Comment les enseignants aux Etats-Unis sâorganisent et font grĂšve pour le bien commun
Wim Benda
BrĂšve introduction par Stephen Bouquin
LâEducation Nationale connaĂźt une crise profonde. Pendant que certain·e·s continuent Ă enseigner avec passion et dĂ©vouement, dâautres luttent contre lâĂ©puisement professionnel ou se protĂšgent en fonctionnant sur pilote automatique. Souvent, les Ă©lĂšves sont perdus, les parents anxieux et la hiĂ©rarchie de plus en plus managĂ©rialiste et autoritaire. La gestion de la pandĂ©mie a Ă©tĂ© catastrophique. La rĂ©forme du Bac, avec lâintĂ©gration du contrĂŽle continu, impose aux enseignants une surcharge de travail.
La qualitĂ© de lâenseignement est en rĂ©gression constante. Dans les enquĂȘtes PISA, la France atteint pĂ©niblement la moyenne des pays de lâOCDE. Les inĂ©galitĂ©s continuent Ă se creuser, malgrĂ© une dizaine de rĂ©formes empilĂ©es les unes sur les autres. Dans les pays de lâOCDE, la maĂźtrise de l’Ă©criture des 10% dâĂ©lĂšves issus de familles Ă haut revenu Ă©quivaut Ă une avance de trois annĂ©es scolaires par rapport aux 10 % dâĂ©lĂšves issus de familles Ă bas revenus. Pour la France, le retard des Ă©lĂšves dĂ©favorisĂ©s sâaggrave dâannĂ©e en annĂ©e.
Ce qui est tout aussi alarmant, câest le fait que la volontĂ© de se battre pour la dĂ©fense du mĂ©tier et une Ă©cole publique de qualitĂ© semble avoir disparue. Selon une enquĂȘte du SNUIPP-FSU, plus de la moitiĂ© des professeurs des Ă©coles envisagent de dĂ©missionner. Selon une enquĂȘte rĂ©cente de lâUNSA auprĂšs de 43 000 enseignants, seuls 22% dâentre eux recommanderaient leur mĂ©tier au plus jeunes.
Mais lâesprit dĂ©faitiste peut se retourner trĂšs vite. L’expĂ©rience a montrĂ© que changer le cours des choses ne passe pas seulement par les urnes et une « bonne rĂ©forme » mais implique avant tout des mobilisations sociales d’ampleur.
Câest pour cette raison quâil vaut la peine de connaĂźtre les mobilisations victorieuses du monde Ă©ducatif aux Etats-Unis. Depuis 2018, dâabord Ă Chicago, puis dans les Ă©tats pourtant trĂšs marquĂ©s droite et enfin Ă Los Angeles, le monde enseignant a rĂ©ussi Ă mener des batailles victorieuses, tant au niveau de la revalorisation salariale que sur le plan des conditions de travail, la taille des classes, les modalitĂ©s de contrĂŽle tout en remettant en cause le modĂšle scolaire Ă©litiste et entrepreneurial. Ces mobilisations sont peu connues en France. Les articles qui les Ă©voquent, comme celui de Kim Kelly (« Une victoire par la lutte ») dans la revue Mouvements (2020/3, n°103), sont bien trop rares.
Depuis 2020, les acteurs de ces mobilisations du monde Ă©ducatif ont publiĂ© plusieurs ouvrages qui reviennent sur leurs mĂ©thodes de lutte. Dans lâarticle qui suit, Wim Benda, enseignant-chercheur et syndicaliste en Belgique nĂ©erlandophone, rĂ©sume et discute les thĂšses dĂ©fendues dans ces ouvrages.
Pour rĂ©sumer, mĂȘme si la victoire nâest jamais certaine, elle requiert nĂ©anmoins quatre conditions : 1). DĂ©fendre un contre-projet dâenseignement pour le bien commun, comme modĂšle antagonique Ă celui que le nĂ©olibĂ©ralisme a distillĂ© dans les esprits et les institutions ; 2). Mener une bataille syndicale interne et changer la direction des organisations quand il le faut, afin que celles-ci redeviennent des outils efficaces ; 3). Questionner les pratiques syndicales. Dit autrement, arrĂȘter de mobiliser en ordre dispersĂ© les convaincus pour faire du lobbying auprĂšs des cercles de pouvoir mais commencer Ă gagner les indiffĂ©rents et les dĂ©moralisĂ©s, ce que Jane McAlevey dĂ©signe par le deep organising ; 4). DĂ©velopper progressivement les capacitĂ©s de mobilisation avant dâengager une vĂ©ritable Ă©preuve de force qui implique une grĂšve ultra-majoritaire, en impliquant dans la mobilisation lâensemble des parties prenantes, les Ă©lĂšves comme les parents.
Pour certains, ce sont des recettes un peu naĂŻves et non transposables. Câest oublier que le management nâa jamais hĂ©sitĂ© Ă reprendre les « bonnes pratiques » de Taylor, de Ford ou de TaĂŻchi Ohno. Il n’y a donc aucune raison pour penser que les bonnes pratiques de lutte ne pourraient pas lâĂȘtre⊠Lâarticle de Wim Benda nous invite Ă y rĂ©flĂ©chir sĂ©rieusement.
« Le principal dĂ©fi pour une grĂšve rĂ©ussie dans lâĂ©ducation est de fermer les Ă©coles en construisant et en prĂ©servant lâunitĂ© dâaction parmi les enseignants, tout en obtenant le soutien du public. »
Câest ce que conclut Eric Blanc Ă partir de son enquĂȘte « Red State » qui porte sur les grandes grĂšves de lâĂ©ducation en 2018 dans certains Ătats sous contrĂŽle rĂ©publicain[1]. Le contexte social dans ces Etats est extrĂȘmement dĂ©favorable aux organisations syndicales. Mais malgrĂ© cela, Ă partir de rĂ©seaux de militants convaincus et persĂ©vĂ©rants, plusieurs grĂšves de masse ont Ă©tĂ© prĂ©parĂ©es en quelques mois, avec des rĂ©sultats impressionnants.
Les circonstances dans lesquelles les acteurs syndicaux de lâĂ©ducation ont Ă©crit une page dâhistoire sociale Ă©taient en effet trĂšs difficiles: il existe des lois strictes pour les syndicats dans les services publics, comme une trĂšs forte restriction du droit de grĂšve ; il y a des milliardaires ultra-libĂ©raux comme les frĂšres Koch qui sponsorisent des campagnes en faveur de la privatisation du systĂšme Ă©ducatif ; une partie importante de la population est rĂ©ceptive Ă la dĂ©magogie de Donald Trump. En mĂȘme temps, il rĂ©gnait pendant trĂšs longtemps une sorte de climat de dĂ©moralisation et de lĂ©thargie selon laquelle « de toute maniĂšre, on ne peut rien changer⊠». Rien ne laissait prĂ©sager que les enseignants de la Virginie de lâOuest, de lâOklahoma, du Colorado et de lâArizona se mettraient en grĂšve et manifesteraient pendant parfois plusieurs semaines, obtenant des augmentations de salaire significatives (comme + 5 % pour tous les fonctionnaires en Virginie de lâOuest et +20 % pour le personnel Ă©ducatif dans lâArizona). Pour comprendre ce fait paradoxal, il faut regarder ce qui se passait derriĂšre les murs dâun fonctionnement routinier et comment y mĂ»rissait lâesprit dâune « minoritĂ© militante » qui se prĂ©parait depuis plusieurs annĂ©es avant de passer Ă lâaction. Dans leur conscience politique des enseignants actifs dans les syndicats convergeaient les expĂ©riences de diverses luttes : Occupy Wall Street, Black Lives Matter, la campagne pour Bernie Sanders, mais surtout le syndicalisme de lutte du Chicago Teachers Union. Sans oublier les mĂ©thodes organisationnelles de la militante et chercheuse syndicale Jane McAlevey.
Un exemple brillant
Pendant la crise Ă©conomique de 2007-2009, certains enseignants de Chicago ont commencĂ© former des cercles de lecture du livre La doctrine de choc de Naomi Klein pour mieux comprendre lâinteraction entre la crise financiĂšre et les politiques nĂ©olibĂ©rales. Ces groupes de lecture ont ensuite formĂ© un « caucus »[2], câest-Ă -dire un groupe de syndicalistes ayant une vision sociale et politique similaire au sein de leur syndicat. Ce Caucus Of Rank-and-File Educators (CORE) estimait que la direction du Chicago Teachers Union (CTU) Ă©tait trop proche de lâĂ©quipe dirigeante (dĂ©mocrate) de la ville. Pour eux, lâaccent mis sur la concertation et le lobbying a fini par Ă©roder le pouvoir du syndicat. En mĂȘme temps, les militants regroupĂ©s autour de CORE avaient une vision qui dĂ©sirait impliquer activement les membres en partant du principe que le syndicat, câest avant tout les adhĂ©rents. Comme lâĂ©crit Michelle Strater Gunderson, membre du CORE, « un Ă©lĂ©ment clĂ© du syndicalisme de justice sociale est la participation ascendante Ă lâorganisation de la base et la promotion de pratiques dĂ©mocratiques dans lâensemble du syndicat, plutĂŽt quâun style de direction hiĂ©rarchique oĂč les membres du syndicat se tournent vers les permanents et les syndicalistes Ă©lus pour sâoccuper de leurs revendications. »[3]
En 2010, le caucus du CORE a gagnĂ© sur base de cette orientation les Ă©lections internes au CTU. La nouvelle direction du syndicat a immĂ©diatement rĂ©duit ses propres salaires pour les mettre au mĂȘme niveau de ceux des enseignants. Avec les fonds libĂ©rĂ©s, ils ont financĂ© un dĂ©partement dâorganisation pour renforcer les liens avec la base. Les organisateurs ont commencĂ© Ă parler aux membres de la stratĂ©gie du syndicat. Ils ont renforcĂ© la participation des membres et ont accordĂ© beaucoup dâattention Ă la formation syndicale. Par cette approche diffĂ©rente, ils ont contribuĂ© Ă changer la perception que les membres ont du syndicat, ou plutĂŽt de la direction syndicale, en substituant une action centrĂ©e sur les services juridiques qui interviennent pour rĂ©soudre les problĂšmes personnels au travail par une organisation mobilisĂ©e qui appartient aux membres eux-mĂȘmes.
LâannĂ©e 2012 a Ă©tĂ© un test pour cette nouvelle approche. Au niveau de lâĂtat de lâIllinois, lâONG antisyndicale Stand for Children (sponsorisĂ©e par Bill Gates et la famille Walton de Walmart) a rĂ©ussi Ă faire passer une loi selon laquelle les syndicats de lâĂ©ducation ne peuvent se mettre en grĂšve que si 75 % de leurs membres votent en faveur de celle-ci. Cela implique non seulement que les trois quarts des membres doivent voter pour la grĂšve, ce qui est en soi antidĂ©mocratique, mais aussi que la majoritĂ© des membres participent effectivement au vote. Le maire de Chicago Rahm Emanuel, trĂšs proche de Barack Obama, a de son cĂŽtĂ© voulu prendre des mesures pour adopter des politiques Ă©ducatives antisociales, notamment un allongement significatif de la journĂ©e de travail, une augmentation de la taille des classes, une rĂ©munĂ©ration diffĂ©rentielle fondĂ©e sur le « mĂ©rite » et lâabolition du paiement Ă lâanciennetĂ©, lâĂ©valuation des enseignants sur la base des rĂ©sultats obtenus par leurs Ă©lĂšves via des tests standardisĂ©s et une augmentation de la contribution individuelle Ă lâassurance maladie.
Pour contrer le maire, le CTU a mis en place une campagne en plusieurs Ă©tapes avec sensibilisation, mobilisation et organisation. Ils ont impliquĂ© des Ă©lĂšves et les personnes des communautĂ©s [ce qui renvoie autant aux communautĂ©s ethniques quâaux habitants dâun quartier, NdT] pour rĂ©diger conjointement leur vision de lâĂ©ducation publiĂ© dans le rapport The Schools Chicagoâs Students Deserve. Ce document repose sur lâidĂ©e que les conditions de travail des enseignants sont en mĂȘme temps les conditions dâapprentissage des Ă©lĂšves. Il se lit comme un plaidoyer en faveur dâun financement consolidĂ© de lâĂ©ducation, avec un accent particulier sur lâĂ©lĂšve.[4] Dans le mĂȘme temps, le CTU a cherchĂ© Ă savoir dans quelles Ă©coles les enseignants voteraient effectivement pour une grĂšve et quelles Ă©taient les Ă©coles qui resteraient Ă lâĂ©cart, cela afin de pouvoir concentrer les ressources de lâorganisation syndicale sur ces derniĂšres. Entre-temps, le CTU avait organisĂ© un grand rassemblement dans le cĂ©lĂšbre thĂ©Ăątre de lâAuditorium. Pour beaucoup, remplir la salle avec 4 000 personnes semblait une mission impossible, mais le rassemblement de la CTU a dĂ©passĂ© toutes les attentes, et les rues autour du thĂ©Ăątre ont Ă©tĂ© remplies ce qui a forcĂ©ment donnĂ© le moral aux membres du syndicat.[5] Quelques semaines plus tard, 24 000 enseignants (90% du personnel Ă©ducatif de la ville !) ont votĂ© en faveur de la grĂšve, avec 98% de votes favorables. Cette grĂšve a durĂ© au final dix jours, avec des piquets de grĂšve devant chaque Ă©cole, des animations avec du thĂ©Ăątre de rue et des manifestations quotidiennes dans le centre-ville. Au plus fort de la grĂšve, un sondage a montrĂ© que deux tiers des parents ayant des enfants dans les Ă©coles publiques soutenaient la lutte des enseignants contre le maire. Dans cette Ă©preuve de force, ce dernier a dĂ» faire marche arriĂšre et presque toutes les mesures antisociales ont Ă©tĂ© abrogĂ©es…[6]
Ces Ă©vĂ©nements ont inspirĂ© les syndicalistes dâautres villes Ă sâorganiser Ă©galement en caucus. Afin de partager leurs expĂ©riences, CORE a invitĂ© des militants de lâĂ©ducation dâautres villes et Ă©tats Ă venir Ă Chicago, oĂč ils ont organisĂ© les United Caucuses of Rank-and-File Educators (UCORE).[7] Le modĂšle de « syndicalisme de justice sociale » sâest ainsi Ă©tendu Ă dâautres villes amĂ©ricaines telles que Philadelphie, Baltimore, St Paul, Madison, New York, Los Angeles et Seattle.[8] Ce qui montre que cette victoire a fait tache dâhuileâŠ
Organiser Ă partir de la base
Ce rĂ©cit de la grĂšve de Chicago est largement tirĂ© du livre No Shortcuts de Jane McAlevey. Cette militante chercheuse a thĂ©orisĂ© les expĂ©riences de CORE et du CTU, entre autres, dans une approche originale de lâ« organizing »[9]. Partant des succĂšs historiques de la fĂ©dĂ©ration syndicale Congres of Industrial Organizations (CIO) dans les annĂ©es 1930, Jane McAlevey sâoppose aux stratĂ©gies dominantes du mouvement syndical amĂ©ricain. Elle fait pour commencer une distinction entre les campagnes de lobbying, la mobilisation et enfin lâorganizing, quâelle Ă©value en fonction de lâintensitĂ© avec laquelle la base est impliquĂ©e, dĂ©veloppe une capacitĂ© de dĂ©cision et dispose donc dâun pouvoir : « Il ne sâagit pas seulement de savoir si les gens ordinaires adhĂšrent ou sâengagent, mais Ă©galement de savoir comment, pourquoi et oĂč ils sâengagent. »[10]
Suivant le fonctionnement syndical traditionnel, les responsables syndicaux font pression sur des personnes influentes afin dâobtenir des rĂ©sultats pour les travailleurs. Câest une sorte de syndicalisme du lobbying. En laissant le pouvoir du nombre inexploitĂ©, ce type dâaction nâa que peu dâeffet en profondeur puisquâil se limite Ă plaider leur cause auprĂšs de ceux qui dĂ©cident. Parfois, les mobilisations traditionnelles font appel aux grands nombres comme une manifestation ou une journĂ©e d’action, en pensant que cela permet d’imposer un changement ou arracher des concessions. DĂ©sormais, la mobilisation est redevenue le principal mode dâaction des syndicats, plutĂŽt quâune des tactiques possibles. Mais cela ne rĂ©sout pas le problĂšme de lâefficacitĂ© de lâaction. Le problĂšme avec cette tactique â que nous connaissons bien en Europe â est que, lors des manifestations, on rencontre souvent les mĂȘmes militants, dĂ©jĂ convaincus, sans le soutien actif de collĂšgues ni de la communautĂ© dâusagers, dâhabitants. En outre, lâorganisation reste fermement entre les mains de la direction du syndicat, avec peu de contribution de la base. Les militants viennent manifester leur soutien, sont remerciĂ©s pour leur prĂ©sence, puis rentrent chez eux et retournent au travail. Le vĂ©ritable pouvoir du nombre reste donc sous-utilisĂ© explique McAleveyâŠ
Câest pourquoi elle prĂ©conise un modĂšle dâorganisation ascendante ou « bottom-up », quâelle retrouve dans les premiers succĂšs du CIO des annĂ©es 1930, mais aussi dans certaines victoires syndicales contemporaines, comme celles du CTU. La contribution des travailleurs ordinaires, qui nâavaient souvent aucune expĂ©rience prĂ©alable de lâactivisme, est cruciale selon McAlevey. « Les gens participent dans la mesure oĂč ils comprennent â mais ils comprennent aussi dans la mesure oĂč ils participent. Il y une dialectique entre les deux. (…) Lorsque les gens comprennent la stratĂ©gie parce quâils ont contribuĂ© Ă la concevoir, alors ils sâimpliqueront davantage sur le long terme, poussĂ©s Ă remporter des victoires plus significatives.».[11] Il nâest pas surprenant que McAlevey soit une ardente partisane dâactions de grĂšve minutieusement prĂ©parĂ©es qui posent non seulement la question des rapports de force mais conteste aussi les rapports de pouvoir. Sâappuyant sur ses propres expĂ©riences dans le secteur des soins de santĂ© et sur des Ă©tudes de cas telles que celle du CTU, elle a dĂ©veloppĂ© un modĂšle dâorganizing en profondeur â deep organizing â  qui passe par des conversations individuelles qui vont rĂ©ellement convaincre les gens, ce qui permet aussi de dĂ©tecter et de gagner Ă la cause les leaders organiques du lieu de travail (mĂȘme sâils Ă©taient auparavant anti-syndicalistes !)[12]. Ensuite, il faut vĂ©rifier la progression de lâaudience du contre-discours et le degrĂ© dâimplication. GrĂące Ă des tests de structuration, il est possible dâĂ©valuer Ă©tape par Ă©tape dans quelle mesure les collectifs de travail sont prĂȘts Ă sâengager davantage. Ces tests varient de petits Ă grands : demander Ă chacun·e de porter le mĂȘme jour toutes et tous la mĂȘme couleur de vĂȘtement, faire signer dans chaque Ă©tablissement scolaire auprĂšs de chacun·e une liste dâappel Ă lâaction, appeler les plus engagĂ©s Ă participer Ă des actions ludiques locales, puis Ă des grands rassemblements… Il est particuliĂšrement important quâil y ait un plan dâaction avec une vision Ă long terme, qui permette aux gens de sâorganiser et qui rĂ©vĂšle Ă chaque Ă©tape les points faibles afin de pouvoir les corriger. Il est tout aussi fondamental dâimpliquer les communautĂ©s autour des lieux de travail selon une vision globale du monde du travail. AprĂšs tout, en plus dâĂȘtre des travailleurs, les gens sont des parents qui appartiennent Ă©galement Ă des communautĂ©s de vie qui ont intĂ©rĂȘt Ă ce quâune grĂšve pour une meilleure Ă©cole rĂ©ussisseâŠ[13]
Ainsi, Ă propos de la rĂ©ussite de la grĂšve du CTU, McAlevey estime que Chicago a changĂ© dans la globalitĂ©Â : «Pas seulement les enseignants, pas seulement les parents, pas seulement les Ă©tudiants. Sa classe laborieuse de la ville a gagnĂ© un pouvoir rĂ©el en menant une lutte acharnĂ©e pour des Ă©coles publiques dĂ©centes, dirigĂ©es par des enseignants qui se soucient profondĂ©ment de tous les aspects de la vie de leurs Ă©lĂšves. Dans ce processus, la classe laborieuse urbaine de la ville a Ă©galement changĂ© sa vision Ă propos des enseignants, Ă propos de lâĂ©cole, du racisme structurel, du nĂ©olibĂ©ralisme et dâun maire nĂ©olibĂ©ral bien propre sur lui. Ce genre de changement ne se fait pas par le biais dâune campagne de relations publiques ou dâune manifestation, aussi massive soit-elle. Câest le rĂ©sultat dâune vĂ©ritable mobilisation en profondeur par les enseignants eux-mĂȘmes, avec leurs collĂšgues, avec leurs Ă©lĂšves et les parents, et cela avec le soutien de leurs communautĂ©s » [14] [les communities font Ă la fois rĂ©fĂ©rence aux lieux dâhabitat et aux communautĂ©s culturelles, hispaniques, afro-amĂ©ricaines, NdT]»
La théorie en pratique
No Shortcuts est une thĂ©orie Ă©laborĂ©e Ă partir de la pratique, mais qui renforce ensuite la pratique dans lâaction elle-mĂȘme. Le plaidoyer de McAlevey en faveur de grĂšves massives bien prĂ©parĂ©es de la base au sommet a gagnĂ© une audience parmi les enseignants. Par exemple, la Virginie de lâOuest a connu une vague de grĂšve des enseignants qui est nĂ©e de lâĂ©tude de son livre par un groupe dâenseignants.[15] Il faut cependant noter le fait que dans les trois premiers Ătats ayant Ă©tĂ© en grĂšve (la Virginie de lâOuest, lâOklahoma et lâArizona), les syndicats nâĂ©taient pas Ă lâorigine de la grĂšve, notamment parce quâils pensaient que le corps enseignant nây Ă©tait pas prĂȘt. Ce sont donc des groupes dâaction locaux qui se sont mobilisĂ©s via les rĂ©seaux sociaux et qui ont commencĂ© Ă organiser les enseignants eux-mĂȘmes. Dans lâOklahoma, les dirigeants de la grĂšve nâĂ©taient mĂȘme pas syndiquĂ©s, mais en raison de leurs mauvaises relations avec les syndicats et dâune trop grande importance accordĂ©e Ă Facebook, la grĂšve sâest essoufflĂ©e plus rapidement, avec peu de rĂ©sultats. Dans les deux autres Ătats, les enseignants ont pu obtenir davantage, justement parce que les syndicats se sont joints Ă lâaction. Et malgrĂ© leur rĂ©ticence initiale, les adhĂ©sions syndicales ont augmentĂ©, dans lâArizona avec une hausse de plus de 10 %[16].
LâidĂ©e de lâorganisation du « travailleur global » est fondĂ©e sur la conviction que lâaction syndicale apprĂ©hende autant la vie de travail que celle du hors-travail. Cette idĂ©e se retrouve dans ce que les syndicalistes de lâĂ©ducation dĂ©crivent comme une mobilisation « pour le bien commun »[17]. Lâun des meilleurs exemples est lâapproche de lâUnited Teachers Los Angeles (UTLA). LĂ aussi, un caucus a conduit en 2014 Ă un changement au niveau de la direction syndicale avec un fort accent sur lâorganizing. AprĂšs quatre ans de renouvellement complet, lâUTLA a voulu suivre lâexemple des Ătats rĂ©publicains pour se prĂ©parer Ă se mettre en grĂšve Ă leur tour. Dans un premier temps, ils se sont beaucoup concentrĂ©s sur la sensibilisation des Ă©lĂšves. Bien que le gouvernement de la ville avait dĂ©jĂ acceptĂ© dâaugmenter les salaires de 6 % avant mĂȘme que la grĂšve ait lieu, les enseignants et le personnel des services administratifs ont dĂ©cidĂ© de poursuivre leur campagne et de maintenir lâappel Ă la grĂšve pour la simple raison que leurs principales revendications concernant les Ă©lĂšves nâavaient pas Ă©tĂ© satisfaites. Ayant compris que lâaugmentation de salaire Ă©tait un moyen de les acheter, ils sâĂ©taient si bien organisĂ©s dans les Ă©coles comme dans les quartiers que le rapport de force avait basculĂ© en leur faveur. Ils se sont donc mis en grĂšve du 14 au 22 janvier 2019, et cela pour la premiĂšre fois en 30 ans. Un taux de participation incroyable de 98% des membres UTLA prĂ©sents dans 900 Ă©coles ont participĂ© Ă la grĂšve tandis que les sondages montraient que 80 % de la population de Los Angeles Ă©tait de leur cĂŽtĂ©. Les comitĂ©s de parents sont venus apporter des repas et des boissons aux piquets de grĂšve. Soixante mille personnes ont participĂ© Ă la manifestation, bien plus que les 34 000 membres du syndicat. Des groupes dâĂ©lĂšves se sont joints Ă la manifestation avec des pancartes et des chansons favorables Ă leurs enseignants.
La secrĂ©taire syndicale ArlĂšne Inouye, qui a dirigĂ© lâĂ©quipe de nĂ©gociation pendant cette grĂšve historique, raconte la maniĂšre dont lâUTLA a rĂ©ussi Ă modifier lâĂ©quilibre des pouvoirs. Pour elle, il sâagissait avant tout dâun effort de longue haleine, mais avec une vision claire de la maniĂšre dont un syndicat peut organiser les gens et une critique percutante de la maniĂšre dont le nĂ©o-libĂ©ralisme et les ultra-riches imposent un dĂ©mantĂšlement de lâenseignement public[18]. GrĂące Ă un travail patient et Ă dâinnombrables discussions avec les adhĂ©rents et les collĂšgues, ils ont progressivement crĂ©Ă© une culture dans laquelle les enseignants ont gagnĂ© en confiance dans leur capacitĂ© Ă dĂ©fendre leurs intĂ©rĂȘts collectifs, notamment en partageant cette vision avec les Ă©lĂšves et les parents. Avec les membres, ils ont dĂ©veloppĂ© un plan stratĂ©gique avec des questions clĂ©s pour la consultation et une plus grande implication des reprĂ©sentants des Ă©coles. Une grande attention a Ă©tĂ© accordĂ©e au dĂ©veloppement des leaders, et ce dans chaque Ă©cole, par rapport Ă chaque communautĂ© de quartier. Une fois ce travail prĂ©paratoire effectuĂ©, lâĂ©quipe syndicale a procĂ©dĂ© Ă 11 « tests de structure » pour vĂ©rifier lâĂ©tat de prĂ©paration, dâimplication et de combativitĂ©. Ils sont commencĂ© par une action symbolique du port de vĂȘtements rouges tous les mardis (Ă lâinstar des actions menĂ©es dans dâautres Ă©tats), poursuivi avec des liste de pĂ©titions sous le mot dâordre « nous sommes prĂȘts Ă y aller », ils ont ensuite Ă©largi leur action avec des campagnes de tractage dans les Ă©coles et les quartiers Ă lâaide de piquets de discussion, avant de passer Ă la tenue dâune manifestation de 15 000 travailleurs de lâĂ©ducation et de leurs sympathisants. Ce nâest pas un hasard si ArlĂšne Inouye cite No Shortcuts comme source dâinspiration et si la grĂšve de lâUTLA fait lâobjet dâun chapitre entier dans le dernier livre de McAlevey.
Les syndicats de lâĂ©ducation sont Ă©galement passĂ©s Ă lâoffensive en devenant producteurs dâun rĂ©cit trĂšs identifiable et qui pouvait ĂȘtre repris par tout le monde, notamment via les rĂ©seaux sociaux. ConcrĂštement, cela signifie quâils dâabord dĂ©lĂ©gitimĂ© le discours Ă©ducatif dominant qui dĂ©fend la privatisation ou la performance basĂ©e sur lâusage de tests standardisĂ©s. Dans le contre-discours syndical, cette mĂ©thode nâest pas la bonne pour dâamĂ©liorer la qualitĂ© de lâĂ©ducation, et il faut donc y opposer un rĂ©cit qui implique autant les enseignants que les Ă©lĂšves. Ce travail contre-discursif a Ă©tĂ© doublĂ© dâun travail dâorganisation pour solidariser les parents, les jeunes et les communautĂ©s autour des Ă©coles. En se mettant Ă lâĂ©coute les prĂ©occupations des Ă©lĂšves et des parents, le syndicat a rĂ©ussi Ă Ă©laborer un programme de revendications qui unissait toutes les parties prenantes, de la communautĂ© scolaire dans sa globalitĂ© jusquâĂ a communautĂ© des Ă©lĂšves et parents enracinĂ©e dans les quartiers. Outre les revendications salariales, il sâagissait de demander plus de personnel du soutien, davantage de conseillers psycho-pĂ©dagogiques, davantage de bibliothĂ©caires pour aider les Ă©lĂšves dans leur apprentissage de la lecture (surtout dans les quartiers dĂ©favorisĂ©s), des classes plus petites, une mise Ă plat des programmes dâĂ©ducation et des mĂ©thodes dâĂ©valuation et enfin des espaces de dĂ©tente plus accueillants avec des aires de jeux et aussi de la verdure. Une revendication importante concernait la fin des fouilles (souvent racistes) des jeunes Ă lâentrĂ©e de lâĂ©cole par la police[19]. Strictement parlant, les syndicats dâenseignants ne sont pas autorisĂ©s Ă nĂ©gocier ces questions. Mais, en ne se laissant pas limiter par la lettre de la loi en en osant au contraire dĂ©fendre les besoins de communautĂ©s entiĂšres, lâUTLA a multipliĂ© la force de sa base et a obtenu une victoire retentissante. Finalement, les grĂ©vistes ont acceptĂ© lâaugmentation de 6 % dĂ©jĂ concĂ©dĂ©e avant la grĂšve. Mais ils ont obtenu bien dâautres choses aussi : une limitation de la taille des classes, plus de personnel de soutien en matiĂšre de santĂ© et de soutien psychologique, davantage de conseillers pĂ©dagogiques, plus de bibliothĂ©caires, plus dâespaces verts, lâabolition des fouilles, une restriction des tests dâĂ©valuation standardisĂ©s, un moratoire sur la privatisation dâune partie des Ă©coles, un soutien juridique aux Ă©lĂšves migrants (sans papiers), etc. Pour reprendre les mots dâArlĂšne Inouye, « Nos Ă©lĂšves mĂ©ritaient cette grĂšve depuis longtemps et nous avons dĂ©cidĂ© de ne pas rester silencieux plus longtemps.»
GrĂące Ă la rupture avec les routines organisationnelles des syndicats, en portant un regard neuf sur le travail enseignant et sur le travail syndical, les syndicats de lâenseignement Ă©tatsuniens ont Ă©galement incitĂ© lâensemble des travailleurs Ă reprendre leur destin en main. AprĂšs une longue pĂ©riode marquĂ©e par la passivitĂ© et lâindiffĂ©rence, le degrĂ© de soutien aux syndicats au sein lâopinion publique est Ă nouveau en hausse (68 % en 2021 selon Gallup, contre Ă peine 50% de soutien dans les annĂ©es 2000-2010). Et ce changement dans lâopinion est aussi le produit de la montĂ©e et des succĂšs du syndicalisme militant dans le monde Ă©ducatif [20].
Wim Benda est enseignant en philosophie et sciences sociales en Belgique nĂ©erlandophone. Il est dĂ©lĂ©guĂ© syndical ACOD-CGSP dans son Ă©cole et membre de la direction du syndicat de lâenseignement en CommunautĂ© flamande. Lâarticle que nous republions fut initialement publiĂ© dans Aktief, revue de la Fondation Frans Masereel (comparable Ă la Fondation Gabriel PĂ©ri). Traduction du nĂ©erlandais par Stephen Bouquin.
Références
Jane F. McAlevey (2016) No Shortcuts : Organizing for Power in the New Gilded Age, Oxford University Press.
Eric Blanc (2019) Red State Revolt : The Teachersâ Strikes and Working-Class Politics, Verso Books.
Michael Charney, Jesse Hagopian et Bob Peterson (2021) Teacher Unions and Social Justice : Organizing for the Schools and Communities Our Students Deserve, A Rethinking Schools Publication.
Notes
[1] Aux Ătats-Unis, le rouge en tant que couleur politique ne fait pas principalement rĂ©fĂ©rence au socialisme mais aux RĂ©publicains.
[2] Un caucus est une mĂ©thode d’organisation Ă©tablie aux Ătats-Unis, Ă l’origine dans le domaine politique. Il est Ă©galement frĂ©quemment utilisĂ© dans les syndicats, par exemple pour promouvoir des candidats aux Ă©lections syndicales, en raison de prĂ©occupations spĂ©cifiques (par exemple, le soutien des syndicats locaux Ă Black Lives Matter) ou de questions plus gĂ©nĂ©rales (par exemple, la dĂ©mocratie syndicale). Vous pouvez les considĂ©rer comme une combinaison entre un comitĂ© et une tendance. Voir par exemple “Former un caucus syndical”. https://uniondemocracy.org/legal-rights-and-organizing/questions-and-answers-about-legal-rights-and-union-democracy/forming-a-caucus/
[3] Michelle Strater Gunderson (2021) âThe Power and Challenges of Social Justice Caucusesâ in Teacher Unions and Social Justice.
[4] The Schools Chicagoâs Students Deserve: Research-based Proposals To Strengthen Elementary And Secondary Education In The Chicago Public Schools https://news.wttw.com/sites/default/files/Chicago%20Teachers%20Union%20report_0.pdf
[5] Pour une image de la réunion, regardez cette vidéo de Labor Beat : Les enseignants de Chicago restent forts, www.youtube.com/watch?v=SOLj6B4cF2w
[6] Pour plus de dĂ©tails, voir Wim Benda (2021) “In memoriam Karen Lewis, grande dame des syndicats amĂ©ricains de l’Ă©ducation” https://www.dewereldmorgen.be/artikel/2021/03/03/in-memoriam-karen-lewis-grande-dame-van-de-amerikaanse-onderwijsvakbonden/ .
[7] Lauren Ware Stark en Rhiannon M. Maton (2019) âSchool Closures and the Political Education of U.S. Teachersâ in Ebony M. Duncan-Shippy Shuttered Schools: Race, Community, and School Closurs in American Cities, Information Age Publishing; Gillian Russom and Samantha Winslow (2017) âTeachers Unions Caucuses Gather to Swap Strategiesâ https://labornotes.org/2017/08/teachers-caucus-together
[8] Des descriptions et des analyses des diffĂ©rentes expĂ©riences peuvent ĂȘtre trouvĂ©es dans l’ouvrage collectif Teacher Unions and Social Justice.
[9] Jane F. McAlevey No Shortcuts; pour un rĂ©sumĂ© de cette approche, voir Sam Gindin (2016) âThe Power of Deep Organizingâ,
https://www.jacobinmag.com/2016/12/jane-mcalevey-unions-organizing-workers-socialism
[10] No Shortcuts (p.9)
[11] Ibid. (p.6)
[12] Pour un exemple inspirant, cette courte vidéo : https://vimeo.com/285209608/a17e9200a4
[13] Voir Dries Goedertier (2021) âKapitaal en arbeid: een strijd voor het levenâ, https://www.masereelfonds.be/dries-goedertier-kapitaal-en-arbeid-een-strijd-voor-het-leven/
[14] Jane McAlevey (2016) âEverything Old is New Againâ, https://www.jacobinmag.com/2016/08/everything-old-is-new-again-mcaveley/
[15] Red State Revolt, p.111.
[16] Pour un bon résumé (en néerlandais), voir Peter De Koning (2021) Red State Revolt : Staking for Dummies, https://www.skolo.org/nl/2021/04/13/red-state-revolt-staken-voor-dummies/
[17] Steven Greenhouse (2019) âThe strike isnât just for wages anymore. Itâs for the common goodâ www.washingtonpost.com/outlook/2019/01/24/strike-is-back-with-new-emphasis-bargaining-common-good/
[18] Arlene Inouye (2021) âLessons from the Los Angeles Strikeâ in Teacher Unions and Social Justice
[19] Samantha Winslow (2020) âTeacher Strikes Boost Fight for Racial Justice in Schoolsâ https://labornotes.org/2020/02/teacher-strikes-boost-fight-racial-justice-schools
[20] Meagan Day (2019) âAmericans are Starting to Love Unions Againâ https://jacobinmag.com/2019/09/unions-us-labor-movement-americans-gallup-poll-bernie-sanders