit un personnage lors de la rĂ©union de prĂ©sentation, « nous devons penser au bullet time (le temps de la balle, NDLT) », en rĂ©fĂ©rence Ă  l’effet spĂ©cial du premier film qui ralentissait le temps pour que nous puissions voir les personnages Ă©viter les balles tirĂ©es Ă  bout portant.

L’histoire des blockbusters, et en particulier des films de science-fiction, est rarement celle oĂč les images de l’avenir de la science-fiction sont rendues possibles par des innovations technologiques existant rĂ©ellement hors de l’écran. Pensez Ă  Terminator 2 et au mĂ©tal liquide du T-1000, Ă  Jurassic Park et aux dinosaures CGI, Ă  Matrix et au bullet time comme nouvelle reprĂ©sentation de l’action. Autrefois, un nouveau film avait besoin d’un nouveau gadget pour devenir un succĂšs, quelque chose qui poussait les gens vers le spectacle. Les film de super-hĂ©ros contemporain, ou, pour ĂȘtre plus prĂ©cis, les films de propriĂ©tĂ© intellectuelle si l’on y inclut Star Wars, semblent avoir rompu ce lien. Ils utilisent toujours les mĂȘmes images de synthĂšse et poussent les gens Ă  se rendre au cinĂ©ma pour voir le prochain Ă©pisode, non pas en raison des effets spĂ©ciaux mais pour voir enfin tel ou tel personnage revenir ou apparaĂźtre pour la premiĂšre fois. D’oĂč l’importance de la scĂšne « post-crĂ©dit » qui prend le public Ă  tĂ©moin.

Cette thĂ©orie du blockbuster et de son Ă©volution n’est pas une parenthĂšse, mais nous ramĂšne Ă  la nature mĂȘme du film, Ă  la façon dont il thĂ©orise le contrĂŽle et Ă  la façon dont il le met en Ɠuvre. Les RĂ©surrections de Matrix est en quelque sorte un blockbuster sensible, conscient des contraintes auxquelles il est confrontĂ© et des possibilitĂ©s qu’il ouvre. La rĂ©plique sur le bullet time est un aspect de sa conscience de soi et de ses limites. Il n’y a pas de nouvel effet qui fasse du film un Ă©cart marquĂ© par rapport aux trois originaux, pas qualitativement diffĂ©rent. Le bullet time rĂ©apparaĂźt, mais au lieu de ralentir l’image jusqu’Ă  ce que l’on puisse voir l’acte imperceptible d’esquiver les balles, il se prolonge pour permettre le monologue du mĂ©chant. Pour faire rĂ©fĂ©rence Ă  David Graeber, selon qui l’imaginaire de science-fiction est dĂ©connectĂ© de l’avancement technologique qui tend plutĂŽt Ă  ralentir, il fut un temps oĂč la seule ligne droite du progrĂšs technologique se trouvait dans les effets spĂ©ciaux. Nous n’étions pas plus prĂšs d’explorer le systĂšme solaire ou de construire des robots majordomes, mais les rendus des vaisseaux spatiaux et des robots Ă  l’écran s’amĂ©lioraient d’annĂ©e en annĂ©e. Peut-ĂȘtre existe-t-il aussi un ralentissement dans le rythme des effets spĂ©ciaux. Le manque d’innovation technique derriĂšre l’écran s’accompagne d’une tentative peu enthousiaste de traiter des changements technologiques intervenus depuis la sortie du film. Il n’y a quelques scĂšnes sur le fait qu’on n’a plus besoin de tĂ©lĂ©phones fixes comme interface entre la matrice et le monde rĂ©el.

La matrice du dernier film est Ă  la fois plus dĂ©finie dans l’espace, en apparaissant comme une ville spĂ©cifique, San Francisco, plutĂŽt qu’un lieu quelconque et dĂ©connectĂ©, puisqu’il Ă©tait possible d’entrer Ă  Paris et d’ouvrir une porte sur un train Ă  grande vitesse au Japon. Le seul point oĂč le film semble reflĂ©ter le changement de l’Internet moderne est que les agents du film prĂ©cĂ©dent, ces figures de contrĂŽle rapides et mortels qui pouvaient apparaĂźtre n’importe oĂč, sont remplacĂ©s par des « bots » qui peuvent apparaĂźtre partout et en grand nombre. Les essaims d’hostilitĂ© programmĂ©e semblent ĂȘtre tout aussi importants pour comprendre l’Internet moderne des mĂ©dias sociaux que le contrĂŽle dissĂ©minĂ© l’était dans sa version prĂ©cĂ©dente.

Le film original et sa derniĂšre itĂ©ration contiennent tous deux ce que l’on pourrait appeler des thĂšses sur la nature du contrĂŽle. La premiĂšre est proposĂ©e par l’agent Smith qui offre ce qui suit comme explication de la Matrice :

« Saviez-vous que la premiĂšre Matrice Ă©tait conçue pour ĂȘtre un monde humain parfait ? OĂč personne ne souffrirait, oĂč tout le monde serait heureux. Ce fut un dĂ©sastre. Personne ne voulait accepter le programme. Des rĂ©coltes entiĂšres ont Ă©tĂ© perdues. Certains pensaient que nous n’avions pas le langage de programmation pour dĂ©crire votre monde parfait. Mais je crois que, en tant qu’espĂšce, les ĂȘtres humains dĂ©finissent leur rĂ©alitĂ© par la souffrance et la misĂšre. »

On revient Ă  nouveau sur cette idĂ©e que les ĂȘtres humains sont contrĂŽlĂ©s non pas par un idĂ©al, par une version idĂ©alisĂ©e du monde, mais par les dĂ©sirs et les peurs, l’espoir et le dĂ©sespoir. Comme le dĂ©clare l’analyste dans le dernier film. « Tout est question de fiction. Le seul monde qui compte, c’est celui d’ici (en dĂ©signant sa tĂȘte), et vous, vous croyez les trucs les plus fous. Pourquoi ? Qu’est-ce qui valide et rend rĂ©elles vos fictions ? Les sentiments
 ». Ce Ă  quoi il ajoute plus tard : « Les sentiments sont plus faciles Ă  contrĂŽler que les faits. ». Cette dĂ©claration pourrait ĂȘtre comprise comme une thĂšse sur les changements qu’a connus Internet depuis le premier film, passant d’un conflit pour le contrĂŽle de la connaissance et de l’information, ou Ă  tout le moins de la propriĂ©tĂ© intellectuelle (Napster et Matrix sont sortis la mĂȘme annĂ©e) Ă  l’Internet des mĂ©dias sociaux, moins motivĂ© par des conflits de contrĂŽle de l’information que par le contrĂŽle par la colĂšre, l’espoir et le dĂ©sespoir. C’est une dĂ©claration intĂ©ressante sur l’nternet, mais il est difficile de la voir fonctionner dans le film.

Il y a quelques aspects intĂ©ressants Ă  propos du contrĂŽle Ă©motionnel Ă  travers la critique de la thĂ©rapie et des mĂ©dicaments psychiatriques comme rĂ©gime de contrĂŽle et, plus prĂ©cisĂ©ment, dans le cas de Trinity, de la famille comme forme de contrĂŽle Ă©motionnel. Le film ne va pas vraiment jusqu’au bout de cette critique, il ne nous offre pas vraiment une cartographie des forces de contrĂŽle Ă©motionnel ou affectif qui dominent la vie moderne. La raison en est donnĂ©e dans la scĂšne post-crĂ©dit, qui vise moins Ă  prĂ©parer la prochaine suite qu’à expliquer la disparition du film lui-mĂȘme. Les sentiments n’ont plus besoin de structure narrative lorsqu’une vidĂ©o de chat ou un mĂšme rapide peut faire l’affaire.

A l’évidence, Matrix Resurrections n’a pas connu le mĂȘme succĂšs commercial que ses prĂ©dĂ©cesseurs. Pour ma part, j’Ă©tais content de pouvoir le regarder chez moi, mais une semaine avant sa sortie, des millions de personnes sont retournĂ©s dans les cinĂ©mas pour voir le dernier Spider-Man. Pour applaudir avec d’autres personnes. Peut-ĂȘtre, et cela dĂ©passe le cadre de cet article, que les films de super-hĂ©ros doivent ĂȘtre compris en termes de leur propre Ă©conomie affective, de leur combinaison d’espoir et de peur, ou, plus prĂ©cisĂ©ment, de la nostalgie en tant qu’émotion.

Jason Read est philosophe, spĂ©cialiste de Marx, Spinoza et Deleuze et enseigne Ă  l’universitĂ© de Maine du Sud Ă  Portland (États-Unis). Depuis 2006, il tient un blog intitulĂ© Unemployed Negativity

 

Le culte de la performance est un néo-stakhanovisme.

Comment un mineur soviĂ©tique des annĂ©es 1930 a contribuĂ© Ă  crĂ©er le culte contemporain du travail et de l’entreprise. Par Bogdan Costea (Professeur en Ă©tudes du management, UniversitĂ© de Lancaster) et Peter Watt (MaĂźtre de confĂ©rence en Ă©tudes du management et des organisations, UniversitĂ© de Lancaster).

Une nuit d’étĂ© du mois d’aoĂ»t 1935, un jeune mineur soviĂ©tique du nom d’Alexei Stakhanov rĂ©ussissait Ă  extraire 102 tonnes de charbon en une seule journĂ©e de travail. C’était tout simplement extraordinaire d’autant que suivant les objectifs de la planification soviĂ©tique, la moyenne pour une  équipe Ă©tait de sept tonnes


Alexei Stakhanov a pulvĂ©risĂ© cet objectif par une augmentation stupĂ©fiante de 1 400 %. Mais la simple quantitĂ© extraite ne rĂ©sumait pas toute l’histoire car c’est bien la rĂ©ussite individuelle de Stakhanov qui est devenue l’aspect le plus significatif de cet Ă©pisode. Depuis lors, l’ethos du travail qu’il incarnait Ă  cette Ă©poque n’a cessĂ© d’ĂȘtre recyclĂ© par le management d’entreprise.

Dans les annĂ©es 1930, les efforts personnels de Stakhanov, son engagement, son potentiel et sa passion ont conduit Ă  l’émergence d’une nouvelle figure idĂ©ale dans l’imaginaire communiste de Staline. AprĂšs avoir fait la couverture du magazine Time en 1935 en tant que figure de proue d’un nouveau mouvement ouvrier consacrĂ© Ă  l’augmentation de la production, Stakhanov est devenu l’icĂŽne soviĂ©tique vivante d’un nouveau type humain et le dĂ©but d’un courant social et politique connu sous le nom de « stakhanovisme ».

Ce courant est toujours d’actualitĂ© sur les lieux de travail d’aujourd’hui – que sont les ressources humaines, aprĂšs tout ? En regardant de prĂšs, on peut observer que le langage managĂ©rial est truffĂ© par une rhĂ©torique identique Ă  celle utilisĂ©e dans les annĂ©es 1930 par le Parti Communiste d’URSS. On pourrait mĂȘme dire que l’enthousiasme stakhanoviste est encore plus intense aujourd’hui qu’il ne l’était en URSS. Il prospĂšre dans le jargon de la gestion des ressources humaines (GRH), avec ses appels constants Ă  exprimer la passion, la crĂ©ativitĂ© individuelle, l’innovation et les talents et cela Ă  tous les niveaux des structures de management.

Mais ce discours sacralisant la prestation de travail a un prix. Pendant plus de vingt ans, nos recherches ont suivi l’évolution des systĂšmes de management, de GRH, d’employabilitĂ© et de gestion des performances, jusqu’aux imaginaires culturels qu’elles suscitent[1]. Nous avons montrĂ© comment ces systĂšmes laissent aux salariĂ©s le sentiment permanent de ne jamais atteindre l’excellence et nourrissent une inquiĂ©tude permanente que quelqu’un d’autre (probablement juste Ă  cĂŽtĂ© de nous) est toujours certainement plus performant.

À partir du milieu des annĂ©es 1990, nous avons observĂ© dans nos enquĂȘtes l’émergence d’un nouveau langage de gestion des ressources humaines; un langage qui nous incite constamment Ă  considĂ©rer le travail comme un lieu oĂč nous devrions dĂ©couvrir « qui nous sommes vraiment » pour exprimer ce « potentiel unique » qui pourrait nous rendre infiniment « ingĂ©nieux » et plein de vitalitĂ©.

La vitesse Ă  laquelle ce langage s’est dĂ©veloppĂ© et rĂ©pandu est remarquable. Mais ce qui est encore plus remarquable, c’est la maniĂšre dont il est aujourd’hui parlĂ© de maniĂšre rĂ©currente dans toutes les sphĂšres sociales. Ce langage est celui du sentiment moderne de soi et il ne peut donc manquer d’ĂȘtre efficace. L’accent mis sur le « soi » confĂšre au management un pouvoir symbolique et culturel sans prĂ©cĂ©dent. Il conduit Ă  intensifier le travail de maniĂšre telle qu’il est presque impossible d’y rĂ©sister. En effet, qui ose encore refuser l’invitation Ă  dĂ©velopper et Ă  exprimer son potentiel ou ses talents prĂ©sumĂ©s ?

Stakhanov a Ă©tĂ© une sorte de tĂȘte d’affiche prĂ©coce pour des refrains tels que : « potentiel », « talent », « crĂ©ativitĂ© », « innovation », « passion et engagement », « apprentissage continu » et « croissance personnelle ». Ils sont tous devenus les attributs que les systĂšmes de GRH saluent comme les qualitĂ©s des « ressources humaines » idĂ©ales. Aujourd’hui, ces idĂ©es sont tellement ancrĂ©es dans la psychĂ© collective que beaucoup de gens pensent que ce sont des qualitĂ©s qu’ils attendent d’eux-mĂȘmes, au travail comme dans les interactions sociales en gĂ©nĂ©ral.

Le travailleur super-héros

Alors, pourquoi le spectre de ce mineur oubliĂ© depuis longtemps hante-t-il secrĂštement notre imaginaire ? Dans les annĂ©es 1930, les mineurs Ă©taient couchĂ©s sur le cĂŽtĂ© et utilisaient des pioches pour travailler le charbon, qui Ă©tait ensuite chargĂ© sur des chariots et tirĂ© hors du puits par des poneys. Stakhanov a apportĂ© quelques innovations, mais c’est d’abord l’adoption du marteau-piqueur qui a contribuĂ© Ă  sa productivitĂ©. Dans les annĂ©es 1930, cet outil est encore une nouveautĂ© et nĂ©cessite une formation spĂ©cialisĂ©e car il est extrĂȘmement lourd, pesant plus de 15 kg.

DĂšs que le Parti Communiste avait pris conscience du potentiel de l’exploit de Stakhanov, le stakhanovisme s’est rapidement dĂ©veloppĂ©. À l’automne 1935, des Ă©quivalents de Stakhanov ont subitement fait apparition dans tous les secteurs de la production industrielle. De la construction de machines aux aciĂ©ries, en passant par les usines de textiles et la production de lait, partout des individus battaient les records de productivitĂ© et accĂ©daient au statut de l’élite stakhanoviste. Tous Ă©taient stimulĂ©s par le fait que le Parti Communiste avait adoptĂ© Stakhanov comme symbole principal d’un nouveau plan Ă©conomique. Le parti voulait crĂ©er une Ă©lite reprĂ©sentant les qualitĂ©s humaines d’un travailleur super-hĂ©ros.

Ces travailleurs ont commencĂ© Ă  bĂ©nĂ©ficier de privilĂšges spĂ©ciaux (des salaires Ă©levĂ©s aux nouveaux logements, en passant par des possibilitĂ©s d’éducation pour eux-mĂȘmes et leurs enfants). C’est ainsi que les stakhanovistes sont devenus des personnages centraux de la propagande soviĂ©tique. Ils montraient au monde ce que l’URSS pouvait rĂ©aliser lorsque la technologie Ă©tait maĂźtrisĂ©e par un nouveau type de travailleur engagĂ©, passionnĂ©, talentueux et crĂ©atif. Ce nouveau travailleur promettait d’ĂȘtre la force qui propulserait l’Union soviĂ©tique devant ses adversaires capitalistes occidentaux.

La propagande soviĂ©tique a sautĂ© sur l’occasion. Une narration a vu le jour, prĂ©figurant l’avenir du travail productiviste en URSS. Stakhanov avait cessĂ© d’ĂȘtre une personne pour devenir une icĂŽne vivante d’un systĂšme d’idĂ©es et de valeurs, dĂ©crivant un nouveau mode de pensĂ©e et de sentiment Ă  l’égard du travail.

Il s’avĂšre qu’une telle histoire Ă©tait grandement nĂ©cessaire. L’économie soviĂ©tique n’était pas performante. MalgrĂ© des investissements gigantesques dans l’industrialisation au cours du  premier plan quinquennal (1928-1932), la productivitĂ© Ă©tait loin d’ĂȘtre satisfaisante. A cette Ă©poque, l’URSS n’avait pas encore rĂ©ussi Ă  surmonter son retard technologique et Ă©conomique, et encore moins Ă  dĂ©passer les États-Unis et l’Europe capitaliste.

Le personnel décide de tout

Les plans quinquennaux Ă©taient des programmes systĂ©matiques d’allocation des ressources, de quotas de production et de taux de travail pour tous les secteurs de l’économie. Le premier visait Ă  injecter les derniĂšres technologies dans des domaines clĂ©s, notamment la construction de machines industrielles. Son slogan officiel du Parti Communiste Ă©tait « La technologie dĂ©cide de tout ». Mais cette poussĂ©e technologique ne parvenait pas Ă  augmenter la production et le niveau de vie et les salaires rĂ©els Ă©taient plus bas en 1932 qu’en 1928.

Le deuxiĂšme plan quinquennal (1933-1937) allait avoir un nouvel objectif : « Le personnel dĂ©cide de tout ». Mais pas n’importe quel personnel. C’est ainsi que Stakhanov a cessĂ© d’ĂȘtre une personne pour devenir un idĂ©al type, un ingrĂ©dient nĂ©cessaire Ă  la recette de ce nouveau plan.

Le 4 mai 1935, Staline avait dĂ©jĂ  prononcĂ© un discours intitulĂ© « Les cadres [le personnel] dĂ©cident de tout ». Le nouveau plan avait donc besoin de figures comme Stakhanov. Une fois qu’il a montrĂ© que c’était possible, en quelques semaines, des milliers de « batteurs de records » ont Ă©tĂ© autorisĂ©s Ă  relever le dĂ©fi dans tous les secteurs de la production. Ceci s’est produit malgrĂ© les rĂ©serves des directeurs et des ingĂ©nieurs qui savaient que les machines, les outils et les personnes ne pouvaient rĂ©sister Ă  de telles pressions que pendant un certain lapse de temps.

Quoi qu’il en soit, la propagande du parti devait permettre Ă  une nouvelle sorte d’élite ouvriĂšre de se dĂ©velopper de maniĂšre apparemment spontanĂ©e – de simples ouvriers, venus de nulle part, mus par leur refus d’admettre des quotas dictĂ©s par les ingĂ©nieurs et les limites techniques. En fait, ils allaient montrer au monde que c’était le refus mĂȘme de ces limites qui constituait l’essence de l’engagement personnel dans le travail : battre tous les records, n’accepter aucune limite, montrer comment chaque personne et chaque machine est toujours capable d’en faire « plus »…

Le 17 novembre 1935, Staline fournit une explication dĂ©finitive du stakhanovisme. En clĂŽturant la premiĂšre confĂ©rence des stakhanovistes de l’industrie et des transports de l’Union soviĂ©tique, il dĂ©finit l’essence du stakhanovisme comme un saut de « conscience » et on comme une simple question technique ou institutionnelle. Bien au contraire, le mouvement exigeait un nouveau type de travailleur, avec un nouveau type d’ñme et de volontĂ©, animĂ© par le principe du progrĂšs illimitĂ©. Staline a dit :

« Ce sont des gens nouveaux, des gens d’un type spĂ©cial… le mouvement Stakhanov est un mouvement d’hommes et de femmes travailleurs qui se fixe pour objectif de dĂ©passer les normes techniques actuelles, de dĂ©passer les capacitĂ©s toujours sous-estimĂ©es, de dĂ©passer les plans de production existants. Les surpasser – parce que ces normes Ă©taient dĂ©jĂ  devenues dĂ©suĂštes pour notre Ă©poque, pour notre nouveau peuple. »

Dans la propagande qui a suivi, Stakhanov est devenu un symbole chargĂ© de significations. Un hĂ©ros ancestral, puissant, brut que rien ni personne pouvait arrĂȘter. Mais aussi un esprit moderne, rationnel et progressiste, capable de libĂ©rer les pouvoirs cachĂ©s et inexploitĂ©s de la technologie et de prendre le contrĂŽle de ses possibilitĂ©s illimitĂ©es. Il Ă©tait prĂ©sentĂ© comme une figure promĂ©thĂ©enne, Ă  la tĂȘte d’une Ă©lite de travailleurs dont les nerfs et les muscles, l’esprit et l’ñme, Ă©taient en parfaite harmonie avec les systĂšmes de production technologique. Le stakhanovisme Ă©tait la vision d’une nouvelle humanitĂ©.

Les possibilités sont infinies

Le statut de cĂ©lĂ©britĂ© des stakhanovistes offre d’énormes opportunitĂ©s idĂ©ologiques. Il a permis l’augmentation des quotas de production. Mais cette hausse devait rester modĂ©rĂ©e, sinon les stakhanovistes ne pouvaient pas se maintenir en tant qu’élite. Et, en tant qu’élite, les stakhanovistes eux-mĂȘmes devaient ĂȘtre soumis Ă  une limite : combien de virtuoses du travail de haute performance pouvaient rĂ©ellement ĂȘtre reconnus sans rendre leur excellence hors de portĂ©e ? Les quotas ont donc Ă©tĂ© Ă©laborĂ©s d’une maniĂšre que nous pourrions reconnaĂźtre aujourd’hui : par une de distribution forcĂ©e , qu’on pourrait aussi qualifier de classement par rang en fonction de la prestation de travail.

AprĂšs tout, combien de personnes trĂšs performantes peut-on retrouver Ă  un moment donnĂ© dans une entreprise ? Selon l’ancien PDG de General Electric, Jack Welch, leur proportion ne dĂ©passera jamais les 20 %, ce qui correspond Ă  peu de choses prĂšs aux normes de la fonction publique britannique, du moins jusqu’en 2019. En 2013, Welch a affirmĂ© que ce systĂšme Ă©tait « pondĂ©rĂ© et humain », qu’il s’agissait de « construire de grandes Ă©quipes et de grandes entreprises par la cohĂ©rence, la transparence et la franchise », en opposition aux « complots, secrets ou purges d’entreprise ». L’argument de Welch Ă©tait loin d’ĂȘtre parfait. Tout systĂšme de distribution forcĂ© conduit inĂ©luctablement Ă  l’exclusion et Ă  la marginalisation de ceux qui se situent dans les catĂ©gories infĂ©rieures. Loin d’ĂȘtre humain, ce systĂšme de classement restera toujours, par nature, menaçant et impitoyable.

L’élitisme et le culte de l’excellence sont le stakhanovisme d’aujourd’hui, en tĂ©moigne leur focalisation sur les performances des salariĂ©s et leur prĂ©occupation constante pour les individus « performants ».

On oublie souvent que le stalinisme lui-mĂȘme Ă©tait centrĂ© sur un idĂ©al de l’ñme et de la volontĂ© individuelles : qu’est-ce que le « je » ne serait pas capable de faire ? Rien, et Stakhanov correspondait parfaitement Ă  cet idĂ©al. La culture d’entreprise et le culte sacrĂ© du travail de haute performance ne fait que bĂ©gayer l’idĂ©e que « les possibilitĂ©s sont infinies ».

Telle Ă©tait la logique du mouvement stakhanoviste dans les annĂ©es 1930. Mais c’est aussi la logique des cultures d’entreprise contemporaines, dont les messages sont dĂ©sormais partout. Les promesses suivant lesquelles « les possibilitĂ©s sont infinies », le potentiel est « sans limites » et vous pouvez façonner l’avenir que vous voulez, se retrouvent dĂ©sormais dans les messages « inspirants » sur les mĂ©dias sociaux, dans les discours des cabinets de conseil en gestion et dans presque toutes les offres d’emploi pour les diplĂŽmĂ©s. Une sociĂ©tĂ© de conseil en management s’appelle mĂȘme Infinite Possibilities


Ces mĂȘmes phrases figuraient sur un sous-verre apparemment anodin utilisĂ© par Deloitte au dĂ©but des annĂ©es 2000 pour son programme de gestion des diplĂŽmĂ©s. D’un cĂŽtĂ©, on pouvait lire : « Les possibilitĂ©s sont infinies !». De l’autre cĂŽtĂ©, il invitait le lecteur Ă  prendre le contrĂŽle de son destin : « C’est votre avenir. Jusqu’oĂč le mĂšnerez-vous ? »

Aussi insignifiants que ces objets puissent paraĂźtre, un archĂ©ologue perspicace du futur dirait de ces messages qu’ils sont porteurs d’une pensĂ©e des plus funestes, animant les salariĂ©s d’aujourd’hui autant qu’elle animait les stakhanovistes.

Mais s’agit-il de propositions sĂ©rieuses, ou simplement de tropismes ironiques ? Depuis les annĂ©es 1980, le vocabulaire du management s’est enrichi de maniĂšre presque incessante Ă  cet Ă©gard. La prolifĂ©ration rapide des tendances de gestion Ă  la mode suit la prĂ©occupation croissante pour la poursuite de « possibilitĂ©s sans fin », d’horizons nouveaux et illimitĂ©s d’expression et d’accomplissement de soi.

C’est dans cette optique que nous devons nous montrer comme des membres dignes des cultures d’entreprise. L’exigence de rĂ©aliser les possibilitĂ©s infinies devient un Ă©lĂ©ment central de notre vie professionnelle quotidienne. Le type humain crĂ©Ă© par cette idĂ©ologie soviĂ©tique dans les annĂ©es 1930 nous regarde  dans les yeux en mobilisant partout oĂč c’est possible des Ă©noncĂ©s de mission, des valeurs et des engagements envers l’entreprise et le travail.

En rĂ©alitĂ©, l’essence du stakhanovisme reprĂ©sentait une nouvelle forme d’individualitĂ©, d’implication personnelle dans le travail et cette forme trouve aujourd’hui sa place aussi bien dans les open space, dans les bureaux de la direction, les campus d’entreprise que dans les Ă©coles et les universitĂ©s. Le stakhanovisme est devenu un mouvement de l’ñme individuelle. Mais que produit rĂ©ellement un employĂ© de bureau et Ă  quoi ressemblent les stakhanovistes d’aujourd’hui ?

Les stakhanovistes d’entreprise d’aujourd’hui

En 2020, la sĂ©rie dramatique Industry, produite par la BBC et crĂ©Ă©e par deux personnes ayant une expĂ©rience directe de la City Ă  Londres, nous a donnĂ© un aperçu du stakhanovisme moderne. Il s’agit d’un examen sensible et dĂ©taillĂ© du destin de cinq diplĂŽmĂ©s qui rejoignent une institution financiĂšre fictive, mais tout Ă  fait reconnaissable (Goldman Sachs, NDLT). Les personnages de la sĂ©rie deviennent presque instantanĂ©ment des nĂ©o-stakhanovistes impitoyables. Ils savent que leur succĂšs ne rĂ©sulte pas de leur capacitĂ© Ă  produire, mais de la façon dont ils jouent leur personnage comme quelqu’un de cool qui a rĂ©ussi scĂšne de l’entreprise. Ce n’est pas ce qu’ils font mais la façon dont ils apparaissaient qui importe.

Les dangers de ne pas paraĂźtre extraordinaire, talentueux ou crĂ©atif sont donc trĂšs importants. La sĂ©rie a montrĂ© comment la vie professionnelle se transforme en champ de bataille oĂč luttes personnelles, privĂ©es et publiques se perpĂ©tuent sans fin. Chaque personnage y perd son sens de l’orientation et son intĂ©gritĂ© personnelle. La confiance disparaĂźt et le sens mĂȘme du soi se dissout de plus en plus.

Les journĂ©es de travail normales, avec des plages horaires de 8 heures Ă  10 heures n’existent plus. Les salariĂ©s doivent s’exĂ©cuter sans cesse de maniĂšre frĂ©nĂ©tique, en produisant une gestuelle qui leur donne l’air d’ĂȘtre impliquĂ©s, engagĂ©s, passionnĂ©s et crĂ©atifs. Ces conduites ostentatoires sont obligatoires pour conserver une certaine lĂ©gitimitĂ© sur le lieu de travail. Les contraintes de la vie professionnelle ont donc le pouvoir de dĂ©terminer le sentiment de valeur qu’une personne peut avoir d’elle-mĂȘme et cela Ă  partir d’interactions apparemment insignifiantes – que ce soit dans une salle de rĂ©union, autour d’un sandwich ou d’une tasse de cafĂ©.

ForcĂ©ment, les amitiĂ©s deviennent impossibles parce qu’une vraie interconnexion humaine est ni souhaitable ni possible, car faire confiance aux autres affaiblira toute personne dont la rĂ©ussite est en jeu. Personne ne veut ĂȘtre Ă©vincĂ© de la sociĂ©tĂ© stakhanoviste des talents supĂ©rieurs hyper-performants. Les Ă©valuations de performance qui peuvent conduire au licenciement sont une perspective effrayante. Et c’est le cas aussi bien dans la sĂ©rie que dans la vie rĂ©elle.

Le dernier Ă©pisode d’Industry se termine par le licenciement de la moitiĂ© des diplĂŽmĂ©s universitaires (graduates ou dĂ©tenteurs de licence, NDLT) encore prĂ©sents dans l’entreprise, suite d’une opĂ©ration appelĂ©e « rĂ©duction des effectifs ». Il s’agit en fait d’une Ă©valuation finale draconienne des performances, au cours de laquelle chaque employĂ© est contraint de faire une dĂ©claration publique expliquant pourquoi il doit rester en poste, un peu comme dans la sĂ©rie de tĂ©lĂ©-rĂ©alitĂ© The Apprentice. Dans Industry, les dĂ©clarations seront diffusĂ©es sur la chaĂźne d’entreprise, prĂ©sent Ă  travers des Ă©crans qui Ă©maillent tout le bĂątiment. Dans ces clips, ils dĂ©crivent ce qui les fait sortir du lot et pourquoi ils sont plus mĂ©ritants que tous les autres


Les rĂ©actions Ă  Industry sont apparues trĂšs rapidement et les tĂ©lĂ©spectateurs ont Ă©tĂ© enthousiasmĂ©s par le rĂ©alisme de la sĂ©rie et la façon dont elle rĂ©sonnait avec leurs propres expĂ©riences. Un animateur d’une chaĂźne YouTube ayant une grande expĂ©rience d’entreprise a rĂ©agi Ă  chaque Ă©pisode ; la presse Ă©conomique a Ă©galement rĂ©agi rapidement [2], ainsi que d’autres mĂ©dias. Leurs conclusions convergent : il s’agit d’un drame d’entreprise trĂšs sĂ©rieux dont le rĂ©alisme rĂ©vĂšle une grande partie de la nature problĂ©matique des cultures organisationnelles actuelles.

La sĂ©rie Industry est importante car elle touche directement Ă  une expĂ©rience vĂ©cue par tant de personnes avec notamment le sentiment d’ĂȘtre pris en otage par une compĂ©tition permanente de tous contre tous. Lorsque l’on sait que les Ă©valuations de performance comparent les uns aux autres, il ne faut pas oublier que les consĂ©quences sur la santĂ© mentale peuvent ĂȘtre graves.

Cette idĂ©e trouve un prolongement dans un Ă©pisode de Black Mirror. IntitulĂ© Nosedive, l’histoire dĂ©peint un monde dans lequel tout ce que nous pensons, ressentons et faisons devient l’objet d’une Ă©valuation par celles et ceux qui nous entourent. Et si chaque tĂ©lĂ©phone portable devenait le siĂšge d’un tribunal perpĂ©tuel qui dĂ©cide de notre valeur personnelle – sans possibilitĂ© d’appel ? Et si tout le monde autour de nous devenait notre juge ? À quoi ressemblerait la vie quand la seule chose qui sert Ă  nous mesurer correspond Ă  l’évaluation instantanĂ©e que les autres font de nous ?

Nous avons posĂ© ces questions depuis longtemps dans le cadre de nos recherches [3], ce qui nous a permis de suivre l’évolution des systĂšmes de management des performances et des cultures d’entreprise crĂ©es sur deux dĂ©cennies. Nous avons constatĂ© que l’évaluation de performance tend Ă  devenir publique, impliquant le personnel dans des systĂšmes Ă  360 degrĂ©s dans lesquels chaque individu est notĂ© anonymement par ses collĂšgues, ses managers et mĂȘme ses clients sur de multiples dimensions de qualitĂ©s personnelles.

Les systĂšmes de management RH axĂ©s sur l’évaluation des traits de personnalitĂ© se combinent dĂ©sormais aux derniĂšres technologies pour devenir omniprĂ©sents de façon permanente. Les moyens de rendre compte de tous les aspects de notre personnalitĂ© au travail sont de plus en plus considĂ©rĂ©s comme essentiels pour mobiliser la « crĂ©ativité » et l’ « innovation ».

Il se pourrait donc que l’atmosphĂšre de compĂ©tition stakhanoviste soit aujourd’hui plus dangereuse que dans l’URSS des annĂ©es 1930. Elle est d’autant plus pernicieuse qu’elle est dĂ©sormais motivĂ©e par une confrontation entre les personnes, une confrontation entre la valeur de « moi » et la valeur de « vous » en tant qu’ĂȘtres humains – et pas seulement entre la valeur de ce que « je suis capable de faire » et celle de ce que « vous ĂȘtes capable de faire ». Il s’agit d’une rencontre directe entre des personnes et leur apprĂ©ciation de leur « valeur » qui est devenu le support de cultures compĂ©titives et performantes.

Dans The Circle (Dave Eggers), on retrouve une exploration Ă  la fois trĂšs effrayante et trĂšs nuancĂ©e du stakhanovisme du 21Ăšme siĂšcle. Ses personnages, l’intrigue et le contexte, le souci du dĂ©tail, mettent en lumiĂšre ce que signifie « prendre en charge son destin personnel » Ă  ,partir de l’impĂ©ratif catĂ©gorique moral qu’est l’hyper-performance ou la sur-performance de soi et de tous celles et ceux qui nous entourent.

Lorsque le rĂȘve ultime de devenir la star centrale de la culture d’entreprise se rĂ©alise, un nouveau Stakhanov est nĂ©. Mais qui peut maintenir dans la durĂ©e ce genre de vie hyper-performante ? Est-il mĂȘme possible de maintenir une excellence, extraordinaire, crĂ©ative et innovante au cours d’une journĂ©e ? Quelle peut ĂȘtre la durĂ©e d’un travail de haute performance d’ailleurs ? La rĂ©ponse ne peut se limiter Ă  la fiction, aussi rĂ©aliste qu’elle puisse ĂȘtre.

Les limites du stakhanovisme

Durant l’étĂ© 2013, un stagiaire d’une grande institution financiĂšre de la ville, Moritz Erhardt, est retrouvĂ© mort le matin dans la douche de son appartement. Il s’est avĂ©rĂ© qu’Erhardt avait vraiment essayĂ© de rĂ©aliser une prestation nĂ©o-stakhanoviste en travaillant de maniĂšre continue trois jours et trois nuits (une conduite connue chez les traders de la City londonienne ou les chauffeurs de taxi comme « le rond-point magique » ou le magic round-about)

Mais son corps ne l’a pas supportĂ©. Nous avons examinĂ© ce type de conduite en dĂ©tail au cours de nos recherches en nous avions anticipĂ© un tel scĂ©nario tragique un an avant qu’il ne se produise. En 2010, nous avons passĂ© en revue une dĂ©cennie du Times 100 Graduate Employers pour mettre en Ă©vidence comment les profils recherchĂ©s incarnent l’esprit du nĂ©o-stakhanovisme. Puis en 2012, nous avons publiĂ© une analyse critique qui signalait les dangers de l’hyper-performance promue par ces publications. Nous affirmions que le marchĂ© des graduĂ©s (dĂ©tenteurs d’une licence) est animĂ© par un culte du « haut potentiel » qui risque de submerger quiconque la suivant de trop prĂšs dans le monde rĂ©el. Un an plus tard, ce danger est devenu mortel dans le cas d’Erhardt.

Stakhanov est mort aprĂšs une attaque cĂ©rĂ©brale dans le Donbass, dans l’est de l’Ukraine, en 1977. Une ville de la rĂ©gion porte son nom. L’hĂ©ritage de son exploit – ou du moins la propagande qui l’a perpĂ©tuĂ© – perdure. Mais la vĂ©ritĂ© est que les ĂȘtres humains ont des limites. C’est le cas aujourd’hui, tout comme ce fut le cas en URSS dans les annĂ©es 1930. Les possibilitĂ©s ne sont pas infinies. Poursuivre Ă  l’infini des objectifs de performance, de croissance et de potentiel personnel est tout simplement impossible.

MaĂźtriser qui nous sommes et ce que nous devenons lorsque nous travaillons est un enjeu fondamental et trĂšs concret de notre vie quotidienne. Les modĂšles de haute performance stakhanovistes sont devenus le registre de base qui rythme nos vies professionnelles, mĂȘme si nous ne nous souvenons plus de qui Ă©tait Stakhanov. Or, personne est capable de maintenir de tels rythmes. Tout comme les personnages de Industry, Black Mirror ou The Circle, nos vies professionnelles prennent des formes destructrices, toxiques et sombres parce que nous nous heurtons inĂ©vitablement aux limites bien rĂ©elles de notre potentiel, de notre crĂ©ativitĂ© ou de nos talents.

Cet article a Ă©tĂ© publiĂ© originalement en anglais par The Conversation. Traduction et republication en accord avec les auteurs et The Conversation. Traduction de l’anglais par Stephen Bouquin et Donna Kesselman

A propos du stakhanovisme, on pourra consulter Ă©galement

[1] Yeatman A., Costea B. (2018), The Triumph of Managerialism?: New Technologies of Government and their Implications for Value (ed.) ; Costea, B., Amiridis, K. & Crump, N. (2012), Graduate Employability and the Principle of Potentiality: An Aspect of the Ethics of HRM. J Bus Ethics 111, 25–36 (2012). https://doi.org/10.1007/s10551-012-1436-x
[2] Voir dans le Financial Times Henry Mance « Has TV finally captured the reality of the City in BBC series Industry? » Financial Times, 23 nov. 2020  URL: https://www.ft.com/content/cd715c99-75d5-461e-ac7e-be899bc354fb
[3] Amiridis K., Costea Bodgan (2020), Managerial Appropriations of the Ethos of Democratic Practice: Rating, ‘Policing’, and Performance Management, in Journal of Business Ethics volume 164, pages701–713 (2020)

 

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Penser politiquement le travail. Renouer avec un héritage refoulé

Colloque – Penser politiquement le travail. Renouer avec un hĂ©ritage refoulĂ©

Lyon (MSH-Espace Marc Bloch) – 7 et 8 avril 2022

On se propose, lors de ces journĂ©es, d’examiner les institutions de travail en tant qu’objet et en mĂȘme temps composante des États contemporains, et de chercher les enjeux des choix politiques opĂ©rĂ©s en ce domaine. Il ne s’agit pas tant d’observer et de critiquer les acteurs du politique que de dĂ©limiter les champs et d’éprouver les mĂ©thodes d’une nouvelle enquĂȘte : l’analyse des formes nouvelles de travail et des tensions qu’elles suscitent parait ĂȘtre la seule en effet qui permette de comprendre l’évolution actuelle des modes de pouvoir dans toute la planĂšte. Il s’agit d’identifier, derriĂšre les difficultĂ©s que rencontrent aujourd’hui toutes les rĂ©gulations nationales, les mouvements qui dĂ©forment les structures, et annoncent peut-ĂȘtre l’avĂšnement d’autres logiques de relation entre les individus comme entre les nations.

Les difficultĂ©s qu’il faudra surmonter lors de cette rĂ©flexion sont Ă©videntes : chacun a une expĂ©rience singuliĂšre du travail, et les noms qui dĂ©signent ces diffĂ©rentes rĂ©alitĂ©s sont multiples, mĂȘme si le vocabulaire de l’administration prĂ©domine ; les rĂ©actions Ă  l’ordre salarial et les revendications qu’il suscite se retrouvent dans tous les comportements. Le chercheur lui-mĂȘme a forcĂ©ment une opinion politique. Peut-on supposer qu’il saura se rendre impartial sans pour autant se trouver dĂ©muni en face de son objet ? Il nous faudra forcĂ©ment remettre en question la division du travail bien installĂ©e entre le savant et le politique, le premier espĂ©rant trop souvent d’ailleurs, mĂȘme Ă  son insu, que son travail Ă©clairera voire guidera l’action du second.

OccupĂ©es des problĂšmes que leur proposent tant les gestionnaires de l’économie et de l’État que leurs contestataires, les recherches contemporaines en sciences humaines ont donnĂ© lieu Ă  de multiples Ă©tudes, lesquelles utilisent souvent des langages spĂ©cifiques intraduisibles entre eux, et ne peuvent donc ni se corroborer, ni se contredire. La plupart de ces expertises exploitent des enquĂȘtes mal repĂ©rĂ©es dans les temps et les structures du social, et se concluent gĂ©nĂ©ralement par la description de rĂ©actions ou d’attitudes individuelles ou collectives qu’en l’occurrence il conviendrait de favoriser ou de corriger, c’est-Ă -dire des comportements si spĂ©cifiques qu’aucune science psychologique ne saurait les reconnaitre. Envahie par l’empirisme, la sociologie du travail souffre de la grande dispersion de ses objets et du manque d’exigences et de dĂ©bats Ă©pistĂ©mologiques, de mĂȘme que, plus largement, la sociologie souffre de son repli acadĂ©mique et de son renoncement au dialogue avec les autres disciplines.

Renouant avec un hĂ©ritage sociologique illustrĂ© plus particuliĂšrement par l’Ɠuvre de Pierre Naville, cette rĂ©flexion collective devra donc lever de lourds obstacles mĂ©thodologiques.

Sans ĂȘtre jamais justifiĂ©e, ni mĂȘme affirmĂ©e clairement, la thĂšse s’est en effet imposĂ©e progressivement en sociologie selon laquelle l’État constitue la rĂ©alitĂ© derniĂšre qu’inventorie le chercheur, cette institution reprĂ©sentant la rationalitĂ© premiĂšre de l’expĂ©rience. Les notions et les termes juridiques sont donc les seuls admis lors de la recherche, et constituent le vocabulaire mĂȘme de la science. Contester cette thĂ©orie implicite, c’est souvent, dans l’opinion commune, violer la distinction premiĂšre, qui passe pour fondatrice, celle qui discrimine le savant de l’essayiste ou du partisan.

Cette opposition, pourtant, ne peut ĂȘtre admise sans rĂ©serve, et les concepts juridiques validĂ©s a priori comme universels : le travail, par exemple, n’est pas un fardeau Ă©ternel de toutes les communautĂ©s humaines, mais une invention rĂ©cente, instable et contestĂ©e. Dans la plupart des sociĂ©tĂ©s historiques, la production en continu des biens et services est concĂ©dĂ©e ou imposĂ©e Ă  une population particuliĂšre, pourvue d’un statut spĂ©cifique, esclave, mĂ©tĂšque, serf ou artisan…Dans le systĂšme qui nous rĂ©git aujourd’hui, par contre, le travail doit satisfaire ceux des besoins qui parviennent Ă  s’imposer. Chaque tĂąche est l’objet d’un rapport nouĂ© autour d’un projet entre des individus quelconques, et les produits livrĂ©s au commerce. Les administrations nationales se dĂ©finissent en imposant des normes Ă  ces Ă©changes libres, et en mĂ©nageant les conditions de leur dĂ©veloppement. La subordination conditionnelle de l’opĂ©rateur Ă  l’entreprise, contre rĂ©tribution monĂ©taire, le salariat, donne ainsi lieu Ă  des institutions diffĂ©rentes selon les pays, certaines lĂ©gislations autorisant une relative solidaritĂ© entre les employĂ©s, imposant la reconnaissance  d’Ă©chelles de qualifications, fixant des professions, entretenant des enseignements qui renouvellent plus ou moins les inĂ©galitĂ©s de classe,  mutualisant une partie des dĂ©penses salariales, transformant des hommes de mĂ©tier en fonctionnaires d’État… Autant de  systĂšmes salariaux donc que de nations diffĂ©rentes…

RĂ©glementĂ© politiquement, le travail dans le monde d’aujourd’hui n’en est pas moins, dans ses mĂ©thodes comme dans son dynamisme, dĂ©connectĂ© des contraintes nationales. La production dans un pays n’est pas tenue de satisfaire les besoins locaux, de se cantonner Ă  son territoire, d’utiliser exclusivement ses ressources, de collaborer Ă  la richesse collective … Tout au contraire, chaque firme s’efforce d’exploiter une formule originale, connectant par exemple la main d’Ɠuvre d’une rĂ©gion de la planĂšte pour alimenter les consommateurs d’une autre, et donc de mettre Ă  profit mĂ©thodiquement les inĂ©galitĂ©s multiples qui divisent le monde capitaliste. Les États se trouvent ainsi mis en concurrence Ă  travers leurs politiques d’emploi, chaque dĂ©cision locale constituant une prise de position internationale, la fixation de normes et l’adoption de techniques prenant le sens d’un acte d’allĂ©geance ou de retrait envers les rivaux. Dans les mĂ©tropoles anciennes, pourvues d’infrastructures complexes, beaucoup des moyens matĂ©riels et humains se dĂ©pensent Ă  renouveler le parc des entreprises, des transports, des techniques, des savoirs, de sorte que les ligues de nations antagonistes s’affrontent d’abord pour la possession et la mise en valeur des nouveaux territoires…

Il nous faut donc, en mettant en commun et en Ă©prouvant nos connaissances comme nos rĂ©flexions Ă©pistĂ©mologiques, nous donner les moyens d’étudier les mouvements qui ordonnent aujourd’hui notre monde, les marchĂ©s du travail juxtaposĂ©s, chevauchant les frontiĂšres, les nouveaux modes de collaboration et de concurrence entre les firmes et les États, les types d’affiliation inĂ©dites qui se substituent aux anciennes professions, et, d’un bout Ă  l’autre de la planĂšte, des rĂ©gulations Ă©tatiques de plus en plus contestĂ©es…

Quelle prise avons-nous sur l’objet « travail » ? L’acte, le poste, l’emploi, l’équipe, l’entreprise, la classe, les compĂ©tences, la profession
 Quels concepts utiliser, chacun d’entre eux entrainant un horizon de recherche, une durĂ©e d’observation, des acteurs diffĂ©rents ? La notion susceptible de regrouper ces notions et leurs mouvements n’est-elle pas celle de salariat ? Peut-on imaginer que la socialisation du salariat, ou la mondialisation, ou l’évolution technique, ou la planification
, aboutissent Ă  d’autres formes d’organisation, de mobilisation, de distribution du travail ? La production planĂ©taire, tout Ă  la fois reproduisant, mais aussi problĂ©matisant, les hiĂ©rarchies entre les nations, politisant les dĂ©pendances nationales (les rĂ©voltes des pays dominĂ©s), offrant la possibilitĂ© de figures sociales nouvelles, les capacitĂ©s humaines devenant plus collectives que spĂ©cifiques (des savoirs et des instruments communs Ă  la consommation et au travail , des compĂ©tences d’équipes autour des installations  une production concentrĂ©e en des infrastructures collectivisĂ©es qui se reproduisent rĂ©guliĂšrement , la ville, les transports, l’information,  l’énergie, les armĂ©es
).  Peut-on voir en ces divers phĂ©nomĂšnes les signes annonciateurs d’une nouvelle organisation de l’espĂšce humaine, des associations autonomes d’individus autour de rĂ©seaux Ă©volutifs de production et de services ?

Ces deux journĂ©es se proposent de mettre en discussion l’actualitĂ© de l’hĂ©ritage de la pensĂ©e de Pierre Naville. La premiĂšre, Ă  partir de trois thĂ©matiques, « subjectivitĂ©s », « salariat », et « rĂ©seaux », au travers desquelles cette pensĂ©e semble particuliĂšrement appropriĂ©e pour nourrir le dĂ©bat, avec l’apport de courants intellectuels diffĂ©rents. La seconde, Ă  partir de quatre ouvrages rĂ©cemment parus et qui font peu ou prou appel Ă  la pensĂ©e du co-fondateur de la discipline.

ComitĂ© d’organisation : Mateo Alaluf, Sylvie CĂ©lĂ©rier, Paul Bouffartigue, Caroline Lanciano-Morandat, Sylvie Monchatre, Pierre Rolle.

Revues partenaires de ces journĂ©es : L’Homme et la sociĂ©té ; la NRT ; La PensĂ©e ; Revue française de socio-Ă©conomie ; TemporalitĂ©s.

Le comitĂ© d’organisation tient Ă  remercier les Ă©ditions Syllepse (Paris) et Page Deux (Lausanne) pour leurs contributions respectives Ă  la rĂ©Ă©dition des travaux de Pierre Naville et Ă  la publication de ceux de Pierre Rolle.

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Programme

PremiĂšre journĂ©e – SubjectivitĂ©s, salariat, rĂ©seaux

Cette journĂ©e s’organisera Ă  partir de trois interventions qui lanceront la discussion dans l’esprit d’« ateliers » de travail, prĂ©paratoires Ă  une manifestation ultĂ©rieure plus large.

9h : Accueil

9h15 : Introduction et prĂ©sentation de la journĂ©e : Paul Bouffartigue (LEST) et Sylvie Monchatre (UniversitĂ© LumiĂšre Lyon2 – CMW)

9h30 : Atelier 1 : Subjectivités et travail

Comment les rĂ©actions quotidiennes des travailleurs alimentent elles les dynamiques sociales? En sociologie du travail, comme en sciences de gestion et en Ă©conomie, l’analyse des transformations contemporaines du travail amĂšne Ă  mobiliser, le plus souvent implicitement, certaines visions de la subjectivitĂ© des travailleurs Ă©loignĂ©es des apports de la psychologie des conduites que P. Naville appelait de ses vƓux.

Animateur : Pierre Rolle (CNRS)

Intervenantes : Marianne Lacomblez (Professeure de psychologie du travail Ă  l’Universidade do Porto et chercheuse au Centro de Psicologia da Universidade do Porto (CPUP)) ; AurĂ©lie Jeantet (Sociologue, MaĂźtre de confĂ©rences, UniversitĂ© Paris 3, Cresppa-GTM)

11h : Pause

 11h15 : Atelier 2 -Dynamiques du salariat et mise Ă  l’épreuve des institutions

La dĂ©sagrĂ©gation des figures de l’État et de l’Entreprise qui ont accompagnĂ© la construction du salariat marque profondĂ©ment les mĂ©tamorphoses en cours de ce dernier. Peut-on dĂ©crire ces derniĂšres sans vision critique et alternative d’un dĂ©passement possible dont elles sont porteuses ?

Animatrice : Sylvie Monchatre (Université LumiÚre Lyon2 -CMW)

Contributeurs : Claude Didry (Sociologue, Directeur de recherche au CNRS, membre du Centre Maurice Halbwachs (ENS)) ; Alberto Riesco-Ranz (Professeur de sociologie à Université Complutense de Madrid) ; Jorge García-López (Professeur de sociologie à Université Complutense de Madrid)

 12h 45 : pause déjeuner

 14h30 : Atelier 3 : Travail et production planétaire

De l’automatisme social Ă  l’extension mondialisĂ©e des rĂ©seaux productifs et Ă  la compĂ©nĂ©tration travail/consommation


Animatrice : Sylvie Célérier (Université de Lille-CLERSE)

Intervenants : Bertrand Badie (Politiste, professeur Ă©mĂ©rite des universitĂ©s Ă  l’Institut d’études politiques de Paris et enseignant-chercheur associĂ© au Centre d’études et de recherches internationales) ; David Gaborieau (Sociologue, MaĂźtre de ConfĂ©rence UniversitĂ© de Paris – Chercheur au CERLIS) ; Pierre Veltz (Sociologue, Ă©conomiste et ingĂ©nieur, Ancien directeur de l’Ecole des Ponts et ChaussĂ©es et du LATTS) (sous rĂ©serve).

Seconde journée : Travail, contradictions, conflits.

Regards croisés sur cinq ouvrages récents

 9h30 : PrĂ©sentation de l’ouvrage de Pierre Rolle : Pour une sociologie du mouvement, Editions Page 2-Syllepse, 2022.

  • Animation et discussion de Mateo Alaluf

12h30 : Pause déjeuner

14h : Présentation/discussion de :

  • Mateo Alaluf (UniversitĂ© Libre de Bruxelles, METICES), le socialisme malade de la socialdĂ©mocratie, Editions Page 2, 2021.
    • PrĂ©sentĂ©/discutĂ© par Jean-Pierre Durand (Centre Pierre Naville)
  • Sylvie Monchatre (UniversitĂ© LumiĂšre Lyon2-CMW) : Sociologie du travail salariĂ©, Armand Colin, 2021.
    • PrĂ©sentĂ©/discutĂ© par Sylvie CĂ©lĂ©rier (UniversitĂ© de Lille – CLERSE)

15h30 – 15h45 : Pause

15h45 : Présentation/discussion de :

  • Caroline Lanciano-Morandat (LEST), Le travail de recherche, Editions du CNRS.
    • PrĂ©sentĂ©/discutĂ© par Paul Bouffartigue
  • François Vatin, De l’économie, suivi de l’économie de guerre sanitaire, Laborintus, 2020.
    • PrĂ©sentĂ©/discutĂ© par Caroline Lanciano-Morandat (LEST).

17h : ClÎture des journées

 

Inscriptions :

 

 

 

Amazon, la valeur du travail et le lien entre logistique et finance

par Francesco S. Massimo

Les caractĂ©ristiques du paradigme Amazon sont liĂ©es Ă  deux dimensions cruciales du capitalisme contemporain : la logistique, d’une part, et la finance, d’autre part. CachĂ© derriĂšre ceux-ci, le travail continue d’occuper une place centrale. Ma thĂšse est que le travail, la finance et la logistique ne peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©s sĂ©parĂ©ment et je vais essayer d’identifier certains des liens qui les unissent.

Il faudrait commencer par dire qu’Amazon, aprĂšs tout, n’a rien inventĂ© de nouveau. La vente Ă  distance et la distribution Ă  grande Ă©chelle sont des phĂ©nomĂšnes relativement anciens. Mais Amazon a changĂ© le visage des deux, en les hybridant en quelque sorte. Dans les annĂ©es 1990, la vente Ă  distance et les supermarchĂ©s fonctionnaient encore sur des voies parallĂšles. La grande distribution Ă©tait dĂ©jĂ  un gĂ©ant du capitalisme occidental depuis des dĂ©cennies. Wal-Mart a ouvert son premier magasin en 1962 et est devenu, dans les annĂ©es 1990, la plus grande entreprise amĂ©ricaine. Comme le rappelle Giovanni Arrighi dans son Adam Smith in Beijing (2009), en 1950, General Motors occupait cette place, reprĂ©sentant 3 % du PIB amĂ©ricain. Quarante ans plus tard, Wal-Mart Ă©tait devenu le plus grand employeur du monde, avec 1,5 million de salariĂ©s et un chiffre d’affaires reprĂ©sentant 2,3 % du PIB amĂ©ricain. En 1994, lorsque Jeff Bezos a fondĂ© Amazon, le pouvoir de Wal-Mart semblait hors d’atteinte. On en parlait de Wal-Mart de la mĂȘme maniĂšre dont on parle d’Amazon aujourd’hui : un gĂ©ant, le porte-drapeau d’un nouveau paradigme gestionnaire. Ses opposants dĂ©noncent sa surpuissance commerciale et ses abus envers les travailleurs, proposant un dĂ©mantĂšlement au nom des principes antitrust. Peu de gens, y compris Bezos et ses bailleurs de fonds avisĂ©s, imaginaient qu’un site web de vente Ă  distance pourrait rivaliser avec Wal-Mart en un peu plus d’une dĂ©cennie. Cela a Ă©tĂ© rendu possible, entre autres, par deux Ă©lĂ©ments : la croissance financiĂšre du secteur technologique et la rĂ©volution logistique.

Beaucoup de choses ont dĂ©jĂ  Ă©tĂ© dites sur la rĂ©volution logistique, Ă  commencer par le cĂ©lĂšbre article de Bruce Allen (The Logistics Revolution and Transportation, in AAAPSS, 1997) dans lequel il prĂ©disait un nouveau cours dans lequel la logistique passerait du statut de simple fonction auxiliaire de l’organisation des entreprises Ă  celui de science de la gestion des organisations Ă©conomiques capable de maniĂšre systĂ©mique d’optimiser les transactions, de rĂ©duire les coĂ»ts et d’augmenter les profits. Avec l’avĂšnement de la logistique, la « colonisation » de ce que Peter Drucker avait dĂ©jĂ  appelĂ© en 1962 « le dernier continent de l’économie » allait avoir lieu – une association, celle entre logistique et colonisation, moins mĂ©taphorique de ce qu’elle n’apparaĂźt. Les faits ont donnĂ© raison Ă  Bruce Allen. Nous ne savons pas si Bezos avait lu cet article, mais le fait est qu’en 1997, le fondateur d’Amazon Ă©tait dĂ©jĂ  conscient de l’importance du rĂ©seau logistique pour dĂ©velopper son entreprise. En 1998, Amazon disposait de trois grands entrepĂŽts (appelĂ© Fulfillment Centers) et en 2000, il y en disposait dĂ©jĂ  onze (sept en AmĂ©rique du Nord et quatre en Europe). Le nombre d’employĂ©s est passĂ© d’environ deux mille en 1998 Ă  neuf mille en 2000. En 2020, on comptait plus de 1,2 million d’employĂ©s et plus de 300 centres de traitement des commandes.

Figure 1 – La croissance d’Amazon (nombre de personnes employĂ©es 1998-2020)

Nous ne savons pas si Bezos prĂ©voyait dĂ©jĂ  Ă  l’époque la taille actuelle d’Amazon, mais la doctrine dominante des modĂšles d’entreprise recommandait une structure allĂ©gĂ©e. Les nouvelles technologies de l’information ont permis de fluidifier les communications et les transactions entre l’organisation et le marchĂ©, rendant inutile l’intĂ©gration de fonctions non essentielles dans la structure de l’entreprise.

Le commerce en ligne promettait un marchĂ© enfin dĂ©centralisĂ© dans lequel l’offre et la demande se croiseraient sur la toile dans un espace Ă©conomique transparent sans acteurs dominants. En peu de temps, des entreprises ont vu le jour pour offrir au marchĂ© l’infrastructure virtuelle permettant de faire correspondre l’offre et la demande. Ebay a connu le plus grand succĂšs. Il s’agissait d’un premier pas, peut-ĂȘtre dĂ©cisif, vers la « corporatisation » (commercialisation) de l’internet. Au moment oĂč les experts cĂ©lĂ©braient le mariage entre Internet et le marchĂ© libre, le marchĂ© s’est incorporĂ© Ă  l’organisation : c’est ainsi que sont nĂ©es les premiĂšres plateformes. La deuxiĂšme Ă©tape, tout aussi dĂ©cisive, a Ă©tĂ© le mariage entre internet et la logistique, entre le marchĂ© virtuel et l’infrastructure physique. PassĂ© cette Ă©tape, Amazon a obtenu le contrĂŽle total des transactions : leur rĂ©alisation commerciale (l’achat) d’une part, et leur rĂ©alisation opĂ©rationnelle (la livraison) d’autre part. Mais pour que ce projet soit Ă©conomiquement viable, un ingrĂ©dient supplĂ©mentaire Ă©tait nĂ©cessaire : les Ă©conomies d’échelle. La croissance permettrait Ă  Amazon d’amortir les coĂ»ts de son infrastructure, de gagner en efficacitĂ© et de mieux contrĂŽler la gestion des flux physiques.

Le rĂ©seau logistique d’Amazon Ă©tait quelque chose de nouveau par rapport aux opĂ©rateurs traditionnels de supermarchĂ©s et au commerce Ă©lectronique initial. Contrairement au premier, il ne repose pas tant sur un rĂ©seau capillaire de points de vente que sur des grands centres d’oĂč partent des itinĂ©raires menant directement au domicile du client. Cela a permis de disposer d’un rĂ©seau plus concentrĂ© et de rĂ©aliser des gains d’efficacitĂ©. Mais qui mettrait en place et gĂ©rerait ces centres ? Contrairement Ă  ce qui se faisait auparavant, Amazon souhaitait stocker la plupart des biens Ă  vendre (Ă  l’époque, il s’agissait principalement de livres) et prĂ©parer directement les commandes. Cela permettait un meilleur contrĂŽle des processus et, dans l’intention de Bezos et de ses associĂ©s, une meilleure qualitĂ© de service.

Mais c’est prĂ©cisĂ©ment le caractĂšre inĂ©dit de cette hybridation de la vente en ligne et de la distribution physique qui a nĂ©cessitĂ© de concevoir l’organisation du travail quasiment Ă  partir de zĂ©ro. Il a fallu plusieurs annĂ©es Ă  Amazon pour adapter la machine logistique Ă  sa stratĂ©gie de marchĂ©. Et il a fallu quelques annĂ©es de plus pour ajuster la machine logistique Ă  sa propre stratĂ©gie de marchĂ©. Ainsi,n nous sommes ainsi passĂ©s d’entrepĂŽts de « premiĂšre gĂ©nĂ©ration » construits sur le modĂšle de Wal-Mart – mais qui se sont avĂ©rĂ©s peu adaptĂ©s Ă  l’activitĂ© d’Amazon – Ă  des entrepĂŽts de seconde gĂ©nĂ©ration, plus adaptĂ©s mais aussi plus taylorisĂ©s. Un exemple d’entrepĂŽt de deuxiĂšme gĂ©nĂ©ration est le premier centre français, ouvert Ă  Saran (45) en 2011. Aujourd’hui, avec les nouveaux centres semi-robotisĂ©s, tels que, par exemple les nouveaux centre de BrĂ©tigny (91) et Metz (57), nous sommes confrontĂ©s Ă  un modĂšle de troisiĂšme gĂ©nĂ©ration, dans lequel l’introduction de robots AGV (Automatic Guided Vehicle) Kiva augmente considĂ©rablement la productivitĂ© de certains segments du processus (mĂȘme de 300% dans le picking), mais au prix d’une intensification supplĂ©mentaire des rythmes de travail, ainsi que d’une augmentation de sa fragmentation et du contrĂŽle informatique et managĂ©rial.

Figure 2 – Travail humain et robotisation chez Amazon

Les relations industrielles ont Ă©galement changĂ© au cours de cette phase : la taylorisation progressive et la robotisation partielle ont accru le contrĂŽle sur la main-d’Ɠuvre, ce qui a permis de limiter les incitations monĂ©taires et la partie variable du salaire. En 2017, face Ă  la pression de la gauche amĂ©ricaine, Amazon a dĂ©cidĂ© de porter le salaire d’entrĂ©e Ă  15 dollars de l’heure. Dans le mĂȘme temps, les primes de productivitĂ© et le programme de distribution d’actions ont Ă©tĂ© annulĂ©s, alors que leur valeur continuait Ă  augmenter. Cela a permis d’attirer une nouvelle main d’Ɠuvre et de pĂ©naliser les seniors, facilitant (mais c’est une hypothĂšse, en l’absence de donnĂ©es accessibles sur la question) le turnover.

Au cours de ces annĂ©es, le rĂ©seau Amazon a continuĂ© Ă  se dĂ©velopper. L’annĂ©e 2014 a marquĂ© un tournant, avec le lancement d’AWS et l’ouverture des premiĂšres stations logistiques du « dernier kilomĂštre », avant-derniĂšre Ă©tape d’un rĂ©seau de distribution contrĂŽlĂ© par Amazon sous sa propre marque. Ce n’est pas une simple coĂŻncidence dans le temps. Ces deux choix sont dĂ©cisifs et aussi intrinsĂšquement liĂ©s. AWS est dĂ©sormais connu du public comme la « vraie » force d’Amazon. La logistique et le commerce Ă©lectronique, dit-on, sont finalement secondaires. En rĂ©alitĂ©, le tableau est plus complexe que cela. Tout d’abord, il n’est pas suffisamment soulignĂ© comment AWS provient des activitĂ©s logistiques d’Amazon. Afin de construire et de gĂ©rer son infrastructure physique, Amazon a Ă©galement dĂ» mettre en place une infrastructure informatique. Au dĂ©part, Ă  l’époque des entrepĂŽts de premiĂšre gĂ©nĂ©ration, l’entreprise s’appuyait sur des fournisseurs externes. Bezos lui-mĂȘme raconte comment les choses se sont passĂ©es, dans sa lettre aux actionnaires de 2010.

Figure 3 – La lettre aux actionnaires (rapport annuel 2010)

Pour reprendre les termes d’un ancien ingĂ©nieur d’Amazon que j’ai interrogĂ©, « Amazon est une entreprise technologique, mais ses entrepĂŽts sont un immense laboratoire dans lequel nous dĂ©veloppons de nouvelles technologies Ă  vendre Ă  des tiers » (pensez aux partenariats avec Volkswagen, John Deere ou le gouvernement amĂ©ricain lui-mĂȘme, et encore plus rĂ©cemment avec Stellantis). La logistique devient un service Ă  vendre Ă  d’autres entreprises, grandes et petites. Tout en construisant son propre rĂ©seau de distribution, Amazon peut inaugurer son service pour les vendeurs tiers (FBA, Fulfillment-by-Amazon). Les vendeurs indĂ©pendants peuvent prĂ©senter leurs produits sur la place du marchĂ© d‘Amazon, doivent payer pour ce service, avant de pouvoir profiter du systĂšme de distribution bien Ă©tabli d‘Amazon. Selon un rapport trĂšs rĂ©cent de l’Institute for Local Self-Reliance (institut pour l’auto-rĂ©silience locale) co-dirigĂ© par Stacy Mitchell, qui documente depuis des annĂ©es les pratiques monopolistiques d’Amazon, la sociĂ©tĂ© extrait plus de 30 % de la valeur des revenus des vendeurs tiers.

Figure 4 – La taxe Amazon sur les revenus des vendeurs

Cette « taxe » sur les vendeurs externes correspondrait Ă  23 % des revenus totaux d’Amazon (y compris AWS). En revanche, les recettes des AWS ne reprĂ©sentent « que » 12 % du CA total du groupe.

Figure 5 – ProfitabilitĂ© par segment d’activitĂ©

Comme le disait rĂ©cemment Forbes : « La marketplace [ou place de marchĂ©, NDLT] pour les vendeurs tiers est la poule aux Ɠufs d’or d’Amazon, pas AWS ». L’expansion d’Amazon s’est donc faite verticalement, avec l’achĂšvement de son rĂ©seau logistique, et horizontalement, avec le dĂ©veloppement de nouveaux secteurs d’activitĂ©, pour la plupart des spin-offs de ses opĂ©rations logistiques, tous intĂ©grĂ©s les uns aux autres.

Cette croissance accĂ©lĂ©rĂ©e s’est faite dans une imbrication constante avec la finance. Avec son entrĂ©e en bourse en 1997, Amazon a rĂ©coltĂ© un premier financement de 500 millions de dollars. Dans les annĂ©es suivantes, grĂące Ă  sa directrice financiĂšre Joy Covey, Amazon a Ă©tĂ© l’une des premiĂšres entreprises de la nouvelle Ă©conomie Ă  se financer par la dette : 2,25 milliards de dollars en mars 2000, ce qui lui a permis de survivre Ă  l’éclatement de la bulle. Les premiĂšres annĂ©es aprĂšs la cotation ont Ă©tĂ© les plus compliquĂ©es tant d’un point de vue opĂ©rationnel (la logistique a eu du mal Ă  dĂ©coller) que financier (Amazon a accumulĂ© pertes sur pertes et n’a pas proposĂ© de dividendes et de gains Ă  court terme). Bezos et les autres dirigeants ont Ă©tĂ© clairs, Ă  la limite de l’arrogance : ce qui compte, c’est le long terme. Il s’agissait en effet d’un choix contre l’idĂ©ologie financiĂšre dominante qui recommandait les profits et les dividendes Ă  court terme. En revanche, si la rentabilitĂ© Ă©tait faible ou nulle, d’autres fondamentaux Ă©taient encourageants : le chiffre d’affaires Ă©tait en hausse, de mĂȘme que la trĂ©sorerie. Il faut dire aussi qu’à certains moments clĂ©s, Amazon a s’est rĂ©alignĂ©e sur la doxa «court-termiste» de Wall Street. En 2000, par exemple, alors que la valeur de ses actions Ă©tait tirĂ©e vers le bas par l’éclatement de la bulle financiĂšre, Amazon a licenciĂ© quelque 1 300 employĂ©s, soit 15 % de ses effectifs, pour tenter d’amĂ©liorer ses comptes.

Une fois cette phase d’incertitude passĂ©e, le chemin a Ă©tĂ© beaucoup plus facile. Depuis la pĂ©riode clĂ© de 2013-2014, la confiance des investisseurs est devenue certitude et aujourd’hui la valeur boursiĂšre d’Amazon est parmi les plus Ă©levĂ©es de la bourse (1700 milliards de dollars).

Figure 6 – Capitalisation boursiĂšre d’Amazon (en milliards de $)

La croissance de la valeur actionnariale a permis Ă  Amazon de financer l’expansion de sa logistique du dernier kilomĂštre, qui a dĂ©butĂ© Ă  la mĂȘme Ă©poque. À leur tour, les investissements ont permis d’accroĂźtre l’efficacitĂ© et le chiffre d’affaires, ce qui a renforcĂ© la soliditĂ© financiĂšre du groupe. La finance et la logistique sont ainsi entrĂ©es dans un cercle vertueux. Ebay, le dĂ©taillant en ligne emblĂ©matique, offre la contre-Ă©preuve : il n’a jamais voulu construire sa colonne vertĂ©brale logistique et ne vaut aujourd’hui « que » 42 milliards ; son chiffre d’affaires en 2020 Ă©tait d’environ 10 milliards contre plus de 386 milliards pour Amazon. Ebay n’a pas pariĂ© sur l’expansion physique, Amazon l’a fait. Et cela lui a ensuite permis de dĂ©velopper des segments commerciaux secondaires extrĂȘmement rentables (mais intĂ©grĂ©s) : principalement AWS et le service FBA pour les tiers. Le pari de l’intĂ©gration verticale et horizontale, comme l’aurait fait une ancienne entreprise fordiste, a portĂ© ses fruits.

Aujourd’hui, Amazon est le deuxiĂšme employeur privĂ© au monde, avec 1,3 million de salariĂ©s directs (en 2020), auxquels il faut ajouter des centaines de milliers de chauffeurs sous contrat ou indĂ©pendants. Il s’agit d’une main-d’Ɠuvre essentiellement ouvriĂšre. Par exemple, d’aprĂšs mes calculs, en Italie, en 2020, 88 % des employĂ©s travaillent dans des agences de logistique et 5 % dans des centres d’appels de service Ă  la clientĂšle. En 2019, dans la filiale qui gĂšre les entrepĂŽts italiens, sur 3 516 employĂ©s, 3 145 Ă©taient classĂ©s comme ouvriers, 270 comme employĂ©s, 91 comme cadres moyens et 11 comme cadres. En France, la filiale qui gĂšre les entrepĂŽts a des chiffres similaires :

Figure 6 – Effectifs d’Amazon France

À l’échelle mondiale, nous ne pouvons que faire des estimations. Si l’on inclut dans le calcul les employĂ©s du siĂšge et d’AWS, augmentant ainsi le pourcentage de main-d’Ɠuvre qualifiĂ©e, on peut supposer que pas moins de 70% des travailleurs sont des magasiniers ou des chauffeurs. Ces chiffres bouleversent la gĂ©ographie d’un secteur comme le commerce, qui a connu avec Amazon un processus accĂ©lĂ©rĂ© d’industrialisation ou, si l’on veut, de « logisticalisation ». La concentration et la centralisation de la main-d’Ɠuvre et du capital ont prolongĂ© les tendances de longue date initiĂ©es par la grande distribution, mais ont Ă©tĂ© renforcĂ©es par l’informatisation et un niveau de levier sans prĂ©cĂ©dent. Cela a Ă©tĂ© rendu possible par la poursuite d’une ligne de dĂ©veloppement partiellement non orthodoxe par rapport aux modĂšles dominants des annĂ©es 1990 et 2000. Les consĂ©quences sont Ă©videmment avant tout politiques. Le politologue Michael Mann, dans un essai de 1984 (« The Autonomous Power of the State : Its Origins, Mechanisms and Results », European Journal of Sociology, 1984) a proposĂ© une redĂ©finition de l’État Ă  la lumiĂšre du concept de « pouvoir infrastructurel », c’est-Ă -dire « la capacitĂ© de l’État Ă  pĂ©nĂ©trer rĂ©ellement la sociĂ©tĂ© civile et Ă  mettre en Ɠuvre de maniĂšre logistique les dĂ©cisions politiques dans tout le royaume ». L’essor d’Amazon semble indiquer que ce n’est pas la prĂ©rogative exclusive des États. Et cela ouvre un certain nombre de questions politiques pour les dĂ©mocraties libĂ©rales, les corps intermĂ©diaires et mĂȘme les marchĂ©s, qui mĂ©ritent d’ĂȘtre approfondies. Nous savons aujourd’hui que la puissance des infrastructures construites par la sociĂ©tĂ© de Seattle est son vĂ©ritable atout. Mais ceux qui dĂ©tiennent ce pouvoir vont finir par devoir aborder la question de la lĂ©gitimitĂ© et des contre-pouvoirs qui la remettent en cause, dans les institutions, dans la sociĂ©tĂ© civile et sur le lieu de travail.

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Cet article a été publié initialement sur le site Eticaeconomia.it  //  traduction S. Bouquin et F. Massimo

Francesco S. Massimo est doctorant en sociologie. Il finalise une thĂšse Ă  Sciences Po sur l’organisation du travail, les conflits et les stratĂ©gies Ă©conomiques dans les branches logistiques d’Amazon. Sa thĂšse est le rĂ©sultat d’une ethnographie en immersion dans les entrepĂŽts français et italiens et de la construction d’une base de donnĂ©es documentaires et quantitatives. Ses travaux sont publiĂ©s dans diffĂ©rentes revues et dans le livre collectif The Cost of Free Shipping. Amazon in the Global Economy (Pluto Press, 2020).

contact : francescosabato.massimo@sciencespo.fr